Nicole, Bourdaloue, Fénelon24
Les Petits traités de morale 25 de Nicole, que Sylvestre de Sacy a fait précéder d’une préface, referont-ils une popularité et une post-renommée à Nicole, à ce moraliste de Port-Royal, le plus froid, le plus gris, le plus plomb, le plus insupportable des ennuyeux de cette grande maison ennuyée ?… On lit Nicole une fois, — les gens qui lisent, — mais on n’y revient plus. C’est un esprit sans sympathie. Techener a fait, à sa manière, des Petits traités un livre▶ de chevet. C’est un bijou typographique. Mais est-ce qu’on monte en bague les cailloux du chemin ? Nicole a la rigidité, la couleur, le poids d’un caillou qu’on aurait lavé et frotté, — car il est correct, — mais c’est un caillou dont on peut défier de faire jamais un camée. Ce style, où il ne manque que des nerfs, du sang, du mouvement et de la lumière, ce style dur, mais épousseté et propre, lisse comme un parchemin qui joue la vie… pour des myopes, ne peut être admiré ou aimé sincèrement de personne. La préface élogieuse de Silvestre de Sacy n’est que l’écho d’une tradition janséniste affaiblie par le temps et la philosophie de nos jours. Ce qu’on appelle traditionnellement la pénétration de Nicole comme moraliste se réduit à peu de chose en réalité ; car il n’avait pas la passion qui fait éclair sur les profondeurs de la vie. Nicole ne l’avait pas, non qu’il fût un saint. Les saints les plus purs peuvent l’avoir. Presque tous les saints, au contraire, sont, qu’on nous permette le mot ! d’effroyables passionnés en puissance. Mais il ne l’avait pas parce qu’il était un janséniste de tempérament encore plus peut-être que de doctrine, et qu’il s’accotait sans effort dans des idées qui convenaient à l’aridité naturelle de son esprit. Le sang de Pascal coulait à flots sous son cilice, mais Nicole vivait dans sa chemise de crin avec une peau qui ne s’écorchait pas, et là est surtout la différence de ces deux moralistes chrétiens. Pour montrer combien Nicole est petit, il faut le comparer à un tempérament qui lui ressemble, à un autre esprit exsangue, mortifié, d’une pâleur, certes ! aussi sévère que la sienne, mais doué, du moins, de ces facultés qui légitiment un grand renom.
Comparez-le à Bourdaloue, et jugez-les dans ce rapprochement tous les deux ! Quelle différence de proportions ! Bourdaloue ne se perd pas, lui, dans des petits traités de moraliste au microscope. Malgré les trois points de ses sermons, — ces trois piquets de la tente où l’orateur sacré s’abritait pour parler une heure, — Bourdaloue, le sermonnaire et le théologien, est un immense moraliste, en pleine humanité et en pleine âme. Le recueil de ses discours est la plus magnifique table de matières qu’on ait jamais tracée pour un traité de morale qu’il n’écrivit pas, mais dont il parla peut-être quelques chapitres, les jours où l’inspiration de la chaire, cette inspiration qui consume tout du génie d’un homme, le saisissait ! Quand on regarde une telle charpente, on se demande : — Qu’aurait été le monument ? — Opposé à ce géant de la mortification et de la logique, à ce regard profond et noir de Bourdaloue, Nicole n’a plus qu’une maigreur sans imposante. En face du grand ouvrier de la morale de Jésus-Christ, de ce sombre fouilleur du cœur humain, Nicole, avec ses petits traités de morale, ne fait plus l’effet que d’un de ces patients tourneurs en ivoire qui cisèlent des cathédrales à mettre sous le pouce dans un dé de verre, et encore la cathédrale a un détail de fines nervures et de ténuité délicate que n’avait pas Nicole. Il tournait des billes tout simplement. C’était rond, poli, pesant, et cela rendait un bruit sec ! Les petits traités de morale publiés aujourd’hui sont intitulés : De la faiblesse de l’homme ; De la soumission à la volonté de Dieu ; Des diverses manières dont on tente Dieu ; Des moyens de conserver la paix avec les hommes ; De la civilité chrétienne. Nous avons cherché vainement la goutte d’huile dans toute cette poussière. Sacy, qui nous vante Nicole (nous avons dit pourquoi), met sous la garde des éloges de Voltaire le traité des Moyens de conserver la paix avec les hommes, mais Voltaire avait bien de la grâce pour se soucier de Nicole, lui qui ne croyait ni à l’humaine ni à la divine ! Il fallait que ce Satan fourré eût quelque diabolique raison pour vanter Nicole, — comme Mirabeau vantait Siéyès, — ou qu’il cédât à un de ces préjugés d’éducation dont il ne fut pas toujours affranchi, malgré la netteté lucide de sa sensation littéraire. Quant à nous, nous avons parfaitement conscience de celle que nous venons d’éprouver en relisant ces petits traités d’une morale sans profondeur, sans tendresse et sans bonhomie. De même que l’homme (religieusement), oui ! l’homme tout entier, être, réflexion, liberté, n’existe que sur le piédestal de la grâce, de même (littérairement), il ne vit que par elle, dans un autre sens. Les œuvres dénuées de grâce ne durent pas, — et, comme les ossements arides ne se lèvent que sous le souffle des prophètes, toutes les préfaces de Sacy ne feront pas trouver de saveur dans un moraliste comme Nicole à la génération qui a eu le bonheur de lire Joubert, — un délicieux ◀livre à réimprimer, par parenthèse, et que Techener ne réimprime pas.
Mais ce que nous disons de Nicole, nous ne le dirons point de Fénelon. Les Lettres spirituelles de ce dernier, auxquelles Sacy attache aussi une préface, méritaient bien d’être imprimées dans un format élégant et commode, à part les autres œuvres de leur auteur. Fénelon, qu’on a trop grandi de toutes manières, bel esprit bien plus que grand esprit, continuant la Renaissance sous Louis XIV, Fénelon, ce grec en français, mais dont la forme antique pâlit devant celle d’André Chénier comme un poncif pâlit devant la vie, Fénelon n’a vraiment de talent personnel et incontestable que dans son Existence de Dieu, le plus éloquent fragment de métaphysique qu’on ait écrit, et ses Lettres spirituelles, ses œuvres de conseil et de direction.
Pour notre compte, ce n’est pas là l’expression chrétienne que nous choisirions. Le christianisme de Fénelon est bien dépouillé de tout ce qui constitue, — non la vieille foi, — mais les vieilles formes de la foi de nos pères. On y parle assez peu de la Vierge et des saints. Les crucifix n’y saignent pas aux regards comme ils saignaient à certains jours, au Moyen Age, et comme on croit les voir saigner encore dans certaines œuvres de contemplation plus ardente. Fénelon, qui s’efforce de mettre dans ses œuvres spirituelles ce qu’il n’avait pas, ce fin courtisan : le détachement du monde et l’amour du petit, comme dit Sacy, a plus de quiétude que d’élan. C’est un mystique sans ascension de cœur, comme disent les mystiques ! L’expression du christianisme de sainte Thérèse, par exemple, n’est pas la sienne, et voilà pourquoi il plaît tant aux gens du monde et aux philosophes. Mais, à part le ton de sa foi, littérairement Fénelon montre dans ses Lettres spirituelles un talent exquis et ravissant, et même religieusement il peut faire du bien à quelques âmes Il a le charme, il a la grâce, — ce rien de la grâce que n’avait pas Nicole, et avec lequel on solde tout ! Il l’a même encore dans l’affectation, car il est souvent affecté. On pourrait mettre au compte de Fénelon, en le modifiant un peu, un mot piquant et juste qui a été dit sur Diderot : — Diderot n’est naturel que quand il est exagéré. — Fénelon, lui, n’est naturel que dans je ne sais quelle affectation de simplicité qui lui sied et qu’on lui pardonne. Joubert, à qui on ne reviendra jamais assez, disait qu’il avait tout du serpent, excepté le dard et le venin. Il en avait la séduction, la fascination, le brillant, la souplesse, la caresse, l’enroulement irrésistible, mais aussi l’insidiosité. On l’appelle le cygne de Cambrai… le cygne, c’est-à-dire l’animal ailé, — car Fénelon a des ailes ! — qui, par les flexibilités de son cou et l’ondulation de ses mouvements, rappelle le plus ce serpent auquel l’a comparé Joubert.