(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « L’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II »
/ 3475
(1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « L’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II »

L’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II

Macaulay. Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II. Traduction du baron Jules de Peyronnet.

Il est des livres qui entrent si naturellement dans le torrent des idées et la civilisation générale que, quels que soient le pays et la langue dans lesquels on les publie, ils tombent forcément sous le regard de toute Critique qui n’a pas seulement pour objet les questions de forme littéraire, mais les questions d’idées… et telle est l’Histoire d’Angleterre 9 de Macaulay. Elle attire donc l’attention à plus d’un titre. Sans être marquée de ce cosmopolitisme du génie qui rend les grandes œuvres justiciables de la critique de tous les pays et en fait une acquisition pour le monde, cette histoire, que Macaulay s’est engagé à continuer jusqu’à nos jours, est, dans la pensée du célèbre écrivain, le monument de sa gloire future, ce point central sur lequel, quand on a quelque renommée, on veut en ramener les rayons. Il semble même s’être attendu pour l’écrire, mais, tout en s’attendant, il a montré dans une grande quantité d’écrits de ces qualités de vue, de groupement et de style, qui pouvaient faire tout espère ? quand il s’agirait d’une composition plus vaste, ayant ses détails, ses faces multiples et son unité. Si, d’un côté, les opinions connues de Macaulay, devenu, grâce à sa plume, un homme politique important et un ministre d’État, disaient assez nettement d’après quelles tendances et dans quel système cette histoire d’Angleterre serait conçue et réalisée, d’un autre, les articles de la Revue d’Édimbourg, qui avaient commencé et fixé la réputation de l’auteur, et dont quelques-uns sont des chefs-d’œuvre, ne disaient pas avec moins d’autorité qu’à part ces opinions premières qui pèsent sur tout ce qu’on écrit et y impriment la marque de leur vérité ou de leur erreur relatives, qu’à part enfin le joug des partis si dur à secouer dans les pays fortement classés, il y aurait, du moins, dans l’histoire écrite par une telle main, le talent, mûri par les années et par l’étude, de l’homme qui avait tracé des pages si animées et si réfléchies en même temps sur Warren Hastings, lord Burghley et le comte de Chatham ! De ces deux promesses du passé, on ne se doutait guères qu’il y en aurait une que l’avenir tiendrait moins que l’autre, et pourtant, il faut en convenir, c’est là ce qui est arrivé. Dans l’histoire de Macaulay, le whig s’est accru et s’est concentré, mais l’homme de talent a faibli. D’où vient cette faiblesse ? À quoi la Critique doit-elle l’imputer ? Est-ce que Macaulay, qui nous a tant donné de magnifiques fragments de sa pensée, ne serait lui-même qu’un grand fragment d’intelligence, inapte aux ensembles et aux grandes compositions ? Désorienté dans une histoire d’Angleterre, se sentirait-il moins libre et moins inspiré que dans ces essais circonscrits et variés qui, réunis sous le commun titre de Miscellanies, forment une si brillante mosaïque intellectuelle ?… Ou bien, par un de ces empêchements qui, pour la Critique, restent toujours un peu des mystères, son talent, jusque-là si éclatant et si large, aurait-il trouvé en lui-même ses propres causes d’appauvrissement ? Question difficile à résoudre, mais qui se pose de soi dans tout esprit, en le lisant. Ainsi, disons-le tout d’abord, malgré des qualités qui recommanderaient encore, sans nul doute, un esprit inférieur à Macaulay, nous n’avons pu reconnaître dans ces deux volumes le talent agrandi de l’écrivain qui, en 1827, 1828, 1832, 1835, écrivait sur Machiavel, Dryden, la Guerre de la succession, par lord Mahon, l’Histoire de la Révolution de 1688, par Mackintosh, ces articles abondants et lumineux qui resteront comme des modèles de critique élevée et vivante. Quant au whig, c’est tout le contraire. Nous avons rencontré et pleinement reconnu dans cette histoire le whig des premiers jours, devenu plus que jamais l’homme de la cause ; le whig avec ses préoccupations, ses passions, ses erreurs, et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? ses injustices. Chose triste ! et qui prouve à quel point il faut tenir haut sa pensée pour la préserver ! l’esprit de parti semble ici avoir bénéficié de tout ce qu’a perdu le talent, et c’est dans ce sens qu’il s’est fait — au dommage de Macaulay — une compensation terrible !

Et cela devait être, du reste. Qui songe à son parti en écrivant l’Histoire commence par s’y sacrifier. Macaulay, qui a tracé de belles pages sur la manière d’écrire l’Histoire, pouvait-il l’ignorer ? La sienne ne semble qu’un prétexte, un moyen, et non pas un but. Son asservissement à une opinion politique, qui se lève à chaque ligne de son livre pour la dominer, y fausse perpétuellement la justesse de son regard. Mais cet asservissement explique très bien que, dans le champ si étendu de son sujet, — l’histoire d’Angleterre, — il ait plus exclusivement dévoué sa pensée à tout ce qui fut l’origine, la fondation et le triomphe de son parti. Quoique, dans le premier volume de son ouvrage, Macaulay ébauche en traits rapides une histoire générale de l’Angleterre, depuis la Bretagne sous les Romains jusqu’à l’avènement de Jacques II, qui est pour lui le grand événement, l’événement décisif dans l’histoire d’Angleterre ; quoique sa préoccupation de whig soit telle qu’il ne veuille pas reconnaître comme monarchie anglaise la monarchie normande de Guillaume le Conquérant, et qu’il place l’origine de la vraie monarchie d’Angleterre à la fière extorsion de la Grande Charte, pour lui, cette histoire si confuse et si indistincte ne doit apparaître nettement, sans luttes, sans tiraillements, régulière et devenue enfin ce qu’elle doit être, qu’à la chute du dernier Stuart et à l’écroulement de cette monarchie de droit divin qui ne fut pas uniquement, comme il voudrait nous le faire croire, une chimère ou une réalité incessamment repoussée. En vain nous parle-t-il, mais en passant, d’une monarchie tempérée du xiiie  siècle, qui s’était conservée intacte jusqu’au xviie , et assure-t-il que tous les principes qui triomphèrent dans la révolution de 1688 étaient sinon relatés formellement et catégoriquement dans un acte spécial, au moins épars dans d’anciens et vénérables statuts. Il se contente de poser, sans le prouver, le fait étrange de cette monarchie tempérée qu’il est assez difficile d’établir quand on a un Henri VIII ou une Élisabeth derrière soi, et il ne commence, à proprement parler, son histoire qu’à la date éclaircie et certaine de la vraie monarchie anglaise : la fin des Stuarts et du droit divin. En agissant ainsi, qu’on ne l’oublie pas ! Macaulay n’a point cédé à une fantaisie d’historien, au libre choix d’un esprit qui se taille un sujet de réflexion et d’enseignement dans les chroniques de son pays. Non ! il a obéi à quelque chose de moins personnel et de plus puissant. Il a cédé à la pression des idées de son parti, et il a cherché à en justifier toutes les prétentions par l’histoire.

C’est, en effet, la prétention des whigs depuis qu’ils existent — et on peut dire l’année et presque le jour où ils ont été mis dans le monde — que l’Angleterre, telle que la révolution de 1688 l’a faite, est toujours la vieille Angleterre, l’Old England des premiers temps ! Pour eux, la révolution — ils le disent assez haut — n’est rien autre chose que la revendication d’anciens droits. Malgré la contradiction, qui n’est jamais à la surface des mots que quand elle est au fond des choses, ils l’ont toujours appelée et ils l’appellent encore « une révolution conservatrice ». Doués de cet instinct politique qui distingue si éminemment l’esprit anglaisées whigs diffèrent en ceci des révolutionnaires des autres pays qu’ils savent la force du passé dans les institutions des hommes, et qu’en innovant ils veulent avoir l’air de maintenir et de continuer. C’est donc dans le passé qu’ils vont chercher la légitimité de leur politique, et comme le passé de l’Angleterre est peut-être le plus orageux passé historique qu’il y ait dans l’Histoire, ils croient l’y trouver, ou, sans le croire peut-être, ils affirment qu’on doit l’y chercher. Les luttes de ce pays qui a offert à lui seul presque autant de combats entre ses barons et ses rois que le Moyen Âge tout entier, ses guerres civiles des Roses, l’implication effroyable de ses droits de succession, l’entrechoquement des partis et les brouillards de tant de sang versé qui s’étendent sur toute son histoire comme les autres brouillards sur son sol, la législation anglaise, avec ces mille coutumes qui peuvent dormir des siècles, mais qu’on n’abolit pas, et l’esprit public enfin, l’esprit public qu’on n’entendait, certes ! pas au Moyen Âge comme les whigs l’ont entendu depuis, toutes ces choses n’étaient-elles pas, dans leur obscurité, favorables à la prétention éternelle des whigs : que toujours il y eut quelque part, on ne sait où, en Angleterre, à côté des droits de la couronne, d’autres droits qui limitaient les siens ? Malheureusement, des faits opposés à ceux-là, des faits qu’il ne s’agit ici ni de justifier ni de défendre, s’étaient produits aussi dans cette histoire troublée, féconde en contradictions politiques, et à travers lesquelles chaque parti peut voir ce qu’il aime ou désire le plus. À côté des souvenirs dormants de la Grande Charte, il s’était peu à peu établi dans l’opinion une notion de la royauté, laquelle impliquait au contraire une toute-puissance qui admettait peu de limites. Cela se vit mieux sous les Tudors que sous les autres dynasties, et cela s’éleva jusqu’à une théorie politique sous les Stuarts. Il est vrai que, sous le dernier des Stuarts, cette théorie, qui saignait encore du coup de hache qui avait fait tomber la tête de Charles Ier, fut définitivement mise en pièces, mais elle n’était pas tombée du ciel comme un bouclier salien, et, pour qu’elle se fût si souverainement posée, il fallait qu’elle répondît à des sentiments publics, à des idées qui avaient cours. Hume ne permet pas d’en douter : « C’est sous Jacques — dit-il — que les points si longtemps en question entre le roi et le peuple furent finalement (finally) déterminés. » La prérogative fut circonscrite, et plus définie que sous les autres périodes du gouvernement anglais, ce qui veut dire, pour qui sait comprendre, que cette prérogative existait, soufferte, c’est-à-dire consentie, et, dans ce cas-là, circonscrire, n’était-ce pas innover ? Assurément, il n’y a qu’un whig comme Macaulay pour trouver qu’un tel changement n’était pas considérable. Il va jusqu’à dire hypocritement que les lois anglaises, sans exception, selon l’opinion des plus grands jurisconsultes : Holt, Tréby, Maynard et Somers, « restèrent après la Révolution ce qu’elles avaient été auparavant », comme s’il s’agissait de législation générale ! et il continue, avec cette légèreté qui jette la dernière pelletée de terre sur la tête de toutes les questions : « Quelques points controversés avaient été décidés d’après les opinions des meilleurs juristes, et l’on s’était écarté de la ligne de la succession ; c’était tout, mais c’était assez. »

Oui, c’était tout ! mais, ici, tout veut dire ce que Macaulay n’entend pas. C’était tout, car c’était la ruine d’un système qui avait pendant un temps quelconque gouverné l’Angleterre ; c’était la ruine d’un droit que plusieurs générations de souverains avaient exercé. Charles Ier était mort pour l’avoir défendu et pour l’avoir abandonné. Car Charles Ier appartenait à la cruelle destinée des hommes historiques qui périssent aussi bien par ce qu’ils font que par ce qu’ils ne font pas. Jacques II, lui, fut chassé pour avoir cru que les concessions avaient perdu son père et pour avoir voulu maintenir la prérogative que, dans sa conscience, il croyait son droit. Ce que Macaulay ne trouve presque rien n’est pas seulement la mort d’un droit et la mort d’une race, mais c’est, en plus, l’hérédité monarchique bouleversée, — en d’autres termes, l’institution monarchique niée dans ce qui la constitue et frappée à la racine, encore plus par l’élection de Guillaume et de Marie, dans la salle peinte, que par la hache du bourreau masqué de Whitehall. Que les circonstances dans lesquelles eut lieu une si grande chose, au contraire, fussent de ces circonstances irrésistibles et suprêmes qui font tout fléchir devant l’ascendant de leur nécessité, au moins ne diminuaient-elles pas ce qu’un tel changement, ce qu’une pareille révolution avait de nouveau et de profond, et c’est ce que Macaulay n’a pas pu ou voulu voir. Comme un Anglais, il s’est payé des formes d’une légalité consacrée, il a été puérilement vaincu par le spectacle ; mais lui, le critique exercé, dont la sagacité a vu tant de choses autrement difficiles à voir, peut-il être dupe à ce point de faits qui ne prouvent rien en Angleterre, et nous dire sérieusement qu’il n’y eut aucun changement fondamental dans la grande révolution de 1688, parce qu’on y vit Clarencieux, Norroy, Portcullis, Dragon-Rouge et les cottes d’armes brodées de Lions et de Lys, et qu’on y donna à Guillaume le titre de roi de France, comme c’était l’usage depuis Crécy ?… Très certainement l’esprit whig, cette haute pruderie révolutionnaire, ne pouvait guères aller plus loin. On a souvent parlé de la pruderie des femmes anglaises, mais, en fait de bégueulisme, les whigs pourraient donner des leçons aux femmes les moins vraies et les moins naturelles de leur pays !

Et voilà pour le point de vue général du livre, pour la thèse dont il est la forme, au lieu d’être, sans parti pris et sans polémique, le déploiement sincère, impartial et majestueux, des grands événements de 1688. Sans nier que la politique ne s’y soit mêlée, nous pensons, nous, que cette révolution n’a pas été aussi politique que Macaulay l’affirme. Elle était, avant tout, religieuse ; elle était protestante. La prérogative royale ne fut si véhémentement repoussée par l’esprit public d’alors que parce que Jacques II était catholique, et qu’il avait — l’Angleterre ne l’ignorait pas ! — l’ardent prosélytisme de sa foi. On ne sait pas assez combien les peuples chicanent peu avec les races qu’ils aiment, et quelle puissance de fautes de toute espèce ces races prédestinées peuvent porter dans leur tête ou en faire sortir, sans en mourir ! Or, précisément, les Stuarts n’avaient jamais été populaires en Angleterre. Ils étaient Écossais et catholiques, les deux vieilles antipathies du pays. Une prérogative qu’on n’eût pas songé à discuter du temps d’Élisabeth ou de Henri VIII, tout monstrueux qu’il fût, on la disputa aux Stuarts, qui rappelaient l’Écosse et le papisme, et on finit par la leur arracher ! Quand on a lu l’histoire, et surtout les mémoires de ce temps, qui sont le vrai dessous de cartes de l’Histoire, on ne prend pas le change. Les choses en étaient arrivées, entre les Stuarts et l’Angleterre, à cette redoutable extrémité qu’il n’y avait plus entre eux que le choc des deux plus inflexibles et saintes choses qu’il y ait dans le cœur des hommes, — le choc de deux consciences qui, ni l’une ni l’autre, ne pouvaient céder… Lorsque les questions sont posées à cette profondeur d’âme, on n’attend pas longtemps le résultat. La conscience du peuple n’eut pas raison de la conscience du Roi, mais le Roi tomba et devait tomber.

Nous ajoutons qu’un historien impartial aurait dit que c’était sa gloire, et que, dans cette position suprême, le Roi, aurait-il même eu du génie, — si le génie n’avait pas ébloui la conscience, ce qui lui arrive quelquefois, ou si une ambition vulgaire ne l’avait pas éteinte, — le Roi, repoussé par celle de tout un peuple, n’avait d’autre ressource que de tomber dans la pureté immaculée de la sienne. Telle a été pourtant, en quelques mots plus péremptoires que cent pages, l’histoire de Jacques II10. Il avait contre lui le protestantisme de Henri VIII, chargé de toutes les rancunes des vieux partis du temps de Cromwell. Tous les préjugés protestants qui ont tenu la plume sur sa mémoire l’ont accusé d’étroitesse d’esprit, d’aveuglement, de ténacité. C’était sitôt fait ! Ils n’ont oublié qu’une chose, — la conscience religieuse, qu’ils eurent si forte, eux ! pour résister à la sienne. Mais la conscience fait aussi une gloire à ceux qui se dévouent pour elle, et elle a revêtu dans son tombeau la race ensevelie des Stuarts d’un suaire incorruptible au temps et lumineux comme une auréole !

Cette injustice de l’Angleterre, qui charge la mémoire de Jacques après deux siècles, et qui prouve bien l’acharnement du sentiment protestant contre lui, il appartenait peut-être à un homme aussi éclairé que Macaulay de la réparer. En se montrant juste, il aurait peut-être entraîné son pays à la justice, et il aurait accompli le plus bel acte de l’historien, qui est de venger la vérité outragée, cette vérité qu’il ne faut pas grand courage pour outrager, puisqu’elle est impassible ! Cela lui allait plus qu’à personne. N’est-ce pas lui, Macaulay, qui, dans un de ses plus beaux travaux de critique historique, en nous parlant de Machiavel11, le vieux calomnié de Florence, ce vieux bronze oxydé par les crachats de toutes les générations, lança ce mot, qui est une vue, sur les décimés de l’Histoire, sur ces grands Sacrifiés à qui la renommée fait payer les vices de leur siècle. Jacques a payé pour les idées du sien. À notre sens, il n’est pas jugé, et il aurait été noble et fier à un protestant de lui restituer ce qui doit lui revenir, après tout, dans l’admiration ou l’estime des hommes. On a bâclé contre lui un jugement superficiel et grossier qu’on tire bien plus des impossibilités de sa position que de la connaissance approfondie de son intelligence et de son âme. On a retourné contre lui l’insuccès de ses efforts à défendre un droit politique périssant dans l’exécration universelle de la religion qui semblait consacrer le mieux ce droit. On lui a fait un crime de stupidité de n’avoir pas accepté le droit nouveau, ce droit qui, pour lui, était né dans le sang de la tête coupée de son père, et c’était comme si on lui eût reproché d’être Stuart, catholique, lui-même ! Enfin, on n’a même pas songé qu’eût-il accepté le droit nouveau et abandonné sa prérogative, cela n’aurait pas suffi encore ! que les peuples qui n’aiment pas ou qui n’aiment plus ont d’incoercibles défiances à opposer à la plus splendide et magnifique bonne foi ; que, fût-il allé jusqu’à l’apostasie pour garder son trône, ils n’auraient pas cru à l’apostasie, et que, dans leurs terreurs haineuses, ils auraient toujours vu le front menaçant du relaps brisant le masque de l’apostat !

Malheureusement, cette justice à rendre à un homme qui mourut loin de son trône et loin de son pays, mais ferme dans sa conscience comme dans son poste, n’a point tenté Macaulay. Protestant aussi, il a été, comme les autres protestants, implacable. Mais l’historien n’aurait-il pas dû être plus fort, plus généreux, et surtout n’était-il pas tenu d’être plus juste que le protestant ?… Macaulay n’a donc pas l’ambition de modifier les opinions de son parti ?… Après s’être traîné à la suite de ses idées, il se traîne à la suite de ses passions. Ce n’est pas grandiose. Nul plus que lui n’accepte aisément sur la personne de Jacques II les préjugés sectaires de ses compatriotes. Nul plus que lui, et d’une main plus perfidement ingénieuse, n’a travaillé à allonger la claie sur laquelle on traîne la mémoire du malheureux roi d’Angleterre. Aucun historien ne s’est donné plus de peine pour dépouiller Jacques de tout ce qui peut grandir ou préserver un homme dans son esprit et dans son caractère. La haine, chez Macaulay, a beau être recouverte de ce vernis d’honorabilité (honorability) qui doit revêtir toutes les paroles d’un gentleman, on la sent circuler dans chaque mot qu’il écrit sur Jacques, vénéneuse comme du fanatisme refroidi. Nous ne croyons point cependant que ce dernier coup protestant, tout porté qu’il soit par une main puissante, ferme à tout jamais la bouche à l’Histoire. L’histoire peut se faire tard, mais elle se fait. Il n’y a pas longtemps encore que l’effroyable et froide hypocrisie de Cromwell était passée en force de chose jugée historique, et Thomas Carlyle, qui n’a pas eu besoin de son génie pour cela, a démontré, preuves en main, que s’il fut jamais un homme convaincu de ses idées religieuses, un homme vrai, sincère et croyant, c’était ce vieux diable d’Olivier Cromwell ! Peut-être viendra-t-il un jour où Jacques II apparaîtra enfin, aux yeux mêmes de ses ennemis, ce qu’il fut réellement dans l’Histoire, — une conscience. Et nous ne dirons pas : rien de plus ! Jacques Il est encore autre chose. En le prenant dans les faits les plus publics de sa vie, il n’a jamais été — qu’on le croie bien ! — le sot cruel que les protestants ont fait de lui. Il lui reste encore l’étoffe d’un homme. À lui seul, il avait plus de fierté que toute sa race. Frappé dans sa dignité de roi par la croyance religieuse de son peuple, ennemie de la sienne, il aurait peut-être vaincu le préjugé populaire s’il avait été possible à un homme de vaincre une telle force. Supposez-le protestant, vous avez un roi plus populaire que Guillaume qui ne le fut jamais, — un roi brave, un homme de mer qui avait la poésie des batailles gagnées, — un véritable Anglais, enfin, dans toute la grandeur, la noblesse et la force qu’on prête à ce mot. « Si le parlement l’eût permis, — disait-il avec un regret amer, — j’aurais élevé ma nation au rang des premières nations du monde. » Il applaudissait, au combat de la Hougue, à la charge des vaisseaux anglais qui se battaient contre lui ! Quant aux cruautés qu’on lui reproche, quant à ces terribles et vivants témoignages qu’on invoque : Jeffreys et le colonel Kirke, il faut se rappeler les idées d’un temps qui croyait que la première des vertus était la fidélité au prince, et ces mœurs publiques qui avaient été pétries dans le sang des guerres civiles, mais surtout, quand on est, comme Macaulay, l’auteur de la belle théorie des décimés de l’Histoire, il fallait savoir l’appliquer, pour l’honneur de la vérité et de la justice, fût-ce à ses ennemis !