(1925) Méthodes de l’histoire littéraire « II  L’esprit scientifique et la méthode de l’histoire littéraire »
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(1925) Méthodes de l’histoire littéraire « II  L’esprit scientifique et la méthode de l’histoire littéraire »

II  L’esprit scientifique et la méthode de l’histoire littéraire

Conférence faite à l’Université de Bruxelles

Mesdames, Messieurs,

Lorsque Boileau se constituait le défenseur des anciens contre Perrault et ses amis, le docte Huet déniait à ce poète si médiocrement érudit qu’il eût qualité pour le faire, et lui disait en le voyant s’échauffer : « Monsieur Despréaux, il me semble que cela nous regarde plus que vous. »

J’ai peur, Mesdames et Messieurs, qu’en venant discourir ici sur la méthode scientifique  moi dont la culture et l’étude sont entièrement littéraires  j’ai peur que mes deux illustres compatriotes qui sont ici, le mathématicien Poincaré et le biologiste Le Dantec, ne me tirent par la manche et ne me disent : « Mon cher collègue, cela nous regarde plus que vous. » Ce n’est qu’avec beaucoup de discrétion et de réserves que j’ose transporter cette notion de méthode scientifique à l’histoire littéraire, et il faut d’abord que je précise brièvement en quel sens et dans quelle mesure nous osons prétendre que nous faisons du travail scientifique.

On a bien abusé de ce mot chez nous, et les plus fortes têtes sont précisément celles qui se sont le plus laissé griser par les grandes découvertes des chimistes, des physiciens et des naturalistes. Vous devinez que je pense à Taine et à Brunetière. Toutes les vérités que nous leur devons, les grandes vues fécondes et suggestives qu’il nous ont laissées, ne valent peut-être pas la leçon qu’ils nous ont donnée par l’erreur et par l’échec de leur prétention scientifique. Les livres des médiocres ne contiennent pas d’instruction ; mais les chutes des grands hommes nous montrent les précipices : qui oserait se flatter de marcher sûrement où Taine et Brunetière ont glissé ?

Avertis par leur expérience, nous savons maintenant que, comme les sciences n’ont pris leur essor qu’une fois détachées de la métaphysique, il nous faut, avec une pareille indépendance même à l’égard des sciences, organiser notre recherche, construire notre connaissance, ne tenant compte que de la nature de l’objet spécial qui est le nôtre, et des données réelles qui sont à notre disposition pour l’atteindre. Comme aucune science ne s’est condamnée à reproduire le plan extérieur ni à utiliser les formules d’une autre science, ne cherchons pas non plus à copier la structure ni à nous approprier la langue de la chimie ni de l’histoire naturelle.

Disons-nous bien que toutes les opérations, qui pour la science des laboratoires sont réelles, ne peuvent être dans l’histoire littéraire que métaphoriques ou idéales, que l’analyse du génie poétique n’a rien de commun que le nom avec l’analyse du sucre, et se passe tout entière dans la tête qui la fait, que l’identification du genre littéraire qui se maintient par imitation, avec l’espèce vivante qui se perpétue par génération, est purement verbale, et qu’enfin tout ce qui est méthode dans les sciences de la nature, si on le transporte dans notre domaine, devient système. Et ainsi ce qui est pour l’homme de science un moyen de voir, n’est plus aux mains du littérateur qu’une manière de voir.

Nous devons aimer et imiter la discrétion de Sainte-Beuve. Celui-là goûtait la science et savait ce que c’était qu’un fait. Il s’était formé à la grande école du XVIIIe siècle, de ce siècle si faussement, si absurdement regardé comme la dupe et l’esclave de l’a priori. Il se proposait de faire l’histoire naturelle des esprits, de les classer par familles. Mais il ne prenait rien de plus à la science de cette assimilation générale : cela voulait dire qu’il voulait aller au vrai par l’observation de la réalité et faire seulement les généralisations que les faits commanderaient. Jamais il ne se demandait si ce qu’il faisait ressemblait à ce qu’avaient fait Lamarck, Blainville ou Magendie.

Voilà notre maître, Messieurs ; en cela du moins, qui est essentiel, nous n’avons encore rien de mieux à faire qu’à suivre la route qu’il a indiquée.

La même leçon nous est donnée par le grand esprit qui, du domaine de la philologie romane et de la littérature médiévale, a étendu son influence réconfortante jusque sur l’étude des œuvres classiques et contemporaines. Gaston Paris, Messieurs, n’a jamais joué au Claude Bernard ni au Darwin : il a traité les problèmes philologiques par des procédés de philologue, et jamais œuvre n’a moins singé les gestes des sciences ni été plus imprégnée de l’âme de la science.

Gaston Paris savait que ce qu’il nous faut prendre à la science, Messieurs, c’est sa conscience. Laissons-lui ses cadres et ses formules. Notre manière de participer à la vie scientifique, la seule qui ne trompe pas, c’est de développer en nous l’esprit scientifique. Nous avons en commun, les savants et nous, toute l’infirmité humaine, la courte vue, l’attention vacillante, les passions aveugles, l’impuissance à sortir de soi, le risque perpétuel de se tromper et d’être trompé. Nous avons en commun, eux et nous, les instruments de travail naturels, ceux que nommait déjà Montaigne, la raison et l’expérience. Nous avons encore cela de commun que notre objet, ce sont des faits, c’est la réalité, présente ou passée, infiniment complexe et confuse, dérobant sous la richesse mobile des apparences la simplicité et la stabilité de son organisation. Nous pouvons donc, non pas emboiter le pas aux savants dans leurs démarches, mais nous remplir de l’esprit auquel ils doivent leur conquêtes.

Je ne saurais mieux faire ici, Messieurs, que de vous lire la belle page par laquelle un maître admirable de libre pensée et d’action libre, que l’Université de Paris a eu la douleur de perdre l’an passé, Frédéric Rauh, commençait ses originales études sur la Méthode dans la psychologie des sentiments.

« Il nous paraît, disait-il, essentiel, dans l’inquiétude actuelle des esprits, de déterminer sous quelle forme l’idée de science peut s’appliquer aux questions psychologiques ou morales. Car nous sommes de ceux qui pensent qu’il y a, relativement à ces questions, une attitude scientifique possible. Bien plus : l’idée de science tend, selon nous, à organiser… la pensée et la conduite humaine… Mais ce ne sont pas tels ou tels procédés qu’il faut emprunter à la science ; c’est son esprit…

« Il nous paraît, en effet, qu’il n’y a pas de science, pas de méthode universelle, mais seulement une attitude scientifique universelle. Un état d’esprit commun peut conduire dans des recherches diverses des esprits également scientifiques à des méthodes précisément contraires. On a confondu longtemps avec l’esprit scientifique même, la méthode de telle science, en raison des résultats précis où elle conduisait. Les sciences du monde extérieur sont ainsi devenues le seul type de la science… Mais l’unité des sciences physiques et des sciences morales n’est qu’un postulat.

« Et cependant il n’est pas prouvé, parce que cette unité demeure hypothétique ou approximative, que l’on ne puisse apporter, dans l’application de deux méthodes différentes, à deux ordres de sciences le même esprit scientifique. Il en est ainsi, au reste, dans les sciences mêmes du monde physique. Bien des généralisations y ont été reconnues fausses ou hasardées, ou prématurées, renvoyées à un avenir lointain ou même incertain… Il y a cependant une attitude de l’esprit à l’égard de la nature qui est commune à tous les savants… »

Une attitude d’esprit à l’égard de la réalité, voilà bien ce que nous pouvons prendre aux savants ; transportons chez nous la curiosité désintéressée, la probité sévère, la patience laborieuse, la soumission au fait, la difficulté à croire, à nous croire aussi bien qu’à croire les autres, l’incessant besoin de critique, de contrôle et de vérification. Je ne sais pas si alors nous ferons de la science, mais je suis sûr, du moins, que nous ferons de la meilleure histoire littéraire.

Si nous songeons aux méthodes des sciences, de la nature, que ce soit aux plus générales, aux procédés communs de toutes les recherches qui portent sur des faits, et que ce soit moins pour construire notre connaissance que pour éclairer notre conscience. Regardons les méthodes d’accord et de différence, les méthodes des résidus et des variations, mais que ce soit plutôt pour la moralité qu’elles impliquent que pour les cadres ou les façades qu’elles fournissent. De la méditation des méthodes scientifiques, tirons avant tout des scrupules, l’idée de ce que c’est qu’une preuve, l’idée de ce que c’est que savoir, pour nous rendre moins complaisants à nos fantaisies et moins prompts aux certitudes.

Nous ne pouvons pas expérimenter. Nous ne pouvons qu’observer. Nous observons des faits qui ne se mesurent ni ne se pèsent, mais, de plus, des faits qui jamais ne se répètent. Chaque fait est unique en son espèce, non par accident, mais par essence : c’est ce qui fait la différence du texte littéraire et du document d’archives. Ailleurs, même en histoire, on peut s’attacher au général et faire abstraction des différences individuelles. Nous, même en cherchant le général, nous retenons les différences individuelles. Nous nous confondrions dans l’histoire et dans la philologie, si nous ne les retenions pas. Pouvons-nous ne prendre dans Racine que ce qu’il a de commun avec Pradon et Quinault ? Ou ne regarder en lui que ce qu’il a légué à Campistron ? Non, si Racine nous intéresse tant, c’est parce qu’il est Racine, pour ce qui n’est que dans Racine. Sans doute, ce qu’il y a de commun entre tous nos tragiques, nous l’observons, nous le retenons, pour définir la tragédie française et reconnaître ses attaches avec son milieu. Mais, voyez le paradoxe, nous ne nous plaisons à chercher le général que dans les œuvres les plus puissamment singulières, et pour elles autant que par elles. Voilà ce qui fait que toutes les méthodes des sciences, transportées chez nous, ne peuvent rien donner : elles produisent les définitions des types et des genres, et nous voulons saisir aussi le phénomène unique, caractériser l’individu. A la rigueur, Taine pourra déterminer la tragédie du XVIIe siècle, mais comme individus, il atteindra tout au plus Pradon ou Quinault, échantillons du lot des médiocres, jamais Racine, la combinaison de génie personnel une seule fois réalisée.

Notre étude est historique. Notre méthode sera donc la méthode de l’histoire ; nos résultats n’auront que la certitude de l’histoire, cette « petite science conjecturale ». Mais notre condition diffère par un point de la condition des historiens. Ils étudient, eux, des faits passés, abolis, dont, avec les indices qui subsistent, ils recomposent l’idée. Nous aussi, quand nous cherchons à retrouver la vie sentimentale du XVIIIe siècle, ou les manières de penser de la Renaissance, nous poursuivons l’image d’un passé qui n’est plus. Mais, ce passé, nous le ressaisissons dans des réalités encore présentes, qui sont les œuvres littéraires : semblables en cela aux seuls historiens de l’art. Il y a sans doute bien des œuvres mortes ; mais les chefs-d’œuvre sont devant nous, non point comme les documents d’archives, à l’état fossile, morts et froids, sans rapport à la vie d’aujourd’hui ; mais comme les tableaux de Rubens ou de Rembrandt, toujours actifs et vivants, capables encore d’impressionner les âmes de notre temps autant qu’ils firent celles de leur temps, et d’y déterminer des modifications profondes. Ils constituent, pour l’humanité civilisée, des possibilités permanentes d’excitation intellectuelle ou sentimentale.

Cette survivance indéfinie de leurs propriétés actives, les chefs-d’œuvre littéraires la doivent à la forme, personnelle et belle, dans laquelle l’originalité de l’écrivain s’est réalisée : disons, si vous voulez, au style. C’est avouer que, nulle mesure extérieure, nulle logique même ne pouvant saisir la beauté, rien ne pouvant ici remplacer la réaction du sentiment esthétique, il y aura toujours dans nos études une part fatale et légitime d’impressionnisme. Tandis que les savants, les historiens même essaient d’éliminer de la connaissance leurs modifications individuelles, nous sommes forcés, nous, d’admettre les nôtres. Nous ne renoncerions à utiliser notre impression qu’à la condition d’employer celle d’un devancier ou d’un confrère. Et il nous arrive en effet assez communément de nous figurer que nous faisons de la science objective, quand nous chaussons simplement, au lieu du nôtre, le subjectivisme du voisin.

Mais alors, si notre objet nous impose l’emploi de l’impression subjective, et si le premier commandement de la méthode scientifique est la soumission de l’esprit à l’objet, pour organiser les moyens de connaître d’après la nature de la chose à connaître, ne sera-t-il pas plus scientifique de reconnaître et de régler le rôle de l’impressionnisme dans l’étude des œuvres littéraires que de le nier, et, comme on ne supprime pas une réalité en la niant, de laisser cet élément personnel rentrer sournoisement et agir sans règle dans nos travaux ?

L’impressionnisme est la seule méthode qui nous donne le contact de la beauté. Employons-le donc à cela, franchement, mais limitons-le à cela, énergiquement. Ce n’est point l’heure, Messieurs, de faire un cours de méthode. Un mot suffira. Distinguer « savoir » de « sentir », ce qu’on peut savoir de ce qu’on doit sentir, ne pas sentir où l’on peut savoir, et ne pas croire qu’on sait quand on sent : je crois bien qu’à cela se réduit la méthode scientifique de l’histoire littéraire. Ce n’est que par cette distinction, mais en tirant toutes les conséquences qu’elle comporte (et elles vont loin), que nous pouvons donner à la vérité que nous élaborons, si relative et si provisoire, si imprécise et si incertaine, un peu de la solidité, de la loyauté au moins, du savoir scientifique.

Dans cette élaboration méthodique, ai-je besoin, de dire que nous revendiquons, que nous exerçons une liberté entière. L’esprit scientifique, d’autres l’ont dit déjà et mieux dit au cours de ces glorieuses fêtes, est essentiellement libre. Où la liberté n’est pas entière, on n’a que des parodies ou des embryons d’activité scientifique.

Nous n’avons pas grand mérite, en France, nous autres historiens de la littérature, à maintenir le principe de la liberté scientifique. Personne ne nous la refuse. Du moins, des deux puissances capables de tyrannie, l’État et l’Église, l’une, chez nous, n’a plus la volonté, et l’autre n’a plus la force d’exercer la censure des idées littéraires. Et toutes deux ont, comme on dit vulgairement, bien d’autres chats à fouetter que de surveiller l’image que nous présentons de Lamartine et de Montaigne. L’histoire littéraire bénéficie de l’idée un peu dédaigneuse que s’en font les hommes qui ont le pouvoir de faire du mal. Leur indifférence à nos jeux innocents assure notre liberté.

Pourtant, Messieurs, je ne veux rien exagérer, l’absolu n’est pas de ce monde-ci, notre liberté n’est pas absolue. De temps en temps, nous nous heurtons, si j’ose dire, à quelque borne. C’est le Clergé qui fait retirer ou qui exclut de ses écoles les livres où Calvin et Renan n’ont pas l’éreintement qu’exige, paraît-il, le salut de la religion. C’est une coterie monarchique qui se fâche qu’on enseigne des faits contraires à sa doctrine et qui la dérangent. C’est même parfois — je le dis en rougissant et bien bas  un député républicain qui veut interpeller un ministre républicain qui prend l’alarme parce qu’un professeur a imprimé un peu plus de mal de Voltaire, que n’exige l’orthodoxie des étranges démocrates qui conçoivent la République et la Science sur le type de l’Église et du Syllabus.

Ou bien c’est une propriété littéraire aux mains de l’ayant droit, descendant ou acquéreur, qui s’oppose à la publication ou réclame le tripatouillage des documents.

C’est un auteur qui fait un procès au critique et à la Revue dont son chef-d’œuvre n’a pas reçu une admiration suffisante. C’est une famille qui se plaint qu’on n’ait pas assez idéalisé, ou voilé, le grand ancêtre dont elle rougit un peu sans renoncer à s’en emparer. C’est un lettré fétichiste qui ne peut se résigner à ce que tout ne soit pas beau, et grand, et pur, dans la vie et dans l’œuvre des écrivains de génie à qui il a donné son amour. C’est un critique nationaliste qui s’effare, au nom de la patrie, que nos grands Français aient été des hommes et soient peints comme tels, avec leurs travers et leurs petitesses, et qui nous somme de sacrifier l’histoire vraie au mensonge religieux que sa naïveté lui figure essentiel à l’honneur de son pays. Lettrés, chauvins, famille, partis, tout le monde nous pousse à défigurer, affadir, embellir les traits de nos écrivains immortels, et nous harcèle, si nous y résistons.

Mais quoi ? que risquons-nous dans tout cela ? Quelques tracasseries qui n’ont rien d’effrayant, des ennuis, non pas une persécution, et nous n’avons pas même assez de souffrance pour en faire un peu de gloire.

Il n’y a que l’article, de la propriété littéraire qui me donne un peu de souci. L’extension de la propriété littéraire, telle que l’entend la jurisprudence des tribunaux français, telle surtout que la désire imprudemment, et contre le véritable intérêt de la littérature, un certain nombre de gens de lettres, voilà ce qui menace de resserrer à l’excès notre droit de citation et interdire à nos études pour de très longues années l’usage des sources manuscrites. Là est le seul danger sérieux que court la liberté scientifique dans le domaine de nos études.

Les ennemis vraiment à craindre, pour nous, ne sont pas au dehors, ils sont au dedans de nous : ce sont nos ignorances, nos fantaisies et nos passions.

La critique et l’histoire littéraire souffrent moins des restrictions de la liberté que des excès de la liberté. Cette liberté excessive est celle qui asservit la science à des caprices individuels ; nous ne trouverons notre vraie, notre pleine liberté que dans la discipline, la saine discipline des méthodes exactes. Nous avons trop cru qu’il suffisait d’avoir des idées, et pas assez que la littérature, comme le reste, avait besoin d’idées vérifiées, d’idées vraies. Nous nous sommes trop crus en droit de faire la vérité littéraire avec nos sympathies et nos antipathies, avec nos préférences et nos dogmes, avec nos désirs et nos rêves. Nous avons trop postulé la conformité des faits à nos déductions, trop réduit la beauté de la nature et de la vie, la puissance du génie humain, à la mesure de nos partis-pris. Nous nous sommes trop imaginé que de l’a priori et de la logique, fouettés avec du talent, faisaient de l’histoire. Nous avons été trop artistes, trop acrobates, persuadés vaniteusement que le lecteur ne venait pas chez nous pour connaître par nous Montaigne ou le romantisme, mais pour nous voir en représentation ; nous nous sommes estimés plus intéressants que notre matière, nous l’avons masquée, et nous nous sommes étalés. Nous avons donné des fantasias, qui faisaient honneur à notre esprit, et n’apprenaient rien, ou rien de vrai, sur nos auteurs. En un mot, nous avons eu longtemps beaucoup de très mauvaises habitudes ; nous en avons encore quelques-unes. Notre affranchissement consistera à nous les interdire. Dans l’ordre intellectuel, comme dans l’ordre moral, c’est contre soi-même d’abord qu’il faut savoir être libre.

Toutes nos méthodes sont instituées pour neutraliser les puissances trompeuses qui sont en nous et nous préserver de la séduction tyrannique des puissances trompeuses qui sont dans les autres hommes. Notre métier consiste à séparer partout les éléments subjectifs de la connaissance objective, l’impression esthétique des passions et des croyances partiales, à éliminer tout ce qui ne peut être productif que d’erreur ou d’arbitraire, à retenir, filtrer, évaluer tout ce qui peut concourir à former une représentation exacte du génie d’un écrivain ou de l’âme d’une époque.

Étude des manuscrits, collation des éditions, discussion d’authenticité et d’attribution, chronologie, bibliographie, biographie, recherches de sources, dessins d’influence, histoire des réputations et des livres, dépouillements de catalogues et de dossiers, statistiques de versification, listes méthodiques d’observations de grammaire, de goût et de style, que sais-je encore ? Tous ces moyens d’étude si lents, si délicats, et qui accablent la paresse ingénieuse pressée de conclure, sont des procédés de contrôle, de réduction et d’interprétation dont l’utilité est de jalonner si bien notre route qu’il nous devienne impossible, malgré toutes les tentatives du dedans, de nous en écarter. Notre but est de réduire au minimum indispensable et légitime la part du sentiment personnel dans notre connaissance, en lui donnant toute sa valeur.

En dépit des critiques à l’ancienne mode, qui, de théorie ou de pratique, nient la possibilité d’une étude scientifique, c’est-à-dire exacte et patiente, de la littérature, il est incontestable qu’en ces vingt ou trente dernières années, même pour les quatre siècles modernes, qui sont comme le champ de bataille de tous les dogmatismes ou la foire de toutes les fantaisies, la masse de la connaissance solide s’est considérablement accrue : et cela dans deux directions.

Les grandes lignes du développement littéraire, les courants d’idées et de sensibilité, la succession des états du goût, les étapes de la formation et de la dissolution des doctrines, des genres et des formes, tous ces faits généraux sont mieux connus, mieux observés, mieux analysés. On en pénètre mieux le caractère, on en suit plus exactement le dessin, à mesure que les documents sont rassemblés en plus grand nombre et critiqués plus sévèrement, à mesure que l’on élargit et que l’on assure mieux les bases sur lesquelles portent les généralisations.

D’autre part, les définitions du génie des grands écrivains, les idées sur la formation et sur l’action des grandes œuvres se précisent aussi et en quelque mesure se fixent. Il y aura toujours de l’inconnu dans Montaigne et Pascal, dans Bossuet et Rousseau, dans Voltaire et Chateaubriand, dans bien d’autres encore, et de la contradiction à proportion de l’inconnu. Mais il faut n’avoir guère suivi le mouvement des études littéraires dans ces dernières années, pour ne pas remarquer que le champ des disputes se resserre, que le domaine de la science faite, de la connaissance incontestée, va s’étendant et laisse ainsi moins de liberté, à moins qu’ils ne s’échappent par l’ignorance, aux jeux des dilettantes et aux partis-pris des fanatiques, si bien qu’on peut sans chimère prévoir un jour où, s’entendant sur les définitions, le contenu, le sens des œuvres, on ne disputera plus que de leur bonté et de leur malice, c’est-à-dire des qualificatifs sentimentaux. Mais de cela, je crois, on disputera toujours.

 

Il y a, Messieurs, vous le savez, dans le travail scientifique, un principe d’unité intellectuelle. Il n’y a pas de science nationale. La science est humaine, mais comme elle tend à faire l’unité intellectuelle de l’humanité, la science aussi concourt à maintenir et à restaurer l’unité intellectuelle des nations.

Car s’il n’y a pas une science allemande, une science française, une science belge, mais la science, la même et commune pour toutes les nations, encore moins y a-t-il une science de parti, une science monarchiste ou républicaine, catholique ou socialiste. Tous les hommes d’un même pays qui participent à l’esprit scientifique affermissent par là l’unité intellectuelle de leur patrie. Car l’acceptation d’une même discipline établit une communion entre des hommes de tout parti et de toute croyance. L’acceptation des résultats où conduit la loyale obéissance à cette discipline forme un terrain solide de vérités acquises sur lequel ces hommes venus de tous les coins de l’horizon se rencontrent. L’acceptation de l’arbitrage souverain des règles de méthodes ôte l’aigreur aux disputes et fournit le moyen de les terminer.

Sans renoncer à aucun idéal personnel, on se comprend, on s’entend, on coopère : cela mène à l’estime et à la sympathie réciproques. La critique, dogmatique, fantaisiste ou passionnée, divise ; l’histoire littéraire réunit, comme la science dont l’esprit s’inspire ; elle devient ainsi un moyen de rapprochement entre des compatriotes que tout le reste sépare et oppose, et c’est pourquoi j’oserais dire que nous ne travaillons pas seulement pour l’érudition, ni pour l’humanité ; nous travaillons pour nos patries.