Entretiens sur l’histoire
— Antiquité et Moyen Âge —
Par M. J. Zeller.
(Suite et fin.)
I.
L’histoire ancienne, chez M. Zeller, ne se dessine et ne commence à s’étager, à se
grouper à nos regards que selon les degrés et dans les proportions véritables où elle
s’est successivement formée, et où elle apparaît aujourd’hui à qui la considère à cette
distance en observateur curieux et désintéressé. Il n’a point d’idée préconçue ; il ne
se croit pas obligé de se cantonner dans un coin de la terre de Chanaan et de prendre
pour belvédère la terrasse et la plate-forme étroite d’un petit peuple : il regarde
droit en face et remonte d’abord au berceau manifeste de notre civilisation, à la source
commune des races et des religions, à ce point central de l’Asie d’où elles découlent.
Il ne s’engagera point pourtant dans l’étude de ces autres civilisations qui ont versé
et tourné d’un autre côté, vers l’orient de l’Asie, ou au sud, dans la presqu’île de
l’Inde. Ces civilisations sont demeurées complètement étrangères à notre développement,
et nous à elles, jusqu’à ce que, dans des siècles rapprochés, l’activité européenne
incessante, le démon de la cupidité et du gain, ou le génie de la science et de la
découverte, soient allés les visiter, les interroger, les effleurer, les harceler, comme
on a fait et comme on fait encore de la Chine et du Japon, ou les conquérir et les
exploiter, comme on a fait de l’Inde. Nous autres, notre grand courant est tout
occidental. Du haut plateau de l’Asie sont venues successivement et par essaims des
races, des branches de races qui ont fondé dans les plaines et les vallées propices les
premiers grands empires, ou qui les ont détruits pour en élever d’autres également
passagers et périssables. Cependant, dès la plus haute antiquité, un climat plus fixe,
une contrée plus stable et mieux défendue ont permis à un empire plus durable que les
autres de s’asseoir et de se perpétuer sans trop de révolutions. M. Zeller nous donne
ici le tableau abrégé de l’Égypte des Pharaons selon les notions acquises et sans se
permettre de conjectures. Il y joint comme pendant, et dans un parallèle que la science
n’a pu rendre encore aussi égal et aussi avancé qu’elle le voudrait, l’aperçu de ces
empires non moins gigantesques, mais plus mobiles et ruineux, qui s’élevèrent à Ninive
et à Babylone, sur le Tigre et sur l’Euphrate, créations magnifiques, mais trop voisines
de la Perside et de ses pauvres montagnards pour ne pas attirer et tenter incessamment
des recrues de vainqueurs. « Les déserts ou les steppes, les montagnes même qui
avoisinent ce beau pays, et surtout le vaste plateau de l’Iran, y amènent l’ennemi
plus facilement encore qu’ils ne l’en défendent. »
La première et la plus pure
des religions de la haute Asie, la religion de Zoroastre, dans sa sincérité primitive et
avant sa corruption, est esquissée en traits généraux qui la font respecter et donnent
envie de la mieux connaître. Après un exposé théogonique sommaire de cette religion qui
n’est pas du tout une idolâtrie, M. Zeller en résume ainsi les préceptes, qui tiennent à
la fois de la culture ou de l’hygiène locale et de la morale universelle :
« Entretenir avec un soin religieux le feu, chose sacrée, dans le temple et au
foyer domestique ; respecter l’eau qui coule et qu’on ne doit jamais souiller par un
contact impur, surtout celui d’un cadavre ; couvrir, purifier, embellir la terre en
multipliant, par le travail et les arrosages, la moisson jaunissante, la forêt qui
tamise les rayons du soleil, et les arbres qui portent les doux fruits ; élever,
nourrir les animaux nobles et faire une guerre sans relâche aux impurs, voilà comme le
sectateur de Zoroastre combat le mal physique dans la nature. Assujettir le corps aux
exercices qui fortifient aussi l’âme, ne point le dépouiller de ses vêtements en
présence des astres du jour ou de la nuit, n’y jamais introduire d’aliments impurs, le
tenir toujours exempt de toute souillure, surtout ne pécher « ni par pensée, ni par
parole, ni par action »
; pratiquer le repentir après la chute ; élever ses
enfants ; ressembler, en un mot, à son bon Génie ou Fervers, type et
représentation idéale de chacun, telle est la prière que le Persan adresse à Ormuz,
« qui est toute pureté et toute lumière, esprit universel et source de toute
vie. »
Toujours, chez M. Zeller, le tableau du caractère et de la destinée d’un peuple commence par la description précise du bassin géographique où il s’encadre, du climat sous lequel il habite et se développe. C’est la méthode de Ritter bien appliquée. Il y a des lois auxquelles la spontanéité humaine ne saurait se soustraire ; elle peut, selon son génie primitif, tirer plus ou moins parti de certaines conditions extérieures, non s’y dérober ; laissez-lui le temps, laissez-la croître et s’étendre et mûrir selon le cours des saisons et des âges, laissez les causes complexes agir, se produire et se combiner : tout, à la fin, s’harmonise et concorde, tout se coordonne. Pays et race, et forme sociale, et histoire, c’est tout un. Ces rapports, à la longue, sont de plus en plus exacts et rigoureux.
La Grèce, après l’Égypte, vérifie entièrement cette manière de voir, le pays de la liberté comme celui des castes et du despotisme. Écoutons l’historien sévère qui, en ce qu’il va dire, n’accorde pas un mot à la phrase, à l’imagination, à la pointe ; c’est une méthode neuve parmi nous que cette application juste de la science à l’action et au jeu de l’histoire. Oui, tôt ou tard le milieu s’impose : telle scène, tels acteurs. Hippocrate l’avait pressenti, dès l’antiquité, dans son traité des Airs, des Eaux et des Lieux ; aux Anciens la vue et le pressentiment dans sa largeur : aux Modernes le détail, l’exactitude et la preuve.
« Géographiquement, dit M. Zeller, la Grèce est un abrégé de l’Europe. C’est la péninsule dont les côtes sont le plus vivement découpées, et dont les montagnes et les vallées à l’intérieur présentent les contrastes le plus heurtés. Détaché, vers le midi, de l’Hœmus ou des Balcans qui servent comme de large base entre la mer Noire et l’Adriatique à toute la presqu’île, le Pinde, arête de la Grèce, en jetant ses nombreux rameaux à droite et à gauche, pour former autant de vallées, semble engager un combat héroïque avec la mer qui l’assiège. Après avoir sauvé de l’élément ennemi l’Étolie pauvre et guerrière, la grasse Thessalie et la lourde Béotie, il se trouve tout à coup étroitement étranglé au centre par la double victoire que remporte la mer au golfe de Corinthe et à l’Euripe ; mais il se dédommage bientôt en lançant d’un côté la pointe de l’Attique et en s’épanouissant de l’autre en différents rameaux dans la Morée ; quand il cède enfin, il proteste encore contre sa défaite en faisant jaillir cette couronne de belles îles qui relient la Grèce, comme autant d’arches de pont, à l’Asie Mineure et à l’Italie.
« Cette disposition particulière, tout en divisant à l’infini le sol de la Grèce, rapproche presque à chaque pas la terre de la mer, les sommets les plus élevés des golfes les plus profonds, et étage, pour ainsi dire, tous les climats les uns au-dessus des autres. En arrivant par mer en vue de ce beau pays, on peut contempler en terrasses successives toutes ses productions : au bas l’oranger, l’olivier et le laurier sur le rocher nu et dans les torrents à sec ; au milieu le chêne et le hêtre sur les prairies verdoyantes ; enfin, au sommet, les forêts de pins qui, l’hiver, se couvrent de neige. La Grèce peut ainsi séparer ses habitants les uns des autres par des limites naturelles ; mais en même temps ces rapprochements et ces contrastes, en mettant en rapports fréquents les pâtres des montagnes, les agriculteurs des vallées et les marins du rivage, ont l’avantage de multiplier les échanges et les idées, et de provoquer l’activité humaine dans les directions les plus opposées. Là peut se développer la société à la fois la plus variée et la plus complète. En observant, enfin, que la Grèce ouvre toutes ses vallées ou dirige presque tous ses promontoires vers l’Asie ou l’Afrique, on voit qu’elle est destinée à servir comme de lien et d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, entre l’Asie et l’Europe.
« Tel est le pays que les premiers rameaux de la race de Japhet (indo-européenne), partis d’Asie, ont peuplé, soit en descendant par terre l’escalier du Pinde, soit en arrivant par mer d’île en île ; c’est la patrie qu’ils ont choisie. »
C’est ainsi que la science renouvelle, en le fixant et le précisant, ce que l’imagination, la poésie et la peinture avaient si souvent touché. Quelque judicieux et heureux qu’ait été M. Zeller dans son discours sur la Grèce et dans le tableau de ses manifestations si variées en tout genre, religion, guerre, héroïsme, poésie et beaux-arts, je le préfère dans son discours sur Rome. Rome ou l’État, tel est l’intitulé de ce troisième chapitre ; il aime ainsi, dans un sous-titre, à indiquer l’idée dominante. La géographie de l’Italie préside à son histoire et aux destinées romaines, comme la géographie de la Grèce a présidé aux destinées helléniques :
« La Grèce et l’Italie, géographiquement, sont sœurs, mais elles ont leur physionomie particulière. L’Apennin est le Pinde de l’Italie ; mais, en formant l’arête de la Péninsule, il s’épanouit davantage, couvre le pays de sa masse, ménage des vallées et des plateaux qui se relient par de faciles passages et expire en plaines plus étendues sur des côtes moins découpées. Tandis que la Grèce ouvre ses vallées et tourne ses rivages vers l’Orient, l’Italie ouvre au couchant la Toscane, le Latium, la Campanie. Ces deux jumelles, séparées par l’Adriatique, se tournent le dos en quelque sorte et regardent vers deux points opposés. De là l’action exercée en sens inverse par les deux grandes races qui ont fait la civilisation de l’ancien monde : celle de la Grèce sur l’Asie et l’Orient, celle de l’Italie sur l’Occident et l’Europe. La position de l’Italie, au centre du bassin de la Méditerranée, sur les bords de laquelle se groupe toute la civilisation antique, lui assure aussi dans les temps anciens une plus haute fortune. »
Il y a beau jour que ces fonctions propres et spéciales aux divers pays dans leur originalité première sont épuisées. C’en est fait dès longtemps, pour les contrées et pour les nations, de ces rôles naturels et vierges en quelque sorte, de ces rôles de jeunesse : l’ancien monde est saturé ; il a passé par tous les emplois et par tous les âges, par tous les états de l’histoire. C’est l’œuvre, aujourd’hui, d’une civilisation savante et créatrice de renouveler et de rajeunir, s’il se peut, les fonctions de chaque pays, de chaque peuple, de les répartir et de les approprier de nouveau.
II.
Je ne repasserai pas avec M. Zeller sur les premiers temps de cette République romaine si connue dans son esprit, si incertaine dans ses annales, et où la légende le dispute d’abord à l’histoire. Il n’insiste pas sur ce qui est douteux : il s’attache à démêler et à dégager le vrai caractère qui a différencié Rome des autres cités antiques. Rome n’est pas une cité fermée, une cité étroite comme cette infinité de petits États rivaux et jaloux, indépendants et vivants d’eux-mêmes, qui animaient la Grèce et qui la perdirent. Rome, dès les premiers temps, s’incorpore et s’assimile les vaincus : les ennemis de la veille deviennent des concitoyens. C’est là le principe de sa grandeur, et ce qui la lit, avec le temps, la Ville par excellence, la ville éternelle, universelle :
« Cette destinée grandiose ne s’accomplit point sans de longues et rudes luttes qui forment toute l’histoire intérieure de Rome, mais dont chaque crise l’accroît et la fortifie pour la conquête. La cité quiritaire, la Rome carrée était bien exclusive aussi dans les premiers jours. Association de pères de famille, agriculteurs et guerriers, qui couvre peu à peu les sept collines, ayant au-dessous d’elle des clients nombreux, la cité est d’abord un patriciat jaloux qui retient d’une manière incommunicable, non-seulement le gouvernement, mais le culte, le droit civique, et comme la famille même et la propriété. »
On sait toutes les crises par où l’on dut passer avant de forcer une à une les barrières : patriciat hautain et féroce, révoltes populaires, sécessions à main armée et droits conquis, puissance des tribuns ; puis, en dehors de Rome, le travail des peuples latins et italiens, leur révolte aussi, la guerre sociale, et les alliés vaincus faisant irruption pourtant dans la cité et gagnant en définitive leur cause. Un jour ou l’autre, de gré ou de force, par composition ou de haute lutte, par la porte ou par la brèche, on entre, on est entré, on prend possession. Chaque fois le cercle romain s’élargit sans pourtant se briser ; ou, après s’être brisé un moment, il se rejoint aussitôt et se reforme. Ce sont comme autant de nœuds qui marquent la croissance du tronc robuste, à mesure qu’il s’élève et étend plus loin ses rameaux.
Ici une question se présente : est-ce par une extension naturelle et nécessaire de
l’idée romaine que s’est opérée cette adjonction et cette assimilation perpétuelle au
sein d’une unité de plus en plus vaste ? est-ce par corruption de la Constitution même ?
Dans un savant livre▶ que vient de publier M. Fustel de Coulanges55, la question
est discutée et traitée avec un rare esprit philosophique et une érudition des mieux
digérées ; mais peut-être la cité romaine n’y est-elle pas assez nettement mise à part
et distinguée des cités grecques. Il y avait, quoi qu’il en soit, dans l’esprit
politique des Romains tout le contraire, à certains égards, de l’esprit des Spartiates,
une faculté de se transformer et de transiger sans briser, une disposition adoptive, si
j’ose dire, qui n’existait pas en Grèce : comme l’aristocratie anglaise, le Sénat romain
résistait aux réformes jusqu’au dernier moment ; puis, ce moment venu, il cédait et
s’accommodait du nouvel ordre. M. Zeller paraît croire que le principe de ce
développement préexistait en germe dès l’origine, et il s’autorise avec raison de cette
belle parole de Tacite : « Pourquoi Lacédémone et Athènes, si puissantes par les
armes, ont-elles péri, si ce n’est pour avoir repoussé les vaincus comme des
étrangers ? Notre fondateur Romulus, bien plus sage, a vu la plupart des peuples
voisins, en un seul jour ennemis de Rome et ses « concitoyens. »
Le programme
de Romulus (si Romulus il y a) fut celui de toute la République et de tout l’Empire ; il
fut appliqué et pratiqué, bon gré, mal gré, à chaque période, et dans des proportions de
plus en plus larges, jusqu’au jour où parut enfin ce décret impérial dont on fait
honneur à Caracalla, et en vertu duquel tous les hommes libres, sans distinction,
répandus sur toute la surface de l’Empire, se trouvèrent avoir acquis officiellement le
droit de cité romaine. L’univers romain était réellement fondé : il était sorti de la
cité aux sept collines.
Si Bossuet a hautement défini au moral l’esprit public des Romains dans les beaux temps de la République, M. Zeller, avec plus de précision et résumant le sens politique de toute la conduite romaine dans ces mêmes siècles, dira :
« Vous avez cet admirable gouvernement où la sagesse du Sénat tempère l’élan de la place publique ; où la monarchie temporaire, sous le nom de dictature, empêche ou modère les luttes ou les excès de l’aristocratie et de la démocratie ; où les Consuls conservent toujours un pouvoir fort ; où les assemblées n’ont que la délibération et la sanction, le contrôle et les appels des grandes causes politiques ; cette société, enfin, où le mariage et la propriété constituent en quelque sorte la cité même, où la famille est réglée comme un État, où l’État et la religion se pénètrent au point que le gouvernement fait un avec le culte, et que l’amour des dieux est le culte même de la patrie, et le culte de la patrie l’amour des dieux !
« C’est ce gouvernement qui a permis à Rome de conquérir l’Italie, et avec l’Italie, comme par le même procédé, le monde. »
Quant aux arts de Rome, ils sont, comme ceux de la Grèce, l’image fidèle de son génie.
Le génie des Grecs est infini et varié ; il est naturellement délicat ; toutes les
formes de l’art y atteignent vite et d’elles-mêmes à la perfection et à la fleur. Le
génie de Rome est plus simple et s’en tient longtemps au solide. Aussi ne trouve-t-on
réellement à Rome, dès le principe, « qu’un seul art grand et original,
l’architecture, parce qu’il est le plus utile. »
De même « un seul des
dons de l’esprit y naît naturellement, y atteint de soi-même tout son développement,
et étend son influence sur tous les autres, l’éloquence. »
Ici encore, une de
ces pages concises et pleines, qui résument toute une perspective et une suite de
vues :
« Par leur caractère, par leurs institutions, les Romains sont naturellement un peuple, je ne dirai pas éloquent, mais oratoire. Comme la vie politique n’est qu’une lutte entre les divers ordres de l’État et même entre les particuliers ; comme les tribunaux eux-mêmes sont à Rome une arène ouverte à toutes les passions, l’éloquence est un avantage que nul ne peut négliger, une arme qui sert à défendre son honneur ou sa fortune, à attaquer l’honneur ou la fortune d’autrui, et toujours à jouer un rôle dans la cité. Cicéron disait que l’orateur était un soldat qui devait être armé de toutes pièces et toujours prêt à combattre. L’éloquence, elle se retrouve à Rome dans tous les genres de la littérature, même lorsqu’elle les emprunte à la Grèce. Gaie et plaisante chez les Grecs, la satire chez Lucilius ressemble à de véritables discours de censeurs ; celle de Juvénal aura le caractère d’accusations publiques. Plaute, le comique, improvise pour le peuple auquel il s’adresse. Quand Cicéron cherche dans ses dialogues à vulgariser la philosophie grecque, il converse moins qu’il ne plaide. Il dira lui-même de l’histoire que c’est œuvre d’orateur ; et en effet Tite-Live souvent fera le panégyrique de la République romaine, et Tacite le procès de l’Empire., La poésie épique, enfin, dégénérée de la perfection de Virgile, est inspirée dans la Pharsale d’un souffle tout oratoire et mérite à Lucain ce jugement de Quintilien, qu’il était plutôt un orateur qu’un poète. »
C’est ingénieux et incontestable. Chez nous aussi, dans notre littérature, tout ce qui se rattache directement à l’imitation ou à l’inspiration romaine est oratoire. Quel poète est plus orateur que Corneille ? Et dans la tragédie dégénérée, Voltaire lui-même est un éloquent pousseur de tirades plus qu’un poète. Son meilleur disciple, Marie-Joseph Chénier, n’est pas autre chose.
III.
M. Zeller, qui traite de l’histoire sans parti pris et sans passion exclusive, est loin
de désespérer de Rome et de ses destinées à la chute de la République. Une nouvelle
révolution, une transformation s’opère ; voilà tout. Elle était devenue inévitable. Il
pense avec Dion Cassius « que tant que la République fut petite et son territoire
médiocre, la forme républicaine pouvait suffire et qu’elle fut un bien, mais que,
sitôt que Rome, se jetant au dehors de l’Italie et traversant les mers, eut rempli de
sa puissance les continents et les îles lointaines, la République n’était plus qu’un
mal. »
Voyez Rome, en effet, au temps de César et avant qu’il mette la main à
l’Empire, avant qu’il soit revenu des Gaules pour passer le Rubicon : quelle confusion !
quel désordre ! Tout est détraqué à Rome ; le calendrier, l’horloge des temps comme la
Constitution. Celle-ci ne fonctionne plus. Les brigues vont jusqu’à la sédition. Les
honnêtes gens se font justice à main armée, et Milon tue Clodius. Les tribuns sont en
guerre déclarée avec les consuls ; on ne parvient plus à nommer à temps ces derniers :
chaque année commence par un interrègne. La République ne peut plus accoucher au terme
voulu de ses deux consuls ; on finit par n’en avoir plus qu’un, in
extremis. Tout appelle un chef, un maître, un dictateur.
Les plus honnêtes gens n’ont pas le sens commun et sont devenus impraticables. Caton, le type des grandes âmes qui résistent, est souvent puéril. Il porte des sandales, parce qu’il voit les statues de Romulus et des anciens Romains qui en ont. Un jour, en pleine guerre, au Sénat, il opine pour qu’on ◀livre▶ César aux Germains comme violateur des traités. Si c’était sérieux, ce serait un crime de lèse-patriotisme, mais c’est fou. L’esprit de parti fausse ainsi les vues et mène à des conclusions révoltantes. Nous en avons eu des exemples.
Dans le discours de M. Zeller sur Rome, César est présenté sans flatterie, sans colère ; ce n’est pas que l’historien reste froid pourtant : ces pages sur César ont du souffle et sont d’un écrivain.
Pourquoi César eut-il ses vingt-trois coups de poignard ? Médita-t-il, en effet, de mettre sur sa tête cette couronne de roi, ce diadème qui lui fut offert publiquement un jour et qu’il fit semblant de repousser ? M. Zeller hésite un peu sur ce point ; mais il n’hésite pas quand il attribue à César l’idée de fonder, sous un nom ou sous un autre, une monarchie populaire, universelle et, en quelque sorte, humaine :
« Étendre le droit de cité à tous les hommes libres de l’Empire, régner sur le monde pour le monde entier, non pour l’oligarchie ou la démocratie quiritaires ; abaisser les barrières entre les classes comme entre les nations, entre la liberté même et la servitude, en favorisant les affranchissements et en mettant le travail en honneur ; avoir à Rome une représentation non du patriciat romain, mais du patriciat du monde civilisé ; fondre les lois de la cité exclusive dans celles du droit des gens ; créer, répandre un peuple de citoyens qui vivent de leur industrie et qu’on ne soit pas obligé de nourrir et d’amuser : voilà ce qu’on peut encore entrevoir des vastes projets de celui qu’on n’a pas appelé trop ambitieusement l’homme du monde, de l’humanité ; voilà ce dont témoignent déjà les Gaulois, les Espagnols introduits dans Rome, Corinthe et Carthage relevées, et ce qu’indiquent les témoignages de Dion Cassius, de Plutarque, de Suétone, bien qu’ils aient pu prêter peut-être à César quelques-unes des idées de leur temps. »
César (s’il est permis d’en parler de la sorte à la veille d’une publication par avance illustre), César, au milieu de tous ses vices impudents ou aimables, de son épicurisme fondamental, de ce mélange de mépris, d’indulgence et d’audace, de son besoin dévorant d’action, et de cet autre besoin inhérent à sa nature d’être partout le premier, César, à travers ses coups de dés réitérés d’ambitieux sans scrupule et de joueur téméraire, avait donc une grande vue, une vue civilisatrice : il n’échoue pas, puisque son idée lui survit et triomphera, mais il périt à la peine, parce qu’il avait devancé l’esprit du temps, tout en le devinant et le servant, parce qu’il vivait au milieu de passions flagrantes et non encore domptées et refoulées. Il périt pour avoir voulu réconcilier Rome avec le monde, les vainqueurs avec les vaincus, de même que Henri IV (la comparaison est de M. Zeller) tombe sous le couteau pour avoir voulu faire subsister dans la tolérance les communions et les sectes ennemies qui s’égorgeaient la veille. Sur les derniers projets de César, il règne un vague plus grand encore que sur les derniers projets de Henri IV, et proportionné à leur grandeur. Il avait, dit-on, dessein de faire la guerre aux Parthes, et, les ayant vaincus, de gagner la mer Caspienne, de tourner le Caucase, de traverser les déserts scythiques pour passer de là en Germanie et rentrer enfin en Italie par les Gaules. Si je comprends bien cette pensée, César encore devançait en ceci les temps. Il avait eu affaire aux barbares ; il connaissait à fond l’état de Rome et sa corruption ; il prévoyait le moment où cet orgueilleux colosse romain ne pourrait plus suffire à sa propre défense, et il voulait y pourvoir en déblayant, pour ainsi dire, toute la banlieue de l’Empire, en l’environnant de l’effroi de ses armes et de la terreur du nom romain, en y plaçant sans doute des colonies militaires, comme des sentinelles avancées. Il aurait par là assuré pour quelque temps l’enceinte de l’Empire et retardé peut-être le siège qu’en firent les barbares.
IV.
Je trouve M. Zeller un peu sévère pour Auguste, non qu’il ne comprenne et ne définisse
parfaitement la pensée de ce profond politique, mais il paraît le blâmer et croire
qu’Auguste, en profitant pour lui de l’avertissement donné par la mort de César, a trop
masqué l’idée nouvelle, n’a osé l’appliquer ouvertement et nettement, et n’a abouti sous
sa forme mitigée qu’à un compromis fâcheux, « l’Empire républicain »
,
quelque chose qui n’était ni aristocratie, ni démocratie, ni république, ni monarchie
franche. Je crois qu’Auguste savait autant que personne et mieux qu’aucun de nous où
était la difficulté de la situation et ce qu’il lui importait de ménager. Quoi qu’il en
soit, ce nouvel ordre de choses est parfaitement expliqué et présenté par M. Zeller. Il
l’a même étudié à part dans un ouvrage développé, les Empereurs
romains
56,
qui est d’un vif et grave intérêt. Il s’est attaché à y bien saisir et à y marquer la
nuance de caractère de chacun des premiers empereurs : cette diversité de caractères
personnels décide, en effet, du degré de transformation dans le gouvernement, qui est
surtout alors le gouvernement d’un seul. La Constitution de l’État sous Auguste et ses
successeurs reste mal définie ; elle est élastique. Il n’y a pas véritablement de
Constitution, il n’y a que des souverains, des personnes bonnes ou mauvaises.
L’historien arrive ainsi, en saisissant les traits principaux du caractère, à trouver le
sens du règne de chacun. Notre ami, le regrettable J.-J. Ampère, avait tenté quelque
chose de pareil ; mais, préoccupé d’une idée politique trop fixe, il lui est arrivé
souvent de forcer Suétone et Tacite, tandis qu’il s’agissait surtout, laissant là les
allusions présentes, de se bien rendre compte du passé. L’histoire a été injuste envers
les Césars : elle a insisté sur les Tibère et les Néron, elle a négligé les meilleurs
règnes. On n’a pas de Trajan, un Trajan complet : Tacite nous le devait. On a du moins
le siècle des Antonins, qui se défend et se proclame lui-même par son étendue et par la
continuité de ses bienfaits. « Un souffle nouveau de moralité jusque-là inconnue
passe sur le monde. »
Je ne sais quelle douceur primitive de l’âge de Numa se
retrouve à la fin des temps et après des âges de fer. Je connais quelqu’un qui n’appelle
jamais ce siècle des Antonins que le magnifique été de la Saint-Martin
de l’ancienne philosophie. On a véritablement « l’Empire libéral »
et
philosophique, comme l’a dénommé M. Zeller. On jouit, sauf quelques menaces et des
veilles pénibles aux frontières, de l’unité incontestée du monde romain, de ce qu’on a
appelé « la majesté de la paix romaine. »
Un écrivain qui n’est pas suspect d’optimisme, Tertullien, comparait l’univers, en ce
siècle heureux, au verger riant d’Alcinoüs : « Le monde, disait-il, est comme le
jardin de l’Empire. »
Adrien, on le sait, rassemblait dans la villa magnifique
qui porte son nom des échantillons de toutes les merveilles du monde : le monde à son
tour, du temps d’Adrien et de ses deux successeurs, n’était pour le Romain qu’une
magnifique villa, une villa Adriana en grand. On n’y voyageait pas, on
s’y promenait.
Marc-Aurèle couronne ce siècle unique dans l’histoire par sa sagesse et par ses vertus : il est le plus philosophe et le plus humain de tous ceux qui ont jamais régné. Il a eu, dans ces derniers temps, un rafraîchissement de renommée parmi nous, s’il est permis de le remarquer d’un souverain si uni, si simple, si étranger aux vaines idées de gloire. Je ne sais comment cela s’est fait, mais je vois comme un concours ouvert à son sujet et qui n’est pas fermé encore. Un de nos savants les plus exacts et les plus scrupuleux, un disciple de Borghesi, M. Noël des Vergers, a publié un Essai 57 qui a du neuf sur quelques points, qui aussi a donné lieu à de nouvelles lectures des Pensées de Marc-Aurèle, et chacun en a profité. M. Renan a écrit à cette occasion deux beaux articles58, qui ne font que présager ce qu’il payera d’hommages sentis au meilleur des princes, dans la suite de l’ouvrage où il doit montrer les progrès du Christianisme en présence du dernier effort et de l’épanouissement suprême de l’ancienne philosophie. Un professeur au Collège de France, M. Martha, dans un volume où il a rassemblé plusieurs philosophes et poètes de l’Empire romain59, lui a consacré tout un chapitre sous ce titre : l’Examen de conscience d’un Empereur. Le ◀livre▶ de M. Martha, fruit d’une étude lente, approfondie et délicate, est animé partout d’un souffle pur et respire comme une paisible sérénité : Marc-Aurèle y est traité comme il aurait aimé à l’être, dans un esprit de conciliation et de mansuétude. A son tour, l’ouvrage de M. Martha nous a déjà valu une fine appréciation de M. Bersot, roulant presque tout entière sur Marc-Aurèle, de même qu’un drame de M. Bouilhet, Faustine, nous avait valu un Marc-Aurèle aussi, non plus dessiné, mais peint par M. Paul de Saint-Victor. N’ai-je pas raison de dire qu’il y a eu concours sur ce beau nom, et que chaque talent est venu mettre son trait respectueux à l’expression dernière de cette figure bienfaisante ? Mais c’est Marc-Aurèle lui-même qui s’est peint le mieux dans son ◀livre de Pensées. M. Zeller y a puisé avec discrétion, et, en historien qu’il est, il s’est surtout attaché à celles des pensées qui jettent un jour sur les sentiments de Marc-Aurèle empereur, sur ses tristesses secrètes, sur son dégoût final, sur cette difficulté invincible au bien qu’il rencontrait à chaque pas dans la résistance des choses et des hommes. C’est ainsi que l’historien s’explique que Marc-Aurèle, pendant un règne de dix-neuf ans, n’ait pas plus fait ni tenté pour restaurer radicalement l’Empire, pour en améliorer la Constitution d’une manière durable et qui lui survécût :
« Pauvres politiques, se disait tout bas le sage, ceux qui prétendent régler les affaires sur les maximes de la philosophie ! Rêves d’enfants ! Homme, que peux-tu faire ? Ce que réclame le moment présent. N’espère point qu’il y ait jamais une république de Platon. Qu’il te suffise d’améliorer quelque peu les choses, et ne regarde pas ce résultat comme de mince importance. Qui pourrait, en effet, changer les idées et les sentiments des hommes ? Et sans ce changement, peux-tu jamais avoir autre chose que des esclaves qui gémissent sous le joug, et des hypocrites, proie du mensonge ? Ne me parle plus d’Alexandre, de Philippe, de Démétrius de Phalère, tragiques acteurs que je ne suis pas condamné à imiter. L’œuvre de la philosophie est maintenant plus modeste ; elle ne doit pas affecter une si ambitieuse tâche. »
Et un autre jour, après quelque dégoût amer et quelque expérience nouvelle de l’ingratitude ou de l’inintelligence des hommes :
« Supporte patiemment la mort, en songeant que tu n’as pas à quitter des hommes qui pensent comme toi. La seule chose qui pourrait t’attacher à la vie serait l’espoir de faire partager aux autres tes sentiments ; mais tu vois quelle douleur c’est de ne trouver qu’opposition dans le commerce des hommes. C’est pourquoi tu n’as plus qu’à te dire : Ô mort, viens vite, pour que, moi du moins, je ne me démente pas moi-même. »
Ainsi Marc-Aurèle a bu son calice, mais il l’a bu silencieusement. Il ne criait pas
comme ce révolutionnaire cynique : « Je suis soûl des hommes »
, il le
pensait. Cicéron l’a dit aussi, à sa manière ; il lui en venait souvent la nausée, et il
y eut un moment où tout lui parut odieux, excepté la mort. César, à la fin, ne se
donnait plus la peine de défendre sa vie ; il semblait dire : « Qu’ils la
prennent, s’ils la veulent ! »
On arrive à ce même dégoût par tous les
chemins ; il suffit d’avoir longtemps vécu et d’avoir eu à se démêler de trop près avec
l’espèce humaine.
En ce qui est de Marc-Aurèle en particulier, une remarque ressort de l’étude de sa vie et de la lecture de ses Pensées : il ne faut pas être trop sage pour réussir en ce monde et pour enlever le genre humain. La philosophie en personne s’assit sur le trône avec Marc-Aurèle : elle en descendit et mourut avec lui. Le Christianisme, qui pointait et perçait partout sourdement, devait bientôt l’emporter sur elle. Ce vertueux, ce bon et même un peu débonnaire empereur était trop sage, encore une fois, trop modéré et trop raisonnable, en vérité, pour la masse des hommes. Il ne suffit pas d’élever des autels à la Bonté, et de les élever même dans son propre cœur : il faut des images plus parlantes aux foules. La ciguë de Socrate, en son temps, n’avait pas été un spectacle assez émouvant, assez déchirant, assez public, et qui causât une pitié assez pénétrante. On n’y voyait pas la sueur de sang. Le Juste de Platon mis en croix n’était qu’une supposition et une hypothèse : il fallait un Juste qui eût été véritablement mis en croix. Pour guérir des folies et des misères désespérées, il faut des remèdes extrêmes, et qui eux-mêmes, à les bien prendre, visent quasi à la folie ; il faut une contre-folie, mais qu’elle semble divine et qu’elle soit entraînante en sens inverse et contagieuse. L’antidote doit être proportionné au mal. On ne sort d’un excès que par un excès. Ainsi, dans cette longue crise finale du monde ancien, la consolation offerte, la promesse dernière devait surpasser et, s’il se peut, submerger le désespoir. Marc-Aurèle n’avait à offrir que la patience, la résignation, la conscience du devoir accompli, la satisfaction interne sobre et austère, les palliatifs de la sagesse, les moyens humains : il n’a parlé, il ne parle encore qu’à quelques-uns. Comme médecin moral, comme directeur et conseiller des âmes, il n’était que le plus humble, le plus doux et le mieux morigéné des mortels : l’humanité, pour se guérir, voulait un Dieu.
Toutes ces pensées et bien d’autres naissent à l’esprit, en lisant les chapitres nourris et sérieux de M. Zeller, et c’est là le fruit le meilleur, bien qu’encore un peu stérile, la véritable philosophie de l’histoire.