(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc »

Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc30

Lettres sur la Sicile. — Lettres écrites d’Allemagne31.

J’assistais, il y a trois semaines environ, à la leçon d’ouverture du Cours de M. Viollet-Le-Duc à l’École des Beaux-Arts, où se pressait une affluence d’auditeurs inaccoutumée. Cette École, on le sait, a été réformée d’après un décret de l’Empereur, venu à la suite de considérations exposées dans un double rapport du ministre et du surintendant des Beaux-Arts. Il ne m’appartient point d’entrer dans l’examen des idées émises ni des réformes qui ont suivi32. Ce que je sais, comme spectateur et témoin des mouvements et variations de notre temps, c’est que la plupart des idées et des réformes indiquées étaient depuis longtemps dans la pensée et dans les discours des hommes éclairés qui s’occupaient le plus de beaux-arts en dehors des Académies, et qu’elles venaient, bien qu’un peu tard, réaliser des vœux qu’ils n’avaient cessé d’exprimer. Or, il est arrivé ce qui s’est vu en bien des cas : c’est que ce qu’on avait tant réclamé, du moment qu’on l’obtenait, est devenu moins agréable à quelques-uns ; au lieu de remercier, ou du moins d’attendre et d’écouter, on s’est remis à discuter de plus belle. La mobilité française, qu’on croit toujours vaincue et qui reparaît toujours, a fait de nouveau ses preuves. Les hommes influents, les Corps dont la réforme opérée diminuait radicalement, — ou plutôt momentanément, comme je le crois, — l’autorité et l’influence, ont parlé haut et se sont récriés : la jeunesse, qui ne demande jamais mieux que de remuer et de s’agiter, ne fût-ce que pour le mouvement seul, s’est partagée en deux camps, fort inégaux, il est vrai. M. Viollet-Le-Duc était, de tous les professeurs nouvellement nommés, celui dont le Cours était le plus attendu parce que l’Histoire de l’Architecture qui en fait le sujet est d’un intérêt plus général, et que le professeur représente un esprit connu, un esprit nouveau dans l’enseignement. Il a donc été écouté, mais pas avec toute l’attention et le silence qui sont dus à tout organe de l’enseignement public, et auxquels avait droit particulièrement un savant qui est maître en son genre. J’ai emporté de cette première leçon une impression pénible ; j’ai reconnu une fois de plus qu’il suffit de quelques malveillants obstinés pour tenir en échec la bonne volonté du grand nombre. Mais ces petites résistances intérieures sont aujourd’hui vaincues, je l’espère ; on en a eu raison sans trop d’effort ; les légèretés de la jeunesse sont excusables. Ce qui l’est moins, ce qui m’a le plus, je ne dirai pas étonné, mais choqué, c’est que les hommes considérables qui n’avaient certainement pas voulu pousser à cette résistance devenue du désordre, qui cependant, et très involontairement sans doute, n’y avaient pas nui, ne se soient pas tenus pour avertis, ne se soient pas arrêtés aussitôt après ces manifestations d’un assez mauvais caractère, et qu’ils aient cru devoir continuer publiquement la polémique engagée, en gens non informés et prétextant d’ignorance, comme si de rien n’était. Est-ce donc à eux qu’il faut rappeler que l’Institut et le bruit des rues ne vont pas ensemble ? L’esprit ne gagne jamais à avoir pour auxiliaire ce qui est le contraire de l’esprit. Mais laissons ce coin fâcheux du débat33. Ayant depuis longtemps lu et étudié, pour mon compte, quelques-uns des écrits de M. Viollet-Le-Duc qui ne sont pas trop spéciaux, j’ai pensé qu’il y avait lieu de profiter d’une circonstance qui le met tout d’un coup en vue et en contact avec le public pour expliquer à ceux qui le connaissent moins, quel il est, et l’ordre d’idées qu’il représente dans l’art, dans l’histoire et l’érudition littéraire. Tout ce qui est d’intelligence générale et qui intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature.

I.

M. Viollet-Le-Duc, né en 1814, avait pour père un homme d’esprit et fort instruit, qui a laissé sa trace dans l’étude critique de notre poésie au xvie  siècle, et pour oncle il avait M. Delécluze. Élevé près de ce dernier à Fontenay-aux-Roses, dans l’institution de M. Morin, il y reçut cette éducation moyenne, sans trop de tradition et sans trop de formules universitaires, à la fois professionnelle et suffisamment classique, que je voudrais voir devenir un jour celle de la majorité de nos concitoyens. L’avantage d’une telle éducation, pour ceux qui ne se destinent pas à desservir en lévites fidèles les autels de l’Antiquité, c’est qu’elle laisse de la liberté aux aptitudes, qu’elle ne prolonge pas sans raison les années scolaires, qu’elle donne pourtant le moyen de suivre plus tard, si le besoin s’en fait sentir, telle ou telle branche d’érudition confinant à l’Antiquité, et que, vers seize ou dix-sept ans, le jeune homme peut s’appliquer sans retard à ce qui va être l’emploi principal de toute sa vie. M. Viollet-Le-Duc ne perdit pas un moment. Sorti de chez M. Morin, en 1829, à seize ans, il se mit aussitôt à l’étude de l’architecture. Ce que demande de connaissances positives et accessoires cet art de premier ordre, qui en embrasse et en subordonne plusieurs autres, est inimaginable. Neuf ou dix années se passèrent pour lui en études spéciales, en voyages : il parcourut en tous sens, et le crayon à la main, la France, l’Espagne, l’Italie ; il séjourna au moins une année à Rome. Il visita alors, ou depuis, la Sicile ; il n’a point vu la Grèce.

Ceux qui croiraient pourtant que le sentiment de l’antique a fait défaut à M. Viollet-Le-Duc dans sa première éducation se tromperaient fort. Il a parlé, en une occasion, de ses impressions à Rome, rien qu’incidemment, il est vrai, mais d’une manière qui laisse peu à désirer aux plus fervents. Parcourant plus tard l’Allemagne et étant à Nuremberg, cette ville gothique, toute dévote à elle-même, tout occupée à se conserver, à se repeindre, et qui est « une collection plutôt qu’une ville », il remarque qu’au milieu des raretés qu’elle offre à chaque pas « on a peine à trouver une de ces œuvres qui laissent un souvenir durable ; on est souvent étonné, jamais ému ; c’est toujours le dernier objet qui frappe le plus et qui fait oublier les autres :

« Je me souviens à ce propos, dit-il, de l’impression que nous ressentîmes à Rome, il y a de cela dix-huit ans (1836). Arrivant dans la Ville éternelle, l’esprit plein de tout ce que l’on dit sur les monuments dont elle est couverte, nous crûmes les premiers jours à une mystification. Les palais nous semblaient assez maussades, insignifiants ; les églises, ou de misérables baraques en brique et sapin mal bâties, ou des amas de formes d’architecture les plus monstrueuses ; les ruines antiques… la plupart d’une mauvaise époque, des édifices cent fois remaniés et ayant perdu leur caractère. Mais, ce premier examen terminé et dans le calme profond dont on jouit si pleinement au milieu de la vaste cité aux trois quarts déserte, quelques monuments, quelques peintures revenaient dans la mémoire, en y laissant chaque jour des traces plus profondes ; bientôt ils formaient comme des points lumineux dont les reflets jetaient la clarté jusque sur les objets les plus médiocres en apparence. Après une année de séjour, nous étions arrivé, comme tant d’autres avant nous, à vénérer les plus humbles pierres de la grande cité, à les considérer avec amour, à trouver à toute chose un parfum d’art, une poésie enfin que nulle autre ville ne possède… »

Nuremberg, en effet, ne saurait tenir, ne fût-ce qu’un instant, devant Rome. Si la première impression que reçut M. Viollet-Le-Duc de la ville éternelle peut sembler un peu légère à ceux qui ont en ces matières assez de religion pour ne pas oser s’avouer à eux-mêmes tout leur sentiment, la seconde impression est la bonne, la véritable, et il l’a reproduite dignement, en mainte page de son œuvre, par le crayon ou par la parole.

Au retour de ses voyages, M. Viollet-Le-Duc fut appliqué aux travaux publics et passa par les différents degrés qui mènent à la maîtrise d’architecture. Entré à la Sainte-Chapelle en qualité d’inspecteur vers 1840, il dut se mettre à étudier particulièrement l’architecture gothique ; il recommença, en ce sens, des voyages ; il refit des comparaisons sans nombre, et plus attentives, en France, en Allemagne, en Italie encore, et bientôt sa vocation dans ce genre fut déterminée et constatée. On lui confia les restaurations les plus importantes, celle de l’église de Vézelay, entre autres, qui dura quinze ans à exécuter. Il y eut concours en 1843 pour la restauration de Notre-Dame : il mérita d’en être chargé avec le regrettable Lassus. Mais je n’ai pas ici à énumérer ses travaux techniques dans cette branche si riche et si variée d’architecture du Moyen-Âge ; ce sont les idées qu’il en déduisit et qu’il a exposées en ses divers ouvrages, qu’il importe de bien mettre en lumière.

II.

Et je remarquerai d’abord qu’il arrivait au moment le plus favorable pour tout préciser et coordonner. On était à l’œuvre depuis plus de dix ans, — j’entends, à l’œuvre exacte et déjà serrée de près de toutes parts. Il ne s’agissait plus de s’enflammer à tout bout de champ pour le gothique, de le préconiser avec esprit et avec feu, mais de le bien connaître et de s’en rendre compte dès sa naissance, dans ses progrès, ses transformations et ses différents âges. L’étude des monuments de pierre, qui précéda de peu chez nous l’étude et la recherche des vieilles Chansons de geste, avait déjà pris du développement et de l’essor vers la fin de la Restauration. Charles Nodier, Victor Hugo, avaient énergiquement tonné contre la bande noire ; des savants positifs, les antiquaires de Normandie, M. de Caumont, Auguste Le Prévost, un si bon et si aimable esprit, décrivaient et remettaient en honneur les monuments, églises, restes d’abbayes et de moutiers, de leur riche province ; pionniers utiles, ils amassaient des matériaux pour un futur classement complet qui se ferait d’après l’observation comparée des caractères. M. Vitet, déjà prêt par ses voyages antérieurs, devenu inspecteur général des monuments historiques après Juillet 1830, homme de verve et de science, donnait à ce genre d’études une impulsion nouvelle, en l’éclairant d’une vue plus générale et en traçant, le premier, avec vérité et largeur le cadre des époques : il a eu l’initiative. M. Mérimée, après lui, précis, attentif et positif comme pas un, allait continuer pendant des années cette suite de services d’un détail infini, et qui exigent des déplacements continuels, une sagacité infatigable ; il sauvait de la ruine quantité d’édifices intéressants, menacés et méconnus. Mais j’en reviens aux premiers temps, à ceux dont j’ai pu juger comme témoin et assistant, parfois comme pèlerin aussi de ces bons et vieux arts. C’était en effet une sorte de pèlerinage où se portaient dévotement les fidèles ; on courait les provinces, on se dirigeait aux bords du Rhin ; de Strasbourg à Cologne, on saluait du plus loin, à l’horizon, chaque ville qui laissait apercevoir un clocher, une flèche « montrant comme du doigt le ciel » ; c’était une vraie course au clocher et à l’ogive. Dans les villes mêmes, à peine entrés et sans se donner un instant de repos, on s’égarait çà et là ; évitant de parti pris les élégances modernes, fuyant les larges quais, les grandes rues, on cherchait tout exprès les plus vieux quartiers, les plus étroites ruelles ; on s’arrêtait à chaque vieille pierre ornée et ciselée, à chaque petit hôtel ayant sa marque de fin de xve  siècle ou de Renaissance ; on entrait sans façon dans les cours. Les Ramey, les Didron datent de ce temps où l’ardeur menait vite à l’érudition. La poésie, la haute imagination se mettait de la partie et prenait les devants. L’apparition de la Notre-Dame de Victor Hugo fut un événement, un signal et comme un fanal allumé sur les hautes tours. La Notre-Dame du poète, c’était une inspiration à côté, une création plutôt qu’une copie fidèle et une histoire du monument. N’importe ! toute cette façade du vieux parvis en était désormais illuminée. La fondation par M. Guizot, en 1835, du Comité historique de la langue, de la littérature et des arts près le ministère de l’Instruction publique, donna un point d’appui et de ralliement aux travaux ultérieurs. Je ne parle pas du Comité, bien autrement essentiel, des monuments historiques, institué près le ministère de l’Intérieur, et qui y aidait, qui y subvenait tout directement ; je ne dirai que ce que je sais. Le Comité historique de la langue et des arts était plutôt une chose de luxe et de surcroît, une réunion où l’agrément avait sa bonne part. M. Charles Lenormant, Auguste Le Prévost, le comte de Montalembert, MM. Hugo, Vitet, Mérimée, Ampère, MM. Lenoir, Didron, Lassos, en étaient à l’origine. J’avais l’honneur aussi d’en faire partie34. Que de courses archéologiques je me rappelle et à Paris et hors de Paris, à l’abbaye de Saint-Denis, à l’église de Sarcelles, à Écouen, ou tout simplement au réfectoire de Saint-Martin des Champs, en la compagnie de ces savants hommes ; que d’occasions de bien savoir et d’apprendre, dont j’ai trop peu profité ! Je faisais cela poétiquement, c’est-à-dire vaguement et au gré du rêve, tout comme nous faisions des herborisations à Morfontaine et à Ermenonville avec Adrien de Jussieu, sans en devenir pour cela plus botaniste.

Il m’en est resté, du moins, l’impression très nette du degré d’avancement où était alors cette science des monuments du Moyen-Âge. M. Viollet-Le-Duc, quand il s’y mit résolument en 1840, venait donc à point pour recueillir les fruits de toute cette étude et de cette battue antérieure, pour tout comprendre dans l’examen de cette époque de l’art et en développer l’ensemble, l’organisme véritable et l’esprit.

Quoique sa vocation, bientôt si prononcée, semble n’avoir guère été déterminée que par le fait et l’à-propos de son entrée à la Sainte-Chapelle, il y était préparé et prédisposé par plus d’une circonstance antérieure et presque de famille. Fils d’un père qui avait goûté l’un des premiers la vieille poésie française, ou ce que l’on appelait alors de ce nom, la poésie de la Renaissance, il devait être tenté de remonter au-delà et de s’assurer dans un autre ordre, à sa manière, du mérite des œuvres et des maîtres du vieux temps. Entendant son respectable et très aimé oncle Delécluze louer et recommander en toute rencontre les procédés de l’art et de l’architecture classique, il devait être tenté aussi de vérifier ces assertions, et peut-être de les contredire un peu. Filiation et contradiction, ce sont deux éléments qu’aime volontiers à associer la jeunesse et qu’elle s’entend très bien à mêler et à combiner. Lorsqu’il se vit le restaurateur en titre de Notre-Dame, il aurait même pu retrouver, après coup, un signe et comme un présage de sa destinée d’artiste, dans une impression d’enfance qu’il a quelque part racontée :

« Il m’est resté, dit-il, le souvenir d’une émotion d’enfant très vive et encore fraîche aujourd’hui dans mon esprit, bien que le fait en question ait dû me frapper à un âge dont on ne garde que des souvenirs très vagues. On me confiait souvent à un vieux domestique qui me menait promener où sa fantaisie le conduisait. Un jour il me fit entrer dans l’église de Notre-Dame, et me portait dans ses bras, car la foule était grande. La cathédrale était tendue de noir. Mes regards se fixèrent sur les vitraux de la rose méridionale à travers laquelle passaient les rayons du soleil, colorés des nuances les plus éclatantes. Je vois encore la place où nous étions arrêtés par la foule. Tout à coup les grandes orgues se firent entendre : pour moi, c’était la rose que j’avais devant les yeux, qui chantait. Mon vieux guide voulut en vain me détromper ; sous cette impression de plus en plus vive, puisque j’en venais, dans mon imagination, à croire que tels panneaux de vitraux produisaient des sons graves, tels autres des sons aigus, je fus saisi d’une si belle terreur qu’il fallut me faire sortir… »

J’en conclus seulement que M. Viollet-Le-Duc eut de bonne heure une organisation très déliée et très vibrante aux diverses expressions de l’art, une faculté de transposition d’un art et d’un sens à l’autre.

III.

Je vais exposer d’après lui l’idée qu’il s’est faite du développement graduel de l’architecture en ses âges et à ses époques les plus caractéristiques. — Je passerai vite sur les commencements trop obscurs et qui prêtent à trop d’hypothèses. De quelle façon les premiers hommes qui, après le besoin de se loger et de s’abriter, eurent l’idée de se faire un tombeau ou d’élever un monument, un temple en l’honneur de l’Être qu’ils adoraient, de quelle façon instinctive et inexpérimentée s’y prirent-ils dans les différents groupes de la famille humaine ? Y a-t-il, à cet égard, des différences fondamentales et premières qui tiennent à la race même et aux dispositions physiologiques originelles, de telle sorte qu’une certaine race n’eut guère d’aptitude que pour agglutiner et pétrir des mélanges de matériaux, telle autre pour empiler industrieusement des pierres, tandis qu’une autre encore, supérieure aux deux précédentes, eut l’idée de bonne heure d’employer le bois et de construire, à l’aide de la charpente, quelque chose de plus savant ? Sont-ce là, en un mot, des spécialités inhérentes à la race, et les différences en ce genre tiennent-elles à une autre cause qu’à l’état des matières premières qu’on avait sous la main dans des lieux différents ? De telles questions sont environnées de trop d’incertitudes pour pouvoir sans doute être jamais tranchées. Avec l’Égypte, avec la Grèce, commencent les questions précises et solubles. Les Grecs, dont on voudrait bien présenter M. Viollet-Le-Duc comme un adversaire et un ennemi, ont eu un art à part et, selon lui, incomparable, un talent unique, délié, fin, composé d’instinct et de réflexion, qui les a conduits dans tout ce qu’ils ont fait à choisir, à corriger, à rectifier, à épurer ; à s’approprier les emprunts mêmes, à les convertir, à les transformer ; à trouver l’expression la plus noble, la plus élégante ; à deviner, par la perfection des sens, des combinaisons de lignes que l’expérience a converties plus tard en lois de stabilité. Que voulez-vous de plus ? Le Grec est essentiellement éclectique et arrangeur avec génie, avec grâce. M. Viollet-Le-Duc fait de lui au Romain, à cet égard, la plus grande différence. On ne saurait trop y insister ; car de loin on est porté à confondre les deux influences, et en littérature comme en architecture, ce n’est que depuis quelque temps qu’on est arrivé à les bien distinguer. En France, quoiqu’il y ait dans notre génie, dans notre tour naturel d’esprit et de langage, ainsi qu’Henri Estienne l’a dès longtemps observé, quelque chose qui nous rapproche davantage des Grecs, nous tenons des Romains par une filiation presque immédiate ; nous y tenons aussi par réflexion, par habitude et routine ; nous empruntons d’eux volontiers nos formules en tout ; dans nos jugements et dans nos raisonnements sur l’art, nous sommes latinistes.

En architecture (puisque c’est de cela qu’il s’agit en ce moment), le Romain, qu’on ne prétend nullement déprécier parce qu’on essaye de le définir, est grand bâtisseur, et il l’est en vue surtout de l’utilité publique comme de la majesté de l’Empire ; il porte dans les monuments qu’il élève une structure puissante, logique, sensée, uniforme, qui affecte l’éternité et va de soi à la grandeur. M. Viollet-Le-Duc, qui démontrera et justifiera dans le détail cette manière de juger et de considérer l’art romain, nous offre, en maint endroit de ses Entretiens, des passages frappants qui font portrait :

« Le Romain est avant tout politique et administrateur, il a fondé la civilisation moderne ; est-il artiste comme l’étaient les Grecs ? Non, certes ! Est-il pourvu de cet instinct qui porte certaines organisations privilégiées à donner à tout ce qu’elles conçoivent une forme émanée directement de l’art ? Non. Il procède tout autrement. Si nous analysons les édifices des Grecs, nous rencontrons toujours cet esprit fin, délicat, qui sait tirer parti de toute difficulté, de tout obstacle, au profit de l’art, jusque dans les moindres détails. L’analyse du monument romain nous révèle d’autres instincts, d’autres préoccupations. Le Romain ne voit que l’ensemble, la satisfaction d’un besoin remplie ; il n’est pas artiste, il gouverne, il administre, il construit. La forme n’est pour lui qu’un vêtement dont il couvre ses constructions, sans se préoccuper si ce vêtement est en harmonie parfaite avec le corps, et si toutes ses parties sont la déduction d’un principe. Il ne s’arrête pas à ces subtilités ; pourvu que le vêtement soit ample et solide, qu’il soit digne de la chose vêtue, qu’il fasse honneur à celui qui le fait faire, peu lui importe d’ailleurs s’il ne remplit pas les conditions d’art que recherche le Grec ! »

Et encore, dans un Entretien suivant, après avoir insisté sur les différences et le contraste qu’il y a entre une architecture légère, équilibrée, habilement pondérée, et la masse imposante d’un chef-d’œuvre romain duquel on peut dire : Mole sua stat, M. Viollet-Le-Duc s’avance jusqu’à penser que l’édifice romain, en général, n’aurait guère plus de beauté, ne ferait guère plus d’effet, si on le suppose complètement restauré, et qu’il gagne plutôt peut-être à la ruine, puisque c’est par là encore que s’atteste le mieux son double caractère dominant, solidité et grandeur ; mais il maintient que ce serait le contraire pour les Grecs qui, eux, tenaient si grand compte dans tout ce qu’ils édifiaient des circonstances environnantes et des accessoires :

« Le Romain est peu sensible au contour, à la forme apparente de l’œuvre d’art : ses monuments composent souvent une silhouette peu attrayante ; il faut se figurer la masse restaurée des grands monuments qui appartiennent à son génie pour reconnaître que, la dimension mise de côté, cette masse devait former des lignes, des contours qui sont bien éloignés de l’élégance grecque. Les Grecs, dans leur architecture, comptaient avec la lumière, la transparence de l’air, avec les sites environnants ; ils apportaient une étude toute particulière dans l’arrangement des angles de leurs édifices, se détachant en silhouette sur le ciel ou sur le fond bleuâtre des montagnes. Il est visible qu’ils n’étudiaient pas ces parties importantes de l’architecture en géométral, mais qu’ils se rendaient un compte très exact et très fin de l’effet perspectif ; c’était véritablement en artistes qu’ils combinaient ces effets… Ces calculs de l’homme doué d’un sentiment juste et délicat de la forme n’entrent pas dans le cerveau du Romain… »

Ce n’est certes pas déprécier ces grandes et belles architectures anciennes en vue de celle du Moyen-Âge, que de les différencier ainsi. Le Romain compte sans doute, et il compte énormément ; mais il n’est pas tout. Sachons comprendre toutes les formes, ne pas les confondre, et ne pas non plus sacrifier l’une à l’autre. Je ne ferai que rentrer dans l’esprit de ces Entretiens de M. Viollet-Le-Duc, en citant sur les monuments d’Athènes à la plus belle époque une page de Plutarque qui m’a toujours semblé des plus heureuses, et que je demande à offrir ici dans l’entière vérité d’une traduction plus exacte qu’on ne se les permet d’ordinaire. C’est en parlant du Parthénon et des autres monuments de cette date, que Plutarque dans sa Vie de Périclès nous dit :

« Pendant que ces ouvrages s’élevaient fiers de grandeur autant qu’inimitables par la beauté et la grâce, les artistes s’efforçant à l’envi de surpasser leur création par la délicatesse du détail, ce qu’il y avait de plus admirable encore, c’était la rapidité. Car ces choses, dont chacune semblait pouvoir être à peine terminée en bien des générations et des âges, s’accomplirent toutes dans le cours florissant d’une seule administration. Et pourtant on dit que comme Agatharcus le peintre était tout fier de ce qu’il faisait des animaux très vite et facilement, Zeuxis, qui l’entendait se vanter, lui dit : « Mais moi, c’est avec bien du temps que j’en viens à bout. » Car la facilité dans le faire et la promptitude ne donnent pas à l’œuvre un poids stable ni la perfection de la beauté : au contraire, le temps qu’on emprunte d’avance pour la création se retrouvera ensuite en force et en santé dans l’œuvre produite. Et c’est aussi ce qui rend plus merveilleux de voir que les ouvrages de Périclès aient été faits pour un si long temps et si vite : car, en ce qui est de la beauté, chacun était dès lors et tout d’abord comme antique, et, pour la fleur, aujourd’hui encore ils sont aussi frais et paraissent aussi jeunes que jamais : tellement il y fleurit je ne sais quel éclat de nouveauté qui en préserve la vue des atteintes du temps, ces ouvrages ayant en eux-mêmes un souffle d’éternelle fraîcheur et une âme secrète qui ne vieillit pas !

« C’était Phidias qui les lui dirigeait tous et qui en était l’inspecteur universel… »

C’est cette fleur, cet éclat de jeunesse dont le Parthénon à demi ruiné jouit encore aujourd’hui, qui manque aux monuments de Rome : ils portent la marque du Peuple-roi, c’est beaucoup ; mais ils sont et semblent antiques. Le Panthéon d’Agrippa, le mieux conservé et le plus entier des édifices purement romains, même quand on se le représente dans la splendeur et la nouveauté de sa magnificence première, ne devait donner qu’une impression de gravité suprême et de majesté.

Combattant l’idée d’une symétrie absolue dont on a fait depuis une règle inflexible, et qui, pour la plupart des esprits, est devenue synonyme de l’idée même de l’art, M. Viollet-Le-Duc montre que les Grecs, plus souples, plus avisés que les Romains, et surtout que les imitateurs des Romains, ne s’y soumettaient pas rigoureusement, et que cette symétrie, pour eux, cédait quelquefois à des raisons fines et d’un ordre supérieur. Prenant pour exemple, sur l’Acropole même d’Athènes, l’Erechtheïum, « ce groupe de trois temples ou salles dont deux se commandent, avec trois portiques à des niveaux différents », se replaçant en idée dans ce bel âge de la Grèce, il suppose que le monument terminé, au moment où l’échafaud disparaît et où l’effet d’ensemble se révèle, un mécontent, un critique sort de la foule et accuse publiquement l’architecte d’avoir violé les règles au gré de sa fantaisie ; et l’artiste alors, heureux d’avoir à s’expliquer devant un peuple véritablement artiste et qui saura le comprendre, réfute agréablement son contradicteur, non sans flatter un peu son auditoire :

« Celui qui vient de parler si légèrement, Athéniens, est probablement un étranger, puisqu’il est nécessaire de lui expliquer les principes d’un art dans l’exercice duquel vous dépassez les autres peuples. Il n’a certainement pas pris la peine de regarder autour de lui, de faire quelques pas, soit dans l’Acropole, soit dans la ville, avant de porter un jugement sur un édifice dont il ne connaît ni la destination sacrée, ni la place. Pour lui, sinon pour vous, je donnerai les raisons qui m’ont guidé, afin qu’il sache qu’un architecte athénien, soigneux de sa réputation, mais plus encore de la gloire d’Athènes, ne fait rien sans avoir mûrement réfléchi sur les dispositions et les apparences qu’il doit donner aux monuments dont la construction lui est confiée. On m’a demandé, vous le savez, trois temples, ou plutôt deux temples réunis : l’un consacré à Neptune Érechthée, l’autre à Minerve, et un édicule consacré à Pandrose35 ; ce n’est pas ici le lieu propre à parler des choses sacrées. Vous savez si je pouvais me permettre de toucher au sol vénéré que je devais protéger ; les deux sanctuaires consacrés à Neptune et à Minerve sont sous un même toit, etc. »

Suivent les raisons solides, de haute convenance et d’art, subtilement déduites. Ce sont véritablement des Entretiens que des leçons si animées.

Ne dirait-on pas que dans cette lutte pressentie et dès lors peut-être engagée avec le critique et le professeur éminent qui descend de l’Acropole, et sur le terrain même de M. Beulé, en face de ce glorieux Parthénon, M. Viollet-Le-Duc se soit piqué d’honneur et ait tenu à faire ses preuves d’homme de goût ? Allons ! monsieur Beulé, homme de mérite et de talent comme vous l’êtes, et à qui il ne doit pas coûter d’en reconnaître chez les autres, convenez que ce n’est pas trop mal pour un de ces « architectes diocésains », que vous accusiez l’autre jour de n’avoir d’yeux que pour le Moyen-Âge. Pourquoi faut-il, parce que l’un, dans sa carrière, a commencé par monter un escalier de l’Acropole, et l’autre par restaurer les voûtes de Notre-Dame (une merveille aussi !), qu’il y ait de ces paroles de dédain qui ne sont pas à leur place entre esprits si distingués ? Le propre de l’intelligence est de comprendre et d’apprécier, même ce qu’on ne fait pas. Le talent peut bien n’être à demeure et n’élire domicile qu’en un seul endroit, mais l’esprit doit être et chez lui et surtout hors de chez lui. Toujours autre part, toujours ailleurs est sa devise36.

 

Il me reste pourtant, sans entrer dans le technique de l’art, à bien marquer le point vif sur lequel M. Viollet-Le-Duc se sépare des architectes classiques proprement dits, à le suivre dans les fines et savantes explications qu’il a données de l’architecture française des XIIe et XIIIe siècles, sa grande et principale étude, son vrai domaine royal, si je puis ainsi parler, et à y reconnaître avec lui, sous des formes si différentes à l’œil, et si grandioses à leur tour ou si charmantes, quelque chose de ces mêmes principes et de ce libre génie dont l’art s’est inspiré et s’inspira toujours aux époques d’invention heureuse et de florissante originalité ; tellement qu’à ne voir que l’esprit, il y a plus de rapport véritable entre les grands artistes de la Grèce et nos vieux maîtres laïques bâtisseurs de cathédrales, qu’entre ces mêmes Phidias ou Ictinus d’immortelle mémoire et les disciples savants, réguliers, formalistes, qui croient les continuer aujourd’hui.

***