Avant-propos
Le livre▶ que nous publions ici, dans cette bibliothèque hospitalière, libéralement ouverte à toutes les écoles de philosophie, est la réimpression amplement développée de deux articles qui ont paru dans la Revue des Deux-Mondes, aux mois de juin et juillet 1865. Ils sont le complément des études critiques que nous avons entreprises sur le matérialisme contemporain, et pourraient avoir leur place dans le ◀livre que nous avons publié sous ce titre, il y a quelques années, et qui a été accueilli avec bienveillance par les esprits de bonne foi dans tous les partis. On nous rendra cette justice que nous discutons nos adversaires sans haine et sans colère : nous serions plutôt disposé à leur savoir gré de nous fournir l’occasion d’étudier les choses de plus près, et de nous rendre mieux compte de nos propres opinions.
On m’a adressé, à l’occasion de ces études, quelques observations judicieuses auxquelles je crois devoir répondre, pour bien faire comprendre l’esprit et l’objet de ce travail.
On me dit : Vous paraissez craindre que si certains rapports précis et certains étaient trouvés entre l’intelligence et le cerveau, la doctrine spiritualiste fût par là compromise et l’existence de l’âme mise en péril. N’est-ce pas faire dépendre une vérité morale des conclusions données par la physiologie ? Si cette science venait à établir rigoureusement les rapports que vous trouvez si incertains, s’ensuivrait-il que le matérialisme eût raison, et que l’âme fût une chimère ? N’est-ce pas porter la question sur le terrain même où le matérialisme a tant d’intérêt à la voir portée ? car s’il n’a pas tout à fait raison encore, il peut espérer qu’il aura de plus en plus raison, et que la physiologie apportera chaque jour de nouvelles preuves de la dépendance de l’âme à l’égard du corps ? Ne vaudrait-il pas mieux déclarer tout d’abord que, lors même qu’il en serait ainsi, rien ne serait encore prouvé contre l’existence de l’âme ? L’âme se prouve par des raisons psychologiques et morales indépendantes de la physiologie ; fût-elle liée, dans l’exercice de ses puissances, à certaines conditions organiques déterminées (ce que d’ailleurs nul ne peut nier), il ne s’ensuivrait nullement qu’elle se confondit avec ces conditions mêmes.
Rien de plus vrai sans aucun doute, et pour ma part je signe tout cela des deux mains. Oui, l’âme se prouve par des raisons morales et psychologiques indépendantes de la physiologie. Oui, ces raisons subsisteraient encore dans toute leur force, lors même que la physiologie viendrait à bout d’établir avec précision et d’une manière infaillible certaines relations rigoureuses entre l’intelligence et le cerveau. Mais enfin, tout cela admis, n’y a-t-il pas lieu de se demander si, en fait et à l’heure qu’il est, ces relations précises sont découvertes et démontrées ? N’est-il pas légitime de soumettre à la critique cette assertion de Cabanis que « le moral n’est que le physique retourné »
? Tout en reconnaissant que le physique est pour beaucoup dans l’exercice de la pensée, faut-il croire qu’il y soit tout ? Peut-on affirmer que l’on a démontré la dépendance absolue de l’âme à l’égard du corps tant qu’on n’a pas pu signaler avec rigueur et précision la circonstance décisive qui serait la cause directe et unique de l’intelligence ? Dire que cette circonstance est le poids ou le volume du cerveau, le nombre ou la profondeur de ses plis, telle forme, telle structure, telle composition chimique, etc. n’est-ce pas dire clairement qu’on ne sait pas au juste quelle est la circonstance capitale dont il s’agit ? En est-il de même en physique, lorsqu’on a découvert la vraie cause d’un phénomène ? Hésite-t-on, entre mille circonstances diverses, choisissant tantôt l’une, tantôt l’autre, à volonté, et même d’une manière contradictoire ?
En un mot, pour parler scolastiquement, l’argument des matérialistes repose sur deux prémisses, dont la majeure peut être ainsi exprimée : Si la pensée est en raison directe de l’état du cerveau, elle n’est qu’une propriété du cerveau ; et la mineure est : Or, il est de fait que la pensée est en en raison directe de l’état du cerveau. De ces deux prémisses, la majeure a été cent fois réfutée ; c’est pourquoi nous n’avons pas cru nécessaire d’y insister. Mais la mineure n’a jamais été soumise à une critique précise et rigoureuse. C’est cette critique que nous avons essayée. Pour nous, il ne ressort pas des faits actuellement connus qu’il n’y a rien dans l’intelligence qui ne soit le résultat d’un certain mode du cerveau. L’expérience nous apprend sans doute que le cerveau entre pour une certaine part, pour une très grande part dans l’exercice de la pensée ; mais qu’il en soit la cause unique et la rigoureuse mesure, c’est ce qui n’est pas démontré.
Il faut reconnaître sans doute que, lorsque l’on fait porter un débat sur une question purement expérimentale, on s’engage par là même à changer d’avis, si l’expérience vient à nous donner tort. Un argument négatif, dans l’ordre expérimental, n’a jamais la valeur d’une démonstration rigoureuse : c’est ce dont je conviens le premier. Je préviens donc, afin que personne n’en ignore, que je n’ai rien voulu dire autre chose que ceci : c’est que, dans l’état actuel de la science, rien n’est moins démontré que la dépendance absolue de la pensée à l’égard du cerveau. Que dira plus tard la science à ce sujet ? Nous n’en savons rien, et nos neveux raisonneront sur les faits qu’ils connaîtront, comme nous ne pouvons raisonner nous-mêmes que sur ceux qui sont à notre disposition. Toujours est-il que les choses étant telles qu’elles nous apparaissent, nous ne pouvons accorder au matérialisme, comme une proposition démontrée, cette corrélation rigoureuse dont il s’arme contre nous, et qui est, à vrai dire, son seul argument.
On nous dit encore : Est-il bien vrai que la science n’ait rien établi jusqu’ici sur les rapports du cerveau et de l’intelligence ? Et qui pourrait soutenir qu’il n’est pas démontré que le cerveau est l’organe de la pensée ? Quant aux prétendues contradictions que semblent présenter les observations scientifiques, elles tiennent sans doute à ce que l’on considère isolément des conditions qui n’ont de valeur que par leur ensemble. Non, la pensée ne tient pas à une condition unique exclusive : elle ne dépend ni de la masse cérébrale toute seule, ni de la structure toute seule, ni de la composition chimique toute seule, ni de l’électricité, ni du phosphore, etc. Elle dépend de toutes ces conditions réunies et harmonieusement combinées. Elle est une résultante. De là vient que si l’on considère un seul de ces éléments, on vient toujours s’achopper à des exceptions inexplicables.
Fort bien ; j’admets cette conclusion qui me paraît en effet le résultat le plus clair des investigations scientifiques dans cette question. Soit, dirai-je : la pensée est une résultante, et elle est liée à des conditions très-diverses. Mais qui vous assure que l’une de ces conditions n’est pas la force pensante elle-même, ce que nous appelons l’âme ? Êtes-vous sûr de connaître toutes les conditions desquelles résulte l’exercice de la pensée ? Et si vous ne les connaissez pas toutes, qui vous dit que l’une d’entre elles, et peut-être la principale, n’est pas précisément la présence d’un principe invisible, dont l’oubli déroute tous vos calculs ? Tous les bons observateurs sont d’accord pour reconnaître que, parmi les conditions physiologiques, il y en a qui nous échappent, et qu’il reste toujours dans ce problème une ou plusieurs inconnues. Pourquoi l’une de ces inconnues ne serait-elle pas l’âme elle-même ? L’un des savants les plus hardiment engagés dans les voies nouvelles, M. Lyell, n’hésite pas cependant à écrire : « Nous ne devons pas considérer comme admis que chaque amélioration des facultés de l’âme dépende d’un perfectionnement de la structure du corps ; car pourquoi l’âme, c’est-à-dire l’ensemble des plus hautes facultés morales et intellectuelles, n’aurait-elle pas la première place nu lieu de la seconde, dans le plan d’un développement progressif1 ? »
Dans le plus beau peut-être de ses dialogues, Platon, après avoir mis dans la bouche de Socrate une admirable démonstration de l’âme et de la vie future, fait parler un adversaire qui demande à Socrate si l’âme ne serait pas semblable à l’harmonie d’une lyre, plus belle, plus grande, plus divine que la lyre elle-même, et qui cependant n’est rien en dehors de la lyre, se brise et s’évanouit avec elle. Ainsi pensent ceux, pour qui l’âme n’est que la résultante des actions cérébrales ; mais on oublie qu’une lyre ne tire pas d’elle-même et par sa propre vertu les accents qui nous enchantent, — et que tout instrument suppose un musicien. Pour nous, l’âme est ce musicien, et le cerveau est l’instrument qu’elle fait vibrer. Je sais que Broussais s’est beaucoup moqué de cette hypothèse d’un petit musicien caché au fond d’un cerveau ; mais n’est-il pas plus étrange et plus plaisant de supposer un instrument qui tout seul et spontanément exécuterait, bien plus, composerait des symphonies magnifiques ? Sans prendre à la lettre cette hypothèse, qui n’est après tout qu’une comparaison, nous pouvons nous en servir comme d’un moyen commode de représenter les phénomènes observés.
Et d’abord nous voyons clairement que, quel que soit le génie d’un musicien, s’il n’a aucun instrument à sa disposition, pas même la voix humaine, il ne pourra nous donner aucun témoignage de son génie ; ce génie même n’aurait jamais pu naître ou se développer. Nous voyons par là comment une âme qui se trouverait liée au corps d’un monstre acéphale ne pourrait par aucun moyen manifester ses puissances innées, ni même eu avoir conscience : cette âme serait donc comme si elle n’était pas. Nous voyons de plus qu’un excellent musicien qui aurait un trop mauvais instrument à sa disposition ne pourrait donner qu’une idée très imparfaite de son talent. Il n’est pas moins clair que deux musiciens qui, à mérite égal, auraient à se faire entendre sur deux instruments inégaux paraîtraient être l’un à l’autre dans le rapport de leurs instruments. Ainsi deux âmes qui auraient intrinsèquement et en puissance la même aptitude à penser seront cependant diversifiées par la différence des cerveaux. Enfin un excellent musicien ayant un excellent instrument atteindra au plus haut degré de l’exécution musicale. En un mot, s’il n’y avait pas d’autres faits que ceux que nous venons de signaler, on pourrait conclure d’une manière à peu près sûre de l’instrument au musicien, comme du cerveau à la pensée, mesurer le génie musical par la valeur de l’instrument, comme les matérialistes mesurent le génie intellectuel par le poids, la forme, la qualité des fibres du cerveau.
Mais il y a d’autres faits que les précédents. Nous voyons par exemple un musicien médiocre ne produire qu’un effet médiocre avec un excellent instrument, et au contraire un excellent musicien produire un admirable effet avec un instrument médiocre. Ici le génie ne se mesure plus à l’instrument matériel. Nous voyons les lésions de l’instrument compensées par le génie de l’exécutant, tel instrument malade et blessé devenir encore une source de merveilleuse émotion entre les mains d’un article ému et sublime. Nous voyons un Paganini obtenir sur la corde unique d’un violon des effets qu’un artiste vulgaire chercherait en vain sur un instrument complet, fût-il l’œuvre du plus habile des luthiers ; nous voyons Duprez sans voix effacer par l’âme tous ses successeurs. Dans tous ces faits, il est constant que le génie ne se mesure pas, comme tout à l’heure, par la valeur et l’intégrité de l’instrument dont il se sert. Le génie sera la quantité inconnue qui troublera tous les calculs. Il en est ainsi pour l’âme et le cerveau : celui-ci pourra être dans un grand nombre de cas, et à juger les choses très grossièrement, la mesure et l’expression de celle-là ; mais il arrivera aussi que les rapports seront renversés, et, que l’on ne trouvera pas dans l’instrument une mesure exacte pour apprécier la valeur de l’artiste intérieur qui lui est uni. De là les irrégularités, les exceptions que les physiologistes rencontrent toutes les fois qu’ils veulent soumettre à des lois rigoureuses les rapports du cerveau et de la pensée. La force intérieure, secrète, première, leur échappe, et ils n’atteignent que des symboles grossiers et imparfaits.