(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXVI » pp. 100-108
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXVI » pp. 100-108

XXVI

études catholiques et universitaires. — portrait de villemain. — parallèle avec guizot et cousin. — m. de genoude.

Dans le feuilleton des Débats du 21 août, vous pouvez voir qu’il y a eu une brochure de l’archevêque de Paris24, qu’il y a fait allusion sur la fin et répondu au livre de Quinet et Michelet (Des Jésuites). Ceux-ci ont répliqué, Michelet je ne sais où, Quinet a dû répondre dans le Siècle.

— L'archevêque pourtant a raison sur un point. En masse, les professeurs de l’Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux : les élèves le sentent, et de toute cette atmosphère ils sortent, non pas nourris d’irréligion, mais en indifférents ; la plupart des familles sont de même. La société moderne, dans son milieu, n’est pas autre. Quoi qu’on puisse dire pour ou contre, en louant ou en blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l’Université.

D'un autre côté, dans les écoles religieuses non universitaires, qu’alimentent les familles catholiques, les études littéraires et classiques sont généralement très-faibles et très-mitigées. Dans l’Université, au contraire, celui qui veut travailler, trouve d’énergiques secours, et l’instruction se fait de plus en plus solide. — Voilà les deux parts.

— Il y a eu, le 16, la distribution des prix du concours général. Villemain a parlé. Lui qui excelle d’ordinaire dans ces sortes de solennités a paru, cette fois, plus embarrassé et moins vif que de coutume : son discours n’a pas de ces traits par lesquels il sait si bien relever le poli de ses paroles. Je ne sais qui l’a remarqué : « Villemain polit tellement la surface de son sujet que, comme un globe trop glissant, il finit quelquefois par lui échapper des mains. » Dans le cas présent, la difficulté de concilier la défense universitaire et le respect à la religion a pesé évidemment sur Villemain. Des petites difficultés, de celles qui tiennent au goût et que la bonne grâce suffit à délier, il s’en lire à merveille ; mais, en présence des réelles, il faiblit. A la tribune politique, il a trouvé souvent des épigrammes piquantes, ou bien des paroles lucides pour des expositions d’affaires qu’il entend très-nettement ; mais dans les vrais et sérieux débats, il est toujours demeuré insuffisant. On se rappelle à Paris la malencontreuse journée où il essaya de répondre à Lamartine au moment de la grande défection de celui-ci : c’était, nous assuraient les témoins, un singulier et triste spectacle que, dans une situation où pourtant il y avait, rien qu’avec du bon sens, tant et de si bonnes choses à dire, de voir un orateur aussi habile, une langue aussi dorée et aussi fine que l’est Villemain, balbutier, chercher ses mots et ses raisons ; on aurait cru qu’il n’osait frapper par un reste de respect pour le génie littéraire ; que l’ombre de ce génie, un je ne sais quoi, le fantôme d’Elvire debout aux côtés du poëte et invisible pour d’autres que pour l’adversaire, fascinait son œil et enchaînait son bras. On n’est pas plus grand, plus éloquent littérateur que Villemain ; ses deux volumes les plus récents sur la première partie du xviiie  siècle, qui faisaient la consolation et les dernières délices humaines de M. Manuel mourant, feront celles de tout esprit délicat et fin dans les meilleures journées de loisir. C'est une singulière organisation que celle de ce brillant et facile talent, et après l’avoir entendu nous-même, en ses beaux jours, et à écouter ceux qui l’ont pu mieux connaître, nous oserions dire : Villemain n’aime et ne sent directement ni la religion, ni la philosophie, ni la poésie, ni les arts, ni la nature. Qu'aime-t-il donc ? Il aime les lettres, et, par elles, tout.

Et puisque nous voilà de rencontre sur un sujet si fertile, nous pousserons plus avant l’appréciation. Quelqu’un nous souffle à l’oreille une pensée : il en est des esprits comme des navires ; ils peuvent avoir à bord toutes sortes de richesses plus ou moins précieuses, mais il les faut juger avant tout sur leur pavillon. (Celui de Thiers, par exemple, est légèreté, présomption, imprudence, nonobstant toutes les autres heureuses qualités.) Une fois qu’on est à bord et dans le détail d’un esprit, on ne le juge plus guère par cette partie essentielle, qui pourtant saute aux yeux au dehors ; on est tenté de l’oublier : elle subsiste jusqu’au dernier jour et ne cesse de dominer le tout. Les détracteurs de Villemain lui ont souvent fait un sujet de reproche de ses qualités habiles de diction, comme si elles excluaient chez lui des qualités plus solides. Le vieux Michaud, l’auteur de l’Histoire des Croisades, ne parlait jamais de lui que comme d’un bel esprit de collége, ce qui, dans ces termes brefs, était souverainement injuste. Il n’est pas moins vrai que Villemain, au milieu de toutes les grâces brillantes et mondaines dont il a su recouvrir sa nature première, reste foncièrement un esprit universitaire, une fleur et une lumière de rhétorique et d’académie. Si on se le figure livré à lui-même, dans une époque moins remuante et moins excitée, il n’aurait rien inventé, sans doute, rien innové, il se serait tenu à orner et à célébrer.

Élève favori de Fontanes, il l’eût surpassé en tout, hormis dans la poésie.

Il eût été fort possible, par exemple, et l’on conçoit très-bien que Villemain, né en d’autres temps, et venu un peu plus tôt, n’eût jamais parlé, comme il l’a fait, de Shakspeare. Il en a parlé, parce que c’était la vogue et que le vent y poussait. Comme ce genre est son côté faible, il s’y est porté précisément avec toute sorte de démonstration et une apparence de prédilection qui, à la bien pénétrer, peut se trouver un peu vaine. Ingénieux et flexible, chatouilleux et inquiet, Villemain est l’homme qui gagne le plus à être averti : avec quelle rapidité il répare ! il suit depuis des années et a l’air de devancer. Nul ne sait mieux que lui le sens de cette expression cicéronienne : De alieno judicio pendere. Il ne cesse à chaque mouvement de prendre son point d’appui sur le niveau d’alentour. Courtisan du goût public, il a, en un sens, raison de l’être : son talent ingénieux s’étend ainsi le plus possible, et il en tire le plus grand parti.

Sa marche, à la suivre dans l’ensemble, serait extrêmement curieuse à noter.

On l’avait dit un peu léger d’abord, et vite il s’est fait grave. Il avait pu paraître à ses débuts assez dénué de principes politiques, il s’est empressé d’en acquérir. II n’est que littérateur : oh ! pour le coup, il va s’attaquer au Grégoire VII. Il passait pour classique, et on ne l’entend plus parler que de Shakspeare. On l’appelle académicien : il prouvera à la tribune, et coup sur coup, son éloquence politique. A force d’esprit, en un mot, et de souplesse, Villemain aura toujours toutes les qualités qu’on lui contestera. Et pourtant… ce qu’il y a de plus naturel chez lui dans tout cela, c’est son esprit, c’est la beauté de sa parole.

Villemain est le critique progressif et évasif par excellence.

Trois hommes éminents ont exercé la plus grande influence sur la direction des esprits et des études en France depuis vingt-cinq ans, et on peut dire qu’ils ont été véritablement les régents de cet âge : Guizot, Cousin et Villemain. Guizot avait plutôt l’autorité sobre et sévère ; Cousin éblouissait et enlevait ; Villemain savait la séduction insinuante et déployait les grâces. Tous les trois, doués ainsi diversement, mais au plus haut degré, du talent de la parole, ils ont possédé moins également celui d’écrire. M. Guizot, au début, l’avait aussi peu que possible, eu égard à sa distinction ; il a écrit peut-être quelques-unes des plus mauvaises pages qu’on ait lues en français (dans sa notice en tête de la traduction de Shakspeare) ; il s’est formé depuis au style écrit par l’habitude de la parole, et l’usage, le maniement si continuel et si décisif qu’il a eu de celle-ci, l’a conduit à porter dans tout ce qu’il écrit la netteté inséparable de sa pensée. — Cousin est peut-être celui des trois qui, sans effort, atteindrait le mieux au grand style d’autrefois et qui jouerait le plus spécieusement, plume ou parole en main, la majestueuse simplicité du siècle de Louis XIV. — Pour Villemain, par l’éclat même et les élégantes sinuosités de sa recherche, il trahit un âge un peu postérieur ; il enchérit à quelques égards sur le xviiie  siècle, en même temps qu’il le rafraîchit, qu’il l’embellit avec charme et qu’il l’épure. Ce sont trois grands esprits, trois merveilleux talents. M. Guizot, plus ferme, plus positif, et qui va au fait, est le seul dont la renommée aura réellement gagné à aborder la politique : pour lui, elle est devenue une grande carrière et le complément de sa destinée d’historien. Pour les deux autres, elle n’aura été qu’une diminution et une dissipation.

Quoi qu’il en soit, le caractère de professeur qui les a marqués d’abord reste empreint sur chacun des trois. A les juger impartialement, et en n’attachant aux mots aucune défaveur, mais en y mettant tout le sens précis, on reste vrai en disant : Cousin n’est pas un vrai philosophe, pas plus que Guizot n’est un grand historien : ce sont deux très-grands professeurs, l’un d’histoire et l’autre de philosophie. Et de plus encore, si l’on ôte le vernis et le prestige du génie moderne, Cousin pourrait sembler proprement un sophiste, le plus éloquent des sophistes dans le sens antique et favorable du mot, comme Villemain serait le plus éloquent rhéteur dans le sens antique et favorable aussi. La banalité des éloges contemporains masque trop souvent ces qualifications vraies et décisives que la postérité restitue. Ce sont là du reste les plus belles gloires réservées encore aux époques dites de décadence. — A propos de cette distribution des prix de l’Université, qu’on veuille bien nous excuser d’avoir discouru un peu au long sur les trois chefs qu’elle est accoutumée dès longtemps à suivre et à reconnaître. En combinant tous nos renseignements du dedans avec notre vue du dehors, ils nous ont apparu ainsi.

— Il a été fort question de l’abbé de Genoude dans ces derniers temps. Comme il s’est mis sur les rangs pour la députation sous le patronage de Laffitte et d’Arago, les Débats s’en sont égayés et ils ont bien fait ; ils l’ont fait de plus avec grand esprit. Genoude a le privilége de mettre les Débats en gaieté, de leur rendre la verve aux moments de lassitude et de disette. Quand les sujets manquent, on se jette sur le Genoude et on en taille une tranche : il y a de quoi tailler. La fortune de Genoude est une des plus singulières et des plus burlesques, en même temps que des plus néfastes, de ce temps. Il est venu jeune à Paris, de Lyon je crois ; il s’appelait Genou. On était aux premières années de la Restauration ; pour arrondir son nom ou pour le rendre moins rond, il l’a entouré de deux de (pardon de l’inévitable cacophonie) ; il en a fait de Genoude. Il s’est jeté dans les voies de la Congrégation et s’y est poussé en s’accrochant au pan de l’habit du duc de Montmorency, très-saint et un peu dupe ; il s’est posé en traducteur de la Bible sans savoir l’hébreu ; puis, plus tard, il est devenu l’homme de M. de Villèle, son organe, son conseiller, son flatteur. Par ses journaux du soir, l’Étoile puis la Gazette, il a dit et fait tout le mal possible, il a conseillé et loué toutes les mesures perverses et violentes, les censures, etc. A travers cela, il se mariait richement, il faisait sa fortune : 80 000 livres de rentes, s’il vous plaît. Or, c’est cet homme qui, depuis la révolution de Juillet, s’avise de prêcher le suffrage universel et de faire alliance avec l’extrême gauche républicaine qui ne le repousse pas. Pour couronner le tout, sa femme étant morte, il s’est fait prêtre ; il publie toutes sortes de traductions des Pères qu’il commande à des jeunes gens et auxquelles il met son nom ; le produit de cette espèce de librairie, servie par son journal, lui a été très-fructueux. Le marchand et le journaliste sont par lui dans le temple et montent jusque sur les degrés de l’autel. Quel scandale pour la morale publique ! C'est Tartufe journaliste.

Lamartine lui a adressé à plusieurs reprises de trop magnifiques vers. Quelqu’un qui l’a bien connu disait : « M. de Genoûde m’est insupportable ; ce prêtre gras me dégoûte ; sa grosse face exprime sa logique béate ; sa mauvaise foi, à la longue, a l’air d’être devenue une conviction, absolument comme un corps étranger qui, à force de séjourner dans l’estomac, s’introduirait dans l’organisation et irait se loger entre cuir et chair :

… et fibris increvit opimum
Pingue…

a dit Juvénal. »