(1860) Cours familier de littérature. IX « LIe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier. — Correspondance de Chateaubriand (3e partie) » pp. 161-240
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(1860) Cours familier de littérature. IX « LIe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier. — Correspondance de Chateaubriand (3e partie) » pp. 161-240

LIe entretien.
Les salons littéraires.
Souvenirs de madame Récamier. — Correspondance de Chateaubriand (3e partie)

I

Une triste scène, scène tragique comme un drame de Shakespeare, signala ce séjour de madame Récamier à Rome. Grâce au duc de Laval-Montmorency, qui y résidait alors comme ambassadeur de France, et grâce à la duchesse de Devonshire, madame Récamier y avait retrouvé en partie son salon de Paris dans les ruines de la ville neutre entre ciel et terre. Le duc de Laval était, comme on l’a vu, le plus fidèle, le plus aimable et le plus désintéressé de ses amis.

J’étais alors moi-même en correspondance quotidienne avec lui sur les affaires d’Italie, qui exigeaient une entente parfaite entre nous : il en tenait le nœud à Rome ; j’en tenais les fils en Toscane, à Lucques, à Modène et à Parme, où j’étais accrédité auprès des quatre cours centrales d’Italie. Cette correspondance du duc de Laval-Montmorency avec moi attestait un esprit droit et lucide, un caractère tempéré, un cœur d’honnête homme. Si la politique française de la Restauration eût été dans de telles mains à Paris, Charles X aurait évité les écueils et neutralisé les tempêtes.

La légèreté apparente du duc de Laval n’était pas de l’irréflexion, c’était de la grâce. Il avait l’instinct politique si honnête et si sûr qu’il n’avait pas besoin de penser, il lui suffisait de sentir. Le meilleur gentilhomme était en lui le meilleur diplomate. Doué de plus d’esprit naturel que son cousin le duc Mathieu de Montmorency, il avait moins d’ambition, ou plutôt il n’en avait aucune. Ce désintéressement d’ambition est un défaut selon le monde, qui le regarde comme une faiblesse de la volonté ; en réalité c’est une force de la raison ; cette abnégation personnelle laisse le sang-froid au cœur dans les affaires publiques, et par là même elle donne plus de lumière à l’esprit. Tel était l’excellent duc de Laval, tel le duc de Richelieu, tel M. Lainé, ces trois hommes d’État les plus véritables patriotes du gouvernement de la Restauration.

II

Quant à la belle duchesse de Devonshire, véritable reine de Rome en ce moment, elle avait vieilli, mais elle régnait encore tant que vivait le cardinal Consalvi. Voici le portrait vrai, d’une touche très fine, qu’en fait madame Lenormant à cette date :

« Madame Récamier trouvait d’ailleurs dans la duchesse de Devonshire la douceur d’une société intime et les plus agréables sympathies de goût et d’humeur. La duchesse avait été remarquablement belle ; en dépit d’une maigreur qui donnait à sa personne un faux air d’apparition, elle conservait des traces d’une régularité fine et noble, des yeux magnifiques et pleins de feu. Sa taille était droite, élevée ; elle avait une démarche d’impératrice, et son teint blanc et mat achevait cet ensemble harmonieux et frappant. Ses beaux bras et ses belles mains, réduits pour ainsi dire à l’état de squelette, avaient la blancheur de l’ivoire ; elle les couvrait de bracelets et de bagues. La grâce et la distinction de ses manières ne pouvaient être surpassées. Sa jeunesse n’avait pas été sans troubles, et les agitations de son âme, les circonstances romanesques de sa vie avaient laissé sur toute sa personne une empreinte de mélancolie et quelque chose de caressant. »

Le duc de Laval, dans un billet, parle ainsi d’elle à madame Récamier :

« Je m’entends avec la duchesse (de Devonshire) pour vous admirer. Elle a quelques-unes de vos qualités, qui ont fait le succès de toute sa vie. C’est la plus liante de toutes les femmes, qui commande par la douceur, et elle s’est fait constamment obéir ; ce qu’elle a fait à Londres dans sa jeunesse, elle le recommence ici. Elle a tout Rome à sa disposition : ministres, cardinaux, peintres, sculpteurs, société, tout est à ses pieds. »

Et quelques jours plus tard, au moment où le pape expire et où le cardinal Consalvi meurt moralement avec le pontife son ami :

« Nous sommes ici dans les plus tristes agitations. Le pape est expirant, et j’attends à chaque instant la nouvelle de son dernier soupir pour expédier mon courrier.

« La duchesse est revenue d’Albano abîmée, désolée de la douleur de son cher cardinal. Vous pensez s’il est malheureux ; il perd son maître, et dans son maître son ami ! »

III

Le cardinal Consalvi ne pouvait survivre longtemps à ce maître adoré auquel il avait dévoué sa vie dans l’exil comme sur le trône pontifical. Sa fin devait entraîner bientôt après celle de la duchesse de Devonshire.

Madame Récamier, quelques jours après la mort du cardinal, se promenait solitaire dans les jardins de la villa Borghèse, hors des murs de Rome. Elle aperçut une femme voilée dans un carrosse ; c’était l’infortunée duchesse qui respirait un moment l’air extérieur pendant que la cloche de la ville tintait par-dessus les murailles les obsèques prochaines de son ami. Selon les rites du sacré collège, le corps du cardinal-ministre, embaumé et fardé après sa mort, était exposé depuis une semaine sur son catafalque dans une des salles du palais Farnèse ; la foule s’y pressait pour contempler et pour prier à ce spectacle de l’apothéose chrétienne de ce grand homme du monde.

La duchesse reconnut madame Récamier dans une allée de cyprès de la villa. Elle fit arrêter sa voiture, en descendit, et pleura un moment en silence sur le sein de son amie ; puis, par une de ces inconséquences de la douleur qui traversent quelquefois les cœurs brisés, mais qu’il faut respecter comme des révélations du désespoir, elle témoigna à madame Récamier la passion qu’elle ressentait de revoir une dernière fois le visage encore visible de l’ami de sa vie, avant que le marbre de son monument recouvrît pour jamais sa face. Madame Récamier, complaisante aux larmes, consentit à l’accompagner.

Les deux femmes, soigneusement voilées, remontèrent en voiture, rentrèrent à Rome au jour tombant, percèrent la foule pieuse qui obstruait les portes du palais Farnèse, pénétrèrent dans la salle du catafalque, et la duchesse revit, dans l’immobilité et dans la sainteté de la mort, ce visage qu’elle avait vu tous les jours, depuis vingt ans, animé de toute la beauté et de toute la grâce qui caractérisaient l’expression du cardinal-ministre. Ce qui se passa dans son âme à cette vue, Dieu seul le sait ; mais ses sens n’eurent pas la force de sa volonté : elle tomba inanimée dans les bras de son amie, qui la reconduisit à son palais, vide désormais de sa plus chère amitié.

Peu de temps après elle mourut elle-même, la main dans la main de madame Récamier. Cette scène d’adieu posthume au catafalque du cardinal, et cette scène d’agonie muette au chevet de la duchesse de Devonshire, ressemblent à ces sépulcres que le Poussin place sous les cyprès dans les paysages des villas romaines ; ce sont des énigmes en plein soleil qui font rêver à la mort au milieu des délices d’une lumière sereine ; mélancolies splendides des pays du soleil, où l’on meurt aussi bien que sous les brumes du Nord.

IV

Cependant M. de Chateaubriand était tombé du pouvoir à Paris dans des accès de colère qui ébranlaient la monarchie ; il voulait que la vengeance du génie fût aussi mémorable que l’outrage. Le Journal des Débats, tribune quotidienne du matin, portait tous les jours l’injure à ses ennemis, l’espérance aux factieux, auxquels il promettait un Coriolan, le défi à la royauté de se tenir debout sans l’appui de sa plume. Hélas ! faible appui, quelle que soit la plume ! Nous avons vu les mêmes fureurs des ministres congédiés ou déçus par leur roi, les mêmes séditions de plume ou de paroles, les mêmes coalitions personnelles, et non patriotiques, entre des adversaires ambitieux désunis pour servir, réunis pour nuire, les mêmes chutes dans la rue, et les mêmes récriminations après la chute. Telle est la loi des gouvernements de parole ; les gouvernements de silence ont aussi leur danger. Les institutions sont aussi imparfaites que les hommes ; gouvernement parlementaire, république, monarchie tempérée, pouvoir absolu, tout a besoin de l’honnêteté des hommes d’État, ou tout s’écroule sous leurs passions. Ils s’en prennent ensuite aux institutions : c’est à leurs passions qu’il faut s’en prendre ; mais les passions sont aussi dans la nature : rien n’est stable parce que rien n’est dans l’ordre. Le mouvement est la loi des choses mortelles ; il faut s’y résigner.

V

Cependant, pour fermer la bouche de M. de Chateaubriand, d’où sortaient des tempêtes, ou du moins des bruits, qui importunaient la royauté, il fallut payer plus d’une fois ses dettes et lui donner l’ambassade de Rome, magnifique consolation de son ambition déçue à Paris. Il eut de la peine à s’y résigner, mais la majesté romaine de l’exil et la haute fortune dont on lui dorait cet exil le firent enfin partir. Des anecdotes bien curieuses sur les négociations financières qui précédèrent ce départ, et qui impatientèrent le roi, pourraient être racontées ici ; madame Récamier ne dut rien ignorer de ces pressions exercées par les besoins de son ami sur Charles X ; mais on n’en trouve pas trace dans ses Mémoires : on les trouvera dans M. de Vitrolles.

VI

Chose bizarre ! Pendant que M. de Chateaubriand s’acheminait vers Rome, madame Récamier revenait à Paris. Elle n’approuvait pas les fureurs d’Achille du ministre tombé ; elle avait peut-être à se plaindre aussi de refroidissement dans sa tendresse. Nous disions dans notre dernier Entretien que ce refroidissement, cause vraisemblable du long éloignement de madame Récamier, avait dû tenir à quelque jalousie secrète, motivée par des distractions de cœur de son ami. Nous recevons à l’instant même une preuve écrite de la réalité de nos conjectures. Une femme anonyme, mais évidemment aussi spirituelle que personnellement bien informée, nous écrit ceci :

« Monsieur,

« En lisant votre dernier Entretien l’idée me vient de vous envoyer un des billets que je possède de M. de Chateaubriand ; il est de l’époque où il écrivait des lettres si affectueuses à madame Récamier. Cette dame, me disait-il, est un des ressorts dont je me sers pour faire jouer mes personnages à Paris ; et, tandis que cette femme vertueuse l’attendait dans sa cellule de l’Abbaye-aux-Bois, il ramenait de Londres à Paris une autre négociatrice, et il voulait même la conduire au congrès de Vérone. C’était de la démence ; cette femme eut le bon esprit de résister à toutes les séduisantes avances du grand homme. »

Suit le billet : je ne le transcrirai pas.

L’écriture et la signature, sur du vieux papier jaune et froissé de l’époque, ne laissent aucune hésitation sur l’authenticité.

La femme anonyme continue sa confidence et finit sa lettre par un mot charmant de caractère qui affirme l’irréprochabilité de sa liaison avec le grand homme. Elle avait un autre attachement : voilà le secret de sa résistance. Il est vraisemblable que madame Récamier ne crut qu’au billet.

Nous ne savons pas le nom de cette confidente épistolaire anonyme, mais nous croyons le deviner à la nature de la confidence.

Elle fut sans doute encore la cause involontaire du retour de madame Récamier à Paris au moment où son ami allait bientôt quitter la France pour Rome. On ne s’évite pas sans raison quand on n’a mutuellement rien à se reprocher ; mais, quand on ne veut pas d’explications difficiles, on se croise en route sans passer par le même chemin.

VII

Ce départ de M. de Chateaubriand pour Rome semble tout à coup réchauffer sa correspondance avec madame Récamier de tous les souvenirs des premières tendresses. En s’éloignant peut-être pour toujours on revient sur le passé, on regrette de ne pas en avoir apprécié les douceurs ; on voudrait revenir, plus jeunes de cœur et d’années à ces jours où l’on avait des années à dépenser et des cœurs à posséder sans remords de les avoir contristés ; il y a des fidélités rétrospectives qu’on retrouve tout à coup dans sa mémoire dans un coin de la vie et qu’on croit n’avoir jamais violées, tant on regrette les distractions fugitives à ces amitiés éternelles.

Tels paraissent avoir été les sentiments de M. de Chateaubriand, seul, sur la route de Rome. Chacune des haltes de ce voyage fut un tendre retour vers madame Récamier ; il demandait une plume à chaque auberge pour écrire un de ces retours de tendresse à Paris.

VIII

Je le rencontrai par hasard un soir à Dijon ; je logeais dans la même hôtellerie que lui, à quelques pas de sa chambre ; je crus de mon devoir d’aller lui présenter mes hommages ; je le trouvai déjà écrivant sur une petite table d’auberge une dépêche à son amie, pendant que les servantes de l’hôtel de la Galère mettaient la nappe de son souper sur l’autre moitié de la table. Ma visite fut brève comme l’occasion qui me forçait de la faire, et cérémonieuse comme son accueil. Le déshabillé du grand homme n’avait pas d’abandon chez lui, même en route. Quelques groupes de curieux et d’hommes de lettres de Dijon, instruits de son passage, obstruaient la rue et les escaliers pour apercevoir son visage ou pour entendre sa voix à travers les fenêtres ou les portes. Il en paraissait à la fois avide et importuné. Telle est la gloire quand on l’approche de trop près : absente on la désire, présente elle pèse. Pour la trouver douce il faut la voir à distance, comme le feu.

IX

Ces billets de M. de Chateaubriand à madame Récamier pendant la route et pendant son ambassade à Rome semblent, par leur fréquence et par leur épanchement, vouloir regagner le temps perdu à Londres et à Paris. Ce sont peut-être les seules lettres vraiment pathétiques tombées de son cœur pendant toute sa vie ; dans toutes les autres, comme dans ses Mémoires, il cherche l’apparat et la phrase, tout en feignant de les négliger. Ici il cherche le cœur et il y arrive bien plus sûrement.

« Songez qu’il faut que nous achevions nos jours ensemble. Je vous fais un triste présent que de vous donner le reste de ma vie ; mais prenez-le, et, si j’ai perdu des jours, j’ai de quoi rendre meilleurs ceux qui seront tout pour vous. Je vous écrirai ce soir un petit mot de Fontainebleau, ensuite de Villeneuve, et puis de Dijon, et puis en passant la frontière, et puis de Lausanne, et puis du Simplon. Faites que je trouve quelques lignes de vous, poste restante, à Milan. À bientôt ! Je vais préparer votre logement et prendre en votre nom possession des ruines de Rome. Mon bon ange, protégez-moi ! Ballanche m’a fait grand plaisir : il vous avait vue ; il m’apportait quelque chose de vous. Bonjour jusqu’à ce soir. Je me ravise ; écrivez-moi un mot à Lausanne, là où je trouverai votre souvenir, et puis à Milan. Il faut affranchir les lettres. Hyacinthe vous verra ; il m’apportera de vos nouvelles demain à Villeneuve. »

 

« Fontainebleau, dimanche soir, 14 septembre.

« J’ai traversé une partie de cette belle et triste forêt. Le ciel était aussi bien triste. Je vous écris maintenant d’une petite chambre d’auberge, seul et occupé de vous. Vous voilà bien vengée, si vous aviez besoin de l’être. Je vais à cette Italie le cœur aussi plein et malade que vous l’aviez quelques années plus tôt. Je n’ai qu’un désir, je ne forme qu’un vœu : c’est que vous veniez vite me faire supporter l’absence au-delà des monts. Les grands chemins ne me font plus de joie. Je me vois toujours vieux voyageur, lassé et délaissé, arrivant à mon dernier gîte. Si vous ne venez pas, j’aurai perdu mon appui. Venez donc, et apprenez enfin que votre pouvoir est tout entier et sans bornes.

« Il y a bien des choses dans ce Fontainebleau, mais je ne puis penser qu’à ce que j’ai perdu. Demain un autre petit mot de Villeneuve. Ici je suis sans souvenir autre que le vôtre ; à Villeneuve j’aurai celui de ce pauvre Joubert. Je m’efforce de me dire qu’en m’éloignant je me rapproche. Je voudrais le croire, et pourtant vous n’êtes pas là ! »

 

« Villeneuve-sur-Yonne, mardi matin, 16 septembre.

« Je ne sais si je pourrai vous écrire jamais sur ce papier qu’on me donne à l’auberge. Je suis bien triste ici. J’ai vu en arrivant le château qu’avait habité madame de Beaumont pendant les années de la Révolution. Le pauvre ami Joubert me montrait souvent un chemin de sable qu’on aperçoit sur une colline au milieu des bois, et par où il allait voir la voisine fugitive. Quand il me racontait cela, madame de Beaumont n’était déjà plus ; nous la regrettions ensemble2. Joubert a disparu à son tour ; le château a changé de maître ; toute la famille de Serilly est dispersée. Si vous ne me restiez pas, que deviendrais-je ?

« Je ne veux pas vous attrister aujourd’hui, j’aime mieux finir ici ma lettre. Qu’avez-vous besoin de mes souvenirs d’un passé que vous n’avez pas connu ? N’avez-vous pas aussi le vôtre ? Arrangeons notre avenir ; le mien est tout à vous. Mais ne vais-je pas dès à présent vous accabler de mes lettres ? J’ai peur de réparer trop bien mes anciens torts. Quand aurai-je un mot de vous ? Je voudrais bien savoir comment vous supportez l’absence. Aurai-je un mot de vous, poste restante, à Lausanne, et un autre à Milan ? Dites-moi si vous êtes contente de moi ? J’écrirai après-demain de Dijon.

« Ma santé va mieux, et la route fait aussi du bien à madame de Chateaubriand. N’oubliez pas de partir aussitôt que vous le pourrez. Avez-vous quitté la petite chambre ? À bientôt ! »

 

« Vendredi 19 septembre.

« Au moment de passer la frontière je vous écris, dans une méchante chaumière, pour vous dire qu’en France et hors de France, de l’autre côté comme de ce côté-ci des Alpes, je vis pour vous et je vous attends. »

 

« Lausanne, ce lundi 22 septembre 1828.

« Avant-hier, en arrivant ici, j’ai été bien triste de ne pas trouver un petit mot de vous ; mais le mot est arrivé hier et m’a fait une joie que je ne puis vous dire. Vous reconnaissez enfin tout ce que vous êtes pour moi. Vous voyez que le temps et les distances n’y font rien. Mes lettres successives de Villeneuve, de Dijon, de Pontarlier et de Lausanne, vous auront prouvé que mes regrets ont augmenté en m’éloignant ; il en sera ainsi jusqu’au jour où je serai revenu à Paris, ou jusqu’au moment où vous arriverez à Rome. »

 

« Brigg, au pied du Simplon, jeudi 25 septembre 1828.

« Je viens d’avoir deux jours bien tristes : depuis Lausanne jusqu’ici j’ai continuellement marché sur les traces de deux pauvres femmes : l’une, madame de Custine, est venue expirer à Bex ; l’autre, madame de Duras, est allée mourir à Nice3. Comme tout fuit ! Sion, où j’ai passé, était le royaume que m’avait destiné Bonaparte ; c’est ce royaume que la mort du duc d’Enghien m’a fait abdiquer. J’ai rencontré des religieux du mont Saint-Bernard. Il n’en reste plus que deux qui aient été témoins du fameux passage de l’armée française.

« Savez-vous pourquoi tout cela pèse tant sur moi ? C’est que je vais franchir les Alpes, qu’elles vont s’élever entre vous et moi. Demain je serai en Italie ; il me semble que je me sépare une autre fois de vous. Venez vite faire cesser cette fatalité. Passez ces mêmes montagnes que je vois sur ma tête. Je sens qu’il faut maintenant que ma vie soit environnée : je n’ai plus retrouvé en moi l’ancien voyageur ; je ne songe qu’à ce que j’ai quitté, et les changements de scène m’importunent. Venez donc vite. »

 

« Rome, ce 11 octobre 1828.

« Vous devez être contente, je vous ai écrit de tous les points de l’Italie où je me suis arrêté. J’ai traversé cette belle contrée, remplie de votre souvenir ; il me consolait, sans pourtant m’ôter ma tristesse, de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas. J’ai revu cette mer Adriatique que j’avais traversée il y a plus de vingt ans, dans quelle disposition d’âme ! À Terni je m’étais arrêté avec une pauvre expirante. Enfin Rome m’a laissé froid : ses monuments, après ceux d’Athènes, comme je le craignais, m’ont paru grossiers. Ma mémoire des lieux, qui est étonnante et cruelle à la fois, ne m’avait pas laissé oublier une seule pierre. J’ai parcouru seul et à pied cette grande ville délabrée, n’aspirant qu’à en sortir, ne pensant qu’à me retrouver à l’Abbaye et dans la rue d’Enfer. »

Le lendemain il écrit encore ; il raconte son dépaysement dans un vaste palais démeublé de Rome, sans y trouver même un de ces chats qu’il aimait comme symbole de l’égoïsme qui rêve ; puis il lui dit :

« Vous êtes bien vengée : mes tristesses en Italie expient celles que je vous ai causées. Écrivez, et surtout venez ! »

Vengée de quoi ? se demande-t-on. Vengée des nombreuses distractions de cœur qu’il avait à se reprocher depuis Londres ; vengée d’Émilie peut-être, l’anonyme à laquelle il avait offert sa vie tout entière, après l’avoir retirée à Juliette.

X

« Vous vous vengez trop en ne m’écrivant pas assez, dit-il quelques lettres plus loin. Venez vite ! Il n’y a plus que vous à Paris qui vous souveniez de moi. Mes dispositions d’âme triste ne changent pas. Toutes mes lettres vous disent la même chose. Oh ! que je suis triste ! Venez ! De l’ennui de l’isolement je passe à l’ennui de la foule. Décidément je ne puis supporter la vie du monde ; c’est auprès de vous seule que je retrouverai tout ce qui me manque ici. Vos petits billets de tous les courriers sont toute ma vie. Tâchez donc de me faire revenir à Paris. »

On voit par la vicissitude de ses désirs qu’il s’est retourné toute sa vie dans son lit de gloire, d’ambition, de cours et de fêtes, sans trouver, comme on dit, une bonne place. Toujours mal où il est, toujours bien où il n’est pas, homme d’impossible, même en attachement. On voit plus loin qu’il est à la fois jaloux et heureux de l’avènement de M. de La Ferronnays au ministère.

J’ai beaucoup connu d’hommes publics, je n’en place aucun pour la pureté et la grandeur d’âme au-dessus de M. de La Ferronnays ; quand l’aristocratie adopte la raison publique, elle réconcilie en elle les deux parties du genre humain qui tendent toujours à se combattre, faute de se comprendre.

XI

Plus loin encore nous trouvons sous la plume de M. de Chateaubriand le nom d’une jeune Romaine, seule capable d’éclipser même madame Récamier en beauté et en grâce : c’est celui de madame Dodwell ; elle vit, elle brille, elle charme encore à Rome sous le nom de comtesse de Spaur.

Ce nom nous rappelle à nous-même un souvenir bien fugitif, mais bien ineffaçable des yeux. Les yeux ont leur mémoire : ce sont les images. Aucune de ces images qui se gravent d’un coup d’œil dans la vie ne surpasse celle-là. Elle avait seize ans ; elle était Romaine, nièce d’un cardinal d’origine française ; elle voyageait je ne sais pourquoi en France avec je ne sais quelle princesse de sa famille. Elle dansait souvent chez une de ces étrangères cosmopolites qui colportent leurs salons de capitale en capitale et qui invitent à tout hasard, non pas des hommes et des femmes, mais des noms pris dans les dictionnaires d’adresses de Rome ou de Paris.

Deux de mes amis et moi nous fûmes recherchés par une de ces Anglaises ambulantes pour notre uniforme élégamment porté dans ses bals. La jeune Romaine y essayait ses premiers pas et ses premiers sourires. Nous dansâmes plusieurs fois avec elle ; on faisait foule pour l’entrevoir dans le groupe des danseurs. La Psyché de Gérard n’était pas si svelte, la Chloé de Longus n’était pas plus naïve et pas plus rougissante devant la glace liquide de la fontaine.

Nous sortions rêveurs de la soirée, promenant aux clartés de la lune, dans la rue de la Paix, l’image encore dansante, aux sons prolongés de l’orchestre, de cette figure de jeune Romaine sur un camée de Pompéia. Malheureusement le carnaval fini la fit disparaître de ce salon. Elle épousa un archéologue anglais célèbre par ses voyages, M. Dodwell, homme d’un âge mûr, qui n’avait rien trouvé de plus beau dans l’antiquité que cette grâce vivante de Rome.

Quelques années après, en nous promenant à cheval dans la campagne de Rome, du côté de la grotte d’Égérie, nous passâmes le long des murs d’une métairie isolée auprès d’un bouquet de cyprès. Une terrasse inondée de soleil couchant et recouverte d’une treille de vigne laissait entrevoir à travers les pampres une table rustique couverte de corbeilles de raisin, de figues, de crème et de fiasques ficelées de paille jaune, dont des fleurs sauvages bouchaient le long col à la manière d’Italie ; c’était une collation préparée par le métayer pour la promenade ordinaire de la belle princesse.

Tout à coup le bruit des roues d’une calèche qui venait rapidement derrière moi fit faire un écart à mon cheval. Je laissai la route libre ; la calèche s’arrêta à la grille en bois de la métairie, et j’en vis descendre, entre les mains tendues des trois jeunes filles du métayer, la charmante Romaine, encore présente à ma mémoire depuis les bals de la rue de la Paix. Elle n’avait fait que changer de grâce et de charmes, comme on change de vêtement avec la saison ; elle s’était épanouie, voilà tout. Je n’osai pas la saluer ; elle n’avait pas de raison de reconnaître dans un étranger errant sous les pins de la campagne de Rome un de ses danseurs de Paris. Je m’éloignai lentement en regardant avec regret la svelte apparition monter l’escalier rustique de la terrasse et s’évanouir derrière les pampres de la treille, aux rayons du soir.

XII

Depuis, devenue veuve, elle épousa un ministre plénipotentiaire d’une des cours catholiques d’Allemagne à Rome. Dévouée au pape, habile et intrépide dans son dévouement, elle contribua de sa personne à accomplir l’évasion de ce pontife de Rome après l’assassinat du ministre constitutionnel, l’infortuné Rossi.

Cette ravissante tête de femme, égale aux plus gracieuses figures antiques du musée du Vatican, frappa du même rayon le regard déjà refroidi de M. de Chateaubriand.

« Ah ! quand vous verrai-je tous les jours ? » écrit-il ému de ces réminiscences à son amie de l’Abbaye-aux-Bois. « Faites représenter à Paris mon Moïse ; ce sera ma dernière ambition et ma dernière vue de ce monde qui se retire devant moi ! — Je recommence mes promenades solitaires autour de Rome. Hier j’ai marché deux heures dans la campagne ; j’ai dirigé mes pas du côté de la France, où vont mes pensées ; j’ai dicté quelques mots à Hyacinthe (son secrétaire), qui les a écrits au crayon en marchant. J’ai l’âme trop préoccupée de regrets ; je ne me retrouverai qu’auprès de vous ! — Quand vous n’auriez que le temps de m’écrire : Je me porte bien et je vous aime, cela me suffirait.

« Parlons de votre dernière lettre ; elle est bien aimable. J’ai ri de vos recommandations. Ne craignez rien : je suis cuirassé. Je vous reviendrai, et promptement, j’espère, comme je suis parti. Nous achèverons nos jours dans cette petite retraite, à l’abri des grands arbres du boulevard solitaire, où je ne cesse de me souhaiter auprès de vous. Vous convenez que vous avez eu dernièrement des torts ; moi je réparerai tous les miens.

« Votre dîner chez madame de Boigne ne m’a point étonné ; les lettres de Fabvier au comité grec m’avaient appris à juger ce que c’était.

« Reste Moïse ; me voilà comme vous, mourant d’envie qu’il subisse son destin. Je vous ai tout dit à cet égard : le banquier est prévenu ; c’est, comme je vous l’ai dit, Hérard, rue Saint-Honoré, nº 372. M. Taylor peut s’y présenter en mon nom, et, moyennant son reçu, on lui comptera 15 000 francs. Le reste, c’est à vous de le faire et de le conduire. Comme le carnaval est long cette année, il est possible que le tout soit appris, monté et joué dans la saison de la foule et des plaisirs de l’hiver. »

On voit qu’après avoir employé son amie à son ambition pendant qu’il était à Londres il l’utilise maintenant pour ses dernières tentatives de gloire pendant qu’il est à Rome. On remarque aussi avec quelle délectation de plume ce nom de Rome revient constamment dans sa phrase. Il en est de même de tous les écrivains, voyageurs ou poètes, qui datent leurs pensées de cette terre ; il semble que ce nom de Rome répété sans cesse par eux donne à leurs fugitives personnalités quelque chose de grand et d’éternel comme Rome, et flatte en eux jusqu’à la vanité du tombeau.

XIII

« Laissez dire ceux qui s’opposent (par sentiment de dignité pour moi) à la représentation de Moïse ; laissons faire le temps ; il faut accomplir son sort ; il faut que Moïse soit joué. S’il tombe, peu m’importe ; s’il réussit, en dépit de l’envie et des obstacles, une couronne de plus va bien, et on se range du côté du succès. On m’écrit de Paris mille bruits (sur ma destinée politique). Je ne veux plus entendre parler de cela ; je ne veux plus rien que mourir à Rome ou à l’Infirmerie, auprès de vous ! » (L’Infirmerie était cette maisonnette, dans un vaste et silencieux jardin de la rue d’Enfer, où il s’était construit son nid, comme un naufragé sur la plage de Paris, cet océan du monde.)

XIV

Une allusion transparente à l’effet produit sur ses yeux par la beauté de madame Dodwell et par sa ressemblance avec Juliette dans sa jeunesse interrompt une de ces lettres.

« Soyez tranquille sur tous les points », écrit-il à son amie qui avait sans doute manifesté quelque inquiétude à cet égard, « soyez tranquille ; la ressemblance n’est pas du tout parfaite, et, quand elle le serait, elle ne me rappellerait que des peines et le bonheur dont vous les avez effacées. Croyez bien que toute ma vie est à vous ; je n’ai d’autre idée que vous. Je suis trop malheureux ici sans vous. »

À mesure que l’ennui, sa maladie obstinée, le gagne, ses lettres deviennent plus tendres.

« Voyez-vous : ce qu’il y a de mieux, c’est de vous aimer tous les jours davantage. — Vous me dites que mes projets de retraite forment un grand contraste avec les vœux du public. D’abord votre amitié vous aveugle sur ces vœux, et enfin il est très vrai, très arrêté dans mon esprit que je veux avoir complétement à moi, et pour vous, mes dernières années. Tout m’avertit ici qu’il faut me retirer : ma santé, le caractère de mes idées, la fatigue et l’ennui de tout. Je tiendrai dans ma place un temps raisonnable, pour n’avoir pas l’air d’agir avec légèreté, mais certainement, quand je vous verrai au printemps, nous fixerons l’époque de ma retraite. Tout mesure ainsi pour moi la distance qui me sépare de vous. La santé de madame de Chateaubriand n’est pas bonne ; la mienne n’est guère meilleure. Ma retraite des affaires pour toujours est devenue dans ma tête une idée fixe ; je la porte dans le monde et à la promenade. Je m’amuse à parer en pensée ma petite solitude auprès de vous. Je me représente ne faisant plus rien, hors quelques pages de mes Mémoires, et appelant de toutes mes forces l’oubli, comme jadis j’ai appelé l’éclat.

« La France restera libre et me devra sa liberté constitutionnelle presque tout entière. Les affaires extérieures suivront leur cours. Elles sont menées en Europe par de bien pauvres gens, par des gens qui ont discipliné la barbarie. La France, bien conduite, peut sauver le monde, un jour, par ses armes et par ses lois : tout cela n’est plus de moi. Je me réjouirai dans mon tombeau, et, en attendant, c’est auprès de vous que je dois aller passer le reste de ma courte vie.

« Moquez-vous des amis qui vont vous effrayer de la chute de Moïse. Lord Byron en Italie s’est bien consolé d’avoir été sifflé à Londres, et pourtant il était poète ! Et moi, vil prosateur, qu’ai-je à perdre ? Allons donc intrépidement en avant. Ne vous laissez pas ébranler.

« Vous avez l’air de vouloir me rassurer sur la nomination de M. Pasquier ? Vous me jugez mal ; vous ne me croyez peut-être pas sincère dans mon désir de tout quitter et de mourir dans un gîte oublié : vous auriez tort. Or, dans cette disposition d’âme, je bénirais l’entrée de M. Pasquier au ministère des affaires étrangères, parce qu’elle m’ouvrirait une porte pour sortir d’ici. J’ai déclaré mille fois que je ne pourrais rester ambassadeur qu’autant que mon ami La Ferronnays serait ministre. Je donnerais donc à l’instant ma démission avec une joie extrême. Faites des vœux pour M. Pasquier. »

 

« Midi.

« Voilà M. de Mesnard avec votre lettre du 19. On ne peut avoir fait plus de diligence. Croiriez-vous que votre lettre m’afflige ? Premièrement, quant aux ministères faits ou à faire, je regarde tout cela comme des rêves et des agitations d’ambition sans fondement et sans réalité, et enfin je ne veux pour rien être ministre ; qu’on me raye de toutes les listes. Je ne veux plus que mon Infirmerie pour m’y cacher et pour y mourir. »

Puis vient un billet digne de Tibulle à Délie. Il marque par une tendresse de souvenir la borne du temps entre deux années. Lisez : l’accent est vrai.

 

« Rome, 1er janvier 1829.

« 1829 ! J’étais éveillé ; je pensais tristement et tendrement à vous, lorsque ma montre a marqué minuit. On devrait se sentir plus léger à mesure que le temps nous enlève des années ; c’est tout le contraire : ce qu’il nous ôte est un poids dont il nous accable. Soyez heureuse, vivez longtemps ; ne m’oubliez jamais, même lorsque je ne serai plus. Un jour il faudra que je vous quitte : j’irai vous attendre. Peut-être aurai-je plus de patience dans l’autre vie que dans celle-ci, où je trouve trois mois sans vous d’une longueur démesurée. »

Quelques jours après le dégoût passager du monde le repousse encore dans les idées de retraites vraies ou simulées, retraite embellie par cette amitié repos de son cœur.

« Rome, mardi 6 janvier 1829.

« En ouvrant les journaux arrivés hier, j’ai trouvé mon nom à toutes les pages, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Vous devriez imprimer les lettres que je vous écris ; ce serait un contraste piquant avec les desseins que l’on me suppose. On verrait un pauvre songe-creux qui ne pense d’abord qu’à vous, qui n’a ensuite dans la tête que de se retirer dans quelque trou pour finir ses jours, et qui s’occupe si peu de politique qu’il pleure Moïse qu’on ne jouera pas. Voilà pourtant à la lettre la vérité. Le public me traite comme on traite ici le Tasse, ce qui me fait trop d’honneur. On veut remuer ma poussière ; je commençais à dormir si bien !

« J’en suis toujours à notre tombeau du Poussin et à la fouille projetée. Visconti promet merveilles. Au fond, je ne cherche qu’à me tromper ; je ne vis point où je suis ; j’habite au-delà des Alpes auprès de vous. Cependant les jours s’écoulent ; je puis à présent être à peu près certain du moment où je vous reverrai, et cela me fait un bien que je ne puis dire.

« Mes travaux littéraires sont suspendus. Je fais seulement quelques lectures pour mon Histoire de France. Je suis un peu inquiet de Ladvocat, dont je n’entends plus parler ; ferait-il banqueroute ? J’espère que non, mais pourtant je suis tout consolé d’avance : j’aurais une raison légitime pour faire attendre au public les deux volumes que je lui dois encore. Vous voyez que je tire parti de tout.

« Mes travaux diplomatiques se bornent à peu de chose. Cependant je n’ai pas trop mal arrangé ici les affaires du roi, et j’ai envoyé sur la guerre d’Orient un Mémoire de quelque importance ; j’ai de plus entre les mains une dépêche faite et assez curieuse, pour laquelle j’attends un courrier. J’ai vu le pape ces jours derniers. Je suis toujours enchanté de la grâce, de la dignité, de la modération du prince des chrétiens.

« À jeudi. »

 

« Rome, jeudi 8 janvier 1829.

« Je suis bien malheureux ; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades solitaires. C’était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J’allais pensant à vous dans ces campagnes désertes ; elles lisaient dans mes sentiments l’avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades. »

Tibulle reparaît sous l’ambassadeur quelques pages plus loin. Lisez encore :

« Rome, jeudi 15 janvier 1829.

« À vous encore. Cette nuit nous avons eu du vent et de la pluie comme en France ; je me figurais qu’ils battaient votre petite fenêtre, je me trouvais transporté dans votre petite chambre ; je voyais votre harpe, votre piano, vos oiseaux ; vous me jouiez mon air favori ou celui de Shakespeare ; et j’étais à Rome, loin de vous, dans un grand palais ; quatre cents lieues et les Alpes nous séparaient ! Quand cela finira-t-il ? J’ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère. Jugez comme elle me fait bien la cour : elle est Turque enragée. Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation, etc. Le fait est que tous les bonapartistes détestent les Russes, contre lesquels la puissance de leur maître est venue se briser.… et un capucin balaye maintenant toute cette poussière restée de la gloire et de la liberté de Rome ! »

Le remords de ses éloignements momentanés de Juliette le ressaisit tout à coup. Voyez comme il les reconnaît et s’en accuse.

« Le 31.

« Votre dernière petite lettre était bien injuste, comme je vous l’ai déjà dit ; mais vous me priez de ne pas vous rudoyer, et je ne l’ai pas fait. Pouvez-vous maintenant douter de moi, et n’ai-je pas réparé depuis trois mois toute la peine que j’avais eu le malheur de vous faire dans ma vie ? Quand je vous entretiens de mes tristesses, c’est malgré moi : ma santé est fort altérée, et il est possible que cela me porte à des prévoyances d’avenir prochain qui sont trop sombres : j’aurais tant de peine à vous quitter ! »

XV

Que tout cela est supérieur aux phrases apprêtées des Mémoires d’outre-tombe, et comme le cœur parle mieux que la vanité ! À mesure qu’il vieillit et que la vanité sèche, le cœur refleurit en lui par les souvenirs. Il en est ainsi de tous les hommes à grande imagination : ils se concentrent en vieillissant dans leur cœur resserré par le temps ; ils vivaient en rêvant, ils meurent en aimant. Cette maturité du cœur est très sensible dans M. de Chateaubriand ; sa poésie en mûrissant devint sentiment. C’est le fruit de la vie quand la vie est longue.

Le poète reparaît cependant de temps à autre. Lisez ceci :

« J’ai assisté à la première cérémonie funèbre pour le pape dans l’église de Saint-Pierre. C’était un étrange mélange d’indécence et de grandeur : des coups de marteau qui clouaient le cercueil d’un pape, quelques chants interrompus, le mélange de la lumière des flambeaux et de celle de la lune, le cercueil enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres, pour le déposer au-dessus d’une porte dans le sarcophage de Pie VII, dont les cendres faisaient place à celle de Léon XII. Vous figurez-vous tout cela, et les idées que cette scène faisait naître ?

« Je vous prie d’envoyer chercher Bertin et de lui lire toute la première partie de cette lettre…

« En vérité, je ne sais pourquoi vous êtes si triste ; si c’est mon absence, elle va cesser. C’est moi, je vous assure, qui voudrais souvent mourir. Que fais-je sur la terre ? Hier, mercredi des Cendres, j’étais à genoux, seul, dans cette église de Santa-Croce, appuyé sur les murailles en ruine de Rome, près de la porte de Naples ; j’entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l’intérieur de cette solitude. En vérité, je crois que j’aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l’ambition et contempler les vanités de la vie et de la terre ! »

XVI

Cependant la mort et l’élection d’un pape le retiennent quelques mois de plus à Rome.

« Enfin, dans quinze jours mon congé et vous revoir ! écrit-il ; tout disparaît devant cette espérance. Je ne suis plus triste, je ne songe plus aux ministères ni à la politique ! Vous retrouver, voilà tout ! Je donnerais le reste pour une obole ! »

Ne croirait-on pas entendre l’ambassadeur vieilli redevenu le jeune secrétaire d’ambassade à Rome en 1808, et écrivant ses impatiences de cœur à celle qui repose sous le pavé de marbre de l’église Saint-Louis à Rome (madame de Beaumont) ?

« J’arrive ! j’arrive ! nous causerons ; je vais vous voir ! Qu’importe le reste ? À vous et pour jamais ! »

Enfin, la veille du retour :

« Rome, ce 16 mai 1829.

« Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n’a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. La vôtre est bien petite ; en la serrant hier au soir, et voyant combien elle tenait peu de place, j’avais le cœur mal assuré.

« J’éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire. Pendant trois ou quatre mois je me suis déplu à Rome ; maintenant j’ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d’intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j’ai obtenu ici m’a attaché ; je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j’ai tout vaincu : on paraît me regretter vivement.

« Que vais-je retrouver en France ? Du bruit au lieu de silence, de l’agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j’ai adopté est tel que personne n’en voudrait peut-être, et que d’ailleurs on ne me mettrait pas à même de l’exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j’ai contribué à lui faire obtenir une grande liberté ; mais me ferait-on table rase ? me dirait-on : Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête ? Non ; on est si loin de vouloir me dire une pareille chose que l’on prendrait tout le monde avant moi, que l’on ne m’admettrait qu’après avoir essuyé les refus de toutes les médiocrités de la France, et qu’on croirait me faire une grande grâce en me reléguant dans un coin obscur d’un ministère obscur.

« Chère amie, je vais vous chercher, je vais vous ramener avec moi à Rome ; ambassadeur ou non, c’est là que je veux mourir auprès de vous. J’aurai du moins un grand tombeau en échange d’une petite vie. Je vais pourtant vous voir. Quel bonheur ! »

Et en route :

« Lyon, dimanche, 2 heures 1/2, 24 mai 1829.

« Lisez bien cette date. Elle est de la ville ou vous êtes née ! Vous voyez bien qu’on se retrouve, et que j’ai toujours raison. C’est Hyacinthe, que j’envoie en avant, qui vous remettra ce billet. Maintenant, est-ce moi qui vous emmènerai à Rome ou vous qui me garderez à Paris ? Nous verrons cela. Aujourd’hui je ne puis vous parler que du bonheur de vous revoir jeudi. »

Que cette commémoration est touchante, et qu’il y a de vraie sensibilité dans cette date !

XVII

Il arriva à Paris le 27 mai 1829. « Son arrivée a ranimé ma vie », écrit à son tour madame Récamier à sa nièce absente. Ce fut alors, pour plaire à cet ami, qu’elle commença à former autour d’elle ce salon politique et lettré dont on voit la composition accidentelle dans les hommes célèbres convoqués à la lecture du Moïse dont j’ai parlé en commençant.

Ampère et Ballanche groupaient avec des soins de fils ce monde brillant autour d’elle ; ce dernier les nomme dans une de ses lettres.

« Parmi les auditeurs, dit-il, je me bornerai à vous citer mesdames d’Appony, de Fontanes et Gay ; MM. Cousin, Villemain, Lebrun, Lamartine, Latouche, Dubois, Saint-Marc Girardin, Valory, Mérimée, Gérard ; les ducs de Doudeauville, de Broglie ; MM. de Sainte-Aulaire, de Barante, David ; madame de Boigne, madame de Gramont ; le baron Pasquier ; madame et mesdemoiselles de Barante et mademoiselle de Sainte-Aulaire ; Dugas-Montbel, etc. J’aurais aussitôt fait de vous nommer tout Paris littéraire, etc. »

XVIII

Cependant M. de Chateaubriand avait quitté, après ce triomphe, Paris pour les Pyrénées. Le ministère du prince de Polignac, ministère énigmatique et chargé d’orages autant que de mystères, avait été nommé en son absence. C’était la déclaration de guerre de la monarchie à l’opposition du libéralisme, du bonapartisme et du républicanisme coalisés dans la presse et dans les Chambres.

Charles X voulut vider la question dans une bataille au lieu de périr à petit feu sous la mitraille de ses ennemis. Vingt ans plus tard il aurait gagné cette bataille. Quand on fait à midi ce qui ne doit être fait qu’à minuit, on échoue : l’heure est tout dans le choix des moments où les peuples refusent ou acceptent les coups d’État de la lassitude.

Chateaubriand, tremblant de ces excès d’audace inopportune, demanda une audience à Charles X pour lui représenter les périls certains, sa chute prochaine. Charles X ne daigna pas lui parler. Le roi voyait en lui un des plus coupables complices des manœuvres d’ambition qui avaient secoué son gouvernement. La plus dangereuse des oppositions en politique c’est l’opposition de nos amis. Un prince peut donner satisfaction à des principes, il ne peut jamais satisfaire à des passions. On comprend l’énergique rancune de Charles X contre M. de Chateaubriand.

XIX

Quoi qu’il en soit, Charles X donna sa bataille et la perdit en juillet 1830 ; il la perdit pour l’avoir donnée ; s’il l’avait laissé donner par ses ennemis il l’aurait gagnée. Dans les questions de droit parlementaire celui qui attaque est vaincu ; l’esprit public se range contre l’agresseur. Quoi qu’on en dise, il y a une force dans le droit. Charles X, au fond, était moralement attaqué par la coalition de ses ennemis ; mais, en tirant l’épée avant l’heure où cette coalition morale allait éclater avec des armes dans les rues au lieu de boules dans les urnes, il paraissait être l’agresseur ; cette fausse apparence fut sa perte.

XX

M. de Chateaubriand était absent de Paris avec madame Récamier ; il y revint pendant la bataille. Reconnu dans la rue par la jeunesse des Écoles, qui saluait en lui le génie dans l’opposition, il fut conduit jusqu’à sa porte par des acclamations qui n’étaient qu’une bouffée de vent tiède dans une tempête de feu. Il crut pouvoir arrêter une révolution avec ce souffle dans sa voile ; la révolution emporta les trois générations de la légitimité et le laissa seul avec quelques phrases de Jérémie et une noble attitude sur la plage.

« Donnez-moi une plume et la liberté de la presse, s’écriait-il, et en trois mois je rétablirai la légitimité. » On lui laissa sa plume et la licence de la presse, et il ne rétablit rien que sa dignité personnelle au milieu des ruines de sa monarchie. Ses pamphlets plus ou moins éloquents, mais toujours acerbes, ne furent que des cailloux plus ou moins brillants sous les roues du char révolutionnaire qui emportait la dynastie d’Orléans comme la dynastie de Louis XVI. Une mauvaise humeur chronique fut sa seule influence politique sur les destinées de son pays. Retiré dans son jardin de la rue d’Enfer, il eut plus que jamais besoin d’une amitié de femme pour panser ses blessures de cœur, et d’un théâtre intime entre deux paravents pour exhaler ses plaintes et pour accuser la fortune.

Il trouva tout cela chez madame Récamier. Ce fut véritablement alors qu’elle fut adorable d’indulgence, de patience, de pardon, de tendresse et d’abnégation pour son ami. C’est pour lui faire son public que madame Récamier, avec une diplomatie dont l’habileté trouvait son motif dans son cœur, fit de son accueil un art pour recruter et pour conserver un cercle littéraire et politique autour de son ami.

Madame Récamier avait été toute sa vie une grande enchanteresse des yeux et des cœurs ; à cette époque elle fut un grand diplomate, le Talleyrand des femmes, dominant au fond toutes les opinions par une supériorité d’esprit qui ne donnait à chacune de ces opinions que sa valeur, les respectant toutes, n’en partageant aucune que dans la juste mesure de raison qu’elle contenait, et marchant libre, fière et souriante, entre tous les partis, comme une déesse de la Paix qui fait de son salon une terre neutre où l’on ne se rencontre que désarmé.

On déposait en effet ses colères, ses fanatismes, ses rancunes sur le seuil, pour n’apporter qu’un grave et libre entretien à ce congrès de l’agrément, présidé par une femme personnifiant en elle l’agrément suprême.

Au fond, madame Récamier n’avait pas la moindre passion politique ; c’était l’éclectisme de toutes les dates, depuis le Directoire, sous lequel elle était éclose, jusqu’au Consulat, où elle avait vécu en intimité avec les brillantes sœurs de Bonaparte, surtout avec madame Murat, la reine de Naples ; jusqu’à l’Empire, où elle avait eu la gloire de partager l’exil illustre de madame de Staël et de madame la duchesse de Luynes ; jusqu’à la Restauration, où elle était rentrée à Paris, comme victime couronnée de fleurs, non pour être immolée, mais pour être encensée ; jusqu’à la révolution de Juillet, qu’elle n’aimait pas, mais contre laquelle elle n’avait point de colère, et qui avait accru son importance en la faisant centre d’un salon aussi redouté qu’une tribune ; jusqu’à la République même, réminiscence caressée de ses premiers triomphes, et contre laquelle elle n’avait pas de parti pris, pourvu que la république ne fût ni ignoble ni terroriste.

Les hommes jeunes, mûrs ou vieux, appartenant à toutes ces nuances, étaient donc accueillis avec le même sourire dans son intimité ; la seule condition était d’être ou de paraître enthousiaste de M. de Chateaubriand ; elle voulait qu’il eût chez elle la retraite douce ; elle ouatait son salon de visages agréables à son ami ; elle tapissait son escalier de roses, pour que ses pieds meurtris et chancelants ne sentissent le contact avec le temps que par le doux encens qu’on doit au génie, au malheur, à la vieillesse.

Nous nous souvenons de quelque chose de semblable à cette amitié vigilante et habile pour un vieillard jadis aimé, quand Saint-Évremond, qui avait suivi à Londres la belle duchesse de Mazarin (Hortense Mancini), trouvait à quatre-vingt-dix ans auprès d’elle un visage d’ange, une humeur d’enfant, des soins de sœur, des attentions de fille, et qu’il passait sous les beaux regards d’Hortense de la vie à la mort avec les illusions de l’amour et les réalités de l’amitié. Seulement Saint-Évremond n’avait jamais d’humeur ni contre les événements, ni contre les hommes, ni contre la fortune ; il se laissait amuser, il se prêtait même en philosophe anacréontique au bonheur qu’on voulait lui faire ; il était le complaisant de la belle Hortense. M. de Chateaubriand avait de l’humeur, lui, contre la vie et contre la mort ; il était le tyran de l’amitié ; il fallait autant de patience que de tendresse à son amie pour le distraire de ses passions littéraires et de ses passions politiques. Mais il avait heureusement affaire à un cœur de femme qui ne se lassait pas de supporter ses tristesses.

Madame de Chateaubriand aidait en cela madame Récamier de ses conseils. Elle n’avait aucune jalousie de l’attachement de son mari pour madame Récamier. Habituée à être négligée et même oubliée pendant vingt ans par lui dans leur jeunesse, elle trouvait très doux pour elle ce commerce de pure amitié qui la déchargeait du soin d’amuser l’inamusable auteur de René, cette personnification de l’ennui sublime de vivre.

XXI

Il agitait sa vie par des voyages courts comme ses résolutions ; il appelait ses courses à Genève et à Lausanne des exils éternels ; l’ennui qui l’avait expatrié le ramenait six semaines après à Paris. C’est pendant une de ces tentatives d’émigration qu’il écrivait à Ballanche les lettres suivantes. Ballanche restait à Paris auprès de l’amie commune.

« Genève, 12 juillet 1831.

« L’ennui, mon cher et ancien ami, produit une fièvre intermittente ; tantôt il engourdit mes doigts et mes idées, tantôt il me fait écrire comme l’abbé Trublet. C’est ainsi que j’accable madame Récamier de lettres et que je laisse la vôtre sans réponse. Voilà les élections, comme je l’avais toujours prévu et annoncé, ventrues et reventrues. La France est à présent toute en bedaine, et la fière jeunesse est entrée dans cette rotondité. Grand bien lui fasse ! Notre pauvre nation, mon cher ami, est et sera toujours au pouvoir : quiconque régnera l’aura ; hier Charles X, aujourd’hui Philippe, demain Pierre, et toujours bien, sempre bene, et des serments tant qu’on voudra, et des commémorations à toujours pour toutes les glorieuses journées de tous les régimes, depuis les sans-culottides jusqu’aux 27, 28 et 29 juillet. Une chose seulement m’étonne : c’est le manque d’honneur du moment. Je n’aurais jamais imaginé que la jeune France pût vouloir la paix à tout prix, et qu’elle ne jetât par la fenêtre les ministres qui lui mettent un commissaire anglais à Bruxelles et un caporal autrichien à Bologne. Mais il paraît que tous ces braves contempteurs des perruques, ces futurs grands hommes, n’avaient que de l’encre au lieu de sang sous les ongles. Laissons tout cela.

« L’amitié a ses cajoleries comme un sentiment plus tendre, et plus elle est vieille, plus elle est flatteuse, précisément tout l’opposé de l’autre sentiment. Vous me dites des choses charmantes sur ma gloire. Vous savez que je voudrais y croire, mais qu’au fond je n’y crois pas, et c’est là mon mal ; car, si une fois il pouvait m’entrer dans l’esprit que je suis un chef-d’œuvre de nature, je passerais mes vieux jours en contemplation de moi-même. Comme les ours qui vivent de leur graisse pendant l’hiver en se léchant les pattes, je vivrais de mon admiration pour moi pendant l’hiver de ma vie ; je me lécherais et j’aurais la plus belle toison du monde. Malheureusement je ne suis qu’un pauvre ours maigre, et je n’ai pas de quoi faire un petit repas dans toute ma peau.

« Je vous dirai, à mon tour de compliment, que votre livre m’est enfin parvenu, après avoir fait le voyage complet des petits Cantons dans la poche de votre courrier. J’aime prodigieusement vos siècles écoulés dans le temps qu’avait mis la sonnerie de l’horloge à sonner l’air de l’Ave Maria. Toute votre exposition est magnifique ; jamais vous n’avez dévoilé votre système avec plus de clarté et de grandeur. À mon sens, votre Vision d’Hébal est ce que vous avez produit de plus élevé et de plus profond. Vous m’avez fait réellement comprendre que tout est contemporain pour celui qui comprend la notion de l’éternité ; vous m’avez expliqué Dieu avant la création de l’homme, la création intellectuelle de celui-ci, puis son union à la matière par sa chute, quand il crut se faire un destin de sa volonté.

« Mon vieil ami, je vous envie ; vous pouvez très bien vous passer de ce monde, dont je ne sais que faire. Contemporain du passé et de l’avenir, vous vous riez du présent qui m’assomme, moi chétif, moi qui rampe sous mes idées et sous mes années ! Patience ! je serai bientôt délivré des dernières ; les premières me suivront-elles dans la tombe ? Sans mentir, je serais fâché de ne plus garder une idée de vous. Mille amitiés. »

 

« 31 juillet 1831.

« Votre lettre, mon cher et vieil ami, est venue à la fois me tirer de mon inquiétude et m’y replonger. Je ne cessais d’écrire lettre sur lettre à l’Abbaye-aux-Bois pour demander compte du silence. Cette fois je n’écris pas directement à notre excellente amie ; mais dites-lui, de ma part, que je compte aller la rejoindre à Paris du 15 au 20 de ce mois, pour m’entendre avec elle et vendre ma maison. Sa maladie me fera hâter mon voyage ; je partirai d’ici aussitôt que me le permettra la santé de madame de Chateaubriand, qui souffre aussi beaucoup en ce moment. J’aurai soin de vous en mander le jour et l’heure. Voilà bien des épreuves ! Mais si nous pouvons jamais nous rejoindre, elles seront finies, et nous ne nous quitterons plus. »

XXII

Cette opposition à la politique de sauvetage que pratiquaient alors avec une si mâle raison le nouveau roi et Casimir Périer, son rude ministre, n’était évidemment dans cette tête que de l’humeur et de l’ennui, une avance de coalition peu honnête faite aux républicains par un royaliste. Ce n’était pas là de la politique de conscience, c’était de la politique de situation. Comment le roi et son ministre auraient-ils éteint l’incendie de la France en allumant l’incendie de l’Europe par une guerre de propagande ? Comment la monarchie de 1830 aurait-elle respecté la théocratie romaine de M. de Chateaubriand en révolutionnant Bologne et Rome ? Un catholique et un légitimiste pouvait-il se mentir plus irrespectueusement à lui-même qu’en se plaignant, comme il le fait là, qu’on n’agitât pas assez les torches sur les monarchies et sur les théocraties ? Tous les pamphlets de peu de foi écrits par M. de Chateaubriand pendant ces quinze années de la monarchie de Juillet sont de la même encre : des larmes, du fiel, de la fidélité ostentatoire et chevaleresque, délayés dans des phrases républicaines pour sourire amèrement à tous les partis. Ce n’est pas là qu’il faut chercher son génie, c’est là qu’il faut chercher ses petitesses. Nous ne sommes pas suspect en blâmant l’accent de ces pamphlets, car nous n’avions pas plus de goût que lui pour les institutions et pour les rois de 1830 ; mais toutes les armes ne sont pas bonnes pour combattre des ennemis politiques, et le pamphlet à deux tranchants ne convient pas aux mains loyales.

XXIII

Les tentatives de madame la duchesse de Berry, son emprisonnement, ses aventures, ses désastres, ses ruptures et ses réconciliations avec la famille royale mécontente, furent l’occasion de quelques nouvelles missions officielles de M. de Chateaubriand ; il fut le premier ministre de ces domesticités délicates de la cour proscrite, l’homme de confiance de la royauté de l’exil, chargé de jeter le manteau de la dignité et du respect sur des cicatrices de famille. Cette confiance il la méritait par ses sentiments, mais il ne la justifia pas assez par sa discrétion au retour de ces ambassades d’intimité aux foyers errants de Charles X. Nous nous souvenons, en effet, et bien d’autres se souviennent avec nous, de lectures semi-confidentielles de chapitres de ses Mémoires, lectures faites avec un certain apparat aux bougies chez madame Récamier. L’ambassadeur, à peine de retour à Paris, révélait dans ces chapitres des nullités ou des ridicules de princes qui ressemblaient moins à des hommages de chevalier qu’à des stigmates de satiriste. Il appelait la pitié sur cette noble ruine de la monarchie, mais il la livrait en même temps au sourire du siècle ; on voyait qu’il avait voulu écrire des pages de haute comédie parmi les pages tragiques de ses Mémoires. Le talent du peintre de mœurs abondait dans ces pages, mais la convenance et la piété manquaient ; nous souffrions profondément à ces lectures d’entendre ridiculiser le trône, la table et le foyer, par celui qui avait été appelé pour en relever la sainteté et la considération devant l’Europe. Les passages les plus risqués de ces manuscrits un peu délateurs ont été adoucis ou retranchés dans les Mémoires d’outre-tombe : il ne faut pas fondre en bronze des caricatures, mêmes royales.

XXIV

Chacun de ces voyages était marqué par des recrudescences de billets et de lettres tendres et tristes comme la vieillesse de M. de Chateaubriand à son amie. On y sent le poète qui ne vieillit pas sous les vieillesses du caractère de l’homme.

« Le hameau où je suis arrêté », conte-t-il d’un village de Bourgogne, dans sa course à Venise, « a une belle vue au soleil couchant, sur une campagne assez morne. C’est aujourd’hui le 4 septembre, et non le 4 octobre, que je suis né, il y a bien des années ! Je vous adresse le premier battement de mon cœur ; il n’y a aucun doute qu’il fut pour vous, quoique vous ne fussiez pas encore née !

« Le pavé a ébranlé ma tête, je souffre ; mais soyez en paix, vous me reverrez bientôt, et tout sera fini ! »

« Je vous écrirai bientôt de Venise », écrit-il du pied des Alpes, « de cette Venise où je m’embarquai il y a un siècle pour Jérusalem ! »

Et quelques jours après :

« Je suis à Venise ; que n’y êtes-vous ? Le soleil, que je n’avais pas vu depuis Paris, vient de paraître ; je suis logé à l’entrée du Grand-Canal, ayant la mer à l’horizon sous ma fenêtre. Ma fatigue est extrême, et souvent je ne puis m’empêcher d’être sensible à ce beau et triste spectacle d’une ville si charmante et si désolée, et d’une mer presque sans vaisseaux ; et puis les vingt-six ans écoulés à dater du jour où je quittai Venise pour aller m’embarquer à Trieste pour la Grèce… Si je ne vous rencontrais pas dans ce quart de siècle, je ne dirais que des choses rudes au siècle.

« Je n’ai rien trouvé pour me diriger ici (dans ma négociation) : on est bien bon, mais bien étourdi. Vous avez toute la douceur de ce beau climat, si différent de celui des Gaules. »

Et le lendemain :

« J’ai fait hier une bien bonne journée, s’il y a de bonnes journées sans vous ! J’ai visité le palais ducal, revu les palais qui bordent le Grand-Canal. Quels pauvres diables nous sommes en fait d’art, auprès de tout cela ! J’y finirai volontiers ma vie, si vous voulez y venir. Adieu ! Je mets à vos pieds la plus belle aurore du monde, qui éclaire le papier sur lequel je vous écris.

« Madame de Chateaubriand m’a dit que les journaux avaient parlé de mes voitures et de ma suite en traversant la Suisse, dont ils concluaient mes richesses ; vous les connaissez mes richesses : c’est vous, et ma suite, votre souvenir !

« Quel misérable pays cependant que celui où un honnête homme ne peut être à l’abri même de sa pauvreté ; ces gens-là supposent que je me vends comme eux ! »

XXV

Pendant ces absences, madame Récamier lui conservait ou lui recrutait d’anciens ou de nouveaux amis, pour que son salon le rappelât et le retînt par tous les agréments du cœur, de la poésie, de l’art. Indépendamment de Ballanche, d’Ampère, de Sainte-Beuve, de M. de Fresnes, son jeune et spirituel parent, de Brifaut, on y rencontrait Émile Deschamps, l’agrément et la conversation personnifiée dans la science des lettres et dans la bonté fine du cœur. On accusait alors madame Récamier d’indiquer impérieusement à l’opinion les candidats à l’Académie française. Le reproche n’était pas fondé ; son esprit, qui ne songeait qu’à l’attrait, n’était propre ni à l’intrigue ni à l’empire. Mais pourquoi n’eût-elle pas couronné la vie toute studieuse et toute poétique d’Émile Deschamps, ce Saint-Évremond charmant des salons de Paris, en briguant pour lui le fauteuil de La Fare, de Quinault, de Ducis ? Il n’est pas bien aux corps littéraires de laisser des injustices ou des ingratitudes à réparer à l’histoire de leur temps.

Presque tous les amis de madame Récamier entrèrent, en effet, successivement à l’Académie ; ce n’était pas qu’elle en ouvrît les portes, mais c’est que l’élite des bons et grands esprits aimables était attirée tour à tour par le charme grave de son salon ; ils croyaient se consacrer aux regards de la postérité en illuminant leurs fronts d’un rayon du front olympien de M. de Chateaubriand.

L’homme du siècle des Bourbons se reposait enfin là, en jouissant de son beau soir et en attendant la mort sur sa chaise curule comme les derniers des Romains. Quelques courses d’été, ici ou là, interrompaient seules ses assiduités à l’Abbaye-aux-Bois, et donnaient occasion à des restes de correspondance entre les deux amis. Ces billets sont les dernières gouttes d’un cœur trop plein qui se vide sans plus songer à brûler ou à retentir dans un autre cœur à l’unisson. On ne saurait trop remercier la nièce attentive de madame Récamier de les avoir recueillis ; ils sont mille fois plus précieux que les correspondances rhétoriciennes des Mémoires d’outre-tombe. La rhétorique était le vice de M. de Chateaubriand, dans la foi, dans le royalisme, dans les actes comme dans le style. La rhétorique tombait devant l’âge : on ne déclame plus devant Dieu ; il sentait l’approche de la vérité suprême, le néant de nos ambitions et de nos vanités ; il devenait plus sincère et plus naturel en cessant de poser et de phraser pour le monde.

On trouve ce caractère de sincérité et de renoncement aux vanités du style dans ses derniers billets à son amie. La note vraie remplace la note sonore. Il doit à l’amitié de madame Récamier les accents du soir plus touchants que ceux du matin ; l’imagination s’éteint, l’âme s’épanche ; on sent le recueillement dans ces adieux. Il ne retrouve un peu d’emphase que dans des lettres d’apparat qu’il écrit du château de Maintenon, appartenant à la maison de Noailles, où l’ombre de Louis XIV leur communique un cérémonial de phrases et de descriptions (genius loci) qui éblouissent sans toucher. C’est un dernier sacrifice à l’attitude et au décorum, ce défaut de sa vie ; partout ailleurs il est simple et vrai.

Lisez ce mot à madame Récamier, dont il a trouvé la porte fermée. Ce mot frémit d’un frisson de mortelle angoisse :

« J’apporte encore ce billet à votre porte pour me rassurer de me dire que tout est malade autour de moi. Vous m’avez glacé d’une telle terreur, en ne me recevant pas, que j’ai cru déjà que vous me quittiez. C’est moi, souvenez-vous-en bien, qui dois partir avant vous. »

Et quelques jours plus tard :

« Ne parlez jamais de ce que je deviendrais sans vous ; je n’ai pas fait assez de mal au ciel pour qu’il ne m’appelle pas avant vous. Je vois avec plaisir que je suis malade, que je me suis trouvé mal encore hier, que je ne reprends pas de force. Je bénirai Dieu de tout cela, tant que vous vous obstinerez à ne pas vous guérir. Ainsi ma santé est entre vos mains, songez-y. »

Et plus loin, pendant une absence :

« Vous êtes partie ; je ne sais plus que faire ; Paris est désert moins sa beauté. Où vous manquez tout manque, résolutions et projets. Tout est fini, vie passée comme vie présente. Allons en Italie, du moins le soleil ne trompe pas ; il réchauffera mes vieilles années qui se gèlent autour de moi.

Je suis allé hier dîner à Saint-Cloud avec madame de Chateaubriand et Hyacinthe (son secrétaire) ; je me suis un peu promené dans ces grands bois où j’ai perdu il y a longtemps bien des années : je ne les y ai pas retrouvées… ; sans vous je m’en voudrais d’avoir traînassé si longtemps sous le soleil. »

Il retrouvait cependant un peu de déclamation et de faux enthousiasme en parlant dans quelques billets de ce Napoléon qu’il avait jadis écrasé vivant d’invectives dans ses brochures et qu’il déifiait aujourd’hui d’apothéoses : c’était le ton du jour ; il fallait, pour être de mode, affecter de confondre l’idolâtrie du despotisme militaire avec le fanatisme de la liberté : mêlée menteuse d’opinions et de principes, de morts et de vivants, où Dieu reconnaîtra les siens, comme dit le proverbe.

« Après vingt-cinq ans », lui écrivait le jeune Hugo qui s’éblouissait alors de sa propre splendeur, « après vingt-cinq ans, il ne reste que les grandes choses et les grands hommes : Napoléon et Chateaubriand. Trouvez bon que je dépose quelques vers à votre porte ; depuis longtemps vous avez fait une paix généreuse avec l’ombre qui me les a inspirés. »

— « Monsieur, répondait Chateaubriand, je ne crois point à moi, je ne crois qu’en Bonaparte ! »

XXVI

Cette fausse foi du vieillard qui voulait être à la mode en prenant le ton du jour, cette foi poétique du jeune homme qui s’éblouissait de la Colonne, et qui ne pensait pas assez que le peuple prend au sérieux ces métaphores d’opposition, créaient en France un paradoxe national de discipline militaire présenté comme un élément de liberté. Les publicistes de l’opposition, tels que M. Thiers et son école, multipliaient l’écho de la prose et des vers de ces grands écrivains. Hugo était excusé par la jeunesse ; mais qui est-ce qui pouvait excuser M. de Chateaubriand de cette flatterie à une ombre ? Madame Récamier ne laissa jamais fléchir sa justice de femme sous ces théories de convention ; elle n’était point femme de parti ; elle n’aimait ni le napoléonisme, ni l’orléanisme : la Restauration, légitime par son antiquité et moderne par ses institutions, était le régime de son esprit tempéré et juste ; c’est à cause de cette conformité d’opinion qu’elle avait pour moi quelque préférence.

M. Legouvé, un de mes amis et des siens, me donnait hier de cette indulgence de madame Récamier pour moi un témoignage dont je n’avais jamais eu connaissance. M. Legouvé se rencontra chez madame Récamier peu de temps après l’apparition de mon Histoire des Girondins, ouvrage qu’il ne m’appartient pas de juger, mais de défendre ; le bruit que faisait alors ce livre allait jusqu’au tumulte dans les salons politiques ou littéraires du temps. Les uns acclamaient, les autres invectivaient ; tous discutaient sur ce commentaire impartial des vertus et des crimes de la Révolution. C’était la liquidation d’un demi-siècle d’erreurs et de vérités. Quelques hommes consulaires des anciens régimes achevaient des tirades éloquentes contre le livre et contre l’auteur quand M. Legouvé entra.

« Et vous, Madame, dit-il tout bas à la maîtresse muette, mais très animée, du salon, que pensez-vous du livre qui ameute ainsi les meilleurs esprits pour ou contre son auteur ?

— « Je pense, répondit-elle, qu’à l’exception de quelques couleurs trop chaudes dans certaines parties descriptives de ce vaste tableau d’histoire, c’est le livre le plus utile qui ait encore paru pour préparer le jugement dernier des choses et des hommes de la Révolution ; car c’est le livre où il y a le plus de justice pour les oppresseurs et le plus de pitié pour les victimes. »

Et comme le groupe des hommes d’État debout auprès de la cheminée s’étonnait en affectant de s’indigner contre ce jugement de faveur sur ce livre, madame Récamier reprit la parole, seule contre ses amis, et me défendit avec une chaleur de discussion et une intrépidité d’amitié qui attestaient en elle autant d’impartialité que d’énergie dans le jugement.

M. Legouvé, le plus éclectique des hommes, le plus généreux des cœurs, applaudit à cette profession de foi d’une femme, et il en garda la mémoire, pour me prouver qu’il n’y avait rien de double dans madame Récamier que son cœur et son esprit : deux forces qu’elle mettait au service de ses amis présents ou absents, quand l’occasion demandait du courage.

XXVII

Revenons à son grand ami et à ses dernières correspondances ; elles ressemblent à des adieux prolongés dont l’écho de la vie affaiblit le son à mesure que le partant s’éloigne du rivage.

« Je voulais vous écrire de toutes mes haltes », lui dit-il en partant pour les bains de Néris, « car je ne sais où me sauver de vous. Priez pour moi, Dieu vous écoutera. J’ai foi dans ce repos intelligent et chrétien qui nous attend au bout de la journée.

« Je n’ai rencontré personne sur les chemins, hormis quelques cantonniers solitaires, occupés à effacer sur les ornières les traces des roues des voitures ; ils me suivaient comme le Temps, qui marche derrière nous en effaçant nos traces.

« On me visite, on me donne des sérénades, mais je ferme ma porte. Votre heure ne sera jamais employée que pour vous » (les heures de l’Abbaye-aux-Bois dans la journée de Paris).

« J’en suis toujours à ma petite fumée du soir sur la cheminée d’une chaumière à l’horizon, et à deux ou trois hirondelles qui sont ici, comme moi, en passant. Adieu ! Je vais aller voir un pinson de ma connaissance qui chante quelquefois dans les vignes qui dominent mon toit. »

Quel sentiment des tristesses de la nature à un âge qui ordinairement a bien assez de ses propres tristesses, et comme il associe tout au souvenir de son amie !

XXVIII

On sait que la jeunesse légitimiste de Paris voulut, à cette époque, être passée en revue à Londres par le comte de Chambord. Personnellement c’était un hommage respectable au principe et au malheur ; collectivement c’était un mauvais conseil : les minorités en politique ne doivent jamais se faire compter. Le comte de Chambord, mal conseillé, écrivit à M. de Chateaubriand de venir assister, à Londres, aux regrets et aux espérances qu’on lui apportait. Il fallait du bruit autour de cette manifestation en Europe ; M. de Chateaubriand traînait le bruit où il portait ses pas. Il était la fidélité bruyante ; il y parut, il y parla, et revint sans avoir produit autre chose qu’un effet poétique, des cheveux blancs sur une scène du passé. Le gouvernement du roi Louis-Philippe eut le mauvais goût de flétrir cette visite de la fidélité. Qu’en pense-t-il maintenant. Les flétrisseurs n’ont-ils pas imité honorablement les flétris ? C’est un des plus vilains actes des ministres de cette monarchie, qui n’avaient ni la grandeur des vertus ni la grandeur des fautes. Je combattis à la Chambre cette mauvaise pensée ; il faut ennoblir les nations en leur faisant honorer contre soi-même les simulacres de l’honneur et de la fidélité. Les ministres de la royauté de Juillet ne pensèrent point ainsi, et M. de Chateaubriand fut flétri ! Ce fut sa dernière gloire devant son siècle.

« On me dit », écrit-il de Londres à madame Récamier, « que le Journal des Débats, journal des ministres de l’année, se préparait à m’attaquer ; j’en suis fâché, mais je ne pourrais qu’écraser M. Armand Bertin avec le cercueil de son père ! »

Cette éloquente image rappelait l’amitié du père et la fausse situation du fils.

XXIX

Madame Récamier et M. de Chateaubriand, après le retour de Londres et de Venise, reprirent à Paris les douces et monotones habitudes de leur salon à deux. Madame Lenormant, nièce de madame Récamier, tenait par les places de son mari au gouvernement nouveau. M. Lenormant, savant distingué, avait passé, grâce au parti doctrinaire, aux places scientifiques, récompenses de ce parti. M. de Chateaubriand n’en restait pas moins attaché à madame Récamier ; il ne la rendait pas responsable des liens qui rattachaient sa nièce et son neveu au gouvernement de ses ennemis. Madame Lenormant décrit admirablement ces heures consacrées par M. de Chateaubriand à la douce monotonie de l’amitié assidue. Ce récit rappelle bien cet homme qui avait écrit avec tant de justesse cette phrase immortelle dans René : « Si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je ne le chercherais que dans l’habitude. »

Il avait raison : l’amitié est une habitude du cœur, et l’habitude est l’amour des vieillards. Voici la page de madame Lenormant :

« L’emploi des journées de madame Récamier était invariablement réglé ; eût-elle été par caractère moins disposée qu’elle ne l’était à des habitudes méthodiques, la ponctuelle régularité de M. de Chateaubriand eut entraîné la sienne. Il arrivait tous les jours chez elle à deux heures et demie ; ils prenaient le thé ensemble et passaient une heure à causer en tête à tête. À ce moment la porte s’ouvrait aux visites : le bon Ballanche venait le premier, et d’ordinaire avait déjà vu madame Récamier ; puis un flot plus ou moins nombreux, plus ou moins varié, plus ou moins animé, d’allants, de venants, au milieu desquels se retrouvait le groupe des personnes accoutumées à se voir chaque jour, quelques-unes plusieurs fois par jour, et, comme le disait M. Ballanche, à graviter vers le centre de l’Abbaye-aux-Bois.

« Avant l’heure de M. de Chateaubriand, madame Récamier faisait une promenade en voiture, quelques courses de charité, ou l’une de ces rares visites qui ne la conduisaient plus guère, dans les dernières années, que chez sa nièce. Réveillée de fort bonne heure, et ayant toujours donné beaucoup de temps à la lecture, sa première matinée était consacrée à se faire lire rapidement les journaux, puis les meilleurs parmi les livres nouveaux, enfin à relire ; car peu de femmes ont eu, au même degré, le sentiment vif des beautés de notre littérature et une connaissance plus variée des littératures modernes. »

XXX

La mort tomba bientôt tête par tête sur ce salon qui paraissait immuable. Le premier atteint fut le pauvre Ballanche. On peut dire qu’il fut le privilégié, car il n’aurait pu supporter la mort de son amie. Il expira en regardant de son lit la fenêtre en face de madame Récamier. Il mourut sans douleur, dans une félicité vague comme son âme, moitié dans une philosophie rêveuse, moitié dans un christianisme élastique qui recueillait ses dernières comme ses premières aspirations. On pouvait lui appliquer ce vers de Machiavel dans l’épitaphe de Pierre Soderini, homme simple et bon comme Ballanche :

Va dans les limbes des petits enfants !

Nous suivîmes son cercueil comme celui d’une vierge au linceul blanc ; c’était une âme virginale ; il n’avait aimé que Béatrice, et sa Béatrice restait sur la terre pour pleurer sur lui.

Puis M. de Chateaubriand mourut lui-même sous les yeux de madame Récamier et en tournant vers elle ses derniers regards. Cet homme, plus grand politique encore qu’il n’était grand poète, expira au bruit de l’écroulement de la monarchie qu’il détestait et de l’avènement de la république, dont il avait caressé de sa main mourante les courtes espérances.

Puis enfin madame Récamier, déjà aveugle et toujours belle. Elle mourut chez sa nièce, au milieu d’un petit groupe de famille et d’amis courageux et fidèles qui bravèrent la contagion du choléra pour passer la suprême nuit auprès d’elle. Deux de mes amis l’assistaient et lui adoucissaient les derniers soupirs : Ampère et M. de Cazalès, Ampère lui parlant d’amitié, et Cazalès de Dieu, l’ami suprême.

XXXI

Ainsi tout finit, et les toiles d’araignée tapissent maintenant ces salons vides où brillèrent naguère toute la grâce, toute la passion, tout le génie de la moitié d’un siècle.

Quand je repasse par hasard dans cette grande rue suburbaine et tumultuaire de Sèvres, devant la petite porte de la maison où vécut et mourut Ballanche, je m’arrête machinalement devant la grille de fer de la cour silencieuse de l’Abbaye sur laquelle ouvrait l’escalier de Juliette. Je regarde et j’écoute si personne ne monte ou ne descend encore les marches de cet escalier. Voilà pourtant, me dis-je à moi-même, ce seuil qu’ont foulé tous les jours, pendant tant d’années, les pas de tant de femmes charmantes, de tant d’hommes illustres, aimables ou lettrés, dont les noms, groupés par l’histoire, formeront bientôt la gloire intellectuelle des cinq règnes sous lesquels la France a saigné, pleuré, gémi, chanté, parlé, écrit, tantôt libre, tantôt esclave, mais toujours la France, l’écho précurseur de l’Europe, le réveille-matin du monde ! — Voilà ce seuil que Chateaubriand, vieilli et infirme de corps, mais valide d’esprit et devenu tendre de cœur, foula deux fois par jour pendant trente années de sa vie ; ce seuil qu’abordèrent tour à tour Victor Hugo, d’autant plus respectueux pour les gloires éteintes qu’il se sentait plus confiant dans sa renommée future ; Béranger, qui souriait trop malignement des aristocraties sociales, mais qui s’inclinait plus bas qu’aucun autre devant les aristocraties de Dieu, la vertu, les talents, la beauté ; Mathieu de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Doudeauville, Sosthène de La Rochefoucauld, son fils ; Camille Jordan, leur ami ; M. de Genoude, une de leurs plumes apportant dans ces salons les piétés actives de leur foi ; Lamennais, dévoré de la fièvre intermittente des idées contradictoires, mais sincères, dans lesquelles il vécut et il mourut, du oui et du non, sans cesse en lutte sur ses lèvres ; M. de Frayssinous, prêtre politique, ennemi de tous les excès et prêchant la modération dans ses vérités, pour que sa foi ne scandalisât jamais la raison ; madame Switchine, maîtresse d’un salon religieux tout voisin de ce salon profane, amie de madame Récamier, élève du comte de Maistre, femme virile, mais douce, dont la bonté tempérait l’orthodoxie, dont l’agrément attique amollissait les controverses, et qui pardonnait de croire autrement qu’elle, pourvu qu’on fût par l’amour au diapason de ses vertus ; l’empereur Alexandre de Russie, vainqueur demandant pardon de son triomphe à Paris, comme le premier Alexandre demandait pardon à Athènes ou à Thèbes ; la reine Hortense, jouet de fortunes contraires, favorite d’un premier Bonaparte, mère alors bien imprévue d’un second ; la reine détrônée de Naples, Caroline Murat, descendue d’un trône, luttant de grâce avec madame Récamier dans son salon ; la marquise de Lagrange, amie de cette reine, quoique ornement d’une autre cour, écrivant dans l’intimité, comme la duchesse de Duras, des Nouvelles, ces poèmes féminins qui ne cherchent leur publicité que dans le cœur ; madame Desbordes-Valmore, femme saphique et pindarique, trempant sa plume dans ses larmes et célébrée par Béranger, le poète du rire amer ; madame Tastu, aux beaux yeux maintenant aveugles, auxquels il ne reste que la voix de mère qui fut son inspiration ; madame Delphine de Girardin, ne disputant d’esprit qu’avec sa mère et de poésie avec tout le siècle, hélas ! morte avant la première ride sur son beau visage et sur son esprit ; la duchesse de Maillé, âme sérieuse, qui faisait penser en l’écoutant ; son amie inséparable la duchesse de La Rochefoucauld, d’une trempe aussi forte, mais plus souple de conversation ; la princesse de Belgiojoso, belle et tragique comme la Cinci du Guide, éloquente et patricienne comme une héroïne du moyen âge de Rome ou de Milan ; mademoiselle Rachel, ressuscitant Corneille devant Hugo et Racine devant Chateaubriand ; Liszt, ce Beethoven du clavier, jetant sa poésie à gerbes de notes dans l’oreille et dans l’imagination d’un auditoire ivre de sons ; Vigny, rêveur comme son génie trop haut entre ciel et terre ; Sainte-Beuve, caprice flottant et charmant que tout le monde se flattait d’avoir fixé et qui ne se fixait pour personne ; Émile Deschamps, écrivain exquis, improvisateur léger quand il était debout, poète pathétique quand il s’asseyait, véritable pendant en homme de madame de Girardin en femme, seul capable de donner la réplique aux femmes de cour, aux femmes d’esprit comme aux hommes de génie ; M. de Fresnes, modeste comme le silence, mais roulant déjà à des hauteurs où l’art et la politique se confondent dans son jeune front de la politique et de l’art ; Ballanche, le dieu Terme de ce salon ; Aimé Martin, son compatriote de Lyon et son ami, qui y conduisait sa femme, veuve de Bernardin de Saint-Pierre et modèle de l’immortelle Virginie : il était là le plus cher de mes amis, un de ces amis qui vous comprennent tout entier et dont le souvenir est une providence que vous invoquez après leur disparition d’ici-bas dans le ciel ; Ampère, dont nous avons essayé d’esquisser le portrait multiple à coté de Ballanche, dans le même cadre ; Brifaut, esprit gâté par des succès précoces et par des femmes de cour, qui était devenu morose et grondeur contre le siècle, mais dont les épigrammes émoussées amusaient et ne blessaient pas ; M. de Latouche, esprit républicain qui exhumait André Chénier, esprit grec en France, et qui jouait, dans sa retraite de la Vallée-aux-Loups, tantôt avec Anacréon, tantôt avec Harmodius, tantôt avec Béranger, tantôt avec Chateaubriand, insoucieux de tout, hormis de renommée, mais incapable de dompter le monstre, c’est-à-dire la gloire ; enfin, une ou deux fois, le prince Louis-Napoléon, entre deux fortunes, esprit qui ne se révélait qu’en énigmes et qui offrait avec bon goût l’hommage d’un neveu de Napoléon à Chateaubriand, l’antinapoléonien converti par popularité :

L’oppresseur, l’opprimé n’ont pas que même asile ;

moi-même enfin, de temps en temps, quand le hasard me ramenait à Paris.

XXXII

À ces hommes retentissants du passé ou de l’avenir se joignaient, comme un fond de tableau de cheminée, quelques hommes assidus, quotidiens, modestes, tels que le marquis de Vérac, le comte de Bellile ; ceux-là, personnages de conversation, et non de littérature, apportaient dans ce salon le plus facile des caractères, une amabilité réelle et désintéressée, ce qu’on appelle les hommes sans prétention. C’était la tapisserie des célébrités, le parterre juge intelligent de la scène, souvent plus dignes d’y figurer que les acteurs.

XXXIII

Et maintenant, célébrités politiques, célébrités littéraires, hommes de gloires, hommes d’agrément, femmes illustres et charmantes, acteurs de cette scène ou parterre de ce salon, qu’est-ce que tout cela est devenu depuis le jour où un modeste cercueil, couvert d’un linceul blanc et suivi d’un cortège d’amis, est sorti de cette grille de l’Abbaye-aux-Bois ?

Chateaubriand, qui s’était préparé depuis longtemps son tombeau comme une scène éternelle de sa mémoire sur un écueil de la rade de Saint-Malo, dort dans son lit de granit battu par l’écume vaine et par le murmure aussi vain de l’océan breton ; Ballanche repose, comme un serviteur fidèle, dans le caveau de famille des Récamier, couché aux pieds de la morte, après laquelle il n’aurait pas voulu vivre !

Ampère voyage, pareil à l’esprit errant, des déserts d’Amérique aux déserts d’Égypte, sans trouver le repos dans le silence ni l’oubli dans la foule, et rapportant de loin en loin dans sa patrie de la science, de la poésie, de l’histoire, qu’il jette, comme les fleurs de sa vie, sur le cercueil de son amie.

Mathieu de Montmorency et le duc de Laval dorment dans une terre jonchée des débris du trône qu’ils ont tant aimé ; le sauvage Sainte-Beuve écrit, dans une retraite de faubourg qu’il a refermée jeune sur lui, des critiques quelquefois amères d’humeur, toujours étincelantes de bile, splendida bilis (Horace) ; il étudie l’envers des événements et des hommes, en se moquant souvent de l’endroit, et il n’a pas toujours tort, car dans la vie humaine l’endroit est le côté des hommes, l’envers est le côté de Dieu.

Hugo, exilé volontaire et enveloppé, comme César mourant, du manteau de sa renommée, écrit dans une île de l’Océan l’épopée des siècles auxquels il assiste du haut de son génie.

Béranger a été enseveli, comme il avait vécu, dans l’apothéose ambiguë du peuple et de l’armée, de la République et de l’Empire !

Le prince Louis-Napoléon, rapporté par le reflux d’une orageuse liberté qui a eu lâchement peur d’elle-même, règne sur le pays qui s’était confié à son nom, nom qui est devenu, depuis Marengo jusqu’à Waterloo, le dé de la fortune avec lequel les soldats des Gaules jouent sur leur tambour le sort du monde la veille des batailles !

Et moi, comme un ouvrier levé avant le jour pour gagner le salaire quotidien de ceux qu’il doit nourrir de son travail, écrasé d’angoisses et d’humiliations par la justice ou par l’injustice de ma patrie, je cherche en vain quelqu’un qui veuille mettre un prix à mes dépouilles, et j’écris ceci avec ma sueur, non pour la gloire, mais pour le pain !

XXXIV

Mais revenons aux salons littéraires ; ils sont partout le signe d’une civilisation exubérante ; ils sont aussi le signe de l’heureuse influence des femmes sur l’esprit humain. De Périclès et de Socrate chez Aspasie, de Michel-Ange et de Raphaël chez Vittoria Colonna, de l’Arioste et du Tasse chez Éléonore d’Est, de Pétrarque chez Laure de Sade, de Bossuet et de Racine chez madame de Rambouillet, de Voltaire chez madame du Deffant ou chez madame du Châtelet, de J.-J. Rousseau chez madame d’Épinay ou chez madame de Luxembourg, de Vergniaud chez madame Rolland, de Chateaubriand chez madame Récamier, partout c’est du coin du feu d’une femme lettrée, politique ou enthousiaste, que rayonne un siècle ou que surgit une éloquence. Toujours une femme, comme une nourrice du génie, au berceau des littératures. Quand ces salons se ferment, craignons les orages civils ou les décadences littéraires. Ils sont fermés.

Lamartine.