Camille Jordan
et Madame de Staël107
La vie de Mme de Staël a bien des branches ; sa correspondance, si on l’avait au complet, en donnerait naturellement les divisions. On aurait une suite de chapitres : Mme de Staël et Benjamin Constant ; — Mme de Staël et Matthieu de Montmorency ; — Mme de Staël et Guillaume Schlegel ; — Mme de Staël et M. de Barante, etc., etc. Malheureusement nombre de ces séries ont été détruites. Une bienveillance toute particulière, une confiance dont je me sens honoré108 me remet entre les mains une suite de lettres de cette femme illustre qui ont échappé au double désastre d’une ruine et d’un incendie. Ce sont des lettres et billets intimes, adressés par Mme de Staël à Camille Jordan, à cette âme affectueuse et sympathique, à cette âme chaleureusement oratoire qui s’était annoncée et révélée dans le Conseil des Cinq-Cents, et qui s’exhala en 1821 dans des accents d’éloquence déjà prophétiques, à l’heure où cette Restauration qu’il aimait, mais qu’il avertissait, fit pour jamais fausse route et s’égara. Je profiterai de l’occasion inappréciable qui m’est offerte pour parler de Camille Jordan, pour rappeler ce qu’il fut dans la vie publique et pour le montrer dans l’intimité, aimé, goûté, presque adoré de femmes supérieures ou charmantes, et justifiant la vivacité de cette prédilection par des qualités et des trésors de simplicité, de sincérité, de candeur, d’honneur, de dévouement et de franchise.
Camille Jordan, né à Lyon le 11 janvier 1771, appartenant à une famille de commerçants aisés, de mœurs simples et d’une probité antique, fît de brillantes études à Lyon même, au collège de l’Oratoire, et il les couronna par un cours de philosophie de deux ans au séminaire de Saint-Irénée109. Nourri de la sorte, formé parmi ses compatriotes, il resta toute sa vie l’homme de son pays et de sa ville natale ; il ne se dépaysa qu’autant qu’il le fallut, et le type originel en lui ne s’affaiblit jamais. Je ne me hasarderai pas à donner les traits qui définissent le mieux le génie natif de cette, race lyonnaise dont nous avons connu des représentants diversement distingués ; mais assurément un même caractère provincial leur demeure attaché à tous : ce caractère porte avec lui un certain fonds de croyances, de sentiments, d’habitudes morales, de patriotisme local, de religiosité et d’affectuosité (si je puis dire), qui se maintient au milieu de l’effacement ou du dessèchement trop général des âmes. On a cru y remarquer en même temps un peu trop de mollesse et de rondeur dans la forme générale des talents. Camille Jordan jeune, âgé de vingt ans, témoin des excès inouïs qui, à Lyon encore plus qu’ailleurs, souillèrent le triomphe de la Révolution, presque au lendemain de 89, prit une part des plus actives à la résistance et à la révolte des citoyens honnêtes. Ce ne fut point précisément la contre-révolution qui arma les citoyens lyonnais contre la République et la Convention : ce fut l’excès de l’oppression, graduellement croissante depuis 1791 et renchérissant chaque jour par des mesures de plus en plus intolérables, ce fut la frénésie de quelques dominateurs fanatiques qui détermina le désespoir du très grand nombre. Girondins, hommes de 89 et royalistes, nobles, bourgeois, marchands et hommes du port, tous à la fin se trouvèrent refoulés dans un seul et même sentiment d’indignation, confondus dans un seul et même parti qui s’insurgeait contre des tyrans extravagants et cruels, s’érigeant de leur propre autorité en comité de salut public. Là, les sections soulevées l’emportèrent contre une minorité présidée et ameutée par les triumvirs. Les Girondins succombaient à Paris le 31 mai : le 29 mai, deux jours auparavant, la résistance de Lyon contre le jacobinisme avait réussi, parce que les éléments de cette résistance y étaient plus nombreux, plus compactes, et dans une tout autre proportion qu’à Paris, où les Girondins ne formaient qu’un parti et se trouvaient isolés : à Lyon, c’était une coalition spontanée de tous les bons citoyens réunis qui avait opéré pour un temps la délivrance. Le royalisme ne s’introduisit que peu à peu, et il ne prit le dessus que quand la ville ayant été exceptée de l’amnistie accordée à d’autres cités pareillement insurgées la veille, on en vint aux extrémités d’un siège : toutes les nuances d’opinions intermédiaires pâlirent naturellement ou disparurent, et dans la lutte à mort, à ce degré d’incandescence, la couleur la plus tranchée se dessina.
Camille Jordan eut un rôle actif dans tous ces événements et par la parole, et par la
plume, et par le fusil quand il fallut combattre. Il y eut là un premier Camille Jordan
que nous ne pouvons nous figurer et ressaisir qu’en le devinant en partie. Il aimait
certes la liberté, ce fut son aspiration première, et il ne l’abjura jamais. En 1788, il
s’était trouvé chez son oncle Claude Perier, à Vizille, pendant la tenue des états du
Dauphiné, de cette assemblée « d’où partit le premier cri de rénovation qui devait
retentir sitôt et se prolonger si longtemps dans le monde110. »
Il avait pu dès lors
sympathiser avec Mounier, à qui plus tard une amitié étroite l’attacha. En 1790, Camille
avait fait le voyage de Paris en compagnie de sa mère ; il y avait été témoin des luttes
oratoires de l’Assemblée constituante, et il avait dû sentir en son cœur un frémissement
secret, comme le jeune coursier à l’appel du clairon. Ses premiers écrits pourtant, qui
datent de l’année suivante, furent des écrits d’opposition, destinés à signaler la triste
inauguration de l’Église constitutionnelle et inspirés par cette faculté d’indignation en
présence de l’injustice, généreuse faculté qui ne devait jamais se refroidir en lui et
qu’il garda intacte jusqu’à son dernier soupir. Ce jeune homme de vingt ans se prend tout
d’abord d’un zèle éloquent pour les opprimés et les faibles. J’ai sous les yeux un seul de
ces premiers écrits volants, devenus bien rares et presque introuvables, qu’il lançait
sous divers noms.
Il s’attaquait de préférence à l’abbé Lamourette, qui n’était pas seulement un évêque
ridicule, mais qui, bien qu’humain et tolérant de sa personne, couvrait de son optimisme
sentimental et de son silence des actes odieux, des insultes et des assauts livrés par la
populace des clubs aux fidèles de la communion non assermentée. Une scène des plus atroces
s’était passée le jour de Pâques 1791 à la porte de l’église de Sainte-Claire. Le matin,
au sortir de la messe de six heures, une troupe d’énergumènes, armés de fouets de cordes,
s’étaient précipités sur les femmes à mesure qu’elles franchissaient le seuil de l’église,
et celles auxquelles ils s’étaient acharnés, ils ne les avaient laissées que sanglantes,
demi-mortes, après leur avoir infligé les derniers affronts. De pareilles scènes s’étaient
renouvelées en plusieurs lieux. La garde appelée au secours, en pareil cas, refusait de
marcher ou n’arrivait que trop tard, seulement « pour contempler le désordre,
jamais pour le réprimer. »
L’autorité municipale ne paraissait aussi qu’après
coup, et semblait, dans ses timides admonestations, « n’écarter les criminels que
comme on congédierait des amis. »
L’Église constitutionnelle, en affectant
d’isoler sa cause de celle de ses outrageux vengeurs, ne les flétrissait pas hautement et
ne s’en séparait point par une réprobation éclatante.
Tout plein de ces scandales criants et le cœur gros de ces iniquités, Camille Jordan écrivit une sorte de pamphlet, signé le citoyen Simon, et qui avait titre la Loi et la Religion vengées des violences commises aux portes des églises catholiques de Lyon. Il dénonçait les attentats contre la loi, les violations de la liberté promise à tous les cultes et refusée à un seul.
« Mes yeux les ont vues, s’écriait-il, ces scènes de licence et de rage. J’ai vu à la porte de nos temples l’innocence insultée par le crime, la faiblesse maltraitée par la force et la pudeur violée par la brutalité. J’ai vu des citoyens paisibles tout à coup assaillis par une horde de brigands ; le sexe le plus intéressant et le plus faible devenu l’objet d’une persécution féroce, nos femmes et nos filles traînées dans les boues de nos rues, publiquement fouettées et horriblement outragées. Ô image qui ne s’effacera jamais de ma mémoire ! j’ai vu l’une d’entre elles baignée de pleurs, dépouillée de ses vêtements, le corps renversé, la tête dans la fange. Des hommes de sang l’environnaient ; ils froissaient de leurs mains impures ses membres délicats, ils assouvissaient tour à tour le besoin de la débauche et celui de la férocité, ils abîmaient leur victime de douleur et de honte. L’infortunée ! j’apprends qu’elle expire à cette heure ; son dernier soupir est une prière pour ses bourreaux. Voilà ce que j’ai vu, citoyens, et j’ai vu plus encore : j’ai vu tant d’horreurs commises et non réprimées, le scandale à son comble et l’autorité dans le silence, le méchant enivré d’audace et puissant par l’impunité. Ah ! il n’est plus possible de dévorer en secret le sentiment de tant de crimes. Ah ! j’ai besoin de décharger mon cœur, et tous les cœurs honnêtes, du poids d’une si accablante douleur. L’indignation publique demande un organe public. La nature et l’humanité sollicitent à la fin une solennelle vengeance… »
Le ton, on le voit, est à la hauteur des circonstances : l’écrivain n’échappe pas entièrement à la phraséologie déclamatoire qui régnait alors, et qui ne faisait que traduire le plus souvent avec sincérité l’exaltation des sentiments.
Il ne sortait point d’ailleurs, dans l’expression de ses griefs et dans ses conclusions, des termes rigoureusement constitutionnels. On a pu dans la suite rappeler contre Camille Jordan telle page, telle lettre qui lui était échappée alors et qui pouvait à la rigueur le faire ranger parmi les royalistes ; mais il ne le fut jamais dans le sens direct qu’on attache à ce mot, c’est-à-dire à titre de partisan des princes déchus : il put de bonne heure être royaliste de doctrine et partisan en théorie de l’autorité d’un seul ; mais il ne conspira jamais contre la forme républicaine tant qu’elle prévalut. Aucun engagement ne le liait aux Bourbons avant 1814.
De même pour la religion : Camille Jordan était foncièrement religieux ; il plaida en toute occasion pour la liberté des cultes. Tant que dura la Révolution, c’était prendre parti pour les catholiques. Il s’exprima souvent comme eût fait l’un d’entre eux : il n’en était pourtant que par le cœur et la sympathie ; il défendait la cause la plus faible, celle des persécutés, en citoyen équitable et juste. Personnellement il était spiritualiste et déiste, et c’était même plus tard un sujet habituel de discussion entre lui et son pieux ami Matthieu de Montmorency, qui eût voulu l’amener à admettre la nécessité de la révélation.
Camille Jordan se trouvait, comme acteur, avec la majorité courageuse des sections à cette journée du 29 mai 1793 qui affranchit le peuple lyonnais et lui permit de se constituer lui-même. Son action, pendant les mois qui suivirent, soit dans les assemblées sectionnaires, soit dans les missions qui lui furent confiées au dehors pour rallier à la ville les provinces voisines, ne nous est connue et indiquée que d’une manière fort générale : il est bien à regretter qu’il n’ait pas pris soin de laisser un récit de ce mémorable épisode révolutionnaire ; nul témoin n’était plus propre à nous en présenter un tableau fidèle autant qu’émouvant. Après un siège héroïque, lorsque la ville succomba, il fut ou de la première ou de la seconde émigration lyonnaise, et parvint à se réfugier en Suisse, où il demeura six mois. De là il passa en Angleterre, où il put assister à la marche régulière et puissante d’un vrai gouvernement représentatif qui savait toutefois se défendre énergiquement alors contre le contrecoup venu de France et contre toute tentative d’anarchie. Il rentra en France dès 1796. Lorsque plus tard, dans la lutte des assemblées publiques, on lui jetait à la face le nom d’émigré il ne l’acceptait que moyennant explication et commentaire :
« Et qui d’entre eux, s’écriait-il, craindrait de l’avouer ? Où sont les lois qui les condamnent ? quelle est l’opinion qui les accuse ? Un Louvet ne se réfugia-t-il pas en Suisse, un Talleyrand en Angleterre ? Et, pour citer de plus nobles exemples, qui d’entre vous, Lyonnais, ne chercha point à dérober sa tête à la hache du bourreau ? On nous appelle émigrés à ce titre ! Oh ! la belle émigration ! oh ! l’honorable proscription ! Et c’est ainsi que nos droits eux-mêmes à la confiance du peuple sont devenus les prétextes pour nous calomnier auprès de lui… »
Au commencement de 1797, à peine âgé de vingt-six ans, Camille Jordan fut porté et nommé à Lyon d’une voix unanime dans les élections pour le renouvellement du second tiers du conseil des Cinq-Cents. Sa véritable carrière politique commence. Il est alors dans l’Assemblée sur la même ligne que Royer-Collard, avec lequel il noue alliance au nom de la justice, que tous deux défendent et dont ils voudraient inaugurer le règne à la place des audaces de toute sorte, des coups d’État en sens contraires et des proscriptions sans cesse menaçantes. Mais Camille se met un peu plus en avant que Royer-Collard, il se découvre davantage ; sa parole est plus véhémente, plus impétueuse, et il va quelquefois jusqu’à braver et à blesser l’adversaire.
Le grand acte de Camille Jordan au conseil des Cinq-Cents fut en apparence un acte de pacification et de réconciliation, mais qui, tombant dans un milieu inflammable, suscita à l’instant bien des animosités et des colères, je veux parler de son Rapport sur la police des cultes (séance du 29 prairial an V, 17 juin 1797). Le courant de l’opinion, laissé à lui-même, était à cette époque pour une réparation des injustices commises, des oppressions trop prolongées. Un grand nombre de pétitions arrivaient de toutes parts au conseil des Cinq-Cents. Quantité de communes réclamaient leur église, leur presbytère, leurs cloches, les signes extérieurs du culte. Le rapport de Camille Jordan donnait satisfaction à ces demandes. Il s’appuya directement, dès le principe, sur l’article de la Constitution qui déclarait que nul ne pouvait être empêché, en se conformant aux lois, de professer le culte qu’il avait choisi.
« La volonté publique, disait-il, sur d’autres points de notre législation, a pu changer ; elle a pu ne pas se prononcer toujours avec précision et clarté : ici elle est unanime, constante, éclatante. Entendez ces voix qui s’élèvent de toutes les parties de la France ; faites-les retentir, vous surtout qui, naguère répandus dans les départements, avez recueilli la libre expression des derniers vœux du peuple ! Je vous en prends à témoin : qu’avez-vous vu dans le sein des familles ? Qu’avez-vous entendu dans les assemblées primaires et électorales ? Quelles recommandations se mêlaient aux touchantes acclamations dont vous fûtes environnés ? Partout vos concitoyens réclament le libre exercice de tous les cultes ; partout ces hommes simples et bons qui couvrent nos campagnes et les fécondent par leurs utiles travaux tendent leurs mains suppliantes vers les pères du peuple en leur demandant qu’il leur soit enfin permis de suivre en paix la religion de leur cœur, d’en choisir à leur gré les ministres et de se reposer, au sein de leurs plus douces habitudes, de tous les maux qu’ils ont soufferts ! »
Il insistait sur l’importance des idées religieuses, sur leur influence morale, leurs
jouissances touchantes, « indépendantes du pouvoir des hommes et des coups du
sort »
, les consolations dont elles sont pour les âmes à travers les inégalités
des conditions et les vicissitudes de la vie :
« Leur besoin est senti surtout par les peuples en révolution : alors il faut aux malheureux l’espérance ; elles en font luire les rayons dans l’asile de la douleur, elles éclairent la nuit même du tombeau, elles ouvrent devant l’homme mortel et fini d’immenses et magnifiques perspectives. Législateurs, que sont vos autres bienfaits auprès de ce grand bien ? Vous plaignez l’indigent, les religions le consolent ; vous réclamez ses droits, elles assurent ses jouissances. Ah ! nous avons parlé souvent de notre amour pour le peuple, de notre respect pour ses volontés : si ce langage ne fut pas vain dans nos bouches, respectons avant tout des institutions si chères à la multitude. De quelque nom que notre haute philosophie se plaise à les désigner, quelles que soient les jouissances plus exquises auxquelles nous pensons qu’elle nous admet, c’est là que le peuple a arrêté ses volontés, c’est là qu’il a fixé ses affections ; il nous suffit, et tous nos systèmes doivent s’abaisser devant sa volonté souveraine. »
Tout en s’exprimant en philosophe, on le voit, mais en philosophe politique qui cherche à donner un fondement profond à la moralité, et qui ne dédaigne pas de lui trouver la sanction la plus intime, il essayait d’attendrir pour la première fois la législation, et, en la laissant égale pour tous les cultes, de lui infuser une pensée de sollicitude et d’intérêt supérieur pour chacun d’eux :
« Que la liberté que vous accordez à tous les cultes ne soit donc point en vous l’effet d’une égale indifférence, encore moins d’un égal mépris, comme cette tolérance dont se parèrent longtemps de dangereux sophistes ; mais qu’elle soit le fruit d’une sincère affection. Vous ne devez pas seulement les souffrir, vous devez les protéger tous, parce que tous entretiennent la morale, parce que tous sont utiles aux hommes… »
Aucun secours direct de l’autorité civile, à la bonne heure ! aucune préférence spéciale comme dans l’ancien système, où le trône et l’autel s’appuyaient et se garantissaient mutuellement, mais du moins une liberté générale et entière, efficace et sincère dans son application.
Discutant les conditions essentielles de cette liberté, Camille Jordan en venait à
montrer l’iniquité et l’inutilité du serment ; il rappelait ce dilemme si simple et que
chacun, disait-il, répétait au-dehors : « Les bons seront fidèles sans serment, les
méchants seront rebelles malgré tous les serments. »
La loi ne distinguait plus
le prêtre du simple citoyen : pourquoi donc l’en distinguer sur ce seul article du
serment ? pourquoi ne pas le laisser se renfermer en cela dans le silence des conditions
privées ? « La loi n’a pas connu le prêtre pour l’honorer, elle ne doit pas le
connaître pour le soupçonner. »
Il expliquait comment quantité d’honnêtes
ecclésiastiques, tout prêts d’ailleurs à obéir aux lois, s’étaient refusés par scrupule à
prêter ce serment qu’on exigeait d’eux et qui leur semblait recéler des pièges pour leur
conscience.
Les raisons politiques, tirées de l’état présent des esprits, ne manquaient pas à l’argumentation de Camille Jordan : il les développait pleinement et les mettait en lumière ; mais elles étaient vraies alors et avouées, ces raisons de prudence sociale et de sagesse, partout autre part qu’au sein des corps officiels, pour qui l’intérêt personnel et l’instinct de conservation offusquaient le droit, et qui, sans cesse sur la défensive et se sentant menacés, n’avaient de prochain salut et de ressource que dans une crise violente. Auprès d’eux, l’appel au calme et à la concorde, ce vœu déjà presque unanime du pays, était encore prématuré et intempestif jusqu’à paraître séditieux. Dans ces assemblées politiques de l’an v, composées d’éléments ennemis et inconciliables, trop de levains contraires rapprochés et mis en contact fermentaient violemment et allaient produire de nouveaux éclats. On ne vit, on ne fit semblant de voir dans le Rapport de Camille Jordan que la requête, qu’il appuya avec détail et une sorte de complaisance où se mêlait du pathétique, en faveur du rétablissement des cloches. Il y avait déjà par avance un peu du Génie du Christianisme dans son accent : c’était trop tôt et ce n’était pas le lieu. Cette partie finale de son Rapport fut celle à laquelle la malveillance s’arrêta pour tourner le tout en ridicule. Il avait fait remarquer pourtant que la loi qui interdisait ces terribles cloches n’était guère observée que dans les villes, qu’elle était généralement violée dans les campagnes, que ces cloches proscrites sonnaient encore, et qu’elles ne sonnaient ni pour le tocsin ni pour la contre-révolution, que le seul abus qu’elles présentaient pour le moment était l’inexécution d’une loi existante ; il ajoutait :
« Ces cloches sont non seulement utiles au peuple, elles lui sont chères, elles composent une des jouissances les plus sensibles que lui présente son culte : lui refuserions-nous cet innocent plaisir ? Qu’il est doux pour des législateurs humains de pouvoir contenter à si peu de frais les vœux de la multitude ! Qu’il y a de grandeur dans une telle condescendance ! et quelle serait donc cette superstition philosophique qui nous préviendrait contre des cloches, à peu près comme une superstition populaire y attache les femmes de nos villages ?… »
Il eut beau dire, le lendemain de son Rapport l’incrédulité philosophique prit sa revanche : on le chansonna, on attacha à son nom des sobriquets burlesques, des refrains et des carillons en manière de charivaris111. Un travail noble, élevé, conciliateur, se perdit dans un torrent de dérision, de légèreté et d’insulte.
Philosophiquement et de loin, Camille Jordan nous apparaît, à cette heure de 1797, dans une position intermédiaire, tenant le milieu entre M. Necker, auteur de l’Importance des Opinions religieuses en 1788, et M. de Chateaubriand, auteur du Génie du Christianisme en 1802, se rapprochant au fond du premier plus que du second, plus ami de la liberté réelle de tous les cultes que partisan de la domination d’un seul, éloquent et convaincu, donnant de haut et le premier un signal de clémence et d’apaisement, mais le donnant à la veille d’une journée mauvaise, en face d’ennemis encore ardents, d’adversaires haineux, et ne faisant par là qu’irriter et hâter les méchants desseins d’un pouvoir central corrompu qui va être réduit, pour durer, à se faire conspirateur.
Quinze jours après environ, dans la séance du 16 messidor (4 juillet), la parole de Camille Jordan l’entraîna un peu plus loin qu’il n’eût fallu, et il lui échappa un de ces mots dont s’empare aussitôt et qu’envenime à plaisir la mauvaise foi des partis. Le Directoire avait adressé au conseil des Cinq-Cents un message dans lequel il était rendu compte des crimes commis par des brigands connus sous le nom de chauffeurs ou de compagnons de Jésus, qui infestaient la commune de Lyon. La cité lyonnaise y était particulièrement incriminée : le patriotisme de Camille Jordan prit feu à l’instant ; il se leva pour justifier ses compatriotes, accoutumés à être des victimes et non des auteurs de crimes ;
« Bien loin, disait-il, de reprocher au Directoire son message, je lui en rends des actions de grâces, puisqu’il me fournit l’occasion de prendre à cette tribune la défense de ma malheureuse patrie, et de repousser loin d’elle les inculpations calomnieuses dont on s’est plu si souvent à la noircir.
« Si le Directoire vous montrait sa correspondance officielle, vous verriez que les voies de fait dont il est ici question sont étrangères aux opinions politiques ; la plupart n’ont eu lieu que sur des voleurs pris en flagrant délit. (Murmures.) C’est du sein de la misère et de l’insuffisance des lois que naissent ces crimes, et non d’un système d’assassinat. De toutes les communes de la République, il n’en est aucune où la rage révolutionnaire ait exercé ses fureurs avec plus d’atrocité qu’à Lyon ; il n’y a pas une famille qui n’ait à y pleurer la perte d’un parent, d’un ami : la réaction dont on se plaint n’est-elle donc pas, jusqu’à un certain point, naturelle ? (Violents murmures, trépignements de pieds. On s’écrie : à l’ordre ! à l’ordre !) Depuis deux mois que les nouveaux magistrats ont été nommés, les assassinats se réduisent à un seul, celui d’un membre du tribunal révolutionnaire, qui a été poignardé par un jeune homme dont il a lui-même assassiné le père ; mais tous ces crimes sont désavoués par l’immense majorité des citoyens de Lyon. La jeunesse de Lyon, brave et fière, sait se battre et non assassiner… »
Il avait dit une chose juste : « S’il y avait une réaction à Lyon, cette réaction,
après tout ce que Lyon a souffert, ne serait-elle pas assez naturelle ?… »
Mais
il n’avait pas mesuré son expression, et une telle parole, tombant du haut de la tribune,
prête beaucoup trop à la déclamation des partis. On accusa Camille Jordan d’avoir non
seulement préconisé, mais déifié l’assassinat, et ce fut Marie-Joseph
Chénier qui porta contre lui cette accusation. Le poète-tribun s’était fait, avant et
après le 18 fructidor, l’ennemi personnel et le satirique acharné de Camille. Camille
Jordan lui répondit, et, je dois le dire, sa réponse fut cruelle112.
Le coup d’État du 18 fructidor éclata. Camille Jordan était trop en vue pour n’en pas être victime. Il résistait à se dérober par la fuite : il fallut que son intime ami Degérando l’arrachât de son lit dans la nuit du 18 au 19, et l’emmenât dans une retraite sûre qu’il lui avait ménagée chez une amie généreuse, rue de la Planche. C’est là que fut composé l’écrit apologétique : Camille Jordan, député du Rhône, à ses commettants sur la révolution du 18 fructidor (Paris, 25 vendémiaire, an VI), ayant pour épigraphe ces vers consolants de Virgile :
O socii (neque enim ignari sumus ante malorum),O passi graviora ! dabit deus his quoque finem.
Camille Jordan, dans cette adresse aux Lyonnais, a principalement à cœur de justifier ses collègues et lui-même du crime dont on les accuse, d’avoir conspiré contre la Constitution. Il s’étend, pour commencer, et un peu longuement, sur la justification de Pichegru, le plus sérieusement compromis et dont la mémoire est restée entachée aux yeux de l’histoire. Il est plus heureux avec d’autres noms, et quand il en vient à ceux de ses collègues qui pouvaient être soupçonnés, pour tout méfait, de sentiments royalistes inpetto, il y trouve sujet à un beau développement et qui rappelle l’orateur. Il ne craint pas de confesser cette forme de royalisme en l’expliquant, en la montrant compatible avec tous les devoirs et avec le respect pour la Constitution en vigueur :
« Et pourquoi le taire ? — Oui, il pouvait se trouver parmi nous quelques royalistes d’opinion, il pouvait s’y trouver quelques hommes qui, méditant dans le silence du cabinet sur notre Constitution nouvelle, croyaient y apercevoir quelques imperfections, qui soupçonnaient qu’un pouvoir exécutif, placé dans les mains d’un seul homme, pourrait acquérir plus d’activité, plus de dignité, plus de cette force morale qui économise la force politique, et qu’une telle réforme, loin de saper la liberté, la posait sur ses vrais fondements. Eh bien, qu’en conclure ? Où les conduira cet aveu ? Une telle opinion est-elle contraire à la Constitution ? Suppose-t-elle le désir, le dessein de la renverser ?… Vous ne les croirez pas (les accusateurs), vous, citoyens de bonne foi, vous en croirez un homme vrai qui connut les royalistes qu’il vous dénonce, qui vit le fond de leurs cœurs honnêtes, qui peut le dévoiler à la France, et ne craint pas de présenter de tels royalistes à l’estime de tous les républicains éclairés.
« Oui, ils étaient royalistes, mais ils étaient vos mandataires ; une Constitution républicaine avait été commise à leur garde, et, s’il eût fallu opter entre l’amour d’une opinion et la foi d’un dépôt, ces hommes délicats sur l’honneur n’eussent pas connu même l’hésitation.
« Ils étaient royalistes, mais ils étaient philosophes ; une profonde connaissance de la nature humaine les avait dépris de la chimère d’une perfection absolue, ils savaient tolérer des abus en les déplorant, obéir à des lois en les improuvant.
« Ils étaient royalistes, mais ils étaient législateurs, et, n’appartenant à la monarchie par aucune idolâtrie d’individus, par aucune de ces habitudes qui gouvernent le vulgaire, mais par le seul regard de l’ordre et de la félicité publique, ils considéraient avant tout les besoins actuels du peuple, et, remarquant que le repos, après tant d’agitations, en était le plus pressant, … ils se seraient gardés de troubler ce calme heureux…
« Ils étaient royalistes, mais ils étaient citoyens ; ils savaient qu’ils n’avaient que leurs voix dans ce vaste empire ; ils tenaient leurs systèmes les plus chers subordonnés à la volonté nationale…
« Ils étaient royalistes enfin, mais, j’ose le dire, les plus prudents et les plus éclairés des royalistes ; ils avaient bien compris que, si la monarchie pouvait se rétablir jamais, ce ne serait que par le développement libre et légal de cette imposante volonté publique ; que toute secousse violente, toute tentative contraire aux lois, loin de l’accélérer, en retarderait l’inévitable cours ; et ainsi pensaient-ils que conspirer pour la royauté, c’était en effet travailler contre la royauté.
« Voilà, voilà, Français, quels royalistes se mêlèrent parmi nous à un grand nombre de républicains sincères, tel le fanatisme qui les inspira, telle la conspiration qu’ils ourdirent… »
Je ne donne que le tracé et le canevas : on sent ce que le développement complet peut y ajouter de fécond et ce qu’eût été surtout à la tribune un tel mouvement, un tel motif, d’une grande et habile hardiesse, côtoyant et frisant en quelque sorte l’écueil, allant en apparence donner dessus avec une imprudente confiance, et l’enveloppant, le tournant de toutes parts, le serrant de plus en plus près sans s’y briser.
Je distingue dans les pages suivantes un beau mouvement encore à l’occasion de l’armée,
car chez Camille c’est l’orateur à tout instant qui reparaît et palpite dans l’écrivain.
On avait accusé les représentants proscrits de n’avoir pas assez pris en main les intérêts
de nos armées, de ne s’être pas souciés de leurs besoins ni de leur gloire, de s’être
méfiés de leur intervention dans la politique, et en dernier lieu de leur approche. Il
réfute une partie de ces accusations. « Il est vrai, dit-il, que nous nous
plaignîmes qu’une colonne de troupes eût osé franchir la limite constitutionnelle. Il
est vrai que nous préparions une loi répressive contre les délibérations et les adresses
émanées des armées. »
Mais était-ce donc une crainte si vaine et si chimérique
dans la circonstance ? Et c’est ici que surgit un nouvel élan, un nouveau jaillissement
oratoire :
« La triste expérience du passé ne devait-elle pas ajouter à nos craintes ? Ne devait-il pas être présent à nos pensées, le souvenir de tant d’excès auxquels purent se porter des soldats égarés ? Qui, à l’époque du 34 mai, fut l’espoir et l’appui des plus exécrables tyrans ? Des soldats. — Qui leur prêta son bras pour courber sous un joug de fer une nation indignée ? Des soldats. — Qui vint combattre sous vos murs, ô mes concitoyens, les derniers et sublimes efforts de la liberté mourante, incendier vos habitations, massacrer votre jeunesse, présider aux plus féroces exécutions, tomber le sabre à la main sur des malheureux échappés aux mitraillades ? Des soldats. — Qui, par tout le reste de la France, fit couler aux cris redoublés de : Vive la liberté ! des torrents de sang français ? Des soldats. — Qui, même après le 9 thermidor, quand l’humanité se réveillait dans tous les cœurs, reprit encore au premier signal ces habitudes de carnage, et, répondant par des coups de canon aux justes représentations d’un peuple libre, porta de nouveau dans les murs de Paris l’épouvante et la mort ? Encore des soldats. — Mais comment des soldats ? Peut-être quelques individus ? Non, des bataillons entiers. — Ils étaient abusés, direz-vous. J’aime à le croire ; mais enfin des hommes qui furent abusés au point d’étouffer, etc… »
Il y aurait bien quelque chose à répondre à cette philippique contre les armées de la Révolution, à revendiquer leur vrai rôle et l’esprit qui les animait, si c’était ici le lieu. Du reste, la pensée de Camille Jordan ne s’arrête pas sur ce sentiment de méfiance et de répulsion ; elle se continue et se tempère par les réflexions qui suivent et que termine une cordiale allocution. Je ne fais encore un coup qu’indiquer des points. L’accusation d’avoir entravé la paix est un autre thème qui prête à un nouveau mouvement. Les dernières paroles sont un vœu patriotique, non pas le vœu de l’antique Camille s’éloignant des murs de Rome, mais celui du citoyen respectueux et plein de tendresse pour son pays, même lorsqu’il est contraint de s’en bannir et qu’il a à courber la tête sous une grande iniquité publique. Son dernier cri est un cri d’espérance :
« Après un si effroyable revers, que le désespoir du salut de la patrie ne gagne pas nos cœurs, il serait le plus grand de tous les maux. Que l’espérance se conserve, qu’elle anime tout encore. Vous, députés honnêtes, qui restez mêlés aux tyrans de votre pays, mais que tous les bons citoyens distinguent et plaignent, vous ne pouvez plus opérer le bien, arrêtez quelquefois le mal. Soutenez l’État sur son penchant… Vous, juges vertueux, intègres administrateurs, que vos départements ont le bonheur de conserver encore, continuez à exercer dans l’ombre des vertus que sentent vos concitoyens et qu’ignorent vos tyrans ; que des mesures atroces s’adoucissent en passant par vos bienfaisantes mains, et que du moins le magistrat se montre meilleur que la loi. Vous, simples citoyens, ne cessez de réclamer ces assemblées primaires qu’aucune puissance n’a droit à vous ravir… Dites-vous bien que telle est en France l’immense majorité des amis de l’ordre, que, même après qu’elle est décimée, il en reste partout assez pour comprimer la horde impure qui a juré le pillage de vos fortunes et l’assassinat de vos personnes. Imitons ainsi l’infatigable constance des méchants. Persévérons à vouloir le triomphe des lois… »
Camille Jordan ne ressemble point à ces émigrés qui prêchent l’abstention à leurs concitoyens : c’est qu’il n’est pas un émigré, il n’est qu’un proscrit.
J’ai dit que, dans la nuit du 18 au 19 fructidor, Degérando, avec ce zèle dans l’amitié qu’on lui connut toujours, mais qui s’enhardissait alors de tout le feu de la jeunesse, avait dérobé Camille à l’horreur d’être déporté à Sinnamari avec Barbé-Marbois et autres nobles victimes. J’emprunte une expression qui doit être de Degérando même et qui lui ressemble : il prit en main, si l’on peut ainsi parler, les affaires d’un exil qu’il aurait voulu partager, et il n’eut de repos que quand, grâce à lui, son ami eut réussi à passer la frontière. Les deux inséparables, Oreste et Pylade (comme on les appela depuis), se rendirent d’abord à Bâle, et de là en Souabe, à Tubingen, à Weimar. Camille retrouva en Allemagne Mounier, avec qui il se lia d’une amitié étroite, cimentée d’une communauté de principes et de sentiments. Il acquit la connaissance de la langue et de la littérature allemandes, et voua à Klopstock un culte qui ne savait pas encore s’étendre jusqu’à Gœthe113.
Pendant ce temps-là on l’insultait en France. Le nom de Camille Jordan y était devenu l’enseigne d’un parti et le point de mire des risées ou des haines. On le disait en correspondance avec Rome, un pur papiste. Marie-Joseph Chénier faisait paraître sa brochure : Pie VI et Louis XVIII, conférence théologique et politique trouvée dans les papiers du cardinal Doria, traduite de l’italien par M.-J. Chénier, avec approbation et aux dépens du concile national de France. Pie VI, chassé de Rome, était censé rencontrer Louis XVIII, et l’un et l’autre se racontaient leurs malheurs ; mais ce n’était pas sans se dire beaucoup de vérités. Dans leur double récit, quantité de noms propres se rencontraient, et, à vrai dire, l’Épître était à leur adresse. Chénier soignait tous ses collègues ou confrères, les écrivains ou députés qui n’étaient pas de son bord. La journée du 18 fructidor y était célébrée sous forme d’anathème. Après que Louis XVIII s’était plaint de ce que les républicains avaient battu sa livrée, Pie VI, reprenant à son tour, disait :
Ils ont le même jour battu la mienne aussi.…………………………………………….Quels hommes j’ai perdus ! j’avais saint du Vaucelle,…………………………………………….Le clément saint Rovère……L’éloquent saint Gallais………….Saint Mailhe………………Saint Quatremère…………….Saint Laharpe……………..…………………………………………….J’avais saint Vauvilliers………….…………………………………………….Mais parmi ces grands saints, canonisés tout vifs,Du vicaire de Dieu vicaires adoptifs,Nul n’était comparable à saint Jordan Camille ;Chacun valait un saint, lui seul en valait mille.Cet apprenti sous-diacre, en vrai pauvre d’esprit,S’était senti toujours du goût pour Jésus-Christ :Il aimait du vieux temps les sottises prospères,Et réclamait surtout les cloches de nos pères ;Cent oisons répétaient ses pieuses clameurs.Dans le château Saint-Ange, au bruit de ces rumeurs,Mon âme était ouverte à la douce espéranceDe voir des indévots le sang couler en France,Et j’entendais de loin crier de tout côté :« Guerre aux républicains ! meure la liberté !Mais vivent les clochers, la tiare, l’étole,Camille, et les oisons, sauveurs du Capitole ! »
Dans une autre brochure, non pas en vers, mais en prose, aux approches des élections de 1798, on faisait parler d’une part Robespierre à ses sectateurs, et de l’autre Camille Jordan aux siens : Robespierre aux frères et amis, et Camille Jordan aux fils légitimes de la monarchie et de l’Église. Robespierre conseillait aux siens toutes les exclusions possibles, excepté celle des terroristes ; mais, faute de terroristes, il préférait encore le royaliste le plus ardent à un républicain modéré, et de son côté Camille Jordan, recommandant des hommes du bon choix, concluait à préférer aussi, en désespoir de cause, des anarchistes à des modérés. Dans ce singulier rapprochement de deux noms qui hurlaient de se voir accouplés, le pamphlétaire concluait que la séquelle de Robespierre, aussi bien que la secte de Camille Jordan, ne redoutait rien tant que l’affermissement de la Constitution de l’an III, et que l’un et l’autre appelaient à tout prix une révolution. L’on faisait dire au noble Camille, à la fin de cette espèce de sermon et de capucinade fanatique :
« En vérité, en vérité, je vous le dis et je vous en assure, c’est un nouveau baptême de sang qu’il faut à la France pour la purifier de tant de souillures et pour la rendre digne du rétablissement des autels et du trône. Que la terreur se réorganise, qu’elle couvre encore la République de prisons, d’échafauds, de ruines et d’ossements ! Et je jure par les saints évangiles que le nouveau 9 thermidor qui terminera ce second empire de la terreur sera le premier jour de la royauté renaissante et affermie pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
Et c’est ainsi que la calomnie s’acharnait sur un proscrit, sur un exilé sans défense. Marie-Joseph, dont le cœur valait mieux que les passions, et qui avait des retours généreux après ses colères, reconnut-il jamais son tort envers celui avec qui il se rencontra plus tard dans la résistance à l’Empire ?
Rentré en France au mois de février 1800, dès les premiers mois du Consulat, Camille Jordan vint à Paris, et l’on nous dit qu’avec son ami Degérando il fut l’hôte de Mme de Staël à Saint-Ouen. Ce qui est vrai, c’est que le château de Saint-Ouen, qu’elle n’habitait pas cette année-là, fut mis par elle à la disposition de M. et de Mme Degérando114, et Camille y vint passer quelque temps. Les relations amicales de Degérando avec Mme de Staël amenèrent vite celles de Camille. Si (ce qui est douteux) quelques relations déjà avaient pu être nouées avant le 18 fructidor, elles ne devinrent intimes et tendres que depuis ces années du retour. Il paraît que le bonheur que dut avoir Camille Jordan en revoyant la France ne fut pas exempt de quelques ennuis. Ses ennemis (il en avait toujours) déterrèrent je ne sais quelle lettre qu’il avait écrite, qu’il avait peut-être publiée anciennement, et qui était de nature à donner le change sur ses opinions actuelles. Cette pièce, reproduite probablement dans quelque journal hostile, provoqua la lettre de Mme de Staël qu’on va lire, et qui, je crois, est la première en date de la série que nous possédons.
« Ce 1er ventôse (1801 ?).
« Vous avez du chagrin, mon cher Camille, et je voudrais que vous fussiez avec moi. Je vous aurais montré que votre peine est beaucoup moins fondée que vous ne le croyez. Rien de plus simple que votre lettre à l’époque où vous l’avez écrite. Apprend-elle rien à personne sur vos opinions d’alors ? Touche-t-elle en rien à la moralité du caractère ? Si, comme je le crois, vous avez depuis senti combien les principes de la liberté sont supérieurs à tout cela, vous écrirez une fois de manière à vous faire connaître, et vous vous classerez quand vous le voudrez dans un parti qui recevra toujours le talent et le courage avec reconnaissance. Vous ne feriez rien, que ceci vous laisserait dans la position où vous étiez en fructidor, et vous ne l’avez pas désavouée. Mettez-vous bien dans l’esprit que cela ne change rien à votre situation, et que votre courage et votre conduite à l’Assemblée étant royalistes, vous aviez toujours besoin d’une action quelconque pour sortir de cette ligne, et cette action ou cet écrit, vous êtes toujours libre de le faire, et vous avez une élévation de style, une candeur d’âme qui vous donnera toujours le moyen de convaincre quand vous le désirerez. Enfin, quand vous resteriez tel que vous êtes, seriez-vous dans une autre position que Malouet, dont les lettres sont oubliées, et pensez-vous qu’en politique, dans un pays tel que celui-ci, rien dure plus de six mois ? — Vous savez que je suis républicaine, et vous me savez très vite dans tout ce que je suis : je vous atteste que votre lettre ne m’a point étonnée, que je l’ai trouvée naturelle dans votre situation et qu’elle n’a rien changé à l’opinion que j’avais de vous. Je vois la même manière de penser dans les autres. Ne vous affligez donc pas et venez nous voir. Vous ne savez pas combien vous serez remonté par l’affection de vos amis. Vous passerez l’été à Saint-Ouen, vous y ferez un bon ouvrage et tout ira bien. — Adieu, mon cher Camille, songez quelquefois à mon amitié pour vous, si vous vous souvenez encore que vous me trouviez aimable. »
C’est encore à cette première saison et comme à ce printemps de l’amitié que je crois pouvoir rapporter le petit billet suivant, qui n’est pas sans coquetterie et qui sent le gracieux prélude :
« Vous vous entendez bien aux rendez-vous romanesques ; vous arrivez une heure avant et vous ne revenez pas. Allons ! il ne faut plus vous en donner.
« Gérando et vous, voulez-vous venir dîner avec moi à cinq heures précises ? Nous irons ensuite ensemble voir la pièce qui me touche le plus, le Philosophe sans le savoir, où j’ai une loge où je vous mène — loge grillée ; monsieur Camille, votre incognito sera respecté. — Dites à Gérando que je me plains de lui. Il vient quand il sait que je n’y suis pas. »
Et dans une lettre à Degérando lui-même, qu’elle lui adressait de Coppet : « En écrivant à Camille Jordan, dites-lui que j’aime quelqu’un à Genève, seulement de ce qu’il lui ressemble un peu. »
L’écrit marquant que Mme de Staël désirait pour Camille, et qui devait dissiper les nuages du passé en le classant décidément dans son vrai parti, il ne tarda pas à le produire : c’est la brochure de 60 pages intitulée : Vrai sens du vote national sur le Consulat à vie, qui est de 1802. L’écrit parut d’abord sans nom d’auteur ; mais la première édition ayant été saisie et l’imprimeur (ou celui qui avait remis la copie à l’imprimeur) ayant été inquiété ou même incarcéré, Camille Jordan crut devoir se faire connaître, et l’affaire n’eut point d’autres suites.
On a souvent posé cette question et exprimé ce regret : pourquoi le premier consul
n’est-il pas resté consul ? pourquoi a-t-il poussé si vite ses destinées jusqu’à
l’Empire ? pourquoi n’a-t-il point assis la France sur la base modérée du Consulat ? et
qu’aurait-il eu à faire pour tirer de cet état de choses et de cette forme politique
toutes les institutions et les garanties qu’eût réclamées une France libre, mais apaisée
et rangée sous le pouvoir d’un seul chef, magistrat à vie ? L’écrit de Camille Jordan
répond complètement à ces questions ; l’auteur les traite à cœur ouvert et les embrasse
avec autant de lumière que de franchise. Il discute les moyens, il indique les points
essentiels et les articles du programme ; il réfute les objections des empressés et des
intéressés, des enthousiastes et des ambitieux, de tous les courtisans de la veille, et
enfin il présente sans chimère, en homme d’ordre et de liberté, toutes les conditions,
selon lui possibles, mais à la fois indispensables, qui eussent été à remplir, de la part
du chef illustre que la France s’était donné, pour consommer l’œuvre de la réparation
sociale et pour arriver (le mot déjà est de lui) jusqu’au « couronnement de
l’édifice115. »
Ceux qui ont prétendu et qui prétendent plus que jamais aujourd’hui que l’Empire était implicitement et nécessairement renfermé dans le Consulat, que l’un n’a été que la déduction et, pour ainsi dire, l’épanouissement de l’autre, devraient lire cette brochure de Camille Jordan : ils reconnaîtraient peut-être qu’il y avait en réalité deux issues possibles, que l’esprit du temps et la nature des choses ne commandaient pas l’une plutôt que l’autre, et que ç’a été surtout dans le caractère et la toute-puissante personnalité du chef qu’a été la raison dominante et invincible de la solution qui a prévalu.
Je ne rappellerai de cet écrit peu connu, non réimprimé depuis, que l’entrée en matière et l’exorde ; on aura du moins le ton, on prendra une juste idée de l’homme qu’admira et qu’aima Mme de Staël :
« Et moi aussi, homme indépendant, j’ai suivi la foule : j’ai voté pour le Consulat à vie. Mais, déterminé en effet par des motifs plus hauts que ces votants que pousse au hasard l’adulation ou l’exemple, j’ai besoin de marquer, dans une conduite semblable, la différence des vues ; il m’importe que ma pensée entière soit connue : n’ayant pu la consigner sur un registre, je la déposerai dans cet écrit.
« Que parlé-je, au reste, de mon vœu personnel ? J’ai le bonheur de le pouvoir dire, c’est celui de nos plus vrais citoyens, de tous les hommes faits, par leurs lumières et leurs vertus, pour servir de guides à l’opinion. J’ai parcouru leurs honorables rangs, j’ai recueilli leurs libres sentiments, je n’en suis que l’organe, et c’est en leur nom que j’offre à la nation et au gouvernement des vérités qui seront à la fois un hommage pour l’une et une instruction pour l’autre.
« Car enfin le moment est venu où il est permis, où il est utile, où il est nécessaire d’écrire. Un assez long silence a réparé l’abus que nous fîmes de la parole, c’était le sommeil succédant au délire de la fièvre ; mais ce sommeil ne put être celui de la mort, le retour de la santé en a marqué le terme. Nous voici délivrés à la fois des habitudes serviles de l’ancien ordre et des exagérations passionnées du nouveau, appelés par notre gouvernement à délibérer sur de grands intérêts, reconnus par lui-même assez sages pour les bien déterminer ; eh ! comment aurait-il espéré un vœu éclairé, sans de franches communications ? comment aurait-il consulté la volonté nationale, si la pensée publique n’était manifestée ?
« Que lui importent des listes de vulgaires suffrages, toujours d’avance assurés au pouvoir, toujours n’enfermant aucune réserve généreuse, et qui n’ajouteront rien à ses droits véritables ? Mais ce qui lui importe, c’est de recueillir des votes indépendants, c’est de savoir ce qu’entendent dans cette grande circonstance, sous quelle condition viennent de souscrire tous ces hommes qui ont une opinion, une conscience, et dont la voix semble l’interprète naturel de la vérité et de la justice.
« Il fut digne de les interroger, et voici ce qu’ils lui ont répondu :
« Sans doute d’abord il est entré dans notre vote un sentiment profond de reconnaissance pour l’homme qui nous gouverne. Nous n’avons pas besoin de répéter ici ces louanges sans mesure que lui-même dédaigne ; il nous suffit de dire, dans un langage plus simple parce qu’il est plus vrai : Oui, ce citoyen a bien mérité de son pays. Il fut appelé au pouvoir dans des jours de discorde, et il répondit dignement à sa haute mission ; d’une main ferme il contint les factions au-dedans, il vainquit les ennemis au-dehors, il dicta la paix, il commença la justice, il consola le malheur. Quelques partielles erreurs purent se faire douloureusement remarquer, mais elles trouvèrent leur excuse dans de difficiles circonstances : elles n’ôtent point à son administration, jugée dans son ensemble, ce caractère à la fois énergique et bienfaisant qui la distingue, et il est naturel, ce mouvement d’un peuple généreux qui aime à prolonger l’autorité qui l’a sauvé, et cherche pour le plus grand des services la plus haute des récompenses.
« Sans doute encore nous avons été frappés de cette utilité politique, qu’après tant de déplacements funestes, et dans un État si vaste, le pouvoir acquière plus de fixité ; qu’il persévère longtemps dans les mêmes mains, surtout lorsque ces mains se montrèrent heureuses, lorsque le chef a fait d’illustres preuves de talent, lorsque, respecté dans son pays et redouté en Europe à l’égal de nul autre, il semble avoir identifié avec sa fortune la fortune publique.
« Mais en même temps nous nous hâtons de le déclarer, et nous voulons que la France l’entende, ces motifs qui ont pu suffire à quelques-uns, qu’ils ont longuement commentés, dont ils ont avec adulation exagéré la force, ne nous auraient jamais décidés seuls à une concession de cette étendue ; nous nous fussions défiés même de ce sentiment de la reconnaissance, comme trop sujet à égarer les peuples, même de cette importance de la stabilité, comme devant être cherchée plus dans les lois que dans les hommes, si à ces considérations ne s’en était jointe une autre qui a dû fixer nos suffrages : c’est la ferme confiance que bientôt Bonaparte, appréciant les nouvelles circonstances qui l’entourent, n’écoutant que l’inspiration de son âme et la voix des bons citoyens, posera lui-même à l’autorité dont il est investi une limite heureuse, qu’il ne profitera de cette prolongation de sa magistrature que pour achever, réaliser des institutions qu’il n’est pas temps de détailler encore, mais dont le but sera de former dans le sein de ce peuple un pouvoir véritablement national, qui seconde le sien, qui le tempère, qui le supplée au besoin, qui en assure la transmission légitime.
« Voilà ce qui fut, avec notre intention expresse, l’intention moins développée, mais réelle, de la majorité du peuple, ce qui forme de ce vote un contrat tacite entre la nation et son chef, ce qui seul, aux yeux d’une raison sévère, peut justifier le don que nous lui fîmes… »
L’écrit de Camille Jordan est donc l’œuvre d’une haute raison restée libérale. L’homme politique était alors tout à fait mûr et formé en lui. Les développements sont abondants, solides, animés d’un mouvement et d’un nombre qui, dans la bouche de l’orateur et sortant de ses lèvres, seraient de l’éloquence. L’expression, toujours saine, élevée et digne, manque un peu d’éclat.
Et en général, même quand il s’agit des meilleurs écrits de Camille Jordan, parlons moins de son style que de son langage soutenu, toujours noble, de sa parole même : elle a l’ampleur, l’abondance, le flumen ; elle se présente par de larges surfaces et se déroule d’un plein courant, comme il sied à ce qui tombe et s’épanche du haut d’une tribune : elle n’offre pas la nouveauté, l’imprévu, l’éclat, la finesse, qu’on aime à distinguer chez un écrivain proprement dit, les expressions créées, les alliances heureuses, la fleur du détail et ce qui accidente à chaque pas la route. Il n’y a pas de ces paroles de feu qui restent, de ces flèches aiguës qui traversent les âges et atteignent au cœur de la postérité. En un mot, il y a du talent, un beau talent : il n’y a pas miracle de talent. Chateaubriand eut de tels miracles au milieu de bien des hasards. Royer-Collard en eut aussi sous sa forme sentencieuse et sévère.
Quoi qu’il en soit de ces réserves purement littéraires, par son moment, par ses prévisions et ses vœux si nettement exposés, par la justesse et la gravité des raisons produites, non moins que par la générosité de son inspiration, la brochure de Camille Jordan appartient tout à fait à l’histoire.
M. Duvergier de Hauranne l’a bien senti, et il n’a eu garde d’en omettre la mention dans
son Histoire du gouvernement parlementaire, à l’endroit où il signale le
vote du consulat à vie. Il ne s’éleva en effet à cette minute rapide qu’une seule voix,
une seule, pour réclamer les garanties et les libertés désirables ; mais cette voix
isolée, qui est celle de Camille Jordan, a suppléé à toutes les autres, et elle a su tout
résumer. M. Ballanche a eu raison de dire dans son Éloge de Camille,
prononcé en 1823 : « Tout ce qu’il y a de prévision dans cette brochure confond
actuellement la pensée. Rien n’est si habile, rien n’est si éclairé qu’une haute
conscience et un désintéressement complet de tout intérêt personnel. Cet écrit sur le
consulat à vie est nécessaire pour juger tout Camille… »
J’ajouterai que ce même
écrit est nécessaire aussi dans une histoire politique du consulat pour qu’il n’y ait pas
lacune ; il y manquerait, si l’on ne l’y faisait entrer comme une ombre au tableau. En
regard du côté brillant, il laisse voir le côté sacrifié, qu’on serait tenté d’oublier ou
de faire moindre qu’il ne fut réellement. Il ouvre une perspective dans le sens opposé à
celui où l’histoire a marché et triomphé. Qui oserait dire qu’elle n’aurait pu tout aussi
bien se diriger dès lors dans cet autre sens sous une impulsion différente ? Le philosophe
aime à rêver et à méditer sur ces problèmes. Le possible, — ce qui eût été possible, — est
comme une mer immense et sans horizon.
Plusieurs des lettres de Mme de Staël à Camille se rapportent évidemment au lendemain de cette publication, qui lui alla au cœur ; on ne laisse pourtant pas d’être dans l’embarras quand on veut les dater exactement. Je n’ai jamais vu une aversion du chiffre et du millésime aussi complète que dans les lettres de cette femme supérieure. Cela me rappelle un mot d’un de ses amis, le duc de Laval, et qu’il prononçait avec une certaine moue : « les dates ! c’est peu élégant ! » Voici, quoi qu’il en soit, des pages qui rendent au vif l’admiration et l’enthousiasme que ressentit Mme de Staël à la lecture du manifeste indépendant de Camille Jordan. Un journal avait apparemment critiqué cet acte public comme étant d’un mauvais exemple.
« (1802, Coppet.)
« Je profite, mon cher Camille, d’une occasion rare pour vous écrire. Je voudrais que vous m’envoyassiez ce numéro du Défenseur que je n’ai jamais lu. Je n’imagine pas quel tour on peut prendre pour arriver à dire du mal de vous. Il n’y a pas ici un être pensant qui vous ait lu sans en être enchanté ; il y a des morceaux que je sais par cœur et que je déclame si bien qu’il faudra que vous me les entendiez réciter. Je n’ai rien lu qui ait été plus au fond de mon âme. Je ne me suis livrée à rien avec un sentiment aussi complet. J’avais une bague de mes cheveux qui a appartenu au pauvre M. de St Staël116, je voulais vous l’envoyer ; mais vous me paraissez si engoué des cheveux blonds de Mme de Krüdner que j’ai été timide sur mes cheveux noirs, et ils restent là jusques à ce que nous nous revoyions. Matthieu117 vous dira qu’on m’a donné des inquiétudes sur mon repos cet hiver. Je suis décidée à n’y pas croire. D’ailleurs, cela fût-il vrai, vous me trouverez quelque habitation près de Paris et vous viendrez m’y voir. C’est de mes amis et non de Paris que j’ai besoin. Oh ! quel tissu ourdi pour enchaîner tout ce qui pense que ce S. C. (sénatus-consulte) !!!118 Mais je ne veux pas commencer à parler : ce sera pour l’heureux jour où je vous reverrai, Camille ; c’est avec le respect qu’on doit à la plus noble des actions que je vous reverrai. Mon amitié me fera reprendre le ton familier, mais fi me restera au fond du cœur de l’admiration pour votre caractère et votre talent. Ne le perdez pas, ce talent ; c’est, après mon père, la dernière voix de la vertu sur la terre. Qu’avez-vous pensé de l’ouvrage de mon père119 ? N’avez-vous pas trouvé que c’était vos sentiments appliqués aux institutions ? Je ne sais rien qui s’accorde mieux que votre jeunesse et sa vieillesse. Mandez-moi ce que vous en pensez et ce qu’on en dit. — Adieu, je vous aime à présent bien plus que vous ne m’aimez. »
Voici encore une autre lettre du même temps et de la même veine d’admiration ; on y sent combien, chez Mme de Staël, le goût pour les personnes et la tendresse même dépendaient de l’esprit, et comme l’attrait passionné lui arrivait par la communauté des sentiments politiques et la sympathie des opinions.
« Ce 6 septembre (1802).
« Combien j’ai été heureuse, et mon père aussi, de votre lettre, mon cher Camille ! Ah ! combien, depuis que je vous ai quitté, vous avez encore grandi à mes yeux ! Quelle place vous prenez dans l’opinion par cette double résistance dont l’une interprète si bien l’autre120 ! — On a dû vous écrire pour vous redemander des exemplaires. — Les journaux allemands n’ont fait jusqu’à présent que copier les journaux anglais. On a envoyé un extrait bien fait : on attend s’ils l’inséreront. Je vous rapporterai l’argent, si l’ouvrage de mon père ne leur donne pas de l’humeur contre moi, ce qui, je l’avoue, me semblerait plus qu’injuste. — Je la braverai, cette humeur. — Une seule chose (ceci pour vous seul, pas même à Matthieu ni au bon 121, une seule chose m’aurait donné l’idée de ne pas revenir cet hiver : c’eût été si vous aviez voulu venir à la fin d’octobre ici et partir avec une ou deux personnes de Genève et moi pour l’Italie. Nous aurions vu M. de Melzi qui m’y invite, Rome et Florence et le printemps. En repassant à Genève, peut-être au riez-vous emmené mon père en France. J’ai assez d’argent pour faire ce voyage agréablement presque sans frais pour vous. Benj. (Benjamin) passe l’hiver à Paris. Il nous en donnerait en route des nouvelles. — Si vous ne saisissez pas ce projet qui me touche, n’en parlez pas absolument, car il ne faut pas refroidir les autres amis par cette idée. — Oublier tout ce qui m’oppresse pendant six mois, l’oublier avec vous, que j’aime profondément, sous ce beau ciel d’Italie, — admirer ensemble les vestiges d’un grand peuple, verser des larmes sur celui qui succombe avant d’avoir été vraiment grand, ce serait du bonheur pour moi ; je mènerais avec moi mon fils aîné, qui est très-bon, et je suspendrais la douleur pendant six mois. — Pourquoi donc n’avez-vous pas le même mouvement ? Mais encore une fois, si vous ne l’avez pas, si je n’ai pas cet événement heureux pour me consoler de tant de peines, — ne dites jamais que je vous ai écrit un seul mot, c’est important. — Oui, mon ami, l’on est lassé du temps et bientôt aussi de la vie ; j’ai senti ma voix se briser dix fois en lisant haut votre lettre, en pensant même à ce bon Duchesne122, à qui je vais écrire un mot en lui envoyant le livre▶ de mon père. — Oh ! que le mot de Brutus prêta se tuer est beau ! et dans ce temps on n’avait pas encore découvert ce dissolvant des temps modernes, la plaisanterie, qui veut remettre en doute tout ce que l’âme nous inspire. Je n’ai point encore vu Mme de Krüdner. Je crois que vous ne savez peut-être pas qu’au milieu de la nature et de la solitude je vous conviendrais mieux, quoique au reste, vous aussi, vous ayez comme moi cet esprit de société qui donne du mouvement à la vie. Adieu, mon cher Camille. — Sous l’adresse de François Coindet, vous pouvez m’écrire sans inconvénient. Je désire savoir les divers effets de l’ouvrage. »
« P. S. Dites à Malouet que je l’aime. Mon père lui a écrit. »
Ce projet de voyage en Italie, cette offre qui en est faite à Camille, et pour lui seul, sous le secret, nous indique le moment le plus vif du goût de Mme de Staël pour cet aimable esprit et cette âme généreuse. Camille, il faut le dire (et je ne lui en fais pas précisément mon compliment), résista, ne prit pas feu, ne s’enflamma point par l’imagination. La lettre qui suit nous le prouve trop bien :
« Ce 23 octobre (1802), Coppet.
« Je savais bien, mon cher Camille, que ce qu’on appelle communément la raison n’était pas pour mon projet ; mais j’avais eu un élan vers quelque chose de mieux qu’elle, quand cette idée me vint. N’en parlons plus. Je ne l’aurais pas eue, cette idée, avant ce que j’ai lu ; mais j’ai eu l’orgueil de trouver là tant de réponses à mes sentiments les plus intimes, qu’il me semblait que tout pouvait être d’accord. Ma vengeance se borne maintenant à désirer qu’en lisant Delphine 123 vous regrettiez le projet évanoui. J’ai vu assez souvent Mme de Krüdner. Je la trouve toujours distinguée ; mais elle raconte une si grande quantité d’histoires de gens qui se sont tués pour elle, que sa conversation a l’air d’une gageure, et que, sans être précisément affectée, on ne se confie pas à son nature). Il m’est revenu que vous aviez eu un peu de goût pour sa fille, et je vous avouerai que, si cela est, je ne conçois pas comment tout ce qui a quinze ans ne vous a pas enchaîné. Je l’ai bien observée depuis qu’on m’a dit cela, et je n’ai jamais pu y voir qu’un très joli visage de Greuze, parlant sans accent de l’âme, mais avec douceur. Elle m’a dit des vers d’une énergie remarquable comme un bouquet à Iris ; c’est gracieux à regarder ; mais il me semble que, pour aimer, il faut peut-être ce visage, mais sûrement un autre esprit. — Je range donc cette passion de vous avec celle de Mlle Hulot. Si je me trompe, dites-le-moi ; je l’étudierai mieux, et je l’aime d’avance, si elle est digne d’être aimée de vous. Benj, (Benjamin) sera peut-être retenu par son père à Genève la moitié de l’hiver, et vous me reverrez seule et peu de jours après mon roman. J’espère que vous me soignerez d’autant plus qu’un de mes amis me manquera. Je vous le répète, j’arriverai vous aimant plus que quand je suis partie. C’est pour vous avoir mieux connu. La cause doit vous plaire, Un voyageur de ma connaissance vous portera toutes les nouvelles de Suisse que vous désirez. Nous allons après-demain, mon père et moi, passer deux jours à Lausanne pour tirer un parti quelconque de nos droits féodaux, qui seront reçus, dans l’achat de quelques terres, à peu près au taux des assignats ; mais enfin mon père, qui n’aime point à se déplacer, le fait quand il s’agit de l’intérêt de sa famille. Nous serons de retour bien avant que vous pensiez à m’écrire. Je lis l’ouvrage de Gérando pour Berlin124, qui me frappe de vérité et de clarté. Je lui écrirai quand je serai plus avancée. Villers m’écrit des lettres où l’amour de Kant et de moi se manifestent, mais Kant est préféré. — Adieu, Camille, adieu. »
Le nom de Mme de Krüdner, qui revient assez ironiquement sous la plume de Mme de Staël, nous est un indice que Camille se sentait alors de l’attraction vers cet autre côté. Il n’avait que trente-un ans. Nature saine et droite, s’il regardait avec tant de complaisance tout ce qui avait quinze ans et la fille même de Mme de Krüdner, une douce beauté, sans doute c’est qu’il pensait déjà à des affections régulières et justes, au mariage qui devait bientôt, près d’une autre personne, le fixer et l’enchaîner125.
Mme de Staël, refusée pour son projet un peu romanesque de l’Italie, n’en garda pas rancune à Camille ; mais le paroxysme de son enthousiasme diminua un peu. Nous avons pourtant d’autres lettres qui sont d’une date voisine et d’une grande vivacité encore. Camille Jordan lui avait envoyé des parties de sa traduction de Klopstock :
« Ce 3 juillet (1803126, Coppet).
« Comment vous exprimer, mon ami, l’enthousiasme que m’a fait éprouver votre traduction de Klopstock ? J’ai tressailli, j’ai pleuré en la lisant comme si j’avais tout à coup entendu la langue de ma patrie après dix ans d’exil. Je vous ai aimé d’un sentiment nouveau qui avait plus de vie, plus de dévouement, plus d’émotion, que tout ce que j’avais éprouvé pour vous jusqu’alors. C’est là le vrai talent, celui de l’âme. L’imagination de Chateaubriand à côté de cela ne paraît que de la décoration. Le réel, le sincère est dans ces odes. Il y a une vie derrière ce style. Il y aura une vie après, et celle-là peut-être vous en passerez quelques jours avec moi. — Je ne puis vous dire tout ce que je voudrais, mais devinez-moi. Un de mes amis que vous connaissez assez froid, du moins en apparence, m’a égalé dans mes impressions : il a jugé, il a senti de même ; je n’ai de plus que lui qu’une tendresse pour l’auteur qui sera désormais l’un des trésors de ma vie. Mon père a dit en parlant de cette traduction : « Elle met le traducteur sur la première ligne des écrivains. » Croyez-moi, c’est ainsi que tous les hommes dignes de vous vous jugeront. — À présent, parlons des moyens de faire connaître en Allemagne cette belle imitation de leur premier poète. Les imprimeries d’ici sont trop chères et trop françaises pour rien d’un peu allemand : à vingt lieues d’ici, on trouverait mieux ; mais là ce ne peut être moi et encore moins Pictet, qui n’a point de goût pour la littérature. Je pensais que, si vous aviez l’idée de faire un voyage, vous viendrez ici, — premier plan de bonheur, — et que nous songerions ensuite à vous envoyer à l’une des petites universités où votre talent pour traduire l’allemand trouverait à se placer. Dans la solitude où nous vivons, vous ne pourriez être connu de personne, mais vous ne seriez pas fâché de passer ainsi quelques jours, et le tout ne vous éloignerait pas plus d’un mois de vos amis. Réfléchissez à mon projet, et n’allez pas le croire mauvais parce que j’y trouverais du bonheur. — Adieu. Dites-vous bien que vous pouvez disposer de moi comme de votre sœur. Je voudrais avoir droit à ce titre par quelque ressemblance avec vous. — Répondez-moi le plus tôt possible comme vous m’avez écrit. »
C’est dans l’automne de cette année 1803 que Mme de Staël vint à Paris ou aux environs, et qu’elle se flatta d’échapper à l’attention du premier consul, tout occupé qu’il était du projet de descente en Angleterre. Elle n’y réussit pas et fut priée de quitter la capitale et son rayon. Elle a raconté toutes ces tracasseries, et comment, après avoir éludé et tardé le plus longtemps possible, elle se décida, en quittant Paris, à partir pour l’Allemagne. Une petite lettre de Mme Récamier à Mme de Staël, et qui se trouve je ne sais comment mêlée aux papiers de Camille, se rapporte juste à ce moment et a trait à une démarche qui fut faite par Junot auprès du premier consul :
« Au moment où je recevais le billet qui m’annonce votre départ, on m’en a remis un de Junot qui m’écrit : « J’ai vu « ce matin le consul ; il m’a dit qu’il consentait à ce qu’elle « ne quittât pas la France ; il veut bien qu’elle réside même à « Dijon, si cela lui est agréable ; il m’a même dit tout bas « que s’il n’y a rien de nouveau par la suite… — J’espère « que sa sagesse et nos vives sollicitations feront achever la « phrase. » — Vous savez sans doute tout cela. Pour moi, j’ai bien besoin d’espérer de vous revoir bientôt pour me consoler un peu de votre absence. Je vous prie en grâce de me faire savoir vos projets, je n’oublierai pas l’affaire de M… — Adieu. Il est bien difficile de s’accoutumer à ne plus vous voir, quand on a eu le bonheur de passer quelques jours près de vous. J’attends de vos nouvelles avec une inquiète impatience.
« Juliette R.
« Dimanche soir. »
Mme de Staël avait à peine attendu la réponse de Junot127 : elle considérait la partie comme perdue. Les lettres d’elle qui suivent viennent bien à l’appui de tout ce qu’elle a écrit dans ses Dix années d’exil. On l’y voit tourmentée surtout par son imagination et ne sachant pas prendre dès l’abord son parti d’une persécution qui, mesquine assurément dans son principe, aurait pu être supportée avec plus de calme et de simplicité ; mais il faut accepter les natures comme elles sont, et celle de Mme de Staël, orageuse, sentimentale et digne, rachetant quelque faiblesse par beaucoup de courage, mérite qu’on fasse pour elle toutes les exceptions. Arrivée à Metz et s’y reposant quelques jours avant de mettre le pied en Allemagne, elle écrivait à Degérando d’abord :
« Metz, ce 26 octobre (1803).
« Me voilà ici, mon cher Degérando, où j’attends mes lettres de Strasbourg avant de continuer ma route. J’ai envoyé à M. Turckeim votre excellente lettre ; mais je ne passerai pas par Strasbourg parce que c’est un détour en allant à Francfort. Envoyez-moi donc ici vos lettres pour l’Allemagne, mais écrivez-moi courrier par courrier, car je ne veux pas rester ici plus de six jours. Ce qui m’y plaît c’est Villers, à qui je trouve vraiment beaucoup d’esprit, et je vous recommande de tirer parti de cet esprit cet hiver : il a toutes les idées du nord de l’Allemagne dans la tête. Je vous ai écrit un mot en partant de Bondy. Sans Benj. (Benjamin) j’aurais succombé à l’excès de peine que j’avais là. Je n’ai pas retrouvé le sommeil, et mon cœur est bien rempli de pensées et de douleurs. Adieu, mon excellent ami. Parlez de moi à Annette128. J’écrirai à Camille par le premier courrier.
« Mon adresse à Francfort sera chez ce pauvre Maurice Bethmann, dont nous riions, Camille et moi, dans mes jours heureux. »
Nous n’avons pas sa lettre à Camille ; mais nous en avons une autre adressée à Matthieu de Montmorency :
« Metz, ce 28 octobre (1803), samedi.
« J’ai reçu deux lettres de vous, cher Matthieu, que je n’ai pu lire sans beaucoup de larmes. Je suis bien faible, et les nuits que je passe avec un sommeil sans cesse interrompu achèvent de m’ôter la force. J’étais loin de croire que je souffrirais ce que je souffre ; je me serais conduite autrement, si je l’avais prévu. Pour m’achever, ma fille a repris un rhume coqueluche, et je ne sais absolument que devenir. J’espère cependant être en état de partir jeudi prochain, mais je meurs de peur que le climat du Nord ne convienne pas à ce pauvre enfant. Quel mal le 4er C (premier consul) m’a fait ! Je crois encore pour l’honneur du cœur humain que, s’il en avait eu l’idée tout entière, il aurait reculé devant elle. — J’ai la conviction que c’est moi qui suis cause que votre oncle est rappelé : il aura voulu vous donner une compensation. Mais n’est-il pas vrai, cher Matthieu, que ce n’est pas une compensation, parce que personne ne vous aime comme moi et parce que votre oncle a le bonheur de ne pas souffrir par l’imagination ? J’ai été hier voir la cathédrale de Metz et la synagogue des Juifs. Ces tombeaux dans la cathédrale, ces cris aigus dans la synagogue, tout agissait sur moi, et j’avais une terreur de la vie qui ne peut se peindre. Il me semblait que la mort menaçait mon père, mes enfants, mes amis, et ce sont des sensations de ce genre qui doivent préparer le désordre des facultés morales. Pourquoi vous peindre, cher Matthieu, un si misérable état ? Mais mon âme va se réfugier dans la vôtre, et j’ai pour vous de ce sentiment que vous inspirent les personnes en qui vous vous confiez et que vous croyez meilleures que vous. — Benj. (Benjamin) est excellent pour moi. Certainement, sans lui, il me serait arrivé quelque chose de bien extraordinaire. Je vous prie de l’aimer du bien qu’il me fait, ou plutôt du mal dont il me sauve. — J’ai trouvé ici Villers de Kant, qui est vraiment un homme d’esprit et intéressant par son enthousiasme pour ce qu’il croit bon et vrai. Il a avec lui une grosse Allemande, Mme de Rodde, dont je n’ai pas encore percé les charmes. Le préfet a été parfait pour moi ; mais je n’en cause pas moins une peur terrible dans la ville. On y a tout exagéré, si exagérer est possible, et un pauvre président du tribunal criminel, beau-frère de Villers, ne croit pas pouvoir me voir sans courir le risque d’être destitué. À Paris, on connaît mieux le vrai, mais ici l’on est comme une pestiférée dans la disgrâce. Raison de plus pour n’y pas rester. Mais ces lettres qui arrivent tous les jours et au bout de deux jours, c’est encore un lien à déchirer que de s’en éloigner. — Cependant j’y suis résolue, si la santé de ma fille me le permet. Si vous recevez cette lettre à Paris lundi, vous pouvez encore me répondre ici mardi (jusqu’à) midi. Plus tard je vous écrirai ce que je fais. Je change d’avis quatre fois par jour ; cependant je crois que je vais à Francfort. Adieu, cher Matthieu, ne vous lassez pas d’aimer votre pauvre amie. (Que dit-on) à Paris de mon histoire ? — Je vous ai écrit de (Châlons), avez-vous reçu ma lettre129? »
C’est pendant son voyage d’Allemagne que Mme de Staël reçut le terrible coup de la mort de son père. Elle s’empressa de revenir à Coppet, et, après avoir accompli le pieux devoir de publier les manuscrits paternels, elle résolut de partir pour l’Italie. Elle eut encore l’idée d’associer Camille à ce voyage, et elle l’y convia par une lettre d’une tendre amabilité :
« Vous savez, cher Camille, que Matthieu est ici et qu’il vous y attend avant le 40 août pour retourner avec lui à Paris. Aurez-vous un attrait de plus pour venir en sachant que je le souhaite autant que je puis souhaiter encore ? — Dans mes lettres à Matthieu, je vous appelais Pylade et Oreste, Gérando et vous, et, par une équivoque, il a cru que je proposais à Gérando de venir en Italie avec moi, je n’y avais jamais songé, mais je renouvelais l’idée chérie de vous y mener, — Se peut-il en effet que vous refusiez l’occasion, peut-être la dernière (si la guerre continentale a lieu), de voir un tel pays ? Vous ne seriez pas seul avec moi, puisque j’emmène mes trois enfants et leur savant instituteur130 ? — Vous feriez un acte de charité pour une personne dont l’âme est cruellement malade, et c’est un beau motif à donner. — Vous auriez jusqu’au de novembre pour aller à Paris. Je vous irais prendre à Lyon, si vous vouliez. Vous seriez de retour le 45 de mai. En vérité un grain d’enthousiasme pour l’Italie, l’amitié et le malheur, devrait vous décider. — Venez ici en causer avec moi, ne me refusez pas sans m’entendre, — Adieu.
« Coppet, ce 21 juillet (1804). »
Camille, enchaîné par ses habitudes et un peu casanier, ce semble, résista encore. Son amitié a des limites. On lui voudrait sans doute plus d’entraînement, un élan plus vif vers cette sœur de génie qui lui faisait signe tant de fois de venir. Résignons-nous à le voir tel qu’il était.
Camille Jordan, par son écrit sur le Consulat, s’était annulé politiquement pour tout le temps de l’Empire. Il vivait d’ordinaire à Lyon, il s’y maria ; il fut reçu membre de l’Académie lyonnaise et y donna des lectures sur différentes questions d’une littérature élevée : l’influence de la Révolution sur l’éloquence française, un mémoire sur la Littérature allemande, dont Klopstock, à son point de vue, était le centre ; un Éloge de l’avocat général Servan, Les manuscrits de ces divers ouvrages ne se sont malheureusement point retrouvés, et l’on n’en a que des analyses dans les procès-verbaux de l’Académie. Pendant cette résidence à Lyon, il n’était pas très éloigné de Mme de Staël ; il était sur la route de Genève et de Goppet. Mme de Staël, dans les essais de voyages qu’elle faisait en France, ne manquait pas de le chercher au passage. Elle lui écrivait souvent, elle l’appelait à elle quelquefois. Camille Jordan n’entrait pas toujours, comme elle l’aurait voulu, dans l’excès de ses inquiétudes et dans l’agitation de ses projets. Cela ressort de quelques lettres qui doivent se rapporter aux années 1806 et 1807, pendant lesquelles elle vint en Fronce et s’approcha de Paris aussi près qu’elle pouvait pour surveiller l’éducation de ses fils et aussi l’impression de Corinne. Je donnerai ces lettres dans l’ordre qui me paraît le plus naturel.
« Près d’Auxerre, ce 1er mai (1806)
« En arrivant à Lyon, j’ai écrit à votre frère aîné, mon cher Camille, qui était indisposé et qui m’a envoyé César. Je lui ai exprimé le plus vif désir de voir Mme Camille. Il m’a répondu qu’elle était à la campagne, et j’ai cru entrevoir dans la physionomie qu’il eût été indiscret d’insister. J’ai donc renoncé par force à un véritable plaisir, celui de connaître une personne qui vous est aussi chère ; mais je ne sais pas pourquoi vous vous étiez placé d’avance hostilement contre mon jugement. J’ai beaucoup plus de bienveillance que je n’en inspire. Une personne que vous aimez n’a qu’une chose à faire pour me plaire : c’est de me montrer de l’intérêt. — Je n’aime pas trop, j’en conviens, que mes amis se marient ; mais quand ils le sont, ce ne serait plus de l’amitié que de ne pas partager leurs sentiments, — et si je vois Mme Camille, je serai aussi coquette pour elle que je l’ai été pour vous, n’est-ce pas bien ? Je ne sais rien du tout de mes affaires, et je suis ici dans la plus solitaire de toutes les retraites, soutenue seulement par l’ineffable bonté de Matthieu. — J’espère vous voir. Je voudrais bien ne plus souffrir, car je suis arrivée à un point où je crains de n’avoir plus du tout de forces pour rien supporter. Adieu. »
Après quelques détails d’affaires sans intérêt pour nous, la seconde lettre, qui se rapporte au même séjour, continue en ces termes :
« Auxerre, ce 20 juin (1806).
« … Il se pourrait que Matthieu vînt avec moi à Lyon, si je me décidais pour cette ville. — Je n’ai pas su démêler dans votre lettre si ce serait un plaisir pour vous de m’y voir. Vous ne m’avez pas dit non plus si Mme Camille savait combien j’avais désiré de la connaître. Je vous enverrai Johnson 131 au premier jour. J’aime qu’on soit enthousiaste de la distinction de l’esprit ; mais Boswell l’est un peu trop, car on peut s’en moquer, et c’est ce qui nuit à l’enthousiasme, surtout en France. — Je suis misérable d’âme et de santé ; mais le plus beau vers de Voltaire n’est-il pas :
Tout mortel est chargé de sa propre douleur ?
Adieu, Camille ; vous êtes un peu rude pour moi. Si vous avez raison, j’en voudrais profiter ; mais il est peut-être vrai seulement que, si vous m’aimiez davantage, vous seriez moins rude. — Adieu. »
« Meulan, ce 10 avril (1807).
« Vous avez écrit à Matthieu que je vous boudais. C’était un peu vrai. Je vous aimais plus que vous ne m’aimiez. De ce désaccord est né de la peine pour moi. — Il n’y a aucun chagrin vrai et sincère qui ne doive intéresser, surtout quand ce chagrin, comme vous le verrez par Corinne, coûte beaucoup de larmes, mais pas une platitude ; enfin, quand ce chagrin a courbé mille fois plus grands que moi, le Dante, Cicéron, etc. Enfin, croyez-moi, l’on m’a dit sur ma peine, comme on dit sur toutes les peines du monde, mille choses qui m’ont blessée, et je n’ai conservé de rancune que contre vous, parce que je vous aime. N’est-ce pas juste ? Je vais vous envoyer Corinne. Quand vous l’aurez reçue, écrivez-moi à Coppet, où je vais passer l’été dès que Corinne sera imprimée. Je vous embrasse, rancune tenante.
« Mes compliments à votre enfant et à la mère, si elle le permet. »
Cette sorte de crainte que Mme Camille avait de Mme de Staël et cette première glace à briser, de la part d’une jeune femme timide en présence d’une femme supérieure, ne tinrent pas, et d’autres lettres nous la laissent voir en tiers avec son mari et celle qui savait si bien se proportionner. Je mets à la suite plusieurs de ces lettres et billets qui montrent si bien l’active bonté de Mme de Staël et la sollicitude avec laquelle elle entrait dans toutes les affections de ses amis :
« Voulez-vous bien, mon cher Camille, me retenir une chambre à l’hôtel d’Europe pour dimanche 45 ? J’arriverai pour dîner à cinq heures avec vous. Restez libre pour me donner cette soirée et le lendemain lundi, car il faut absolument que je parte le mardi de grand matin. — Dites à lady Webb que j’irai passer deux heures avec elle lundi matin. — Je ne veux d’ailleurs voir personne. Je n’ai fait le détour de Lyon que pour vous embrasser et causer avec vous. Dites à madame Julie132 que j’ose la mettre de l’un et de l’autre. Adieu. À dimanche ! J’ai le cœur bien serré.
« Ce 10 avril Coppet. »
« Lyon, dimanche — 3 mai.
« J’arrive ici espérant vous y trouver d’après la lettre que Matthieu et moi nous vous avons écrite, et je me désole de ce que vous n’y êtes pas. — Je vous envoie un exprès pour vous demander de revenir demain. — Songez que je reste demain sans avoir quoi que ce soit à faire à Lyon, seulement pour avoir quelques heures de vous, — Passerai-je donc sans voir Mme Camille ?
« Je remets mon billet à monsieur votre frère, qui est plein de bonté pour moi. »
Les billets suivants, qui me semblent d’une date un peu postérieure, se rapportent au même ordre de sentiments :
« Ce 16 avril (1812 ?).
« Lady Webb écrit à une personne de mes amies que vous êtes inquiet de la santé de Mme Camille. — Si vous pouvez vous distraire d’un intérêt si cher pour en parler encore, mandez-moi en deux lignes ce qu’il y a de vrai dans cette nouvelle, qui m’a cruellement troublée, — J’ai moi-même la fièvre depuis quinze jours et j’avais de tristes pensées sur ma santé, quand ce qui vous concerne a captivé toute mon attention. — Quand je vous crois heureux, je pense quelquefois que vous ne m’aimez guère ; mais, quand je me figure que vous souffrez, je sens seulement que je vous aime encore beaucoup. »
« Ce 19 avril (1812 ?).
« Vous pouvez, si vous voulez, mon cher Camille, me répondre par celui qui vous remettra cette lettre et qui vous a déjà porté celle que je vous ai écrite ce matin. C’est un M. Bert, Genevois, négociant et très brave homme… S’il me rapporte un oui de vous pour mes projets, je sens que je lui en saurai gré toute ma vie. — Je vous dis mille tendres amitiés pour la troisième fois depuis quatre jours. »
« Ce 26 avril (1812 ?).
« J’ai été bien touchée, mon cher Camille, du billet que j’ai reçu de vous. Vous avez dû voir que je vous avais prévenu et que la lettre de lady Webb m’avait vivement inquiétée. Je vous demande encore un petit mot sur la santé qui vous est si chère et à laquelle je prends un intérêt si vrai, — J’ai été moi-même bien souffrante et je ne sais trop si je me guérirai ; mais ma vie est si triste qu’elle ne vaut pas trop que l’on s’en occupe. — Voulez-vous me renvoyer le ◀livre▶ de Gœthe133 ? Il y a une personne ici qui voudrait le traduire. Je ne le trouve guère meilleur que vous ; mais il a un grand succès en Allemagne, et le succès inspire toujours le désir d’en connaître la cause, — Mais de quoi me mets-je à vous parler ? Comme toute la littérature du monde paraît chose frivole à côté d’un sentiment du cœur ! — Je ne vous demande que deux lignes ou plutôt qu’un bulletin » — Auguste est à Châlons depuis quinze jours134. Je l’attends à toutes les minutes.
« Renvoyez-moi le ◀livre▶ de Goethe sous bande, comme vous l’avez reçu. — Adressez à Genève, dépt du Léman. »
Nous revenons un peu en arrière. Le grand moment. le moment décisif pour Mme de Staël en ces années fut celui de son ◀livre▶ de l’Allemagne. Elle avait conçu le projet assez étrange de passer en Amérique, tant c’était pour elle un poids insupportable que le chagrin solitaire ! Mais elle aurait eu une grande consolation si elle avait pu laisser en partant son Allemagne publiée, lue, débattue dans les salons, dans les journaux, et occupant la renommée : un succès lui eût peut-être fait changer de projet. L’ouvrage tirait à sa fin. Tout occupée de le terminer, elle comptait bien le faire imprimer à Paris sans encombre. Pour cela, elle était allée s’établir près de Blois, dans l’antique château de Chaumont-sur-Loire, et de là elle écrivait à Camille :
« Chaumont par Écure, dépt de Loir-et-Cher, ce 7 mai (1810).
« Il me serait cruel, cher Camille, de partir sans vous dire adieu. J’ai senti à Lyon plus que jamais combien vous m’étiez cher ; mais toutes mes affections ne sont pour moi que des peines, et je les sens au fond de mon cœur comme un mal. — Mon fils n’a pu voir l’empereur avant son départ. — Il circule autour de lui qu’on pourrait bien m’accorder dix lieues135 ; mais je n’en sais rien encore, et je ne sais pas si je le désire. En attendant, je travaille à mon ◀livre▶, qui ne sera pas fini de deux mois. Il y a des négociations de paix, dit-on, mais on n’y croit pas. — J’ai écrit à M. de Lally pour savoir de lui s’il voulait donner la traduction de Cicéron à votre libraire. — Avez-vous adopté mon idée ? Faites-vous quelque chose de votre discours136 ? Il y avait tant de pensées et d’éloquence que ce serait vraiment dommage qu’une telle chose ne fût connue que de votre académie. Je ne sais pourquoi vous négligez la gloire. Je ne sais pourquoi vous ne considérez pas comme un devoir de faire usage de vos talents dans le noble sens que votre âme vous inspire. Je crois que c’est une grande erreur de borner les devoirs au cercle des vertus domestiques. Chaque faculté est un devoir de plus, et les vôtres sont en rapport avec le monde. Cette émotion qu’on éprouve quand on exprime ce qu’on a dans l’âme est une impulsion à laquelle il faut céder et qui nous vient d’une céleste source. — Je resterai encore trois mois. Du moins tel est mon projet actuel ; mais après ce terme je partirai : tout me le persuade ; ne vous verrai-je donc pas ? Matthieu est ici, et nous nous sommes déjà beaucoup parlé de vous. Il m’a paru bien de santé et, grâce au ciel, dans une assez agréable disposition. Son âme, ses sentiments, toujours les mêmes, se soutiennent et donnent de l’intérêt à sa vie. — — Juliette va venir. Vous trouveriez ici trois cœurs bien à vous. Cela ne vaut-il pas quelques jours et quelques lieues ?
« Je me crois ici jusqu’au 45 juillet. »
Sur cette même lettre et sur le dernier feuillet, je lis quelques lignes non signées qui paraissent bien être de M. de Montmorency ; on remarquera le tutoiement, qui témoigne de la dernière intimité avec Camille :
« J’arrive ici, cher ami, à temps pour mettre mon mot d’amitié à la fin de cette lettre. J’ai trouvé notre amie contente de son passage à Lyon, et de ce qu’elle y avait entendu. Tâche de me procurer bientôt la même jouissance, qui me sera très-précieuse… etc. »
Mme Récamier, peu après son arrivée, s’empressait à son tour d’écrire ; sur ces entrefaites, il y avait eu séance publique de l’académie de Lyon le 1er mai, et Camille y avait lu son discours de réception, le même dont Mme de Staël avait eu connaissance dans son passage à Lyon, et dont il avait déjà été donné lecture à l’académie dans trois séances privées :
« Chaumont, 17 mai (1810).
« C’est mal à moi d’être restée si longtemps sans vous écrire, cher Camille. Vous savez pourtant que vous occupez bien souvent mes pensées, et, s’il était possible de vous oublier, vous nous faites donner de vos nouvelles par la Renommée. J’ai lu avec un vif intérêt ce qu’on nous dit dans les journaux de votre discours. Je me sens toute disposée à avoir de l’amour-propre pour vos succès ; nous en parlons avec Matthieu et Mme de Staël, et vous n’êtes pas trop maltraité dans ce joli coin de Chaumont. Que vous seriez aimable d’être fidèle à la promesse que vous aviez faite d’y venir ! Comme vous seriez bien reçu ! Je compte rester encore plusieurs semaines. — Comment se porte votre charmante petite Caroline137? Que je voudrais encore pouvoir embrasser sa jolie petite tête blonde ! et votre Julie, ne nous l’amenez-vous pas à Paris ? Les fêtes lui donnent-elles de la curiosité ? Je serais charmée de la revoir. Adieu, cher Camille, je vous trouverais bien aimable de répondre promptement à toutes mes questions, et, si vous m’annonciez que nous vous verrons, je ne puis dire comme j’en serais heureuse.
« J(uliette) R. »
Et dans la même lettre, sur le même papier, Mme de Staël ajoutait, revenant sur ses précédentes exhortations, et en personne d’excellent conseil pour tout ce qui était de littérature et de publicité :
« Je vous ai écrit, il y a quelques jours, et je reçois votre lettre qui m’intéresse bien vivement. — Vous voyez que la nouvelle de votre succès est arrivée dans/e Publiciste 138. — Je vous prie de faire imprimer ce que vous avez lu plutôt que la traduction des odes de Klopstock. — (Malheureusement mon premier volume est tiré.) Mais ce n’est pas à cause de cela que j’insiste pour que vous commenciez par une chose de vous et une chose qui est décidément plus intéressante pour les Français que les odes de Klopstock et plus belle même, car la poésie fait tant aux odes qu’aucune traduction ne peut en rendre l’effet. — De plus, il y aura un parti contre ce qui vient de l’allemand au moment où mon ouvrage paraîtra, et la disposition est à vous admirer sur le sujet que vous avez traité. — Travaillez-y, venez me le lire dans deux mois et donnez-le à l’impression à Paris. Vous ferez ainsi du bien à ce qui est noble, et vous aurez un grand succès. — Dans votre traduction, les orthodoxes trouveront des bizarreries, des négligences, et vous reparaîtrez à demi, tandis qu’il convient que votre premier retour sur la scène soit éclatant. — Enfin je vous donne ma parole d’honneur que j’ai raison. — Écrivez-moi que je vous ai persuadé ; écrivez-moi surtout que je vous reverrai. Mon cœur en a tout à fait besoin. »
Camille Jordan, un peu trop absorbé dans les joies et les soucis de la famille, trop loin du centre, n’ayant pas à Lyon ses vrais juges, même parmi ses confrères de l’Académie, un peu trop abondant dans les matières qu’il traitait devant eux, comme il arrive d’ordinaire quand on n’a pas en vue une publicité immédiate, Camille ne tint pas assez compte des judicieux conseils littéraires de Mme de Staël, et toute cette partie de sa vie qui se rapporte à la période de l’empire a pu paraître de loin non occupée : elle est restée comme enfouie dans les registres de l’Académie de Lyon. C’est qu’en définitive il n’était pas surtout et avant tout un écrivain ; il avait de cette paresse des orateurs qui ne retrouvent pas dans la solitude du cabinet tout le degré de chaleur nécessaire à la production active, et il fallut plus tard les circonstances politiques pour que l’homme de tribune, Tardent improvisateur, retrouvât tout naturellement son heure et son à-propos.
Cependant Mme de Staël s’était cruellement trompée sur la destinée de
son ◀livre▶. On sait trop bien ce qui en arriva, et elle va elle-même nous le redire d’une
façon plus précise et plus accentuée que nulle part ailleurs. Les lettres de Sismondi,
dans lesquelles il n’est que l’écho de la société de Coppet, ont, à ce sujet, fortement
incriminé Esménard, et l’ont fait responsable du tour que prit l’affaire. Dans une lettre
à Mme d’Albany, du 16 août 1811, Sismondi, à propos de la mort
d’Esménard, a dit : « Esménard, qui s’est tué à Fondi, est bien en effet et le
poète et le censeur, et celui des fausses lettres de change, et celui qui a fait
supprimer l’ouvrage de Mme de Staël, parce que le libraire s’est
refusé à le gagner à prix d’argent139… »
Esménard en effet dut beaucoup agir sur l’esprit de son ministre, le duc de
Rovigo, et il put lui communiquer une première impression défavorable ; mais en telle
matière la responsabilité ne descend pas, et il est juste qu’elle remonte aussi haut que
possible, et qu’elle incombe à qui de droit. Tenons-nous-en donc à la lettre suivante de
Mme de Staël, écrite sous le coup même de l’émotion, et qui n’est
pas sans ajouter quelques traits bien caractéristiques à ce qu’elle a écrit ailleurs et à
ce qu’on savait déjà :
« Ce 1er novembre (1810), Coppet.
« J’ai beaucoup souffert, mon cher Camille, et vous le croirez aisément. — Je n’ai pas voulu passer par Lyon, parce que dans ce moment on observait toutes mes démarches et que je ne voulais pas attirer sur vous l’attention ; mais à présent que je suis retombée dans l’oubli, puisque le but est atteint, que le ◀livre▶ est brûlé, si vous venez me voir cet hiver, ce me sera un moment bien doux et le dernier, car vous m’en croyez bien, ou je mourrai ou je m’en irai. — -Quoi ! mon ◀livre▶ est censuré par Portalis, qui certainement n’est pas facile, et l’on me le saisit ! Après cette saisie, tous les censeurs de la police sont convoqués, Esménard, Lacretelle, Fiévée, etc. ; ils sont d’avis que rien ne doit en empêcher la publication, et l’on le pile tellement que l’édition entière de dix mille exemplaires ayant rendu 500 francs en carton, on a donné 500 francs à Nicolle comme dédommagement, tandis que moi je viens de lui en envoyer quinze mille. — Le duc de Rovigo a dit à mon fils : « Quoi ! nous aurons fait la guerre pendant quinze ans pour qu’une femme aussi célèbre que madame vôtre mère écrive un ◀livre▶ sur l’Allemagne et ne parle pas de nous ! » À cela j’ai répondu que louer l’empereur, lorsqu’il me retenait mon bien et m’exilait de ma patrie, me semblait une pétition et non une louange, et que j’aurais cru manquer de respect en me le permettant, — Il a dit encore, le duc, « que l’État avait besoin de mes talents ; qu’il fallait me décider pour ou contre comme au temps de la Ligue, que j’avais tort de louer les Prussiens, qu’on ferait plutôt du vin muscat avec du verjus que des hommes avec des Prussiens, etc. » La saison trop avancée ne m’a pas permis d’aller en Amérique ; mais, cher Camille, qui pourrait vivre a de telles conditions ? J’ai brûlé votre lettre, et je ne ferai point paraître mon ◀livre▶ sur le continent. Ainsi vous pouvez venir me voir sans aucun inconvénient cet hiver ; mais, si vous étiez moi, ne feriez-vous pas ce que je ferai ? et trouvez-vous que, mes enfants et moi, nous sommes faits pour planter des choux à Coppet sans rien faire de nos esprits ni de nos âmes ? — Pardon de vous parler si longtemps de moi ; mais je voulais profiter de l’occasion du chevalier Webb pour vous dire ce que je ne peux écrire par la poste. — Je serais charmée de voir Mme de Royer, et c’est uniquement la discrétion qui m’empêche d’insister sur son voyage ; vous pouvez bien le lui dire. — Mais expliquez-moi quelle infernale méchanceté a fait dire à Lyon que j’avais voulu dédier mon ◀livre▶ à l’empereur ? Certes, quand tout tenait à une seule phrase d’éloge, il est un peu dur que celle qui a le courage de la refuser passe pour avoir voulu l’écrire. — Au reste, c’est peut-être une seule personne qui a dit cette bêtise recherchée. — Adieu, cher Camille ; ah ! faites que je vous voie cet hiver !
« P. S. Rappelez-moi au souvenir de Mme Julie. »
Est-il besoin de faire remarquer, dans la sortie du duc de Rovigo, son étrange théorie physiologique et historique sur la race prussienne ? L’insolente et outrageuse bévue peut servir de leçon aux hommes dits pratiques et positifs, aux hommes du jour, pour ne point se hasarder sur le terrain des prédictions et des prévisions historiques. Les plus vigilants argus, en fait de police, sont souvent des myopes du lendemain. À l’heure où le duc de Rovigo s’avisait de prophétiser de la sorte, le baron de Stein était à l’œuvre et se chargeait, lui et sa nation, de lui répondre.
Chose non moins singulière, dans le temps même où Mme de Staël quittait Pétersbourg et allait chercher un asile en Suède, Napoléon, maître de Moscou et à la veille de cette fatale retraite, trouvait le moment de donner son avis sur la question de la presse comme il l’entendait, et il le donnait en des termes formels qui font le plus absolu contraste avec le procédé qu’on avait tenu envers Mme de Staël. C’est à n’y pas croire, tant la contradiction entre ce qu’il prescrivait en 1812 et ce qui avait été pratiqué en 1810 est directe et flagrante ! M. de Montalivet, ministre de l’intérieur, ayant soumis à l’empereur une décision de la direction de l’imprimerie et de la librairie « pour prohiber la publication d’un ouvrage historique susceptible de porter atteinte à la réputation d’un membre de la famille royale d’Angleterre », Napoléon répondait en marge :
« Moscou, 10 octobre 1812.
« Je désapprouve entièrement cette fausse direction donnée à la censure : c’est par là se rendre responsable de ce qu’on imprime. Mon intention est qu’on imprime tout, absolument tout, excepté les ouvrages obscènes et ce qui tendrait à troubler la tranquillité de l’État. La censure ne doit faire aucune attention à tout le reste. »
Et le lendemain, dans une lettre adressée à M. de Montalivet, il réitérait sa prescription en y appuyant encore davantage :
« Moscou, 11 octobre 1812.
« Je n’approuve pas la direction que prend la censure. Mon intention est qu’on laisse une liberté entière à la presse, qu’on n’y mette aucune gêne, qu’on se contente d’arrêter les ouvrages obscènes ou tendant à semer des troubles dans l’intérieur. Du reste, qu’un ouvrage soit bien ou mal écrit, bête ou spirituel, contenant des idées sages ou folles, utiles ou indifférentes, on ne doit point y faire attention. La question que doit se faire le directeur de la librairie est celle-ci : 4° L’ouvrage est-il obscène, et sa publication serait-elle contraire aux règles de la police municipale ? 2° l’ouvrage a-t-il pour but de réveiller les passions, de former des factions ou de semer des troubles dans l’intérieur ? Toutes les fois qu’un ouvrage n’est point dans l’un de ces deux cas, on doit le laisser passer. »
On est confondu de voir, rien qu’à deux années de distance, une décision d’un si ferme et si large bon sens qui vient juger et condamner de tout son poids l’acte exorbitant de 1810.
À partir de ce moment où toute production de sa pensée lui fut interdite et où ce fut chose conclue et décidée, l’existence de Mme de Staël a Coppet et à Genève ne fut plus qu’un long tourment. Elle se considérait comme dans une geôle et n’était occupée qu’à épier le moment et le moyen pour s’échapper. Ses amis s’affligeaient de ce trouble extrême et étaient quelquefois tentés de l’en blâmer. C’est sans doute ce que fit Camille Jordan, et les réponses suivantes de Mme de Staël nous initient à cet instant de désaccord dans leur amitié, mais ce ne fut qu’un instant.
« Coppet, ce 8 octobre (1811).
« Je ne résisterai point à deux lettres de vous, et je tâcherai d’oublier celle qui en effet a produit sur moi la plus vive sensation que j’aie éprouvée de ma vie. — Je ne vous avais point accusé de n’être pas venu me voir : quand vous vous y étiez refusé, je ne croyais pas au nouveau paroxysme de persécution que j’ai souffert. Si je l’avais prévu, assurément j’aurais résisté à la générosité de Matthieu, comme j’ai résisté, mais inutilement, à celle de Juliette. — Je trouve ridicule d’imiter le baron de Voght, c’est-à-dire d’abandonner une amie pour des places ; mais quand il s’agirait de l’exil, on ne pourrait pas me causer une plus grande douleur que de le braver, et je me meurs à la lettre du malheur de mes amis, — Ma santé, qui était forte, est détruite, et il se pourrait très bien que je mourusse avant la traversée. Tout cela est égal. J’aime mieux cette situation que ce qu’on m’offre pour en sortir. — Mais je vous le dirai de toute la hauteur de mon âme : je pense qu’en fait de dignité morale les circonstances me placent aussi haut qu’il est possible, et je m’étonne que vous, qui êtes si indulgent pour l’inconcevable conduite de Gérando, vous tourniez toutes vos foudres contre une malheureuse femme qui, résistant à tout ? défendant ses fils et son talent au péril de son bonheur, de sa sécurité, de sa vie, est un moment touchée de ce qu’un jeune homme d’une nature chevaleresque sacrifie tout au plaisir de la voir140. — J’estime avant tout sur cette terre le dévouement, l’élévation et la générosité. — Je voudrais qu’on pût y joindre l’absence totale de faiblesses d’imagination ; mais de toutes les faiblesses, celles qui souillent la plus à mes yeux, ce sont celles du calcul ou de la pusillanimité ! — On peut encore accomplir toutes les vertus, quand on serait trop susceptible de goût pour les agréments et les qualités ; mais de quoi reste-on capable quand on recherche la faveur aux dépens dû l’amitié, aux dépens des consolations qu’on peut donner aux malheureux ? Que signifient ces aumônes aux pauvres, quand on néglige la charité du cœur ? quand on n’encourage pas les sacrifices on estimant ceux qui les font ? enfin quand on consacre son existence à servir les petites haines, les petites passions des cœurs, en foulant aux pieds les âmes d’une nature relevée ? — Certes je n’ai pas besoin de vous dire que cela ne vous regarde pas. Votre vie est parfaitement honorable ; nos rapports ensemble n’exigent rien au-delà de ce que vous faites pour moi, et vous n’êtes pas responsable de l’espèce de sentiment d’enthousiasme qui m’aurait portée à désirer plus parce que j’aurais fait davantage. — Je n’ai donc jamais, je vous le répète, soupçonné votre caractère, et votre lettre m’a confondue, parce qu’il me semblait que, si vous vouliez bien employer votre indignation, il ne devrait pas vous en rester de libre, et encore moins contre moi. — J’ai demandé mon passage sur la frégate la Constitution. J’espère l’obtenir. — Je ne vous dirai pas ce que je souffre ; vous le comprendrez ; mais, excepté le moment où un homme tel que vous m’a fait douter de son estime, Dieu m’a fait la grâce de penser que je donnais un noble exemple à mon siècle. Adieu » Peut-être vous reverrai-je en passant ; quoi qu’il en soit, je suis sûre que vous me rendrez justice. C’est dans ma conscience que je cherche votre opinion. — Adieu.
« Schlegel m’est rendu.
« Auguste se rappelle à votre souvenir. »
« Ce 15 février (1812 ?).
« Cher Camille, aucune course ne peut m’empêcher d’être ici le jour que vous me désignerez. Ce sera une telle émotion pour moi et les miens que vous voir — Je vous remercie des renseignements que vous m’avez envoyés ; mais vous avez ôté le nom de l’homme, de manière qu’il est impossible de lui écrire directement. — Croyez-vous que Mme Lyonne de Boyer ait vraiment envie de venir ici ? C’est par discrétion que je n’ai pas continué à l’en prier ; dites-le-lui. — Notre jeune peintre est dans les montagnes. Son grand-père trouvait bien mal qu’il se fît persécuter chez lui. — On me mande de Paris que Degérando est mécontent d’une réponse de moi qu’il a reçue à Rome. Peut-on écrire sans froideur à quelqu’un qu’on a vraiment aimé ? Enfin le grand fleuve passera sur tout cela, j’espère. Mais vous, mais vous, ne m’oubliez jamais, car je vous aime jusqu’au fond de l’âme, et c’est de moi dont je douterais et non pas de vous, si vous étiez mal pour moi. — Tout ce qui m’entoure vous aime et vous admire. Apportez ce morceau sur Klopstock, nous le lirons. — Cela se peut-il qu’il n’y ait plus ni sentiments ni pensées ? — Adieu. »
Il ressort de ces lettres que Mme de Staël croyait avoir à se plaindre de quelques-uns de ses amis. Dans la disgrâce évidente où elle était, elle se voyait comme une pestiférée dont on craignait de s’approcher, et en effet elle eut à s’apercevoir trop visiblement de plus d’une de ces peurs subites, déguisées en mal de poitrine. Degérando en particulier n’était plus l’homme du 18 fructidor, celui qui se risquait généreusement pour un ami ; le bon était resté bon, mais il était devenu timide à l’égard des puissances, et Mme de Staël, en raison précisément de leur liaison étroite, avait pu lui en vouloir plus qu’à un autre et le lui reprocher. Voici encore une lettre d’elle qui est d’une date antérieure et qui a dû précéder le voyage de Degérando à Rome, où il était en mission ; elle l’y raille agréablement, et elle dit même de lui et sur sa philanthropie un peu banale le mot décisif. Cette lettre renferme d’ailleurs quelques obscurités que je ne me flatte pas d’éclaircir :
« Genève, ce 16 janvier (1810 ?).
« Je ne fais jamais rien de ce que je veux, et je me suis trouvée retenue par mille raisons. Mandez-moi quand vous partez pour Paris. Je veux vous voir et je m’arrangerai pour cela. — Le baron141 a fait des sociétés du dimanche de Genève la cour (?) de Paris. — Il met trop de philanthropie dans l’amitié, et l’on a peur d’être traitée par lui comme un pauvre. — Il sait cependant vous aimer et vous admirer ; mais je vous aime encore plus. — Vous m’avez écrit que vous me souhaitiez des idées plus religieuses : j’en voudrais sûrement davantage ; mais, cher Camille, je m’en crois bien autant que vous, et sûrement j’ai plus d’usage à en faire.
« Matthieu m’a écrit une admirable lettre à l’occasion de ses malheurs. Cet homme n’est pas tout à fait sur la terre. — Je veux vous dire adieu. Tracez-moi votre marche. Je vous rattraperai quelque part…
« Faites que mes compliments soient agréables à Mme Camille. — Mille impérissables sentiments. — Adieu.
« Prosper142 est ici depuis trois semaines. »
On aura remarqué ce qu’elle dit de ses sentiments religieux et de ceux de Camille Jordan : c’est un avertissement pour nous, si nous en étions tenté, de ne pas faire Camille plus catholique qu’il n’était en effet143.
La fuite de Mme de Staël, qui, s’échappant de Coppet le 23 mai 1812, traversa la Suisse, puis l’Autriche et la Galicie pour gagner Moscou, Pétersbourg, et se rendre par ce long circuit jusqu’en Suède, interrompit nécessairement sa correspondance avec Camille Jordan. Elle trouva moyen pourtant de lui faire parvenir ce billet qui doit être écrit de Stockholm :
« 18 décembre (1812).
« Je ne vous ai point écrit par discrétion. Je disais comme Du Breuil à Pechméja144 : « Mon ami, ma maladie est contagieuse, et il ne doit y avoir que toi ici. » Vous daignez penser a moi, et je pense à vous comme à un être noble et qui n’a sacrifié des devoirs qu’à des devoirs. — Je suis plus affermie que jamais dans des sentiments qui me réunissent aux premiers jours de ma jeunesse et surtout à mon père. Peut-être, dans ce monde ou dans l’autre, nous nous retrouverons : vous partagerez ce que j’éprouve. — J’ai couru de grands dangers ; je m’applaudis de les avoir bravés. — Je suis sous une zone très triste : je me relève par mon âme. — J’admire aussi complètement le chef qui me protège ici145. Jamais de plus hautes qualités, selon moi, ne se sont trouvées réunies à un charme de bonté qui met le cœur à l’aise. — Ce que je deviendrai, Dieu le sait, mais je reste ce que je suis. — C’est vous dire que je vous aimerai et vous estimerai toujours. »
Durant l’absence de Mme de Staël, nous n’avons plus pour nous introduire particulièrement auprès de Camille Jordan que quelques lettres de Mme Récamier. Elle avait passé auprès de lui, à Lyon, les derniers mois de 1812. Il lui avait présenté son ami Ballanche, qui, du premier jour, se voua à elle comme à une Béatrix. Partant pour l’Italie dans les premiers mois de 1813, elle avait désiré que l’un des deux amis vînt l’y retrouver. Ballanche seul fit le voyage. Voici deux agréables lettres de Mme Récamier à Camille, qui donnent bien le ton de cette douce intimité ; elles témoignent en même temps d’une véritable justesse et finesse d’observation chez cette belle Juliette, dont le goût se formait et mûrissait au soleil de la seconde jeunesse :
« 26 mars (1813).
« Il est impossible, cher Camille, d’écrire une plus charmante lettre que celle que je reçois de vous ; elle m’a émue jusqu’au fond du cœur. Vous ne pouvez vous imaginer la tristesse qui s’était emparée de moi en arrivant au sommet de ce Montcenis et en le redescendant. Il me semblait mettre une barrière éternelle entre moi et tous ceux que j’aime, et j’étais si souffrante en arrivant à Turin que j’ai cru tomber tout à fait malade. Je commence depuis deux jours à me ranimer, à reprendre à des projets, à de l’avenir, et à sortir un peu de ce cercle d’idées si fatal que je suis bien décidée à éloigner le plus possible. — Je commence à observer ce qui m’entoure et à voir quelques personnes. — L’influence de l’Italie commence à se faire sentir ici non par le climat, mais par les mœurs. — Les femmes ont des sigisbées pour société et des abbés pour intendants. — Le prince Borghèse, qu’on n’appelle ici que le prince, a, dit-on, la petite cour la plus solennelle de l’Europe. Les anecdotes, les toilettes et les amours de cette petite cour me paraissent occuper tous les esprits et faire le fond de toutes les conversations. Notre ami, le comte Alfieri, a un prodigieux succès comme maître des cérémonies. — Les anciens grands seigneurs piémontais et les Français dans les administrations se rencontrent sans cesse à la cour et ne s’en aiment pas davantage. Les vanités du rang et de la puissance rappellent le grand monde de Paris, mais sont bien plus ridicules parce qu’elles s’agitent dans un plus petit cercle et ne se lient à aucun intérêt politique. — Je ne crois pas qu’il y ait de pays où l’on tienne plus à la représentation ; les maisons sont des palais, et l’on y conserve l’ancien luxe d’avoir un grand nombre de domestiques ; mais quand on arrive sans être attendu, on est tout surpris, après avoir traversé des antichambres, des salons, des galeries, de trouver la maîtresse de la maison dans un cabinet écarté, éclairé par une seule chandelle. — En tout, il me paraît d’usage ici de se donner le superflu aux dépens du nécessaire. — Le prince mène la vie la plus retirée, excepté les heures de représentation. Il passe tout son temps renfermé seul au fond de son palais. Cette retraite dure depuis deux ans. On a remarqué que depuis cette époque les jalousies des dernières pièces de son appartement étaient constamment restées fermées. — Un seul valet de chambre pénètre dans le dernier appartement, qui est tous les jours garni de fleurs nouvelles et… » [Le reste manque.]
L’autre lettre, datée de Rome, nous offre des traits assez fins sur les personnes, et n’est pas exempte, par endroits, d’une douce malice :
« Rome, 21 avril (1813).
« Vous avez raison : je suis un peu difficile à vivre, mais pour rancuneuse, je ne le suis pas ; je dis ce qui me blesse et puis je n’y pense plus. — Me voici à Rome depuis douze jours. J’en ai passé cinq ou six couchée et souffrante ; me voici mieux, et je vais commencer à faire quelques courses.
— J’ai déjà vu de fort belles choses, et je regrette de n’avoir pas le talent descriptif du baron de Voght pour vous en parler. — Il a laissé de bons souvenirs ici, et votre ami Deg. (Degérando), pour lequel c’était bien plus difficile comme situation146, n’a laissé aussi que des impressions flatteuses. S’il n’a pas pu contenter tout le monde, du moins il n’a mécontenté personne, et tous rendent justice à son caractère et à ses intentions. — Vous êtes bien bon de penser à lui demander des lettres pour moi ; elles seraient inutiles. J’ai été priée en arrivant chez toutes les autorités, le gouverneur, le préfet et l’administrateur de police. Je n’ai pas accepté les invitations parce que j’étais encore souffrante ; mais je me trouve en relation de visite avec tout le monde.
— Werner, que vous connaissez, je crois (auteur Attila et de Luther, deux tragédies qui ont fait grand bruit en Allemagne), se trouve dans ce moment à Rome. Il s’est fait catholique et me paraît dans la plus haute exaltation religieuse. — J’ai vu aussi M. de Chabot, ami de Matthieu, un jeune homme aimable et bon, passant aussi sa vie dans les églises. Voilà les heureux du siècle ! — Il vient d’arriver M. Millin l’antiquaire : il m’a parlé de M. Artaud, de M. Richard, de M. Revoil147; mais je n’ai trouvé d’autre charme dans sa conversation que les souvenirs de la patrie lyonnaise. Quoiqu’il soit homme d’esprit et qu’il ait le goût et l’habitude du monde, je ne sais pourquoi il ne me plaît guère. Il vient de m’envoyer ses derniers ouvrages ; si je les trouve dignes de vous, je vous les ferai passer. — Le directeur de la police, M. de Norvins, m’a parlé de vous ; il connaît plusieurs de vos amis et des miens, et parle de vous comme tout le monde en parle. C’est une chose rare dans les temps actuels que d’avoir traversé tous ces orages sans se faire un ennemi, et d’être suivi dans sa retraite de l’affection de ses amis et de la haute estime des indifférents. — Ce M. de Norvins est certainement un homme d’esprit. Il m’a mise dans la confidence de quelques écrits qui prouvent du talent ; mais il y a en lui un mélange de l’ancien et du nouveau régime qui m’étonne toujours. C’est quelquefois M. de Narbonne, et l’instant d’après c’est Regnaud de Saint-Jean d’Angély. Du reste il est parfaitement soigneux et aimable pour moi. — Le général Miollis paraît le meilleur homme du monde ; il est aimé. Je lui ai parlé de Corinne ; il ne savait pas ce que je voulais dire. Il a cru que c’était une ville d’Italie qu’il no connaissait pas. — Pourquoi donc vous opposer au départ de M. Ballanche ? Voilà un vrai sujet de querelle. Savez-vous bien que M. Ballanche est, après vous, la personne avec laquelle j’aimerais le mieux voyager ! Mais j’avoue que c’est après vous. Il me plaît, lui, par tout ce que j’ai de bon dans l’âme ; mais vous, vous me plaisez également par ce que j’ai de bon et par ce que j’ai de mauvais. Prenez cela pour une épigramme, si vous voulez, et plaignez-vous d’être à la fois assez aimable pour plaire à mes goûts frivoles, tandis que vous me prenez l’âme par tout ce qu’il y a de noble et de pur dans la vôtre. Julie ne sera pas jalouse de cette déclaration ; je la porte avec vous dans mon cœur, cette aimable et attachante Julie. — Pourquoi ne me donnez-vous pas de nouvelles de Mme de Luvnes et de Mme de Chevreuse ? Je suis inquiète de cette dernière148, et je vous demande d’aller de ma part savoir de ses nouvelles. — Soyez assez bon aussi pour parler de moi à M. et Mme… (Le reste de la lettre manque.)
1814, en changeant l’aspect de la France, ramena sur la scène Camille Jordan. Lyon se voyant investi par les armées étrangères, ses concitoyens le nommèrent d’une députation qui fut envoyée à Dijon, au quartier général de l’empereur d’Autriche. Louis XVIII une fois reconnu roi de France, il fut membre d’une autre députation solennelle chargée de présenter au lieutenant général du royaume les hommages et les vœux de la cité antirévolutionnaire. La première Restauration toutefois le laissa encore à l’écart, ou du moins simplement mêlé aux affaires et aux fêtes municipales. Un service public à rendre à ses compatriotes lyonnais, un legs considérable à recueillir au profit des hôpitaux, l’obligea vers ce temps d’aller à Londres. Aux approches du 20 mars, il se signala entre les personnes dévouées qui assistèrent Monsieur, comte d’Artois, venu à Lyon pour conjurer le retour de l’île d’Elbe : il fut le dernier, dit-on, à se séparer du prince. Camille Jordan prit tout à fait rang, à cette époque, parmi les royalistes bourbonniens. Il s’effaça néanmoins pendant le reste de cette année 1815, résista aux suffrages qui venaient s’offrir, et ne fit point partie de la Chambre introuvable. Il fut lent, selon sa propre expression, à « s’ébranler du sein d’une longue retraite qu’embellissaient pour lui toutes les affections domestiques. » Ce ne fut qu’après l’ordonnance du 5 septembre qu’il fit sa rentrée dans la carrière politique, en 1816. Élu député, il eut bientôt le titre de conseiller d’État. Un nouveau et dernier Camille Jordan, désormais tout en vue, nous apparaît.
Les événements de 1815 et l’absence de Mme de Staël, qui était partie
après les Cent-Jours pour l’Italie, avaient causé une interruption de correspondance entre
elle et Camille. Il est à remarquer cependant combien il est lent et paresseux à écrire,
et comme il a souvent besoin d’être provoqué. Dès le commencement de leur liaison, Mme de Staël l’avait agréablement signalé à Degérando pour ce défaut-là.
« Il a une paresse à la Narbonne »
, disait-elle. Dans une lettre qu’elle
écrivait à Mme Degérando en partant pour l’Italie, et qui est datée de
Martigny le 27 septembre 1815, je retrouve une mention de Camille avec le vœu que formait
pour lui alors sa généreuse amie :
« Parlez de moi, je vous prie, à Camille Jordan. Il m’a bien négligée depuis un an, mais je crois encore que nous nous entendons sur tout. Il pourra faire un grand bien et jouer un beau rôle dans la Chambre peu libérale où il va se trouver. Dites-moi s’il est disposé à faire pour la liberté ce qu’il fit contre l’injustice. »
Camille y était tout disposé, si bien que ce mot de Mme de Staël renferme le programme et offre comme le résumé de toute sa vie publique. Ce que lui et son ami Royer-Collard avaient tenté avant fructidor pour la réintégration de la justice dans les lois, ils le tentèrent après 1815 pour le maintien et l’accroissement de la liberté dans les institutions ; mais Camille, encore une fois, ne fut point de cette première Chambre, comme le supposait Mme de Staël, et Royer-Collard était déjà sur la brèche et en pleine lutte, que Camille attendait encore son moment.
Aussitôt revenue de ce voyage d’Italie où elle avait assisté au mariage de sa fille, la duchesse de Broglie, Mme de Staël refaisait appel à Camille et lui demandait raison de ses lenteurs :
« Dites-moi pourquoi vous ne me donnez pas signe de vie, cher Camille, depuis un mois que je suis ici. — Je retourne le 10 du mois prochain à Paris. — Que faites-vous ? où serez-vous ? nous donnez-vous l’hiver ? Enfin il est triste de vous aimer et de ne pas causer avec vous. — Vingt fois je me dis : Comment pense Camille ? que dit-il ? que fait-il ? Mais je saurais mieux tout ce que je suppose, si je vous voyais. — Mes compliments à madame Camille.
« Ce 20 août (1816), Coppet. »
Le retour à Paris annoncé comme prochain fut retardé par l’état de santé de M. de Rocca, et c’est de Coppet encore que, sur la nouvelle de son élection, Mme de Staël écrivait à Camille en l’exhortant vivement de reprendre la vie politique comme elle l’avait précédemment convié à la gloire littéraire
« Coppet, ce 12 septembre 1816.
« Je vous prie, mon cher Camille, au nom de la France et de vous, d’accepter la place de député et d’y consacrer toute votre éloquence. Jamais le pouvoir des individus n’a été plus grand qu’à présent, et c’est peut-être la seule fois depuis 1789 où les hommes puissent créer les circonstances. Je vous demande deux lignes sur votre nomination, votre acceptation et vos collègues.
« Je vous adjure de renoncer à la vie privée au nom de tous les devoirs, devant Dieu et devant les hommes.
« P. S. Lady Jersey, qui est chez moi dans ce moment, se rappelle à votre souvenir. »
Enfin le billet suivant, le dernier que nous ayons, fut écrit après le retour à Paris :
« Comment n’êtes-vous pas venu me voir hier, ayant à me parler de votre nomination ? — Je vous attends ce soir jusqu’à dix heures. — Il faut absolument que je parle avec vous. — Vous n’oubliez pas que vous dînez chez moi samedi.
N. de Stael-H.
« Ce mardi. »
Il ne saurait entrer dans mon dessein d’achever la biographie de Camille Jordan. Il
faudrait pour cela reprendre dès l’origine, et de 1816 à 1821, l’histoire des sessions
parlementaires auxquelles il ne cessa d’être mêlé et où son éloquence reparut et se
manifesta avec tant d’éclat : de dignes historiens l’ont fait en marquant dans chaque
discussion la part importante qui lui revient. Son rôle pendant ces quatre années peut se
diviser en deux temps fort distincts : dans toute la première période, il est avec le
ministère ; il appuie le gouvernement, car le gouvernement à cette époque avait à lutter
contre un parti et contre une faction. Mais du moment que le gouvernement recule et dévie,
qu’il rouvre la porte à ce parti de la réaction, à ce funeste parti de 1815,
malheureusement plus vivace en France qu’on ne l’aurait cru, et qu’il lui concède une
influence croissante dans les conseils et dans la proposition des lois, Camille Jordan se
retire ; il reprend sa place à la tête de l’opposition, et d’une opposition qui, pour être
dynastique et royaliste, n’en est pas moins énergique et vive. Il marche dans une parfaite
union, dans un concert unanime avec Royer-Collard. Il ne craint pas de mécontenter en haut
lieu et d’encourir la disgrâce. Sa parole est ardente, et comme aux jours de fructidor,
quand une accusation injuste, quand une mesure illégitime vient froisser sa conscience,
quand un appel à l’iniquité s’élève, quand la Constitution, la Charte, lui paraît en
péril, il est des premiers à protester avec émotion : il s’enflamme, et son éloquence a
cela de particulier entre toutes, qu’elle exhale le cri des entrailles. Sa santé
affaiblie, une affection organique incurable dont il se sentait miné lentement et qu’il
supportait avec douceur et presque avec sourire, imprimait à ses discours un accent plus
profond, plus pénétré. Il avait d’abord songé, dès les premières atteintes du mal, à
renoncer à la vie publique, à refuser sa réélection de député (octobre 1818) :
désapprouvé, blâmé fortement par ses amis politiques (Royer-Collard, M. Guizot, même M.
Lainé) pour cette résolution qu’il avait prise de loin sans les consulter, il se laissa
vaincre ; mais en le revoyant ils purent trop bien reconnaître que leur ami faisait un
sacrifice au devoir. Chaque discours de lui désormais était au prix d’un visible et
touchant épuisement. Un témoin de ce temps-là, un anonyme en qui je crois reconnaître la
plume distinguée de Henri de Latouche, nous l’a présenté tel qu’il parut à la session de
1820, dans cette esquisse ressemblante et fidèle : « Si vous voyez s’avancer à la
tribune d’un pas lent et réfléchi un homme de taille élevée, la figure douce et
valétudinaire, les cheveux courts, poudrés et un peu crêpés ; si cet orateur promène sur
l’Assemblée un œil de bienveillance et de conviction ; que son discours soit commencé
d’un accent noble, assuré et modeste à la fois, recueillez-vous, gardez un religieux
silence, prêtez une exclusive attention. M. Camille Jordan va parler149 ! »
Mme de Staël l’avait précédé dans la tombe : si elle lui avait survécu, elle l’aurait approuvé et applaudi jusqu’au terme ; elle l’eût de plus en plus admiré. Mme Récamier continua de l’aimer comme aux jours d’autrefois, comme aux années de l’exil à Lyon, comme aux plus anciennes et riantes saisons de 1802, quand elle fallait chercher loin du monde, dans sa petite chambre de Meudon, pour faire ensemble des promenades dans les ruines. Les deux billets d’elle qui suivent, et dont l’un est écrit de la Vallée-aux-Loups, se rapportent aux dernières années de Camille :
« Cher Camille, j’ai été si triste et si souffrante que je n’ai même pas eu le courage de vous demander de venir dans cette belle petite vallée. Je voudrais bien obtenir de vous et de Julie la journée de mardi. — Je pars incessamment pour les eaux, et je voudrais emporter le souvenir d’une journée de vous.
J. R.
« De la vallée, 5 juin (1819). »
Et encore :
« Voici, cher Camille, l’ouvrage que vous désirez. Je me flatte que vos impressions seront d’accord avec les miennes.
— Donnez-moi de vos nouvelles et des nouvelles de Julie.
— Quelle douce soirée nous avons passée hier ! que vous êtes aimable150 ! »
Mme Récamier pourtant n’était pas sans souffrir quelquefois du refroidissement inévitable que des lignes politiques de plus en plus divergentes amenaient par degrés dans cette tendre intimité de Camille Jordan et de Matthieu de Montmorency. La situation était plus forte que les sentiments ; la contradiction des esprits s’étendait et prenait jusque sur les cœurs : la grâce elle-même et son doux génie en personne n’y pouvaient rien.
Au contraire de la plupart des hommes, au lieu de se décourager et de s’amollir en avançant dans la vie, Camille, sans cependant s’aigrir et s’irriter, était allé s’affermissant de plus en plus et se trempant d’une énergie nouvelle. Après tout, quand on le considère de près et qu’on l’étudie, on reconnaît qu’il suivit toujours la même ligne de principes, le même ordre d’inspirations, puisées aux mêmes sources morales ; mais il était en progrès. Sous le Directoire, au conseil des Cinq-Cents, il avait voulu civiliser, humaniser la Révolution et tirer de cette Constitution de l’an III la véritable liberté, la véritable égalité et la justice. Le lendemain du vote pour le Consulat à vie, il avait essayé de montrer que cette autre Constitution de l’an vin était perfectible, et qu’avec un peu de bonne volonté on pouvait en tirer des institutions, des garanties, tout un ordre de choses qui terminât la Révolution en assurant et en limitant ses conquêtes politiques et civiles. Sous la Restauration, il essayait de même de demander à la Charte tout ce qu’elle contenait, et d’en faire découler les conséquences naturelles ; il s’indignait surtout qu’on la faussât, qu’on la torturât dans un mauvais sens, au gré des passions, au détriment de la monarchie comme du peuple. Dans cette triple carrière et en ces trois grandes conjonctures, Camille Jordan fut fidèle à ses principes et à lui-même ; mais sous la Restauration il avait toute sa maturité, son autorité croissait de jour en jour, son éloquence dans un corps usé avait grandi, et le poids de chacune de ses paroles, auquel s’ajoutaient tous les titres du passé et l’honneur d’une belle vie, était considérable.
Et cette autorité, ne vous semble-t-il pas qu’il l’ait léguée à son ami Royer-Collard, à cet autre lui-même qui en hérita et qui vit bientôt doubler la sienne ? Et lorsque plus tard, dans cette lutte déclarée du droit contre la fraude et du pays contre un parti, lorsqu’à l’heure du triomphe légal le grand citoyen fut nommé député sept fois, j’ai peine à croire que de ces sept élections il n’en fût pas revenu deux ou trois à Camille, s’il avait vécu. Mais à chacun sa destinée, à chacun son lot ! et la carrière de Camille, sans être allée jusqu’à la vieillesse, est assez complète, assez parfaite en soi pour n’avoir rien à envier.
Immortel honneur de son nom ! belle et pure et rare louange qu’il mérite ! il ne se blasa jamais comme tant d’autres avec les années ; l’expérience n’émoussa point sa vivacité et n’amortit point sa fraîcheur morale ; il garda jusqu’à la fin toute sa tendresse d’impressions, sa sincérité et sa candeur. En un mot, il resta toujours une âme neuve qui se révoltait, qui éclatait en présence du mal, du mensonge, de l’intrigue, de l’injustice. Cela étonnait un peu ses amis du monde et de salon, qui se demandaient comment un tel homme si doux, si plein d’aménité dans le commerce habituel, pouvait trouver à la tribune des paroles souvent si âpres et si brûlantes. Nature intègre, conscience restée vierge et non usée, ils ne le connaissaient qu’à demi. Rendons-lui le plein et entier hommage qui lui est dû. Mort à cinquante ans (19 mai 1821), sans une déviation, sans un pas en arrière, sans une tache, je ne sais point parmi les hommes qui ont traversé la politique, et qui y ont marqué par le talent, — je ne crois pas qu’en aucun temps on puisse trouver une plus attrayante physionomie, une plus belle âme.
Il n’est pas, il ne sera pas oublié, il ne saurait l’être ; mais les générations passent vite, et les réputations d’orateur excellent, et même d’orateur homme de bien, comme était la sienne, ne sont bientôt plus qu’un nom. Le hasard l’a mieux servi aujourd’hui. Les lettres retrouvées de Mme de Staël, dans lesquelles il nous est rendu si vivant et avec charme, seront désormais un heureux rajeunissement pour sa mémoire, une dernière et perpétuelle couronne sur son tombeau.