Jean-Baptiste Guarini, et Jason de Nores.
Guarini naquit de parens nobles, à Ferrare, l’an 1537. C’étoient alors les beaux jours de l’Italie. Tous les arts, transportés de Grèce dans cette terre heureuse, y prenoient une vie nouvelle. La poësie, l’histoire, la peinture, la sculpture, l’architecture, enfantoient à l’envi des chefs-d’œuvre. Léon X s’immortalisoit par les grands hommes qu’il formoit en tout genre. Mais il eut manqué quelque chose à la gloire des Médicis, aux délices de leur nation, sans la naissance du poëte dont je parle.
L’esprit, les graces, le naturel, la délicatesse, les images, la douceur & la facilité, le caractérisent particulièrement. On trouve en lui tout ce qu’on peut attendre d’un génie heureusement né pour les vers, cultivé par la lecture des auteurs agréables, & formé sur-tout à l’école du monde. Le Dante & Pétrarque n’ont pas tiré de la langue Italienne autant de ressources & de charmes. Personne ne rend mieux le sentiment que Guarini. C’est l’Amour même qui parle dans le Pastor Fido.
Nous n’avons rien de cet auteur, qu’on puisse comparer à cette pastorale. Quand elle parut, toute l’Italie en fut enchantée. Les femmes ne se lassoient point de la lire. Celles qui se piquoient d’avoir l’esprit orné, l’apprenoient par cœur. Le nombre des éditions qu’on en fit est incroyable. Elle fut traduite dans toutes les langues de l’Europe. Tant d’applaudissemens n’en imposèrent point à Jason de Nores. Il osa s’élever contre le goût de son siècle, & se brouiller avec la plus belle moitié du genre humain.
Jason de Nores étoit originaire de Normandie, & né dans l’isle de Chipre. La plus grande place où son mérite l’éleva, fut celle de professeur de morale, à Padoue. Il avoit cette dureté de caractère que souvent on contracte dans l’école, & cette érudition immense & sans choix qui est le tombeau du génie. Il ne connoissoit point ce qu’on appelle goût, graces, convenance. C’étoit un de ces hommes infatués d’Aristote, qui discutent tout & ne sentent rien, qui n’imaginent pas qu’on puisse laisser jamais les règles & les sentiers battus. Il se prévint contre les pastorales, devenues la lecture à la mode dans toute l’Italie. Il traita ce genre, de monstre enfanté par le mauvais goût & par l’ignorance de la belle latinité. L’espoir de ramener ses contemporains, de leur apprendre à penser, à distinguer les beautés réelles de ce qu’il jugeoit n’en avoir que l’apparence, lui fit interrompre les fonctions les plus graves, pour se jetter dans des discussions littéraires. Il composa rapidement une critique contre le Berger fidèle. Elle fut imprimée à Venise, l’an 1587.
Guarini s’en vengea par une réponse qui parut à Ferrare, & dans laquelle il se moque d’un critique assez borné pour condamner le genre pastoral, & resserrer la carrière des lettres & des arts, pendant qu’on ne sçauroit trop l’étendre. De Nores entassoit citations sur citations, prétendoit gagner sa cause d’autorité, ne s’embarrassant point du suffrage de l’esprit ni du cœur. Aussi son livre▶ ne fit point fortune. Cet écrivain eut été plus judicieux, si, loin d’assigner des entraves au génie, de tant parler des règles établies, de crier qu’elles étoient toutes violées dans le Berger fidèle, il eut relevé les vrais défauts de cette pastorale. Elle est pleine de jeux de mots, de pensées fausses, de comparaisons outrées, de saillies froides, de puérilités mises à la place du simple & du naïf. Ces taches sont rachetées par des étincelles de génie. Le professeur de morale eut dû s’en tenir à son métier, & déclarer simplement la lecture de cet ouvrage, dangereuse.
Son envie de dogmatiser sur le goût, alloit au point, que, pour critiquer le Pastor fido, il n’attendit pas que la pièce fût imprimée. Il en porta son jugement, lorsqu’elle n’étoit encore que manuscrite. Guarini, se trouvant à Turin dans le temps des nôces de Charles, duc de Savoie, avec la princesse Catherine, sœur de Philippe III, avoit profité de cette occasion pour la faire représenter. Elle fut jouée dans cette ville, avec toute la magnificence possible, & le succès le plus étonnant. Chacun voulut avoir la pastorale : on en tira des copies ; & c’est sur ces copies, la plupart fautives, que de Nores déclama contre le goût des pièces modernes.
Pour avoir été réfuté vivement, il ne se tint pas battu. Il fit imprimer à Padoue, 1590, un nouveau discours en confirmation de ses sentimens. Il prêchoit avec plus de force que la première fois l’observation des grandes règles Aristotéliciennes, & disoit des injures au poëte chéri de la nation. Pour peu qu’on ait lu le Pastor fido, il n’est personne qui ne se rappelle la belle scène d’Amarillis dans l’acte troisième. Quels sentimens que ceux de cette bergère, qui brûle pour Mirtil* !
Ils ont été rendus trop heureusement dans notre langue, pour qu’on ose revenir sur cet endroit.
Si l’instinct & la loi, par des effets contraires,Ont également attachéL’un tant de douceur au péché,L’autre des peines si sévères ;Sans doute, ou la nature est imparfaite en soi,Qui nous donne un penchant que condamne la loi ;Ou la loi doit passer pour une loi trop dure,Qui condamne un penchant que donne la nature.
De Nores trouvoit dans cette pensée la marque d’un cœur dépravé. Il ne concevoit point comment les Italiens la goûtoient si fort. Il leur accordoit de l’esprit : mais il leur contestoit le jugement. Guarini fut encore moins ménagé qu’eux. Irrité de cet acharnement, il réfuta une seconde critique par une seconde réponse qui étoit terrible. Heureusement de Nores ne la vit point. Il mourut lorsqu’elle étoit sous presse. Ses amis disoient que, s’il l’eût vue, il en seroit mort de chagrin. Ils le remplacèrent pour son animosité contre les pastorales ; & la dispute ne fut que plus vive.
L’Italie entière devint le théâtre de ce fameux démêlé. Que d’ouvrages pour & contre le Pastor fido sortirent des imprimeries de Ferrare, de Padoue, de Venise & de Verone ! Orlando Pescetti & Paul Beni, tous deux en réputation de bel-esprit & de sçavoir, en donnèrent alors des marques. On fit le parallèle de l’Aminta & du Pastor fido. Les uns préféroient la pastorale du Tasse à celle de Guarini, & les autres faisoient le contraire. On reprochoit au prince de la poësie Italienne, d’avoir trop cherché l’esprit, la finesse & les embellissemens. Les mêmes défauts se rencontrent dans Guarini : mais ils y sont & moins nombreux, & moins considérables. On convenoit en général que l’amour est mieux traité dans le Berger fidèle que dans l’Aminte. Cette dernière pastorale n’est d’un bout à l’autre qu’afféterie & fadeur. Les ornemens dont elle est surchargée, la déparent totalement. Quel langage hors de nature que celui de cette bergère, occupée à se parer de fleurs, & qui les approche de sa joue, afin de faire comparaison avec elles pour la couleur, & de les couvrir de honte, en l’emportant sur leur éclat* !
Au milieu de toutes ces vives contestations, Guarini restoit tranquille. Il voyoit d’un œil indifférent ses amis & ses ennemis aux mains. Il récita la fable de la cigale. Son Pastor fido ne l’intéressoit plus. Cette conduite avoit sa source dans un fonds d’amour propre incompréhensible. Ce poëte, devenu fou de sa qualité de gentilhomme, s’imagina qu’il étoit déshonoré pour avoir composé des vers. Il rougissoit de sa réputation d’auteur, laquelle avoit fait sa fortune & toute sa gloire, l’avoit mis dans les bonnes graces de l’empereur Maximilien, de Henri de Valois, de plusieurs papes, & de beaucoup de cardinaux & princes d’Italie. Il eut desiré ne pas être des académies, n’avoir jamais fait ni ◀livres ni enfans. Il étoit, à l’égard des siens, d’une extrême dureté. Ils furent obligés de plaider contre lui. Le procès alloit être jugé, lorsqu’il mourut à Venise, où il s’étoit transporté pour les poursuivre. Guarini mourut très-estimé comme poëte, mais décrié comme père, comme ami, comme citoyen. Aubert le Mire met ce directeur de Cythère au rang des écrivains ecclésiastiques. C’est que, sur le titre de Pastor fido, il a cru que les de voirs des pasteurs, ou des évêques & curés, étoient représentés dans cet ouvrage.