Préface
En 1849, ayant vingt et un ans, j’étais électeur et fort embarrassé ; car j’avais à nommer quinze ou vingt députés, et de plus, selon l’usage français, je devais non seulement choisir des hommes, mais opter entre des théories. On me proposait d’être royaliste ou républicain, démocrate ou conservateur, socialiste ou bonapartiste : je n’étais rien de tout cela, ni même rien du tout, et parfois j’enviais tant de gens convaincus qui avaient le bonheur d’être quelque chose. Après avoir écouté les diverses doctrines, je reconnus qu’il y avait sans doute une lacune dans mon esprit. Des motifs valables pour d’autres ne l’étaient pas pour moi ; je ne pouvais comprendre qu’en politique on pût se décider d’après ses préférences. Mes gens affirmatifs construisaient une constitution comme une maison, d’après le plan le plus beau, le plus neuf ou le plus simple, et il y en avait plusieurs à l’étude, hôtel de marquis, maison de bourgeois, logement d’ouvriers, caserne de militaires, phalanstère de communistes, et même campement de sauvages. Chacun disait de son modèle : « Voilà la vraie demeure de l’homme, la seule qu’un homme de sens puisse habiter ». À mon sens l’argument était faible : des goûts personnels ne me semblaient pas des autorités. Il me paraissait qu’une maison ne doit pas être construite pour l’architecte, ni pour elle-même, mais pour le propriétaire qui va s’y loger. — Demander l’avis du propriétaire, soumettre au peuple français les plans de sa future habitation, c’était trop visiblement parade ou duperie : en pareil cas, la question fait toujours la réponse, et d’ailleurs, cette réponse eût-elle été libre, la France n’était guère plus en état que moi de la donner : dix millions d’ignorances ne font pas un savoir. Un peuple consulté peut à la rigueur dire la forme de gouvernement qui lui plaît, mais non celle dont il a besoin ; il ne le saura qu’à l’usage : il lui faut du temps pour vérifier si sa maison politique est commode, solide, capable de résister aux intempéries, appropriée à ses mœurs, à ses occupations, à son caractère, à ses singularités, à ses brusqueries. Or, à l’épreuve, nous n’avons jamais été contents de la nôtre : treize fois en quatre-vingts ans, nous l’avons démolie pour la refaire, et nous avons eu beau la refaire, nous n’avons pas encore trouvé celle qui nous convient. Si d’autres peuples ont été plus heureux, si, à l’étranger, plusieurs habitations politiques sont solides et subsistent indéfiniment, c’est qu’elles ont été construites d’une façon particulière, autour d’un noyau primitif et massif, en s’appuyant sur quelque vieil édifice central plusieurs fois raccommodé, mais toujours conservé, élargi par degrés, approprié par tâtonnements et rallonges aux besoins des habitants. Nulle d’entre elles n’a été bâtie d’un seul coup, sur un patron neuf, et d’après les seules mesures de la raison. Peut-être faut-il admettre qu’il n’y a pas d’autre moyen de construire à demeure, et que l’invention subite d’une constitution nouvelle, appropriée, durable, est une entreprise qui surpasse les forces de l’esprit humain.
En tout cas, je concluais que, si jamais nous découvrons celle qu’il nous faut, ce ne sera point par les procédés en vogue. En effet, il s’agit de la découvrir, si elle existe, et non de la mettre aux voix. À cet égard, nos préférences seraient vaines ; d’avance la nature et l’histoire ont choisi pour nous ; c’est à nous de nous accommoder à elles, car il est sûr qu’elles ne s’accommoderont pas à nous. La forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n’est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé. Il faut que, jusque dans ses moindres traits, elle se moule sur les traits vivants auxquels on l’applique ; sinon elle crèvera et tombera en morceaux. C’est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu’en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. On doit donc renverser les méthodes ordinaires et se figurer la nation avant de rédiger la constitution. Sans doute, la première opération est beaucoup plus longue et plus difficile que la seconde. Que de temps, que d’études, que d’observations rectifiées l’une par l’autre, que de recherches dans le présent et dans le passé, sur tous les domaines de la pensée et de l’action, quel travail multiplié et séculaire, pour acquérir l’idée exacte et complète d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple et qui vit encore ! Mais c’est le seul moyen de ne pas construire à faux après avoir raisonné à vide, et je me promis que, pour moi du moins, si j’entreprenais un jour de chercher une opinion politique, ce ne serait qu’après avoir étudié la France.
Qu’est-ce que la France contemporaine ? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette France s’est faite, ou, ce qui vaut mieux encore, assister en spectateur à sa formation. À la fin du siècle dernier, pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose.. Son ancienne organisation se dissout ; elle en déchire elle-même les plus précieux tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des tiraillements multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son organisation n’est plus la même : par un sourd travail intérieur, un nouvel être s’est substitué à l’ancien. En 1808, tous ses grands traits sont arrêtés et définitifs : départements, arrondissements, cantons et communes, rien n’a changé depuis dans ses divisions et sutures extérieures : Concordat, Code, Tribunaux, Université, Institut, Préfets, Conseil d’État, impôts, percepteurs, Cour des Comptes, administration uniforme et centralisée, ses principaux organes sont encore les mêmes ; noblesse, bourgeoisie, ouvriers, paysans, chaque classe a dès lors la situation, les intérêts, les sentiments, les traditions que nous lui voyons aujourd’hui. Ainsi la créature nouvelle est à la fois stable et complète ; partant, sa structure, ses instincts et ses facultés marquent d’avance le cercle dans lequel s’agitera sa pensée ou son action. Autour d’elle, les autres nations, les unes précoces, les autres tardives, toutes avec des ménagements plus grands, quelques-unes avec succès meilleur, opèrent de même la transformation qui les fait passer de l’état féodal à l’état moderne ; l’éclosion est universelle et presque simultanée. Mais, sous cette forme nouvelle comme sous la forme ancienne, le faible est toujours la proie du fort. Malheur à ceux que leur évolution trop lente livre▶ au voisin qui subitement s’est dégagé de sa chrysalide et sort le premier tout armé ! Malheur aussi à celui dont l’évolution trop violente et trop brusque a mal équilibré l’économie intérieure, et qui, par l’exagération de son appareil directeur, par l’altération de ses organes profonds, par l’appauvrissement graduel de sa substance vivante, est condamné aux coups de tête, à la débilité, à l’impuissance, au milieu de voisins mieux proportionnés et plus sains ! Dans l’organisation que la France s’est faite au commencement du siècle, toutes les lignes générales de son histoire contemporaine étaient tracées, révolutions politiques, utopies sociales, divisions des classes, rôle de l’Église, conduite de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple, développement, direction ou déviation de la philosophie, des lettres et des arts. C’est pourquoi, lorsque nous voulons comprendre notre situation présente, nos regards sont toujours ramenés vers la crise terrible et féconde par laquelle l’Ancien Régime a produit la Révolution, et la Révolution le Régime nouveau.
Ancien Régime, Révolution, Régime nouveau, je vais tâcher de décrire ces trois états avec exactitude. J’ose déclarer ici que je n’ai point d’autre but ; on permettra à un historien d’agir en naturaliste. J’étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d’un insecte. D’ailleurs, l’événement par lui-même est si intéressant, qu’il vaut la peine d’être observé pour lui seul, et l’on n’a pas besoin d’effort pour exclure les arrière-pensées. Dégagée de tout parti pris, la curiosité devient scientifique et se porte tout entière vers les forces intimes qui conduisent l’étonnante opération. Ces forces sont la situation, les passions, les idées, les volontés de chaque groupe, et nous pouvons les démêler, presque les mesurer. Elles sont sous nos yeux ; nous n’en sommes pas réduits aux conjectures, aux divinations douteuses, aux indications vagues. Par un bonheur singulier, nous apercevons les hommes eux-mêmes, leurs dehors et leur dedans. Les Français de l’Ancien Régime sont encore tout près de nos regards. Chacun de nous, dans sa jeunesse, a pu fréquenter quelques-uns des survivants de ce monde évanoui. Plusieurs de leurs hôtels subsistent encore, avec leurs appartements et leurs meubles intacts. Au moyen de leurs tableaux et de leurs estampes, nous les suivons dans leur vie domestique ; nous voyons leurs habillements, leurs attitudes et leurs gestes. Avec leur littérature, leur philosophie, leurs sciences, leurs gazettes et leurs correspondances, nous pouvons reconstituer toute leur pensée et jusqu’à leur conversation familière. Une multitude de Mémoires, sortis depuis trente ans des archives publiques ou privées, nous conduisent de salon en salon, comme si nous y étions présentés. Des lettres et journaux de voyageurs étrangers contrôlent et complètent, par des peintures indépendantes, les portraits que cette société a tracés d’elle-même. Elle a tout dit sur son propre compte, sauf ce qu’elle supposait banal et familier aux contemporains, sauf ce qui lui semblait technique, ennuyeux et mesquin, sauf ce qui concernait la province, la bourgeoisie, le paysan, l’ouvrier, l’administration et le ménage. J’ai voulu suppléer à ces omissions, et, outre le petit cercle des Français bien élevés et lettrés, connaître la France. Grâce à l’obligeance de M. Maury et aux précieuses indications de M. Boutaric, j’ai pu dépouiller une multitude de documents manuscrits, la correspondance d’un grand nombre d’intendants, directeurs des aides, fermiers généraux, magistrats, employés et particuliers, de toute espèce et de tout degré pendant les trente dernières années de l’Ancien Régime, les Rapports et Mémoires sur les diverses parties de la maison du roi, les procès-verbaux et cahiers des États généraux en cent soixante-seize volumes, la correspondance des commandants militaires en 1789 et 1790, les lettres, mémoires et statistiques détaillées contenus dans les cent cartons du Comité ecclésiastique, la correspondance en quatre-vingt-quatorze liasses des administrations de département et de municipalité avec les ministres de 1790 à 1799, les rapports des conseillers d’État en mission à la fin de 1801, la correspondance des préfets sous le Consulat, sous l’Empire et sous la Restauration jusqu’en 1825, quantité d’autres pièces si instructives et si inconnues, qu’en vérité l’histoire de la Révolution semble encore inédite. Du moins il n’y a que ces documents pour nous montrer des figures vivantes, petits nobles, curés, moines et religieuses de province, avocats, échevins et bourgeois des villes, procureurs de campagne et syndics de villages, laboureurs et artisans, officiers et soldats. Il n’y a qu’eux pour nous faire voir en détail et de près la condition des hommes, l’intérieur d’un presbytère, d’un couvent, d’un conseil de ville, le salaire d’un ouvrier, le produit d’un champ, les impositions d’un paysan, le métier d’un collecteur, les dépenses d’un seigneur ou d’un prélat, le budget, le train et le cérémonial d’une cour. Grâce à eux, nous pouvons donner des chiffres précis, savoir, heure par heure, l’emploi d’une journée, bien mieux, dire le menu d’un grand dîner, recomposer une toilette d’apparat. Nous avons encore, piqués sur le papier et classés par dates, les échantillons des robes que la reine Marie-Antoinette a portées et, d’autre part, nous pouvons nous figurer l’habillement d’un paysan, décrire son pain, nommer les farines dont il le composait, marquer en sous et deniers ce que lui en coûtait une ◀livre. Avec de telles ressources, on devient presque le contemporain des hommes dont on fait l’histoire, et plus d’une fois, aux Archives, en suivant sur le papier jauni leurs vieilles écritures, j’étais tenté de leur parler tout haut.