Section 4, de l’art ou de la musique poëtique, de la mélopée. Qu’il y avoit une mélopée qui n’étoit pas un chant musical, quoiqu’elle s’écrivît en notes
On a vû par l’énumeration et par la définition des arts musicaux, que la musique poëtique, prise dans toute son étenduë, ne faisoit qu’un seul et même art parmi les grecs, mais que parmi les romains elle faisoit deux arts distincts, sçavoir l’art de composer des vers métriques de toute sorte de figure, et la mélopée ou l’art de composer la mélodie.
Comme dans notre premier volume nous avons discouru fort au long sur les regles que les anciens suivoient dans la construction de leurs vers, nous ne parlerons point ici du premier des arts compris sous le nom de musique poëtique, et nous nous contenterons de traiter du second de ces arts, de celui qui enseignoit la composition de la mélodie, et le chant ou la maniere d’executer la mélodie.
Aristides Quintilianus dit dans l’endroit de son ouvrage, où il traite de la mélopée, qu’elle apprenoit à composer le chant, et qu’elle avoit des épithetes differentes suivant le ton sur lequel elles étoient composées. Par rapport à ce ton une mélopée s’appelloit la basse, l’autre la moïenne et la troisiéme la haute.
Les anciens ne divisoient point comme nous par octaves le sistême general de leur musique. Leur gamme étoit composée de dix-huit sons dont chacun avoit un nom particulier, ainsi que nous serons obligez de le dire dans la suite. Un des plus bas de ces sons s’appelloit hypaté, et un des plus hauts s’appelloit nété. Voilà pourquoi Aristides nomme la mélopée basse, la mélopée hypathoide, et la mélopée haute la mélopée nétoide.
Notre auteur après avoir donné quelques regles generales sur la composition, et qui conviennent aussi bien aux chants, qui pour ainsi dire ne se chantent point, c’est-à-dire, à la simple déclamation, qu’aux chants musicaux, ajoûte, (…).
" la difference qui est entre la mélopée et la mélodie, consiste en ce que la mélodie est le chant même écrit en notes ; et la mélopée, l’art de le composer. La mélopée peut se diviser par rapport au ton sur lequel elle compose : en mélopée dithirambique, en melopée nomique, et en melopée tragique. La melopée nomique, (c’est, comme on le verra, celle dont on faisoit usage dans la publication des loix) compose sur les tons les plus hauts ; la dithirambique compose sur les tons du milieu ; et la tragique sur les tons les plus bas. Voilà les trois genres de melopée, qui peuvent se subdiviser en plusieurs especes, à cause de quelque difference qui se rencontre entre des melopées comprises sous le même genre. Telle est la melopée des vers tendres qui comprend celle des épithalames ; telle est encore la melopée des vers comiques et celle des panegiriques. " ainsi la melopée étoit la cause, et la melodie l’effet. à la lettre, melopée signifioit la composition des chants, de quelque nature qu’ils fussent, et melodie des chants composez. Ainsi l’on ne doit pas être surpris de trouver quelquefois melopée où il auroit fallu écrire melodie. C’est le nom de la cause mis pour le nom de l’effet.
Rapportons pour commencer l’explication du passage d’Aristides, quelques endroits du livre▶ que Martianus Cappella a composé en latin concernant les lettres et la musique. Cet auteur est veritablement posterieur à Quintilianus Aristides ; mais il a vécu avant Boëce qui le cite, et cela suffit pour le rendre d’un grand poids dans la matiere dont il est question. Suivant Capella melos, nom d’où viennent et melopée et melodie, signifioit la liaison du son aigu avec le son grave. Je cite le texte de Capella, suivant les corrections qu’il y faut faire, au sentiment de Monsieur Meibomius. Comme la simple déclamation consiste aussi-bien que le chant proprement dit, dans une suite de tons plus graves ou plus aigus que le ton qui les a precedez, et qui sont liez avec art entr’eux, il doit y avoir de la mélodie dans la simple déclamation aussi-bien que dans le chant proprement dit, et par conséquent une espece de melopée qui enseigne à bien faire la liaison dont parle Capella, c’est-à-dire à bien composer la déclamation. Rapportons de suite tout le passage où se trouvent les paroles qui viennent d’être citées.
" la melopée est l’art de composer la modulation. Le melos est la liaison du son aigu avec le son grave.
La modulation est un chant varié, composé et écrit en notes. Il y a trois especes de melopée. La tragique ou l’hipathoide qui emploïe communement les sons les plus bas. La dithirambique ou la mésoide qui emploïe les sons mitoïens, et dans laquelle la progression du chant se fait le plus souvent par des intervalles égaux ; et la nomique ou la netoide qui emploïe plusieurs sons des plus hauts. Il y a encore quelques especes de melopée, comme la comique, mais qui peuvent se ranger sous les trois genres dont il vient d’être parlé, quoique chacune espece ait son ton propre. Ce n’est pas seulement à l’égard du ton que les melopées peuvent être divisées en differens genres ; car si par rapport à ce ton elles se partagent en basses, en moïennes et en hautes, elles se divisent aussi par rapport aux intervalles qu’elles observent en diatoniques, en chromatiques et en enarmoniques, et par rapport aux modes en melopées phrigiennes, en doriennes et en lydiennes. " notre auteur après avoir ajoûté à ce qu’on vient de lire, quelques avis sur la composition, passe, comme aïant dit tout ce qu’il avoit à dire sur la melopée, à ce qu’il avoit à dire sur le rithme.
Pour retourner à Quintilianus Aristides, voici ce qu’il ajoûte avant que de traiter du rithme, à ce qu’il avoit déja dit de la melopée.
" les melopées peuvent à plusieurs égards être divisées en des genres differens. Il y en a qui sont diatoniques, d’autres enarmoniques et d’autres chromatiques.
Les melopées par rapport au ton du systême general sur lequel elles sont composées, se partagent en melopées dont la modulation est haute, en melopées dont la modulation est basse, et en melopées dont la modulation est moïenne. Par rapport au mode, les unes sont phrygiennes, les autres sont doriennes, et les autres sont lydiennes, etc. Par rapport à la maniere dont le mode est traité, les melopées se partagent en melopées nomiques, en tragiques et en dithirambiques.
Enfin les melopées, par rapport à l’intention du compositeur, par rapport à l’effet qu’elles veulent produire, se peuvent diviser en melopée sistaltique, qui est celle qui nous porte à l’affliction ; en diastalstique, qui est celle qui nous égaye l’imagination, et qui nous anime ; et en melopée moïenne, qui est la melopée qui compose une melodie propre à calmer notre esprit en appaisant ses agitations.
De toutes ces differentes divisions de la melopée considerée sous diverses faces, il n’y en a qu’une à laquelle il nous convienne de nous arrêter ici, celle qui la partage en melopée basse ou tragique, en melopée moïenne ou dithirambique, et en melopée haute ou nomique, et qui par consequent partage aussi les melodies en trois genres de même nature.
Comme le dit Aristides Quintilianus, et comme nous l’avons déja observé, la melopée étoit la cause et la melodie son effet. Il devoit par conséquent y avoir autant de genres de melodie qu’il y avoit de genres de melopée.
Dès qu’on lit avec quelque reflexion les passages d’Aristides et de Capella, où la melopée est divisée en nomique, en dithirambique et en tragique ; on voit bien que toutes leurs melodies ne pouvoient point être des chants musicaux, et que plusieurs d’entr’elles ne devoient être qu’une simple déclamation. On voit qu’il n’y avoit que la melopée dithirambique qui composât des chants proprement dits.
En premier lieu, supposé que quelques-unes des melopées qui étoient les especes du genre tragique, composassent des chants proprement dits ; on ne sçauroit au moins disconvenir que quelques-unes de ces especes ne composassent seulement une simple declamation. Il n’y a point d’apparence que le chant des panegiriques qui étoient une des especes de melodies que la melopée basse ou la melopée tragique composoit, fut veritablement un chant musical. Quant au chant des comedies, qui étoit une autre espece de mélodie tragique, nous prouverons invinciblement ci-dessous que le chant des pieces comiques des anciens, bien qu’il s’écrivit en notes, et que l’acteur qui le recitoit fut soûtenu d’un accompagnement, n’étoit au fond qu’une déclamation, et même une déclamation des plus unies. Il y a plus.
J’espere de faire voir que la melodie des pieces tragiques des anciens, n’étoit pas un chant musical, mais une simple déclamation. Ainsi il n’y avoit peut-être pas dans le genre des melopées tragiques, aucune espece de melopée qui composât un chant musical.
En second lieu, la melodie nomique ne pouvoit pas être un chant musical.
Son nom de nomique ou de legale lui aura été donné, parce qu’on s’en servoit principalement dans la publication des loix, et nomos signifie une loi en langue grecque. Le ton sur lequel la melopée haute ou la nomique composoit, étoit d’ailleurs très-propre à faire entendre plus distinctement, et par plus de monde le crieur public, lorsqu’il recitoit une loi.
Quand on connoît quelle étoit la délicatesse des grecs en matiere d’éloquence, et sur-tout à quel point ils étoient choquez par une mauvaise prononciation, on n’a point de peine à concevoir que quelques-unes de leurs villes, n’aïent été assez jalouses de la reputation de n’avoir en toutes choses que des manieres élegantes et polies, pour ne vouloir pas laisser au crieur public chargé de promulguer les loix, la liberté de les reciter à sa mode, au hazard que souvent il donnât aux phrases, aux mots mêmes qu’il prononceroit, un ton capable de faire rire des hommes nez mocqueurs. Ces republiques, dans la crainte que les vices de prononciation dans lesquels tomberoit leur officier, ne fissent rejaillir une sorte de ridicule sur les loix mêmes, prenoient donc la précaution de faire composer la déclamation de ces loix, et même elles vouloient que celui qui les recitoit fut encore soûtenu par un accompagnement capable de le redresser s’il manquoit. On vouloit qu’il publiât les loix avec la même aide, avec le même secours qu’avoient, comme nous le verrons, les acteurs qui parloient sur le théatre. Martianus Capella dit, en faisant l’éloge de la musique, que dans plusieurs villes de la Grece, l’officier qui publioit les loix, étoit accompagné par un joueur de lyre.
Il seroit superflu d’observer que le recitateur et le joueur d’instrument n’auroient pu se concerter, si la déclamation du recitateur eut été arbitraire.
On voit bien qu’il falloit qu’elle fut assujetie, et par conséquent composée.
Il ne seroit pas impossible de trouver encore dans les anciens auteurs des faits qui supposent l’usage dont parle Capella.
On voit par exemple dans Plutarque que lorsque Philippe, roi de Macedoine, et le pere d’Alexandre Le Grand, voulut après avoir défait les atheniens à Cheronée, tourner en ridicule la loi qu’ils avoient publiée contre lui, il recita sur le champ même de la bataille, le commencement de cette loi, et qu’il la recita comme une déclamation mesurée et assujetie. " or Philippe (c’est Plutarque qui parle,) aïant gagné la bataille, … etc. "
Diodore De Sicile écrit que Philippe, après avoir pris trop de vin la journée dont nous venons de parler, fit plusieurs choses indecentes sur le champ de bataille, mais que les representations de Démadés, athenien, et l’un des prisonniers de guerre, le firent rentrer en lui-même, et que le repentir qu’il eut de s’être oublié, le rendit plus facile, lorsqu’il fut question de traiter avec l’ennemi vaincu.
Certainement Athénes et les autres villes de la Grece qui pouvoient avoir un usage semblable à celui des atheniens, ne faisoient point chanter leurs loix, à prendre le terme de chanter dans la signification qu’on lui donne communement dans notre langue, lorsqu’elles les faisoient publier.
Je crois donc que des trois genres dans lesquels se divisoit la melopée considerée par rapport à la maniere dont elle traitoit son mode, il n’y en avoit qu’une, sçavoir la dithirambique qui composât des chants musicaux ; tout au plus il y avoit quelques especes de la melodie tragique, qui étoient des chants proprement dits. Les autres melodies n’étoient qu’une déclamation composée et écrite en notes.
Comme mon opinion est nouvelle dans le republique des lettres, je ne dois rien omettre pour montrer que du moins je n’ai point grand tort de la soûtenir. Ainsi avant que de rapporter les passages des auteurs grecs ou latins qui en parlant de leur musique par occasion, ont dit des choses qui prouvent, s’il est permis d’user de cette expression, l’existence de la melodie qui n’étoit qu’une simple déclamation, je prie le lecteur de trouver bon que je transcrive encore ici quelques endroits de ceux des anciens auteurs qui ont traité de leur musique dogmatiquement, et qui prouvent cette existence.
Monsieur Wallis cet anglois si celebre par son sçavoir et pour avoir été l’homme de lettres de nos jours qui a vécu le plus long-temps, fit imprimer en mil six cens quatre-vingt-dix-neuf dans le troisiéme volume de ses oeuvres mathematiques, le commentaire écrit en grec par Porphire sur les harmoniques de Ptolomée, et il y joignit une traduction latine de ce commentaire. On voit en le lisant, que la musique des anciens divisoit d’abord en deux genres toutes les operations que la voix peut faire.
L’auteur traite ensuite de la difference qui se trouve entre les sons de la voix. " un de ces sons est continu, et c’est celui-là que la voix forme dans le discours ordinaire, et qu’on appelle à cause de cela le langage de la conversation.
L’autre son qui s’appelle le son mélodique, est assujeti à des intervalles reglez, et c’est le son que forment ceux qui chantent ou qui executent une modulation, et qu’imitent ceux qui jouent des instrumens à vent ou des instrumens à corde. " Porphyre explique ensuite assez au long la difference qui se trouve entre ces deux especes de sons, après quoi il ajoute " voila le principe que Ptolomée établit au commencement de ses reflexions sur l’harmonie, et qui n’est autre que le principe enseigné generalement parlant par les sectateurs d’Aristoxéne. " nous avons déja dit qui étoit Aristoxéne. Ainsi cette division des sons de la voix en son continu et en son mélodique ou en son géné, assujeti à suivre dans sa progression des intervalles reglez, étoit un des premiers principes de la science de la musique. Nous allons voir à present que ce son melodique, que la mélodie se subdivisoit en deux especes, sçavoir en mélodie qui étoit un chant proprement dit, et en mélodie, qui n’étoit qu’une simple déclamation.
Martianus Capella dit : " le son de la voix se peut diviser en deux genres de sons… etc. " or, comme nous le dirons plus bas, carmen signifioit proprement la déclamation mesurée des vers qui ne se chantoient pas, à prendre le mot de chanter dans la signification qu’il a parmi nous.
On ne sçauroit mieux décrire notre déclamation, qui tient un milieu entre le chant musical et la prononciation unie des conversations familieres, que la décrit Capella sous le nom de son moyen.
Je ne crois pas qu’on me reproche de faire signifier ici au terme de modulation le chant musical uniquement, quoique je lui donne ailleurs une acception beaucoup plus étenduë, en lui faisant signifier toute sorte de chants composez.
Il est sensible par l’opposition que Capella fait de la modulation au carmen, qu’il veut emploïer ici le terme de modulation dans le sens où je l’ai entendu, et qu’il veut y faire signifier à ce mot un chant musical proprement dit.
Bryennius nous apprend même comment ce son moïen ou la déclamation se composoit. Cet auteur grec est un de ceux que Monsieur Wallis a inserez avec une traduction latine dans le troisiéme volume de ses oeuvres mathematiques : voici ce que dit Bryennius. " il y a deux genres de chant ou de melodie… etc. " il seroit inutile de faire observer ici au lecteur que dans la déclamation on peut faire sa progression par les moindres intervalles, dont les sons soient susceptibles, ce qui ne peut pas se faire en musique. L’enarmonique même n’admettoit que les quarts des tons.
Non seulement le passage de Bryennius que je viens de rapporter nous enseigne comment se composoit la mélopée qui n’étoit qu’une simple déclamation, mais il nous apprend encore comment elle pouvoit s’écrire en notes.
Avant que d’entrer dans cette discution, il ne sera point mal à propos de rapporter un passage de Boéce, parce qu’il y est dit positivement qu’on écrivoit en notes la déclamation aussi-bien que le chant musical.
" les musiciens de l’antiquité, dit Boéce, pour s’épargner la peine d’écrire tout au long le nom de chaque note, … etc. "
Boéce louë donc ici les musiciens des temps antérieurs, d’avoir trouvé deux inventions ; la premiere d’écrire les paroles et ce chant qui s’appelloit carmen et qui n’étoit, comme on le verra, qu’une simple déclamation ; la seconde étoit d’écrire toute sorte de chant, c’est-à-dire le chant musical même, dont Boéce va donner les notes quand il dit ce qu’on vient de lire. Ainsi la déclamation s’écrivoit en notes aussi-bien que le chant musical. à en juger même par la maniere dont Boéce s’explique, les anciens avoient trouvé l’art d’écrire en notes la simple déclamation avant que de trouver l’art d’écrire en notes la musique.
Le premier étoit, comme on va le voir, plus facile que l’autre, et la raison porte à croire que de deux arts qui ont à peu près le même objet, celui dont la pratique est la plus aisée, ait été trouvé le premier. Voïons presentement quelle étoit la maniere dont la déclamation s’écrivoit en notes, et quelle étoit la maniere dont s’écrivoit aussi en notes le chant proprement dit ou le chant musical.
On en comprendra mieux le sens du passage de Boéce.
Suivant Bryennius la déclamation se composoit avec les accens, et par conséquent on devoit se servir pour l’écrire en notes, des caracteres mêmes qui servoient à marquer ces accens. Or les anciens avoient huit ou dix accens, et autant de caracteres differents pour les marquer.
Sergius ancien grammairien latin compte huit accens, qu’il définit les marques d’une inflexion de voix, et qu’il appelle les aides du chant.
Priscien un autre grammairien latin, et qui vivoit à la fin du cinquiéme siecle, dit dans son traité des accens ; que l’accent est la loi, qu’il est la regle certaine qui enseigne comment il faut relever ou abaisser la voix dans la prononciation de chaque sillabe.
Notre auteur dit ensuite qu’il y a dix accens dans la langue latine, et il donne en même-temps le nom de chaque accent, et la figure dont on se servoit pour le marquer.
Leurs noms sont : acutus, … etc. on peut voir dans le ◀livre▶ que je cite, la figure propre à chaque accent. Isidore De Seville écrit la même chose.
Comme originairement les latins n’avoient que trois accens, l’aigu, le grave et le circonflexe ; comme les autres n’auront été trouvez qu’en differens temps, et qu’il se peut faire encore que quelques accens nouvellement inventez, n’aïent point été generalement reçus, on ne doit pas être surpris que des grammairiens, les uns en comptassent huit seulement, quand les autres en comptoient jusques à dix. Mais ces auteurs s’accordent sur leur usage. Isidore De Seville dit encore dans ses origines que les accens s’appelloient en latins tons ou teneurs, parce qu’ils marquoient une augmentation de la voix et des repos.
Malheureusement nous n’avons point l’ouvrage dans lequel Priscien s’étoit reservé de traiter au long de tous les usages qu’on faisoit des accens.
Cet ouvrage que nous n’avons point, soit qu’il n’ait jamais été composé, soit qu’il se soit perdu, nous auroit enseigné apparemment l’usage qu’en faisoient les compositeurs de déclamation.
Ce qu’écrit Isidore dans ses origines sur les dix accens des romains ne supplée pas au traité de Priscien qui nous manque.
Je conçois qu’un compositeur de déclamation ne faisoit autre chose que de marquer sur les sillabes, qui, suivant les regles de la grammaire, devoient avoir des accens, l’accent aigu, grave ou circonflexe, qui leur étoit propre en vertu de leurs lettres, et que par rapport à l’expression, il marquoit sur les sillabes vuides en s’aidant des autres accens, le ton qu’il jugeoit à propos de leur donner, afin de se conformer au sens du discours.
Que pouvoient marquer tous ces accens, si ce n’est differens haussemens et differens abaissemens de la voix. On faisoit de ces accens à peu près le même usage que les juifs font aujourd’hui de leurs accens musicaux en chantant les pseaumes à leur maniere, ou pour mieux dire, en les déclamant.
Il n’y a gueres de déclamation qu’on ne puisse écrire en notes avec dix caracteres differens dont chacun marqueroit une inflexion de voix particuliere ; et comme on apprenoit l’intonation de ces accens, en même-temps qu’on apprenoit à lire, il n’y avoit presque personne qui n’entendît cette espece de notes.
Dans cette supposition, il n’y avoit rien de plus facile à comprendre que la mécanique de la composition et de l’execution de la declamation des anciens, et saint Augustin aura eu raison de dire qu’il n’en traiteroit point, parce que c’étoient des choses connues du comedien le plus chetif. La mesure étoit pour ainsi dire inherente aux vers. Le compositeur n’avoit qu’à les accentuer et à prescrire le mouvement de la mesure, après avoir fourni au joueur d’instrumens qui devoit accompagner, une partie des plus simples et très-facile à executer.
Quant à la melodie qui étoit un chant proprement dit, nous sçavons précisement comment elle s’écrivoit. Le sistême general, ou, comme l’appelle Boéce, la constitution de la musique des anciens étoit divisée, suivant Martianus Capella, en dix-huit sons, dont chacun avoit son nom particulier. Il n’est pas question d’expliquer ici que quelques-uns de ces sons étoient au fond les mêmes. On appelloit l’un proslambemenos, etc. Afin, comme le dit Boéce, de n’écrire point tout au long le nom de chaque son au-dessus des paroles, ce qui auroit été même impossible ; on avoit inventé des caracteres ou des especes de figures qui marquoient chaque ton. Ces figures s’appelloient semeia ou signes. Le mot de semeia signifie bien toute sorte de signes en general, mais on en avoit fait le nom propre des notes ou des figures dont il est ici question. Toutes ces figures étoient composées d’un monogramme formé de la premiere lettre du nom particulier de chacun des dix-huit sons du sistême general. Nos dix-huit lettres initiales, bien que quelques-unes fussent les mêmes, étoient dessinées de maniere qu’elles formoient des monogrammes, qu’on ne pouvoit pas prendre l’un pour l’autre. Boéce nous a donné la figure de ces monogrammes.
Isaac Vossius indique encore dans celui de ses ◀livres dont nous avons déja parlé, plusieurs ouvrages des anciens où l’on peut voir comment de leur temps les chants musicaux s’écrivoient en notes.
Meibomius parle encore de cette matiere en differens endroits de son recueil d’anciens auteurs qui ont écrit sur la musique, et principalement dans sa préface, où il donne le chant du te deum, écrit suivant la tablature antique et en notes modernes. Ainsi je me contenterai de dire que les signes, que les semeia, qui servoient dans la musique vocale, aussi bien que ceux qui servoient dans la musique instrumentale, s’écrivoient au-dessus des paroles, et qu’ils y étoient rangez sur deux lignes, dont la superieure étoit pour le chant, comme l’inferieure pour l’accompagnement. Ces lignes n’avoient gueres plus d’épaisseur que des lignes d’écriture ordinaire. Nous avons même encore quelques manuscrits grecs où ces deux especes de notes se trouvent écrites, ainsi que je viens de l’exposer. On en a tiré les hymnes à Calliope, à Nemesis et à Appollon aussi-bien que la strophe d’une des odes de Pindare que Monsieur Burette nous a données avec la note antique et la note moderne.
On s’est même servi des caracteres inventez par les anciens, pour écrire les chants musicaux jusques dans le onziéme siecle, que Gui D’Arezzo trouva l’invention de les écrire, comme on le fait aujourd’hui, avec des notes placées sur differentes lignes, de maniere que la position de la note en marque l’intonation.
Ces notes ne furent d’abord que des points où il n’y avoit rien qui en marquât la durée ; mais Jean De Meurs né à Paris, et qui vivoit sous le regne du roi Jean, trouva le moïen de donner à ces points une valeur inegale par les differentes figures de rondes, de noires, de croches, de doubles croches et autres qu’il inventa, et qui ont été adoptées par les musiciens de toute l’Europe. Ainsi l’art d’écrire la musique, comme nous l’écrivons aujourd’hui, est dû à la France aussi-bien qu’à l’Italie.
Il resulte donc de ce qui vient d’être exposé, que des trois genres de melopée, il y en avoit une, sçavoir la dithirambique ou mesoides, qui composoit des chants musicaux ; mais que les deux autres, sçavoir la tragique generalement parlant et la nomique, composoient de la déclamation.
Je ne traiterai point ici de la melodie dithirambique, quoique beaucoup plus approchante de la simple déclamation, que la musique d’à present, et je m’en tiens à ce qu’en a écrit le sçavant homme qui a traité ce sujet.
Quant à la melodie qui n’étoit qu’une déclamation composée, je n’ai rien à dire concernant la nomique ou légale de plus de ce que j’en ai dit. Quant à la melodie tragique, je vais en parler plus particulierement et même assez au long, pour confirmer ce que j’ai écrit déja touchant son existence, par des faits qui la rendent indubitable, en montrant que bien que la melodie théatrale des anciens se composât et s’écrivît en notes ; elle n’étoit pas néanmoins un chant proprement dit. C’est faute d’avoir eu cette notion de la melodie théatrale, et pour l’avoir cruë un chant musical, comme pour n’avoir pas compris que la saltation n’étoit point une danse à notre maniere, mais une simple gesticulation, que les commentateurs ont si mal expliqué les auteurs anciens qui parlent de leur théatre. Ainsi je ne puis appuïer sur trop de preuves, mon opinion nouvelle concernant la melopée tragique et la melodie tragique, comme je ne pourrai trop appuïer mon sentiment concernant la saltation antique, lorsque je viendrai à traiter de la musique hypocritique ; il est aussi un sentiment nouveau.