Section 7, que les genies sont limitez
Les hommes qui sont nez avec un génie déterminé pour un certain art, ou pour une certaine profession, sont les seuls lesquels y puissent réussir éminemment ; mais aussi ces professions et ces arts, sont les seuls où ils puissent réussir. Ils deviennent des hommes au-dessous du médiocre aussi-tôt qu’ils sortent de leur sphere. On n’apperçoit plus alors en eux cette vigueur d’esprit, ni cette intelligence qu’ils montrent, dès qu’il s’agit des choses pour lesquelles ils sont nez.
Non-seulement les hommes dont je parle n’excellent que dans une profession, mais ils sont encore bornez ordinairement à n’exceller que dans quelques-uns des genres dans lesquels cette profession se divise. il est comme impossible, dit Platon, que le même homme excelle en des ouvrages d’un genre different… etc. .
Ceux des peintres qui ont excellé à peindre l’ame des hommes, et à bien exprimer toutes les passions, ont été des coloristes médiocres.
D’autres ont fait circuler le sang dans la chair de leurs figures ; mais ils n’ont pas sçû l’art des expressions aussi-bien que les ouvriers médiocres de l’école romaine. Nous avons vû plusieurs peintres hollandois, doüez d’un talent merveilleux pour imiter les effets du clair-obscur dans un petit espace renfermé, talent, dont ils avoient l’obligation à une patience d’esprit singuliere, laquelle leur permettoit de se clouer long-temps sur un même ouvrage sans être dégoûtez par ce dépit qui s’excite dans les hommes d’un temperamment plus vif, quand ils voïent leurs efforts avorter plusieurs fois de suite. Ces peintres flegmatiques ont donc eu la perseverance de chercher par un nombre infini de tentatives, souvent réïterées sans fruit, les teintes, les demi-teintes, enfin toutes les diminutions de couleurs necessaires pour dégrader la couleur des objets, et ils sont ainsi parvenus à peindre la lumiere même. On est enchanté par la magie de leur clair-obscur. Les nuances ne sont pas mieux fonduës dans la nature que dans leurs tableaux. Mais ces peintres ont mal réussi dans les autres parties de l’art, qui ne sont pas les moins importantes. Sans invention dans leurs expressions : incapables de s’élever au-dessus de la nature qu’ils avoient devant les yeux, ils n’ont peint que des passions basses et une nature ignoble. La scéne de leurs tableaux est une boutique, un corps de garde, ou la cuisine d’un païsan : leurs heros sont des faquins. Ceux des peintres hollandois, dont je parle, qui ont osé faire des tableaux d’histoire, ont peint des ouvrages admirables pour le clair-obscur, mais ridicules pour le reste. Les vêtemens de leurs personnages sont extravagans, et les expressions de ces personnages sont encore basses et comiques. Ces peintres peignent Ulisse sans finesse, Susanne sans pudeur, et Scipion sans aucun trait de noblesse ni de courage. Le pinceau de ces froids artisans, fait perdre à toutes les têtes illustres leur caractere connu.
Nos hollandois, au nombre desquels on voit bien que je ne comprens pas ici les peintres de l’école d’Anvers, ont bien connu la valeur des couleurs locales, mais ils n’en ont pas sçû tirer le même avantage que les peintres de l’école venitienne.
Le talent de colorier, comme l’a fait Le Titien, demande de l’invention, et il dépend plus d’une imagination fertile en expedients pour le mêlange des couleurs, que d’une perseverance opiniâtre à refaire dix fois la même chose.
On peut mettre en quelque façon Teniers au nombre des peintres dont je parle, quoiqu’il fût né en Brabant, parce que son génie l’a déterminé à travailler plûtôt dans le goût des peintres hollandois que dans le goût de Rubens et de Vandick ses compatriotes, et même ses contemporains. Aucun peintre n’a mieux réussi que Teniers dans les sujets bas : son pinceau étoit excellent.
Il entendoit très-bien le clair-obscur, et il a surpassé dans la couleur locale ses concurrens. Mais Teniers, lorsqu’il a voulu peindre l’histoire, est demeuré au-dessous du médiocre. On reconnoît d’abord les pastiches qu’il a faits en très-grand nombre, à la bassesse comme à la stupidité des airs de tête des principaux personnages de ces tableaux. On appelle communément des pastiches les tableaux que fait un peintre imposteur, en imitant la main, la maniere de composer et le coloris d’un autre peintre, sous le nom duquel il veut produire son ouvrage.
On voit à Bruxelles dans la gallerie du prince De La Tour de grands tableaux d’histoires, faits pour servir de cartons à une tenture de tapisserie, qui représente l’histoire de Turriani de Lombardie, dont descend la maison de La Tour-Taxis.
Les premiers tableaux sont de Teniers, qui fit achever les autres par son fils. Rien n’est plus médiocre pour la composition et pour l’expression.
M. de La Fontaine étoit né certainement avec beaucoup de génie pour la poësie ; mais son talent étoit pour les contes et encore plus pour les fables, qu’il a traitées avec une érudition enjoüée, dont ce genre d’écrire ne paroissoit pas susceptible. Quand La Fontaine voulut faire des comédies, le sifflet du parterre demeura toûjours le plus fort.
On sçait la destinée de ses opera. Chaque genre de poësie demande un talent particulier, et la nature ne sçauroit gueres donner un talent éminent à un homme, que ce ne soit à l’exclusion des autres talents. Ainsi, loin d’être surpris que M. de La Fontaine ait fait de mauvaises comédies, il faudroit s’étonner s’il en avoit fait d’excellentes. Si Le Poussin eut colorié aussi-bien que Le Bassan, il ne seroit pas moins admirable parmi les peintres, que Jules Cesar l’est parmi les heros. C’est celui de tous les romains qui feroit le plus d’honneur à l’humanité, s’il avoit été juste.
Il est donc également important aux nobles artisans, dont je parle, de connoître à quel genre de poësie et de peinture leurs talens les destinent, et de se borner au genre pour lequel ils sont nez propres. L’art ne sçauroit faire autre chose que de perfectionner l’aptitude ou le talent que nous avons apporté en naissant ; mais l’art ne sçauroit nous donner le talent que la nature nous a refusé. L’art ajoûte beaucoup aux talens naturels, mais c’est quand on étudie un art pour lequel on est né. … etc., dit Quintilien. Tel peintre demeure confondu dans la foule qui seroit au rang des peintres illustres, s’il ne se fût point laissé entraîner par une émulation aveugle, qui lui a fait entreprendre de se rendre habile dans des genres de la peinture, pour lesquels il n’étoit point né, et qui lui a fait négliger les genres de la peinture ausquels il étoit propre.
Les ouvrages qu’il a tenté de faire sont, si l’on veut, d’une classe supérieure.
Mais ne vaut-il pas mieux être un des premiers parmi les païsagistes que le dernier des peintres d’histoire ? Ne vaut-il pas mieux être cité pour un des premiers faiseurs de portraits de son temps, que pour un miserable arrangeur de figures ignobles et estropiées.
L’envie d’être reputé un génie universel dégrade bien des artisans : quand il s’agit d’apprétier un artisan en general, on fait autant d’attention à ses ouvrages médiocres qu’à ses bons ouvrages.
Il court le risque d’être défini comme l’auteur des premiers. Que de gens seroient de grands auteurs s’ils avoient moins écrit. Si Martial ne nous avoit laissé que les cent épigrammes, que les gens de lettres de toutes nations sçavent communément par coeur, si son livre▶ n’en contenoit pas un plus grand nombre que le ◀livre de Catulle, on ne trouveroit plus une si grande difference entre cet ingénieux chevalier romain et Martial. Du moins jamais bel-esprit n’eut été assez indigné de les voir comparer, pour brûler avec céremonie toutes les années un exemplaire de Martial, afin d’appaiser, par ce sacrifice bizarre, les manes poëtiques de Catulle.
Revenons aux bornes que la nature a prescrites aux génies les plus étendus, et disons que le génie le moins borné, c’est le génie dont les limites sont moins resserrées que ceux des autres. Or rien n’est plus propre à faire appercevoir les bornes du génie d’un artisan, que des ouvrages d’un genre, dans lequel il n’est point né pour réussir.
L’émulation et l’étude ne sçauroient donner à un génie la force de franchir les limites que la nature a prescrites à son activité. Le travail peut bien le perfectionner, mais je doute qu’il puisse lui donner réellement plus d’étenduë qu’il n’en a. L’étenduë que le travail semble donner aux génies n’est qu’une étenduë apparente. L’art leur enseigne à cacher leurs bornes, mais il ne les recule pas. Il arrive donc aux hommes, dans toutes les professions, ce qu’il leur arrive dans la science des jeux. Un homme parvenu dans un certain jeu au point d’habileté dont il est capable n’avance plus, et les leçons des meilleurs maîtres, ni la pratique même du jeu, continuée durant des années entieres ne peuvent plus le perfectionner davantage.
Ainsi le travail et l’experience font bien faire aux peintres, comme aux poëtes, des ouvrages plus corrects, mais ils ne sçauroient leur en faire produire de plus sublimes. Ils ne sçauroient leur faire enfanter des ouvrages d’un caractere élevé au-dessus de leur portée naturelle. Un génie à qui la nature ne donna que des aîles de tourterelle, n’apprendra jamais à s’élever d’un vol d’aigle. Comme le dit Montagne, on n’acquiert gueres, en étudiant les ouvrages des autres, le talent qu’ils avoient pour l’invention. l’imitation du parler suit incontinent… etc. les leçons d’un maître de musique habile développent nos organes, et nous apprennent à chanter méthodiquement ; mais ces leçons ne peuvent changer que très-peu de choses dans le son et dans l’étenduë de notre voix naturelle, quoiqu’elles la fassent paroître plus douce et tant soit peu plus étenduë.
Or ce qui fait la difference des esprits, tant que l’ame demeure unie avec le corps, n’est pas moins réel que ce qui fait la difference des voix et des visages.
Tous les philosophes, de quelque secte qu’ils soient, tombent d’accord que le caractere des esprits vient de la conformation de ceux des organes du cerveau qui servent à l’ame spirituelle à faire ses fonctions. Or il ne dépend pas plus de nous de changer la conformation ni la configuration des organes du cerveau, qu’il dépend de nous de changer la conformation et la configuration des muscles et des cartilages de notre visage et de notre gosier. S’il arrive quelque alteration physique dans ces organes, elle n’y est pas produite par un effort de notre volonté ; mais par un changement physique qui survient dans notre constitution. Ces organes ne s’alterent que comme les autres parties de notre corps viennent à s’alterer. Les esprits ne deviennent donc semblables, à force de se regarder les uns les autres, que comme les voix et les visages peuvent devenir semblables.
L’art n’augmente l’étenduë physique de notre voix, il n’augmente notre génie qu’autant que l’exercice, dans lequel consiste la pratique de l’art, peut changer réellement quelque chose dans la configuration et dans la conformation de nos organes. Or ce qu’y peut changer cet exercice est bien peu de chose.
L’art ne supprime pas plus les défauts d’organisation lesquels il apprend à cacher, qu’il augmente l’étenduë naturelle des talens physiques que ses leçons perfectionnent.