Chapitre II.
L’homme
I
C’est un curieux caractère que celui de La Fontaine, surtout si l’on compare ses façons aux moeurs régulières, réfléchies et sérieuses des gens d’alors. Ce naturel est gaulois, trop gaulois, dira-t-on, c’est-à-dire peu moral, médiocrement digne, exempt de grandes passions et enclin au plaisir. Il faut reconnaître qu’il avait trouvé autour de lui des exemples, et que ces exemples n’étaient pas trop édifiants. La vie bourgeoise était gaie, avant la Révolution, dans les provinces. Faute d’issue, l’ambition était petite ; faute de communications, l’envie manquait ; on n’essayait pas d’imiter Paris. Les gens restaient dans leur ville, s’arrangeaient une maison commode, un jardin, une bonne cave, dînaient les uns chez les autres, souvent, joyeusement et abondamment, avec des contes salés et des chansons au dessert. Ils aimaient les gaudrioles, faisaient des mascarades, vidaient des quartauts, mangeaient des grillades, et n’avaient pas des moeurs exemplaires. « Les communautés d’arts et métiers, dit l’honnête Baugier quelque vingt ans après La Fontaine, « faisaient des emprunts dont la meilleure partie passait en buvettes,7 » et les particuliers allaient du même train. On cherchait à se divertir et non à autre chose.
La Fontaine ne s’y ennuyait point, à ce qu’il paraît, car il y vécut jusqu’à trente-cinq ans sans souci, en bon bourgeois bien apparenté, qui a des fermes et pignon sur rue ; il jouait, aimait la table, lisait, faisait des vers, allait chez son ami Maucroix à Reims, y trouvait « bons vins et gentilles gauloises, friandes assez pour la bouche d’un roi. » De plus, il avait mainte affaire avec les dames du pays, même avec la lieutenante ; on en glosa ; il n’en devint pas plus sage. Une jeune abbesse chassée par les Espagnols s’étant réfugiée dans sa maison, sa femme les surprit ensemble ; « sans se déconcerter, Il fit la révérence et se retira ». C’est de cette façon qu’il tournait les choses. Il n’a jamais pris le mariage au sérieux, ni le sien ni celui des autres. Il avoue fort bien qu’il a chassé sur les terres d’autrui, et semble dire que le gibier n’en est que meilleur ; il le dit même et très-expressément. « Gardez de faire aux égards banqueroute » : ses préceptes n’allaient pas plus loin. A cet égard, il est étonnant, jusqu’à prendre sa femme pour confidente.8 Il a l’air, comme Agnès, de « ne point entendre mal aux choses qu’il fait », tant il les fait naturellement. Il raconte à Mme de La Fontaine que son premier soin, en entrant dans un pays, est de s’enquérir des jolies femmes : « Je m’en fis nommer quelques-unes, à mon ordinaire. » Il entre dans une allée profonde et couverte, et explique (toujours à Mme de La Fontaine) « qu’il se plairait extrêmement à avoir en cet endroit une aventure amoureuse. » Il insiste pour plus de clarté (toujours dans une lettre à Mme de La Fontaine) : « Si Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée. Il ne le fit point, et je m’en passai. » Un peu plus loin, Mme de La Fontaine apprend de son mari qu’on dit des merveilles sur les Limousines de la première bourgeoisie, sur leurs chaperons de drap rose sèche et sur leurs cales de velours noir. « Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai bien m’y amuser en passant et par curiosité seulement. », Curiosité scabreuse et certes peu conjugale : l’aveu suivant ne l’est guère davantage. Il a causé avec une comtesse poitevine, « assez jeune et de taille raisonnable », qui avait de l’esprit, déguisait son nom et venait de plaider en séparation contre son mari, « toutes qualités de bon augure ; j’y aurais trouvé quelque sujet de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée. Mais sans elle, rien ne me touche ; c’est, à mon avis, le principal point. » L’affaire était glissante, et ce n’est point sa faute s’il n’a pas glissé. Décidément il est aussi peu marié que possible, et il eût mieux fait de ne point l’être du tout. La moindre tentation, un joli minois, un sourire, une parure avenante le détournent ; ce n’est pas pour longtemps et il ne choisit guère. A l’occasion, la soubrette payait pour la dame. Quand il fut vieux, « les Jeannetons » remplacèrent « les Clymènes », et il ne se gêna pas pour l’avouer.
Il ne prenait que l’agrément chez les unes et chez les autres ; il était « chose légère », aimante, aimable, trop délicate et trop vive pour se salir dans le plaisir brutal ou pour se briser dans les émotions extrêmes. Son sentiment, à l’endroit des femmes, n’est ni passionné ni grossier. Il n’a point le coeur ni les sens profondément frappés. Il les aime toutes, et sans préférence, du moins toutes celles qui sont jolies, non point en Don Juan, mais en homme heureux. Il peut en aimer plusieurs ensemble. Qu’il les courtise ou non, il est à son aise dans leur compagnie, occupé et charmé, comme au milieu d’un jardin plein de fleurs. J’imagine qu’il regarde une taille penchée, une boucle de cheveux qui flotte, une main blanche qui arrange négligemment un pli de la robe ; c’en est assez pour remplir sa journée de rêveries. Il faut lire le récit du trouble où le jeta certaine visite. Il avait soixante-huit ans, et Mlle de Beaulieu quinze. Tout occupé de ce qu’il avait vu, il s’égara en route. Un domestique le remit sur son chemin ; il s’égara encore, coucha dans je ne sais quel hameau, et pendant trois jours eut les distractions les plus plaisantes : « Pourquoi M. d’Hervart ne m’a-t-il pas averti ? Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage, et je lui aurais dit que son très-humble serviteur était incapable de résister à une fille de quinze ans, qui a les yeux beaux, la peau délicate et blanche, les traits du visage d’un agrément infini, une bouche et des regards ! Je vous en fais juge : sans parler d’autres merveilles sur lesquelles M. d’Hervart m’obligea de jeter la vue. » Ici perce la pointe de gaieté sensuelle ; mais il revient et ajoute avec une grâce charmante : « Si cette jeune divinité qui est venue troubler mon repos y trouve un sujet de se divertir, je ne lui en saurai point mauvais gré. A quoi servent les radoteurs, sinon à faire rire les jeunes filles ? » Et il envoie à la divine Amaranthe des vers un peu risqués, pleins d’insinuations vives et d’adorations mythologiques, Ces sourires et ces rires, cette galanterie caressante, ces douceurs, ce mélange d’esprit gracieux et de tendresses fugitives composent l’amour en France ; La Fontaine n’en a guère connu d’autre, et il y a passé le meilleur de son temps.
II
Il n’en a pas perdu le sommeil. Soyez sûr qu’il y a bien plutôt gagné d’agréables rêves, L’agréable, voilà son affaire ; à regarder ses fines lèvres sensuelles, on devine qu’il n’a rien pris au tragique. Il l’avoue quand il invite la Volupté à venir loger chez lui, lui disant qu’elle ne sera pas sans emploi, « qu’il aime le jeu, les vers, les livres▶, la musique, la ville, la campagne, enfin tout. »
Il n’est rienQui ne me soit souverain bien,Jusqu’aux sombres plaisirs d’un coeur mélancolique.
En effet, toutes les occupations chez lui se tournent en plaisirs, et on le retrouve dans ses vers tel qu’on vient de le voir dans sa vie. Il veut être heureux partout, même en écrivant. Ses Fables effacent ou atténuent ce qu’il y a d’odieux et de malheureux dans le monde. Il voit la laideur aussi nettement que personne, et la marque, mais il ne s’y arrête pas. Il peint la cour comme La Bruyère ; mais, au lieu d’entrer dans l’indignation, il tourne prestement du côté de la bonne humeur. Un petit mot glissé en passant change à l’instant l’accent du récit. L’enjouement remplace l’amertume. Il rit au milieu même de son émotion ; ses personnages plaisantent de leur propre infortune. Il ressemble à la vive et matinale alouette « qui chante encore, quoique près du tombeau. » Il s’amuse de tout, même de ses misères, même des nôtres. Sa fable est une mascarade, et ce simple déguisement des gens en bêtes égaye tout sujet, fût-il lugubre. On ne peut pas se fâcher bien sérieusement des cruautés du roi lion, quand on se le figure un sceptre entre les pattes et une couronne sur la crinière. On oublie qu’il s’agit d’hommes, et on en retire une vérité sans emporter un chagrin. C’est aussi par cette heureuse inclination qu’il a transformé les contes de Boccace. Il n’a eu garde d’ouvrir son ◀livre▶ par l’atroce peinture d’une peste ; il est à cent lieues du sérieux italien et des barbaries du moyen âge. Que Boccace arrange des meurtres, des empoisonnements, des avortements, des goûts contre nature et toutes sortes de vilenies sanglantes ; qu’il mette des amants sur le bûcher, cela est bon pour des nerfs du quatorzième siècle. L’ardeur et la profondeur des sentiments, l’amour qui dessèche et qui, « sans la crainte de l’enfer, pousserait le malheureux rebuté à se donner la mort9, ) » les larmes sincères, l’invective, le vigoureux style oratoire digne de Machiavel, toute cette invention italienne nous choque et le choque par son trop de force.
On n’est pas à l’aise devant cette volupté ardente ; sa crudité rebute ; on est inquiété par ce regard direct ; on a peur d’une beauté si énergique. La Fontaine la change en piquante grisette, à figure éveillée et mutine ; il l’ajuste, l’agace et court après elle. C’est de ces sortes de songes qu’il a rempli sa vie. Il les laissait venir et ne les contraignait pas. Il en jouissait, il ne faisait pas métier de les écrire. C’est pour cela qu’il écrivit si tard, à trente-huit ans. On voit bien par son poëme sur Vaux qu’en poésie comme ailleurs il prenait ses aises. Il s’était fait remettre des mémoires pour mieux décrire les beautés du château. Au bout de trois ans, il avait composé trois fragments en prose et en vers, qui font à peu près cinquante pages. Je suppose qu’il allait se promener à Vaux, regardait les cygnes et les beaux parterres, et revenait le soir content d’avoir si bien travaillé. Le lendemain il ouvrait ses mémoires, lisait six lignes de détails techniques, s’endormait ; sa journée était faite. Le surlendemain, quelqu’un le priait à dîner ; un autre jour, il s’oubliait à lire Rabelais ou Platon. Il atteignait ainsi la fin de la semaine, puis du mois, puis de l’année. De loin en loin quelques vers lui venaient, qui mettaient sa conscience en repos ; il allait toucher sa pension, et saluer Mme la surintendante, l’appelait « merveille incomparable », de bonne foi, et de bon coeur. Il n’a jamais fait mieux ni pis.
Tout cela ne compose pas un caractère bien digne. Il n’y a pas dans ces moeurs de quoi soutenir un coeur. A regarder ses actions, il a l’air de vivre à genoux ; quand il s’agit d’un prince ou d’une princesse, il accumule en outre la flatterie. Ce ne sont que dieux ou déesses. Il se prosterne devant les bâtards ; il adore Mme de Montespan ; il remarque, quand le roi révoque l’édit de Nantes, que « sa principale favorite, plus que jamais, c’est la vertu. » Encore, parmi tant de génuflexions, a-t-il peur de mal louer ; ayant dit du roi que « sa bonne mine ravit toutes les nymphes de Vaux », il se reprend comme un poëte craintif du Bas-Empire, se demandant « s’il est permis d’user de ce mot en parlant d’un si grand prince. » Il quête de l’argent humblement au monarque et à d’autres. Un poëte de cour en cette cour est un bien petit personnage, sorte de joueur de luth à gages, obligé par son emploi de chanter respectueusement toutes les choses officielles, compagnon du petit chien pour lequel il fait des vers.10
Regardez pourtant au fond du coeur, et dites si la vénération l’oppresse. Il a beau baisser les yeux, il voit aussi clair que personne. Il comprend ce qu’est l’égoïsme royal aussi bien que Saint-Simon lui-même. Il le perce à jour, le raille, et n’est jamais las de recommencer son persiflage. Il est sans s’en douter le plus hardi frondeur du siècle. Molière, La Bruyère et Boileau se sont couverts du monarque pour railler le reste. Il ouvre sa galerie de ridicules par le portrait du roi. Et ce portrait-là ne nuit pas aux autres. Personne n’a parlé moins respectueusement « des puissances. » Il semble particulièrement se plaire à railler les grands. Ce n’est pas assez pour lui de les décrire tout au long. Il trouve le loisir de lancer en passant des traits contre les nobles « mangeurs de gens », contre les « volereaux » qui font les voleurs, contre les seigneurs « qui ont belle tête, mais point de cervelle », ou « qui n’ont que l’habit pour tout talent. » S’il porte quelquefois l’habit d’un valet, il n’en a point l’âme ; cette livrée n’a revêtu en lui que l’homme extérieur, le maladroit que ses amis prêchaient et menaient, le sujet fidèle, l’humble bourgeois qu’assujettissaient les convenances. Le poëte au dedans restait libre, et je crois que derrière ce retranchement impénétrable nulle servitude n’eût pu l’envahir.
C’est cette liberté qui le relève, et qui, en lui comme dans la race, ne peut être étouffée ni périr ; en vain nous naissons sujets ; nous restons critiques. Ajoutez encore un point, la bonté ; celui-ci a beau être épicurien, impropre aux devoirs de la société et de la famille, prompt au plaisir, inattentif aux conséquences ; il n’est jamais égoïste ni dur. Au contraire, il n’y a point d’homme plus doux, plus maniable, plus incapable de rancune ; sa moquerie n’est jamais de la méchanceté ; il ne veut que s’amuser, il ne veut point nuire ; parfois même, au plus beau de son conte, la pitié le prend pour les pauvres dupes. Jamais il n’a fait de mal à personne ; il ne semble pas qu’il en ait dit de personne, sinon en général et en vers.11 Du moins il n’en disait jamais des femmes.12
Ayant écrit au prince de Conti un récit des mésaventures de Mlle de La Force, il le supplie de ne montrer sa lettre à personne. « Mlle de La Force est trop affligée, et il y aurait de l’inhumanité à rire d’une affaire qui la fait pleurer si amèrement. » Quoique distrait et indifférent à ses propres affaires, sitôt que des gens affligés venaient le consulter, « non-seulement il écoutait avec une grande attention, mais il s’attendrissait, il cherchait des expédients, il en trouvait, il donnait les meilleurs conseils du monde. » Il fut l’ami le plus fidèle, et défendit devant le roi Fouquet disgracié. Vingt détails touchants montrent la sincérité de son affection et de sa peine. Il passait par Amboise où Fouquet avait été enfermé d’abord : « Je demandai à voir cette chambre, triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisit n’avait pas la clef. Au défaut, je fus longtemps à considérer la porte… Sans la nuit, on n’eût jamais pu m’arracher de cet endroit. » Son attachement pour Mme de La Sablière fut si délicat, qu’en vérité il payait tous les services. Le pauvre homme ne pouvait pas en rendre de bien utiles ; mais son sentiment suffisait à l’acquitter. « Ne montrez ces vers à personne, écrivait-il à Racine, car Mme de La Sablière ne les a pas encore vus. » Il lui gardait ainsi la seule chose qu’il pût donner, des prémices.
Ce que chez vous nous voyons estimer,C’est un mortel qui sait mettre sa viePour son ami.
Voilà les louanges qu’il trouvait pour elle. « Vous que l’on aime à l’égal de soi-même. » Voilà le mot par lequel il peignait son sentiment. Il y revenait à vingt reprises, en lui parlant, en parlant à d’autres. Elle était la première dans son coeur, et elle y resta toujours, ainsi que dans un temple, adorée comme une bienfaitrice, comme une amie, comme une femme, parmi les tendresses et les respects. Nul n’a parlé de l’amitié comme lui, avec une émotion si vraie et si intime.13 Nulle part elle n’a un élan si prompt et des ménagements si doux. Il donna à ses amis, à Pintrel, à Maucroix, le seul bien qu’il eût, tout ce qu’il pouvait donner, c’est-à-dire son temps et sa gloire, traduisant des vers pour eux, mettant son nom à côté du leur pour qu’on lût leurs ouvrages. Quand il se convertit, le point qui le heurtait le plus c’était l’éternité des peines : « Il ne comprenait pas comment cette éternité peut s’accorder avec la bonté de Dieu. » Il jugeait Dieu d’après lui-même ; ce n’était pas là une si grande injure, et sa garde n’avait point tort de dire « que Dieu n’aurait jamais le courage de le damner. »
III
On voit bien déjà, par les excès et les singularités de ses qualités et de ses fautes, que, sans quitter le caractère gaulois, il le dépassa. C’est qu’il était poëte. Je crois que, de tous les Français, c’est lui qui le plus véritablement l’a été. Plus que personne, il en a eu les deux grands traits, la faculté d’oublier le monde réel, et celle de vivre dans le monde idéal, le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes. Si vous regardez sa conduite, il a l’air d’un enfant distrait qui se heurte aux hommes. On l’appelle « le bonhomme. » En conversation, il ne sait pas de quoi on parle autour de lui, « rêve à toute autre chose, sans pouvoir dire à quoi il rêve. » Il paraît « lourd, stupide. » Il ressemble à « un idiot », ne sait raconter ce qu’il vient de voir, et, « de sa vie, n’a fait à propos une démarche pour lui-même. »14
Sa sincérité est naïve ; il pense tout haut, montre aux gens qu’ils l’ennuient. Il est crédule jusqu’au bout, et, de son propre aveu, toujours le même « enfant à barbe grise, qui fut dupe et le sera toujours. » Il ne sait ni se conduire ni se contraindre, il se laisse aller ; c’est la pure nature. Tout jeune, il avait reçu de son père un message d’où dépendait le gain d’un procès ; il sort, rencontre des amis, va avec eux à la comédie, et ne se souvient que le lendemain du message et du procès. C’est à peu près de cette façon qu’il a toujours entendu ses intérêts. A vingt-six ans on lui donne une femme et une charge ; il se laisse faire, et tout doucement se détache de l’une et de l’autre, s’en va à Paris surveiller les eaux et forêts de la Champagne, et ne se souvient plus qu’il est marié. Sitôt que M. de Harlay se fut chargé de son fils, il cessa de s’en inquiéter. Ces sortes d’esprits ont ce don d’oublier tout de suite les choses qui les ennuient. Un jour même, il salua son fils sans le reconnaître ; quelqu’un s’en étonna ; il répondit « qu’il croyait en effet avoir vu ce jeune homme quelque part ». Il n’est pas besoin de dire qu’il fut médiocre économe ; son administration se réduisit à un voyage qu’il faisait tous les ans à Château-Thierry pour vendre une pièce de terre dont il mangeait l’argent à Paris. A Paris, il fit comme ailleurs, il se laissait vivre. D’autres prenaient soin de lui. Fouquet lui donna une pension de mille francs. Plus tard, Mme de la Sablière le recueillit, lui épargna tous les tracas de la vie, le garda vingt ans. Quand elle mourut, M. d’Hervart vint le trouver et le pria de loger chez lui : « J’y allais », dit La Fontaine. Mot admirable de candeur et d’abandon. Il se donnait à ses amis, sentant bien qu’il ne pouvait pourvoir à lui-même. Mme d’Hervart, jeune et charmante, veilla à tout, jusqu’à ses vêtements, prit soin, sans qu’il s’en doutât, de remplacer ses habits usés ou tachés, fut pour lui une mère, mieux encore, une maman. Ses autres amis faisaient de même. On le régentait, on le sermonnait « sur ses moeurs, sur sa dépense » ; on sollicitait pour lui, on obtenait des secours du prince de Conti, du duc de Bourgogne ; on l’envoyait à Château-Thierry pour le réconcilier avec sa femme. Il y allait, la trouvait hors du logis, et reprenait le coche sans l’avoir vue, alléguant pour excuse qu’elle était à vêpres. D’autres fois il faisait la sourde oreille, ou bien promettait de ne plus pécher, sauf à retomber le jour d’après. Chez lui, la partie prévoyante et commandante qui proportionne et règle nos actions était absente. Il ne s’appartenait pas, ne souhaitait pas s’appartenir. Il souffre qu’on le gronde et qu’on le mène. Il ne s’excuse pas, il ne dissimule rien, il n’a pas de vanité ; au contraire, il est le premier à s’accuser. Mme de La Sablière disait « qu’il ne mentait jamais en prose » ; ajoutez qu’en vers non plus il ne ment jamais. Il avoue ingénument ses fautes, son désordre, les brèches qu’il a faites à la foi conjugale, l’emploi scabreux qu’il donnera aux libéralités de Vendôme. Il pense tout haut, il vit à coeur ouvert devant les contemporains, devant ses lecteurs. Tout ce que l’éducation et la réflexion impriment en nous a glissé sur lui. Il est resté primitif ; pendant que les autres se polissaient et se querellaient, il a rêvé ; il n’a vu tant d’intrigues et de splendeurs passer devant lui que comme un spectacle. Ses yeux ont assisté à la comédie du siècle, son coeur n’y a point pris part. C’est que son esprit était ailleurs.
Il était dans ce monde charmant où les hommes sensés n’entrent jamais, qui n’est ouvert qu’aux simples d’esprit, aux gens un peu fous, aux rêveurs. Il n’avait pas besoin de se guinder pour y monter. Il s’y trouvait tout porté et de naissance. C’est cette faculté qui transformait et embellissait en lui toutes les autres ; c’est elle qui, prenant la sensualité, la moquerie, la gaieté, toutes les inclinations gauloises, les rendait innocentes et charmantes ; c’est elle qui écartait de lui la médiocrité, la sécheresse, la vanité et l’affectation, qui ordinairement gâtent notre genre d’esprit. Il était enthousiaste. Il oubliait tout de suite le vrai caractère des choses, et les voyait telles qu’il se les figurait. Il s’oubliait lui-même, il s’enfonçait si bien dans ses personnages fictifs, qu’il s’intéressait à eux, leur parlait, revenait à eux comme à d’anciens amis, leur donnait une place dans sa vie, s’effaçait devant eux, et mettait au jour de véritables êtres. Vis-à-vis des personnages réels, il se perdait dans l’admiration et dans la louange, élevait les gens jusqu’au ciel, les y installait à demeure. « Savez-vous bien que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin. » En toutes choses il exagérait, et sincèrement. Il se prenait tout d’un coup et se donnait sans réserve. A vingt ans, la lecture de quelques ◀livres pieux l’avait jeté au séminaire. Deux ans après, la lecture d’une ode de Malherbe le ravit ; il ne lit plus autre chose, il passe les nuits à l’apprendre par coeur, il va déclamer son poëte à l’écart. Quand Platon l’eût pris, désormais à table il ne voulait plus parler que de Platon. On se rappelle le jour où, par hasard, ayant lu Baruch, il aborda tout le monde avec ce nom sur les lèvres. Lorsqu’il cause, il suit son idée avec une préoccupation si grande, qu’il n’entend pas Boileau tout à côté de lui qui l’injurie pour s’amuser. Il a beau dire aux dames des galanteries convenues ; l’adoration perce sous les oripeaux mythologiques ; il est heureux de les louer ; pour lui, elles sont vraiment déesses ; un sourire de leurs lèvres roses le comble et l’enchante. Il rêve toute une nuit de la princesse de Conti qu’il vient de voir parée et prête à partir pour le bal :
L’herbe l’aurait portée, une fleur n’aurait pasReçu l’empreinte de ses pas…Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs15 ;Allez en des climats inconnus aux zéphyrs,Les champs se vêtiront de roses.
L’illusion le prend, sa raison s’en va, les choses se transfigurent, une lumière divine se répand sur le monde, le vieux moqueur atteint l’accent, le ravissement de Platon et de Virgile. C’est parmi ces émotions qu’il faut le voir si on veut le connaître. Elles sont tout ce qu’il y a de beau et de bon dans l’homme. Peu importe leur source : une grande conception, une noble action peut les soulever aussi bien qu’un élan d’amour ; mais celui-ci n’a pas vécu qui ne les a pas eues. Nous mangeons, nous dormons, nous songeons à gagner un peu de considération et d’argent ; nous nous amusons platement, notre train de vie est tout mesquin, quand il n’est pas animal ; arrivés au terme, si nous repassions en esprit toutes nos journées, combien en trouverions-nous où nous ayons eu pendant une heure, pendant une minute, le sentiment du divin ? Et ce sont pourtant ces heures si clairsemées qui donnent un prix à notre vie. Une grosse toile vulgaire, uniforme, sur laquelle de loin en loin on aperçoit une belle fleur délicatement peinte, voilà l’image de notre condition ; celui-là seul est à envier qui peut montrer sur sa trame beaucoup de fleurs pareilles. Ni l’extérieur, ni le rang, ni la fortune, ni la conduite ou le caractère visible ne font l’homme ; mais le sentiment intérieur et habituel. Il peut être pauvre, maladroit, négligent, sensuel. Il peut prêter à la moquerie, être la risée des sages, « effaroucher les jeunes filles » : ces apparences n’y font rien ; il a peut-être eu plus de bonheur, il est peut-être plus digne d’admiration que le personnage le plus correct et le plus éclatant. C’est par ce côté et dans ce fond intime qu’il faut regarder La Fontaine, C’est par là que la vie d’un poëte vaut quelque chose. Celui-ci s’est donné sans cesse le concert que ses vers nous offrent encore. Il a erré parmi des milliers de sentiments fins, gais et tendres ; son coeur lui a fourni une fête, la plus piquante, la plus gracieuse, toute nuancée de rêveries voluptueuses, de sourires malins, d’adorations fugitives. Il s’est promené à travers tous les sentiments humains, quelquefois parmi les plus nobles, d’ordinaire parmi les plus doux. En ce moment, on n’aperçoit plus sa basse condition, ses moeurs irrégulières ; bien des gens ne changeraient pas son coeur ni sa vie contre le coeur ou la vie du grand roi.