Mémoires sur Voltaire
et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière, ses
secrétaires5.
Si Voltaire a beaucoup écrit, on a écrit sur lui encore davantage, et il semble qu’après tout à l’heure un demi-siècle écoulé depuis sa mort, il ne reste plus rien de nouveau à dire ni à connaître de cet homme célèbre. La curiosité pourtant ne s’est pas ralentie ; plus universelle sans être moins vive, elle n’a presque fait, en passant d’un siècle à l’autre, que descendre des salons dans le public ; et voici qu’elle accueille aujourd’hui ces deux volumes d’anecdotes de plus de cinq cents pages chacun, aussi avidement qu’elle écoutait, vers 1770, madame de Genlis, ou madame Suard, ou telle autre dame lettrée, arrivée de Ferney la veille, et distribuant à demi voix, dans un cercle discret, ses délicieuses confidences.
Il y a des raisons à cela sans doute. Il est bien vrai que les Mémoires de
Longchamp et Wagnière empruntent un mérite particulier de la position des auteurs, et que
les secrétaires d’un homme de lettres illustre qui deviennent ses historiens réclament de
la postérité un quart d’heure d’attention, à tout aussi bon droit que la femme de chambre
qui jase de la maîtresse favorite, ou le chambellan qui se remémore le potentat. Mais il
n’est pas moins vrai non plus que si une foule de choses intimes et véritablement
inappréciables nous sont là dévoilées, que s’il nous est raconté par exemple de quelle
façon la marquise du Châtelet faisait sa toilette, ou, pour parler tout grossièrement,
passait sa chemise devant ses gens, dans quel embarras se trouva un jour M. Longchamp pour
la servir au bain, comment elle oublia l’heure du souper, une fois, avec le mathématicien
Clairaut, l’autre fois avec le poète Saint-Lambert, et ce que vit ou crut voir à cette
dernière occasion M. de Voltaire, etc., le reste, c’est-à-dire la grande partie du livre▶,
n’est à beaucoup près ni de cette force ni de cet intérêt. On n’arrive à ces détails
clairsemés qu’à travers un texte hérissé d’interminables notes, par-delà onze préfaces, avis, avertissements d’auteur ou d’éditeur ; et on ne peut éviter,
chemin faisant, d’entendre MM. Longchamp et Wagnière mêlant leurs impertinentes affaires à
celles de leur maître, l’un regrettant les bals, la bonne chère, et ce qu’il appelle l’aurore de sa vie, l’autre sollicitant votre indignation contre les
héritiers de Voltaire, qui pourtant lui sont, dit-il,
aussi étrangers
que le grand Turc
, et tous deux vous initiant, bon gré, mal gré, aux
tracasseries subalternes et au commérage ignoble de madame Denis. Ce n’est point aux
Mémoires mêmes qu’il faut s’en prendre de cet empressement qu’ils rencontrent plutôt
qu’ils ne le font naître ; ce n’est pas non plus à la vénération nationale pour un grand
nom qu’il faut en savoir gré seulement. Les circonstances y sont pour beaucoup ; car,
grâce à un parti, Voltaire n’a pas cessé d’être, ou, pour mieux dire, il est redevenu pour
nous l’homme de la circonstance. Nul, en effet, dans cette grande querelle de la
philosophie contre le fanatisme religieux, ne se montra aussi infatigable, aussi
invincible que lui, et ne s’acquit un renom plus populaire. Sa longue vie, en ce sens, ne
fut qu’une guerre perpétuelle, et ses œuvres sans nombre ne sont, à les bien prendre, que
des manifestes plus ou moins intelligibles, des proclamations sous toutes les formes, au
profit de la même cause, et, comme on pourrait les appeler, des pamphlets immortels. Or,
il semble dans la nature des choses que, tout immortelle, toute légitime qu’elle soit, une
telle renommée doive, un jour ou l’autre, perdre tant soit peu, non pas en estime, non pas
en reconnaissance, mais en vogue, en enthousiasme auprès de la postérité ; bien plus, il
semble désirable que l’instant arrive, et qu’il arrive au plus tôt, où, la victoire étant
décidée et le libre usage de la raison à jamais reconquis, on se mette, sans plus craindre
d’être harcelé et distrait, à marcher dans les voies nouvelles plus loin que ses
devanciers, et si loin que, tout en les voyant encore et les saluant toujours du regard,
on ne les voie plus qu’à distance et dans le passé, environnés d’une consécration à la
fois plus auguste et plus calme. Mais, par malheur, cet instant à venir n’existe que dans
nos vœux et s’éloigne même de jour en jour dans nos espérances. La lutte qu’on croyait
éteinte reprend vie, et se replie obstinément sur les brisées du dernier siècle. Qu’on ne
s’étonne donc pas que le nom de Voltaire et des autres reste des cris de ralliement, et
qu’on batte des mains à tout ce qui les concerne. C’est sur leurs tombes, en effet, que le
champ de bataille est reporté : d’une part, c’est contre leurs cendres qu’on s’acharne ;
de l’autre, ce sont leurs armes, bien que déjà rouillées, qu’on exhume. Les voilà
redevenus nos chefs, nos contemporains : Blaise Pascal l’est bien aussi ; comment Voltaire
ne le serait-il pas ?
Revenons à MM. Longchamp et Wagnière, qui sûrement, quand ils écrivaient leurs notes, ne savaient prévoir de si loin ni notre malheur ni la bonne fortune de leur ◀livre. Longchamp fut attaché à la marquise du Châtelet et par suite à Voltaire, comme maître d’hôtel ; en outre, il servait au besoin de femme de chambre à l’une, et de copiste à l’autre. Il fut renvoyé par Voltaire, lors du voyage de Prusse, soupçonné de tirer deux copies des ouvrages qu’on lui donnait à transcrire et d’en garder une dans son portefeuille. Depuis, son infidélité s’est trahie elle-même par la publication de quelques pièces, desquelles sans cela nous eussions été privés ; c’était s’excuser en même temps que se convaincre. Après sa retraite forcée, il se mit à enseigner la géographie dont il avait appris quelque chose à Cirey, et à rédiger ces souvenirs qu’on nous donne. Ils se rapportent à la marquise autant qu’à Voltaire lui-même, et, comme cette partie de sa vie qu’ils retracent, ne sont pas moins galants et mondains que littéraires. Il n’en est pas ainsi de ceux de Wagnière : Suisse honnête que Voltaire appelait son fidèle Achate, copiste en titre, sachant le latin, il prend davantage les choses au sérieux, et ne se laisse point aller à ces anecdotes de toilette et de cour qui d’ailleurs n’étaient plus de son temps. Il aime bien mieux, dans sa naïve jactance pour la gloire de son maître, ne nous faire grâce en rien de ces confessions et communions dérisoires, dont le seigneur de Ferney donnait le spectacle aux grands jours dans son église paroissiale, et de celles, plus dérisoires encore, pendant lesquelles, couché sur un lit de mort supposé, il jouait la solennité de l’agonie tête à tête avec un capucin effrayé, et, par une inexplicable débauche d’imagination, se plaisait à célébrer le scandale avec mystère. Elles sont affligeantes, elles sont profondément immorales, ces sortes d’orgie d’un beau génie en délire ; et quand, dix années plus tard, aux approches d’une mort inévitablement prochaine, on voit éclater de point en point la contrepartie de ces scènes indécentes, quand un prêtre en habit court, introduit dans la chambre du moribond, l’obsède de ses dévotes violences, quand le même Wagnière caché, comme autrefois, derrière une porte, non plus pour rire d’un moine imbécile, mais pour sauver son maître d’un moine hypocrite, écoute tremblant, la main sur son couteau, et s’élance aux cris du vieillard, on tire d’un rapprochement si naturel et si terrible une condamnation plus sévère encore de ces jongleries philosophiques qui provoquent et semblent absoudre les persécutions religieuses. Un grand inconvénient des Mémoires de Wagnière, c’est qu’ils ne forment pas un texte continu, mais sont composés de notes, commentaires, etc., ce qui en rend la lecture assez pénible. A tout prendre pourtant, puisque nous sommes dans un siècle de biographies, ils méritent autant que bien d’autres la peine qu’on les parcoure, et, anecdotes pour anecdotes, celles qui concernent Voltaire ne sauraient être les moins intéressantes.