(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre II. Vérification de la loi par l’examen de la littérature française » pp. 34-154
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(1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Chapitre II. Vérification de la loi par l’examen de la littérature française » pp. 34-154

Chapitre II.
Vérification de la loi par l’examen de la littérature française

I. — Ère féodale et catholique : des origines à 1520 environ

C’est une nécessité vraiment malencontreuse que de commencer une démonstration par la période toujours obscure des origines. Depuis l’invasion des Francs jusqu’à 1050, pour une période de six siècles, nous n’avons en « roman » que bien peu de textes littéraires : Sainte Eulalie, la Passion, Saint Léger, Saint Alexis ; ce peu de chose est exclusivement de nature religieuse et ne saurait expliquer, ni pour le fond ni pour la forme, le Roland, le Pèlerinage et toute la floraison épique du xiie  siècle. Il y a eu autre chose, une poésie disparue, parce qu’elle fut orale. Là-dessus tout le monde est d’accord. Quelle que fût sa langue, latine, ou franque, ou romane, le peuple n’a pas cessé de chanter ; il est impossible, de par les lois psychologiques et de par l’expérience, d’admettre un seul instant un silence séculaire ; au contraire, la nouvelle religion, le nouvel état politique et social devaient provoquer une nouvelle poésie. De quelle forme et de quelle nature ? Que dans le domaine religieux le peuple ait subi jusqu’à un certain point la langue latine, de l’Église, cela est vraisemblable ; mais il ne faudrait rien exagérer ; les textes nommés ci-dessus prouvent la coexistence d’une poésie romane ; les soins des clercs nous ont conservé ces quelques textes, parce qu’ils sont de nature religieuse ; mais la poésie profane ? Ici deux théories principales se trouvent depuis longtemps en présence, pour la littérature française comme pour la littérature grecque et d’autres encore. L’une suppose des commencements épiques, dont on retrouverait les traces chez certains historiens et dans les poèmes conservés d’une époque plus récente ; l’autre suppose une poésie lyrique, populaire, surtout orale, donc aisément disparue. — Si la loi que j’ai déjà esquissée est exacte pour d’autres ères, elle doit l’être aussi pour les origines, et la question serait résolue pour ainsi dire par équation mathématique ; mais je ne veux pas commettre une pétition de principe, ne fût-elle qu’apparente ou partielle. Je ne considère la loi que comme une simple présomption en faveur des origines lyriques. D’autres arguments ne font pas défaut.

Même les partisans d’une épopée primitive admettent la coexistence d’une poésie lyrique (« il va sans dire qu’on ne nie pas l’existence de chants lyriques », Lanson) ; les uns supposent des cantilènes lyrico-épiques, devenues poèmes par « juxtaposition » ; les autres supposent de « petits poèmes », agrandis plus tard par « étirement ». Le mot étirement est heureux, séduisant ; mais à relire telle épopée, on n’arrive pas à concevoir ce procédé, ni pour le fond ni pour la forme ; considéré de plus près, il ne répond ni à la psychologie ni à l’esthétique. Qu’il y ait eu, à l’occasion, juxtaposition, cela est fort probable ; mais la juxtaposition systématique se heurte aux mêmes difficultés que l’étirement ; les maladresses, répétitions et contradictions dont on fait tant de cas ne suffisent pas à étayer le système ; j’en ai relevé de moins graves, mais de même genre, jusque chez un artiste tel que Flaubert. S’il faut exclure l’étirement et la juxtaposition de « petits poèmes », il ne resterait plus, en admettant des origines épiques, qu’à supposer de véritables poèmes ; il y a à cela une nouvelle difficulté. On s’explique que la poésie lyrique soit demeurée longtemps orale et qu’elle ait disparu sans laisser d’autres traces que des refrains et des motifs ; on s’explique encore que la farce, véritable commedia dell’ arte, n’ait pas nécessité de notation écrite ; mais on ne saurait admettre une floraison épique à l’état oral ; c’est trop demander à la faculté créatrice et à la mémoire du poète. Supposer une épopée contemporaine des événements, c’est se méprendre encore sur la psychologie populaire, sur l’imagination qui n’embellit qu’à distance, par une lente élaboration de légendes4.

Toutes les reconstructions systématiques d’épopées disparues (comme celle de Kurth, pour ne citer qu’un nom) pèchent par une accumulation de subtilités ; très ingénieuses dans le détail, elles sont fausses dans l’ensemble.

Un autre fait : depuis longtemps on avait remarqué dans l’épopée, telle que nous la possédons, une forte influence cléricale ; je me souviens que, en 1891 déjà, mon maître Henri Morf reprochait un peu à Gaston Paris de n’avoir pas, dans son Manuel, rangé l’épopée dans la littérature religieuse. Étant donné cet élément clérical, on a peine à comprendre comment les clercs, qui nous ont conservé Saint-Alexis, ne nous auraient pas conservé au moins deux ou trois de ces anciens et nombreux poèmes admis par hypothèse, où les preux mettaient leur épée au service de l’Église et couronnaient leur vie héroïque par un édifiant moniage. Cet élément clérical, Joseph Bédier vient de le prouver et de l’expliquer d’une façon lumineuse et rigoureuse, et j’estime qu’après ses travaux l’hypothèse d’une épopée antérieure à la fin du xie  siècle est définitivement écartée. — Reste donc à admettre pour la première période une floraison lyrique.

En faveur de cette opinion nous avons, non seulement l’élimination nécessaire de la poésie épique et plusieurs raisons générales de logique et de psychologie, mais encore des arguments positifs. Je rappelle brièvement les refrains et les motifs dont Alfred Jeanroy a montré l’importance, les chansons de mai, chansons à danser, que Gaston Paris a ressuscitées en savant et en poète, et enfin les condamnations lancées par le clergé contre les cantica puellarum, turpia, obscœna, qui sont certainement des chansons d’amour. Dans une étude assez brève, mais extrêmement condensée, Francesco Novati vient de réunir tous ces arguments, d’y en ajouter d’autres, et je puis me contenter de citer quelques lignes de ce profond connaisseur du moyen âge français et italien :

« Che la musa plebea non abbia mai taciuto del tutto nemmeno durante il crepuscolo caliginoso e tetro del primordiale medio evo in Italia, è credenza la quale va ogni giorno più conseguendo favore nel mondo degli studiosi, sicchè potrebbesi oramai considerare come fuori di discussione, anche se tornasse impossibile recarne innanzi prove concrete. Fortunatamente, però, le prove non mancano… per dimostrare come non solo in Francia, ma anche nella penisola nostra, in tempi remotissimi, la lirica popolare siasi esercitata in ogni genere di componimenti ; e l’anima delle moltitudini abbia variamente vibrato sotto l’impulso de’ sentimenti eternamente destinati a commuoverla : amore e odio, gioia e dolore, pianto e riso5. »

Première période : des origines au commencement du douzième siècle6

Nous sommes mal renseignés sur les mœurs, l’état d’esprit de ces commencements de la civilisation nouvelle. Les faits que nous connaissons de l’histoire politique, sociale et religieuse, sont souvent difficiles à interpréter, d’abord à cause de leurs propres lacunes, et ensuite parce que notre information est d’origine presque exclusivement cléricale. Ceux que nous aimerions entendre n’écrivaient pas, ni en latin ni en roman. Les plus anciens monuments en langue vulgaire que nous possédions nous indiquent simplement à quelle date le français, suffisamment différencié du latin, était déjà (mais depuis quand ?) en usage dans le peuple ; rien de plus. La persistance séculaire du latin chez les intellectuels et leur mépris du vulgaire nous ont privés des œuvres littéraires les plus significatives. Les théologiens, les chroniqueurs, les poètes lettrés ont souffert de ce vêtement traditionaliste, quant à la sincérité de leur expression et à la valeur même de leur vision des choses ; c’est chez eux pourtant qu’il nous faut chercher les idées directrices de l’époque ; avec discernement, avec amour.

Le jugement que nous portons habituellement sur les « ténèbres du premier moyen âge » est faussé par notre anticléricalisme, par notre vanité d’hommes « modernes », par la sécheresse soi-disant objective de notre érudition ; pour bien pénétrer l’état d’esprit d’alors, il faudrait se faire une âme naïve et catholique. Sans doute, ce fut une époque de bouleversements politiques, de brutalités, et où dominait en religion une conception du monde qui nous paraît inhumaine ; mais au lieu de juger ces choses d’après nos goûts, il faut les comparer à ce qui précéda : l’invasion des barbares, l’écroulement du paganisme, l’anarchie complète ; alors, les ténèbres se transforment en aurore. Certes, l’imagination livrée à elle-même nous égare ; et pourtant, sans elle, le passé est mort ; guidée par les faits, elle est nécessaire à l’histoire. Pour revivre le passé, il faut sympathiser avec lui. Plus j’étudie l’époque qui entoure l’an 1000, et plus j’y sens un souffle d’exaltation superbe, un renouveau ; ce qui nous semble, à nous, du désordre, était pour les gens d’alors un commencement de stabilité ; l’équilibre féodal s’ébauchait ; des intérêts communs groupaient des provinces, les unissaient contre le Sarrasin, esquissaient des nations ; quand nous estimons misérable la condition des vilains, nous oublions la relativité du bonheur ; surtout, nous méconnaissons la puissance de la foi nouvelle, qui n’est plus la nôtre, mais qui fut en son temps une lumière bienfaisante et miraculeuse ; elle nous semble déprimante ; en réalité elle fut une délivrance, et, grâce à elle, le monde se parait « d’une blanche robe d’églises neuves ».

Là où nos positivistes ne voient que fanatiques et imposteurs, le psychologue remet en souriant des saints et des miracles ; les légendes lui sont, non point de l’histoire, mais pourtant une indication précieuse ; longtemps avant d’entrer dans la littérature, ils couraient déjà de bouche en bouche les récits du jongleur de Notre-Dame, du chevalier au barizel, des roses du frère Ave Maria. Il y a eu là toute une floraison de lyrisme religieux (prières, louanges, légendes), dont nous n’avons pas les textes (du moins sous leur forme primitive) mais qu’on ne saurait mettre en doute.

Puis il y a la réaction, l’affirmation joyeuse de l’instinct, telle que Gaston Paris l’a décrite dans sa magistrale étude sur les origines de la poésie lyrique ; nous en avons des traces dans ces refrains qu’Alfred Jeanroy a si heureusement ramenés à des thèmes primitifs, et jusque dans la poésie provençale qui nous donne une idée de ce que nous posséderions si le latin ne s’était pas imposé, dans la France du Nord, à la création intellectuelle.

Enfin il y a la poésie guerrière, attestée par la Vie de saint Faron, qu’on a invoquée à tort en faveur des origines épiques ; non pas que le souffle épique ait fait complètement défaut ; on le trouve, mêlé au lyrisme, dans les chansons de toile, dans les romances, mais il n’est pas l’élément principal.

Pour le genre dramatique, il faut supposer la farce, car elle est immortelle ; le drame liturgique, tel que le Sponsus nous le fait entrevoir, n’est encore qu’une série de tableaux vivants, au service de l’enseignement religieux.

En vérité, tout cela est peu de chose ; les textes manquent, et leur absence ne s’explique, je le répète, que pour de brèves poésies de caractère lyrique et populaire. Ce caractère lyrique de la première période est le fait essentiel ; quand on en sera bien pénétré, on interprétera et on groupera mieux les divers témoignages de la littérature en langue latine ; on retrouvera, derrière le système des clercs, l’âme d’un peuple nouveau, et le jugement total que nous portons sur cette époque de nos origines s’en trouvera heureusement modifié, dans un sens de plus grande justice historique. Ce n’est pas un crépuscule, c’est une aube ; ce n’est pas une erreur superstitieuse, c’est une foi.

Deuxième période : de 1100 environ à 13287

Le xiie et le xiiie  siècles sont de beaucoup les plus grands de la littérature française de la première ère ; la royauté féodale et la théocratie y atteignent leur point culminant. La « douce France » s’affirme à la fois comme la première nation européenne (la première en date, la plus consciente et la plus puissante), et comme la fille aînée de l’Église. La royauté domine les barons dans la mesure où la féodalité le permet ; elle a conquis le Sud, et favorise le développement de la bourgeoisie qui sera, aux jours de crise, sa réserve suprême. L’Église s’est accommodée à la réalité, mettant son autorité au service de la royauté, moyennant quoi elle règne dans l’enseignement, dans la vie intellectuelle, où elle crée par saint Thomas d’Aquin un système qu’il est permis aujourd’hui de combattre à outrance sans en méconnaître la grandeur géniale. Pour se renseigner sur les idées, sur l’action parallèle des deux principes essentiels, il faut lire les prédicateurs, les Miracles de Gautier de Coincy, et surtout Villehardouin et Joinville.

Cette époque est épique, logiquement. En chantant le passé, l’épopée glorifie, justifie l’action présente ; en racontant les siècles disparus, elle y met, ainsi que Joseph Bédier l’a montré avec force, les mœurs et les notions du présent ; elle dégage une ligne de ce qui avait semblé une anarchie. La poésie, c’est Roland à Roncevaux ; la réalité, c’est Philippe-Auguste à Bouvines. Née autour d’un sanctuaire, le long des routes de pèlerinage, l’épopée manifeste l’union intime de l’Église et de la royauté. La théorie de M. Bédier n’est pas encore achevée à l’heure où j’écris ces lignes ; mais on peut en prévoir la conclusion ; il lui reste à montrer, à côté de l’Église instigatrice, le rôle de l’imagination populaire dans la légende, et celui de l’individu dans la création des poèmes ; déjà elle explique fort bien l’occasion déterminante, le mécanisme et une partie de la tendance ; sans doute elle dira bientôt l’esprit général, le souffle qui anima tant de poètes, et la fusion de l’idée nationale avec l’idée religieuse.

La fin du xie  siècle avait déjà produit quelques poèmes, dont le Roland, typique, et le Pèlerinage de Charlemagne, si particulier. C’est maintenant la grande floraison ; il est superflu de détailler les titres, les cycles ; l’épopée nationale, une des gloires de la littérature française, est suffisamment connue dans ses traits essentiels. Nous en voyons aussi, il est vrai, les défauts, les répétitions, les clichés ; mais, plus près de nous, ne voyons-nous pas les clichés romantiques ? et nos fils ne souriront-ils pas des lieux communs naturalistes ? L’épopée nationale fut, pendant deux siècles, le « grand succès » ; chantée par les jongleurs jusque sur le champ de bataille, et lue aussi par les lettrés, elle fit battre les cœurs des héros et des rustres ; expression d’une unité grandissante, elle contribue à cette unité.

À côté d’elle, un autre monde épique : le roman chevaleresque, le roman antique. Plus savante et plus raffinée en sa psychologie, cette poésie aristocratique nous montre les mêmes énergies au service d’autres mobiles ; et c’est déjà, au-delà des frontières des nations et des religions, la tendance à universaliser ; si bien qu’aujourd’hui encore, en tout pays civilisé, Tristan vit et meurt pour Yseut, et Lancelot s’obstine à la recherche du Graal. — Toujours dans le domaine épique, ce sont les lais ; Marie de France ; les branches primitives du Roman de Renart, d’où la satire est encore absente ; la première partie du Roman de la Rose où, sous une forme épique, il y a beaucoup de lyrisme, de celui de l’époque.

La poésie lyrique, aristocratique, est une fin, très gracieuse d’ailleurs. La valeur de la forme, et le fait que ces petites pièces sont utiles pour des exercices philologiques et des thèses de doctorat, ne doivent pas nous tromper sur la valeur du fond : il s’agit d’une imitation, d’une convention de salon, avec parfois un accent sincère et individuel que la pénétration de J. Bédier s’est appliquée à discerner ; tout cela est charmant ; pourtant je préfère, avec Alceste, Si le Roi m’avait donné… À part quelques exceptions, cette poésie a surtout une valeur relative, comme indice d’une mode et comme document de l’esprit aristocratique ; mais à ce point de vue encore le roman chevaleresque est plus complet, plus précis.

La bourgeoisie se passionne évidemment pour l’épopée nationale ; je m’étonnerais qu’elle n’ait pas goûté aussi le roman aristocratique, puisqu’elle s’essaie elle-même aux raffinements de la poésie lyrique courtoise. Elle fait mieux d’ailleurs : elle apporte à la littérature ses éléments à elle : le réalisme, la satire, la discussion. Sous la forme épique, ce sont les branches nouvelles de Renart, dérision de l’épopée chevaleresque, de l’Église et du vilain ; ce sont les fabliaux ; c’est surtout la seconde partie du Roman de la Rose, Guillaume de Lorris était, dans son gracieux lyrisme, un attardé ; Jean de Meung est un précurseur ; « son œuvre grossière exprime ce qui va germer et grandir, elle contient l’avenir » (Lanson) ; de là, malgré la forme épique (influence de l’époque, comme chez Guillaume de Lorris), un véritable sens dramatique, que M. Lanson a très justement noté à diverses reprises.

Le théâtre lui-même affirme son existence : il est vrai que nous en possédons bien peu de chose : le Jeu d’Adam, le Jeu de Saint-Nicolas de Bodel, le Théophile de Rutebeuf, le Jeu de la Feuillée et Robin et Marion d’Adam de la Halle. Cependant des témoignages divers nous forcent à admettre un répertoire plus riche, sérieux et surtout comique ; répertoire disparu, parce que sans forme littéraire ; il s’agissait sans doute de scénarios, remplacés par des textes à l’époque suivante qui sera celle du drame.

Outre Jean de Meung, trois individualités intéressantes : Jean Bodel, Adam de la Halle, Rutebeuf. L’érudition moderne s’est efforcée de mettre ces poètes en leur milieu, dans leur époque ; avec raison, certes ; ce n’est pourtant qu’un commencement ; si l’on cherchait une fois les conflits de leur personnalité avec l’esprit et avec les formes de leur époque, j’ose croire qu’ils y gagneraient.

Troisième période : de 1328 à 1520 environ

C’est une période de crise dans tous les domaines. Le triomphe du nominalisme marque la fin du système théocratique qui, de même que le système féodal, a rempli sa mission, s’est épuisé et ne suffit plus aux œuvres de l’avenir. Déjà sous Philippe le Bel, la royauté s’est heurtée à la papauté ; de fait, la collaboration à titres égaux de ces deux principes, de ces deux intérêts, ne sera plus jamais possible ; l’un devra se subordonner à l’autre ; en France, c’est le pouvoir laïque qui l’emporte — et la séparation d’aujourd’hui est dans l’évolution normale ; — en Italie, c’est le pouvoir religieux, — et ce sera l’anarchie politique.

Sous le règne des Valois, c’est la féodalité qui craque ; elle a fait la France ; pour aller plus avant, il faut désormais à la royauté une autorité qui est en contradiction avec le système féodal. De là, la guerre de cent ans ; et Jeanne d’Arc sauvant la patrie prend une grandeur symbolique : c’est le peuple français à la rescousse. Pour apprécier l’importance et la logique de cette évolution, il faut comparer la France avec l’Allemagne, où la féodalité persiste pour le plus grand dommage de la nation.

Le peuple, c’est pour longtemps encore surtout la bourgeoisie ; elle triomphe, elle s’affirme partout, jusque dans sa critique négative. Là est la grande « valeur relative » de la plupart des écrivains de l’époque. M. Lanson dit excellemment du sentiment national : « On peut dire que la moitié des pages éloquentes ou des émotions poétiques du xve  siècle (comme déjà du xive ) est un produit du patriotisme, l’expression d’un amour nouveau de la France, et de la tendresse ou de l’indignation que les misères des humbles et des laborieux excitent. Christine, Chartier, Maillard ou Menot sont là pour l’attester. » On pourrait ajouter bien d’autres noms encore, par exemple Eustache Deschamps, et, comme essentiel à un autre point de vue : Commynes.

L’esprit de cette époque ne saurait être ni lyrique, ni épique ; il va au théâtre. Ici il importe de distinguer deux faits bien différents et dont les effets convergent pourtant : le drame à thèse et le goût du théâtre.

Le drame à thèse, tel que nous le trouverons au xviiie  siècle et de nos jours, est évidemment le signe le plus caractéristique d’une crise morale ou sociale. Sous la forme qui nous est familière, il semble manquer aux xive et xve  siècles. Mais c’est peut-être une question à revoir de plus près. D’abord il y a la sotie, la moralité ; nous n’avons guère de textes antérieurs au xve  siècle ; simple lacune qui s’explique par la forme primitive et grossière ; le Jeu du prince des Sots de Gringore (1511) est un exemple de ce que peut l’art d’un individu pour la conservation d’une œuvre8 ; comme fond et tendance les pièces de ce genre ont dû abonder. La sotie et la moralité sont du théâtre laïque, moralisateur, satirique, politique ; le même esprit se retrouve jusque dans le théâtre religieux, où nous voyons trop exclusivement l’élément clérical. Les Miracles de Notre Dame (xive  siècle) « trahissent le désordre moral du temps où ils ont été composés : les papes, les cardinaux, les évêques sont maltraités, chargés de crimes et de péchés : les rois, les juges, sont faibles ou mauvais. Le pouvoir, spirituel ou temporel, n’inspire plus que défiance ou mépris. Là, comme dans les ouvrages du siècle, on sent que la féodalité catholique touche à sa fin » (Lanson). Même en dehors de la critique, il serait utile de montrer ce que la morale des Miracles a de positif et de neuf. Et ce qui est vrai des Miracles l’est plus encore des Mistères du xve  siècle. — L’arrêt du Parlement, de 1548, prohibant les mistères sacrés, s’explique par beaucoup de raisons ; on parle surtout des scrupules religieux ; c’est juste ; il semble toutefois que ces scrupules furent bien lents à se manifester et à obtenir une sanction ; on parle du goût littéraire nouveau de la Renaissance ; c’est juste encore, mais la Renaissance n’est pas qu’un fait littéraire, heureusement. Les lois ne font que consacrer une étape dans l’évolution des mœurs ; jamais un arrêt du Parlement n’aurait mis fin aux mistères, si ceux-ci avaient encore répondu à un besoin de l’esprit général (on l’a bien vu au xviiie  siècle dans la guerre des théâtres) ; de fait, les mistères végéteront, malgré la loi, pendant une cinquantaine d’années, et s’ils meurent, c’est d’épuisement, de mort naturelle. Une France nouvelle a surgi, le lyrisme a remplacé le drame. Dans l’arrêt de 1548 il faut donc voir un effet beaucoup plus qu’une cause. — Si l’on comparait, à ce point de vue, l’histoire du théâtre français avec celle du théâtre italien, on aboutirait à des résultats très intéressants ; j’en dirai un mot au chapitre III.

Tout ce théâtre, religieux ou laïque, sérieux ou comique, souffre d’un défaut : il est sans art ! Tant d’œuvres, tant d’auteurs, un tel engouement du public, et, sauf Patelin, pas une œuvre d’art ! Pourquoi ? Plusieurs ont dit : « Le moyen âge n’a pas connu le souci de l’art. » Erreur profonde, que l’architecture, la poésie des Provençaux, Chrétien de Troyes, Dante, suffisent à réfuter. Le problème est complexe, difficile, mais non insoluble, et certes plus important que l’établissement de tels textes critiques ou la statistique des « larmes dans l’épopée française9 »… J’espère y revenir dans un autre ouvrage, consacré à l’esthétique ; ici, quoi qu’il m’en coûte de scinder brutalement des questions intimement liées, je ne puis esquisser que le côté social et psychologique du problème. Pour cela, puisque nous sommes nous aussi à une époque où le théâtre est le genre préféré, prenons un peu de recul et demandons-nous : la plupart des pièces que nous applaudissons aujourd’hui, qui nous émeuvent, ne se peut-il pas qu’elles n’aient qu’une valeur relative ? La Barricade et Le Tribun seraient peut-être des moralités ? et Chantecler une sotie ? L’intérêt que tout drame à thèse offre aux contemporains ne suffit pas à expliquer de pareils succès ; il y a autre chose : le goût du théâtre.

De peur d’être mal compris, je répéterai qu’aucune époque n’a le monopole exclusif d’un genre. Il y aura à toute heure des amateurs du lyrisme, du roman, du drame ; soit par goût spontané, soit par tradition purement littéraire. Mais enfin le goût du théâtre s’affirme avec une force particulière en de certaines époques, et révèle une psychologie spéciale. Celui qui lit un poète lyrique, s’isole dans sa rêverie ; celui qui lit un roman, prend part à une action… en pensée : celui qui va au théâtre, entre en contact direct avec la masse ; auteur et spectateur obéissent à la psychologie des foules. Tel mot, qui ne frappe point le lecteur, fait un effet profond sur le spectateur ; il y a des choses qu’on lit mais qu’on ne veut point entendre, et d’autres qui feraient fermer un livre et qu’on accepte à la scène. Psychologie morbide qui fait rire telle honnête femme à certaines gravelures, et qui répand sur une salle entière une odeur de luxure ; psychologie puissante qui réveille les consciences et fait passer dans les âmes bourgeoises au souffle d’héroïsme. En bien comme en mal, c’est le même procédé, la même force que nous manions ou subissons sans en connaître exactement la formule. Tel jeune homme, qui, jadis, aurait pleuré avec Rolla, ou conquis Paris avec Rastignac, va maintenant s’étourdir au théâtre, si ce n’est au café-concert, ou même au cinématographe. Distraction facile, émotion violente et passagère, grossissement des vices et des vertus, extériorisation de la conscience, curiosité des conflits, des péripéties, des perversités, et toujours par le contact avec la foule, par la lumière, la forme plastique, la musique, voilà de quoi est fait le goût du spectacle qui, à son degré aigu, se retrouve à toutes les époques de crise morale. Or, qu’on y prenne garde : le concours de toutes ces circonstances, en contribuant au succès passager, constitue un gros danger pour l’artiste, pour les qualités de l’œuvre. — Puis il y a les conventions ; le théâtre ne saurait vivre sans elles ; mais elles sont fort diverses selon les temps. Celles du mistère nous semblent d’énormes naïvetés, des maladresses ; elles froissent notre goût ; celles du théâtre de nos jours ne vaudront pas mieux dans cent ans. À y regarder de près, c’est bien la tragédie du xviie  siècle qui, malgré ses « artifices », a cédé le moins aux habiletés, aux contingences matérielles ; et c’est pourquoi la vérité durable y resplendit aujourd’hui encore, simple et nue10.

Je devais toucher, en passant, à ce problème d’esthétique ; il importait de constater que la vision dramatique, à elle seule, ne suffit pas pour qu’on fasse œuvre d’art. Cette réserve expresse étant faite, il faudrait rendre justice, plus qu’on ne le fait d’ordinaire, aux qualités dramatiques des mistères, miracles et moralités ; la lecture n’est pas le bon moyen d’en juger ; avec quelques modifications, plusieurs de ces pièces tiendraient fort bien sur les planches. La thèse en a vieilli ; c’est une autre affaire ; et cela augmente leur intérêt historique pour qui étudie la crise de cette ère finissante.

Naturellement la poésie lyrique continue à avoir des amateurs ; elle en a même beaucoup ; elle n’est plus qu’une forme figée où des esprits bourgeois accommodent tant bien que mal des idées dépourvues de lyrisme, mais souvent fort intéressantes pour l’histoire des mœurs ; ces « poètes » s’appellent Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Alain Chartier, Coquillart. Un grand seigneur, Charles d’Orléans, âme égoïste, légère et gracieuse, survit encore, du moins pour les lettrés, par le seul charme de la forme. — François Villon, le seul poète de cette période et le plus grand de la première ère, est un cas exceptionnel ; on a souvent étudié son individualité ; il reste à dire, par une analyse minutieuse, le conflit de son tempérament avec celui du siècle. Villon n’a pas de disciples ; il n’en saurait avoir. La poésie continue à déchoir fatalement après lui, elle tombe aux mains des grands rhétoriqueurs ; ils en font une science.

L’épopée est également en pleine décadence ; on met les poèmes en prose ; ils rentrent ainsi dans ces limbes des légendes d’où ils étaient sortis.

On retrouve l’esprit bourgeois, la satire contre la féodalité, contre l’Église et la femme dans les Cent nouvelles nouvelles, et chez Antoine de la Salle ; l’esprit dramatique y perce à chaque instant sous la forme épique.

Vers 1520 l’ère féodale et théocratique est achevée ; depuis quelques années la Renaissance italienne apporte à la France, dans un flot de lumière, une vision du monde toute différente ; la Réforme se prépare ; et François Ier inaugure une royauté nouvelle.

II. — Ère de la royauté absolue : de 1520 à la Révolution

Je dénomme cette deuxième ère par son caractère politique, parce qu’il est le plus évident ; l’absolutisme s’affirme dans tous les pays d’Europe (sauf l’Angleterre), sous des formes diverses résultant de la combinaison d’éléments divers ; nulle part le développement n’est aussi harmonieux qu’en France. En se plaçant à un point de vue plus abstrait, on pourrait parler de l’ère de la raison universelle ; ce principe, contenu déjà dans la Renaissance italienne, ne trouve sa pleine réalisation qu’en France ; c’est qu’il répond merveilleusement à l’esprit de la race ; « race logicienne…, positive et réaliste…, race de bon sens, les idées la mènent…, plus raisonnable que morale…, elle a le plus vif sentiment de l’unité » (Lanson). Dans cette évolution, il serait absurde de ne pas voir les retards, les heurts, les soubresauts ; toute œuvre humaine demeure imparfaite, relative ; aucune époque ne réalise tout son programme ; chacune reçoit de la précédente et lègue à la suivante des demi-solutions, des idées avortées et surtout des formules qui lurent adéquates et qui gênent maintenant l’évolution normale. De tout ce désordre se dégage pourtant une ligne ; le but suprême de l’historien est de reconnaître cette ligne, qui est le rythme de la volonté humaine.

La féodalité, en tant que système contraire à la forte royauté, est finie dès le xvie  siècle ; elle dure encore comme noblesse, avec les convulsions de la Fronde, et tombe enfin avec ses privilèges, à la Révolution, devant le Tiers-État ; dès lors elle n’est plus qu’un préjugé. — L’Église, en tant que théocratie, est également finie dès le xvie  siècle ; la critique historique de la Renaissance l’a ruinée irrémédiablement ; elle subsiste comme religion, et même comme religion d’État, et, malgré toutes les crises, elle s’accommode plus ou moins aux temps nouveaux ; mais à elle aussi le xviiie  siècle porte un coup dont les conséquences se manifestent lentement aujourd’hui.

Le principe de la raison universelle est à la base de la royauté absolue ; il atteint son apogée dans la gloire du xviie  siècle, et se manifeste avec une évidence particulière dans la littérature qui en raconte les trois étapes.

Première période : de 1520 à 1610

Entre le moyen âge et les temps modernes il n’y a pas solution de continuité. Dans le chapitre magistral qu’il intitule : « Vue générale du xvie  siècle », M. Lanson dit fort bien : « Tous les germes furent, non pas, comme on le croit trop souvent, étouffés, mais excités, épanouis par la Renaissance. » En effet, la critique que le xive et le xve  siècles font du dogme théocratique et de la féodalité, les travaux de quelques savants français, les progrès nécessaires de l’idée nationale contiennent les éléments d’une transformation ; cependant cette transformation est hâtée, précisée, complétée par la Renaissance italienne sortie elle-même du moyen âge par Pétrarque et en général par le génie intuitif des Italiens. Cette fécondation d’un peuple par l’autre est un spectacle merveilleux ; elle vient à son heure et crée peu à peu entre les nations des dettes d’honneur qui triompheront de la haine et des préjugés. La France, fécondée tour à tour par chacun de ses voisins, a toujours su rendre à tous ce qu’elle avait pris à l’un.

La France accepte d’abord en bloc la Renaissance italienne, dont tous les éléments ne convenaient pas également à son génie ; elle traduit, elle imite, puis elle trie et transforme. L’étude des « sources italiennes », à laquelle on se livre depuis quelques années avec succès, est nécessaire ; toutefois, il faudrait ne pas exagérer l’importance de ces emprunts, mais insister au contraire sur ce fait : que la France a réalisé en œuvres ce que les Italiens avaient esquissé en théorie. Pour citer un exemple : Du Bellay a mis en coupe réglée Sperone Speroni ; mais pourquoi la Défense a-t-elle eu un effet que l’œuvre de Speroni n’a jamais eue ? C’est là une question essentielle11.

Les idées de la Renaissance italienne, c’est avant tout le culte de la beauté, la joie de vivre, l’individualité, la virtù ; c’est aussi la critique ; mieux encore, chez quelques-uns, le sens de l’histoire ; c’est encore, par Aristote et ses nombreux commentateurs, le principe de la raison, les lois naturelles opposées à la Providence ; en d’autres termes, l’instinct, la nature, et, comme dit Rabelais, Physis opposée à Antiphysie. — Peu à peu l’esprit français fera son choix ; il a son caractère à lui, et l’idée nationale lui impose certaines nécessités. Il réduit le rôle de la beauté ; il discipline l’individu ; il développe la science ; n’ayant pas le paganisme de l’Italie, il appuie sur la raison plus que sur l’instinct, et légitime par elle (selon les tempéraments) la religion, la morale, la politique ou l’art. Tout cela ne va pas sans tâtonnements, sans luttes ni sans contradictions intimes. Cette première période est une fermentation ; mais un fait domine : une foi immense en l’avenir.

Pour établir, par la littérature, le bilan des idées de cette époque, il faut remarquer les traductions (Amyot), les adaptations (La Boétie), la fondation du Collège de France ; puis, à des titres fort divers (je cite les noms sans commentaire, mais en groupes par ordre déterminé) : Rabelais ; Marguerite de Navarre et Calvin ; Estienne et Pasquier ; Maigret ; Ronsard et Du Bellay ; sans oublier la querelle très significative sur le mérite des femmes. Quant à Montaigne, il mérite, plus tard, une place à part.

L’histoire littéraire, proprement dite, doit débuter par François Rabelais. Ce géant hérite du passé, un peu par hasard, une forme épique, populaire, où il met, dans un désordre qui n’est qu’apparent, tout son tempérament, tout son savoir, toutes ses idées et tout l’esprit de son époque. Je me garderais bien de comprimer cette œuvre immense dans le casier d’un système ; mais enfin Rabelais est surtout un poète, et chez ce poète le lyrisme abonde et surabonde. Son livre est un acte de foi, un hymne à l’avenir. Lyrique, la lettre de Gargantua à Pantagruel ; lyrique, le rêve de Thélème ; lyriques, les chapitres sur les dettes et la solidarité humaine, sur le pantagruélion, et la réponse de Bacbuc. L’action épique du Pantagruel est bien peu de chose ; on la résume en trois lignes, et je sais plus d’un homme qui, ayant mal lu Rabelais, est très surpris d’un si gros livre, d’une telle célébrité, pour un sujet si mince. Rabelais ne se raconte pas ; on le médite et on le savoure, jusque dans le plus petit détail. Ce qui l’explique, ce qui le justifie, ce qui l’immortalise, c’est son souffle d’espérance, le souffle lyrique.

Le lyrisme domine toute cette période ; timide encore chez Marot, plus vigoureux mais souvent maladroit chez les poètes de l’école de Lyon, chez Marguerite de Navarre, il s’affirme triomphant avec Ronsard, Du Bellay, et, sans nommer ici les poetæ minores, l’Agrippa d’Aubigné des Tragiques (« chef d’œuvre de la satire lyrique », Lanson).

Je me suppose des lecteurs à qui ces noms suffisent pour en évoquer d’autres ; des lecteurs à qui les œuvres et les tempéraments du xvie  siècle apparaissent dans la fraîcheur de leur printemps. Une histoire littéraire, telle que je la rêve, dirait toutes les nuances de cette foi nouvelle, d’où la nature et l’amour, les hommes et les dieux sortirent rajeunis. Ici je ne puis donner que des indications sommaires.

Le lyrisme domine aussi toute la tragédie de la Renaissance, de Jodelle à Montchrétien. Cela a été si souvent remarqué que je ne m’y arrête pas. Un seul fait : l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) n’a pas encore, dans la plupart des histoires littéraires, la place qu’il mérite ; l’idée de donner au théâtre religieux (mistère) la forme de la tragédie, était intéressante et pouvait être féconde en d’autres temps ; son échec au xvie  siècle fait ressortir d’autant mieux l’importance du lyrisme. J’ai eu cette bonne fortune d’assister à une représentation de l’Abraham, devant la société protestante de Paris : à la scène le défaut essentiel apparaît beaucoup mieux qu’à la lecture ; il y a là une douleur poignante, mais pas de conflit dramatique ; la volonté de Dieu est indiscutable et insondable ; sans rapport, pour nous, avec les caractères ; Abraham s’y soumet aussitôt « avec obéissance » ; Isaac de même ; il n’y a qu’un court instant de lutte morale, et cette lutte est extériorisée, donc affaiblie, par le personnage de Satan. Les beautés de cette tragédie sont dans les prières, actions de grâce, appels de secours, chants de triomphe ; c’est exactement l’esprit du temps, au point de vue huguenot, et cette foi est si grandiose qu’elle émeut aujourd’hui encore quiconque a une foi, quelle qu’elle soit ; c’est un phénomène de pur lyrisme.

L’épopée de cette période n’a pas de quoi nous arrêter. La Franciade, en tant qu’épopée au sens étroit du mot, ouvre une série néfaste que nous retrouverons au xviie  siècle ; en tant que poème, ses beautés sont lyriques. « De l’éloquence en vers… ; Ronsard n’avait à aucun degré le sens épique ; son génie est tout lyrique » (Lanson). De même pour l’essai du protestant Du Bartas, La Semaine : « une collection de morceaux… et tous ces morceaux sont descriptifs » (Lanson).

Comme aux périodes précédentes, je mets à part la nouvelle (Heptaméron, etc.). Une étude psychologique et esthétique sur la nouvelle est nécessaire, pour y faire la part du drame, de la satire, de la mode et, souvent, d’une insuffisance de moyens.

Montaigne fait la transition de cette première période à la deuxième ; il faut bien le dire : ce grand artiste du détail, ce charmeur exquis, n’a pas su faire œuvre d’art, si la composition est essentielle à l’art ; et ce sceptique apparent, qui se délecte aux contradictions de l’individu, mène insensiblement à l’empire absolu de la raison. Qui lit Montaigne par fragments, de ci, de là, ne voit en lui que le xvie  siècle ; qui le lit en entier y découvre en germe tout le classicisme. D’ailleurs il dépasse le classicisme, comme Pascal dont il faut toujours le rapprocher ; mais enfin il le prépare, et d’autant plus sûrement qu’il n’en a pas l’air.

Deuxième période : de 1610 (mort de Henri IV) à 1715 (mort de Louis XIV)

Cette période commence par ce que Brunetière a si bien dénommé « la nationalisation de la Renaissance ». Cela est vrai de tous les domaines. L’unité s’impose partout, d’un commun consentement, par une même tendance des esprits, et se légitime par la raison universelle. Ordre et discipline. En politique, après Richelieu et Mazarin, Louis XIV ; en littérature, l’Académie et Boileau ; en religion, la défaite du protestantisme, dont la Révocation n’est que le dernier acte ; en philosophie, Descartes. On peut ne pas aimer le xviie  siècle ; il faut l’admirer ; c’est un des plus grands siècles de l’histoire. Ces énergies d’un peuple entier tendues vers le même but, dans un même esprit, sont l’affirmation solennelle du génie français ; cet effort assure à la France une suprématie intellectuelle séculaire qui est aujourd’hui encore une avance ; il donne sa direction durable et logique à l’action française dans l’œuvre humaine.

Balzac, Chapelain, Descartes, Pascal, Bossuet, Boileau, tant d’autres encore, voilà les ouvriers, modestes ou éminents, de la pensée classique. Pour ce qui concerne les notions raison, nature et vérité, au xviie  siècle, je renvoie au Boileau de M. Lanson et à Brunetière. La connaissance exacte de ces notions est indispensable.

Ce grand siècle est épique.

De toutes les « énormités » de ma thèse, je sais bien que celle-là paraîtra la plus énorme. Je prie le lecteur de bien vouloir suspendre son jugement, faire abstraction pour un moment du mode habituel de considérer le xviie  siècle, et d’examiner sans parti pris les considérations que j’ai à lui soumettre.

Commençons par nous débarrasser de l’épopée au sens étroit de ce mot, du genre de La Pucelle d’Orléans. C’est ici, hélas, une des grosses erreurs de la Renaissance, dont la poésie a souffert longtemps, dont l’histoire littéraire souffre encore. Dans son admiration fanatique pour les Grecs et les Latins, la Renaissance a prétendu rompre avec le moyen âge et recommencer l’antiquité. Pour les idées, cela lui était impossible, heureusement ; pour les formes, ce fut plus facile. Avec une naïveté qui serait touchante si elle n’avait été si funeste, on étudia chez Homère, plus encore chez d’autres qui ne le valent pas, la formule de l’épopée : le choix du sujet, la conduite de l’action, le rôle du merveilleux, la qualité des personnages, les épisodes, la forme métrique, tout cela fut établi en règles précises12 ; et la forme tua l’esprit. Ronsard avait commencé avec La Franciade ; d’autres suivirent, de plus en plus nombreux ; Chapelain promit le chef-d’œuvre ; n’était-il pas très savant ? Il l’était trop. Et cette formule de l’épopée s’imposa même à Voltaire. Exemple instructif entre tous pour qui étudie les traditions académiques, les conflits de la forme et de l’esprit.

M. Toinet a dressé récemment la liste des « épopées » au xviie  siècle ; ce travail est méritoire, bien qu’il ne mentionne que des œuvres oubliées à juste titre ; il montre l’étendue du mal. Ceux qui, devant ces poèmes insipides, répètent que « le Français n’a pas la tête épique », obéissent encore au même préjugé des « genres » que Chapelain, s’attachent à une ombre, à un simulacre, et ne voient pas le roman, forme moderne de l’épopée. Parmi tous ces auteurs d’« épopées » au xviie  siècle, plus d’un talent sans doute fut étouffé par la forme ; mais l’hypothèse est de celles dont la preuve est malaisée. Toutefois, ces œuvres, mortes pour nous, que furent-elles en leur temps ? Leur nombre révèle-t-il une mode, un goût du public ? — elles auraient alors une valeur relative —, ou dit-il simplement une manie des auteurs ? La question mériterait d’être étudiée. Quoi qu’il en soit, la mode fût-elle prouvée, je n’en fais pas état ; la vogue du roman suffit à ma démonstration.

Il n’est pas sans intérêt de constater que les études modernes les plus complètes sur le roman français au xviie  siècle ont pour auteurs des Allemands : Körting, von Waldberg, Küchler ; la critique française est évidemment influencée par la tradition qui n’admire au xviie  siècle que Corneille, Racine et Molière. — Le roman du siècle n’a qu’un chef-d’œuvre : La Princesse de Clèves ; j’y ajouterais presque La Chrysolite de Maréchal. Mais comme il est riche en œuvres intéressantes ! combien son développement est spontané, logique en sa variété ! combien grande sa valeur relative, et surtout quel succès auprès du public ! De d’Urfé à Mme de La Fayette, soit qu’on passe par Camus, Gombauld, Maréchal, Gomberville, La Calprenède, Mlle de Scudéry, et tant d’autres (roman sérieux, idéaliste), ou par Sorel, Tristan, Scarron, Furetière, et encore tant d’autres (roman réaliste), c’est une évolution où l’héroïsme, la sentimentalité, la psychologie, l’histoire, les mœurs du temps, la satire, se combinent à des degrés divers, en des formes variées, pour aboutir à La Princesse de Clèves. Il se dégage, de cette richesse, une impression de vie, de spontanéité, bien plus grande que de la tragédie. Quant au succès de ces romans, on l’a déjà relevé à l’occasion, mais d’une façon insuffisante. Encore un travail utile à faire, dont le résultat n’est pas douteux pour moi. Qui l’entreprendra sans parti pris, verra crouler les jugements traditionnels, et comprendra par exemple l’importance de Mlle de Scudéry dont nous ne lisons plus que les Conversations ; on lui reproche d’avoir fait des romans pseudo-historiques, d’une longueur démesurée ; mais si pour ses lecteurs cette convention était transparente ? et s’ils retrouvaient en elle l’idéal de l’époque ? Nous préférons aujourd’hui la brièveté du drame, de la nouvelle ; n’oublions pas la relativité des goûts, et que même le théoricien Chapelain avouait se complaire à la lecture des vieux romans.

Je vais plus loin : l’esprit romanesque du temps, il est tout dans Corneille.

Comme nous touchons ici, bien certainement, à la plus grosse difficulté de ma méthode, je renonce forcément à la brièveté habituelle de mon exposé. Le problème historique se complique, ici plus qu’ailleurs, de questions esthétiques ; voici, sous une forme concise, les faits que je soumets à la réflexion : 1º la tragédie (en sa formule classique : vers, cinq actes, unités, sujet et personnages nobles, etc.) est une « forme » spéciale du drame, forme naturelle et rationnelle dans l’antiquité13, étroite et vieillie pour l’esprit moderne, mais imposée par la tradition académique, et viable d’ailleurs pour le génie d’un Racine ; de fait, plus d’une « règle » de la tragédie s’explique par les exigences de l’intensité dramatique ; Brunetière l’a fortement démontré en théorie, et, avant lui, Dumas fils en pratique ; de nos jours, Ibsen. Quoi qu’il en soit, cette forme spéciale fut l’idéal de tous les théoriciens du xviie  siècle ; voulue ostensiblement par Richelieu, elle eut la faveur de la société lettrée, fut cultivée par une quantité de poètes de talent qui y mirent tout leur art, et quel est le résultat de cet effort immense ? Corneille et Racine (et, par moments, Rotrou). Certes, c’est beaucoup, et cela suffit à prouver que la tragédie était viable malgré les défauts intrinsèques de sa forme ; pourtant, à côté de Corneille et Racine (qui sont des cas spéciaux, je le prouverai tout à l’heure), il n’y a rien, pas même des œuvres de valeur relative, rien que de la rhétorique. N’y a-t-il pas là matière à réfléchir ? — 2º l’épopée (au sens strict, le « grand poème » de Du Bellay) est également une « forme » spéciale du genre épique, imposée par la tradition académique. Elle aussi est recommandée, à l’exclusion de toute autre, par les théoriciens, et pratiquée par un grand nombre de poètes. Par le merveilleux chrétien aussi bien que par la mythologie elle contredit au goût moderne et surtout à la vraisemblance si chère à l’esprit français. Était-il possible de renouveler cette forme dans un esprit moderne ? Je me garderais bien de le nier, pourtant je n’en trouve aucun exemple dans la littérature française14. Pour l’épopée, toutes les recettes et tous les efforts aboutissent à un fiasco. — 3º le roman par contre, méprisé par les théoriciens, délaissé par les artistes purs, se développe en dépit de tous les obstacles ; il produit non seulement, en quantité, des œuvres de valeur relative, mais aussi de celles qu’on relit aujourd’hui avec plaisir ; il est le grand succès du siècle, et je pourrais le prouver par des textes nombreux. Bien plus ; il envahit la tragédie ! À l’époque de la Renaissance, la tragédie était souvent une élégie ; au xviie  siècle elle est surtout romanesque. M. Lanson observe avec raison que Hardy fournit au public de l’Hôtel de Bourgogne « un divertissement à son goût par les pastorales et les tragi-comédies…, et il les fit si bien agréer, par la variété romanesque des intrigues, qu’elles parurent jusque vers 1640 devoir exclure la tragédie de la scène ». Le théâtre de Théophile, de Racan, de Mairet, de Gombault, de Tristan, n’est-il pas foncièrement romanesque ? Celui qui embrasse dans leur ensemble ces trois séries de faits, y voit aussitôt un contraste frappant : malgré les théoriciens et les efforts des lettrés, malgré l’exemple de Corneille, Racine et Molière, le théâtre du xviie  siècle manque de vie dramatique et n’est que du roman comprimé dans une forme académique ; et d’autre part, malgré l’idée fixe du « grand poème » et malgré le dédain que les lettrés affectent à l’égard du roman, c’est bien au roman que va la faveur du grand public.

Il y a là un problème à reprendre entièrement. J’ai cité déjà et citerai encore quelques observation de M. Lanson qui confirment ma thèse presque involontairement ; je pourrais aligner aussi une quantité de témoignages du xviie  siècle, dont on n’a pas remarqué l’importance, parce que notre façon de concevoir la littérature de cette époque ne s’est pas encore libérée de préjugés traditionnels. Nous sourions de Chapelain, de Boileau, mais nous obéissons à leurs formules. Victor Cousin n’a exploité les romans de Mlle de Scudéry que pour en tirer des portraits de grandes dames… Avec un peu de patience, et un jugement plus libre, on trouvera bien autre chose dans le roman du xviie  siècle. — On a reconstruit toute l’histoire du théâtre au xviie  siècle, on en a montré les étapes par Hardy, par Mairet, par l’Académie ; mais on s’est attaché trop exclusivement aux formes et à la fameuse règle des unités ; quand on compte les œuvres réalisées, les œuvres vraiment dramatiques, sans se laisser éblouir par trois grands noms, on a le sentiment très net de l’avortement d’un idéal académique, idéal contraire au goût véritable du public.

Toutefois, il y a ces trois noms ; chacun d’eux représente un cas particulier ; ces trois cas confirmeront ma thèse de trois façons.

Corneille. Faut-il protester une fois de plus contre la vieille phrase qui dit : « Corneille montra les hommes comme ils devraient être, et Racine… etc. ? » Chacun d’eux a décrit les hommes de son temps, en s’efforçant de ramener le type à l’universel, et Corneille y a peut-être moins bien réussi que Racine ; d’où chez celui-ci une impression de vérité plus générale, et, chez celui-là, de vérité plus rare. On a déjà relevé la ressemblance qu’il y a entre le Romain de Balzac et celui de Corneille, la quasi-identité des notions raison et volonté chez Descartes et chez Corneille ; on pourrait faire bien d’autres rapprochements encore, et en particulier avec Mlle de Scudéry. — Tout ce qu’il y a de violent, de chevaleresque, de romanesque dans l’esprit du temps, on le trouve chez Corneille, ainsi que cette raison d’État que Madeleine de Scudéry proclame hautement malgré ses sympathies pour Condé et Mlle de Longueville.

La raison d’État, qui s’impose avec une évidence aussi absolue, mène à l’héroïsme, qu’il ne faut pas confondre avec le tragique ; elle est aussi peu « dramatique » que la volonté de Dieu dans l’Abraham de Bèze. « Je le ferais encor, si j’avais à le faire ». — « Je vois, je crois, je sais, je suis désabusée » ; les traits de ce genre abondent chez Corneille ; ils suppriment toute lutte intime ; le conflit naît de l’intrigue et l’intrigue est romanesque ; de là le grand embarras de Corneille devant les trois unités, trop étroites pour son action compliquée. Sans cette complication, le caractère cornélien serait une ligne droite dans l’absolu. Si l’offenseur de Don Diègue n’était pas, par hasard, le père de Chimène, que serait Le Cid ? Si Camille n’était pas, par hasard, fiancée à un Curiace, elle applaudirait au triomphe de son frère, et alors… ? Et si le hasard n’avait pas donné à Rodogune des jumeaux ? Jusque dans Cinna et Polyeucte on trouve du pur roman ; les nombreuses tragédies de la décadence, et les comédies, montrent mieux encore le fond romanesque de l’imagination de Corneille. — Mais le sublime ? Le « qu’il mourût » ?, le « moi, dis-je, et c’est assez » ? Qu’on y prenne garde : ce ne sont pas des mots tragiques, sortant des abîmes de l’âme, comme il y en a chez Racine, chez Dumas fils ; ce sont des mots éloquents, savamment amenés par des questions rhétoriques, des mots dont M. Rostand a la recette. — Loin de moi l’idée de dénigrer le vieux Corneille ! à être vu sous l’angle où je le présente ici, il ne perd rien de sa grandeur morale, de sa mâle beauté ; au contraire il y gagne en vérité humaine, et ses défauts même éveillent la sympathie, étant le conflit d’un génie épique avec une formule dramatique. De cette forme trop étroite pour lui, son obstination a fait un corset d’acier, dans lequel il a sanglé les énergies de son époque, les nobles ambitions de son génie, si bien qu’aujourd’hui encore le héros cornélien, dans sa raideur héroïque, personnifie la Volonté du bien. Le spectacle est trop rare pour qu’on en sourie. — À remarquer dans Le Cid la beauté lyrique des adieux de Chimène et Rodrigue, et le succès (qui dure encore par tradition) de ce morceau épique : « Nous partîmes cinq cents. » Qu’on reprenne chacune de ces tragédies, avec leurs ténébreuses conspirations, leurs amours surhumaines, leurs grands coups d’épée, leurs exemples d’inflexible volonté et l’on comprendra à la fois l’enthousiasme des contemporains et la réaction souvent injuste de ceux qui, trompés par la forme, cherchent chez Corneille ce qu’il ne pouvait donner.

Racine. Celui-là est poète souverain. Dramatique sans effort, lyrique délicieusement, polémiste et pamphlétaire, savant et amoureux, il eût fait des chefs-d’œuvre dans le roman psychologique, si sa forte culture classique ne l’eût fait céder tout naturellement à la tradition lettrée qui mettait la tragédie bien au-dessus du roman. Je ne vois qu’une seule raison de le regretter : c’est que son exemple maintint pour tout le xviiie  siècle l’illusion de la tragédie, et nous valut Rhadamiste et Zénobie, Œdipe, Mahomet, etc. Mais que ne pardonnerait-on pas pour une seule œuvre de Racine ! — Le public ne connaît que ses tragédies ; à l’étudier de près, son génie dépasse de beaucoup les limites du théâtre ; il faut le voir en Acante dans la Psyché de La Fontaine, lire ses vers, ses lettres, ses commentaires des auteurs anciens ; et l’on découvre chez lui toutes les émotions, toutes les sensibilités et toutes les intelligences. Sa tragédie, d’un calme apparent si classique, ouvre alors un monde en raccourci ; cette forme étroite ne l’a point gêné ; il était de ces génies qui, par un art merveilleux, entrent en toutes choses, et plient toutes formes à leur pensée ; qui sont forts sans violence, ardents sans rhétorique, profonds sans obscurité. Je sais bien qu’en Allemagne il souffre encore de l’étrange incompréhension de Lessing, qu’on y parle encore de la « froideur doucereuse » de Racine ; il y a pourtant, depuis quelques années, une réaction en sa faveur ; en France même, il semble qu’on découvre en lui un homme nouveau. De fait, ce poète, qui fut si bien Grec et Français, est encore si profondément universel que, de siècle en siècle, on retrouvera son œuvre sans une ride, dans l’éternelle beauté de la vérité. — Je fais un effort de volonté pour demeurer fidèle à mon programme, ne dire de Racine, comme des autres, que ce qui touche étroitement à mon sujet, et je constate un fait important : Racine ne fut pas compris de ses contemporains. La guerre sourde avec Corneille est bien connue, elle n’est qu’un symptôme ; il y a plus que la rivalité de deux auteurs, il y a l’opposition de deux systèmes : le roman (action compliquée, extérieure) et le drame (action simple, intérieure). On comprendrait aisément une préférence personnelle de Mme de Sévigné pour le vieux Corneille ; on comprendrait à la rigueur un succès passager de Pradon ; mais cette opposition presque générale ? ces échecs répétés ? cette cabale constante ? le succès de Quinault, de Pradon, de Campistron, de Crébillon ? M. Lanson l’a dit : « Prenons le témoignage des contemporains : Quinault les satisfaisait, et Racine leur fit l’effet d’un brutal. » Et ailleurs : « Quinault montre à bâtir un roman héroïque et galant : car le vide de ces tragédies ne peut être rempli que par les complications romanesques. » De là les préfaces amères de Racine ; de ce découragement résulte sans doute, en partie, son retour à la religion. Tout ce problème, souvent esquissé, est à reprendre avec soin en détail.

Si Racine échappa donc personnellement, par son génie, à l’esprit épique de l’époque, il n’en fut pas moins victime de cet esprit, en se heurtant à l’incompréhension, à une opposition systématique qu’il nous est facile de blâmer à distance, mais qui s’explique. Nous-mêmes, n’en faisons-nous pas autant, à l’égard de bien des contemporains, sans le savoir ? « Del senno di dopo, son piene le fosse. » Le cas de Racine, qui semblait une difficulté, vient donc confirmer ma thèse, comme une contre-épreuve.

Molière apporte une confirmation d’un autre genre. Avant lui, il y a la farce et la comédie « régulière » ; ni l’une ni l’autre ne sont du vrai théâtre. J’ai dit précédemment que la satire est de toutes les époques, qu’elle se glisse dans tous les genres, dans toutes les formes ; c’est elle qui donne un succès passager aux fabliaux, à la farce, sans qu’on puisse tirer de ces formes rudimentaires une conclusion quelconque sur le genre épique ou dramatique. Au xvie  siècle, la « forme » comédie passe d’Italie en France, comme la tragédie, par la tradition lettrée, et c’est d’abord du théâtre factice. Puis la farce tend à s’introduire dans la comédie, comme le roman dans la tragédie ; on donne souvent l’appellation plus noble de « comédie » à ce qui n’est qu’une farce, une sotie, à ce que nous appellerions une revue, une pochade, un simple tableau de mœurs. Ce n’est pas encore du théâtre ; il y manque les caractères, les situations, la péripétie ; c’est un amusement. Et tous les contemporains de Molière en sont restés là.

Molière, lui aussi, a commencé par la farce ; même Les Précieuses ne sont guère autre chose ; jusqu’à la fin de sa vie il n’a pas dédaigné la farce ; mais il a su aussi, par la fusion harmonieuse et infiniment variée d’éléments divers, s’élever jusqu’aux Femmes savantes, et insuffler à la « comédie » la vie dramatique. Comme Racine, il est au théâtre un créateur de génie ; et il a ce bonheur que n’a pas Racine, d’être aujourd’hui universellement admiré. Cette admiration va même si loin dans l’absolu, qu’elle néglige tout un côté de Molière, le drame du poète lui-même, et je n’entends pas par là les déboires du mari. Notre amour respectueux nous fait passer légèrement sur des faits que nous connaissons pourtant : Molière comédien, bouffon, tendant le dos au bâton, aux coups de pied, faisant pleurer le public par ses pitreries, Molière-Géronte, Molière-Dandin, Molière-Jourdain et Molière-Argan ; puis Molière amuseur du roi, bâclant en hâte des impromptus et des comédies-ballets, glissant Tartufe entre Le Médecin malgré lui et Amphitryon, et par contraste Molière rêvant de tragédie, écrivant Dom Garcie de Navarre

Qu’est-ce à dire ? Que Molière ne fut pas pour ses contemporains ce qu’il est pour nous. Il fut pour eux un amuseur, plaisant aux uns, honni des autres. Cette qualité d’amuseur fut sa plus sûre garantie, une condition d’existence ; quand il cessa de rire, on lui refusa la sépulture des chrétiens. Or, rire était bien dans son tempérament ; il a au plus haut degré ce don du comique, où la réalité et la fantaisie, le déjà vu et l’imprévu vous soulèvent dans une saine gaîté, dans une allégresse absolue de l’esprit ; mais il a autre chose encore : il a la compréhension des douleurs humaines, la vision très nette de nos conflits avec la société, avec nous-mêmes, de nos pauvres illusions, de la jeunesse qui fuit, de la raison qui s’écroule aux pieds de l’amour… ; et Molière, le grand comique, aurait écrit les drames les plus poignants, si son époque avait aimé le drame et s’il n’eût pas dû être un amuseur… Il a frôlé le drame dans Tartufe, dans Le Misanthrope, dans Le Bourgeois gentilhomme, dans Le Malade imaginaire, ailleurs encore ; ce drame, il l’a vu, mais n’a voulu montrer que la comédie. On l’a constaté souvent ; on ne s’est pas demandé : pourquoi ? Plus exactement : les uns ont blâmé Molière de ses dénouements bouffons ou providentiels, les autres l’ont loué d’avoir su rester dans la comédie, de n’avoir pas mêlé les « genres » ! La vérité est ailleurs, me semble-t-il. De par son tempérament, de par sa philosophie, de par ses expériences personnelles, Molière portait le drame en lui ; il l’aurait créé, lui qui a pris tant de libertés avec les formes et les combinaisons d’éléments, s’il y avait été encouragé. Mais, devant ce public qui trouvait Racine brutal, qu’on se représente Tartufe triomphant, Alceste marié et trompé par Célimène, Trissotin épousant Henriette, Argan aux mains de Béline ! Ç’eût été, en plein xviie  siècle, de l’Ibsen et du Strindberg. Il faut avoir suivi de près le travail créateur d’un artiste, connaître l’influence du Salon sur un sculpteur, sur un peintre, lire par exemple la correspondance de Flaubert, pour savoir ce que peuvent sur une œuvre d’art les critiques, les encouragements, l’esprit ambiant. Les artistes sont des sensitives ; un mot leur ouvre un horizon ; un froissement leur en ferme un autre. Nous voyons tout cela chez nos contemporains, mais nous acceptons les œuvres du passé comme si la Providence les avait voulues telles ! Nous combinons savamment leurs éléments les plus visibles, en une équation toujours juste, qui n’est qu’un cercle vicieux ; nous disons a + b + c = Racine ; ou Molière ; et nous ignorons leur vie intime, qui fut de possibilités comme la nôtre, et les souffrances dont leurs œuvres sont un fruit, et tout le jardin fleuri dont elles ne sont qu’un bouquet. Mais à revivre ces œuvres par la sympathie qui devine, comme l’apôtre Jean, autant que par la science qui demande à toucher, comme Thomas, on y découvre une beauté nouvelle, et l’on revoit le poète, penché sur l’œuvre aimée qu’il sait incomplète et dont il dit lui-même :

Quand je vous livre mon poème,
Mon cœur ne le reconnaît plus :
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.

Je conclus : si grande que soit l’œuvre de Molière, il avait en lui de quoi faire autre chose encore, le drame même. L’esprit de son temps ne l’a pas voulu, et n’a vu en lui qu’un amuseur ou un pamphlétaire. S’en est-il rendu compte lui-même bien nettement ? Nul ne sait ; ce serait une douleur à ajouter aux autres ; mais ne le plaignons pas… ; il sourirait, héroïque comme au soir de sa mort.

Dans la période qui nous occupe, le genre dramatique présente donc trois cas particuliers, trois grandes individualités, dont chacune offre un problème à reprendre avec une méthode nouvelle. En dehors d’elles, rien, absolument rien, si ce n’est des œuvres de tradition académique, dont l’intrigue romanesque plut aux contemporains, mais qui sont pour nous des œuvres manquées. Le contraste de cette pauvreté avec l’exemple donné pourtant par Molière et Racine est significatif pour l’esprit du temps.

Et le genre lyrique ? Régnier, d’Aubigné, Théophile sont les épigones de la période précédente. Après eux, peu de chose. Malherbe n’a pas tué la poésie lyrique, elle mourait d’elle-même ; la poésie de salon, qu’elle soit pompeuse ou légère, est sans valeur pour nous. Le lyrisme du siècle est dans Racine, dans Pascal et surtout dans La Fontaine.

À ne considérer que la forme des Contes et des Fables, on pourrait ramener La Fontaine au genre épique. Ce serait méconnaître singulièrement son originalité. Sans doute, il a souvent le souffle épique ; il est de son temps par là comme par ses poésies légères et ses essais au théâtre ; mais l’essentiel chez lui, c’est une individualité qui échappe à tous les cadres, qui demeure même unique dans l’histoire des littératures. M. Lanson fait à son sujet une remarque importante : « La Fontaine a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré ». Cette remarque est si juste, que j’abandonne au lecteur le soin de voir combien elle concorde avec tout ce que j’ai dit déjà sur la genèse d’une œuvre originale dans un milieu qui ne lui est point favorable. Le lyrisme de La Fontaine est épars dans toutes ses fables, qui sont aussi, considérées dans leur ensemble, une épopée, une comédie, un drame. Qu’on les prenne dans cet ensemble, ou isolément, elles sont une affirmation de l’art souverain, qui crée avec de vieux matériaux, qui renouvelle toutes les formes, qui est bien de son temps et de sa race, mais qui resplendit de vérité pour tous les temps et pour l’humanité. Je cite une fois de plus M. Lanson, à propos des contemporains du fablier : « Ces mondains subissaient, sans trop se rendre compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux… Par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient ». — À remarquer toutefois l’attitude de Boileau, non comme homme, mais comme critique officiel.

Ce xviie  siècle, si riche en œuvres et en hommes, nous montre mieux que toute autre époque l’action combinée de trois forces souvent contraires : l’esprit général de la période (qui est épique), la tradition savante (qui enseigne le culte de la tragédie, de l’épopée, et qui donne les règles précises de ces « formes »), l’individualité (qui tend à la liberté) ; de là les résultats les plus variés, dans les œuvres de valeur relative comme dans celles de valeur absolue ; par exemple : le moule rigide étouffant l’esprit (épopée) ; la forme nouvelle et vivante (roman) ; la forme vidée (lyrisme) ; la forme en conflit avec le contenu (tragédie romanesque), mais galvanisée par le génie héroïque (Corneille) ; l’art suprême, original, s’harmonisant avec la tradition savante, méconnu du public (Racine) ; ou se créant une forme personnelle (La Fontaine) ; l’individualité du précurseur, arrêtée à mi-chemin, révélant un monde en fait, et un autre en puissance (Molière). Action, réaction, influences réciproques : toute la vie avec le désordre apparent de ses variations, dans l’ordre profond des lois générales ; et problèmes toujours nouveaux pour quiconque se débarrasse des idées toutes faites, des classifications en usage. Le déterminisme nous a par trop habitués à considérer chaque auteur comme le produit fatal de son époque et de son milieu ; il est temps de rendre toute sa valeur à la personnalité, en conflit avec son temps et son milieu.

Dans cet exposé sommaire, la tradition que j’appelle savante, ou académique, ou littéraire, s’est manifestée surtout comme une influence fâcheuse. Il serait injuste de n’en voir que ce côté ; elle fut aussi pour la généralité, et surtout dans certains cas, une haute discipline de l’esprit ; elle donna à toute la vie intellectuelle du xviie  siècle une tenue qui est en fin de compte une qualité de fond ; ce serait une belle tâche que d’en dégager l’essentiel, ce qui nous en demeure acquis grâce au travail de plusieurs générations, et aussi ce que nous en avons perdu par le journalisme hâtif, par l’arrivisme démagogique et par l’esprit facilement ordurier des boulevards ; mais ce sujet, même si je ne faisais que l’esquisser, nous entraînerait trop loin ; il me suffit de l’avoir indiqué, comme un complément nécessaire à ma synthèse.

Il touche de près à une autre question : cette tenue du xviie  siècle, que je viens de louer, on y voit souvent de la raideur, un manque de naturel ; la discipline semble de l’absolutisme, en littérature comme en politique et en religion. Cette façon de voir est une « illusion optique ». Faute de recourir aux auteurs mêmes, à force de lire les mêmes « morceaux » dans les anthologies, les mêmes citations et les mêmes jugements dans les histoires littéraires, à force de substituer notre goût, notre nature et notre raison aux notions du xviie  siècle, nous transformons l’unité de l’époque en uniformité, dans nôtre admiration autant que dans notre critique. Il est temps de réagir. À y regarder de près, le siècle fut extraordinairement riche en individualités ; mais les plus grands esprits se soumirent spontanément à la discipline de la raison universelle ; ils sacrifièrent à la société, à un idéal d’autorité, non pas leur vigueur, mais leurs petites « opinions particulières » ; ce n’est pas lâcheté, c’est, je le répète, un sacrifice. Sans doute, cette discipline fut un obstacle au développement de génies hors cadre, tels que Dante ou Shakespeare ; on peut le regretter à certains égards, mais on voit bien ce que la nation y a gagné. Le xviie  siècle est un siècle d’action, et, nécessairement, de concentration.

Après avoir parcouru le domaine des œuvres purement littéraires, il faudrait reprendre, en dehors de la question des genres, quelques-uns de ceux que j’ai nommés les ouvriers de la pensée classique. Je me borne ici à deux ou trois noms, accompagnés de brèves remarques.

Je mettrais Pascal, résolument, au rang des moralistes, et non dans un chapitre de « prosateurs ». J’ose d’autant plus le dire, que j’ai pour lui, depuis vingt-cinq ans, un culte particulier. Pascal parmi les « écrivains en prose », à son rang chronologique ? Non ; d’abord il est poète ; il est surtout le penseur toujours vivant de l’angoisse humaine. Si grand qu’ait été son souci du style et quelle que soit la valeur de ce style, faire de Pascal un auteur littéraire, c’est se méprendre sur son intention dernière. Que, dans une histoire de la langue, on nomme Pascal comme on nomme Calvin, ou, en Allemagne, Luther, soit ; qu’on le prenne, après Descartes, et par opposition à lui en le rapprochant de Montaigne, comme un représentant insigne de la pensée française au xviie  siècle, et qu’on dise à propos de lui toute l’importance du Jansénisme dans la littérature de l’époque, cela est nécessaire ; mais, pour l’essentiel, qu’on le remette dans son domaine, parmi les moralistes ; non dans l’art qui resplendit en œuvres définitives, mais dans la pensée qui cherche la voie, comme un pilote dans la nuit.

De même il faut mettre à part, hors de la littérature proprement dite, Bossuet et Fénelon ; Télémaque, si intéressant comme satire, est étrangement surfait comme œuvre d’art. Un véritable déblaiement s’impose, dès qu’on appelle littérature ce qui a une intention d’art, ce qui agit comme tel, et non pas tout ce qui est simplement « bien écrit » au service de la morale, de la science ou de la politique15.

La Rochefoucauld est-il un moraliste ? Répondre oui, c’est lui faire peut-être trop d’honneur. Il me semble être surtout un grand seigneur dilettante, très élégamment paradoxal ; si vraiment « les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse » (Lanson), je les mettrais malgré leur date (1665) parmi les « documents » qui expliquent la fin de cette période, juste avant Fontenelle, et préparant La Bruyère qui, lui, fut un artiste, quoique incomplet. Son art fait précisément qu’on voit surtout la valeur absolue des Caractères ; leur valeur relative est considérable : La Bruyère nous peint la fin d’une époque, il fait deviner la suivante et en a déjà l’esprit dramatique. M. Lanson dit en termes très justes : « Il fait la transition de Molière à Lesage… ; ce don qu’il a de trouver le geste, le mot, qui contiennent tout un homme, résument toute une situation, c’est le don essentiel du romancier naturaliste ou encore, si l’on veut, de l’auteur dramatique16. »

Enfin, la querelle des Anciens et des Modernes, quoique terminée provisoirement en douceur, est significative et fait bien la transition entre l’époque où la raison universelle créa des œuvres jusqu’à l’épuisement et cette autre époque où la même raison universelle va s’acharner à une destruction qui est une délivrance.

Troisième période : de 1715 à la Révolution

Platon avait peut-être raison de croire à la réalité des idées ; il suffit de bien l’interpréter. On voit dans l’histoire les idées directrices de l’humanité se succéder l’une à l’autre, par action et par réaction ; chacune d’elles, d’abord vague et mélangée d’éléments hétérogènes, dégage peu à peu son principe essentiel, à travers mille difficultés et retards, atteint la plénitude de son action, puis, de vivante qu’elle était, elle se cristallise, et c’est la décadence que nul ne saurait empêcher, de même que nul n’aurait pu arrêter la marche ascendante. Ainsi le christianisme aboutit à la théocratie, la féodalité à la constitution d’une caste privilégiée, l’idée de la raison universelle au rationalisme. — La royauté absolue a perdu la conscience de ses devoirs ; elle décline ; avec elle, tout le système, social, religieux, philosophique, littéraire. Cette crise, née de raisons intimes, est accélérée par l’introduction d’idées étrangères, venues surtout d’Angleterre et déjà un peu d’Allemagne. Elle a deux forces agissantes : d’une part la raison elle-même, qui critique, qui détruit, par une espèce de suicide ; la raison réduite à la sécheresse matérialiste ; et d’autre part le sentiment, élément nouveau, positif, qui annonce l’avenir. Ces deux forces agissent de concert contre l’ancien régime et se fondent parfois, de façon très curieuse, chez le même individu ; mais au fond elles sont ennemies, et elles aboutissent l’une à Voltaire, l’autre à Rousseau.

Cette période troublée, où une civilisation meurt en enfantant un monde nouveau, est nécessairement dramatique.

Elle est aussi, hélas ! sans art. Non pas qu’elle manque d’intentions artistiques, mais la thèse domine tout, envahit les formes nouvelles et celles qu’on emprunte servilement à la tradition académique. C’est pourquoi il faudrait citer ici, pour les idées et les conditions, presque tous les auteurs du temps, les plus médiocres ayant encore une grande valeur relative. Je me contente de mentionner particulièrement Fénelon, Bayle, Fontenelle, Saint-Simon, Montesquieu, Voltaire, les Encyclopédistes, les économistes, Vauvenargues, Rousseau.

En littérature, Lesage est l’introduction toute naturelle à cette troisième période ; ses romans (Le Diable boiteux, 1707 ; Gil Blas, 1715-1735) sont de la comédie en puissance ; on a remarqué souvent que Gil Blas c’est déjà Figaro ; puis il y a Turcaret (1709) qui est « le chef-d’œuvre du réalisme dramatique…, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire » (Lanson), et le Théâtre de la Foire, peu connu, sans valeur littéraire, mais dont les historiens savent l’importance. — Et c’est à travers tout le xviiie  siècle un succès grandissant du théâtre, une profusion d’auteurs, dont aucun n’atteint au chef-d’œuvre, mais qui tous valent plus que les contemporains de Molière et de Racine. Ils ont quelque chose à dire. Comédie larmoyante ou tragédie du genre Mahomet ou Brutus, tout s’adresse, on le sent bien, à un grand public, dont ces œuvres disent le conflit intérieur, les confuses aspirations. La forme qui conviendrait, celle du drame moderne, est esquissée en théorie par Diderot, ébauchée en pratique de-ci, de-là, mais ne se réalise pas entièrement, tant est forte la tradition ; Voltaire lui-même, le grand démolisseur, est l’esclave le plus académiquement respectueux de la tragédie « classique ».

Ce théâtre, assez médiocre en esthétique, a d’ailleurs une vie intense pour l’historien. Voici Dancourt, Destouches, Gresset (dont Le Méchant, 1745, est si significatif), Marivaux, La Chaussée et toute la comédie larmoyante, les « tragédies » de Voltaire ; voici Diderot, Palissot, Sedaine, Mercier, et enfin Beaumarchais qui sonne au théâtre le tocsin de la Révolution. Le succès du genre dramatique sous toutes ses formes, le goût du théâtre, nous sont attestés non seulement par le nombre des œuvres et des auteurs, par des témoignages contemporains, mais encore par la querelle des théâtres, par la lutte incessante contre les privilèges du Théâtre-Français.

Dans le lyrisme, il y a des versificateurs nombreux, mais pas un poète, sauf Diderot et Rousseau, qui écrivent en prose, et, tout à la fin, André Chénier. Des précurseurs.

Dans l’épopée, écartons naturellement les poèmes du genre de La Henriade. Il reste Gil Blas, deux romans de Marivaux, et l’immortelle Manon ; Crébillon fils, Laclos, Restif de la Bretonne ne sont que des « documents » ; sous des allures scientifiques, l’érotisme de nos jours leur a valu un regain de succès. — Les autres romans et contes de cette période sont nettement philosophiques, à tendance ; la forme littéraire y est le véhicule d’une thèse ; ainsi les Contes de Voltaire, et même La Nouvelle Héloïse où pourtant le souffle lyrique est déjà sensible. Paul et Virginie est l’idylle d’un précurseur romantique.

Montesquieu ne touche à l’histoire littéraire proprement dite que par les Lettres persanes. Sa place, très grande, est dans une introduction sur les conditions générales de l’époque. Des Lettres il faut remarquer qu’elles contiennent en germe ses autres ouvrages ; elles sont d’ailleurs une « forme » bien intéressante ; c’est du roman satirique, fantaisiste, naturaliste, et c’est de la comédie ; comme une première esquisse de Peints par eux-mêmes.

L’œuvre de Diderot caractérise mieux que toute autre l’anarchie de cette époque ; l’Encyclopédie ne suffisant pas à son activité, Diderot fait du théâtre, du roman, de la critique, et partout il abonde et surabonde en idées géniales, sans jamais trouver la forme adéquate. Son inspiration, en ce qu’elle a d’essentiel, est d’un poète, et ce poète est un volcan, ardent et fumeux. Son meilleur drame est… Le Neveu de Rameau ; son poème, c’est Le Rêve de D’Alembert.

Reste Jean-Jacques. Son génie à lui seul remplit de haine et d’amour toute la seconde moitié du xviiie  siècle. De nos jours, personne n’a mieux affirmé sa puissance, n’a rendu un plus grand hommage à son action persistante, que, sans le vouloir, M. Jules Lemaître. Oui, ce républicain, ce « vicaire savoyard », cet enfant de la nature, ce révolté, ce pauvre, c’est un étranger, un Helvète, un montagnard ; mais il s’est donné à la France, comme à la nation d’avant-garde, et il a fécondé la France, comme la Renaissance italienne l’avait fécondée au xvie  siècle ; et c’est par la France qu’il a conquis le monde. Marié à Fribourg, avec la Merceret, il y aurait vécu en petit bourgeois fantasque et grognon ; Paris lui a révélé son génie.

On a reconstitué tous les détails de sa rupture avec Voltaire ; on retrouve aujourd’hui les détails des machinations de Grimm et de Diderot ; cela est intéressant, mais au fond, qu’importe ? D’une façon ou de l’autre, la rupture était inévitable. Rousseau, le sentiment, devait tôt ou tard se séparer des Encyclopédistes, le rationalisme. Eux, ils s’acharnaient au présent, sans sortir de la formule usée ; ils démolissaient, faisant œuvre nécessaire mais en soi inféconde ; lui, il regardait à l’avenir ; ils avaient le savoir ; il avait la foi ; eux demandaient des réformes ; Rousseau portait en lui la Révolution, un monde nouveau. C’est pourquoi il vit encore, à notre époque de crise plus que jamais, ayant toujours contre lui les réactionnaires, et pour lui les croyants. Il a parlé pour plusieurs siècles, et son œuvre est loin d’être accomplie. — Qu’on relève chez lui, tant qu’on voudra, des erreurs de faits, des exagérations, des lacunes morales ; cela n’a plus aujourd’hui que bien peu d’importance. Rousseau demeure le libérateur. Depuis plus de cent ans, de Pestalozzi à Tolstoï, les âmes les plus nobles se sont embrasées à sa flamme.

J’ai mis les Encyclopédistes dans l’introduction à cette troisième période, en les excluant (sauf Diderot) de la littérature proprement dite ; on me donnera aisément raison ; mais peut-être trouvera-t-on que j’ai fait à Voltaire une place trop petite, et à Rousseau une place trop grande. C’est que l’œuvre de Voltaire (dont je vois l’immense importance sociale) appartient en grande partie, elle aussi, à l’introduction ; en littérature, La Henriade, les tragédies et comédies, les poèmes et poésies de genres divers, sont des formes vieillies ; certes, j’admire l’infatigable et universelle curiosité de Voltaire, la perspicacité de sa critique, les efforts qu’il fit pour comprendre Dante et Shakespeare, mais d’autre part je constate que, malgré tout son esprit et malgré la limpidité cristalline de son style, Voltaire ne s’est guère soucié de la beauté. Il n’a fait œuvre d’art vraiment originale et durable que dans ses Lettres et surtout dans ses Contes.

Mais Rousseau lui aussi, dira-t-on, fut propagandiste beaucoup plus qu’artiste. Je ne le concède pas volontiers. Il y a entre ces deux hommes une différence profonde : Voltaire, c’est le bon sens ; Rousseau, c’est la poésie. On a dit (dans une intention de critique) que l’Émile est le roman de l’éducation, comme le Contrat social est le roman de la société humaine ; romans ? mieux vaudrait dire : poèmes. La Nouvelle Héloïse et Les Confessions sont aussi des poèmes. Chez Rousseau tout se tient dès le premier Discours ; l’œuvre entière est animée d’un souffle qui va renouveler la littérature. Ce souffle est lyrique ; Rousseau est le père du Romantisme.

III. — Ère des nationalités et des démocraties : de 1800 environ au temps présent

Il nous est bien difficile d’être à peu près « objectifs » en définissant une époque dont l’esprit est encore le nôtre en partie. Les réalisations de l’histoire, comparées aux intentions premières et aux principes, sont souvent déconcertantes, et nous ne savons guère ce qu’elles vont enfanter à leur tour17. J’ai déjà fait remarquer précédemment comment chaque époque lègue à la suivante des problèmes mal résolus et comment telles « vérités », naguère vivantes et agissantes mais désormais vieillies et figées, entravent la marche en avant, empêchent l’évolution normale d’un principe. Il y a des transactions : l’esprit nouveau pénètre des formes vieillies et d’anciens préjugés persistent sous des formes nouvelles. La solidarité croissante des nations, heureuse en soi, amène d’autres complications encore, avec parfois des contre-coups fâcheux.

La Révolution, qui clôt la deuxième ère et inaugure la troisième, a eu précisément quelques conséquences (ce que j’appelle les « réalisations ») qui déroutent au premier abord.

La Révolution avait certainement un principe d’universalité ; la Convention acclamait le « citoyen » Schiller, et ceux qui voient dans l’avenir, avec Victor Hugo, les États-Unis d’Europe, sont dans la bonne tradition de 89 ; pourtant la Révolution a eu comme résultat la constitution des nationalités ! Résultat imprévu ; contradictoire en apparence seulement : l’union des peuples ne pouvant se faire que par les peuples eux-mêmes, et non par les dynasties, il fallait bien qu’à la chute des royautés absolues les nations prissent conscience d’elles-mêmes, s’affirmassent avant de se tendre les mains ; cette « contradiction » n’est donc qu’une étape nécessaire. — De même, le principe démocratique proclamé par la Révolution n’est encore, après cent vingt ans, que bien imparfaitement réalisé ; la France a connu l’absolutisme de Napoléon, la Restauration et le second Empire, avec en tout à peu près cinquante ans de République. Mais ce ne sont là pour l’historien que des retours offensifs du passé, passagers ; et le principe marche : il a fait la jeune Italie, il s’esquisse dans la Douma, il triomphe à Lisbonne, il est dans la rue à Berlin, et s’affirme à Barcelone par le sang de Ferrer. Rien ne l’arrêtera. — Un danger le menace ; en supprimant les « tyrans », il en crée un autre : la masse ; l’égalité de tous mène au nivellement, à l’écrasement des grandes individualités ; aujourd’hui ; mais demain ? une solution se trouvera ; de même que le christianisme a mis deux mille ans pour aboutir à la religion individuelle, ainsi la Révolution mettra des siècles à se réaliser en harmonie. « L’homme aujourd’hui sème la cause, Demain Dieu fait mûrir l’effet. » L’esprit peut deviner, par intuition, une loi logique, dans l’absolu ; les formes innombrables de la relativité lui échappent. Par quelle voie le sentiment, qui fut à la base du Romantisme, a-t-il mené au positivisme ? C’est un fait que nul ne pouvait prévoir, qui est pourtant et qui s’explique.

Cette troisième ère, de la nationalité démocratique, comparée aux autres, est brève. Les trois périodes, resserrées en cent vingt années environ, y chevauchent l’une sur l’autre plus que précédemment ; c’est un fait intéressant que je signale en passant18.

Première période : de la Révolution à 1840

Dans les réalités de la politique, l’absolutisme persiste avec Napoléon et la Restauration ; son règne est fini dans les idées, dans les consciences. Le Romantisme, qui caractérise cette période en littérature, est le triomphe du sentiment sur le rationalisme, de l’individualité sur l’autorité. Ainsi qu’elle le fait pour toutes ses renaissances, la France s’ouvre aux idées étrangères ; elles lui viennent de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie ; la France les accepte d’abord pêle-mêle, comme au xvie  siècle, puis elle fait un choix, elle se les assimile et leur donne enfin leur valeur universelle. En élargissant son horizon dans l’espace et dans le temps, l’esprit français retrouve le sens de l’histoire. Sans doute, le culte que les romantiques professent pour le moyen âge a quelque chose de « littéraire » ; mais derrière leur catholicisme esthétique et sentimental, il y a le sens religieux nécessaire pour la compréhension du passé ; de même la « couleur locale » sera bientôt de la science vivante. Quelques lignes de Chateaubriand (« Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée… ») révèlent à Augustin Thierry sa vocation d’historien ; et c’est une chaîne ininterrompue qui va de Thierry à Guizot, à Tocqueville, à Michelet, à Fustel de Coulanges, à Taine et à Renan ; c’est aussi par une intuition d’abord toute poétique que Gregorovius, un soir, sur un pont du Tibre, conçoit son Histoire de Rome. Libre aux historiens positivistes de sourire, ils ne seraient pas sans ces divinateurs. — La bourgeoisie et le peuple pénètrent dans la littérature ; on dirait une sève printanière qui reverdit et fleurit un arbre desséché. C’est dans tous les cœurs une exubérance d’énergies, de foi, d’amour ; un grand élan vers une nature que l’orage a ressuscitée ; et comme la réalité politique refoule ces énergies et que d’aucuns s’imaginent reconstruire la Bastille, toutes les forces affluent à l’art, à la poésie, au lyrisme.

Les idées et les sentiments, dans leur infinie variété, sont chez Rousseau, Mme de Staël, Chateaubriand, Cousin, Lamennais, Lacordaire, Michelet, Quinet, Jouffroy, Proudhon.

Les poètes lyriques de cette période sont encore dans toutes les mémoires et dans bien des cœurs. Le premier en date est un prosateur, Chateaubriand ; pour en faire un plagiaire, il faut être cruellement philologue ; l’œuvre de Chénier, posthume, vient à son heure ; et c’est enfin l’éclosion magnifique de Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, pour ne nommer que les plus grands. Ici, l’esprit de l’époque a trouvé, créé, sa forme adéquate ; ce sont des œuvres d’absolue beauté.

Ailleurs, il y a le plus souvent conflit entre la forme et l’esprit. Ainsi dans le roman. Les beautés des Martyrs, de Corinne, sont lyriques surtout et se détachent du récit. Lyriques les romans de Victor Hugo (de cette période), de George Sand (première manière), de Nodier, de Gautier, d’autres encore. Par contre, chez Benjamin Constant, chez Sainte-Beuve, le « sentiment » est analysé déjà avec une précision qui annonce le roman psychologique ; et Stendhal et Balzac, malgré leur romantisme encore très sensible, sont les véritables précurseurs de l’époque suivante.

La guerre déclarée aux classiques obligeait les Romantiques à affronter le théâtre ; il fallait vaincre Corneille et Racine ! Question de tactique. Pour nous qui n’avons plus besoin de soutenir Hernani contre les classiques, qui voyons Ruy Blas alterner avec Andromaque au Théâtre-Français, nous osons dire que le théâtre de cette période est tout, sauf dramatique. Il serait même intéressant de rapprocher ces deux génies : Corneille et Hugo, qui font du théâtre malgré eux, qui émeuvent à force de puissance et par des procédés semblables ; l’un par l’invention romanesque, l’autre par l’imagination lyrique, mais tous deux par des caractères simplifiés jusqu’à l’abstraction, ils construisent des « situations » atroces autant qu’invraisemblables et tranchent le nœud gordien par un acte d’héroïsme. — Chatterton est également du pur romantisme ; même Dumas père, qui était pourtant un vrai dramaturge, concède une place trop grande à des éléments contraires à l’action dramatique. Tout ce théâtre, si riche en beautés de tout genre, n’a qu’un défaut : malgré la démonstration en trois points de la préface à Cromwell, ce n’est pas du théâtre. « Avec le démesuré, l’incohérence : histoire et philosophie se gênent ; ou l’individu périt, ou le symbole s’obscurcit. L’un des éléments fait obstacle à l’autre, si le poète n’intervient sans cesse pour dégager le sens du spectacle : et l’on a ainsi un poème épico-lyrique plutôt que dramatique » (Lanson). Musset absolument à part ; il a l’imagination, le sentiment, la psychologie, le dialogue, la force (dans Lorenzaccio), et toujours la vérité dans la fantaisie ; mais on sait qu’il écrivit ces comédies sans penser à la scène, pour être imprimées, et que son premier succès est de 1847. « Il est lyrique sans mélange », dit M. Lanson ; pourtant je vois chez lui une puissance latente de dramaturge ; son théâtre est unique en France et s’adresse à un public restreint de purs lettrés19.

Deuxième période : de 1840 à 1885

En politique : à l’entreprise insensée de la Restauration succède, en tous pays, une lente réalisation de la Révolution ; 1848, c’est un 1789 beaucoup plus modeste et plus sage, dans des milieux mieux préparés ; grâce à ce meilleur équilibre, c’est la marche en avant. En France, c’est Napoléon III, auquel on commence à rendre justice ; puis les débuts de la troisième République, difficiles et héroïques ; un travail immense, que la guerre de 1870 semble scinder en deux par une catastrophe ; et si c’était une nécessité heureuse ? j’y vois une affirmation légitime, nécessaire, de la nation victorieuse, affirmation violente parce qu’elle fut longtemps retardée ; j’y vois surtout une leçon féconde et libératrice pour la nation vaincue.

Le règne de la science commence. L’histoire, naguère une reconstruction poétique, se fait exacte, méthodique, renouvelle la philologie, le droit, la philosophie, la psychologie, les sciences naturelles qui vont passer au premier plan. On marche ainsi à une histoire naturelle de l’homme et de l’esprit, au positivisme ; on aboutira nécessairement, en littérature, au naturalisme. Dans tous les domaines, c’est l’action, la certitude, le culte du fait ; Bismarck (comme jadis Richelieu) est peut-être l’expression la plus grandiose de cet esprit, qu’on retrouve dans ses formes et tendances les plus variées chez Sainte-Beuve, Auguste Comte, Taine, Renan, Berthelot, Claude Bernard…

Cette période est épique.

George Sand se libère, autant qu’elle peut, du lyrisme ; elle écrit ses romans socialistes, ses histoires champêtres ; Balzac, qui lui aussi mêlera toujours le romantisme au réalisme, trouve vers 1842 son titre général de Comédie humaine, c’est-à-dire sa vision épique du tout : Rastignac marche à la conquête de Paris. Sans abandonner complètement le lyrisme, Victor Hugo a également évolué vers l’épopée ; parlant des œuvres de la première époque, M. Lanson dit avec raison : « Ces romans, drames, voyages, mettaient V. Hugo sur la voie du lyrisme épique. En un sens, Notre-Dame de Paris et Les Burgraves sont les deux premiers chapitres de La Légende des siècles. » Il écrit maintenant Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables. — Mérimée mérite une place à part, par la qualité très spéciale de son art ; chez lui, la puissance du raccourci rapproche déjà l’épopée du drame. — Enfin Flaubert inaugure la série des grands romanciers ! Romantique dans Salammbô, dans La Tentation, il a créé avec Madame Bovary (1857) le chef-d’œuvre du roman réaliste, qui lui valut les critiques qu’on sait et la cour d’assises ; ce procès ne fut pas rien qu’une erreur ; il fut un malheur pour Flaubert et pour la littérature ; il ne serait pas bien difficile de montrer, par la correspondance et par d’autres documents, que la sévérité des considérants, la lâcheté des critiques et des éditeurs, ont fait dévier Flaubert de sa ligne droite ; la haine du bourgeois nous a privés d’autres chefs-d’œuvre ; et c’est ici, sous une forme nouvelle, un exemple à ajouter à ceux de Molière et de Racine : de l’inintelligence du public à l’égard d’une grande individualité, et de l’influence de ce public sur l’artiste ; l’exemple est différent en ce sens que Flaubert était du moins dans le « genre » de son époque ; il fut ainsi un précurseur, malheureux personnellement, mais suivi bientôt d’une école illustre : Zola, les Goncourt, Daudet, Maupassant. Quand on dit « école » il faudrait naturellement faire bien des réserves et des distinctions, que je ne puis développer ici : Zola, ce « grand poète épique » (J. Lemaître) marchant bientôt, pour son malheur et le nôtre, au roman « expérimental » ; les Goncourt tombant dans l’impressionnisme ; Daudet réintroduisant dans le naturalisme une sensibilité exquise ; Maupassant demeurant le seul disciple direct de Flaubert, avec une variété qui dépasse Boccace, et une forte sobriété qui touche au drame. — Le roman, si puissamment lancé par de tels maîtres, va continuer dans la période suivante, avec une orientation nouvelle.

Aux épopées de Victor Hugo, déjà mentionnées, s’ajoutent celles de Leconte de Lisle, de Coppée, de Richepin et aussi plusieurs poèmes petits ou grands de Sully Prudhomme qui disent l’ascension de la volonté humaine vers l’Idéal20.

La poésie des Parnassiens, même quand elle est lyrique, tend par principe à l’objectivité qui analyse et qui décrit, à l’impassibilité qui serait la négation du lyrisme…, si elle se réalisait ; mais le sentiment persiste ; uni à la science, il nous vaut chez Sully Prudhomme une œuvre extraordinaire, où le penseur a concentré, comme en un élixir, toutes les douleurs et toutes les espérances humaines. Pour la généralité toutefois, le lyrisme se fige, dans son inspiration et dans ses formes, ce qui expliquera la réaction des symbolistes et verslibristes. — Banville, Gautier, Baudelaire, Richepin représentent, chacun à sa façon très personnelle, la décadence du romantisme proprement dit.

Au théâtre, la réaction de Ponsard n’est qu’un essai, sans portée. De tous les auteurs dramatiques, deux seuls nous intéressent, mais ceux-là sont considérables : Augier et Dumas fils. Tous deux protestent contre le romantisme et le mêlent pourtant à leur réalisme ; Dumas y mêle même une bonne dose de romanesque. Comme dramaturges, ils devancent la troisième période ; comme moralistes, ils sont bien de leur temps ; précieux à consulter. La valeur absolue de Dumas ? La sympathie que j’ai pour ses idées (et qui n’a rien à voir ici) me trompe peut-être ; à si brève distance il est difficile de discerner… Je vois bien, sous la verve spirituelle, les trucs et les ficelles, et pourtant il me semble un maître trop dédaigné aujourd’hui. Il serait intéressant de montrer comment et pourquoi il en revient peu à peu aux « unités » tant honnies21 ; comment chez lui la thèse, sauf de rares exceptions, ne nuit pas à la vérité des caractères ; de fait, ses personnages sont vivants pour qui les a vus une fois : la baronne d’Ange, Denise, Francillon, M. Alphonse. — Laissons de côté Sardou qui n’est qu’un Hardy plus habile et plus heureux ; sa réclame a trompé le public et l’a peut-être trompé lui-même. Mais Becque ! Les Corbeaux sont de 1882 ; La Parisienne, de 1885 ; celui-là avait de quoi devenir le maître du théâtre contemporain. Pourquoi ne l’est-il pas devenu ? Le problème est à étudier ; je rechercherais chez Dumas et chez Becque la bonne influence « littéraire » de leur époque, cette « tenue » dont je parlais à propos du xviie  siècle ; et, par contraste, je montrerais l’habileté facile et le bluff chez Sardou, qui, hélas, a fait école. Pourquoi lui plutôt que les deux autres ? Cela s’explique par les conditions générales de la troisième période.

Troisième période : de 1885 à nos jours

Nous sommes à l’apogée du positivisme scientifique. Les sciences naturelles et techniques dominent et s’imposent aux autres par leurs conquêtes grandioses dans le domaine matériel. La psychologie est expérimentale ; la philologie formule des lois phonétiques ; l’histoire fouille les archives, à la recherche des « faits » ; le droit pénal touche à la pathologie, qui envahit même l’histoire des religions. Par un retour curieux de l’anthropomorphisme tant décrié, la science devient une entité ; elle a ses sanctuaires et ses prêtres, ses dévots et ses « miracles » aussi. — Les peintres impressionnistes et les poètes décadents se réclament de Helmholtz ; c’est par le ballon dirigeable, chargé de mélinite, qu’on prétend assurer la paix universelle. La philosophie se ramène au pur déterminisme ; la morale relève de l’hygiène ; elle est scientifique. On s’en aperçoit ; les notions de devoir et de sacrifice s’effacent devant celles des droits ; et c’est, comme autrefois, le droit du plus fort ; le socialisme oppose la brutalité du nombre à celle du capital ; les Universités rivalisent à développer le prolétariat intellectuel ; les droits de la femme se heurtent aux droits de l’homme et soulèvent un problème qui est peut-être le plus essentiel de tous, le plus fécond pour l’avenir. — À côté du fétichisme scientifique, de l’alexandrinisme, on voit refleurir naturellement les superstitions, des religions abracadabrantes, sous le nom de spiritualisme. Au dessèchement des uns correspond l’exaltation des autres. — C’est que la science est insuffisante à l’âme humaine qui crée par intuition et qui a soif d’amour. L’insuffisance du principe directeur explique l’anarchie générale et aussi les essais de réaction catholique ou théosophique, politique et sociale. Tout cela bouillonne dans un grand désordre apparent. Nous marchons à une révolution dont nul ne saurait prévoir la forme ; à ceux qui sont hantés par la Révolution française, la réalité donnera sans doute un démenti ; l’histoire a une variété de formes qui dépasse notre pauvre imagination ; nous y voyons triompher le christianisme par le sang des martyrs, la Renaissance sans violence, la Révolution par la guillotine ; elle trouvera autre chose encore, et à plus d’une reprise. De cette crise prochaine se dégagera le principe nouveau que notre myopie ne distingue pas aujourd’hui, la foi dont l’homme a besoin pour vivre. — Notre époque est intéressante : pour celui qui pense, la vie actuelle est une belle douleur.

Les esprits significatifs nous paraissent innombrables ; ils sont si près de nous ! Je n’en cite que quelques-uns, d’après un critère spécial : Nietzsche, Ibsen, deux étrangers dont l’influence (si diverse !) est considérable en France22 ; à ce grand Guyau, qui esquissait en 1886 son Irréligion de l’avenir, opposons les modernistes qui capitulent chaque jour devant Pie X : Anatole France part de Sylvestre Bonnard, idéal de sérénité scientifique, pour aboutir à L’Île des Pingouins, qui bafoue l’effort d’un peuple entier ; Brunetière, d’abord disciple de Taine, finit par les Discours de combat ; Jules Lemaître lui est très inférieur, mais son évolution est également caractéristique ; Zola abandonne les Rougon-Macquart pour écrire Les Trois Villes et Les Évangiles ; Édouard Rod manque totalement de puissance, mais il est dans sa sensibilité extrême un témoin de grande valeur. Parmi les auteurs les plus récents, Léon Frapié me semble apporter une œuvre particulièrement intéressante.

Cette période troublée, de fermentation, est celle du théâtre à thèse.

De plusieurs exemples éloquents, je choisis celui d’Alphonse Daudet23. Le simple exposé des titres et des dates révélera un parallélisme frappant entre l’évolution de l’individu et celle de l’époque. Daudet débute en 1858 par un volume de vers, Amoureuses ; c’est encore du romantisme, et c’est bien de son âge ; qui de nous ne fut pas romantique à 18 ans ? Mais cet esprit, n’étant plus celui de l’époque, ne persiste pas chez Daudet ; il s’essaie au théâtre ; le jeune ambitieux espérait-il ce succès subit et triomphal qui devait sourire en 1869 au Passant de Coppée ? Il fait jouer successivement La Dernière Idole (1862), Les Absents (1864), L’Œillet blanc (1865), Le Frère aîné (1867), Le Sacrifice (1869), L’Arlésienne (1872) et Lise Tavernier (1872) ; toutes ces pièces ne relèvent du théâtre que par la forme dialoguée ; leur esprit est fait d’un mélange de lyrisme et de romanesque qu’on retrouve à la même époque dans Le Petit Chose (1868) et dans les Lettres de mon moulin (1869). Évidemment Daudet cherche encore sa voie et s’est d’abord trompé ; seule L’Arlésienne demeure au répertoire, grâce à la musique de Bizet. — Le lyrisme et le romanesque fantaisiste seront longtemps encore chez Daudet des défauts, défauts charmants dès qu’ils ne compromettent plus l’harmonie de l’ensemble ; dans une période nouvelle nous assistons à l’évolution décisive et triomphale du talent épique ; ce sont les Lettres à un absent (1870-1871), Tartarin de Tarascon (1872), les Contes du lundi (1873), Fromont jeune et Risler aîné (1874), Jack (1876), Le Nabab (1877), Les Rois en exil (1879), Numa Roumestan (1881), L’Évangéliste (1883), Sapho (1884), Tartarin sur les Alpes (1885), L’Immortel (1888), Port-Tarascon (1890). C’est bien là l’œuvre centrale de Daudet, celle où son tempérament est en accord parfait avec l’esprit épique de l’époque. Toutefois, dès 1880, une nouvelle évolution se dessine, toujours en accord avec les temps, et c’est ce qui la rend si intéressante : les préoccupations sociales et morales s’emparent de Daudet ; il va à la thèse, déjà dans L’Évangéliste, dans Sapho, dans L’Immortel, plus tard dans La Petite Paroisse (1895), dans Soutien de famille (1898) ; et en même temps, logiquement, il va au théâtre ; d’abord, en y adaptant ses romans, ce qui est une erreur mais une erreur instructive ; ainsi : Le Nabab (1880), Jack (1881), Sapho (1885), Fromont jeune (1886), Numa Roumestan (1887) ; ensuite, en voyant le drame directement, sans passer par l’étape du roman : La Lutte pour la vie (1889), L’Obstacle (1890), La Menteuse (imprimée en 1893).

Cette évolution de Daudet vers le drame demeure incomplète ; mais quel enseignement, jusque dans l’erreur des adaptations ! Comparez Sapho roman avec Sapho drame, en particulier les deux scènes finales : la chute définitive de Gaussin et comment Sapho l’abandonne ; vous saisirez sur le vif le contraste qu’il y a entre la vision épique et les exigences de la scène. Dans le roman : Sapho, souffletée, roule avec son amant sur le lit où il se réveillera irrémédiablement perdu ; — Gaussin, à Marseille, attend sa maîtresse, la cause de sa ruine et la seule et amère consolation ; il reçoit la lettre d’adieu. Dans le drame : la chute profonde de Gaussin se résume, bien forcément, en un baiser… de théâtre ; — après quoi il s’endort, afin que Sapho puisse écrire sa lettre, sur-le-champ, la lire à haute voix, pour la galerie, et s’éclipser24 !

On sent très bien que la vision première fut épique ; l’adaptation à la scène brutalise la psychologie du roman et l’affaiblit à la fois ; nous n’avons que l’utilisation d’un livre célèbre. Par contre, voyez comment Paul Astier de L’Immortel est devenu, par une transformation intime et directe, le Paul Astier de La Lutte pour la vie ; la préface que Daudet a mise à son drame montre avec netteté que l’indignation morale a fait passer le poète du récit au drame. Il y aurait un livre à écrire sur ce sujet que j’esquisse par quelques dates, par quelques mots.

Daudet n’est qu’un exemple ; je laisse au lecteur le plaisir d’en trouver d’autres. — Les romans qu’on adapte à la scène sont nombreux ; le cas inverse plutôt rare. Lavedan dialogue ses romans, puis il passe au théâtre ; Gyp en reste au roman dialogué (mais est-ce bien encore de la littérature ?) ; l’évolution de Paul Hervieu pourrait se caractériser par trois titres : Flirt (1890), Peints par eux-mêmes (1893), Les Tenailles (1895).

La suprématie du théâtre s’affirme par le nombre des œuvres, par l’adhésion des talents les plus vigoureux, par le goût du spectacle, par le cabotinage, par la réclame (dont Chantecler n’est qu’un exemple), et surtout par la passion de la thèse25.

Faut-il citer des noms ? Lemaître, de Porto-Riche, de Curel, Hervieu, Donnay, Brieux, Bourget, Lavedan, Bataille, Wolff, Coolus, Descaves, Bernstein… Quant à Rostand, avec tous ses défauts, il a une place à part ; il y a, surtout dans Cyrano, un lyrisme qui semblait d’un précurseur, qui parut une délivrance ; son théâtre n’est plus aujourd’hui qu’un avortement, mais la tentative est à noter.

De tout ce théâtre qui nous passionne, il ne restera que quelques œuvres de beauté durable ; sa valeur n’est bien souvent que relative ; elle est dans une intrigue habile et piquante, elle est dans les reparties spirituelles de style « rosse », elle est dans les idées qui passent, non dans les caractères qui demeurent. On est pour ou contre le divorce ; on est capitaliste ou socialiste, catholique ou libre penseur ; on porte à la scène le scandale du jour ou l’avarie ; et Pataud va voir si Bourget l’a mis dans La Barricade. Sardou faisait des pièces pour Sarah Bernhardt ; d’autres en font pour Réjane, Brandès ou Bady ; et le public se passionne à la fois pour l’actrice et pour l’idée ; il accepte docilement la convention de l’inévitable salle de bal du premier acte, comme les classiques acceptaient celle du vestibule. L’historien sourit et constate. Le psychologue cherche en vain des caractères. Les titres sont caractéristiques : Racine avait Andromaque, Bérénice, Phèdre ; aujourd’hui nous avons : La Clairière, Les Mauvais Bergers, La Griffe, Le Bercail, La Barricade, Le Tribun, Le Repas du lion, Le Ruisseau, Une femme passa, La Vierge folle, et cette stupéfiante Énigme de Paul Hervieu dont le drame consiste précisément en ceci : que le public est dans l’impossibilité de deviner, jusqu’au mot de la fin, laquelle des deux femmes a commis l’adultère ! (et ce même Hervieu a fait pourtant un des meilleurs drames modernes : La Course du flambeau…) Le seul nom de Phèdre, ou Hermione, ou Néron, suffit à reconstituer toute la tragédie ; mais de quel caractère dépend l’intérêt d’une pièce moderne ? Il dépend d’une idée, et plus souvent d’une situation bâtie à force d’invraisemblances. Un fait demeure : ce théâtre nous émeut ; nous y courons, parce que nous y trouvons notre désarroi, notre angoisse et nos confuses espérances ; il extériorise notre crise, et, tout en lui demandant une heure de distraction, nous en attendons aussi la grande « catharsis ».

Le roman de cette période, passé au second plan, est encore vigoureux, du moins jusque vers 1900. Lui aussi d’ailleurs est destiné souvent à la propagande. Zola écrit les Trois villes et les Évangiles ; Bourget passe peu à peu de Mensonges à l’Étape ; Rod, qui fut naturaliste, écrit Les Unis ; Anatole France, l’Histoire contemporaine ; les frères Margueritte nous avaient raconté l’épopée de 1870, Victor nous donne aujourd’hui Prostituée ; il faudrait étudier ainsi l’évolution de personnalités fort diverses : Maurice Barrès, Marcel Prévost, Huysmans, Paul Adam, Descaves, Rosny, Estaunié, Frapié, et montrer toute la vision dramatique qu’il y a par exemple dans La Biche écrasée de Pierre Mille. Mais tout cela est trop près de nous ; nous voyons sur un même plan des œuvres que le temps espacera ; la thèse sociale nous trompe sur la valeur esthétique. Du moins ce sens social est-il un signe caractéristique de notre époque.

Dans la poésie lyrique, il y a, à côté des Parnassiens attardés, le groupe assez flottant des symbolistes, sans compter les « écoles » les plus récentes. Je vois chez Mallarmé, Verlaine, Moréas et d’autres encore, exactement le même phénomène de réaction que chez les peintres impressionnistes : une confusion étrange, mais fatale, des notions élémentaires sur les conditions mêmes de l’art, une désagrégation intellectuelle et morale. Non pas que ces poètes manquent de théories ; ils n’en ont que trop dans leurs pompeuses préfaces ; plusieurs sont très cultivés, d’autres ont une éloquence qui les illusionne ; quand on passe de la théorie à l’œuvre même, on s’aperçoit que ces artistes n’ont rien de bien neuf à dire ; ils font de grands gestes, se querellent sur des procédés, parce qu’ils n’ont pas de discipline intime, ni la simplicité d’une vision puissante. Ils sont une fin ; mais ces fins, si tristes qu’elles soient, sont nécessaires aux recommencements ; et peut-être y a-t-il déjà chez quelques poètes affranchis par le symbolisme et libérés de lui, une première lueur de la nouvelle aurore26. Chez ceux-là (et je citerais en particulier Verhaeren), le mot qui revient le plus souvent, comme un leit-motiv ou comme un idéal, ce n’est pas l’amour, ni Dieu, ni la science, c’est la vie. Il semble qu’on se réveille d’un cauchemar de formules étroites devant l’immensité d’une vie rajeunie. Donc, malgré le désordre de l’heure actuelle, aucune raison de désespérer. Au contraire ! Les formes se vident comme les épis battus en grange ; les hommes retournent à la nuit d’où l’amour les avait tirés ; mais l’humanité se renouvelle et s’en va, sans lassitude, de fructidor à nivôse, de nivôse à germinal, de germinal à fructidor.

Résumons en quelques pages l’évolution totale de la littérature française ; nous verrons alors se dresser devant nous quelques « pourquoi ? », que nous retrouverons, sous une autre forme, à propos de la littérature italienne, et auxquels je répondrai dans mes conclusions.

Au cours de mille années, la littérature française a par trois fois parcouru ces étapes dont nous verrons plus tard le sens profond : lyrisme, épopée, drame. La loi, qui doit être universelle, ne se manifeste chez aucun autre peuple avec cette même constance, ni cette même clarté. Il y a des raisons à cela. Pour l’heure, restons en France, devant ce spectacle merveilleux d’un peuple qui trois fois déjà est sorti des ténèbres de l’anarchie pour marcher à l’ordre, à la lumière. La littérature n’y est qu’une expression d’un fait plus général, mais une expression particulièrement éloquente. Avant Taine, et surtout depuis lui, on a parlé des rapports intimes qu’il y a entre l’art d’un pays et ses conditions politiques et sociales ; je crois avoir ici démontré ces rapports avec une rigueur mathématique.

Non pas qu’ils imposent à l’art une obéissance monotone et servile, loin de là ! Les personnalités sont nombreuses et ma méthode en souligne précisément l’importance, en faisant de chacune d’elles un problème nouveau, à résoudre non par une formule, mais par une compréhension faite d’amour et de goût autant que de savoir ; ce ne sont pas des contradictions à la loi, ce sont des combinaisons infiniment variées de forces diverses : tradition, conditions de la réalité présente, individualité. Ces combinaisons font la richesse du dessin sans en compromettre l’architecture.

L’architecture, c’est de la logique. Depuis longtemps tout le monde est d’accord pour faire de la logique une qualité essentielle de l’esprit français ; la frivolité, l’inconstance de cet esprit ne frappent et ne déroutent que l’observateur superficiel ; le fond est fait de logique. Il serait oiseux d’accumuler ici des témoignages, des preuves ; je préfère un simple fait divers : je flânais l’autre soir dans les rues de Paris, observant et réfléchissant ; passent deux ouvriers, et je surprends ces mots de l’un à l’autre : « Vois-tu, il faut se faire une logique, et dire : va comme je te pousse ! » Ailleurs, on aurait dit : il faut se faire une morale, ou bien : il faut se faire une raison (dans le sens de résignation) ; le Français se fait une logique ; et son histoire, moins soumise que d’autres aux accrocs du hasard, à l’inertie de l’habitude, va comme il la pousse.

Question de race ? c’est remplacer un point d’interrogation par deux ou trois autres. Qui donc se flattera de définir le caractère d’une race, en Europe, après la colonisation romaine, après l’invasion des barbares, après « l’empreinte » catholique, après tant d’échanges européens ? Résignons-nous à avoir toujours, dans notre équation, au moins une inconnue ; et, au lieu de races, parlons de nations ; ici nous avons des éléments matériels qu’il est plus aisé d’évaluer à peu près : les dates du groupement, ses vicissitudes, ses intérêts communs, sa situation géographique, ses conditions d’existence, le climat et les esprits directeurs qui sont d’abord un effet, ensuite une cause, de sorte que tout s’enchaîne et que le passé est la force vive de l’avenir. — Le caractère distinctif d’une nation n’est pas, comme plusieurs semblent le croire, dans telle vertu particulière dont cette nation aurait le monopole ; il est dans l’ensemble, dans un certain dosage des qualités et des défauts que possède chaque nation, mais chacune avec une combinaison différente, avec une orientation particulière. Tous les peintres se servent de lignes et des sept couleurs du prisme ; d’où vient que, même en faisant abstraction du sujet en soi, l’artiste révèle aussitôt sa personnalité ? c’est un fait difficile à expliquer, mais c’est un fait ; on ne l’analyse jamais jusqu’au fond, on le sent ; et cette personnalité est l’essentiel ; les lignes et les couleurs sont les moyens de tous ; la vision est de l’individu. Il en est de même des nations comparées les unes aux autres ; l’analyse établit leurs qualités communes ; la synthèse affirme leur individualité.

Quelle que soit donc, en France, l’inconnue celtique, voici quelques éléments plus sûrs : une colonisation romaine intense, d’où une vie intellectuelle qui égalait celle de la métropole et qui dura d’une façon plus constante à travers tout le moyen âge ; une résistance matérielle moins prolongée à l’invasion des barbares, d’où une assimilation réciproque plus rapide et plus harmonieuse ; à la différence de l’Italie, aucun passé de gloire qui pesât sur l’avenir, attirât sans cesse de nouveaux conquérants et prolongeât l’anarchie ; un pays tout à l’ouest du continent, adossé à la mer en bonne partie, qui n’était point une route à passer, une plaine à traverser, mais qui, une fois conquis, put travailler à un nouvel équilibre ; un pays de grandeur moyenne, non point plat comme l’Allemagne ou démesurément allongé comme l’Italie, mais compact, admirablement varié par ses fleuves et ses montagnes, où les provinces semblaient se faire d’elles-mêmes, éléments futurs d’une plus grande unité ; non point isolé comme l’Espagne et l’Angleterre, mais de contact facile ; un sol fertile ; un climat tempéré, ni la grisaille des longs brouillards, ni la voluptueuse lassitude des cieux ardents. En toutes choses, la mesure ; l’esprit lucide et entreprenant mêle le sérieux du Nord à la gaîté du Midi. Cette clarté est déjà dans les idées et dans les actes des premiers rois de France. — Rome avait civilisé le monde ; le christianisme avait apporté la bonne nouvelle de la solidarité humaine devant un seul et même Dieu ; les Germains avaient donné la force de leur jeunesse ; une forme nouvelle de l’humanité devait en résulter à travers mille vicissitudes ; et c’est en France que naquit, nécessairement, la première nation européenne.

Ce fait historique, qui s’explique comme un résultat des causes matérielles que j’ai dites, vient contribuer lui-même comme une cause au développement de l’esprit français ; il signifie en effet une avance considérable dans la prise de conscience, pour la nation et pour les individus. Ce sont là des faits intellectuels que rien ne saurait hâter ; la science y est impuissante ; il y faut des siècles de travail en commun, et des légions d’ouvriers petits et grands.

Le hasard ne produit que des accidents ou des chances ; il ne saurait faire ni défaire une nation. Ce qui a fait la France, c’est une collaboration de circonstances naturelles, un ensemble d’éléments durables, dont les effets sont nécessaires ; d’où la logique de son histoire. Charlemagne et Napoléon sont, jusqu’à un certain point, des hasards ; Louis XIV est dans l’ordre. Les principes se succèdent ; chacun d’eux, accomplissant son œuvre jusqu’au bout, se vide pour ainsi dire en engendrant celui qui le remplace. La féodalité et la théocratie ont fait la France en la menant jusqu’à la royauté absolue ; la royauté, supprimant la féodalité, a développé ce Tiers-État qui fit la Révolution ; qu’engendrera notre démocratie bourgeoise et parlementaire ? Il serait dangereux de faire des prophéties ; en tout cas la question du prolétariat ne devrait nous faire oublier, dans nos prévisions, ni le principe international, ni le féminisme ; et ce sont là des possibilités de combinaisons d’un vaste avenir….

Or la France, une fois de plus, et malgré les apparences contraires, est à l’avant-garde. Il y aurait en tous pays matière à des affaires Dreyfus ; la France seule a résolu l’Affaire jusqu’au bout ; elle a accompli la première la Séparation ; au prix de quels déchirements ! Cette France, qu’on dit inconstante, obéit héroïquement à la logique des idées ; quand elle souffre, c’est pour l’humanité entière qu’elle souffre ; et si elle devait mourir, elle mourrait d’un idéal surhumain.

La littérature en est une admirable démonstration. Trois fois, c’est-à-dire aux origines féodales, à la Renaissance et lors de la Révolution, la France s’est inspirée d’idées nées ailleurs en Europe, mais non encore ramenées à leur principe essentiel et vital ; elle a pris ces idées, se les est assimilées, les a appliquées dans la réalité de la nation, et rendues au monde en une forme universelle. La littérature est le livre d’or où s’inscrit depuis mille ans la dette sacrée que la France et l’humanité ont l’une envers l’autre. On a dit, je le sais, que la France se ferme aux idées étrangères ; cela est exact, ou faux, selon les époques ; quand elle a tout donné, qu’elle paraît épuisée, elle s’ouvre à l’étranger ; puis elle semble s’isoler ; c’est que, mère toujours féconde, elle voue ses soins au fils qu’elle enverra, tel Yvain ou Lancelot, à travers la forêt magique des préjugés, à la recherche du vrai idéal. — L’exclusivisme est à de certains moments une nécessité de la concentration.

On a dit et répété que le Français n’a pas la tête épique. C’est une erreur manifeste, qui provient d’une conception académique de l’« épopée ». Par contre, cela est certain, il n’est pas lyrique ; il ne l’est que sous une influence étrangère ou par exception ; le plus souvent, il prend pour du lyrisme ce qui est éloquence, ou vision poétique, ou simplement esprit.

Deux traits dominants, difficiles à concilier bien que conciliables, semblent se disputer la priorité dans la littérature française : le goût de l’analyse psychologique et le goût des idées générales, propagandistes. Ce qui explique que l’expression artistique de la civilisation française est surtout littéraire. D’autres nations ont égalé et dépassé la France dans la sculpture, la peinture, la musique ; mais aucune ne saurait rivaliser avec elle pour la richesse de la littérature ; c’est que l’art de la parole écrite se prête mieux que tout autre à l’analyse psychologique, à la discussion des idées ; et que le caractère essentiel de l’esprit français n’est ni plastique, ni sentimental, mais intellectuel.

Un autre fait intéressant : la littérature française n’a point de Dante, point de Shakespeare, point de Gœthe, tandis que la littérature italienne par exemple a surtout de grandes individualités27. Le fait s’explique sans trop de peine pour quiconque admet les idées qui précèdent. L’esprit français, dépourvu de lyrisme et d’imagination, réaliste dans sa logique et équilibré, doué au plus haut point de cette sociabilité que Brunetière a si bien analysée, s’adressant donc au public et voulant être compris de lui, soucieux de précision plus que de beauté, artiste intellectuel plus que sentimental pour qui un sonnet peut valoir un long poème, l’esprit français grâce à ses défauts et à ses qualités peut comprendre à la rigueur, mais ne saurait créer l’épopée de Dante, le drame de Shakespeare, le Faust de Gœthe. Peut-être même la liberté dont on a toujours joui en France (relativement à d’autres pays) et la modération générale sont-elles défavorables au développement de puissantes individualités. Moins forte la compression, et plus faible la réaction. Encore une fois, c’est la mesure, jusque chez les plus grands artistes.

Ce qui lui manque en grandeurs isolées, la France le retrouve dans l’infinie variété de sa richesse. La légion d’excellents esprits qu’elle a produits justifie, par les modes les plus divers, cette définition de M. Lanson : « La forme grave et supérieure de notre intelligence, c’est l’esprit d’analyse, subtil et fort, et la logique, aiguë et serrée : le don de représenter par une simplification lumineuse les éléments essentiels de la réalité, et celui de suivre à l’infini sans l’embrouiller ni le rompre jamais le fil des raisonnements abstraits ; c’est le génie de l’invention psychologique et de la construction mathématique. »

Rassemblant ces remarques qui semblent éparses, revenons-en à la grande ligne de l’évolution. La littérature, il importe d’y insister, est à la fois effet et cause ; elle exprime un état des esprits, et contribue à transformer cet état ; c’est ainsi que, par la précision des mots et des formes, par le nombre des auteurs et par le goût du public, elle établit, mieux que les « documents » historiques, les phases successives des conditions politiques et sociales dont elle est l’expression. Les « documents » sont indispensables, comme explication et contrôle ; mais leur nombre même déroute souvent, sans compter les lacunes et les falsifications ; c’est en outre une matière dont la signification réelle pour le moment où le fait se produisit est fort difficile à évaluer ; puisque même les statistiques exactes de nos jours sont trompeuses, que dire alors des « faits » du passé ? Entre la défaite d’Azincourt (1415) qui est un « fait » et la victoire de Formigny (1450), qui est un autre « fait », il y a Jeanne d’Arc ; comment expliquer la Pucelle et son action ? Les problèmes de ce genre abondent ; c’est que la réalité morale, intimement liée à toute la vie d’un peuple, et facteur essentiel de cette vie, échappe à l’analyse des documents. Elle se manifeste dans la littérature, par des indications expresses, et mieux encore par des révélations inconscientes dont l’importance n’apparaît que plus tard à l’historien.

Quand l’expression littéraire est générale, parce que conforme à l’esprit du peuple, qu’elle s’inspire surtout de logique, et que, sociable, elle tend à l’universel, comme c’est le cas en France, la littérature devient une démonstration lumineuse, qui éclaire toute l’histoire. D’autres peuples, comme la Grèce, la Rome antique, n’ont guère connu qu’une seule ère bien nette ; d’autres encore, comme l’Italie ou l’Allemagne, ont été singulièrement entravés dans leur développement normal ; chacun de ces cas est un problème à étudier à part ; il faut voir quelles forces ont contrarié, suspendu l’action de la loi d’évolution. Ce sont là des questions que nous retrouverons dans nos conclusions.

La France a déjà vécu trois ères, les a vécues jusqu’au bout, et tout permet d’espérer que, surmontant la crise actuelle, elle entrera bientôt dans une ère nouvelle. J’ai déjà dit en passant, et nous redirons bientôt ce que d’autres peuples ont fait pour l’humanité. Remarquons dès à présent que la primauté intellectuelle de la France, indiscutable pendant les deux premières ères, nous apparaît beaucoup moins nette au cours de la troisième ; pour diverses raisons : cette époque est trop près de nous pour que nous puissions en voir l’essentiel ; la science des faits les plus minimes nous cache le mouvement des idées ; enfin, le développement d’autres nationalités (et surtout de la nation allemande) a créé une littérature européenne où la France ne règne plus en maîtresse absolue ; mais son rôle au xxe  siècle n’en demeure pas moins très particulier, même là où elle ne fait que reprendre des méthodes ou des idées allemandes. — On peut dire de la France qu’elle n’est pas mystique, ni passionnée, ni artiste par intuition ; elle n’est pas créatrice, mais elle est l’éducatrice ; logique, elle dégage des idées latentes ce qui est essentiel, et le met en lumière pour tous ; pratique, elle le réalise ; puis, éprise de justice et de vérité jusqu’au fanatisme, elle constate la première l’insuffisance des réalités présentes, et dans son généreux enthousiasme elle semble se déchirer elle-même, en formulant l’angoisse générale, comme elle avait trouvé hier la formule de l’ordre et de la discipline. De cette angoisse même naîtra quelque part la foi nouvelle, dont elle refera un monde. Ainsi s’expliquent ces contradictions apparentes de la France, qui lui aliènent tant de sympathies et lui valent aussi dans le monde entier une si ardente reconnaissance : intolérante et généreuse parce qu’elle vise à l’universel, inconstante dans les formes et tenace dans le fond, détruisant pour rebâtir, mangeuse d’hommes et semeuse d’idées, elle est intellectuelle avant tout et concentre les forces vives de la province vers Paris, le cerveau. — Une promenade de deux heures dans Paris est la plus vivante des leçons pour qui sait évoquer l’âme des choses. De la Montagne Sainte-Geneviève, du Panthéon où repose Hugo, le prophète, allez aux galeries de l’Odéon où se feuillettent par milliers les livres nouveaux, puis, par le quartier des Écoles, descendez au quai Voltaire, flânez en bouquinant, et, passant la Seine, remontez par le Louvre, le Théâtre-Français, le Palais-Royal, le quartier du Temple jusqu’au Père-Lachaise ; redescendez par le Faubourg Saint-Antoine à la place de la Bastille, et enfin, du haut des tours de Notre-Dame, ou des jardins où furent les Tuileries, regardez le soleil se coucher derrière l’Arc de Triomphe ; et vous revivrez en raccourci toute l’histoire de Paris, ville du livre lumineux et du pavé sanglant, d’où l’idée prend son essor vers l’humanité.

Cet effort immense, que la littérature nous atteste et nous explique depuis huit cents ans, inspire le respect, l’admiration et l’amour. Il est à lui seul une réponse à ceux qui craignent comme à ceux qui espèrent peut-être de voir la France disparaître. Cet effort est un fait indestructible de la civilisation, une partie intégrante de la conscience humaine. Et cela seul importe. Que les peuples se succèdent, pourvu que l’effort continue ! A supposer un seul instant qu’au cours d’une nouvelle invasion de barbares un autre peuple vienne un jour remplacer en France ceux qui sont aujourd’hui les Français, le vainqueur subirait l’influence de cette terre privilégiée et faillirait à l’honneur s’il ne reprenait à son tour la tradition intellectuelle, en perpétuant ce nom sacré : la France.