Une soirée chez Paul Verlaine
En ce temps-là (1885), Paul Verlaine habitait, avec sa mère, un misérable hôtel meublé, rue Moreau, en plein quartier populeux, aux confins du faubourg Saint-Antoine. La rue s’ouvrait sous les voûtes du chemin de fer de Vincennes ; maussade maçonnerie de briques, dont l’ombre sinistre se déroule interminablement sur toute la région ; L’hôtel moisissait au fond d’une cour humide où les trains dégorgeaient » au passage, un ouragan de suie, d’escarbilles et de fumées. Cour encombrée de hardes, de ferraille et d’une barricade de voitures à bras où les enfants d’alentour se déchaînaient, au grand dam des oreilles voisines. Et c’était du matin au soir et du soir au matin, dans ce malencontreux cul-de-sac, un piétinement continuel, une tempête de rumeurs et de cris, de chants, d’appels, d’aboiements, de rires et de disputes, tout le remue-ménage et le tumulte d’une cité ouvrière, au pitoyable grouillement humain.
Mme Verlaine mère logeait au premier. Verlaine, à qui sa jambe malade interdisait les étages, occupait une chambre au rez-de-chaussée. Cette chambre ne recevait d’air et de lumière que par une fenêtre grillée sur la cour et n’avait, pour horizon, que le cauchemar de hauts murs nus, aveugles, badigeonnés d’ocre et de brun. Le lit d’angle se décorait de rideaux fripés d’andrinople, noirs, semés de fleurs rouges. Le reste à l’avenant ; papiers déteints, carrelage ébréché. Une commode de noyer, arborant un débris de cuvette ; une table boiteuse et maculée, quatre chaises dépenaillées complétaient l’ameublement. Sur les murs, des estampes et des lithographies : un portrait du poète enfant ; celui de sa mère en jupe à volants, dans l’épanouissement de la trentaine ; un Christ, peint par Germain Nouveau, d’après l’original de l’église de Saint-Géry d’Arras et, dans l’alcôve, une image ancienne, épave du luxe d’antan : une jeune fille de Greuze, pressant une tourterelle sur son sein nu ; mais ni ces enjolivures ni les fleurs en pots de la fenêtre n’arrivaient à masquer la détresse du logis. Verlaine, obligé de garder le lit, lisait avec fureur, mais des livres▶ d’emprunt, car sa bibliothèque s’était dispersée au vent du malheur. Tout son bagage personnel consistait en quelques ◀livres▶ de vers récents, offerts par leurs auteurs, et que suffisait à contenir une petite étagère de bois, noircie d’encre. Verlaine n’avait conservé de sa librairie ancienne qu’un exemplaire original des Amours jaunes de Corbière, la Saison en Enfer de Rimbaud et les œuvres de Calderon. Il était féru de ce poète dont le seul nom prononcé le jetait en de grands enthousiasmes.
La mère de Verlaine était une septuagénaire encore solide, simple et cordiale, à qui l’âge et les déboires avaient quelque peu brouillé les idées. Son portrait à trente ans prouvait qu’elle avait été belle et mérite l’apostrophe de Germain Nouveau :
Femme de militaire et mère de poète,Il vous restait un bruit de bataille et de vers.Quelque chose de noble et de fier dans la tête.
Elle adorait son fils et veillait sur ses relations avec sollicitude.
Verlaine m’avait prévenu à ma première visite : « Elle est méfiante. Je vous donnerai
comme employé de ministère. Qu’il ne soit pas question de littérature en sa présence ! »
Il en fut ainsi. Le stratagème réussit. Le titre d’employé de ministère m’installa
d’emblée dans les bonnes grâces de Mme Verlaine mère et, pour
cérémonie d’investiture, cette brave femme me demanda, incontinent, de fermer les yeux et
d’ouvrir la bouche où elle glissa malicieusement une poignée de sucre candi. L’âge lui
avait donné cette manie. C’était sa façon d’agréer les visiteurs de son goût. Leur
situation était peu brillante. Ils arrivaient tous deux de Juniville, village des
Ardennes, où s’était englouti dans une malheureuse entreprise agricole le peu qui leur
restait de fortune. La mère avait réussi à sauver du désastre un lot d’obligations,
qu’elle cachait à son fils. La rente ne s’en montait pas à 900 francs. C’est avec cela
qu’ils devaient vivre. Verlaine avait décidé de tirer parti de sa plume. Bien que l’on
commençât à s’occuper de lui dans les journaux, ses droits d’auteur ne lui rapportaient
rien. Bien mieux, il venait de s’endetter assez lourdement en publiant à ses frais Jadis et Naguère. C’était la misère. Ils la supportaient vaillamment, mais
quelle terrible tentation de boire pour Verlaine que tous ces soucis qui l’accablaient !
Heureusement, sa mère était là, qui veillait et barricadait sa porte aux liqueurs et aux
mauvaises influences. Ce fut, malgré la maladie et les privations, un stage heureux de la
vie du poète. Il travaillait avec acharnement. Il écrivait Amour,
Parallèlement, les Mémoires d’un veuf. Quelques amis venaient
le voir et s’assemblaient autour de son lit. On rencontrait là : Villiers de l’Isle-Adam,
Stéphane Mallarmé, Edmond Lepelletier. Les jeunes apprenaient le chemin de son réduit. J’y
amenai Francis Vielé-Griffin que j’étais allé chercher à son élégant atelier de la rue
Notre-Dame-des-Champs et qui, peu habitué au spectacle d’une pareille indigence, s’en
montra douloureusement ému. « Il faudrait sortir Verlaine de là », me confiait-il, en
partant. C’était aussi mon idée, mais où trouver les ressources suffisantes ? Maurice
Barrès nous y aidera tout à l’heure. J’y amenai Adrien Remacle, Édouard Dubus, d’autres
encore. Tous étaient ravis de l’accueil franc de Verlaine, de sa bonhomie et d’un entrain
qui, dans, de pareilles circonstances, dans un milieu si lamentable, méritait le nom
d’héroïsme. Je n’entendis jamais Verlaine se plaindre ni faire appel à la pitié. Il
s’irritait parfois de son destin, mais par accès brusques, vite réfrénés. On vivait, en sa
compagnie, de bonnes heures, dans une atmosphère échauffée de ferveur, de foi et de nobles
discussions. Causeur charmant, il ne pontifiait pas. Il ne raffinait pas comme Stéphane
Mallarmé. Il discourait à bâtons rompus, à la Socrate. Ni fiel, ni médisance. Un jugement
ferme et sain. Il affectait avec ses familiers le parler ardennais, plein de saveur. Sa
conversation s’émaillait souvent de mots vifs, empruntés à l’argot des campagnes ou des
faubourgs, sans jamais faillir à la décence. J’aimais à lui rendre visite. L’une de nos
entrevues, surtout, reste gravée dans mon souvenir. C’était un soir. Verlaine, couché,
me lisait à la lueur de la lampe, posée sur la table, près du lit, des passages
d’un recueil de vers, reçu depuis peu, et qui l’avait favorablement impressionné : Légendes d’âmes et de sangs, de René Ghil. Or, tandis qu’il m’initiait à
la nouveauté de ce ◀livre, précisément, l’auteur, auquel il avait adressé une courtoise
invitation, se présenta. René Ghil avait alors vingt-trois ans. Il donnait l’impression de
la vigueur et inspirait la sympathie. Sa parole brève, son geste sobre, son teint mat, ses
cheveux drus et noirs relevés en brosse, n’indiquaient pas, tout d’abord, ses origines
flamandes. Ce n’est que dans ses vers, pleins de fièvre et de couleur, que se dénonçait la
sensualité blonde et rose des Flandres, « longtemps mêlées aux ferventes
Castilles »
. Les poèmes de Ghil illustraient des faits divers. C’étaient des
tableaux réalistes transfigurés par le lyrisme du sentiment et de l’expression. L’auteur
se proclamait disciple de Balzac et de Zola. Il se disait détourné des poètes en vogue,
parce qu’il ne sentait pas chez eux « l’odeur du vent qui passe »
. Cet
aveu, qu’eussent pu faire beaucoup de nouveaux venus, est à retenir. Il souligne la
médiocrité de l’Art parnassien et que toute l’activité esthétique de l’heure, toute la
nouveauté, toute la poésie s’était réfugiée dans la prose. À l’exemple de ses maîtres,
René Ghil cherchait son inspiration dans la foule, hantait les rues, les halles, les
églises, les gares, s’arrêtait, songeur, pour voir défiler une noce, un enterrement. Pour
lui, chaque pièce de vers devait être un roman, « le roman d’une heure, d’une
minute, d’un moment psychologique et physiologique, avec le milieu, le cadre du Fait, un
Fait
signifiant quelque chose »
, et, dans le rendu de l’heure, de la
minute, du moment, il essayait de « donner l’impression du milieu sur le corps, du
corps sur l’âme, car il ne comprenait pas le corps sans le milieu, l’âme sans le corps,
c’est-à-dire l’idée sans la sensation »
et, pour la langue, il rêvait
« au lieu du mot qui narre, le mot qui impressionne »
. Il s’était créé un
style à part qui devait lui aliéner le commun des lecteurs, une langue qui s’adressait à
tous les sens, pleine d’onomatopées, d’artifices typographiques, où les adverbes, des
majuscules imprévues, se mettaient à chevaucher follement la phrase, où des incidentes
répétées revenaient avec l’obsession du leitmotiv ; une langue musicale et orchestrée.
L’une des pièces les mieux venues du recueil : La Terre qu’on laisse,
évoquait un gars des champs s’exilant vers la ville et qui, sourd aux prières de la terre
maternelle, gagnait résolument la gare d’un pas gendarmé. « Il s’en va »
,
soupirait le poète, « il s’en va…
Tandis que, lueur vague au noir des peupliers,Très morne a lui la gare et, qu’au loin, singuliers,Vont des appels pressés de quelque Télégramme,Triangle soûl qui sonne au noir des impliés.
Derrière, à l’horizon dérougi qui s’aveugle,Mi-levée et, Travail ! sa grossesse de grains,Plissée à pleine peau par les sillons sanguins,La Terre désaimée, ainsi qu’un Taureau meugle,Immense de douleur se hausse sur les reins !…
Il s’en va. Le noir vit et dans le gaulis erre,Si rempli de douleurs que nul ne le rêva,Un inouï soupir ; et d’une voix qu’on n’aQue lorsqu’on va mourir, quelqu’un se désespère :« Un de plus, un de plus, un de plus qui s’en va !… »
Il fallait entendre René Ghil réciter ce poème avec une voix étranglée de ferveur pour savoir jusqu’où peut aller la puissance émotionnelle des mots.
Demain, René Ghil reniera ce volume. Il y faisait déjà pressentir son évolution dans la préface où il se traçait un vaste système philosophique, rêvant d’évoquer l’humanité en larges fresques, depuis les origines jusqu’aux temps à venir. Il allait bientôt entreprendre une vertigineuse épopée, l’Évolution de l’être humain, besogne écrasante à laquelle il n’a cessé de se dévouer depuis lors et dont de longs fragments paraissent en volumes, à périodes irrégulières, mais je ne sais si, à force de vouloir empiéter sur le domaine musical, René Ghil n’est pas arrivé à se fourvoyer. Toutefois, quand il s’agit d’un talent si robuste, d’une voix aussi sincère, il sied d’être prudent dans ses réserves. Ce qui s’impose à l’évidence, c’est que l’auteur du Traité du verbe connaît mieux que personne les ressources du vocabulaire, que sa bonne foi ne saurait être mise en doute et que, s’il bronche parfois dans le harnais, ce n’est ni par maladresse ni par impuissance. René Ghil reste l’un des cas les plus curieux du mouvement symboliste. Sa ténacité laborieuse et son intrépide désintéressement méritent tout au moins le respect…
Nous n’étions pas encore remis de la secousse nerveuse, de l’ébranlement que donnent les beaux vers, lorsque la porte s’ouvrit timidement, laissant se profiler dans la pénombre une figure fiévreuse et inquiète. C’était un homme de moyenne taille, avec un long collier de barbe noire, au complet de cheviotte bleue, qui hésita sitôt qu’il nous vit et fit mine de rebrousser chemin en chuchotant à un compagnon invisible des mots que nous n’entendions pas. Il rentra bientôt sous la poussée violente d’un petit homme vif et glabre qui le suivait et criait : « Non, non, je ne m’en irai pas. Je suis venu pour voir Verlaine. Je veux le voir ! » Et, continuant à bousculer son prédécesseur, il franchit le seuil à son tour, claqua la porte pour lui couper la retraite, courut au lit de Verlaine, lui serra les mains plein d’effusion et, avec l’enthousiasme d’un assaillant qui déploie un drapeau sur la citadelle enfin conquise, jeta triomphalement son nom en l’air : « Louis Le Cardonnel ! » Il expliquait : « Concevez-vous cela ? Voilà des semaines que je tarabuste Nouveau pour m’amener ici et Nouveau veut s’en aller parce qu’il y trouve du monde et que le monde lui fait peur, mais les gens que l’on rencontre chez Verlaine ne peuvent être que des amis. » Et, se tournant vers nous : « Je suis sûr que ces messieurs sont poètes ! » Verlaine nous nomma. « Vous voyez bien ! appuya victorieusement Le Cardonnel, les yeux braqués sur Nouveau. Il n’y a pas d’étrangers. Nous sommes entre nous. Causons ! » Cette cavalière entrée en matière nous fit sourire, Un courant sympathique s’établit. Je connaissais Le Cardonnel de réputation. Il publiait dans le Chat Noir des vers très remarqués. Je connaissais encore mieux son introducteur de qui j’avais lu des poèmes dans la Revue du Monde Nouveau de Charles Cros. Ce poète, vieil ami de Verlaine et de Rimbaud, était célèbre dans les cénacles. J’avais, sur lui, des confidences de Verlaine même et d’Ernest Delahaye. Je savais qu’il souffrait d’une neurasthénie aiguë. Son attitude contrainte m’affligea plus qu’elle ne me surprit. Il s’écroula, découragé, sur une chaise et demeura longtemps, figé, dans un mutisme agressif, mais Le Cardonnel n’en avait cure. Il exultait de son désir enfin comblé. Verlaine, qui le voyait pour la première fois, était curieux d’entendre ses vers. Le Cardonnel ne se fit pas prier et nous régala de plusieurs poèmes où s’affirmait déjà sa maîtrise ; celui-ci, entre autres, d’une impression intense et neuve, d’une langue délayée, sans arêtes, aux contours imprécis comme un brouillard de rêve :
VILLE MORTE
Lentement, sourdement, des vêpres sonnentDans la grand’paix de cette vague ville ;Des arbres gris sur la place frissonnent,Comme inquiets de ces vêpres qui sonnent.Inquiétante est cette heure tranquille.
Un idiot qui va, revient et glousse,Content, car les enfants sont à l’école ;À sa fenêtre une vieille qui tousse.Elle fait des gestes, à moitié folle,À l’idiot qui va, revient et glousse.
Murs décrépits, lumière décrépiteQue ce novembre épand sur cette place :Sur un balcon, du linge froid palpite,Pâle, dans la lumière décrépite,Et puis le son des cloches qui se lasse…
Tout à coup, plus de cloches, plus de vieille,Plus de pauvre idiot, vaguement singe,Et l’on dirait que la ville sommeille,Plus d’idiot, de cloches, ni de vieille…Seul, maintenant, le blanc glacé du linge.
On apporta des grogs. Leur fumée, le charme de l’ambiance finirent par apprivoiser Nouveau. Il se décida, sur les instances réitérées de Verlaine, à dire des vers. Il composait alors les Valentines, recueil de pièces galantes, de madrigaux dans le goût du xviiie siècle, mais d’une liberté d’allures, d’une délicatesse de touche ravissantes ! Quel dommage pour le renom des lettres françaises que l’œuvre de ce poète soit en majeure partie perdue ! Nouveau sombrera bientôt dans la folie mystique. Il s’imaginera être saint Labre, s’humiliera, pour le rachat de ses péchés, jusqu’à mendier sur les routes, dans les villages, sous le porche des églises. Il détruira ses manuscrits4, sera pris d’une rage de dépouiller sa personnalité, de se rayer du nombre des vivants, d’abolir jusqu’à la mémoire de son nom. Mais laissons le sombre avenir. Soyons tout à la griserie du présent. L’heure nous offre une coupe de miel. Sachons la déguster en sages, instruits du prix des choses et de leur fragilité.
La petite fête battait son plein, quand un dernier visiteur fit son apparition. C’était Forain, non pas le Forain amer et désenchanté qui s’est révélé depuis, mais un Forain jeune, frais, alerte, désinvolte et comme heureux de vivre. On eût dit qu’un bon génie l’avait fait descendre des hauteurs du faubourg Saint-Honoré, où il logeait, pour mettre le comble à l’allégresse. Ce fin Rémois nous égaya par son esprit endiablé, sa conversation étincelante, pleine de traits, de paradoxes et d’incisives boutades. Il nous contait ses joies d’artiste, d’observateur ; ses impressions de flâneur et de noctambule. Il raffolait de Paris. « Quelle cité merveilleuse ! s’exclamait-il, suggestive, riche de mystères et de spectacles effarants ! Il m’arrive souvent, aux heures indues, de la considérer du haut de mon balcon. Personne dans les rues, qui semblent les couloirs de cryptes funéraires. Partout, une vaste étendue, muette, illuminée. Des files de lampadaires brûlent, à toute flamme, le long des avenues vides, autour de l’Arc de Triomphe, posé comme un gigantesque catafalque noir. La ville peut dire alors, comme l’Hérodiade de Stéphane Mallarmé :
Oui ! c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte.
Ces cordons de feu semblent préparés pour une fête d’ombres. On s’attend à voir surgir une stupéfiante cavalcade, une brillante chevauchée de rêve. Parfois l’imagination affolée, comme dans la ballade de Zedlitz, croit assister sous les gonflements d’invisibles étendards à une tumultueuse revue de fantômes. »
Forain peignait, à ce moment, un plafond commandé par je ne sais plus quelle Altesse. J’en avais vu l’esquisse dans son atelier. Une Diane nue, flottant dans l’espace. Cela était fluide et vaporeux, dans la note de Fantin-Latour. Ah ! cet atelier de Forain ! Un tub en occupait le centre et les regards étaient pris, en entrant, par l’éblouissement d’une triple rangée de bottes vernies, impeccablement alignées, comme une armée de parade, un jour de revue. On y lisait ce souci de rectitude et de correction qui désolait Alexandre Dumas père chez son fils et qui lui faisait dire : « Tu as trop d’ordre, tu ne seras jamais qu’un bourgeois ! » Preuve que les meilleurs esprits se trompent. Le grand romancier s’était montré mauvais prophète. L’exemple de Forain lui inflige un second démenti. Le dessinateur se plaisait aux allures de dandy. Il montait à cheval et faisait, chaque matin, sa promenade au bois. Ce n’était plus le temps où il partageait la détresse du vagabond Rimbaud et où, chaque soir, il leur fallait se mettre en quête d’un gîte. Forain vivait en plein luxe. Ses récits nous initiaient aux splendeurs de la grande vie, nous ouvraient les endroits à la mode, les coulisses de l’Opéra, la loge de Mme Caron « aux gestes de reine », le foyer de la danse, le pavillon d’Armenonville ; évoquaient l’orgie parisienne : premières sensationnelles, vernissages, courses, dîners, bals, cotillons. Sa parole était pleine de dorures, d’éclats scintillants, d’un bruit d’attelages et de choses riches. Il faisait passer dans l’humble galetas de Verlaine d’éblouissantes images de châtelaines, d’amazones, de ballerines en jupe de gaze, mêlées d’habits noirs. On eût dit qu’une rumeur de fête, une musique de tziganes l’accompagnait. Il y avait dans certains de ses mots comme la détonation d’une bouteille de champagne. Il nous offrit des cigarettes du Levant dans un précieux étui qu’il tenait du duc de M…, timbré à ses armes et, finalement, parla de nous emmener tous souper dans un cabaret du boulevard. Pour ce qui est de mes compagnons, je ne sais ce qu’il en advint, mais pour ce qui est de moi, je me vis, à mon grand regret, en raison de l’heure tardive, obligé de décliner l’offre, car mon travail exigeait que je fusse debout au point du jour, et ma seule préoccupation était, pour réintégrer mes pénates lointaines, de ne pas manquer le dernier omnibus.
Ainsi, le logis de Verlaine, pour si dénué qu’il fût d’agréments, servait de cadre à de délicats entretiens, mais la mort de sa mère, au bout de quelques mois, vint en bouleverser le cours. Verlaine, désormais privé d’un appui tutélaire, fut repris par son démon. Sa jambe allait mieux. Il pouvait se lever, traîner le long des murs, en s’appuyant. Sa chambre n’était séparée que par un couloir de la salle du débit. Il cédait à la tentation d’y faire de longues stations. On lui avait remis le paquet d’obligations trouvé dans la chambre de sa mère, fortune inespérée : quelques milliers de francs. Il n’en jouit pas longtemps. Peu de jours après l’enterrement, Verlaine reçut la visite d’un huissier, dépêché par sa femme, à qui il avait négligé de payer les arrérages de sa pension de divorce. Il fallait rendre des comptes. Le poète eût pu répondre : « Je n’ai rien. » La misère des lieux plaidait assez pour lui, mais c’était un honnête homme. Sans la moindre hésitation, il tira de sa paillasse les précieux papiers et les tendit d’un geste simple à l’huissier qui les empocha (c’était moins qu’il n’était dû) et sortit, tandis que le logeur, qui assistait à la scène, n’en revenait pas de sa surprise. Désolé de voir s’effondrer la solvabilité de son client, il s’emporta jusqu’à le traiter de « poire » et lui déclara que, dorénavant, il le jugeait indigne de tout crédit. Par bonheur, il restait à Verlaine quelque argent de poche. La réconciliation fut aussitôt signée par l’offre d’une tournée générale, acceptée d’enthousiasme.
L’hiver était venu. Verlaine avait mille raisons, de s’obstiner dans la salle de débit,
chaude et éclairée. Il y prenait sujet d’économiser sur le combustible et la chandelle. Il
y travaillait. Il y recevait ses amis. On le trouvait parfois assis et trinquant avec des
terrassiers, mais qu’on ne s’indigne pas trop. Il savait garder ses distances. Toute la
racaille du heu ne lui parlait qu’avec déférence. Il restait, même pour les prostituées du
lieu, « Monsieur Paul ». Milieu étrange que celui où la misère le bloquait. L’hôtel avait
des cabinets de passe. La patronne tricotant, assise au milieu de ses enfants, surveillait
de sa place, le soir venu, les-allées et venues des couples, dont l’ombre, au passage, se
profilait sur le judas du couloir. Parfois, l’aîné, gamin d’une douzaine d’années, sur un
signe de sa mère, se détachait pour aller tendre un bougeoir, une serviette, manège si
habituel que personne
n’y prenait garde, sauf quand des discussions
éclataient, provoquées par l’ivresse ou un excès de marchandage. Les amis de Verlaine
affrontaient, par amour de lui, ces promiscuités gênantes et s’en accommodaient. Les
discussions d’esthétique se poursuivaient devant le comptoir, à la barbe des habitués du
bouge. Il faut d’ailleurs leur rendre cette justice, qu’ils ne se départaient jamais d’une
certaine tenue devant le monde. Lorsqu’on récitait des vers, ils faisaient silence. Je ne
sais s’ils y trouvaient plaisir, mais ils écoutaient dévotement et ils témoignaient
beaucoup plus de déférence pour les Muses que ne font certains mondains, dans les salons.
Je n’ai jamais vu, chez eux, ces sourires ironiques, ces airs accablés d’ennui ou
insolents de détachement qu’on surprend sur les visages de la bonne société. C’est aux
terrassiers de Verlaine que je pensais, le soir de l’inauguration de son monument, à ce
banquet où trois cents intellectuels se livraient à un charivari forcené, jetaient leurs
assiettes à la tête des récitants et se refusaient même à entendre ses vers, et la
comparaison n’était pas à leur désavantage. Je me souviens de la joie d’un jeune ouvrier
maçon à peine échappé du service militaire, à qui Verlaine avait permis de copier des
fragments de Sagesse. Il les copiait, en s’appliquant, avec une sorte de
ferveur religieuse, sur son ancien cahier de chambrée où il avait collationné les refrains
du régiment. Il éprouvait une fierté de cette faveur, comme d’une médaille honorifique ou
d’un parchemin de noblesse. Ah ! bon saint Verlaine, que vous aviez raison de vous plaire
au milieu des humbles et des simples d’esprit ! Ceux-là, à qui la vie fut dure,
se montraient pleins d’indulgence pour vos faiblesses et y compatissaient. Ils ne vous
souffletaient pas de leur mépris, en se rengorgeant, comme ces bourgeois cossus qui font
étalage de leurs vertus de façade, comme ces pharisiens dont l’égoïsme et l’hypocrisie
faisaient dire à Thomas de Quincey : « Tous ceux qui ont excité mon dégoût, dans ce
monde, étaient des gens riches et florissants. »