I
La règle de vie d’un philosophe
Dans l’étroit appartement où il passait ses soirées auprès de sa sœur Henriette, vers 1846, M. Ernest Renan dut se préoccuper vivement de se choisir une règle de vie.
Il venait de fixer une noble tâche à son intelligence. Pour la mener à bonne fin, il était pourvu des plus récentes méthodes scientifiques et de toutes les ressources de douceur élégiaque et de nuance qu’avaient amassées les George Sand et les Sainte-Beuve. Mais ni l’art ni la science ne suffit à celui qui va lutter contre l’opinion. Il faut qu’il les fortifie d’une façon de prestige moral qui naît de mille petites sagesses dans le détail. Il faut des mœurs appropriées.
En un mot, se demandait M. Renan, quelle est la règle de vie la plus convenable au philosophe qui fait le métier dangereux de toucher aux préjugés de son siècle ?
Cette règle de vie, M. Renan l’a trouvée. Assurément, il serait malaisé de la mettre en formules, car c’est moins de l’habileté raisonnée qu’une part même de son souple génie. Vieillard délicieux qui étonne ses petits-neveux que nous sommes tous, autant par les ressources de sa politesse que par l’ingéniosité de son génie ! Mais on en peut dégager les traits principaux, tant il s’est plu à les souligner, soit chez lui, soit chez les penseurs qu’il biographiait.
Voici, par exemple, deux ou trois préceptes que j’ai relevés ; ce n’est pas très profond, mais c’est pratique et de bon aloi.
Et d’abord celui qui va soulever contre soi des passions doit avoir une vie
inattaquable. Là-dessus M. Renan s’est résumé excellemment quand il a
dit : « Spinoza, étant libre-penseur, se regarda comme obligé de vivre en
saint. »
Aphorisme fort judicieux ! Derrière les théories que nous propageons,
il ne faut point qu’on soupçonne de préoccupations particulières.
Tropmann eût été un mauvais adversaire de la peine de mort ; signés de ce grand
criminel, les beaux plaidoyers de Jules Simon et de Victor Hugo, encore que leur logique
et leur véhémence ne fussent pas diminuées, eussent perdu de leur autorité. C’est qu’à
un pareil abolitionniste chacun eût répondu : « Vous êtes orfèvre, monsieur
Josse ! »
Cette répartie, un réformateur de bon sens s’appliquera à se
l’éviter. Si tu veux prêcher la polygamie, sois monogame toi-même, ou je te vais
soupçonner de luxure. Si tu fais l’éloge des Juifs, je t’engage à être chrétien.
M. Renan, en même temps qu’il introduisait dans les jugements du siècle une compréhension qui allait contre la discipline de Saint-Sulpice, s’imposa de garder pour soi-même la rigueur de mœurs qu’il avait vu pratiquer dans cet austère bâtiment. Attitude fort sage et d’un effet excellent près des simples qu’il effarouche.
La seconde règle de vie, c’est de se garder de toute querelle personnelle. M. Renan ne répondit jamais aux injures dont il pouvait être l’objet et s’interdit même de prendre en faute ses adversaires. Ce n’était point seulement pour économiser son temps et parce qu’une calomnie réfutée, les polémistes ne sont pas en peine d’en imaginer une seconde ; c’était surtout, je le pressens, que M. Renan savait qu’il n’y a de vraiment dangereux que l’adversaire dont on a froissé la personne. Les grandes injustices, les persécutions atroces se font moins pour des opinions abstraites que pour des vengeances privées.
M. Renan pense même que le philosophe, quand sa dignité n’y est pas trop compromise,
doit user d’une extrême complaisance à l’égard de toute personne considérée. Il ne se
pique jamais de reviser les jugements de la société ; tout jeune, il prit le parti
d’accorder qu’un académicien est toujours un esprit « extrêmement
distingué »
et un collaborateur des Débats
« un homme éminent »
. Ce dernier trait, je suis heureux de le dire, ne me
paraît guère exagéré.
(Au reste, ne trouvez-vous pas que tout homme qui jouit d’une situation officielle et considérable devrait imiter la condescendance de M. Renan ? Ainsi les huissiers, et en général tous les magistrats, abusent du prestige dont ils sont vêtus pour désigner sur leurs papiers et dans leurs admonestations du titre méprisant de « le sieur un tel, la femme une telle, la fille, etc. », quand il serait si simple de nous appeler, jusqu’à preuve du contraire, « l’honorable M. un tel ». Ton fâcheux, et qui contribue à exaspérer contre ces fonctionnaires la démocratie.)
Évidemment, et dans aucune carrière, il n’eût été dans le tempérament de M. Renan de faire l’Alceste. Notre honoré maître est trop gras pour cet emploi. Mais eût-il été maigre et d’humeur bougonne, qu’il avait un trop haut sentiment de sa tâche et de ses responsabilités pour s’accorder le plaisir de laver la tête à tous ceux qui ne l’ont pas propre. De telles satisfactions auraient pu entraver la réussite de la tâche qu’il s’est fixée et qui est d’établir les origines purement humaines du christianisme.
Nous touchons au secret, à la grande habileté du sage : c’est parce qu’il ne veut qu’une seule chose, qu’il finit toujours par l’obtenir. Voilà la règle maîtresse ! M. Renan borna ses désirs, canalisa son activité vers un but précis et unique.
Entendez bien que je ne le félicite pas d’avoir négligé de faire fortune ou d’avoir peu insisté pour être sénateur. Ce sont de plus graves sacrifices qu’il a faits au succès de ses idées. S’étant proposé d’être un novateur dans les choses religieuses, il ne voulut pas l’être dans les choses morales non plus que dans les choses sociales. Vingt fois il touche à ces brûlantes questions ; vingt fois il est sur le point de réformer nos idées sur le juste et l’injuste, sur le tien et le mien, mais il s’arrête, ce vrai philosophe ! Peut-être nous eût-il aidés à résoudre quelques problèmes de la misère, mais il eût diminué son autorité à l’Académie des Inscriptions et le Corpus inscriptionum semiticarum en eût été ralenti.
Dans son livre▶ de l’Avenir de la Science, ◀livre admirable où bout toute sa jeunesse et notre cœur avec, on voit bien que Renan partait à vingt-huit ans pour modifier notre état mental tout entier. Des personnes avisées l’engagèrent à différer cette publication. C’est ainsi qu’il la fit paraître après la bataille.
Et cette prudence, il l’observe sur le terrain même qu’il s’est concédé. Comme il est réservé ! Dans les prairies de l’exégèse, il est le bon pasteur qui ne s’occupe que d’un seul mouton. S’il accepte le divin en marge de sa philosophie historique, c’est pour avoir un plus bel air d’impartialité quand il contestera à l’Église autre chose qu’une origine humaine. Il aime à dire, à laisser dire qu’il reconnaît Dieu le père : c’est pour mieux étrangler le Fils.
Céder sur les points incidents, pour être plus fort sur l’essentiel, c’est le secret des grands manieurs d’hommes. Quand Judith s’en allait vers la tente d’Holopherne, elle s’appliquait toute à sauver sa patrie. Si, dans le même moment, elle eût voulu sauver sa vertu, elle échouait dans sa tâche. Il faut savoir se borner. Elle fit la part du diable, qui, du même coup, se trouva la part de Dieu. Les historiens d’Israël l’ont délicieusement lavée et parfumée. Pareille aventure advint fréquemment dans un décor moins romanesque (c’était dans des ministères) à M. Cousin. M. Renan lui sait gré de s’être parfois plié pour que son peuple de professeurs ne fût pas accablé. Rien de plus philosophique qu’une concession. M. Renan toujours se conduisit avec l’opinion publique comme Judith, cette grande concessionnaire, avec Holopherne ; elle lui avait cédé sur un point, mais elle saisit par les cheveux la première occasion de lui tenir tête. Episode popularisé par la sculpture.
Cette prudence, cette habileté, ces calculs, toute cette politique à la façon de Gœthe servent assurément le penseur qui en use ; mais comment s’en trouve la pensée même ? Le réformateur Saint-Simon, qui était une façon d’aventurier brillant et passionné, Fourier, bonhomme d’une naïveté quasi-ridicule, ont posé une couple de principes autrement féconds que toute cette philosophie où M. Renan se garde à pique et à carreau.
Nous risquons d’être injustes et de cette façon-même que prévoyait l’illustre
écrivain : peut-être taxons-nous de faiblesse ce qui ne fut que prudence ; mais il ne
faut pas s’exagérer l’importance d’une injustice en matière littéraire, c’est le procédé
de tous les petits-fils vis-à-vis de leurs grands-parents. Et puis, quoi ! vivent les
absurdités, les imprudences intellectuelles ! Avouons-le, dans la philosophie
renanienne, faite de politesse, d’habiletés et de réticences, nous sommes gênés, mal à
l’aise, privés de grand air. Allons ! qu’on ouvre la fenêtre ! « Mon royaume pour
un cheval ! »
criait un Anglais de tragédie. Nous disons : « Toute la petite
maison bretonne, la délicieuse petite maison, pour une chimère ! »