Monsieur Arnault, de l’Institut.
Parmi les littérateurs et les poètes dits de l’Empire, M. Arnault est un de ceux qui ont une physionomie et un caractère ; il est bien de sa date, et il en est avec esprit, avec naturel et sans fadeur. Sa carrière honorable a de l’unité. Il fut véritablement attaché à la fortune de César, bien moins à son char qu’à sa personne. Jeune, il connut le général en chef de l’armée d’Italie ; il fut dans sa confiance et dans sa familiarité ; il le servit dans quelques missions transitoires qu’il n’eût tenu qu’à lui de pousser plus loin. Il accompagna l’expédition d’Égypte jusqu’à Malte. Il eut sa part dans la confidence et dans l’exécution du 18 Brumaire, et fut l’un des aides de camp civils les plus actifs de cette décisive journée. Puis en 1815, aux heures du désastre et de la ruine, on le retrouve. Ayant joui, sous l’Empire, d’une position justement acquise et d’une faveur modérée, il reste un des plus fidèles après la chute, et il est frappé à ce titre d’un ostracisme qui l’honore. On le rencontre aux deux extrémités d’une grande destinée. Bonaparte l’avait accueilli à son quartier général de Montebello ; Napoléon à Sainte-Hélène l’inscrit dans son testament. Cette sincérité d’attache distingue Arnault entre les hommes de lettres de son temps. Écrivain, il se recommande encore aujourd’hui par de véritables mérites : ses quatre volumes de Souvenirs sont d’une très agréable et instructive lecture ; ses tragédies, pour être appréciées, ont besoin de se revoir en idée et de se replacer à leur moment ; mais ses fables, ses apologues, plaisent et parlent toujours ; un matin, dans un instant d’émotion vraie et sous un rayon rapide, il a trouvé quelques-uns de ces vers légers, immortels, qui se sont mis à voler par le monde comme l’abeille d’Horace et qui ne mourront plus : c’est assez pour que, nous qui aimons à rechercher dans le passé tout ce qui a un cachet distinct et ce qui porte la marque d’une époque, nous revenions un instant sur lui et sur sa mémoire.
Il nous a raconté en détail ses premières années. Né à Paris, le 22 janvier 1766,
                    d’une famille qui tenait à la riche bourgeoisie, il eut de bonne heure ce que de
                    tout temps on trouve si aisément dans la bourgeoisie de Paris à tous les degrés,
                    son franc-parler, de la malice, de la gaieté et de l’indépendance. Il fut élevé
                    au collège de Juilly chez les Oratoriens, et y fit de bonnes études, sans trop
                    de docilité toutefois, et se permettant déjà de juger ses maîtres. Quelques
                    traits d’enfant, qu’il nous cite, prouvent de sa part, à cet âge, de la chaleur,
                    de la générosité (c’est tout simple), mais aussi du mordant. Un de ses maîtres,
                    et qui était le moins spirituel de tous, le père Herbert, connaissant le
                    penchant du jeune Arnault à la raillerie, voulut un jour s’attaquer à lui et
                    s’en mordit les doigts. Comme il le rencontra qui se promenait seul pendant la
                    récréation, il l’interpella au milieu de ses camarades : « Eh bien, lui
                        dit-il, vous cherchez un sujet d’épigramme ? » — « Je l’ai
                        rencontré »
, lui répondit l’enfant en le regardant. On n’avait qu’à
                    toucher M. Arnault, et toute sa vie il eut de ces traits-là ; 
on n’avait qu’à frapper, et il rendait de ces étincelles.
Le père d’Arnault, qui avait vingt-cinq mille livres de rentes, avait aliéné une partie de sa fortune pour acheter dans la maison du comte de Provence et du comte d’Artois, frères de Louis XVI, des charges qui étaient alors réputées une source de faveur ; de Paris, il était allé demeurer à Versailles et se faire homme de cour. Étant mort avant que ses enfants fussent en âge de lui succéder, il leur laissa une succession embarrassée, une survivance lointaine et précaire. Sur ces entrefaites, on lit des réformes dans la maison des princes ; les charges furent supprimées et non remboursées. Arrivé à l’âge de vingt ou vingt-deux ans, le jeune Arnault, que Madame (femme du comte de Provence) n’avait point perdu de vue, lui fut présenté, obtint sa protection et devint secrétaire de son cabinet ; c’était un dédommagement, mais très insuffisant, puisque les finances de cette bonne princesse étaient elles-mêmes atteintes dans la réforme. Pour réparer tous ces contretemps, Arnault crut que le plus simple était de s’attacher définitivement à Monsieur et d’acheter près de lui une charge qui, dans le moment, était vacante. Le voilà donc officier dans la garde-robe du futur Louis XVIII ; acheter ainsi une charge de cour en 1788 et à la veille du 14 Juillet, c’était, remarque-t-il spirituellement, se faire poissonnier à la veille de Pâques. Mais Arnault jeune, amoureux et déjà marié, ami de la poésie, du théâtre, faisant de jolis vers de société, et aspirant dès lors à la muse tragique, n’avait pas de théorie ni de prévision politique bien longue. Il appartenait à cette classe élevée de la bourgeoisie qui avait trop bien su s’accommoder de l’Ancien Régime pour lui en vouloir beaucoup. Doué de bon sens et d’une certaine philosophie naturelle, il n’avait point de ces passions personnelles d’envie ou d’ambition qui transportent les âmes hors d’elles-mêmes et leur mettent l’aiguillon au-dedans. Ses goûts étaient ceux d’un honnête homme qui avait du mouvement dans l’imagination, du trait dans l’esprit, et de bons sentiments dans le cœur. Poésie, famille et société, c’était assez pour l’occuper et le rendre heureux. Il assistera donc à toute la première moitié du grand drame révolutionnaire sans y prendre part ni action.
Placé d’abord auprès d’un prince lettré, il semblait naturel qu’Arnault fût admis
                    à sa faveur ; il n’en fut rien pourtant. Le futur Louis XVIII resta assez
                    longtemps avant de le distinguer, de lui adresser la parole ; après un an ou
                    deux seulement, lorsqu’il sut que ce jeune homme qui était de sa maison allait
                    avoir une tragédie représentée au Théâtre-Français, Marius à
                        Minturnes, le comte de Provence y prit intérêt, se fit donner la pièce
                    à la dérobée, porta son pronostic, fut presque fier du succès que cependant il
                    n’avait point prédit, et honora dès lors le jeune poète, à son lever, de
                    quelques-unes de ces paroles perlées et de ces citations coquettes qu’il
                    méditait toujours à l’avance et qu’il savait placer à propos. Arnault est assez
                    piquant lorsqu’il parle de Monsieur, et il nous le définit bien dans sa nature
                    et sa portée d’esprit littéraire ; pourtant il abuse un peu du droit que lui
                    donne la proscription dont l’honora plus tard son ancien maître, lorsqu’il dit
                    d’un ton cavalier : « Monsieur, à tout prendre, était un garçon d’esprit,
                        mais il le prouvait moins par des mots qui lui fussent propres que par
                        l’emploi qu’il faisait des mots d’autrui. »
 Est-ce de ma part une
                    excessive délicatesse ? mais je ne trouve pas que ce mot un garçon
                        d’esprit soit de bon goût appliqué à un prince qu’on a aspiré à servir,
                    même lorsque plus tard il vous aurait exilé.
Le comte de Provence a dit d’ailleurs, sur Marius à Minturnes,
                        
un mot juste : « La pièce est d’un genre
                        trop austère. »
 Ces trois actes représentés le 19 mai 1794, sans un
                    rôle de femme, sans trop de déclamation, et avec les touches nues de l’histoire,
                    font honneur à la simplicité sensée du jeune poète ; il y résonne comme un mâle
                    écho de Lucain et de Corneille : mais l’action s’y dessine à peine ; l’émotion
                    manque, le pathétique fait défaut. On le chercherait vainement dans les sujets
                    romains traités par l’auteur ; il l’a rencontré dans les derniers actes de ses
                        Vénitiens.
Les premières tragédies d’Arnault, Marius, Lucrèce, Cincinnatus, sont bien les contemporaines de la réforme que David avait introduite dans le style romain, et que Talma, de son côté, transportait au théâtre ; ce genre aujourd’hui nous paraît nu, roide et abstrait ; n’oublions pas qu’il a été relativement simple, et qu’il ne nous arrive, à la lecture, que dépouillé de tout ce qui le personnifiait à la scène et qui l’animait. Arnault, rendu à une entière indépendance par le départ et l’émigration de Monsieur, s’abandonna avec feu à sa verve tragique et littéraire, durant ces années orageuses dont sa jeunesse trompait de son mieux le péril et les atrocités ; il nous a tracé de cette époque, en ses Souvenirs, un tableau vrai, presque amusant, sans passion et sans colère ; il en a peint à merveille quelques-uns des acteurs principaux qu’il eut occasion de rencontrer. Son cardinal Maury, son Cazalès, son d’Éprémesnil, entre autres, sont dessinés avec autant de vérité que de finesse. Maury surtout et son audace, son front d’airain, son attitude athlétique, son ton de conversation, trouvent dans Arnault un peintre vigoureux et plein de relief, qui ne recule devant aucun trait de la ressemblance. Cazalès y est touché avec distinction, et avec plus de légèreté que la plume d’Arnault n’en aura d’ordinaire :
Les cas exceptés, dit-il, où la conversation roulait sur des questions d’intérêt public, Cazalès ne commandait pas à beaucoup près, dans un salon, l’attention qu’on ne pouvait lui refuser à la tribune. Il avait mieux que de l’esprit ; mais il ressemblait en cela à ces figures qui, pour paraître belles, veulent être placées à une certaine hauteur et vues en perspective ; de près, l’œil qui ne peut en saisir l’ensemble leur accorde moins d’attention qu’à une miniature. Aussi Cazalès n’obtenait-il guère en société qu’une faveur de souvenir…
Les portraits qu’Arnault a donnés des personnages de sa connaissance, et qu’il s’est amusé à tracer dans les années de sa vieillesse, sont animés de ces traits heureux et vraiment spirituels, qui sortent tout à fait du commun. Dans ses tragédies, Arnault n’a qu’un demi-talent : dans ses apologues et dans sa prose, il a tout son esprit, et, par ce côté, il s’y est mis tout entier lui-même.
Je renvoie à ces récits, qui sont à lire dans leur variété et qui ne s’analysent
                    pas. Arnault était donc légèrement aristocrate, comme on disait, ou plutôt il
                    n’était nullement révolutionnaire durant ces années 1792, 1793 et 1794. Il
                    retenait assez peu sa langue et sa plume, même sur Robespierre. Il aurait pu
                    contribuer aux Actes des Apôtres par plus d’un de ses mots,
                    comme plus tard il fit au Nain jaune. Un jour, au peintre
                    David, qui lui faisait la grimace en voyant des fleurs de lis dessinées qu’il
                    avait assez imprudemment sur son gilet, il répondit : « Que voulez-vous ?
                        nous autres, nous montrons ce que vous cachez. »
 Et le mot était
                    accompagné d’une petite tape significative sur l’épaule. La Terreur passée, il
                    fut, avec Lemercier, avec Legouvé, avec Picard, avec Méhul, de cette génération
                    jeune et active qui, dans tous les sens, redonna de la nouveauté et de la vie au
                    théâtre. Il a très bien peint ces années confuses et à la fois brillantes. Il
                    avait pour lui ces avantages de la jeunesse et de la nature qui ne sont pas
                    inutiles pour 
assurer à l’esprit toute sa valeur aux
                    yeux du monde. D’une haute taille élégante, d’une figure régulière, avec des
                    yeux expressifs où riait la malice, avec la riposte prompte sur les lèvres,
                    aimant franchement ceux qu’il aimait et se passant des autres, il payait de sa
                    personne, il avait de l’esprit argent comptant et tenait sans effort son rang
                    dans la société. Facile aux liaisons, camarade de bien des gens de lettres et de
                    beaucoup de militaires, il dut à l’amitié du général Leclerc de faire son
                    premier voyage d’Italie et d’être présenté à Bonaparte, général en chef, à
                    Milan, au printemps de 1797.
Arnault avait trente et un ans ; il était célèbre par des succès dramatiques ; il était poète, et de la jeune génération qui promettait à la France des auteurs illustres. Le général en chef fut charmant et même coquet avec lui. Dans une première conversation qu’il eut avec Arnault, Regnault de Saint-Jean-d’Angély présent, il le fit causer de Paris et de l’esprit qui y régnait, puis ne dédaigna point de causer lui-même et de parler de ses opérations de guerre, de sa tactique et de l’esprit qu’il y apportait. Il retint Arnault pendant deux heures, et ne le laissa partir qu’après l’avoir conquis.
Arnault était depuis quelque temps au quartier général en amateur, lorsque Bonaparte, selon son usage, l’essaya. Il lui donna une mission de confiance pour Corfou et les îles Ioniennes. Le général Gentili, Corse, avait ordre d’en aller prendre possession. Arnault fut chargé, de concert avec ce général, d’y organiser le gouvernement et l’administration. Il reçut ses instructions à cet effet et partit. On a les dépêches qu’il écrivit de là au général Bonaparte. Arnault fit ce qu’il avait ordre de faire, et le fit bien, mais rien de plus. Le gouvernement une fois organisé aux îles Ioniennes, le général Gentili passa sur le continent de la Grèce et se mit en rapport avec le fameux Ali, pacha de Jannina, qui guerroyait alors contre la Porte ; pendant son absence, il voulait laisser le gouvernement général de Corfou à Arnault qui refusa :
Chargé par vous, écrivait celui-ci à Bonaparte, d’organiser le gouvernement des îles Ioniennes, je l’ai fait le mieux que j’ai pu. La Constitution que je leur ai donnée n’est pas plus mauvaise qu’une autre, si elle n’est pas meilleure. Ma tâche est remplie. J’ai donc insisté pour que le général Gentili ne mit pas mon dévouement à une plus dangereuse épreuve, et me permît de retourner auprès de vous… Permettez-moi de suivre l’exemple de Lycurgue, homme de sens, qui aimait mieux donner des lois que de les faire exécuter. Dès qu’il faut gouverner, j’abdique.
Cependant Bonaparte aurait voulu qu’Arnault ne bornât point là sa
                    mission, qu’il passât en Épire avec le général Gentili, qu’il traitât avec le
                    pacha : « Cela était essentiellement dans vos attributions »
, lui
                    dit Bonaparte lorsqu’il le revit au retour. Mais Arnault, qui n’était qu’un
                    gouvernant et un diplomate de circonstance, et un homme de lettres au fond,
                    n’avait pas jugé à propos d’interpréter ses instructions dans ce sens étendu. Il
                    s’était empressé de quitter Corfou dès qu’il s’était cru quitte de sa mission,
                    et quand de nouveaux ordres de Bonaparte survinrent, il n’était plus à même de
                    les exécuter. C’est ainsi que l’année suivante, après s’être associé d’abord à
                    l’expédition d’Égypte, retenu à Malte par une fièvre de son ami et futur
                    beau-frère Regnault de Saint-Jean-d’Angély, il profitera d’une première occasion
                    pour s’en revenir en France sans pousser à bout sa fortune ; il interrompra une
                    seconde fois la chance qui est entre ses mains. Est-il téméraire de conjecturer
                    d’après cela que Bonaparte, tout en comptant désormais avec raison Arnault parmi
                    les gens de lettres qui lui étaient dévoués et qu’il préférait, ne lui reconnut
                    point cette ardeur et cette trempe qu’il voulait 
dans
                    les grands instruments de son Empire, et qu’il rencontra en d’autres hommes qui
                    avaient également débuté par les lettres, dans les Maret, dans les Daru ?
Arnault, que je ne m’attache point à suivre pas à pas, avait beaucoup causé avec le général en chef pendant la traversée de Toulon à Malte. Il avait été question d’Homère, de l’Odyssée, de la tragédie, de toutes sortes de choses littéraires. D’après ce qui nous est transmis de ces conversations, on sent combien l’instinct de Napoléon excédait et débordait le cadre de la littérature de son temps : soit qu’il causât avec Arnault, soit que plus tard il causât avec Fontanes, il demandait évidemment autre chose que ce qu’on lui offrait. Il provoquait des idées, un genre et un ordre de créations dont il cherchait vainement le poète autour de lui. Ossian, qu’il invoquait souvent, n’était qu’un thème vague et comme musical qui lui permettait de rêver ce que nul ne réalisait à son gré ; ce n’était qu’un nom dont il saluait un genre et un génie inconnu. En ce qui est de la tragédie, par exemple, il aspirait à quelque chose qu’on peut se figurer entre Shakespeare et Corneille :
Les intérêts des nations, les passions appliquées à un but politique, le développement des projets de l’homme d’État, les révolutions qui changent la face des empires, voilà, disait-il, la matière tragique. Les autres intérêts, qui s’y trouvent mêlés, les intérêts d’amour surtout, qui dominent dans les tragédies françaises, ne sont que de la comédie dans la tragédie. — Ce n’est qu’une comédie non plus, qu’un drame, si sérieux, si pathétique qu’il soit, tout y étant fondé sur les intérêts privés.
               Zaïre, d’après son opinion, n’était qu’une
                    comédie. — Un jour, à la suite d’une discussion sur la tragédie, il avait dit à
                    Arnault : « Faisons une tragédie ensemble. »
 Le poète avait
                    répondu avec plus de fierté et de malice 
que de
                    curiosité et de confiance : « Volontiers, général, mais quand nous aurons
                        fait ensemble un plan de campagne. »
 Revenu en France avant que
                    Bonaparte fût de retour d’Égypte, Arnault avait fait représenter sa tragédie des
                        Vénitiens qui eut beaucoup de succès (16 octobre 1799) ;
                    il la dédia « à Bonaparte, membre de l’Institut »
, et reconnut
                    dans la dédicace que l’idée du cinquième acte était due au général. Dans cette
                    pièce, en effet, les deux amants d’abord ne mouraient pas : Blanche, malgré sa
                    désobéissance à son père, Montcassin, malgré son infraction à la loi de l’État,
                    trouvaient grâce devant des inquisiteurs généreux ; il y avait assaut et
                    rivalité de grandeur d’âme, et la pièce finissait bien. Bonaparte, qui en avait
                    entendu un soir la lecture avant son départ pour l’Égypte, et qui avait pleuré
                    un moment, dit à l’auteur :
Je regrette mes larmes. Ma douleur n’est qu’une émotion passagère, dont j’ai presque perdu le souvenir à l’aspect du bonheur des deux amants. Si leur malheur eût été irréparable, la profonde émotion qu’il eût excitée m’aurait poursuivi jusque dans mon lit. Il faut que le héros meure.
Ce conseil d’Aristote, et qui partait ici de la bouche d’Alexandre,
                    fut suivi par le poète qui s’en trouva bien ; sa pièce sortit ainsi du
                    romanesque et atteignit à l’effet tragique. Cette pièce des Vénitiens, et surtout le cinquième acte, sont ce qu’Arnault a fait de
                    mieux et de plus original au théâtre. Il y avait de l’innovation à la date où
                    cela parut, de la couleur historique, de la simplicité de dialogue et de
                    composition. Certes, il ne faut pas trop penser à l’Othello et
                    à la Venise de Shakespeare en lisant cette pièce. La simplicité chez Arnault
                    ressemble trop souvent à de la nudité ; la veine, chez lui, même lorsqu’elle est
                    juste, n’est pas fertile. Il y a des anachronismes de ton, comme lorsque
                    Constance, la suivante et la nourrice de Blanche, lui dit en la voyant prête à
                        
courir au secours de son amant : « Crains la publicité »
, et que celle-ci
                    répond :
…………… C’est mon unique espoir…L’opinion publique est mon dernier refuge.
Mais ces critiques, aujourd’hui faciles, ne doivent point fermer les yeux sur les mérites auxquels les contemporains furent sensibles, et Talma, dans le rôle de Montcassin, jouant en face de Mme Vanhove qui faisait Blanche et qu’il aimait réellement lui-même versait et faisait couler de vrais pleurs :
Contarini.
N’êtes-vous pas aimé ?Montcassin.
Je suis aimé, mais j’aime ;Mais vers Blanche emporté par un attrait vainqueur,Je suis séduit comme elle et non pas séducteur.
Quand Bonaparte fut de retour d’Égypte, Arnault fut des premiers à le saluer, et il redevint des plus assidus au petit hôtel de la rue de la Victoire. La journée du 18 Brumaire était décidée ; Arnault, dans la confidence, allait et venait entre le général et les principaux initiés. Le coup d’État avait d’abord été fixé pour le 17. Dans la soirée du 16, Arnault sortit du salon de M. de Talleyrand, rue Taitbout, où étaient réunis Regnault, Roederer, n’attendant plus que le mot d’ordre qui ne venait pas ; il se rendit chez Bonaparte. En arrivant dans le salon, il y trouva le président du Directoire Gohier ; survint le ministre de la Police Fouché ; on y plaisanta, et Fouché tout le premier, de la conspiration dont le secret commençait à transpirer. Écoutons le récit d’Arnault :
« À quelle heure demain ? » dis-je à Bonaparte, dès que le départ des deux témoins m’eut permis de lui parler librement. — « Rien demain » ; me répondit-il. — « Rien ! » — « La partie est remise. » — « Au point où en sont les choses ! » — « Après-demain tout sera terminé. » — « Mais demain que n’arrivera-t-il pas ? Vous le voyez, général, le secret transpire. » — « Ces Anciens sont gens timorés ; ils demandent encore vingt-quatre heures de réflexion. » — « Et vous les leur avez accordées ! » — « Où est l’inconvénient ? Je leur laisse le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je veux faire avec eux. Au 18 donc ! » ajouta-t-il avec cet air de sécurité qu’il conservait sur le champ de bataille, où il me semblait ne s’être jamais autant exposé qu’il s’exposait alors au milieu de tant de factions, par ce délai que rien ne put le déterminer à révoquer57.
Après le 18 Brumaire, Arnault fut attaché à Lucien, alors ministre
                    de l’Intérieur, et placé par lui à la direction des Beaux-Arts et de
                    l’Instruction publique ; bientôt il suivit ce frère du consul dans son ambassade
                    de Madrid, et revint après quelques mois reprendre sa place de directeur sous
                    Chaptal, ministre. Dans cette position secondaire, mais essentielle, il se
                    montra des plus serviables aux talents nouveaux et anciens, à Marie-Joseph
                    Chénier disgracié et frappé, comme à Béranger inconnu et naissant. Je pourrais
                    raconter là-dessus des anecdotes intéressantes qui prouveraient combien Arnault,
                    cet homme d’esprit un peu caustique, était droit et bon. Lors de la création de
                    l’Université, Arnault devint sous Fontanes conseiller secrétaire général.
                    Rapproché ainsi de Fontanes par ses fonctions, Arnault ne put jamais se fondre
                    avec lui. L’auteur de La Feuille était fait pourtant, ce
                    semble, pour s’entendre avec le chantre du Buste de Vénus,
                    avec l’auteur de plus d’une ode délicate et exquise. Mais il y avait dans
                    l’écorce de tous deux, et, si l’on peut dire, dans leurs atomes extérieurs, je
                    ne sais quoi qui ne permit point à leurs esprits de communiquer jamais
                    entièrement et de se pénétrer. Fontanes, dans l’habitude de la vie, était
                    tranchant ; 
Arnault était peu endurant. Celui-ci
                    était plus prompt à lâcher un bon mot que disposé à s’ouvrir à ce qui
                    s’éloignait de ses idées habituelles. Tout ce côté élevé d’avenir ou de passé
                    religieux et monarchique que Fontanes appréciait et admirait dans son ami
                    Chateaubriand, n’allait point à Arnault qui prenait les choses de plus près,
                    plus à bout portant, et en bourgeois de Paris qui gardait de la Fronde même sous
                    l’Empire. Vers ce temps, Arnault, âgé de trente-cinq ans environ et devenu
                    administrateur, renonça à peu près au théâtre58. Une tragédie de lui, Don Pèdre,
                        ou Le Roi et le Laboureur, représentée en 1802, réussit peu devant le
                    public et n’agréa pas davantage à Saint-Cloud. Le consul en entendit la lecture
                    avec froideur et dit à Arnault pour tout compliment : « Arnault, votre
                        Laboureur est un tribun. »
 La pièce avait retardé et venait à
                    contretemps. En se détournant de la muse tragique, Arnault, dans cette seconde
                    moitié de sa vie, prit goût insensiblement à faire des fables ; il trouva de ce
                    côté à employer et à fixer, sous une forme courte et vive, les qualités de son
                    esprit. Il lui arriva alors ce qui est arrivé à bien d’autres gens de talent :
                    ce genre, qu’il n’adopta d’abord que comme diversion et comme un simple
                    délassement sans importance, lui devint peu à peu essentiel et lui procura ses
                    plus naturelles inspirations ; il mit en œuvre et comme en jolie monnaie ses
                    trésors de raison, d’expérience, de malice et de gaieté ; et, si l’on voulait
                    aujourd’hui prouver à quelque incrédule, à quelqu’un de ceux qui nient
                    absolument la littérature de l’Empire, qu’Arnault était un homme de beaucoup
                    d’esprit et un homme de talent, il faudrait 
laisser
                    ses grands ouvrages et dire simplement : Prenez ses
                    fables.
Les Fables de M. Arnault ne ressemblent pas à d’autres ; il les
                    conçoit à sa manière et en invente les sujets ; il ne songe point à imiter
                    La Fontaine, il songe à se satisfaire et à rendre d’une manière vive un résultat
                    de son observation propre ; il obéit à son tour d’esprit, à son jet
                    d’expression, et on ne peut s’étonner si, comme lui-même l’avoue,
                        « l’apologue a pris peut-être sous sa plume un caractère
                        épigrammatique »
. Très souvent, en effet, la fable chez M. Arnault
                    n’est qu’une épigramme mise en action ou traduite en emblème. De même que le
                    talent principal et le plus naturel d’Andrieux, quoi qu’il fasse, est d’être un
                    conteur, on peut dire que le talent le plus marqué d’Arnault est d’être un
                    épigrammatiste. Pour être juste, je prendrai le mot épigramme
                    dans le sens un peu étendu où le prenaient les anciens. Mais, dans quelque sens
                    qu’on le prenne, ce sont des épigrammes excellentes que Le Riche et
                        le Pauvre, que Les Cygnes et les Dindons, que Le Chien enragé, que Le Coup de fusil, que
                        Les Taches et les Paillettes, et surtout Le Colimaçon. Je ne citerai que la première et la dernière de ces
                    pièces que je viens d’énumérer ; la dernière d’abord, qui est parfaite :
Le Colimaçon.
Sans amis, comme sans famille,Ici-bas vivre en étranger ;Se retirer dans sa coquilleAu signal du moindre danger ;S’aimer d’une amitié sans bornes ;De soi seul emplir sa maison ;En sortir, suivant la saison,Pour faire à son prochain les cornes ;Signaler ses pas destructeursPar les traces les plus impures ;Outrager les plus tendres fleursPar ses baisers ou ses morsures ;Enfin, chez soi, comme en prison,Vieillir de jour en jour plus triste,C’est l’histoire de l’égoïsteEt celle du Colimaçon.
Comme cela est bien frappé et tout d’une venue ! Même en si courte composition, on sent de la verve. Voici l’autre fable ou épigramme, d’un ton tout différent, mais également excellente :
Le riche et le pauvre.
— « Penses-y deux fois, je t’en prie :À jeun, mal chaussé, mal vêtu,Pauvre diable, comment peux-tuSur un billet de loterieMettre ainsi ton dernier écu ?C’est par trop manquer de prudence ;Dans l’eau c’est jeter ton argent :C’est vouloir… » — « Non, dit l’indigent,C’est acheter de l’espérance. »
Ce ton légèrement attendri n’est pas le plus habituel chez Arnault.
                    Dans bien des cas le trait final part à la manière d’un ressort un peu brusque,
                    mais joliment tourné. Beaucoup de ses fables semblent être faites exprès pour ce
                    trait qui les termine : elles sont données à l’auteur par le bon mot et pour le
                    bon mot. On a remarqué qu’en général il y a peu d’action, peu de drame, point de
                    caractères dessinés, et que l’auteur n’a pas le détail fertile. Il ne prend ses
                    personnages ou acteurs que pour amener le trait piquant et acéré, et tout est
                    dit. Dussault qui, dans un très bon article, a rendu justice au mérite des Fables d’Arnault à leur naissance (17 janvier 1813), remarque
                        « que l’auteur semble n’avoir acheté l’avantage de l’originalité qui
                        distingue ses fables qu’aux dépens d’une certaine douceur, d’une certaine
                        aménité, qui forme un des caractères les plus aimables de l’apologue, et
                        qu’on regrette de ne pas trouver dans un certain nombre de ses
                        compositions : 
cette physionomie nouvelle qu’il a
                        su donner à la fable a parfois quelque chose de passionné, de brusque et
                        même de violent ; quelquefois le ton du nouveau moraliste paraît
                        âpre… »
. Tout cela est très juste, mais M. Arnault en a su faire un
                    mérite et une distinction même de son recueil ; il est maître dans la fable
                    serrée et laconique59. J’ai été très frappé, en le
                    lisant, de voir combien ces espèces de moralités ou de mots incisifs qui
                    terminent chaque pièce, ressemblent souvent à certains traits également aiguisés
                    et limés qui brillent dans les chansons de Béranger : celui-ci, à ses débuts, a
                    profité évidemment du voisinage de M. Arnault, et c’est un honneur pour ce
                        dernier60. Il ne faudrait point
                    croire toutefois, d’après ces éloges, que M. Arnault n’a point composé quelques
                    fables véritables et de la meilleure sorte ; je me bornerai à en indiquer deux :
                        Le Secret de Polichinelle, et surtout Le Chêne et les Buissons. 
Marie-Joseph
                    Chénier a proclamé celle-ci une des plus belles fables proprement dites qu’on
                    ait composées depuis La Fontaine. Voici le début qui est plein de grandeur et de
                    poésie :
Le vent s’élève : un gland tombe dans la poussière ;Un Chêne en sort. Un Chêne ! Osez-vous appelerChêne cet avorton qu’un souffle fait trembler ?Ce fétu, près de qui la plus humble bruyèreSerait un arbre ?……………………………
C’est ce que commencent par dire tous les Buissons du voisinage, jaloux et envieux de leur métier, et qui nient que cet avorton puisse jamais devenir leur égal. Pourtant le germe tant méprisé,
Le germe, au fond du cœur Chêne dès sa naissance,
demande grâce et indulgence pour sa jeunesse ; il demande du temps pour croître et grandir ; le temps lui vient en aide :
Les Buissons, indignés qu’en une année ou deuxUn Chêne devînt grand comme eux,Se récriaient contre l’audaceDe cet aventurieur qui, comme un champignon,Né d’hier, et de quoi ? sans gêne ici se place,Et prétend nous traiter de pair à compagnon !L’égal qu’ils dédaignaient cependant les surpasse ;D’arbuste il devient arbre, et, les sucs généreuxQui fermentent sous son écorceDe son robuste tronc à ses rameaux nombreuxRenouvelant sans cesse et la vie et la force,Il grandit, il grossit, il s’allonge, il s’étend,Il se développe, il s’élance ;Et l’arbre, comme on en voit tant,Finit par être un arbre immense.De protégé qu’il fut le voilà protecteur,Abritant, nourrissant des peuplades sans nombre ;Les troupeaux, le chien, le pasteurjVont dormir en paix sous son ombre ;L’abeille dans son sein vient déposer son miel.Et l’aigle suspendre son aireÀ l’un des mille bras dont il perce le ciel,Tandis que mille pieds l’attachent à terre.
Ainsi se poursuit cette fable vraiment magnifique et digne d’un poète que la Muse tragique n’a point dédaigné. Voyant désormais ce Chêne devenu leur supérieur, les Buissons, qui l’avaient repoussé d’abord, invoquent à présent l’égalité, mais trop tard :
L’orgueilleux ! disent-ils, il ne se souvient guèreDe notre ancienne égalité ;Enflé de sa prospérité,A-t-il donc oublié que les arbres sont frères ?…
Le Chêne n’a pas de peine à leur répondre. On comprend la haute moralité sociale qui ressort de cette fable grandiose et tout à fait classique entre celles du recueil d’Arnault.
Arnault, dans cette partie de sa vie, prit donc l’habitude de mettre sous titre et sous enseigne de fable ce qu’il aurait pu appeler aussi bien d’un tout autre nom. Au milieu d’une vie occupée de devoirs administratifs ou mêlée au monde, c’était sa forme favorite de poésie morale ou légère. Cependant la chute de l’Empire atteignit Arnault dans sa fortune d’abord, et bientôt dans sa sécurité. Destitué en février 1815, il rentra pendant les Cent-Jours au ministère de l’Instruction publique, dont il tint même le portefeuille en attendant qu’on eût trouvé un dignitaire pour grand maître. Il y ménagea toutes les situations et les existences : c’est une justice que M. de Fontanes lui a rendue depuis. Il fut en même temps député de Paris à la Chambre des représentants, seule législature dont il ait jamais fait partie. Mais la seconde abdication de 1815 laissa Arnault exposé à toutes les vivacités de la réaction politique. Louis XVIII se donna le plaisir de laisser mettre cet ancien officier de sa maison sur la liste des exilés ; sans doute quelque propos malin, quelque épigramme attribuée plus ou moins exactement à Arnault, aura excité cette rancune d’un roi trop littéraire61. Quoi qu’il en soit de la cause qu’on n’a jamais bien sue, Arnault dut se préparer au départ. Peu de jours auparavant, se trouvant au Val, près de L’Isle-Adam, chez Regnault de Saint-Jean-d’Angély, par une pâle matinée de janvier de 1816, par un de ces ciels d’hiver qui ressemblent à l’extrême automne et qui ne laissent point encore deviner le printemps, il sortit du salon où sa famille était réunie et y rentra après une demi-heure de promenade pour y réciter comme un adieu cette épigramme vraiment digne de l’antique, cette légère et douce élégie :
La feuille.
— « De la tige détachée,Pauvre Feuille desséchée,Où vas-tu ? » — « Je n’en sais rien.L’orage a frappé le chêneQui seul était mon soutien.De son inconstante haleineLe Zéphyre ou l’AquilonDepuis ce jour me promèneDe la forêt à la plaine,De la montagne au vallon.Je vais où le vent me mèneSans me plaindre ou m’effrayer ;Je vais où va toute chose,Où va la Feuille de roseEt la Feuille de laurier. »
Comme Millevoye, Arnault avait rencontré là une de ces feuilles qui surnagent, un parfum qui devait à jamais s’attacher à son nom. Il avait eu, une fois, de la mélancolie et de la mollesse.
Sa vie littéraire, pour moi, finit à ce moment : non 
qu’il n’ait encore écrit, causé, raillé, ou même risqué des tragédies et
                        comédies62 ; mais, si l’on excepte ses agréables Souvenirs, il n’a plus rien fait qui accroisse réellement cet héritage
                    de choix, le seul dont la postérité se soucie. Accueilli en Belgique avec une
                    hospitalité cordiale, il y écrivit des articles de journaux vifs, mordants,
                    satiriques, qui étaient, dans la presse libérale, le pendant de ce que Michaud
                    faisait ailleurs dans la presse royaliste. Il contribua aux journaux de
                    Bruxelles, comme plus tard, après sa rentrée en France, au Miroir, et distribua des coups de lancette en s’amusant.
                    L’inconvénient de ce genre facile est, pour les gens d’esprit, de les trop
                    livrer à leur penchant et de trop marquer leur humeur : le talent demande à être
                    plus gêné et plus contrarié que cela. Pendant l’absence de M. Arnault et son
                    exil, on donnait au Théâtre-Français son Germanicus
                    (mars 1817), composé depuis plusieurs années, et dont les circonstances d’alors
                    faisaient une allusion continuelle : les partis s’y donnèrent rendez-vous comme
                        
à un combat. La littérature n’a rien à voir là où
                    les passions politiques sont à ce point exaspérées. La France devait pourtant à
                    M. Arnault des réparations ; elle les lui donna. Il y était rentré en 1819.
                    Membre de l’Institut dès 1799, puis rayé en 1816, il fut de nouveau nommé à
                    l’Académie française en 1829. Il y succédait à Picard, et y fut reçu par
                    M. Villemain. Cet ingénieux et charmant panégyriste loua M. Arnault de tout ce
                    qui était à louer en lui, et, jouant avec les mêmes armes, lui fit sentir la
                    pointe de l’épigramme, même en le chatouillant. Parlant de ses Fables et rappelant le nom inévitable de La Fontaine : « Vous
                        avez trouvé à cueillir, lui disait-il, dans ce champ moissonné. Là où nulle
                        comparaison n’est possible, une part d’originalité vous est acquise. Vos Fables ont un caractère à vous. Elles sont, j’en conviens,
                        quelque peu satiriques ; en les lisant, on ne s’écriera pas à chaque page :
                            Le bonhomme ! »
 — Et ici, une suspension avec
                    sourire, une pause malicieuse laissa place à de longs applaudissements :
                        « Mais on dira, reprit le panégyriste d’un ton sérieux et convaincu,
                        on dira toujours : L’honnête homme, dont l’âme est
                        généreuse et droite, lors même que son esprit se blesse et
                        s’irrite ! »
 Et l’éloge continuait, d’autant plus délicat qu’il
                    avait été assaisonné d’un grain piquant.
Pour moi, qui n’ai pas eu l’honneur de connaître personnellement M. Arnault et
                    qui servais alors sous des drapeaux littéraires tout différents, j’ai pu me
                    convaincre de la réalité de l’éloge en ce qui touche le caractère. Plus je me
                    suis approché de la source en interrogeant ceux qui l’ont connu et aimé, mieux
                    j’ai pu m’assurer des qualités morales et des vertus de famille dont il a laissé
                    en eux le vivant souvenir. Il mourut en septembre 1834, à l’âge de soixante-huit
                    ans, plein de force et sans vieillesse. J’ai dû à son digne fils, M. Lucien
                    Arnault, plus de renseignements biographiques intéressants 
qu’il ne m’a été possible d’en employer ici. J’aurais eu à
                    ajouter bien des détails sur la conversation d’Arnault et sur le genre de traits
                    dont elle était remplie. On ferait de ses bons mots et de ses ripostes tout un
                    petit chapitre. Parlant de l’honorable historien Lémontey qui, en petit comité,
                    sous la Restauration, avait tout son courage libéral et tout son trait, mais
                    qui, à la seule vue d’un étranger, rentrait aussitôt dans sa circonspection et
                    s’y renfermait : « Une goutte d’eau, disait Arnault, suffisait pour
                        mouiller toute sa poudre. »
 Pour lui, c’était tout le contraire ; sa
                    poudre partait par tous les temps. La présence de plusieurs ne faisait que le
                    mettre en train et l’exciter. Quand ses amis rédigeaient Le Nain
                        jaune, en 1814, ils le venaient voir le soir dans le salon de Mme Davillier ; ils le faisaient causer et pétiller, et,
                    profitant de ses mots, ils se le donnaient à son insu pour collaborateur
                    involontaire ; ils appelaient cela battre le briquet. Un ami,
                    un inconnu, tout lui était bon à riposte. Un jour, dans un salon, son ami le
                    général Leclerc l’aborde en disant : « Te voilà donc, toi qui te crois un
                        poète après Racine et Corneille ! »
 — « Te voilà donc, lui
                        réplique Arnault, toi qui te crois un général après Turenne et
                        Condé ! »
 — Un jour, au coin d’une rue, heurté par un cavalier
                    maladroit, Arnault se retourne et parle haut ; une altercation s’ensuit ; les
                    passants regardent, et le cavalier, se piquant d’honneur, lui dit en lui
                    présentant sa carte : « Au reste, voilà mon adresse. »
                        — « Votre adresse, reprend Arnault, gardez-la pour conduire votre
                        cheval. »
 Et chacun de rire. À bon chat bon rat,
                    était sa devise. Mais, encore une fois, je renvoie aux fables et apologues où ce
                    côté de son esprit revit tout entier.