Saint François de Sales. Son portrait littéraire au tome Ier de l’Histoire de la littérature française à l’étranger par M. Sayous. 1853.
M. Sayous, si honorablement connu comme éditeur et rédacteur fidèle des Mémoires de Mallet du Pan, continue aujourd’hui en France d’intéressantes études littéraires qu’il avait autrefois commencées à Genève. Les grandes et classiques parties de la littérature française ayant été explorées mainte fois et étant depuis longtemps, en quelque sorte, au pouvoir des maîtres, il s’est ingénieusement établi et posté sur la frontière ; il a choisi de ce côté sa province. Il s’était attaché d’abord à étudier les écrivains français que la Réformation a produits au xvie siècle, et qui relevaient plus ou moins de Genève ; mais aujourd’hui il sort de ce point de vue qui avait son uniformité un peu triste et sa particularité trop exclusive : son coup d’œil se porte avec plus de liberté et d’étendue sur tout ce qui a parlé ou écrit en français avec quelque distinction en dehors de la France. La Savoie au temps de saint François de Sales, la Hollande au temps de Descartes et de Bayle, la colonie naissante de Berlin au temps d’Abbadie et des premiers Ancillon, l’Angleterre au moment où elle réunissait auprès de la duchesse de Mazarin les Saint-Évremond, les Saint-Réal, et où elle donnait Hamilton à la France ; tel est le champ varié d’études que s’est proposé M. Sayous, et il vient de le parcourir avec une aisance pleine de fruit et d’agrément. Les deux volumes, qui embrassent cette littérature française à l’étranger durant tout le cours du xviie siècle, nous fourniront plus d’un secours et d’un prétexte pour revenir nous-même vers quelqu’un de ces personnages que l’auteur nous fait mieux connaître, et qu’il éclaire par ses recherches nouvelles ou par ses fins aperçus. Nous débuterons tout simplement cette fois, avec lui, en parlant de saint François de Sales, l’apôtre éloquent de la Savoie et le doux cygne harmonieux au commencement du xviie siècle.
La Savoie est un des pays voisins de la France où l’on parle le mieux le
                    français, où on le parle avec le plus de propriété, de clarté et de naturel. Ce
                    petit peuple pauvre, intelligent, « éminemment sociable, porté aux mœurs
                        douces, gai et spirituel, fin jusqu’à la subtilité, plein de bonhomie
                        pourtant »
, est très bien peint par M. Sayous ; il lui trouve, à
                    défaut d’une littérature nationale, un certain génie littéraire qui se marque
                    volontiers dans les productions de tout enfant du pays :
Ce génie chez les Savoyards, dit-il, a pour caractères essentiels la grâce et l’enjouement, une sensibilité qui n’a rien de triste, et une bonhomie qui n’est pas exempte de malice. Nous rencontrerons plus d’une fois, ajoute-t-il, l’expression de ces qualités toutes savoisiennes, mais jamais plus complètes que chez les deux écrivains qui, dans l’ordre des dates, sont aux deux termes extrêmes de l’histoire littéraire de leur pays, saint François de Sales qui l’ouvre au xviie siècle, et Xavier de Maistre qui la termine de nos jours.
M. Sayous ne nous retrace pas avec moins de finesse et de vérité
                    l’aspect naturel du pays en Savoie, ces frais paysages jetés dans un cadre
                    grandiose, cette espèce d’irrégularité et de négligence domestique, et ce
                    laisser-aller rural que peut voir avec regret l’économiste ou l’agronome, mais
                    qui plaît au peintre et qui l’inspire insensiblement : « L’imagination,
                        dit-il, est plus indulgente : elle sourit à ce spectacle qui a sa grâce, et
                        l’artiste jouit en reconnaissant un instinct de l’art et comme un goût de
                        nature dans ce confus arrangement qui semble avoir été abandonné au
                        hasard. »
 Nous connaissions déjà, depuis les peintures de
                    Jean-Jacques Rousseau, ce charme des vallons et des vergers de Savoie, si frais
                    et si riants au pied des monts de neige ; mais, avant d’en venir à saint
                    François de Sales, il était bon de nous le rappeler.
Cet aimable saint, né le 21 août 1567, au château de Sales, à quatre lieues
                    d’Annecy, d’une noble famille, et l’aîné de tous ses frères et sœurs, fut voué
                    par sa pieuse mère à Dieu, et destiné par son père à la carrière sénatoriale.
                    Après ses premières classes faites au collège d’Annecy, il fut envoyé à Paris
                    sous la conduite d’un précepteur. Il y étudia en philosophie chez les Jésuites
                    au collège de Clermont, et y entendit aussi les leçons qui se donnaient en
                    Sorbonne. De là, cet agréable adolescent, dit un de ses biographes qui l’a peint
                    avec complaisance dans cette première beauté de sa jeunesse, retourna en Savoie
                    et fut envoyé en Italie pour y étudier le droit à Padoue, toujours sous la
                    conduite du même précepteur. Il sut conserver au milieu des écueils de cette vie
                    universitaire sa fleur de pureté et de chasteté, se livrant dès ce temps-là à
                    des méditations et à des préparations intérieures pour 
avancer dans la poursuite de la piété et de la vertu. Il ne quitta point
                    l’Italie sans avoir fait le pèlerinage de Lorette et sans avoir visité Rome. De
                    retour au pays natal, plein de doctrine, et d’une imagination riante où brillait
                    la pudeur, d’une figure attrayante et d’un regard où se lisait la tendresse et
                    la beauté de son âme, il faisait la joie de ses parents et « contraignait
                        même ceux qui ne lui appartenaient en rien de l’aimer »
. Reçu avocat
                    à Chambéry, il ne voulut point passer outre et refusa dès lors la place de
                    sénateur ou de conseiller au parlement de Savoie, qui lui fut offerte encore
                    depuis. Une pensée plus haute le préoccupait : il amena ses parents, et son père
                    en particulier qui résistait, à permettre qu’il embrassât l’état ecclésiastique,
                    et qu’il devînt le bras droit et le prévôt de l’évêque de Genève, alors résidant
                    à Annecy.
La situation de cette pauvre église était en plus d’un lieu comme désespérée : Genève était et devait rester conquise par le calvinisme ; mais, de plus, le diocèse entier était entamé et envahi. Les paroisses qui avoisinaient Genève et qui bordaient le lac du côté de la Savoie étaient passées au protestantisme ; et, dans ces espèces d’insurrections spirituelles du xvie siècle, ce n’étaient pas seulement les doctrines, c’étaient les mœurs qui étaient en jeu comme en toute espèce d’insurrection ; tous les relâchements et les licences grossières s’introduisaient à la faveur des changements. Là où Calvin n’était pas, les libertins dans le protestantisme triomphaient aisément. François de Sales, qui entrait peu d’ailleurs dans ces distinctions, et dont la foi voyait partout un égal et horrible danger, se consacra, dans cette première ardeur de son âge, à la vie du missionnaire qui se jette seul au milieu des infidèles et qui va relever la croix. Ces bailliages des bords du lac, conquis par les Bernois précédemment, recouvrés depuis par le duc de Savoie, il résolut de les reconquérir définitivement à l’Église catholique et de les rattacher de tout point à la patrie, faisant œuvre à la fois de chrétien dévoué et de sujet fidèle. Il y a ici, dans la carrière de saint François de Sales, une première partie active, militante, chevaleresque, où cette douceur qu’on lui connaît se montre revêtue de vigueur et dans tout son éclat de courage ; il nous apparaît comme un missionnaire généreux et vaillant du temps de saint Louis. Ceux qui l’ont suivi de près dans cette période ont pu remarquer qu’au milieu des armes toutes spirituelles qu’il emploie, il entendait très bien aussi certains ménagements politiques, et qu’il faisait à propos intervenir le prince. Ces âmes fines, qui ont reçu en don le maniement des cœurs, auraient peu à faire pour devenir de parfaits instruments de politique ; ce qu’on peut leur demander, c’est de ne jamais se servir de leur science qu’à bonne fin, et c’est ce que fit saint François de Sales en toute sa vie. Il est même à remarquer qu’en avançant il se dépouilla de plus en plus des considérations de prudence humaine, et qu’il se plaisait par-dessus tout à se laisser entièrement gouverner à la Providence.
Sa première entreprise fut couronnée d’un plein succès ; pendant un travail de
                    plusieurs années, il reconquit les bailliages rebelles, reconstitua les débris
                    de l’Église qu’il était appelé à régir, et rendit à l’humble Savoie sa vieille
                    unité. Mais le côté de saint François de Sales qui nous intéresse le plus est
                    celui par lequel il regarde la France. Il vint à Paris en 1602 pour y traiter
                    des affaires spirituelles du pays de Gex, détaché depuis peu de la Savoie et
                    réuni au royaume. Il vit Henri IV, qui se connaissait en hommes et qui eut
                    aussitôt la pensée de ravir à la Savoie ce prélat utile et charmant. François de
                    Sales n’était encore que coadjuteur 
de l’évêque de
                    Genève ; Henri IV ne négligea rien pour se l’attacher : « Il me fit des
                        semonces d’arrêter en son royaume qui étaient capables de retenir, non un
                        pauvre prêtre tel que j’étais, mais un bien grand prélat. »
 François
                    de Sales fit alors, tant à Fontainebleau devant le roi que dans les principales
                    chaires de Paris, des prédications nombreuses ; il fut choisi pour prononcer
                    l’oraison funèbre du duc de Mercœur, qui mourut vers ce temps-là. Henri IV
                    disait hautement qu’il ne connaissait aucun homme, « plus capable
                        d’apporter quelques remèdes à la nouveauté des opinions qui troublaient son
                        royaume que l’évêque de Genève, d’autant que c’était un esprit solide,
                        clair, résolutif, point violent, point impétueux, et lequel ne voulait
                        emporter les choses de haute lutte ou de volée »
. Et le cardinal
                    Du Perron, le grand controversiste, disait également, quand on proposait de lui
                    amener des calvinistes à combattre : « S’il ne s’agit que de les
                        convaincre, je crois posséder assez de savoir pour cela ; mais, s’il est
                        question de les convertir, conduisez-les à M. de Genève, qui a reçu de Dieu
                        ce talent. »
 C’est à la fin de ce voyage de Paris que François de
                    Sales apprit la mort de l’évêque de Genève dont il était le successeur désigné,
                    et il s’empressa aussitôt de revenir en son diocèse. Le duc de Savoie
                    (Charles-Emmanuel), politique habile et rusé, lui sut toujours mauvais gré de
                    ces liaisons intimes qu’il avait contractées à la cour de France, et des
                    distinctions singulières dont il avait été l’objet ; il en conçut de la méfiance
                    contre celui qui n’avait pourtant aucune vue d’ambition mondaine, et qui disait
                    en son gracieux langage : « Je suis en visite bien avant parmi nos
                        montagnes, en espérance de me retirer pour l’hiver dans mon petit Annecy où
                        j’ai appris à me plaire, puisque c’est la barque dans laquelle il faut que
                        je vogue pour passer de cette vie à 
l’autre. »
 Henri IV, de son côté, ne cessa d’avoir l’œil sur
                    l’évêque de Genève. Causant avec un des officiers de son hôtel, qu’il savait
                    l’ami intime du saint, il le prit un jour à partie et, le serrant de près, lui
                    demanda : « Lequel aimez-vous davantage, ou lui ou moi ? »
 Sur
                    quoi le gentilhomme s’en tira comme il put, distinguant entre les divers ordres
                    d’affection, et il ne sut point disconvenir toutefois qu’il sentait envers
                    M. de Genève une amitié plus douce et plus sensible : « Eh bien,
                        écrivez-lui, répliqua Henri IV, que je désire faire le troisième en cette
                        amitié. »
            
Quelques années après la mort de ce grand prince, en janvier 1617, pendant le premier et court ministère de Richelieu, on désira que le duc de Savoie envoyât un négociateur en France, et c’était sur saint François de Sales qu’on avait d’abord compté. Richelieu écrivait à ce sujet à M. de Béthune, ambassadeur du roi en Italie :
Ayant vu par votre lettre comme M. le duc de Savoie envoie M. l’abbé de Mante en France, au lieu de M. l’évêque de Genève qu’il s’était proposé d’y envoyer, je vous dirai que, bien que Sa Majesté ait agréable qui que ce soit qui vienne vers elle de la part de Son Altesse, elle eût eu un particulier contentement que c’eût été ledit sieur de Genève, pour les rares qualités qu’elle estime en lui.
Cette haute estime que l’on avait alors en France pour saint François de Sales comme négociateur, ce n’était pas Louis XIII encore enfant qui pouvait en être juge, c’était Richelieu qui se plaisait ainsi à l’exprimer. François de Sales revint une dernière fois à Paris en 1618, pour y négocier le mariage d’une des sœurs de Louis XIII avec le prince de Piémont. Ses liens avec la France s’étaient resserrés encore par ses relations continuelles avec Mme de Chantal, fondatrice de l’ordre de la Visitation. Ce fut lui qui disposa par ses soins un des plus illustres guerriers du temps, le connétable de Lesdiguières, à se convertir, comme plus tard Bossuet disposera Turenne. C’est en France, c’est à Lyon qu’était saint François de Sales quand la mort le prit le 28 décembre 1622, consumé de zèle et accablé d’infirmités, à l’âge seulement de cinquante-cinq ans. Mais aujourd’hui je ne puis insister que sur le grand succès littéraire et moral par lequel il se rattache à la langue française de son temps, je veux parler de son Introduction à la vie dévote, qui parut d’abord en 1608, et dont l’effet fut soudain et universel.
Ce fut un succès mondain, religieux, sentimental, tout de cœur et d’imagination, qui n’est comparable pour nous qu’à certains succès que nous avons vus dans notre jeunesse, et par exemple à celui des Méditations poétiques de M. de Lamartine. Ce rapprochement n’étonnera personne entre ceux qui ont pénétré sous des formes diverses les nuances des talents et des génies. On était en 1608, vers la fin de ce règne de Henri IV, alors dans toute sa plénitude et sa gloire, mais qui, après des troubles et des déchirements si profonds, avait eu le temps à peine de produire sa littérature propre. Malherbe, assisté de Racan et de quelques disciples, essayait avec lenteur de dégager la poésie et de lui faire rendre des accents rares, empreints d’un goût plus sévère et plus pur. Cependant, dans tous les esprits, un grand mélange subsistait encore. D’Urfé n’avait pas encore publié le premier tome de ce roman de L’Astrée, qui devait être aussi un événement. Le livre▶ de saint François de Sales, en paraissant, fit une révolution heureuse : il réconcilia la dévotion avec le monde, la piété avec la politesse et avec une certaine humanité ; il remplit, assure-t-on, un vœu de Henri IV lui-même, lequel, causant avec Deshayes, cet ami intime du saint évêque, avait exprimé le désir que l’on composât un tel ouvrage qui remit à la Cour la religion en honneur et ne la présentât aux laïques ni comme vaine, ni comme farouche.
Ce vœu de Henri IV, qu’ont mentionné les biographes, n’a rien qui doive absolument étonner ; la faiblesse de ses mœurs et de sa conduite n’empêchait pas la justesse de son sentiment, ni même les inclinations de son cœur. Converti d’abord par politique, il paraît qu’il le fut ensuite plus sérieusement et plus sincèrement avec les années, et que les raisons de conscience finirent par se joindre en lui aux autres considérations du personnage public et du roi.
Quoi qu’il en soit, le ◀livre▶ de saint François de Sales parut à point pour servir
                    ce désir royal, mais il n’en fut point le résultat ; ce ne fut en rien un ◀livre▶
                    commandé. Comme la plupart des ouvrages vrais et qui saisissent le plus la
                    société à leur moment, il ne fut point écrit de propos délibéré : il sortit
                    d’une inspiration naturelle et toute particulière. François de Sales avait une
                    pénitente, Mme de Charmoisy, une belle âme qui avait désiré
                    sa direction : il dressa pour elle une sorte de mémorial pendant un carême ; à
                    travers ses autres occupations, il écrivait à la hâte quelques instructions et
                    conseils qu’elle conservait et amassait précieusement. Ayant été amenée un jour
                    à les montrer à un père Ferrier33 de Chambéry, ce
                    docte personnage fort versé aux choses de l’esprit en fut très frappé, et pressa
                    l’évêque de Genève de les publier. Celui-ci ne savait trop d’abord ce qu’on
                    voulait lui dire, et trouvait merveilleux d’avoir fait ainsi un ◀livre▶ sans en
                    avoir eu la moindre pensée. Lorsqu’on lui présenta ses feuilles, il se décida
                        
pourtant à y mettre quelque liaison et quelque
                    arrangement, et à les lancer dans le monde. Le succès rapide de la première
                    édition de ce livret, comme il l’appelle, l’obligea à
                    retoucher la seconde : « J’ai ajouté, disait-il, beaucoup de
                            petites chosettes, selon les désirs que plusieurs dignes juges
                        m’ont témoigné d’en avoir, et toujours regardant les gens qui vivent en la
                        presse du monde. »
 C’est cette appropriation parfaite de ce premier
                    ouvrage de saint François de Sales aux gens du monde, qui en fait le cachet.
                    J’en parlerai donc à ce point de vue, sans exagérer le côté fleuri, sans
                    m’enfoncer dans les parties déjà raffinées de doctrine ; j’en parlerai comme
                    d’un ◀livre▶ qui, sur la table d’une femme comme il faut ou d’un gentilhomme poli
                    de ce temps-là, ne chassait pas absolument le volume de Montaigne, et attendait,
                    sans le fuir, le volume de d’Urfé.
Quand j’ai nommé Montaigne, ce ne peut être que dans un sens : l’auteur des Essais s’est attaché à rendre la philosophie, de sévère et
                    farouche qu’elle était, accessible à tous et riante ; François de Sales fait la
                    même chose pour la dévotion : il la veut rendre domestique, familière et
                    populaire. Hors de là, leurs esprits diffèrent de toute la distance d’un pôle à
                    l’autre : le ton affectueux de Montaigne déguise mal quelque égoïsme ;
                    l’inspiration de saint François de Sales est tendre, affective avec chaleur, et
                    toute brûlante de l’amour d’autrui. Il est de ceux qui, en s’éveillant le matin
                    et en se trouvant tout remplis de douceurs et d’allégresses singulières,
                    pouvaient dire en toute vérité : « Je me sens un peu plus amoureux des
                        âmes qu’à l’ordinaire. »
 Il commence son ◀livre▶ de l’Introduction comme en badinant, et compare la variété avec laquelle le
                    Saint-Esprit dispose et nuance les enseignements de dévotion et les assortit à
                    chacun, avec l’art qu’employait à faire ses 
guirlandes de fleurs la bouquetière Glycera. Il s’attache aux mondains, il les
                    amorce, il les apprivoise par le talent d’images et de similitudes dont la
                    nature l’a doué ; il met force sucre et force miel au bord du vase. Il ne peut
                    s’empêcher de sourire par le talent et de sembler presque se distraire par le
                    langage, lors même qu’il est le plus sérieux au fond ; il ressemble à ces
                    abeilles dont il parle si souvent : on dirait qu’il se joue, et il travaille. Il
                    sait bien que toute voie humaine a ses épines et ses ronces encore plus que ses
                    fleurs, et que, lorsque Dieu se manifeste et parle, c’est plutôt parmi les
                    premières : « Je ne me ressouviens pas qu’il ait jamais parlé parmi les
                        fleurs, oui bien parmi les déserts et halliers plusieurs fois. »
 Et
                    pourtant, François de Sales sème involontairement devant lui et prodigue les
                    fleurs ; il répand le lait et le miel, et les fruits savoureux ; il a surtout ce
                    qui les fait naître sans effort, un fonds de fertilité et d’onction. « Il
                        y a, dit-il quelque part, des cœurs aigres, amers, et âpres de leur nature,
                        qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent. »
                    Il plaint cette amertume de cœur en autrui, et, quand elle est purement
                    naturelle, il y voit moins une faute qu’une imperfection qu’il faut s’appliquer
                    à vaincre. Lui, il est le contraire de ces natures-là ; il est le plus doux, le
                    plus égal, le plus actif à la fois et le plus pacifique des cœurs, le plus
                    adroit à tout convertir en mieux ; il se mêle à ceux des autres pour y verser la
                    consolation et l’amour ; il est amoureux des âmes pour les guérir ; il s’y
                    insinue pour y faire entrer cette « dévotion intérieure et cordiale,
                        laquelle rend toutes les actions agréables, douces et faciles »
. La
                    dévotion, pour lui, n’est qu’une « agilité et vivacité
                        spirituelle »
 qui anime toutes les parties de la vie.
                        « Faisons les bonnes œuvres promptement, diligemment et
                        fréquemment. »
 Il n’aborde point les esprits avec l’appareil
                    menaçant de la controverse, 
ni par les hauteurs de
                    l’orgueil : il n’attaque point la place, comme dit Bossuet, « du côté de
                        cette éminence où la présomption se retranche »
 ; il approche par
                    l’endroit le plus accessible, il gagne le cœur, il dépêche tout le
                        long de ces basses vallées, allant toujours son petit pas, jusqu’à ce
                    qu’il soit entré bellement et qu’il se soit logé dans la citadelle.
Il y avait alors, comme de tout temps, et plus qu’en aucun temps, des esprits qui
                    aimaient à se poser des questions épineuses pour s’y blesser et s’y courroucer.
                    Un jour, une dame mariée lui adresse une question de ce genre, à savoir comment
                    on pouvait accorder l’autorité du pape et celle des rois. La réponse de saint
                    François de Sales est admirable de sagesse et de prudence : « Vous
                        requérez de moi, répond-il à cette dame, une chose également difficile et
                        inutile »
 ; et il montre en quoi la solution est difficile, non pas
                    tant en soi et pour les esprits simples qui la cherchent par le chemin de la
                    charité, mais parce qu’en cet âge qui abonde « en cervelles chaudes,
                        aiguës et contentieuses »
, il est malaisé de dire une chose qui
                    n’offense pas ceux qui, « faisant les bons valets soit du pape, soit des
                        princes, ne veulent jamais qu’on s’arrête hors des extrémités »
.
                    Cette lettre est admirable et montre comment saint François de Sales éludait et
                    repoussait les difficultés, ou plutôt, comment, par sa manière élevée, douce et
                    calme, il les empêchait de naître.
Il était plus dans son élément le jour où il eut à répondre à un abbé de ses amis
                    qui lui avait adressé cette question : « Votre cœur n’aimera-t-il pas le
                        mien toujours et en toutes saisons ? »
 Il lui fit cette réponse :
                        « Bien aimer et pouvoir cesser de bien aimer sont deux choses
                        incompatibles. »
 Une amitié n’existait pas pour lui si elle ne
                    participait de l’éternité et si elle n’était immortelle.
L’objet principal de son ◀livre▶, qu’il adresse à Philothée, c’est-à-dire à une âme amie de Dieu, est de faire
                    voir en exemple encore plus qu’en préceptes comment la piété peut se mêler aux
                    nombreuses occupations de la société, et doit être différemment exercée selon
                    les conditions diverses, par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par la
                    femme mariée, par la veuve, et toujours d’après le même esprit qui répand la vie
                    et la joie au-dedans. Ce qu’il disait à Mme de Chantal, il
                    l’aurait dit également à toute âme : « Tenez voire cœur au
                            large, ma fille ; et, pourvu que l’amour de Dieu soit votre désir,
                        et sa gloire votre prétention, vivez toujours joyeuse et
                            courageuse. »
 Si l’on ne voyait chez lui que quelques
                    images de mauvais goût et quelques abus d’esprit, de sucre, de miel et de
                    fleurs, on pourrait croire qu’il amollit et qu’il effémine la dévotion : en
                    allant plus au fond et en dégageant sa pensée, les meilleurs juges ont trouvé
                    qu’il n’en était rien, et qu’il est resté fidèle au véritable et sérieux esprit
                    chrétien. Et à nous-même profane, mais qui tâchons d’étudier notre sujet en plus
                    d’un sens, cela semble ainsi. Il a, dès le premier ◀livre▶, une méditation sur la mort qui est pleine d’énergie et de beauté morale. Le
                    point de la mort est la grande pierre de touche du christianisme. Les anciens,
                    même les plus sages, enviaient volontiers une mort brusque et soudaine : Pline
                    l’Ancien a dit de la mort subite, « qu’elle est le plus
                        grand bonheur qui puisse arriver dans la vie »
. Pour le chrétien, au
                    contraire, c’est le plus grand malheur, et tout le soin de la vie entière doit
                    être de se préparer pour cette heure suprême inconnue :
Ô mon âme ! s’écrie saint François de Sales, vous sortirez un jour de ce corps. Quand sera-ce ? en hiver ou en été ? en la ville ou au village ? de jour ou de nuit ? Sera-ce à l’impourvu ou avec avertissement ? Sera-ce de maladie ou d’accident ?… Considérez qu’alors le monde finira pour ce qui vous regarde ; il n’y en aura plus pour vous ; il renversera sens dessus dessous devant vos yeux… Considérez les grands et langoureux adieux que votre âme dira à ce bas monde, etc.
Tout ce chapitre plein de vigueur peut se lire à côté d’un chapitre pareil de l’Imitation (23e du ◀livre▶ premier).
Voyons saint François de Sales tel qu’il était, et ne nous prenons pas, comme les enfants, au-dehors et au détail ; voyons-le dans sa force et dans son élan intérieur, démêlons le jet de la source à travers son imagination vive, abondante, et si riante qu’elle paraît d’abord enfantine ; car il a non seulement de l’Amyot dans sa parole, il a du Joinville du temps de saint Louis. Dégageons donc les gentillesses et les fleurs pour arriver jusqu’à cette âme si doucement ardente et forte, et à ce caractère si ferme, bien que revêtu de suavité. C’est lui-même qui, pour expliquer cet assemblage qu’il ressentait en lui, nous a dit :
Il n’y a point d’âmes au monde, comme je pense, qui chérissent plus cordialement, tendrement, et, pour le dire tout à la bonne foi, plus amoureusement que moi ; et même j’abonde un peu en dilection… ; mais néanmoins j’aime les âmes indépendantes, vigoureuses, et qui ne sont pas femelles… Comme se peut-il faire que je sente ces choses, moi qui suis le plus affectif du monde ?… En vérité, je le sens pourtant, mais c’est merveille comme j’accommode tout cela ensemble.
On est forcé, quand on cite du saint François de Sales, de
                    retrancher bien des nuances et des finesses qui sont le plus délicat de la
                    pensée : « Ce sont des choses si minces, si simples et délicates,
                        disait-il lui-même en en supprimant plus d’une, que l’on ne les peut dire
                        quand elles sont passées. »
 Il suffit ici que nous nous attachions
                    au gros de l’arbre et à la principale branche.
Des cinq parties dans lesquelles se divise l’Introduction à la vie
                        dévote, la troisième partie qui contient une 
analyse des vertus, et les avis sur la manière de les exercer, nous offre un
                    intérêt plus directement moral. Saint François de Sales veut qu’entre les vertus
                    on préfère les meilleures, c’est-à-dire les plus réelles, les plus sincères, les
                    plus voisines de la charité, et non pas toujours les plus estimées et les plus
                    apparentes. Il conseille à chacun de s’attacher à quelque vertu en particulier,
                    à celle dont il a le plus besoin, sans pour cela abandonner les autres, pensant
                    qu’il y a un lien entre elles toutes, et qu’elles se polissent et s’affilent en quelque sorte l’une l’autre. Il est loin de favoriser,
                    comme on le croirait, les excès d’oraison, les élévations et les ravissements
                    extatiques : « Voyez-vous, Philothée, ces perfections
                        ne sont pas vertus, ce sont plutôt des récompenses que Dieu donne pour les
                        vertus. »
 Le mieux donc, selon lui, est de laisser ces perfections
                    aux anges et de commencer simplement, humblement et humainement par les petites
                    vertus : car il faut se garder des illusions, et il arrive quelquefois
                        « que ceux qui pensent être des anges ne sont pas seulement bons
                        hommes »
. En conséquence, il ouvre sa liste et son cours de vertus
                    par la patience, puis par l’humilité, la douceur, etc.
En lisant ces recommandations morales de saint François de Sales, une comparaison m’est venue involontairement dans l’esprit : je me suis rappelé cet autre exercice et ce cours de vertus que s’était proposé Franklin à une époque de sa jeunesse. Faisant la part des différences du siècle et du goût, j’ai cherché à aller au-delà, et à me bien définir la différence d’esprit des deux méthodes, et la double famille des deux âmes. Franklin, lui aussi, est riant, il est aimable, il est badin dans son bon sens ; il a bien de l’esprit et de l’imagination dans son expression ; mais, au milieu de toutes ses lumières physiques et positives supérieures, il y a une lumière qui lui manque ou qui semble presque absente, non pas celle qui brille et qui serait fausse, mais celle qui échauffe en rayonnant, une fleur d’éclat qui ne vient pas de la surface, mais du foyer même, une douce, légère et divine ivresse mêlée à la pratique bien entendue des choses, et qui communique son ravissement. Je cherche bien loin : il a l’humanité, il lui manque proprement la charité.
Chez saint François de Sales, il y a plus que le juste, il y a plus que l’utile, il y a plus que l’humain, il y a le saint : chose réelle, et qui, dès qu’elle apparaîtra sincèrement, sera toujours adorée parmi les hommes. Tous deux, d’ailleurs, ont le don heureux des comparaisons : Franklin l’a plutôt à la manière d’Ésope ; il excelle dans l’apologue. Saint François de Sales a la parabole, et, sans y viser, il imiterait plutôt l’Évangile, si ce n’est qu’il symbolise trop.
Pour donner à saint François de Sales tout son beau sens, il suffit souvent de dégager la pensée morale des emblèmes trop nombreux et des comparaisons trop jolies auxquelles il la mêle. Sur la réputation, par exemple, dans ses rapports avec l’humilité, il dira :
La réputation n’est que comme une enseigne qui fait connaître où la vertu loge : la vertu doit donc être en tout et partout préférée.
Il faut être jaloux, mais non pas idolâtre de notre renommée… La racine de la renommée, c’est la bonté et la probité, laquelle, tandis qu’elle est en nous, peut toujours reproduire l’honneur qui lui est dû.
Sur la douceur envers le prochain, il dira : « Ne nous
                        courrouçons point en chemin les uns avec les autres : marchons avec la
                        troupe de nos frères et compagnons doucement, paisiblement et
                        amiablement. »
 Sur la manière de s’occuper de ses affaires et de
                    s’aider soi-même, sans excès de trouble et sans tumulte ni empressement :
En toutes vos affaires, appuyez-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule tous vos desseins doivent réussir ; travaillez néanmoins de votre côté tout doucement pour coopérer avec icelle… Faites comme les petits enfants qui, de l’une des mains, se tiennent à leur père, et, de l’autre, cueillent des fraises ou des mûres le long des haies.
Voilà la vraie grâce de l’écrivain chez saint François de Sales ; il n’y aurait, ce semble, qu’à arrêter sa plume à temps pour que ce fût parfait.
Pendant que je suis en train de l’étudier et de chercher encore moins à le juger qu’à le définir, je rencontre, au chapitre des « Jugements téméraires », cette remarque qui s’applique à nous autres critiques moralistes, et qui est faite pour nous modérer dans nos conjectures. Saint François de Sales énumère les diverses sources d’où proviennent les jugements téméraires, et il ajoute :
Plusieurs s’adonnent au jugement téméraire pour le seul plaisir qu’ils prennent à philosopher et deviner des mœurs et humeurs des personnes par manière d’exercice d’esprit. Que si, par malheur, ils rencontrent quelquefois la vérité en leurs jugements, l’audace et l’appétit de continuer s’accroît tellement en eux, que l’on a peine de les en détourner.
Ici, du moins, notre but est trop ouvert, trop simple, et nous marchons appuyé sur trop de bons et sûrs témoignages pour que notre effort à deviner et à comprendre ne doive point se faire pardonner.
Il y a des chapitres tout entiers d’une rare et fine délicatesse morale,
                    particulièrement le 36me de cette troisième partie. Saint
                    François de Sales y énumère toutes les petites formes de partialité et
                    d’injustice par lesquelles nous tirons à nous, dans la pratique de la vie, du
                    côté de notre intérêt et de notre passion, sans vouloir l’avouer ni en avoir
                    l’air, et sans nous croire moins honnêtes gens ; il fait toucher au doigt en
                    quoi consistent ces défauts de raison et de charité, lesquels, au 
bout du compte, ne sont que de mesquines tricheries :
                        « Car on ne perd rien, dit-il, à vivre généreusement, noblement,
                        courtoisement, et avec un cœur royal, égal et raisonnable. »
 Par ce
                    seul chapitre, où respire dans le moindre détail la vraie loi de charité, saint
                    François de Sales s’élève en morale bien au-dessus du Montaigne et du Franklin.
                    Que vous dirai-je ? sans vouloir rien ôter à ces derniers, on se sent ici dans
                    un air plus pur, dans une autre région.
Dans tous les conseils qui suivent, on peut vérifier à quel point ce charmant
                    esprit si élevé était en même temps net et positif ; il donne la règle à suivre
                    même pour les bons désirs, qu’il ne faut point perdre, mais « qu’il faut
                        savoir serrer en quelque coin du cœur jusqu’à ce que leur temps soit
                        venu. »
 Dans ses avis aux gens mariés, aux femmes, dans ses
                    prescriptions sur l’honnêteté du lit nuptial, il est hardi, original et pur. Il
                    dit aux honnêtes femmes qui se plaisent aux coquetteries et aux légères
                    attaques : « Quiconque vient louer votre beauté et votre grâce vous doit
                        être suspect : car quiconque loue une marchandise qu’il ne peut acheter, il
                        est pour l’ordinaire grandement tenté de la dérober. »
            
On voit que, s’il n’interdit point absolument le bal et la danse, ce n’est point
                    par relâchement. Une de ses pensées encore, et qui est comme la conclusion qu’un
                    lecteur du monde pouvait tirer de son ◀livre▶, c’est que « l’homme, sans la
                        dévotion, est un animal sévère, âpre et rude »
 ; et, sans la
                    dévotion, « la femme est grandement fragile et sujette à déchoir ou
                        ternir en la vertu »
.
On conçoit, dans le temps, le succès d’un tel ◀livre▶ qui prenait les cœurs par la
                    tendresse, attirait l’esprit par les belles images, et satisfaisait la raison
                    par le fruit moral qu’on en recueillait34. Lorsque saint François 
de Sales voulut récidiver et approfondir davantage, lorsqu’il
                    donna, quelques années après (1616), son Traité de l’amour de
                        Dieu, il ne trouva plus la même facilité imprévue ni le même
                    applaudissement. Son premier ouvrage resta seul dans la main des hommes, et
                    surtout des femmes, comme le bréviaire des gens du monde. Aujourd’hui les
                    défauts qui sautent aux yeux dans son style sont voisins des qualités qui
                    charment et qui sourient. Il abuse, je l’ai dit, de la comparaison et des images
                    physiques ; il ne les emprunte pas toujours à ce qu’il a vu et observé en
                    passant dans ses vallées et ses montagnes. De ces images, « les unes, dit
                        M. Sayous, toutes simples, et qu’il a cueillies en se promenant, sentent les
                        champs, la ferme savoyarde, les bois et les bords du lac d’Annecy : ce sont
                        les meilleures »
 ; et j’ajouterai les plus courtes. Les autres,
                    ingénieuses, mais recherchées, sont empruntées aux auteurs qu’il a lus ; il veut
                    égayer et éclairer, à l’aide d’une histoire naturelle le plus souvent fabuleuse,
                    les vérités morales et chrétiennes qui d’elles seules se passeraient
                    d’ornements. On ne saurait s’imaginer jusqu’où va chez lui cet abus, cette sorte
                    de crédulité ou de complaisance, mi-partie poétique et scientifique ; et j’aime
                    trop saint François de Sales pour citer des exemples qui compromettraient
                    l’impression agréable sur laquelle il convient de rester avec lui.
J’ai devant moi un petit volume dans lequel on a réuni les divers panégyriques qu’on a faits du gracieux saint ; il y en a par Fléchier, par Bourdaloue, le père de La Rue, etc. Entre tous ces panégyriques, celui qui vient de Bossuet se détache, est-il besoin de le dire ? par la justesse, la largeur et la plénitude. Bossuet, qui sentait si bien Rancé gravissant âprement vers les hautes cimes et les mornes sommets de l’antique pénitence, suivait également saint François de Sales dans ses riches et riantes vallées ; et, s’étendant de l’un à l’autre en esprit, il tenait en quelque sorte le milieu du royaume chrétien.
Il y a quelqu’un, cependant, qui a parlé de saint François de Sales mieux encore que Bossuet, et qui en a écrit avec des paroles plus distinctes, plus pénétrantes et plus vives : c’est Mme de Chantal, cette fille spirituelle de saint François de Sales et cette aïeule de Mme de Sévigné. Ceux qui ont pu se permettre quelque vaine et froide raillerie sur la liaison du saint évêque et de cette forte et vertueuse femme, n’avaient pas lu, j’aime à le croire, cette pièce qui est la 121e des Lettres de Mme de Chantal35. On n’a jamais mieux fait le portrait d’un esprit, ni rendu aussi sensiblement des choses qui semblent inexprimables : lumière, suavité, netteté, vigueur, discernement et dextérité céleste, ordonnance et économie des vertus dans une âme, tout s’y représente et s’y peint d’un trait ferme et définitif. De telles pages n’entrent point dans la littérature et ne sauraient être soumises même à l’admiration. Je remarquerai seulement, pour achever notre vue de saint François de Sales, que Mme de Chantal, ainsi que tous ceux qui ont parlé de lui, n’oublient jamais un certain éclat que l’on voyait reluire sur son visage aux heures de recueillement et de prière, une splendeur radieuse qui, sous la contenance pacifique, trahissait l’émotion profonde du dedans. On a des portraits de saint François de Sales, mais aucun n’a pu rendre cette circonstance singulière de teint et de transparence, et dans le temps on disait, en effet, qu’il n’y avait pas de bon portrait de lui.
En tout ceci, je n’ai pas prononcé le nom de Fénelon. Un jour, si je venais à parler de la correspondance de Fénelon et de ses lettres spirituelles, ce serait l’occasion de revenir sur celles de saint François de Sales, et de chercher en quoi ces deux aimables et fins esprits se rapprochent et se ressemblent, tout en gardant chacun leurs avantages36.