(1874) Premiers lundis. Tome I « M. Laurent (de l’Ardèche) : Réputation de l’histoire de France de l’abbé de Montgaillard  »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « M. Laurent (de l’Ardèche) : Réputation de l’histoire de France de l’abbé de Montgaillard  »

M. Laurent (de l’Ardèche) :
Réputation de l’histoire de France de l’abbé de Montgaillard 11

Il y a dans ce livre remarquable deux parties fort distinctes, quoique confondues en apparence. L’auteur s’est d’abord attaché à réfuter M. de Montgaillard, et, tout en le réfutant, il a été naturellement amené à exposer ses propres idées sur les diverses époques de la Révolution française. La première tâche était facile autant que nécessaire. Il importait de rabaisser à sa juste valeur un ouvrage incomplet, incohérent, plein de mensonges, de contradictions et d’erreurs, qui, grâce à une certaine causticité originale et à une affectation cynique de franchise, mais grâce avant tout au patronage influent de ses tuteurs, a usurpé en peu de mois un succès de vogue que n’ont obtenu que lentement et à grand’peine d’admirables écrits sur les mêmes matières. En ce temps-ci, c’est chose aussi rare qu’édifiante de voir si bien réussir dans le monde un pauvre orphelin posthume, et de méchantes langues, qui cherchent malice à tout, se sont permis de gloser sur une adoption si paternelle. Sans nous arrêter à ces conjectures assurément fort impertinentes, et sans prétendre le moins du monde leur donner crédit, nous ne pouvons que partager l’étonnement de l’auteur de la Réfutation et abonder dans son jugement sur l’ouvrage. M. de Montgaillard n’a jamais eu l’intelligence des grands mouvements politiques qu’il enregistre et qu’il narre dans son journal ; il n’a été dirigé, en écrivant, par aucun système de principes, auquel il soit resté conséquent et fidèle ; les variations de son humeur se retrouvent dans ses opinions sur les partis et sur les hommes ; il réduit tout en personnalités, et, à propos d’un même personnage, il n’est pas rare qu’il passe, à quelques pages de distance, de l’éloge à l’injure. Enfin les préjugés aristocratiques et nobiliaires fourmillent sous son libéralisme de 1815 ; c’est un converti de fraîche date, qui a ses réminiscences et ses rechutes. En voilà bien assez, j’espère, si tout est prouvé et nous renvoyons nos lecteurs à la réfutation pour faire descendre cette production si prônée de son haut rang d’histoire, et pour la réduire à la simple condition des Mémoires piquants et Suspects, dont on peut retirer quelque profit, quand on les consulte avec beaucoup de défiance. Nous nous hâtons d’en venir à l’autre partie du livre de M. Laurent, celle qui renferme ses propres idées et les vues de son école. Il appartient en effet à cette école du Producteur, qui, pour n’avoir plus d’organe officiel, ne subsiste pas moins, se continuant et peut-être se propageant dans l’ombre. Plus d’une fois le Globe a combattu ces doctrines naissantes, et l’on peut dire qu’il l’a fait jusqu’ici avec une sorte d’avantage. Osons avouer toutefois que, malgré le silence prolongé de ses adversaires, la querelle ne nous paraîtras définitivement vidée, qu’elle renaîtra probablement d’ici avant peu, moins prématurée et moins inégale, et qu’il en jaillira à coup sûr pour tout le monde de nouvelles et vives lumières sur les grandes questions sociales. Aujourd’hui il ne s’agit que d’une application historique de ces doctrines : M. Laurent essaie de les faire servir à interpréter notre Révolution, comme on a cherché à les faire servir à l’interprétation des sociétés anciennes et du moyen âge, à l’intelligence de la féodalité et de la théocratie romaine. C’est particulièrement sur l’époque de la Terreur et sur le parti de la Montagne que M. Laurent a jeté le plus de vues neuves et hardies, et qu’il a trouvé moyen d’aller encore plus loin et plus avant que MM. Thiers et Mignet. On conçoit en effet qu’un parti fort et compacte, qui, après avoir tout détruit et tout dévoré, tenta de tout reconstruire, qu’un tel parti, malgré son aspect peu attrayant, excite une vive sympathie intellectuelle chez les esprits qui aspirent à une organisation sociale plus ou moins analogue. On conçoit que, tout en blâmant le mode et en reconnaissant l’inopportunité de la tentative, ils en sachent un gré infini à leurs intrépides devanciers, et environnent leurs noms d’une sorte de consécration scientifique, comme les religions naissantes ont fait pour leurs précurseurs et leurs martyrs. Cette pensée a été celle de M. Laurent. Là où d’autres n’ont vu qu’une tyrannie violente et passagère, qu’une dictature militaire en un temps de siège, qu’une contrefaçon classique des souvenirs républicains d’Athènes et de Rome, lui, il y trouve le premier essai pratique d’une réorganisation future. Il ne peut se persuader qu’à ce point le plus culminant de notre crise révolutionnaire, des hommes jeunes, au regard perçant et imperturbable, n’aient rien vu dans l’avenir, et qu’ils aient été que de misérables radoteurs du passé. Il serait bien plutôt tenté de les considérer comme un poste de transition et de reconnaissance placé à la limite de deux âges, ou encore comme ces fanaux semés sur les hauts lieux, qui servent à lier, à travers les siècles, les divers temps de cette grande expérience incessamment accomplie par l’humanité. Portant ces vues générales dans l’examen des individus, et s’enquérant scrupuleusement des faits biographiques et psychologiques, il prononce sur les hommes des jugements dans lesquels il n’entre pas moins de courage que de sagacité. Il ose, entre autres audaces paradoxales, relever et proclamer la capacité politique de Robespierre, qui a été presque universellement niée jusqu’à ce jour. Selon M. Laurent, cette capacité peu ordinaire serait suffisamment constatée et par les discours de Robespierre à la tribune, quoi qu’on en ait dit, et par sa conduite invariable au milieu de toutes les factions depuis 1789. Sans méconnaître le côté sinistre et livide de ce caractère jaloux, sans contester non plus la médiocrité littéraire du rhéteur, l’historien croit découvrir sous son jargon sentimental une logique puissamment systématique, et l’intelligence des plus hautes vérités, des principes les plus fondamentaux qui doivent présider à toute renaissance sociale. C’est ainsi que sous le jargon puritain de Cromwell il y a bien autre chose que du risible et de l’inintelligible.

« En vérité, s’écrie M. Laurent, les meneurs de toutes les factions se sont montrés bien modestes, en se réunissant pour proclamer unanimement la nullité de celui qui, sans autre ressource que l’austérité de ses mœurs et de ses principes, parvint à les dompter tous, et ne succomba ensuite que pour avoir tenté de régulariser l’action révolutionnaire, dans un temps où elle ne pouvait céder encore à la prudence des hommes. »

Nous avouerons que cette médiocrité absolue de Robespierre nous avait toujours un peu chagriné, et que nous ne pensions point sans quelque embarras que l’homme monstrueux qui a mis son sceau sur la plus épouvantable période de l’histoire du monde, et l’a, pour ainsi dire, frappée à son effigie, n’eût eu d’autre mérite que celui d’un phraseur vulgaire et d’un passable académicien de province. A cet égard l’opinion de M. Laurent est consolante pour l’orgueil humain : reste à savoir si elle est complètement vraie. Nous attendrons, pour nous prononcer sur ce point et sur plusieurs autres, que l’auteur ait donné une histoire du Comité de salut public, qu’il prépare en ce moment, et dans laquelle sera résumée toute la Révolution, comme dans la Révolution est résumée toute l’histoire de l’humanité. Si, comme nous l’espérons, l’auteur ne se laisse pas égarer par l’esprit de système, une part équitable et rigoureuse y sera faite aux capacités et aux convictions d’un chacun, et les personnages que MM. Thiers et Mignet ne nous ont pu montrer que par leurs côtés saillants, achèveront de s’y dessiner en détail. Là, autant qu’il est possible de lire dans des cœurs d’homme en ces temps d’orages, on devra distinguer quels furent les fanatiques, les sanguinaires, les systématiques, les lâches, et, — s’il en fut, comme on n’en saurait douter, — les héros et les vertueux. M. Laurent nous paraît disposé à beaucoup accorder à la conviction et au patriotisme ; il pense que, pour un bon nombre de montagnards, et peut-être pour Robespierre lui-même, les sacrifices humains étaient autant de devoirs pénibles et douloureux que leur arrachait un patriotisme austère. Il va même en un endroit jusqu’à reprocher à M. Thiers l’élan sympathique qui a entraîné le généreux historien dans les rangs de la Gironde.

« L’opposition des Girondins, dît en effet M. Thiers, a été dangereuse, leur indignation impolitique ; ils ont compromis la Révolution, la liberté et la France ; ils ont compromis même la modération, en la défendant avec aigreur ; et, en mourant, ils ont entraîné dans leur chute ce qu’il y avait de plus généreux et de plus éclairé en France. Cependant j’aurais voulu être impolitique comme eux, compromettre tout ce qu’ils avaient compromis, et mourir comme eux encore, parce qu’il n’est pas possible de laisser corôler le sang sans résistance et sans indignation… »

Maintenant écoutons M. Laurent : « M. Thiers, dit-il, écrivait ceci au sein d’une paix profonde, et loin des circonstances qui entraînèrent des hommes non moins sensibles que lui à suivre un drapeau ensanglanté, qu’ils regardaient comme celui de l’indépendance de la liberté du pays. S’il eût vécu au milieu de ces circonstances, et s’il eût compris aussi bien qu’aujoud’hui quel devait être le parti libérateur pour la Révolution, il est présumable que son âme, ouverte inévitablement aux impressions de l’atmosphère de ces temps orageux, se serait mise au niveau de sa tête. Et où en serions-nous, si les politiques de la Montagne avaient pu reculer en 1793, comme les historiens en 1822 devant les conséquences du système qui renfermait, à leurs yeux, les seuls moyens de salut public ? La Révolution, la liberté, la France, auraient été compromises ! Mais non : les hommes ne manquent jamais aux circonstances. Si Pompée et César, dit Montesquieu, eussent pensé comme Brutus et Caton, d’autres auraient pensé comme Pompée et César. Nous pouvons dire aujourd’hui : Si Robespierre et Danton eussent agi comme Guadet et Vergniaud, d’autres auraient agi comme Robespierre et Danton. » Pour nous, convenons-en, dont la sensibilité défaillante aurait eu peine à faire un seul pas au-delà de la Gironde, nous ne nous déclarons pas convaincu par ces arguments, tout solides qu’ils puissent paraître, et il reste toujours à savoir si, quand on est certain que la patrie sera sacrée, sinon par nous, du moins par d’autres, il n’est pas mieux de savoir mourir pur que de tremper, même à bonne intention, dans use œuvre cruelle et souillée. Ce sont là au reste des mystères de conscience, où chacun n’est juge que pour soi, et sur lesquels il est permis aux historiens de se partager. Ajoutions seulement que cet écrit annonce chez M. Laurent une tête forte et logique, un coup d’œil pénétrant et sûr : il est homme à marcher d’un pied ferme sur cette crête sanglante de la Montagne, qui donnerait des vertiges à tant d’autres.