(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame la duchesse d’Angoulême. » pp. 85-102
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame la duchesse d’Angoulême. » pp. 85-102

Madame la duchesse d’Angoulême.

En venant un peu tard et après tous les autres organes de la publicité pour rendre, à notre manière, hommage à une haute vertu et à une immense infortune, nous n’aurons qu’à répéter plus ou moins ce qui a été dit et senti par tous. Il est un point de vue pourtant, si un tel mot est permis en présence d’une figure si simple et si vraie, et la plus étrangère à toute attitude solennelle, il est un point de vue qui sera particulièrement le nôtre. Tout change, tout meurt ou se renouvelle ; les races les plus antiques et les plus révérées ont leur fin ; les nations elles-mêmes, avant de tomber et de finir, ont leurs manières d’être successives et revêtent des formes diverses de gouvernement dans leurs divers âges ; ce qui était religion et fidélité dans un temps n’est plus que monument et commémoration du passé dans un autre ; mais à travers tout, tant que la dépravation n’est pas venue, il y a quelque chose qui reste : l’humanité et les sentiments naturels qui la distinguent, le respect pour la vertu, pour le malheur, surtout immérité et innocent, la pitié qui elle-même n’est que le nom de la piété envers Dieu en tant qu’elle se retourne vers les infortunes humaines. En parlant de Mme la duchesse d’Angoulême, c’est à tous ces sentiments indépendants de toute politique que nous nous adressons, c’est à la partie sensible et durable de notre être.

Le trait qui domine dans cette longue vie de souffrance, de martyre dès les jeunes ans, et toujours de bouleversement et de vicissitudes, est une vérité parfaite, une parfaite simplicité, et, on peut dire, une entière et inaltérable uniformité. Cette âme droite, juste et noble, s’était de bonne heure fixée, et, à aucun moment depuis, elle ne vacilla. Elle s’était fixée durant les années mêmes qui sont pour toute jeunesse celles de la légèreté, de la joie et de la première fleur, durant ces trois ans et quatre mois de captivité au Temple où elle vit mourir, l’un après l’autre, son père, sa mère, sa tante et son frère. Elle y était entrée avant d’avoir quatorze ans, elle en sortit le jour où elle en avait dix-sept. À cet âge, elle n’avait pas encore dans les traits du visage ces formes prononcées et un peu fortes sous lesquelles nous l’avons vue. Le portrait qu’on a d’elle à cette époque du Temple, — un profil avec les cheveux négligemment noués, — a de la finesse dans la correction, de la noblesse et de la gravité sans surcharge. Le malheur, en pesant sur son front, n’y a pas encore posé cette marque qui ne s’accusera que quelques années plus tard, et qui lui donnera, en vieillissant, de plus en plus de ressemblance avec Louis XVI. Mais à la fin de cette année 1795, si l’enveloppe gardait en elle quelque chose de la première jeunesse, l’âme était mûre, elle était faite et aguerrie désormais. Au fond même, l’organisation si forte et si saine avait reçu des atteintes. Le foie souffrait et avait sa blessure. Ce tendre rejeton d’une si longue et si illustre race était frappé et desséché peut-être jusque dans ses futurs rameaux. En sortant du Temple, si on ose se former l’idée de ces mystères de la douleur, il me semble que la vie comme l’âme de Madame Royale était achevée dans ce qu’elle avait d’essentiel ; elle était fermée du côté de l’avenir : toutes ses sources et toutes ses racines étaient désormais dans le passé. Notre cœur, pour peu qu’il ait eu un jour dans la vie, fixe ou ramène notre sensibilité à une certaine heure, qui est celle qu’on entend volontiers résonner lorsqu’on rentre en soi et qu’on rêve. Mme la duchesse d’Angoulême, qui ne rêvait pas, mais qui priait, quand elle rentrait en elle (et, sans avoir à y rentrer, elle y habitait sans cesse), entendait sonner cette même heure qui était celle de l’horloge du Temple et de l’agonie de ses parents.

Elle a raconté l’histoire de sa captivité et des événements arrivés au Temple depuis le jour où elle y entra jusqu’au jour où y mourut son frère, et elle l’a fait d’un style simple, correct, précis, sans un mot de trop, sans une phrase, comme il sied à un cœur profond et à un esprit juste parlant en toute sincérité des douleurs vraies, de ces douleurs véritablement ineffables et qui surpassent tout ce qu’on en peut dire. Elle s’y oublie elle-même et sans affectation, le plus qu’elle peut ; et elle s’arrête au moment où meurt son frère, la dernière des quatre victimes immolées. Parlons d’elle ici plus qu’elle ne l’a fait elle-même.

Marie-Thérèse-Charlotte de France, née le 19 décembre 1778, était le premier enfant de Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette. Il y avait sept ans déjà que la reine était mariée, quand un jour elle fit part aux personnes de son intérieur de sa première joie d’épouse et de ses futures espérances. Un an après environ, elle accoucha de Madame. Si jusque-là la timidité de Louis XVI auprès de sa jeune épouse avait été extrême, sa passion à ce moment ne l’était pas moins, et cette enfant, qui en était le premier fruit, devait être en grande partie son image. La bonté, la droiture, toutes les qualités solides et vertueuses de son père se transmirent directement au cœur de Madame, et Marie-Antoinette, avec toute sa grâce, ne put même empêcher qu’un peu de cette rudesse de geste ou d’accent, qui couvrait les vertus de Louis XVI, ne se glissât jusque dans la nature toute franche de sa fille. Elle oublia aussi de lui transmettre ce que les femmes ont si aisément, le désir de plaire et le naissant éveil d’une coquetterie même la plus innocente, ce semble, et la plus permise. Madame Royale n’en eut jamais l’idée ni le soupçon. Ou bien, s’il avait pu s’en mêler un peu à l’origine, ce peu disparut tout à fait dans les épreuves de cette enfance et de cette jeunesse si opprimée et si désolée. Il ne faut pas cesser de le répéter pour comprendre Mme la duchesse d’Angoulême, tout ce qui s’appelle fleur et joie première, cet aspect enjoué et enchanté sous lequel, en entrant dans la vie, on voit si naturellement toutes choses, fut supprimé, flétri de bonne heure pour elle. Son âme, à peine à son premier duvet, fut tout de suite réduite et comme usée jusqu’à la trame : trame solide et indestructible qui résista et se fortifia sous toutes les atteintes, qui se trempa dans les larmes et dans la prière, mais qui rejetait loin d’elle, à l’égal d’un mensonge, tout ce qui eût été grâce et ornement. C’est que, pour elle qui avait pleuré de vraies larmes comme elle ne cessa d’en pleurer, ç’aurait été en effet un mensonge.

Si elle semble, par sa nature, avoir tenu plus de son père que de sa mère, il est une vertu, du moins, qu’elle tint de celle-ci, et qui manqua au pauvre Louis XVI pour le sauver : je veux dire la fermeté, le courage d’agir dans les moments décisifs. Dans sa vie auguste et modeste, et, en général, si étrangère à la politique, Mme la duchesse d’Angoulême eut une fois du moins, à Bordeaux, l’occasion de montrer qu’elle avait en elle ce courage d’action qui lui venait bien de sa mère et de son aïeule Marie-Thérèse. En 1830, de même ; quand elle eut rejoint la famille royale à Rambouillet, après les fautes commises, sa première impression, comme en 1815 à Bordeaux, eût été de combattre et de résister.

Elle n’avait pas onze ans quand, avec les terribles journées d’octobre 1789, son rôle public aux côtés de sa mère commença. Il lui fallut paraître au balcon ou s’en retirer à la voix d’une populace furieuse, et, dans ces flux et reflux de l’orage populaire dont elle s’efforçait de deviner le sens, elle ne sentait bien qu’une seule chose, l’étreinte de la main de sa mère qui la pressait contre elle avec le froid de la mort.

En même temps, dans cette habitation des Tuileries, où la famille royale était resserrée, elle reçut, et de sa mère, de plus en plus grave, et de sa noble tante Élisabeth, et de son père, les leçons d’une instruction positive et solide, et les exemples d’une religion domestique inaltérable. Elle était élevée au-dedans comme l’enfant de la plus chaste et de la plus unie des nobles familles, avec les transes mortelles de plus et les angoisses jour et nuit.

Elle a raconté avec une simplicité naïve la fuite du 20 juin 1791 et le voyage de Varennes. Le roi et la reine s’étaient enfin décidés à fuir, et c’est dans la journée seulement qu’ils en prévinrent Madame Élisabeth. À cinq heures de l’après-midi, la reine alla se promener avec ses enfants à Tivoli. La jeune Marie-Thérèse avait remarqué que son père et sa mère avaient l’air très agités et occupés dès le matin :

Dans la promenade, dit-elle, ma mère me prit à part, me dit que je ne devais pas m’inquiéter de tout ce que je verrais, et que nous ne serions jamais longtemps séparés, que nous nous trouverions bien vite. Mon esprit était bouché, et je ne compris rien du tout à tout cela : elle m’embrassa, et me dit que si ces dames (les dames de l’intérieur et de la suite) me demandaient pourquoi j’étais si agitée, je devais dire qu’elle m’avait grondée et que je m’étais raccommodée avec elle. Nous rentrâmes à sept heures, je retournai chez moi bien triste, ne comprenant rien du tout à ce que ma mère m’avait dit.

C’est dans cette suite de transes, d’énigmes et de cauchemars pénibles que se passèrent pour elle les années et le songe d’ordinaire si léger de l’enfance.

En entrant au Temple, il n’y avait plus d’énigme, et le voile tout entier se déchira. Le monde, pour elle, se présentait comme partagé nettement en deux, les bons et les méchants : les méchants, c’est-à-dire tout ce que l’imagination humaine, dans les heures de paix et de régularité sociale, ose à peine se représenter à nu, la brutalité dans toute sa grossièreté et sa bassesse, le vice et l’envie dans toute l’ivresse ignoble de leur triomphe et dans la cruauté de leurs raffinements ; les bons, c’est-à-dire quelques-uns, touchés, pleurant, timides, adoucissant le mal à la dérobée et se cachant.

Pour que le jeune cœur de Madame Royale ne prît point à cette heure une haine irréconciliable et un mépris sans retour pour la race humaine, pour qu’elle conservât sa sérénité, sa candeur, sa foi, son espérance au bien, il fallut les divins exemples et les secours qu’elle trouva autour d’elle, surtout dans sa tante Élisabeth, cette personne céleste ; il fallut cette religion précise, pratique, dont nul esprit fort n’aura jamais le droit de sourire, puisqu’elle seule est de force à soutenir et à consoler de telles douleurs. Un jour (20 avril 1793) le misérable Hébert, avec quelques municipaux, arriva dans la prison à dix heures du soir ; les prisonniers venaient de se coucher :

Nous nous levâmes précipitamment, dit Madame Royale. Ils nous lurent un arrêté de la Commune qui ordonnait de nous fouiller à discrétion, ce qu’ils firent exactement jusque sous les matelas. Mon pauvre frère dormait : ils l’arrachèrent de son lit avec dureté pour fouiller dedans ; ma mère le prit tout transi de froid. Ils ôtèrent à ma mère une adresse de marchand qu’elle avait conservée, un bâton de cire à cacheter qu’ils trouvèrent chez ma tante, et à moi ils me prirent un Sacré-Cœur de Jésus et une prière pour la France. Leur visite ne finit qu’à quatre heures du matin… Ils étaient furieux de n’avoir trouvé que des bagatelles.

Ce Sacré-Cœur de Jésus et cette prière pour la France se tiennent plus étroitement qu’il ne semble, et il fallait peut-être avoir toute la foi à l’un pour pouvoir à ce moment prier pour l’autre.

On a dit quelquefois que Mme la duchesse d’Angoulême avait une rancune contre la France, et qu’en rentrant en 1814 et en 1815 elle marqua involontairement cette disposition dans quelques-unes de ses paroles ; car, pour des actes, il serait impossible d’en trouver un seul à lui reprocher. Mais les personnes qui l’ont le mieux connue, et qui sont le plus dignes de foi, assurent qu’une telle disposition était bien loin d’être la sienne. Elle était franche et vraie ; elle était même un peu rude et brusque d’accueil, comme son père. Incapable d’une mauvaise pensée, mais aussi d’une feinte, si elle ne vous aimait pas, il lui était impossible de vous dire ou de vous laisser croire le contraire. « C’était le plus loyal gentilhomme, me dit-on, et qui n’a jamais menti. » Elle aimait ses amis, elle pardonnait à ses ennemis ; mais, dans la religion de sa race et de son malheur, elle croyait aux fidèles et aux infidèles, aux bons et aux méchants : peut-on s’en étonner ?

Le récit qu’elle a tracé des événements du Temple fut écrit au Temple même dans les derniers mois de sa détention et quand on se fut relâché de l’extrême rigueur. Elle ne craint pas d’y indiquer quelques-uns des officiers municipaux qui, étant de garde à leur tour, entraient dans les chagrins de la famille royale et les adoucissaient par leurs égards et leur sensibilité :

Nous connaissions de suite à qui nous avions affaire, dit-elle, ma mère surtout, qui nous a préservés plusieurs fois de nous livrer à de faux témoignages d’intérêt… Je connais tous ceux qui s’intéressèrent à nous ; je ne les nomme pas, de peur de les compromettre dans l’état où sont les choses, mais leur souvenir est gravé dans mon cœur ; si je ne puis leur en marquer ma reconnaissance, Dieu les récompensera ; mais si un jour je puis les nommer, ils seront aimés et estimés de toutes les personnes vertueuses.

Cette jeune fille royale, qui croit naturellement au droit de sa race, veut exprimer par là que la fidélité à ses rois dans le malheur est un devoir et une vertu ; mais, même quand il n’en serait pas tout à fait comme elle le pense, son expression droite et naïve ne l’a point trompée ; elle dit vrai encore : car ce qui n’était plus un devoir de fidélité peut-être, en était un pour le moins d’humanité, et quiconque a passé le seuil du Temple en ces trois années et y a paru compatissant à de telles infortunes, mérite l’estime, de même que quiconque y a passé sans être touché au cœur ni serviable, a une mauvaise marque.

Dans ce récit exact, méthodique, sensé et touchant, Madame donne la mesure de sa raison précoce et de son bon jugement dans les choses de l’âme. Elle s’y montre très frappée de la dignité de sa mère qui, aux paroles de diverse sorte qu’on adressait aux nobles captifs, n’opposait le plus souvent que le silence :

Ma mère, comme à l’ordinaire, ne dit mot, écrit Madame à propos d’une nouvelle insultante qu’on leur annonçait, et elle n’eut pas même l’air d’entendre ; souvent son calme si méprisant et son maintien si digne en imposèrent : c’était rarement à elle qu’on osait adresser la parole.

Ce n’est que le premier jour du procès de Louis XVI, quand elle le voit emmené pour être interrogé à la barre de la Convention, ce n’est que ce jour-là que Marie-Antoinette succombe à son inquiétude et qu’elle rompt son silence généreux : « Ma mère avait tout tenté auprès des municipaux qui la gardaient pour apprendre ce qui se passait ; c’était la première fois qu’elle daignait les questionner. » Dans ce récit tout simple et que nul ne lira sans larmes, il y a des traits qui font une impression profonde, et dont la plume qui écrit ne se doute pas. Madame a un mal au pied (les engelures par suite du froid), et qui se complique d’un mal plus intérieur. Louis XVI, sur ces entrefaites, est condamné. Sa famille, qui avait espéré le revoir une dernière fois, et l’embrasser le matin même de sa mort, est dans la désolation qu’on peut concevoir :

Mais rien, écrit Madame, n’était capable de calmer les angoisses de ma mère ; on ne pouvait faire entrer aucune espérance dans son cœur : il lui était devenu indifférent de vivre ou de mourir. Elle nous regardait quelquefois avec une pitié qui faisait tressaillir. Heureusement le chagrin augmenta mon mal, ce qui l’occupa. On fit venir mon médecin…

Heureusement, ce mot échappé par mégarde dans cette image de douleur fait un effet étrange et qu’une parole à la Bossuet n’égalerait pas.

C’est en songeant à ces scènes douloureuses du Temple que M. de Chateaubriand, qu’il ne faut pourtant pas confondre ici (comme on l’a fait trop souvent) avec Bossuet, a dit dans Atala, par la bouche du père Aubry : « L’habitant de la cabane et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas ; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois. »

Un poète populaire, faisant allusion à cette phrase célèbre, mais continuant de mettre en opposition les classes, a dit :

De l’œil des rois on a compté les larmes ;
Les yeux du peuple en ont trop pour cela !

Une pareille idée d’opposition ne se présentera jamais, je puis l’assurer, à celui qui viendra de relire le simple récit chrétien et humain de Madame Royale au Temple. Tout esprit de parti se désarme et expire en le lisant, et il n’y a place qu’à une compassion et à une admiration profonde. La douceur, la piété, la pudeur, animent ces pages de la jeune fille si froissée. Elle passe seule, avec Madame Élisabeth, l’hiver de 93-94 : « On nous tutoya beaucoup pendant l’hiver, dit-elle. Nous méprisions toutes les vexations, mais ce dernier degré de grossièreté faisait toujours rougir ma tante et moi. » Le plus cruel moment pour elle fut celui où, après la mort de son père, après la disparition de sa mère, de sa tante, ignorant le sort définitif de ces deux têtes si chères, dans les semaines qui précédaient le 9 Thermidor, elle entendait de loin son frère, déjà en proie aux corrupteurs, et à qui le cordonnier Simon faisait chanter des chansons atroces :

Pour moi, dit-elle, je ne demandais que le simple nécessaire ; souvent on me le refusait avec dureté. Mais au moins je me tenais propre ; j’avais du savon et de l’eau ; je balayais la chambre tous les jours ; j’avais fini à neuf heures que les gardes entraient pour m’apporter à déjeuner. Je n’avais pas de lumière ; mais, dans les grands jours, je souffrais moins de cette privation. On ne voulait plus me donner de livres : je n’en avais que de piété, et des voyages que j’avais lus mille fois.

Enfin la Convention, après le 9 Thermidor, s’adoucit : l’opinion publique se fit jour, et la pitié osa murmurer. Un des commissaires chargés de visiter la jeune princesse au Temple l’a représentée dans son attitude digne, souffrante et appauvrie ; tricotant, assise près de la fenêtre et loin du feu (car elle ne voyait pas assez clair pour son travail près de la cheminée), les mains enflées par le froid et pleines d’engelures (car on ne lui donnait pas assez de bois pour la chauffer à cette distance). On lui marqua pour la première fois des égards et le désir d’adoucir son sort. Son premier mouvement fut d’être incrédule, silencieuse, et de s’y refuser. À une question qui lui fut faite sur un piano qui était dans la chambre et qu’on supposait pouvoir la distraire : « Non, monsieur, répondit-elle, ce piano n’est pas à moi, c’est celui de la reine ; je n’y ai pas touché, et je n’y toucherai pas. » À une autre question sur sa bibliothèque, qui se composait de l’Imitation de Jésus-Christ et de quelques livres de piété, et qui était peut-être insuffisante pour la désennuyer : « Non, monsieur, répondit-elle encore ; ces livres sont précisément les seuls qui conviennent à ma situation. »

Ce moment qui s’écoula entre le 9 Thermidor et la délivrance de la princesse aux derniers jours de l’année 1795, fut celui où toute une littérature royaliste essaya d’éclore autour d’elle. On lui fit des romances sentimentales qu’on lui chantait de loin, et dont le refrain l’avertissait que des amis veillaient désormais sur son sort. On y célébrait la chèvre et le chien qu’on lui avait accordés dans les derniers temps, et que, des fenêtres voisines, on apercevait avec elle dans le jardin de la prison. Mme la duchesse d’Angoulême a été ou a pu être le centre de toute une littérature contemporaine qu’on suivrait à la trace, depuis la romance de M. Lepitre, qui se chantait sous les murs du Temple, jusqu’au roman d’Irma ou les Malheurs d’une jeune orpheline, histoire indienne, avec des romances, publiée par Mme Guénard en l’an VIII, jusqu’à l’Antigone de Ballanche qui couronne plus noblement cette littérature allégorique et mythologique en 1814. Mais un trait distinctif de Mme la duchesse d’Angoulême est d’être restée complètement étrangère à cette invasion un peu tardive de la sentimentalité publique. Son honneur est de n’avoir à aucun degré laissé la littérature, le roman, le drame, s’introduire dans le sanctuaire, à jamais voilé, de sa douleur. « Je n’aime pas les scènes », dit-elle un jour un peu brusquement à une femme qui, aux Tuileries, se jetait à ses pieds sur son passage pour la remercier d’un bienfait. Les scènes, elle en avait trop vu et de trop affreusement réelles pour en supporter l’image. La sincérité profonde de son deuil et de son affliction filiale eut en cela le même effet qu’aurait pu désirer le goût le plus éclairé et le plus sévère. Toute cette littérature plus ou moins exaltée, et dans le goût de Mme Cottin, qui s’agitait autour de la jeunesse de Madame Royale, ne l’atteignit évidemment en rien, et le récit qu’elle a tracé en 1795 des événements du Temple serait la critique de tous ces autres récits et de ces faux tableaux d’alentour, si on pouvait songer seulement à les rapprocher. Elle fit preuve d’un grand bon sens jusque dans l’extrême douleur.

Sortie de France, à Vienne, puis à Mittau où on la marie à son cousin, partout, dans les exils divers où la ballotta la fortune, elle est la même : la vie du Temple est là comme dans le fond de son oratoire, pour dominer chacune de ses journées et lui en dicter l’emploi. Soumise à son oncle, dans lequel elle voit à la fois un roi et un père, elle ne songe qu’à réunir toutes ses religions et à les pratiquer fidèlement. Une scène des plus touchantes et qui est très bien racontée par un de ses historiens (M. Nettement), c’est lorsqu’à Mittau, en mai 1807, elle veut soigner et assister jusqu’à la fin l’abbé Edgeworth de Firmont, ce même prêtre qui avait accompagné Louis XVI jusqu’à l’échafaud. Une fièvre contagieuse s’était déclarée parmi les prisonniers français amenés à Mittau par suite des événements de la guerre. L’abbé Edgeworth, en leur donnant ses soins, avait contracté cette maladie, une espèce de typhus ; et c’est en ces circonstances extrêmes que Mme d’Angoulême ne voulut jamais l’abandonner : « Moins il a connaissance de ses besoins et de sa position, disait-elle, plus la présence d’une amie lui est nécessaire… Rien ne m’empêchera de soigner moi-même l’abbé Edgeworth ; je ne demande à personne de m’accompagner. » Elle voulait lui rendre, autant qu’il était en elle, ce qu’il avait apporté de consolation et de secours à Louis XVI mourant. Mme la duchesse d’Angoulême vécut et habita continuellement dans cet ordre de pensées, sans s’en laisser distraire un seul jour.

Mme d’Angoulême eut-elle jamais un vrai jour de bonheur depuis sa sortie du Temple ? Y eut-il jamais place, dans ce cœur qui avait été saturé d’agonie dès sa tendre jeunesse, à une pure et véritable joie ? Il est difficile, malgré tout, qu’elle n’en ait pas ressenti comme une source imprévue et jaillissante dans les grands moments de 1814, dans cette année qui devait lui sembler à chaque pas toute remplie des prodiges et des témoignages éclatants de la Providence. Cette sorte d’ivresse pourtant, si elle en ressentit quelque chose, ne résista point aux événements de Bordeaux, et à cette nouvelle épreuve si amère qu’elle fit de la fragilité et de l’infidélité humaines.

Elle était, on le sait, dans cette ville au moment où l’on apprit le débarquement de Napoléon en Provence (mars 1815). Mme d’Angoulême, obéissant à l’impulsion du sang maternel, eut l’idée d’une résistance ; et, pour l’organiser, elle fit tout ce qu’on pouvait attendre d’un noble et viril caractère. L’opinion de la ville lui était toute favorable et dévouée ; c’étaient les troupes et la garnison qui semblaient incertaines, du moment que l’aigle et le grand capitaine reparaissaient. Mais elle, bien qu’avertie par les généraux, elle ne pouvait croire que cette fidélité fût douteuse, puisque, la veille encore, elle avait reçu de ces hommes, qu’elle considérait comme des braves, des hommages réitérés et des serments. Les historiens de la Restauration ont très bien raconté ces scènes où figure Mme d’Angoulême, et tous s’accordent à louer son courage actif et son attitude. Elle parcourut les casernes, elle essaya d’électriser les soldats, elle les piqua d’honneur, rien n’y fit ; elle trouvait les cœurs fermés et repris par leur vieil amour. Tous les efforts épuisés, et au moment de partir, se tournant vers les généraux qui l’avaient suivie, elle leur dit qu’elle comptait sur eux du moins pour garantir les habitants contre toute réaction : « Nous le jurons ! » s’écrièrent les généraux en levant la main. — « Je ne vous demande pas de serments, répliqua-t-elle avec un geste de pitié dédaigneuse ; on m’en a fait assez, je n’en veux plus 12. » Ce mot altier, elle avait droit de le dire, et certes peu de personnes ont vu de leurs yeux plus qu’elle jusqu’où peuvent aller, selon les temps, ou la méchanceté ou la versatilité des hommes.

Mirabeau avait dit de Marie-Antoinette : « Le roi n’a qu’un homme, c’est sa femme. » Mme la duchesse d’Angoulême mérita que Napoléon dît quelque chose de pareil pour sa conduite à Bordeaux. Ces éloges, même en ce qu’ils ont d’un peu exagéré, servent d’indication de loin et s’enregistrent dans l’histoire.

La seconde Restauration ne put lui rendre aucune ivresse ; en rentrant aux Tuileries, elle y voyait Fouché, un régicide, ministre du roi. Sa religion droite et inviolable ne pouvait admettre un seul instant ces transactions monstrueuses que la politique elle-même a peine à comprendre, et que certainement elle n’exigeait pas. Depuis ce moment de 1815, on ne saurait remontrer Mme d’Angoulême dans aucun acte politique proprement dit, et toute sa vie fut de famille et d’intérieur.

J’ai interrogé sur son compte des hommes qui l’ont beaucoup approchée, et voici ce qui m’a été répondu. Chaque jour pour elle se ressemblait, excepté les jours funèbres et marqués par les plus douloureux anniversaires. Elle se levait de grand matin, à cinq heures et demie par exemple ; elle entendait vers six ou sept heures une messe pour elle seule. On conjecture qu’elle y communiait souvent, mais on ne la voyait pas communier, si ce n’est peut-être aux grands jours. Rien de solennel, aucun apparat ; elle était toute en humble chrétienne à l’acte religieux ; elle faisait discrètement et secrètement les choses saintes.

Elle vaquait de grand matin aux soins de son appartement et de sa chambre, aux Tuileries presque comme elle faisait au Temple.

Elle ne parlait jamais des choses pénibles et saignantes de sa jeunesse, sinon à très peu de personnes de son intimité. Le 21 janvier et le 16 octobre, jours de la mort de son père et de sa mère, elle s’enfermait seule, ou quelquefois elle faisait demander, pour l’aider à passer ces journées cruelles, quelque personne avec laquelle elle était à l’unisson de deuil et de piété (feu Mme de Pastoret, par exemple).

Elle était aumônière à un degré qu’on ne sait pas, et qu’il est difficile d’approfondir ; ceux qui étaient le plus au fait de ses charités et de ses œuvres en découvrent chaque jour qui sortent de dessous terre, et qu’on n’avait pas connues. Elle était en cela de la véritable lignée directe de saint Louis.

Sa vie était la plus régulière du monde et la plus simple, soit aux Tuileries, soit depuis dans l’exil. La conversation de son intérieur était fort naturelle. Dans les moments où le malheur faisait trêve autour d’elle, on remarquait qu’elle aurait eu volontiers dans l’esprit ou dans l’humeur une certaine gaieté dont elle n’eut, hélas ! à faire que trop peu d’usage. Mais, dans l’intimité, aux meilleurs jours, elle se laissait quelquefois aller sinon à dire du moins à écouter des choses assez gaies. Quand elle se sentait en pays sûr et ami, une certaine plaisanterie ne l’effrayait pas. Lorsqu’aux jours de fête il lui arrivait de faire représenter des pièces pour son spectacle, elle ne choisissait pas les plus sérieuses.

Même à travers l’habitude des peines, une sorte de joie enfin surnageait comme il arrive aux âmes austères et éprouvées que la religion a guidées et consolées dans tous les temps.

La politique n’était point son fait, elle n’aimait point les affaires. On n’influait pas sur elle. Sa politique, qui d’elle-même eût été sensée, se réglait toute en définitive sur les désirs du roi. Elle pensait que quand le roi voulait décidément quelque chose, il n’était pas permis d’y résister, si bon royaliste qu’on fût d’ailleurs. MM. de Villèle et Corbièrec, en résistant au roi, lui déplaisaient autant qu’auraient pu faire les libéraux eux-mêmes.

Elle était instruite, dans le genre d’instruction de Louis XVI ; elle lisait des livres d’histoire, de voyages, de morale, de religion. S’il manquait à ces lectures ce qui les eût vivifiées dans le sens mondain et littéraire, dans le sens politique et profane, si l’intelligence et le souffle du nouveau siècle ne pénétraient pas dans ces horizons tracés, peut-on s’en étonner, peut-on l’en plaindre ? et n’y gagnait-elle pas bien plus qu’elle n’y perdait, par la foi constante et la stabilité de la confiance du côté du ciel ?

Les lettres qu’on a citées d’elle, et probablement toutes celles qu’elle a écrites, sont simples, sensées, un peu sèches au fond, et ne présentant rien de remarquable.

On cite peu de mots d’elle. Son cœur pourtant lui en fit trouver quelques-uns. À propos de la guerre d’Espagne, quand elle apprit la délivrance du roi Ferdinand par l’armée française, elle s’écria : « Il est donc prouvé qu’on peut sauver un roi malheureux ! »

Dans son dernier exil à Frohsdorf, visitée en décembre 1848 par un voyageur français (M. Charles Didier), celui-ci se hasarda à lui dire : « Madame, il est impossible que vous n’ayez pas vu dans la chute de Louis-Philippe le doigt de Dieu. » — « Il est dans tout », répondit-elle avec simplicité, avec un tact qui vient de la religion et du cœur.

C’est cette même délicatesse morale qui, dans son union avec M. le duc d’Angoulême, lui fit oublier constamment ce qu’il pouvait y avoir d’inégal, et à son avantage. Elle avait le soin de le laisser toujours en avant sur le premier plan : délicatesse d’autant plus vraie qu’on ne sait même si elle en a eu conscience.

J’ai dit l’ordre de sentiments où il faut se borner à la chercher et à l’admirer. Ne demandez à cette âme, de bonne heure froissée et dépouillée, ni coquetterie d’esprit ni grâce légère. Elle aurait considéré comme une profanation et comme un sacrilège l’idée de faire de son malheur et de celui des siens, de sa vertu et de l’intérêt respectueux qu’elle inspirait, un moyen de politique, de succès et d’attrait, même pour ce qu’elle croyait la bonne cause. Elle s’en serait accusée devant Dieu ; et, quand le souvenir direct de ce qu’elle avait perdu de cher lui apparaissait, elle ne savait que se voiler, se dérober, en pleurant et sangloter.

C’est assez indiquer cette auguste physionomie que nul n’est tenté de méconnaître : solidité, bon sens, bonté, un certain fonds de gaieté, je l’ai dit, une simplicité parfaite, tels sont les traits dont se composait cette nature. La religion avec la charité y a mis le sceau sublime. Elle a eu la religion la plus pratique, la plus unie et la plus étrangère à tout effet sur autrui et à toute considération mondaine. On n’a jamais porté plus simplement, plus chrétiennement et plus naturellement à la fois un plus grand malheur.

Mme la duchesse d’Angoulême est morte à Frohsdorf le 19 octobre 1851, à l’âge de soixante-treize ans moins deux mois, et dans la vingt et unième année de son dernier exil. Son précédent exil avait duré dix-huit ans (sans compter les Cent-Jours). Il avait été précédé d’une prison au Temple de plus de trois ans, et d’une résidence forcée aux Tuileries de près de trois autres années au sein de l’émeute. C’est là le cadre de cette destinée de douleur et de sacrifice, sur laquelle l’Antiquité eût versé aussitôt la poésie et l’idéal, mais qui ne nous laisse entrevoir qu’une beauté intérieure, à demi voilée, comme il sied au christianisme.