Chapitre IV.
Construction de la société future
I. Méthode mathématique Définition de l’homme abstrait Contrat social Indépendance et égalité des contractants Tous seront égaux devant la loi, et chacun aura une part dans la souveraineté.
Considérez donc la société future telle qu’elle apparaît à cet instant à nos législateurs de cabinet, et songez qu’elle apparaîtra bientôt sous le même aspect aux législateurs d’assemblée. — À leurs yeux le moment décisif est arrivé. Désormais il y aura deux histoires425, l’une celle du passé, l’autre celle de l’avenir, auparavant l’histoire de l’homme encore dépourvu de raison, maintenant l’histoire de l’homme raisonnable. Enfin le règne du droit va commencer. De tout ce que le passé a fondé et transmis, rien n’est légitime. Par-dessus l’homme naturel, il a créé un homme artificiel, ecclésiastique ou laïque, noble ou roturier, roi ou sujet, propriétaire ou prolétaire, ignorant ou lettré, paysan ou citadin, esclave ou maître, toutes qualités factices dont il ne faut point tenir compte, puisque leur origine est entachée de violence et de dol. Otons ces vêtements surajoutés ; prenons l’homme en soi, le même dans toutes les conditions, dans toutes les situations, dans tous les pays, dans tous les siècles, et cherchons le genre d’association qui lui convient. Le problème ainsi posé, tout le reste suit Conformément aux habitudes de l’esprit classique et aux préceptes de l’idéologie régnante, on construit la politique sur le modèle des mathématiques426. On isole une donnée simple, très générale, très accessible à l’observation, très familière, et que l’écolier le plus inattentif et le plus ignorant peut aisément saisir. Retranchez toutes les différences qui séparent un homme des autres ; ne conservez de lui que la portion commune à lui et aux autres. Ce reliquat est l’homme en général, en d’autres termes « un être sensible et raisonnable, qui en cette qualité évite la douleur, cherche le plaisir », et partant aspire « au bonheur, c’est-à-dire à un état stable dans lequel on éprouve plus de plaisir que de peine427 », ou bien encore « c’est un être sensible, capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales428 ». Le premier venu peut trouver cette notion dans son expérience et la vérifier lui-même du premier regard. Telle est l’unité sociale ; réunissons-en plusieurs, mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et voilà le peuple français. On suppose des hommes nés à vingt et un ans, sans parents, sans passé, sans tradition, sans obligations, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux. En cet état, et au moment de contracter ensemble, tous sont égaux ; car, par définition, nous avons écarté les qualités extrinsèques et postiches par lesquelles seules ils différaient. Tous sont libres ; car, par définition, nous avons supprimé les sujétions injustes que la force brutale et le préjugé héréditaire leur imposaient Mais, tous étant égaux, il n’y a aucune raison pour que, par leur contrat, ils concèdent des avantages particuliers à l’un plutôt qu’à l’autre. Ainsi tous seront égaux devant la loi ; nulle personne, famille ou classe, n’aura de privilège ; nul ne pourra réclamer un droit dont un autre serait privé ; nul ne devra porter une charge dont un autre serait exempt D’autre part, tous étant libres, chacun entre avec sa volonté propre dans le faisceau de volontés qui constitue la société nouvelle ; il faut que, dans les résolutions communes, il intervienne pour sa part. Il ne s’est engagé qu’à cette condition ; il n’est tenu de respecter les lois que parce qu’il a contribué à les faire, et d’obéir aux magistrats que parce qu’il a contribué à les élire. Au fond de toute autorité légitime, on doit retrouver son consentement ou son vote, et, dans le citoyen le plus humble, les plus hauts pouvoirs publics sont obligés de reconnaître un des membres de leur souverain. Nul ne peut aliéner ni perdre cette part de souveraineté ; elle est inséparable de sa personne, et, quand il en délègue l’usage, il en garde la propriété Liberté, égalité, souveraineté du peuple, ce sont là les premiers articles du contrat social. On les a déduits rigoureusement d’une définition primordiale ; on déduira d’eux non moins rigoureusement les autres droits du citoyen, les grands traits de la constitution, les, principales lois politiques ou civiles, bref l’ordre, la forme et l’esprit de l’État nouveau.
II. Premières conséquences L’application de cette théorie est aisée Motifs de confiance, persuasion que l’homme est par essence raisonnable et bon.
De là deux conséquences En premier lieu, la société ainsi construite est la seule juste ; car, à l’inverse de toutes les autres, elle n’est pas l’œuvre d’une tradition aveuglément subie, mais d’un contrat conclu entre égaux, examiné en pleine lumière et consenti en pleine liberté429. Composé de théorèmes prouvés, le contrat social a l’autorité de la géométrie ; c’est pourquoi il vaut comme elle en tous temps, en tous lieux pour tout peuple ; son établissement est de droit. Quiconque y fait obstacle est l’ennemi du genre humain ; gouvernement, aristocratie, clergé, quel qu’il soit, il faut l’abattre. Contre lui la révolte n’est qu’une juste défense ; quand nous nous ôtons de ses mains, nous ne faisons que reprendre ce qu’il détient à tort et ce qui est légitimement à nous En second lieu, le code social, tel qu’on vient de l’exposer, va, une fois promulgué, s’appliquer sans obscurité ni résistance : car il est une sorte de géométrie morale plus simple que l’autre, réduite aux premiers éléments, fondée sur la notion la plus claire et la plus vulgaire, et conduisant en quatre pas aux vérités capitales. Pour comprendre et appliquer ces vérités, il n’est pas besoin d’étude préalable ou de réflexion profonde : il suffit du bon sens et même du sens commun. Le préjugé et l’intérêt pourraient seuls en ternir l’évidence ; mais jamais cette évidence ne manquera à une tête saine et à un cœur droit. Expliquez à un ouvrier, à un paysan les droits de l’homme, et tout de suite il deviendra un bon politique ; faites réciter aux enfants le catéchisme du citoyen et, au sortir de l’école, ils sauront leurs devoirs et leurs droits aussi bien que les quatre règles Là-dessus l’espérance ouvre ses ailes toutes grandes ; tous les obstacles semblent levés. Il est admis que, d’elle-même et par sa propre force, la théorie engendre la pratique, et qu’il suffit aux hommes de décréter ou d’accepter le pacte social pour acquérir du même coup la capacité de le comprendre et la volonté de l’accomplir.
Confiance merveilleuse, inexplicable au premier abord, et qui suppose à l’endroit de l’homme une idée que nous n’avons plus. En effet, on le croyait raisonnable et même bon par essence Raisonnable, c’est-à-dire capable de donner son assentiment à un principe clair, de suivre la filière des raisonnements ultérieurs, d’entendre et d’accepter la conclusion finale, pour en tirer soi-même à l’occasion les conséquences variées qu’elle renferme : tel est l’homme ordinaire aux yeux des écrivains du temps : c’est qu’ils le jugent d’après eux-mêmes. Pour eux, l’esprit humain, c’est leur esprit, l’esprit classique. Depuis cent cinquante ans, il règne dans la littérature, dans la philosophie, dans la science, dans l’éducation, dans la conversation, en vertu de la tradition, de l’habitude et du bon goût. On n’en tolère pas d’autre, on n’en imagine pas d’autre, et si, dans ce cercle fermé, un étranger parvient à s’introduire, c’est à la condition d’employer l’idiome oratoire que la raison raisonnante impose à tous ses hôtes, Grecs, Anglais, barbares, paysans et sauvages, si différents qu’ils soient entre eux, et si différents qu’ils soient d’elle-même. Dans Buffon, le premier homme, racontant les premières heures de sa vie, analyse ses sensations, ses émotions, ses motifs aussi finement que ferait Condillac lui-même. Chez Diderot, Otou l’Otaïtien, chez Bernardin de Saint-Pierre, un demi-sauvage de l’Indoustan et un vieux colon de l’Ile-de-France, chez Rousseau, un vicaire de campagne, un jardinier, un joueur de gobelets, sont des discoureurs et des moralistes accomplis. Chez Marmontel, Florian, dans toute la petite littérature qui précède ou accompagne la Révolution, dans tout le théâtre tragique ou comique, le personnage, quel qu’il soit, villageois inculte, barbare tatoué, sauvage nu, a pour premier fond le talent de s’expliquer, de raisonner, de suivre avec intelligence et avec attention un discours abstrait, d’enfiler de lui-même ou sur les pas d’un guide l’allée rectiligne des idées générales. Ainsi, pour les spectateurs du dix-huitième siècle, la raison est partout, et il n’y a qu’elle au monde. Une forme d’esprit si universelle ne peut manquer de leur sembler naturelle ; ils sont comme des gens qui, ne parlant qu’une langue et ayant toujours parlé aisément, ne conçoivent pas qu’on puisse parler une autre langue, ni qu’il y ait auprès d’eux des muets ou des sourds D’autant plus que la théorie autorise leur préjugé. Selon l’idéologie nouvelle, tout esprit est à la portée de toute vérité. S’il n’y atteint pas, la faute est à nous qui l’avons mal préparé ; il y arrivera, si nous prenons la peine de l’y conduire. Car il a des sens comme nous, et les sensations rappelées, combinées, notées par des signes, suffisent pour former « non seulement toutes nos idées, mais encore toutes nos facultés430 ». Une filiation exacte et continue rattache à nos perceptions les plus simples les sciences les plus compliquées, et, du plus bas degré au plus élevé, on peut poser une échelle ; quand l’écolier s’arrête en chemin, c’est que nous avons laissé trop d’intervalle entre deux échelons ; n’omettons aucun intermédiaire, et il montera jusqu’au sommet À cette haute idée des facultés de l’homme s’ajoute une idée non moins haute de son cœur. Rousseau a déclaré qu’il est bon, et le beau monde s’est jeté dans cette croyance avec toutes les exagérations de la mode et toute la sentimentalité des salons. On est convaincu que l’homme, surtout l’homme du peuple, est naturellement sensible, affectueux, que tout de suite il est touché par les bienfaits et disposé à les reconnaître, qu’il s’attendrit à la moindre marque d’intérêt, qu’il est capable de toutes les délicatesses. Les estampes431 représentent dans une chaumière délabrée deux enfants, l’un de cinq ans, l’autre de trois, auprès de leur grand’mère infirme, l’un lui soulevant la tête, l’autre lui donnant à boire ; le père et la mère qui rentrent voient ce spectacle touchant, et « ces bonnes gens se trouvent alors si heureux d’avoir de tels enfants qu’ils oublient qu’ils sont pauvres » « Ô mon père432, s’écrie un jeune pâtre des Pyrénées, recevez ce chien fidèle qui m’obéit depuis sept ans ; qu’à l’avenir il vous suive et vous défende ; il ne m’aura jamais plus utilement servi. » — Il serait trop long de suivre dans la littérature de la fin du siècle, depuis Marmontel jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre, depuis Florian jusqu’à Berquin et Bitaubé, la répétition interminable de ces douceurs et de ces fadeurs L’illusion gagne jusqu’aux hommes d’État. « Sire, dit Turgot en présentant au roi un plan d’éducation politique433, j’ose vous répondre que dans dix ans votre nation ne sera plus reconnaissable, et que, par les lumières, les bonnes mœurs, par le zèle éclairé pour votre service et pour celui de la patrie, elle sera au-dessus des autres peuples. Les enfants qui ont actuellement dix ans se trouveront alors des hommes préparés pour l’État, affectionnés à leur pays, soumis, non par crainte, mais par raison, à l’autorité, secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la justice. » — Au mois de janvier 1789434, Necker, à qui M. de Bouillé montrait le danger imminent et les entreprises immanquables du Tiers, « répondait froidement et en levant les yeux au ciel qu’il fallait bien compter sur les vertus morales des hommes » Au fond, quand on voulait se représenter la fondation d’une société humaine, on imaginait vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à celle qu’on voyait sur le frontispice des livres▶ illustrés de morale et de politique. Des hommes demi-nus ou vêtus de peaux de bêtes sont assemblés sous un grand chêne ; au milieu d’eux, un vieillard vénérable se lève, et leur parle « le langage de la nature et de la raison » ; il leur propose de s’unir, et leur explique à quoi ils s’obligent par cet engagement mutuel ; il leur montre l’accord de l’intérêt public et de l’intérêt privé, et finit en leur faisant sentir les beautés de la vertu435. Tous aussitôt poussent des cris d’allégresse, s’embrassent, s’empressent autour de lui et le choisissent pour magistrat ; de toutes parts on danse sous les ormeaux, et la félicité désormais est établie sur la terre Je n’exagère pas. Les adresses de l’Assemblée nationale à la nation seront des harangues de ce style. Pendant des années, le gouvernement parlera au peuple comme à un berger de Gessner. On priera les paysans de ne plus brûler les châteaux, parce que cela fait de la peine à leur bon roi. On les exhortera « à l’étonner par leurs vertus, pour qu’il reçoive plus tôt le prix des siennes436 ». Au plus fort de la Jacquerie, les sages du temps supposeront toujours qu’ils vivent en pleine églogue, et qu’avec un air de flûte ils vont ramener dans la bergerie la meute hurlante des colères bestiales et des appétits déchaînés.
III. Insuffisance et fragilité de la raison dans l’humanité Insuffisance et rareté de la raison dans l’humanité Rôle subalterne de la raison dans la conduite de l’homme Les puissances brutes et dangereuses Nature et utilité du gouvernement Par la théorie nouvelle le gouvernement devient impossible.
Il est triste, quand on s’endort dans une bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups ; et cependant, en cas de révolution, on peut s’y attendre. Ce que dans l’homme nous appelons la raison n’est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile. Il suffit des moindres notions physiologiques pour savoir qu’elle est un état d’équilibre instable, lequel dépend de l’état non moins instable du cerveau, des nerfs, du sang et de l’estomac. Prenez des femmes qui ont faim et des hommes qui ont bu ; mettez-en mille ensemble, laissez-les s’échauffer par leurs cris, par l’attente, par la contagion mutuelle de leur émotion croissante ; au bout de quelques heures, vous n’aurez plus qu’une cohue de fous dangereux ; dès 1789 on le saura et de reste Maintenant, interrogez la psychologie : la plus simple opération mentale, une perception des sens, un souvenir, l’application d’un nom, un jugement ordinaire est le jeu d’une mécanique compliquée, l’œuvre commune et finale437 de plusieurs millions de rouages qui, pareils à ceux d’une horloge, tirent et poussent à l’aveugle, chacun pour soi, chacun entraîné par sa propre force, chacun maintenu dans son office par des compensations et des contrepoids. Si l’aiguille marque l’heure à peu près juste, c’est par l’effet d’une rencontre qui est une merveille, pour ne pas dire un miracle, et l’hallucination, le délire, la monomanie, qui habitent à notre porte, sont toujours sur le point d’entrer en nous. À proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la santé de notre esprit, comme la santé de nos organes, n’est qu’une réussite fréquente et un bel accident. Si telle est la chance pour la trame et le canevas grossier, pour les gros fils à peu près solides de notre intelligence, quels doivent être les hasards pour la broderie ultérieure et superposée, pour le réseau subtil et compliqué qui est la raison proprement dite et se compose d’idées générales ? Formées par un lent et délicat tissage, à travers un long appareil de signes, parmi les tiraillements de l’orgueil, de l’enthousiasme et de l’entêtement dogmatique, combien de chances pour que, dans la meilleure tête, ces idées correspondent mal aux choses ! Là-dessus, dès à présent, il suffit de voir chez nos philosophes, chez nos politiques, l’idylle en vogue Si tels sont les esprits supérieurs, que dirons-nous de la foule, du peuple, des cerveaux bruts et demi-bruts ? Autant la raison est boiteuse dans l’homme, autant elle est rare dans l’humanité. Les idées générales et le raisonnement suivi ne se rencontrent que chez une petite élite. Pour acquérir l’intelligence des mots abstraits et l’habitude des déductions suivies, il faut au préalable une préparation spéciale, un exercice prolongé, une pratique ancienne, outre cela, s’il s’agit de politique, le sang-froid qui, laissant à la réflexion toutes ses prises, permet à l’homme de se détacher un instant de lui-même pour considérer ses intérêts en spectateur désintéressé. Si l’une de ces conditions manque, la raison, surtout la raison politique, est absente. — Chez le paysan, chez le villageois, chez l’homme appliqué dès son enfance au travail manuel, non seulement le réseau des conceptions supérieures fait défaut, mais encore les instruments internes qui pourraient le tisser ne sont pas formés. Accoutumé au grand air et à l’exercice des membres, s’il reste immobile, au bout d’un quart d’heure son attention défaille ; les phrases générales n’entrent plus en lui que comme un bruit ; les combinaisons mentales qu’elles devraient provoquer ne peuvent se faire. Il s’assoupit, à moins que la voix vibrante ne réveille en lui par contagion les instincts de la chair et du sang, les convoitises personnelles, les sourdes inimitiés qui, contenues par une discipline extérieure, sont toujours prêtes à se débrider. — Chez le demi-lettré, même chez l’homme qui se croit cultivé et lit les journaux, presque toujours les principes sont des hôtes disproportionnés ; ils dépassent sa compréhension ; en vain il récite ses dogmes ; il n’en peut mesurer la portée, il n’en saisit pas les limites, il en oublie les restrictions, il en fausse les applications. Ce sont des composés de laboratoire qui restent inoffensifs dans le cabinet et sous la main du chimiste, mais qui deviennent terribles dans la rue et sous les pieds du passant. — On ne s’en apercevra que trop bien tout à l’heure, quand les explosions iront se propageant sur tous les points du territoire, quand, au nom de la souveraineté du peuple, chaque commune, chaque attroupement se croira la nation et agira en conséquence, quand la raison, aux mains de ses nouveaux interprètes, instituera à demeure l’émeute dans les rues et la jacquerie dans les champs.
C’est qu’à son endroit les philosophes du siècle se sont mépris de deux façons. Non seulement la raison n’est point naturelle à l’homme ni universelle dans l’humanité ; mais encore, dans la conduite de l’homme et de l’humanité, son influence est petite. Sauf chez quelques froides et lucides intelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon, en qui elle peut régner parce qu’elle ne rencontre pas de rivales, elle est bien loin de jouer le premier rôle ; il appartient à d’autres puissances, nées avec nous, et qui, à titre de premiers occupants, restent en possession du logis. La place que la raison y obtient est toujours étroite ; l’office qu’elle y remplit est le plus souvent secondaire. Ouvertement ou en secret, elle n’est qu’un subalterne commode, un avocat domestique et perpétuellement suborné, que les propriétaires emploient à plaider leurs affaires ; s’ils lui cèdent le pas en public, c’est par bienséance. Ils ont beau la proclamer souveraine légitime, ils ne lui laissent jamais sur eux qu’une autorité passagère, et, sous son gouvernement nominal, ils sont les maîtres de la maison. Ces maîtres de l’homme sont le tempérament physique, les besoins corporels, l’instinct animal, le préjugé héréditaire, l’imagination, en général la passion dominante, plus particulièrement l’intérêt personnel ou l’intérêt de famille, de caste, de parti. Nous nous tromperions gravement si nous pensions qu’ils sont bons par nature, généreux, sympathiques, ou, tout au moins, doux, maniables, prompts à se subordonner à l’intérêt social ou à l’intérêt d’autrui. Il y en a plusieurs, et des plus forts, qui, livrés à eux-mêmes, ne feraient que du ravage. — En premier lieu, s’il n’est pas sûr que l’homme soit par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il est certain que, par sa structure, il est un animal très voisin du singe, muni de canines, carnivore et carnassier, jadis cannibale, par suite chasseur et belliqueux. De là en lui un fonds persistant de brutalité, de férocité, d’instincts violents et destructeurs, auxquels s’ajoutent, s’il est Français, la gaieté, le rire, et le plus étrange besoin de gambader, de polissonner au milieu des dégâts qu’il fait ; on le verra à l’œuvre. — En second lieu, dès l’origine, sa condition l’a jeté nu et dépourvu sur une terre ingrate où la subsistance est difficile, où, sous peine de mort, il est tenu de faire des provisions et des épargnes. De là pour lui la préoccupation constante et l’idée fixe d’acquérir, d’amasser et de posséder, la rapacité et l’avarice, notamment dans la classe qui, collée à la glèbe, jeûne depuis soixante générations pour nourrir les autres classes, et dont les mains crochues s’étendent incessamment pour saisir ce sol où elles font pousser les fruits ; on la verra à l’œuvre. — En dernier lieu, son organisation mentale plus fine a fait de lui, dès les premiers jours, un être imaginatif en qui les songes pullulants se développent d’eux-mêmes en chimères monstrueuses, pour amplifier au-delà de toute mesure ses craintes, ses espérances et ses désirs. De là en lui un excès de sensibilité, des afflux soudains d’émotion, de transports contagieux, des courants de passion irrésistible, des épidémies de crédulité et de soupçon, bref l’enthousiasme et la panique, surtout s’il est Français, c’est-à-dire excitable et communicatif, aisément jeté hors de son assiette et prompt à recevoir les impulsions étrangères, dépourvu du lest naturel que le tempérament flegmatique et la concentration de la pensée solitaire entretiennent chez ses voisins Germains ou Latins ; on verra tout cela à l’œuvre. — Voilà quelques-unes des puissances brutes qui gouvernent la vie humaine. En temps ordinaire, nous ne les remarquons pas ; comme elles sont contenues, elles ne sous semblent plus redoutables. Nous supposons qu’elles sont apaisées, amorties ; nous voulons croire que la discipline imposée leur est devenue naturelle, et qu’à force de couler entre des digues elles ont pris l’habitude de rester dans leur lit. La vérité est que, comme toutes les puissances brutes, comme un fleuve ou un torrent, elles n’y restent que par contrainte ; c’est la digue qui, par sa résistance, fait leur modération. Contre leurs débordements et leurs dévastations, il a fallu installer une force égale à leur force, graduée selon leur degré, d’autant plus rigide qu’elles sont plus menaçantes, despotique au besoin contre leur despotisme, en tout cas contraignante et répressive, à l’origine un chef de bande, plus tard un chef d’armée, de toutes façons un gendarme élu ou héréditaire, aux yeux vigilants, aux mains rudes, qui, par des voies de fait, inspire la crainte et, par la crainte, maintienne la paix. Pour diriger et limiter ses coups, on emploie divers mécanismes, constitution préalable, division des pouvoirs, code, tribunaux, formes légales. Au bout de tous ces rouages apparaît toujours le ressort final, l’instrument efficace, je veux dire le gendarme armé contre le sauvage, le brigand et le fou que chacun de nous recèle, endormis ou enchaînés, mais toujours vivants, dans la caverne de son propre cœur.
Au contraire, dans la théorie nouvelle, c’est contre le gendarme que tous les principes sont promulgués, toutes les précautions prises, toutes les défiances éveillées. Au nom de la souveraineté du peuple, on retire au gouvernement toute autorité, toute prérogative, toute initiative, toute durée et toute force. Le peuple est souverain, et le gouvernement n’est que son commis, moins que son commis, son domestique. — Entre eux « point de contrat » indéfini ou au moins durable, « et qui ne puisse être annulé que par un consentement mutuel ou par l’infidélité d’une des deux parties ». — « Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse jamais enfreindre. » — Point de charte consacrée et inviolable « qui enchaîne un peuple aux formes de constitution une fois établies ». — « Le droit de les changer est la première garantie de tous les autres. » — « Il n’y a pas, il ne peut y avoir aucune loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. » — C’est par usurpation et mensonge qu’un prince, une assemblée, des magistrats se disent les représentants du peuple. « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée… À l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus… Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien… Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires, ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi438. » — « Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une fois fixé la constitution de l’État en donnant sa sanction à un corps de lois ; il faut encore qu’il y ait des assemblées fixes et périodiques que rien ne puisse abolir ni proroger, tellement qu’au jour marqué le peuple soit légitimement convoqué par la loi, sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune autre convocation formelle… À l’instant que le peuple est ainsi assemblé, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue », la société recommence, et les citoyens, rendus à leur indépendance primitive, refont à leur volonté, pour une période qu’ils fixent, le contrat provisoire qu’ils n’avaient conclu que pour une période fixée. « L’ouverture de ces assemblées qui n’ont pour objet que le maintien du traité social doit toujours se faire par deux propositions qu’on ne puisse jamais supprimer et qui passent séparément par les suffrages : la première, s’il plaît au souverain de conserver la présente forme de gouvernement ; la seconde, s’il plaît au peuple d’en laisser l’administration à ceux qui en sont actuellement chargés. » — Ainsi « l’acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n’est absolument qu’une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a fait dépositaires et qu’il peut modifier, limiter, reprendre quand il lui plaît439 ». Non seulement il garde toujours pour lui seul « la puissance législative qui lui appartient et ne peut appartenir qu’à lui », mais encore il délègue et retire à son gré la puissance exécutive. Ceux qui l’exercent sont ses employés. « Il peut les établir et les destituer quand il lui plaît. » Vis-à-vis de lui, ils n’ont aucun droit. « Il n’est point question pour eux de contracter, mais d’obéir » ; ils n’ont pas de « conditions » à lui faire ; ils ne peuvent réclamer de lui aucun engagement Ne dites pas qu’à ce compte aucun homme un peu fier et bien élevé ne voudra de nos charges et que nos chefs devront avoir un caractère de laquais. Nous ne leur laissons pas la liberté de refuser ou d’accepter un office ; nous les en chargeons d’autorité. « Dans toute véritable démocratie, la magistrature n’est pas un avantage, mais une charge onéreuse, qu’on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu’à un autre. » Nous mettons la main sur nos magistrats ; nous les prenons au collet pour les asseoir sur leurs sièges. De gré ou de force, ils sont les corvéables de l’État, plus disgraciés qu’un valet ou un manœuvre, puisque le manœuvre travaille à conditions débattues et que le valet chassé peut réclamer ses huit jours. Sitôt que le gouvernement sort de cette humble attitude, il usurpe, et les constitutions vont proclamer qu’en ce cas l’insurrection est non seulement le plus saint des droits, mais encore le premier des devoirs Là-dessus la pratique accompagne la théorie, et le dogme de la souveraineté du peuple, interprété par la foule, va produire la parfaite anarchie, jusqu’au moment où, interprété par les chefs, il produira le despotisme parfait.
IV. Secondes conséquences Par la théorie nouvelle l’État devient despote Précédents de cette théorie La centralisation administrative L’utopie des économistes Nul droit antérieur n’est valable Nulle association collatérale n’est tolérée Aliénation totale de l’individu à la communauté Droits de l’État sur la propriété, l’éducation et la religion L’État couvent spartiate.
Car la théorie a deux faces, et, tandis que d’un côté elle conduit à la démolition perpétuelle du gouvernement, elle aboutit de l’autre à la dictature illimitée de l’État. Le nouveau contrat n’est point un pacte historique, comme la Déclaration des Droits de 1688 en Angleterre, comme la Fédération de 1579 en Hollande, conclu entre des hommes réels et vivants, admettant des situations acquises, des groupes formés et des institutions établies, rédigé pour reconnaître, préciser, garantir et compléter un droit antérieur. Antérieurement au contrat social, il n’y a pas de droit véritable ; car le droit véritable ne naît que par le contrat social, seul valable, puisqu’il est le seul qui soit dressé entre des êtres parfaitement égaux et parfaitement libres, être abstraits, sortes d’unités mathématiques, toutes de même valeur, toutes ayant le même rôle, et dont nulle inégalité ou contrainte ne vient troubler les conventions. C’est pourquoi, au moment où il se conclut, tous les autres pactes deviennent nuls. Propriété, famille, Église, aucune des institutions anciennes ne peut invoquer de droit contre l’État nouveau. L’emplacement où nous le bâtissons doit être considéré comme vide ; si nous y laissons subsister une partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage ; tout le sol humain est à lui D’autre part, il n’est pas, selon la doctrine américaine, une compagnie d’assurance mutuelle, une société semblable aux autres, bornée dans son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et par laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs biens et de leurs personnes, se cotisent afin d’entretenir une armée, une maréchaussée, des tribunaux, des grandes routes, des écoles, bref les plus gros instruments de sûreté et d’utilité publiques, mais réservent le demeurant des services locaux et généraux, spirituels et matériels, à l’initiative privée et aux associations spontanées qui se formeront au fur et à mesure des occasions et des besoins. Notre État n’est point une simple machine utilitaire, un outil commode à la main, dont l’ouvrier se sert sans renoncer à l’emploi indépendant de sa main ou à l’emploi simultané d’autres outils. Premier-né, fils unique et seul représentant de la raison, il doit, pour la faire régner, ne rien laisser hors de ses prises En ceci l’ancien régime conduit au nouveau, et la pratique établie incline d’avance les esprits vers la théorie naissante. Déjà, depuis longtemps, par la centralisation administrative, l’État a la main partout440. « Sachez, disait Law au marquis d’Argenson, que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni Parlement, ni États, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépendent le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. » En fait, le roi, souverain, père et tuteur universel, conduit par ses délégués les affaires locales, et intervient par ses lettres de cachet ou par ses grâces jusque dans les affaires privées. Sur cet exemple et dans cette voie, les imaginations s’échauffent depuis un demi-siècle. Rien de plus commode qu’un tel instrument pour faire les réformes en grand et d’un seul coup. C’est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir central, les économistes ont voulu l’étendre. Au lieu de lui opposer des digues nouvelles, ils ont songé à détruire les vieux restes de digues qui le gênaient encore. « Dans un gouvernement, disent Quesnay et ses disciples, le système des contre-forces est une idée funeste… Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des contrepoids sont chimériques… Que l’État comprenne bien ses devoirs, et alors qu’on le laisse libre… Il faut que l’État gouverne selon les règles de l’ordre essentiel, et, quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant. » — Aux approches de la Révolution, la même doctrine reparaît, sauf un nom remplacé par un autre. À la souveraineté du roi, le Contrat social substitue la souveraineté du peuple. Mais la seconde est encore plus absolue que la première, et, dans le couvent démocratique que Rousseau construit sur le modèle de Sparte et de Rome, l’individu n’est rien, l’État est tout.
En effet, « les clauses du contrat social se réduisent toutes à une seule441, savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la communauté ». Chacun se donne tout entier, « tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie ». Nulle exception ni réserve ; rien de ce qu’il était ou de ce qu’il avait auparavant ne lui appartient plus en propre. Ce que désormais il sera et aura ne lui sera dévolu que par la délégation du corps social, propriétaire universel et maître absolu. Il faut que l’État ait tous les droits et que les particuliers n’en aient aucun ; sinon, il y aurait entre eux et lui des litiges, et, « comme il n’y a aucun supérieur commun qui puisse prononcer entre eux et lui », ces litiges ne finiraient pas. Au contraire, par la donation complète que chacun fait de soi, « l’union est aussi parfaite que possible » ; ayant renoncé à tout et à lui-même, « il n’a plus rien à réclamer ».
Cela posé, suivons les conséquences. — En premier lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolérance et de seconde main ; car, par le contrat social, je l’ai aliéné442, « il fait maintenant partie du bien public » ; si en ce moment j’en conserve l’usage, c’est par une concession de l’État qui m’en fait le « dépositaire ». — Et ne dites pas que cette grâce soit une restitution. « Loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la société les en dépouille, elle ne fait que changer l’usurpation en véritable droit, la jouissance en propriété. » Avant le contrat social, j’étais possesseur, non de droit, mais de fait, et même injustement si ma part était large ; car « tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire » ; et je volais les autres hommes de tout ce que je possédais au-delà de ma subsistance. C’est pourquoi, bien loin que l’État soit mon obligé, je suis le sien, et ce n’est pas mon bien qu’il me rend, c’est son bien qu’il m’octroie. D’où il suit qu’il peut mettre des conditions à son cadeau, limiter à son gré l’usage que j’en ferai, restreindre et régler ma faculté de donner, de tester. « Par nature443, le droit de propriété ne s’étend pas au-delà de la vie du propriétaire ; à l’instant qu’un homme est mort, son bien ne lui appartient plus. Ainsi, lui prescrire les conditions sous lesquelles il peut disposer, c’est au fond moins altérer son droit en apparence que l’étendre en effet. » En tout cas, comme mon titre est un effet du contrat social, il est précaire comme ce contrat lui-même ; une stipulation nouvelle suffira pour le restreindre ou le détruire. « Le souverain444 peut légitimement s’emparer des biens de tous, comme cela se fit à Sparte au temps de Lycurgue. » Dans notre couvent laïque, tout ce que chaque moine possède est un don révocable du couvent.
En second lieu, ce couvent est un séminaire. Je n’ai pas le droit d’élever mes enfants chez moi et de la façon qui me semble bonne. « Comme on ne laisse pas la raison445 de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d’autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l’éducation des enfants, qu’elle importe à l’État encore plus qu’aux pères. » — « Si l’autorité publique, en prenant la place des pères et en se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d’autant moins de sujet de s’en plaindre qu’à cet égard ils ne font proprement que changer de nom et qu’ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfants qu’ils exerçaient séparément sous le nom de pères. » En d’autres termes, vous cessez d’être père, mais, en échange, vous devenez inspecteur des écoles ; l’un vaut l’autre ; de quoi vous plaignez-vous ? C’était le cas dans l’armée permanente qu’on appelle Sparte ; là les enfants, vrais enfants de troupe, obéissaient tous également à tous les hommes faits. « Ainsi l’éducation publique, dans des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. » — C’est par elle qu’on forme d’avance le citoyen. « C’est elle446 qui doit donner aux âmes la forme nationale. Les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être : guerriers, citoyens, hommes quand il le veut, populace, canaille quand il lui plaît », et c’est par l’éducation qu’il les façonne. « Voulez-vous prendre une idée de l’éducation publique, lisez la République de Platon447… Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune, en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie, et, jusqu’à la mort, ne doit voir qu’elle… On doit l’exercer à ne jamais regarder son individu que dans ses relations avec le corps de l’État. » Telle était la pratique de Sparte et l’unique but du « grand Lycurgue » « Tous étant égaux par la constitution, ils doivent être élevés ensemble et de la même manière. » — « La loi doit régler la matière, l’ordre et la forme de leurs études. » À tout le moins, ils doivent tous prendre part aux exercices publics, aux courses à cheval, aux jeux de force et d’adresse institués « pour les accoutumer à la règle, à l’égalité, à la fraternité, aux concurrences », pour leur apprendre « à vivre sous les yeux de leurs concitoyens et à désirer l’approbation publique ». Par ces jeux, dès la première adolescence, ils sont déjà démocrates, puisque, les prix étant décernés, non par l’arbitraire des maîtres, mais par les acclamations des spectateurs, ils s’habituent à reconnaître pour souveraine la souveraine légitime, qui est la décision du peuple assemblé. Le premier intérêt de l’État sera toujours de former les volontés par lesquelles il dure, de préparer les votes qui le maintiendront, de déraciner dans les âmes les passions qui lui seraient contraires, d’implanter dans les âmes des passions qui lui seront favorables, d’établir à demeure, dans ses citoyens futurs, les sentiments et les préjugés dont il aura besoin448. S’il ne tient pas les enfants, il n’aura pas les adultes. Dans un couvent, il faut que les novices soient élevés en moines ; sinon, quand ils auront grandi, il n’y aura plus de couvent.
En dernier lieu, notre couvent laïque a sa religion, une religion laïque. Si j’en professe une autre, c’est sous son bon plaisir et avec des restrictions. Par nature, il est hostile aux associations autres que lui-même ; elles sont des rivales, elles le gênent, elles accaparent la volonté et faussent le vote de leurs membres. « Il importe, pour bien avoir l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui449. » Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien », et il vaudrait mieux pour l’État qu’il n’y eût point d’Église Non seulement toute Eglise est suspecte, mais, si je suis chrétien, ma croyance est vue d’un mauvais œil. Selon le nouveau législateur, « rien n’est plus contraire que le christianisme à l’esprit social… : une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes. » Car « la patrie du chrétien n’est pas de ce monde ». Il ne peut pas être zélé pour l’État et il est tenu en conscience de supporter les tyrans. Sa loi « ne prêche que servitude et dépendance… il est fait pour être esclave », et d’un esclave on ne fera jamais un citoyen. « République chrétienne, chacun de ces deux mots exclut l’autre. » Partant, si la future république me permet d’être chrétien, c’est à la condition sous-entendue que ma doctrine restera confinée dans mon esprit, sans descendre jusque dans mon cœur Si je suis catholique, (et sur vingt-six millions de Français, vingt-cinq millions sont dans mon cas), ma condition est pire. Car le pacte social ne tolère pas une religion intolérante ; une secte est l’ennemi public quand elle damne les autres sectes ; « quiconque ose dire hors de l’Église point de salut doit être chassé de l’État » Si enfin je suis libre-penseur, positiviste ou sceptique, ma situation n’est guère meilleure. « Il y a une religion civile », un catéchisme, « une profession de foi dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ou sujet fidèle ». Ces articles sont « l’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois450. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il faut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il faut le bannir non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir » Prenez garde que cette profession de foi n’est point une cérémonie vaine : une inquisition nouvelle en va surveiller la sincérité. « Si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes : il a menti devant les lois. » — Je le disais bien, nous sommes au couvent.
V. Triomphe complet et derniers excès de la raison classique Comment elle devient une monomanie Pourquoi son œuvre n’est pas viable.
Tous ces articles sont des suites forcées du contrat social. Du moment où, entrant dans un corps, je ne réserve rien de moi-même, je renonce par cela seul à mes biens, à mes enfants, à mon Église, à mes opinions. Je cesse d’être propriétaire, père, chrétien, philosophe. C’est l’État qui se substitue à moi dans toutes ces fonctions. À la place de ma volonté, il y a désormais la volonté publique, c’est-à-dire, en théorie, l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes, en fait, l’arbitraire rigide de l’assemblée, de la faction, de l’individu qui détient le pouvoir public Sur ce principe, l’infatuation débordera hors de toutes limites. Dès la première année, Grégoire dira à la tribune de l’Assemblée constituante : « Nous pourrions, si nous le voulions, changer la religion, mais nous ne le voulons pas. » Un peu plus tard, on le voudra, on le fera, on établira celle d’Holbach, puis celle de Rousseau, et l’on osera bien davantage. Au nom de la raison que l’État seul représente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes, l’ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s’aborder, de parler et d’écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit. Ce sera là l’œuvre finale et le triomphe complet de la raison classique. Installée dans des cerveaux étroits et qui ne peuvent contenir deux idées ensemble, elle va devenir une monomanie froide ou furieuse, acharnée à l’anéantissement du passé qu’elle maudit et à l’établissement du millénium qu’elle poursuit ; tout cela au nom d’un contrat imaginaire, à la fois anarchique et despotique, qui déchaîne l’insurrection et justifie la dictature ; tout cela pour aboutir à un ordre social contradictoire qui ressemble tantôt à une bacchanale d’énergumènes et tantôt à un couvent spartiate ; tout cela pour substituer à l’homme vivant, durable et formé lentement par l’histoire, un automate improvisé qui s’écroulera de lui-même, sitôt que la force extérieure et mécanique par laquelle il était dressé ne le soutiendra plus.