Raymond Brucker.
Les Docteurs du jour devant la Famille
I
L’homme de grand service catholique qui a écrit ce livre▶ est mort il y a quelques années. Son ◀livre▶ même était mort avant lui. Mais, après lui, son ◀livre▶ est ressuscité ! Il est sorti de l’oubli sous le coup de pied de la circonstance. Écrit vers 1844, il fit brèche contre les philosophies et les politiques de perdition qui tenaient déjà le mondé et qui le lâchèrent un instant, épouvantées de ce qui restait encore d’âme à la France. Seulement, ce monde, lâché une minute, elles l’ont repris, et avec quel détestable avantage ! Les docteurs du jour d’alors n’étaient que de pervers ou d’imbéciles docteurs, et à présent, imbéciles ou non, ils sont les maîtres. Si les jours ont changé, c’est qu’ils sont pires… Les Docteurs du jour devant la Famille ! Mais la famille, — la famille elle-même, n’est pas non plus ce qu’elle était quand Brucker citait les docteurs du jour devant elle. Travaillée par leur enseignement, décapitée de l’autorité paternelle, ouverte à tout, amollie, presque dissoute, la Famille, qui liait le faisceau des nations, est-elle capable aujourd’hui, contre ceux qui la menacent dans sa vie et dans son action, de la décision d’une énergie ou de la cohésion d’une résistance ? Moment anxieux de l’Histoire ! Que peut-on espérer ou que doit-on craindre ?… Mais le ◀livre▶ de Brucker, qui fut un ◀livre▶ de combat, redevient un ◀livre▶ de combat. Oublié comme un glaive accroché dans une panoplie, on peut l’en arracher et s’en servir. Les vieilles épées se nettoient très bien de leur rouille dans le sang de l’ennemi, et en s’y plongeant, elles reprennent leur pureté meurtrière et le fil immortel de leur acier.
Mais le ◀livre▶ que voici n’est pas qu’une épée. Il ne fait pas que des blessures d’épée… C’est une massue aussi, ou plutôt c’est une masse de choses terrassantes, manœuvrée par une main d’Hercule, — de cet Hercule catholique que fut Brucker ! Dans le temps qu’il lança contre les docteurs du jour cette masse qu’il faut contre eux relancer encore, Brucker était dans le plein midi de sa force. Il avait quarante ans passés. Mais il n’écrivait plus ; il avait donné sa démission de la littérature… L’ancien éventailliste du premier Figaro, dégoûté des Célimènes et des journaux pour lesquels il avait travaillé, dégoûté même des ◀livres▶ qu’il avait écrits, dégoûté des philosophies par lesquelles il avait passé, s’était fait chrétien pour en finir avec tous ces dégoûts, qui sont les égouts de nos cœurs… Il était devenu chrétien, — mais le christianisme de Brucker n’était pas ce haut balcon d’où l’on peut cracher sur le monde méprisé. C’était une crypte jamais assez obscure pour son humilité. Il ne fallut rien moins que l’intervention et la supplication d’un prêtre pour le décider à reprendre une plume qu’il avait jetée là, et qu’il reprit pour la cause de Dieu et de l’Église. Les Docteurs du jour furent donc publiés, et ce fut même Louis Veuillot, la trompette la plus sonore du catholicisme contemporain, qui les annonça. Ce fut là tout. Dieu fit le reste. Dieu seul vit et mesura la largeur de la trouée que ce livre-boulet avait faite dans les rangs des ennemis de la vérité. Les hommes purent la voir et la constater, mais ils n’en dirent rien, pas même ceux que ce boulet avait servis… Les meilleurs coups ne donnent guères qu’un peu de fumée, qu’un souffle a bientôt effacé. On glorifia dans ce temps-là Montalembert et Lacordaire à pleines volées, mais Brucker, qui n’eût, d’ailleurs, jamais sa part dans ce monde ingrat, ne l’eut pas davantage dans ce bruit. Il ne s’en plaignit pas. Il s’en souciait bien !… Le chrétien rentra dans sa crypte aussi simplement qu’il en était sorti. Ce fut sa destinée, à cet homme qui avait réellement du génie, mais pour qui le génie fut toujours une force perdue, de mériter dix gloires pour une, et toutes ces dix, de les manquer ! Ceci est particulier à Brucker. Malechance de facultés énormes, destinée inouïe et providentiellement incompréhensible, — si tant d’infortune ne fut pas plutôt la faute des hommes !
Et, de fait, de ceux-là même parmi les hommes qui l’ont connu et apprécie, combien maintenant y en a-t-il que le silence qui s’étend sur son nom désespère ? Combien qui soient restés fidèles à sa mémoire ?… Compagnon de plume des La Touche, des Gozlan, des Sand, des Balzac, dans la tête desquels, lui, le vaste semeur d’idées, — il en était un ! — avait généreusement semé les siennes alors que tous ces gens-là se débattaient et se détiraient dans leur obscurité, ils n’en ont jamais évoqué, de reconnaissance, le souvenir ! ils n’en ont jamais dit un mot, — un seul mot dans leurs œuvres ! Arrivés au sommet de leur renommée, heureux, applaudis, se faisant entre eux dans leurs ◀livres▶ tous les salamalecs de la camaraderie, qui n’est le plus souvent que l’hypocrisie de l’amitié, aucun d’eux ne s’est noblement retourné vers cet homme dont ils avaient vu à l’œuvre le génie, et qui les avait, avant qu’il fût chrétien, souvent inspirés ! Balzac lui-même, le plus grand et le meilleur de tous, qui amis tout le monde de son temps dans l’immense cercle de sa Comédie humaine soit dans les romans, sous des noms supposés, soit sous les vrais noms, dans ses préfaces, n’a pas, que je me rappelle, écrit une seule fois le nom de Brucker. Le magnanime, qui, le premier, a reconnu le génie de Stendhal, n’a pas vu celui de Brucker !… Franchement, c’est à n’y rien comprendre ! Et, maintenant que ses plus illustres contemporains sont morts, — ceux-là qui, par leur admiration, auraient pu le montrer du doigt à la Gloire, — à cette bête de Gloire qui s’en détournait, — combien, à présent, y en a-t-il qui la demandent pour lui, cette gloire, non pas comme une aumône, ah ! non pas, certes ! mais comme une chose absolument due et que la justice aurait le droit d’exiger ? Eh bien, le croirez-vous ? il n’en est que trois, et, pour la rareté du fait, je veux vous les nommer. Et pourquoi pas ? Il y a (pardon !) moi, d’abord, — le premier en date 2, dans mon ◀livre▶ : Les Œuvres et les Hommes, et, depuis ce ◀livre▶, partout, toutes les fois que j’ai trouvé l’occasion d’y écrire ce nom de Brucker. Il y a Paul Féval, — Paul Féval, le converti de Brucker, — qui l’a peint, dans ses Étapes d’une conversion, de manière à donner de cet homme la grande idée qu’on doit en garder. Et enfin, il y a M. Henri Villard, qui a réédité les Docteurs du jour devant la Famille. Trois, donc, trois ! et pas un de plus ! pour rappeler au monde ignorant et frivole un des plus grands esprits de ce siècle, — à présent disparu !
Vous qui voyez la lumière,De moi vous souvenez-vous ?
Trois faiseurs d’épitaphe pour une tombe qui n’a peut-être pas de pierre sur laquelle ils puissent graver la leur, et qui, sur la poussière où ils récrivent, ne sera plus lisible demain !
II
C’est Walter Scott, je crois, qui s’appela pendant des années, en Angleterre, « le Grand Inconnu ». C’est lui qui prit plaisir longtemps à cet incognito de Dieu ou de Roi. Jouissance solitaire et profonde. Il masquait son nom et sa personne avec des chefs-d’œuvre qu’il ne signait pas, et l’Angleterre se mourait de curiosité, de cette curiosité plus piquante et plus enivrante pour l’âme choisie qui l’inspire, que la gloire elle-même et ses bruyantes admirations ! Brucker, lui, n’eut jamais ce bonheur raffiné d’être le grand inconnu qu’on voudrait connaître, mais il n’en fut pas moins, relativement, un grand inconnu, parmi tant de cuistres retentissants. Il est vrai que, comme Walter Scott, il ne faisait pas de chefs-d’œuvre presque rythmés dans leurs apparitions, tant ils paraissaient avec l’exactitude d’un battant de cloche qui sonne les heures. Il n’était pas, d’ailleurs, de vocation absolue, un romancier, quoiqu’il ait fait aussi des romans, et, entre autres, ces Docteurs du jour, qui ont un cadre romanesque dessiné pour y mettre bien autre chose que des romans, et qui pourtant en contiennent un, si ce n’est deux… Brucker avait d’autres facultés que celles-là avec lesquelles on crée des fictions intéressantes ou charmantes, et ces facultés impérieuses et précises avaient trop soif de vérité pour s’arrêter beaucoup aux beautés du rêve, qui traversèrent cependant son imagination dans la chaleur de sa jeunesse, quand, par exemple, il écrivit en collaboration ce roman des Intimes, oublié, comme s’il l’avait fait seul, malgré les diamants d’esprit qu’y jeta Gozlan et qui ne firent point pâlir les rubis que lui, Brucker, plaça à côté… La gerbe de facultés différentes qu’avait Brucker et qui se nuisaient peut-être les unes aux autres par le fait de leur nombre, avaient, au centre du magnifique bouquet qu’elles formaient, deux fleurs superbes et excessivement rares : la métaphysique, — non pas froide chez lui comme chez les autres métaphysiciens, mais de feu, — et une puissance de formule algébrique qui donnait à ses idées et à son style — même littérairement — une rigueur et une plénitude incomparables. C’est là l’originalité imméconnaissable de Brucker comme écrivain. Parmi ses supériorités, c’est là sa maîtresse supériorité, et elle était en lui si profondément organique, elle avait poussé si naturellement dans la pleine terre de son esprit, qu’il l’avait toujours même sans écrire, même quand il parlait ; car il était encore plus orateur qu’écrivain, il l’était infiniment plus ! Au lieu de travailler dans le recueillement à des œuvres de longue haleine, Brucker inventait sur place, dans des merveilles d’improvisation, et profondes comme des improvisations ne le sont jamais ! Et il n’avait pas que le génie de l’éloquence, il avait celui de la conversation, bien autrement rare que l’éloquence et bien au-dessus, malgré ce qu’en peuvent penser les badauds. C’est pour cela que, de bonne heure, il dédaigna d’écrire… et que les ◀livres▶ qu’il a laissés ne donnent pas la mesure de la force de son esprit.
Elle était ailleurs. L’esprit de Brucker était plus vivant que le ◀livre▶ le plus vivant, Seulement, quels que soient ses ◀livres▶, qui certainement ne donnent pas la valeur intégrale de l’homme, il y a dans tous — comme dans ces Docteurs du jour qu’on a republiés — des beautés de points de vue, d’idées et d’éloquence qui devraient le défendre contre l’indifférence méprisante de la génération présente, dépravée par l’éducation des œuvres busses, et le tirer de cette insolente obscurité qu’on a fait tomber et qui s’épaissit sur son nom !
III
Ce ◀livre▶ des Docteurs du jour domine de beaucoup la littérature, et c’est même ce qui en expliquerait les défauts littéraires, car il en a, que la Critique est en droit d’y relever. Ainsi, on pourrait trouver qu’il manque d’ensemble et de méthode sévère, et on le comprend, si on se reporte aux circonstances dans lesquelles Brucker récrivit. Je l’ai dit plus haut : à ce triste moment du siècle, Brucker, cet esprit ardent, ce Don Juan intellectuel, qui avait cherché dans toutes les idées de son temps, comme l’autre Don Juan dans toutes les femmes du sien, un infini qui n’y était pas davantage, avait tué raide l’auteur en lui. Il s’était réfugié dans la pensée divine… Quand la crise de la France du temps, livrée aux démoralisateurs qui ne la démoralisaient que pour la gouverner et qui maintenant la gouvernent, l’appela, par une voix respectée, au secours de l’enseignement chrétien en péril, il n’était plus qu’un contemplateur à l’écart, avec les bras croisés de la méditation solitaire. Mais, à cette voix, il s’interrompit de contempler et il se décroisa les bras pour frapper les rudes coups de ce ◀livre▶, dont il se laissa même dicter la forme, trop romanesque à mon gré, mais qu’on lui imposa pour que le ◀livre▶, sous cette forme, saisît mieux l’imagination et allât plus vite et plus avant dans la publicité et dans le succès. Mauvais calcul, selon moi ! car ce qui est si mâle doit rester mâle, et on ne féminise pas impunément les sujets virils. C’est toujours les émasculer. Pour mon compte, en effet, je suis persuadé, à distance, que si Brucker fût resté le maître de son inspiration personnelle, son ◀livre▶ y aurait extrêmement gagné en composition et en portée… Mais il obéit chrétiennement à une idée qui n’était pas la sienne, souple jusque-là, ce grand esprit, qui pouvait tout par lui-même mais qui était désintéressé de tout, même de la beauté de son ◀livre▶, et ne voyait rien de plus que ce qu’on lui montrait, — la puissance de son utilité.
Du reste, quels que soient les défauts de cet ouvrage, qui a la vigueur d’un acte et le mérite d’une vertu, ce n’en est pas moins une œuvre exceptionnelle, de la polémique la plus redoutable et de la plus écrasante discussion. Il ne fut pas long à écrire. Une fois demandé, il jaillit, comme tout jaillissait dans Brucker, cet homme-source, qui avait en lui tous les agissements et tous les bouillonnements de l’esprit humain… Mélange de tous les genres de ◀livres▶ dans un seul ◀livre▶, tout à la fois roman et histoire, critique d’idées et de systèmes, invention de caractères et de personnages pour rendre plus vivantes et plus entraînantes ses théories ; dramatique, poétique, descriptif, mettant des tableaux de mœurs dans des paysages, naturel et intime, et, au milieu de tout cela, débordant de questions, d’explanations, d’argumentations, de démonstrations et de conversations qui roulent dans une verve de style semblable à un battement précipité d’artères, ce ◀livre▶ est peut-être un chaos de puissant ces trop alchimiquement entassées, mais c’est un chaos auquel il faut appliquer cet éternel mot de génie qu’on peut appliquer pour tout à Brucker, — à cet ébaucheur rapide et sublime ! C’est un chaos, mais qui, sur le papier devenu vivant, éclate du génie oratoire de Brucker ! On l’entend, en effet, plus qu’on ne le voit, dans ce ◀livre▶, qui exprime bien tout ce qu’était cet esprit de vif argent dans le remuement incessant de ses infatigables facultés. Et je n’ai pas tout dit encore, en faisant cette nomenclature ! Sous ce pêle-mêle d’idées et d’images, de sentiments et d’abstractions, il y a une unité qui tient au fond du ◀livre▶ et de l’âme de l’auteur, et qui nous venge bien du manque d’unité de cette forme que j’ai signalée ; et cette unité du sujet, retrouvée, à toute place, dans cette dispersion de qualités qui rayonnent de toutes parts, en ce ◀livre▶ formidable, comme les balles écartées d’une espingole, c’est justement ce qui est en cause dans cette misérable heure : c’est la grandeur et le droit de la paternité ! Le ◀livre▶ des Docteurs du jour porte cette marque glorieuse d’être l’expression exaspérée ou désespérée du sentiment paternel, que les docteurs d’aujourd’hui comme d’hier ont pour sagesse de vouloir arracher du cœur des hommes et de leurs législations !
IV
Et c’est ce qu’il faut, et plus que jamais, empêcher, aujourd’hui comme il y a quarante ans. En ce temps-là comme en celui-ci, il y avait contre la paternité et la famille, qui ne font qu’un, du reste, l’hostilité héréditaire de l’égalité entre tous et de la cohue révolutionnaire, qui ne font aussi qu’un à leur tour, et c’est pour sauver la Paternité et la Famille, qu’on voulait noyer dans cette cohue, c’est pour défendre leur personnalité et leur dignité violées par un enseignement qui n’aurait pas été chrétien, que Brucker fit ses Docteurs du jour, dont le jour est revenu… Il y discute toutes les questions hypocrites sous lesquelles les docteurs d’alors cachaient leurs haines et leurs projets contre la société chrétienne. Il y prend, une à une, toutes ces philosophies sociales dont les imaginations du temps étaient affolées, et entre toutes celles de Babeuf, de Saint-Simon, de Charles Fourrier, de Pierre Leroux, qui voulaient plus que les autres se donner les airs d’être quelque chose, et qui n’étaient, comme les autres, rien de plus que les conséquences de la philosophie du xviiie siècle, et il faut voir avec quelle rapidité d’analyse il les discute et les découd en quelques lignes, de ce style mathématique et brillant qui caractérise sa personnalité d’écrivain ! Après les Philosophies, c’est l’Histoire qu’il aborde, l’Histoire, qui s’appelait alors Michelet et Quinet, qui maintenant ne s’appelle plus personne, et n’en dit pas moins, mais sans aucun talent, les mêmes mensonges qu’alors. Il l’écrit, lui, d’une plume irréfragable, et sur la question des Jésuites, le scandale de l’époque comme elle l’est redevenue aujourd’hui, c’est avec une autorité si lumineuse que cette vile histoire ne peut plus servir même à être ce qu’elle fut longtemps, — une calomnie… Et pourtant, ne vous y méprenez pas ! ce n’est ni ces massacres de Philosophies éviscérées, ni ces replacements de l’Histoire dans la vérité de sa lumière, qui font la supériorité et l’importance, toujours actuelle, des Docteurs du jour.
Non ! le grand intérêt de ce ◀livre▶, c’est la question de la Paternité et de la Famille, qui est une question aujourd’hui et qui n’en était pas une autrefois ; car c’était le principe, l’indiscutable principe de l’organisation de toute société, et quelque chose comme l’âme du monde. La Paternité, qui crée la Famille, insultée maintenant et presque avilie dans une société où les mœurs et les comédies qui les réfléchissent montrent le père toujours inférieur aux enfants et éternellement bafoué par eux ; entamée, de plus, par une philosophie qui a créé l’individualisme moderne et par une révolution qui, du premier coup, enleva à la Famille le droit d’aînesse, cette Paternité a eu bientôt contre elle une effroyable et universelle conspiration, et on le conçoit, car plus une société devient irréligieuse, plus elle peut se passer de père et de Dieu ! Blessée même par la main de Napoléon, qui dut en frémir jusque dans le fin fond de son génie, mais qui eut la révolutionnaire faiblesse d’en circonscrire l’action et d’en diminuer la puissance, la Paternité, menacée davantage chaque jour, de toutes parts, est le symptôme accusateur d’une société qui s’écroule, et c’est ce que vit tout d’abord et avant tout Brucker, quand il s’agit de donner le robuste appui de son épaule à cette pauvre société chrétienne, ébranlée dans son fondement même. En ce ◀livre▶ des Docteurs du jour, c’est surtout le champion de la Paternité que Brucker voulut être. Père lui-même, père chrétien, il savait l’auguste grandeur de cette première des magistratures. — Qu’on me permette une anecdote : Un jour, en 1848, il était allé, sous les balles, chercher un de ses fils aux barricades, et il avait fait rentrer devant lui à la maison ce jeune homme, qui y rentra tête basse et le fusil fumant encore entre ses mains. Pater Familias qui n’avait pas eu besoin de licteur pour se faire obéir d’un enfant révolté, mais qui, au geste de son père, avait eu cet héroïsme, plus difficile que l’autre, d’obéir ! Eh bien, c’est cette force de la Paternité, dont Brucker n’avait pas seulement que l’idée dans la tête, mais dont il avait aussi le sentiment dans la poitrine, c’est cette force de la Paternité qu’il résolut de réapprendre au monde, en la lui peignant… Et puisqu’il avait accepté la forme du roman dans son ouvrage, il y introduisit un père comme on n’en connaissait plus, un père qui relevait la Paternité de tous les avilissements qu’elle subissait, depuis des siècles, dans les mœurs et dans les comédies ! Il mit, pour la première fois, devant les enfants, un père supérieur à ses enfants de toutes les manières, et par la raison, et par le caractère, et par la majesté de l’une et de l’autre, et par les grâces de l’esprit, et par la bonté, cette grâce des grâces, et on put comprendre, en le voyant, que la Famille, même atteinte par de fausses doctrines, pouvait se refaire, de par l’ascendant et l’influence de son chef, et rentrer noblement dans la vérité du respect et de l’obéissance. Tel est le profond du ◀livre de Brucker et l’habile calcul de sa portée. Et, en effet, tant que la Paternité, qui est dans la famille ce que Dieu même est dans l’univers, restera debout dans un seul code ou dans un seul cœur ; — tant que cette Paternité discutée, diminuée, méprisée, imbécillisée comme elle l’est par de lâches tendresses, n’aura pas cependant entièrement perdu la notion de son imprescriptible droit et n’aura pas été remplacée par l’État, ce tyran eunuque qui n’a pas d’enfants ! — tant que ce beau débris de l’histoire du genre humain tout entier ne sera pas rasé de l’âme humaine, de sa conscience et de sa mémoire, et que chez nous il y aura encore autre chose que des bâtards et des institutions qui veulent bâtardiser la France, la Société de tous les temps et de l’Histoire ne sera pas vaincue et l’aveugle et forcené génie de la Révolution n’aura pas dit son dernier mot !!
V
Seulement, voilà ! le dira-t-il un jour ? ou le lui renfoncerons-nous dans la gorge, ce dernier mot qu’il tient à dire ! Qui sait, maintenant !… Qui sait !… La société actuelle est descendue dans le mal d’autant de marches qu’elle a descendu d’années depuis le temps où Raymond Brucker écrivait les Docteurs du jour. La dernière édition qu’on en a faite a-t-elle eu un succès égal à celui de la première ?… Raymond Brucker, le trop oublié Brucker, — dont les petits lettrés de cet âge disent peut-être, avec des airs curieux et naïfs : « Qu’est-ce que c’est donc que ce Raymond Brucker ? » — Raymond Brucker, qui n’a jamais bénéficié de rien, et pour lequel l’Église, dont il fut le serviteur fidèle et héroïque jusqu’au dernier moment, n’a rien fait, et qu’elle a laissé mourir de faim ou à peu près ; Raymond Brucker, dont les grands hommes littéraires du temps où il fut littéraire comme eux, avec autant de talent qu’eux, diraient peut-être, s’ils vivaient encore : « Je ne connais pas cet homme-là », comme saint Pierre l’a dit de Jésus-Christ, aura-t-il, à propos de ses Docteurs du jour, ce bonheur d’outre-tombe, qui ne sera un bonheur que pour nous qui l’avons aimé, de quelques rumeurs flatteuses autour de son tombeau ?… Malheureux homme ! qui porta toujours noblement et gaiement sa peine ! Beaumarchais chrétien, avec l’esprit et la combattante gaieté de Beaumarchais, mais qui, de cette fois, ne triompha pas…
Malheureux ! qui n’avait pas d’étoile, et qui eût pu être un soleil !