(1890) L’avenir de la science « III » pp. 129-135
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(1890) L’avenir de la science « III » pp. 129-135

III

Tenez, si vous voulez, ce qui précède pour absurde et pour chimérique ; mais, au nom du ciel, accordez-moi que la science seule peut fournir à l’homme les vérités vitales, sans lesquelles la vie ne serait pas supportable, ni la société possible. Si l’on supposait que ces vérités pussent venir d’ailleurs que de l’étude patiente des choses, la science élevée n’aurait plus aucun sens ; il y aurait érudition, curiosité d’amateur, mais non science dans le noble sens du mot, et les âmes distinguées se garderaient de s’engager dans ces recherches sans horizon ni avenir. Ainsi ceux qui pensent que la spéculation métaphysique, la raison pure, peut, sans l’étude pragmatique de ce qui est, donner les hautes vérités, doivent nécessairement mépriser ce qui n’est à leurs yeux qu’un bagage inutile, une surcharge embarrassante pour l’esprit. Malebranche n’a pas été trop sévère pour ces savants « qui font de leur tête un garde-meuble, dans lequel ils entassent, sans discernement et sans ordre, tout ce qui porte un certain caractère d’érudition, et qui se font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d’antiques, qui n’ont rien de riche, ni de solide, et dont le prix ne dépend que de la fantaisie, de la passion et du hasard ». Ceux qui pensent que le vulgaire bon sens, le sens commun, est un maître suffisant pour l’homme doivent envisager le savant à peu près comme Socrate envisageait les sophistes comme de subtils et inutiles disputeurs. Ceux qui pensent que le sentiment et l’imagination, les instincts spontanés de la nature humaine peuvent par une sorte d’intuition atteindre les vérités essentielles seront également conséquents en envisageant les recherches du savant comme de frivoles hors-d’œuvre, qui n’ont même pas le mérite d’amuser. Enfin ceux qui pensent que l’esprit humain ne peut atteindre les hautes vérités et qu’une autorité supérieure s’est chargée de les lui révéler détruisent également la science, en lui enlevant ce qui fait sa vie et sa valeur véritable.

Que reste-t-il, en effet, si vous enlevez à la science son but philosophique ? De menus détails, capables sans doute de piquer la curiosité des esprits actifs et de servir de passe-temps à ceux qui n’ont rien de mieux à faire, fort indifférents pour celui qui voit dans la vie une chose sérieuse et se préoccupe avant tout des besoins religieux et moraux de l’homme. La science ne vaut qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la révélation prétend enseigner. Si vous lui enlevez ce qui fait son prix, vous ne lui laissez qu’un résidu insipide, bon tout au plus à jeter à ceux qui ont besoin d’un os à ronger. Je félicite sincèrement les bonnes âmes qui s’en contentent ; pour moi, je n’en veux pas. Dès qu’une doctrine me barre l’horizon, je la déclare fausse ; je veux l’infini seul pour perspective. Si vous me présentez un système tout fait, que me reste-t-il à faire ? Vérifier par la recherche rationnelle ce que la révélation m’enseigne ? Jeu bien inutile, passe-temps bien oisif : car, si je sais d’avance que ce qui m’est enseigné est la vérité absolue, pourquoi me fatiguer à en chercher la démonstration ? C’est vouloir regarder les astres à l’œil nu quand on peut faire usage d’un télescope. C’est en appeler aux hommes quand on a à sa disposition le Saint-Esprit. Je ne connais qu’une seule contradiction plus flagrante que celle-ci : c’est un pape constitutionnel.

Il reste un vaste champ, direz-vous, dans les vérités naturelles que Dieu a livrées à la dispute des hommes. Vaste ! quand vous prélevez Dieu, l’homme, l’humanité, les origines de l’univers. Je le trouve bien étroit, bon tout au plus pour ceux qui au besoin de croire ajoutent celui de disputer. Vous croyez me faire une grâce en me permettant de m’exercer sur quelques points non définis, en me jetant le monde comme une matière à dispute, en m’avertissant bien par avance que du premier mot jusqu’au dernier je n’y entendrai rien. La science n’est pas une dispute d’esprits oisifs sur quelques questions laissées pour servir d’aliment à leur goût pour la controverse. Quel est l’esprit élevé qui voudrait consacrer sa vie à cet humble et abrutissant labeur ? J’hésite à le dire, car, pour prévenir les objections que l’on peut ici m’adresser, il faudrait de longues explications et de nombreuses restrictions : la science profane, dans un système quelconque de révélation franchement admis, ne peut être qu’une dispute 29. L’essentiel est donné ; la seule science sérieuse sera celle qui commentera la parole révélée, toute autre n’aura de prix qu’en se rattachant à celle-là. Les orthodoxes ont en général peu de bonne foi scientifique. Ils ne cherchent pas, ils tâchent de prouver, et cela doit être. Le résultat leur est connu d’avance ; ce résultat est vrai, certainement vrai. Il n’y a là rien à faire pour la science, qui part du doute sans savoir où elle arrivera et se livre pieds et mains liés à la critique qui la mène où elle veut. Je connais très bien la méthode théologique, et je puis affirmer que ses procédés sont directement contraires au véritable esprit scientifique. Dieu me garde de prétendre qu’il n’y ait eu parmi les plus sincères croyants des hommes qui ont rendu à la science d’éminents services ; et, pour ne parler que des contemporains, c’est parmi les catholiques sincères que je trouverais peut-être le plus d’hommes sympathiques à mon esprit et à mon cœur. Mais, s’il m’était permis de m’entendre de bien près avec eux, nous verrions jusqu’à quel point leur ardeur scientifique n’est pas une noble inconséquence. Qu’on me permette un exemple. Silvestre de Sacy est à mes yeux le type du savant orthodoxe. Certes, il est impossible de demander une science de meilleur aloi, si on ne recherche que l’exactitude et la critique de détail. Mais, si on s’élève plus haut, quel étrange spectacle qu’un homme qui, en possession d’une des plus vastes éruditions des temps modernes, n’est jamais arrivé à une pensée de haute critique ! Quand je travaille sur les œuvres de cet homme infiniment respectable, je suis toujours tenté de lui demander : (« À quoi bon ? » À quoi bon savoir l’hébreu, l’arabe, le samaritain, le syriaque, le chaldéen, l’éthiopien, le persan, à quoi bon être le premier homme de l’Europe pour la connaissance des littératures de l’Orient, si on n’est point arrivé à l’idée de l’humanité, si tout cela n’est conçu dans un but religieux et supérieur ? La science vraiment élevée n’a commencé que le jour où la raison s’est prise au sérieux et s’est dit à elle-même : « Tout me fait défaut ; de moi seule viendra mon salut. » C’est alors qu’on se met résolument à l’œuvre ; c’est alors que tout reprend son prix en vue du résultat final. Il ne s’agit plus de jouer avec la science, d’en faire un thème d’insipides et innocents paradoxes 30 ; il s’agit de la grande affaire de l’homme et de l’humanité : de là un sérieux, une attention, un respect que ne pouvaient connaître ceux qui ne faisaient de la science que par un côté d’eux-mêmes. Il faut être conséquent : si faire son salut est la seule chose nécessaire, on se prêtera à tout le reste comme à un hors-d’œuvre, on n’y sera point à son aise ; si on y met trop de goût, on se le reprochera comme une faiblesse, on ne sera profane qu’à demi, on fera comme saint Augustin et Alcuin, qui s’accusent de trop aimer Virgile. Mon Dieu ! ils ne sont pas si coupables qu’ils le pensent. La nature humaine, plus forte au fond que tous les systèmes religieux, sait trouver des secrets pour reprendre sa revanche. L’islamisme, par la plus flagrante contradiction, n’a-t-il pas vu dans son sein un développement de science purement rationaliste ? Kepler, Newton, Descartes et la plupart des fondateurs de la science moderne étaient des croyants. Étrange illusion, qui prouve au moins la bonne foi de ceux qui entreprirent cette œuvre, et plus encore la fatalité qui entraîne l’esprit humain engagé dans les voies du rationalisme à une rupture absolue, que d’abord il repousse, avec toute religion positive ! Chez quelques-uns de ces grands hommes, cela s’expliquait par une vue bornée de la science et de son objet ; chez d’autres, comme chez Descartes 31, qui prétendait bien tirer de la raison les vérités essentielles à l’homme, il y avait superfétation manifeste, emploi de deux rouages pour la même fin  Je n’ai pas besoin, remarquez bien, de me poser ici en controversiste, de prouver qu’il y a contradiction entre la science et la révélation : il me suffit qu’il y ait double emploi pour trouver ma thèse actuelle. Dans un système révélé, la science n’a plus qu’une valeur très secondaire et ne mérite pas qu’on y consacre sa vie : car ce qui seul en fait le prix est donné d’ailleurs d’une façon plus éminente. Nul ne peut servir deux maîtres, ni adorer un double idéal.

Pour moi, je le dirai avec cette franchise qu’on voudra bien, j’espère, me reconnaître (qui n’est pas franc à vingt-cinq ans est un misérable), je ne conçois la haute science, la science comprenant son but et sa fin, qu’en dehors de toute croyance surnaturelle. C’est l’amour pur de la science qui m’a fait briser les liens de toute croyance révélée, et j’ai senti que, le jour où je me suis proclamé sans autre maître que la raison, j’ai posé la condition de la science et de la philosophie. Si une âme religieuse en lisant ces lignes pouvait s’imaginer que j’insulte : « Oh ! non, lui dirais-je, je suis votre frère. Moi, insulter quelque chose qui est de l’âme ! C’est parce que je suis sérieux et que je traite sérieusement les choses religieuses que je parle de la sorte. Si comme tant d’autres je ne voyais dans la religion qu’une machine, une digue, un utile préjugé, je prendrais ce demi-ton insaisissable qui n’est au fond qu’indifférence et légèreté. Mais, comme je crois à la vérité, comme je crois que le christianisme est une chose grave et considérable, j’ai quasi l’air controversiste, et certains délicats vont crier, j’en suis sûr, à la renaissance du voltairianisme. Je suis bien aise de le dire une fois pour toutes : si je porte dans les discussions religieuses une franchise et une lourdeur qui ne sont plus de mode, c’est que je n’aborde jamais les choses de l’âme qu’avec un profond respect. Vous n’avez pas, Messieurs, de plus dangereux ennemis que ces cauteleux adversaires à demi-mot. Le siècle n’est plus controversiste parce qu’au fond il est incrédule et frivole. Si donc je suis plus franc et si mes attaques sont plus à bout portant, sachez-le, c’est que je suis plus respectueux et plus soucieux de la vérité intrinsèque… » Mais on va dire que je suis bien maladroit de prendre les choses de la sorte.

Je parlerai souvent dans ma vie du christianisme, et comment n’en parlerais-je pas ? C’est la gloire du christianisme d’occuper encore la moitié de nos pensées et d’absorber l’attention de tous les penseurs, de ceux qui luttent comme de ceux qui croient. J’ai longtemps réussi à penser et à écrire comme s’il n’y avait pas au monde de religions, ainsi que font tant de philosophes rationalistes, qui ont écrit des volumes sans dire un mot du christianisme. Mais cette abstraction m’est ensuite apparue comme si irrévérencieuse envers l’histoire, si partielle, si négative de tout ce qu’il y a de plus sublime dans la nature humaine, que, dussent les inquisiteurs et les philosophes s’en irriter, j’ai résolu de prendre l’esprit humain pour ce qu’il est et de ne pas me priver de l’étude de sa plus belle moitié. Je trouve, moi, que les religions valent la peine qu’on en parle et qu’il y a dans leur étude autant de philosophie que dans quelques chapitres de sèche et insipide philosophie morale.

Le jour n’est pas loin où, avec un peu de franchise de part et d’autre et en levant les malentendus qui séparent les gens les mieux faits pour s’entendre, on reconnaîtra que le sens élevé des choses, la haute critique, le grand amour, l’art vraiment noble, le saint idéal de la morale ne sont possibles qu’à la condition de se poser dès le premier abord dans le divin, de déclarer tout ce qui est beau, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, également saint, également adorable ; de considérer tout ce qui est comme un seul ordre de choses, qui est la nature, comme la variété, l’efflorescence, la germination superficielle d’un fond identique et vivant.

La science vraiment digne de ce nom n’est donc possible qu’à la condition de la plus parfaite autonomie. La critique ne connaît pas le respect ; pour elle, il n’y a ni prestige ni mystère ; elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les voiles. Cette irrévéren-cieuse puissance, portant sur toute chose un œil ferme et scrutateur, est, par son essence même, coupable de lèse-majesté divine et humaine. C’est la seule autorité sans contrôle ; c’est l’homme spirituel de saint Paul, qui juge tout et n’est jugé par personne. La cause de la critique, c’est la cause du rationalisme, et la cause du rationalisme, c’est la cause même de l’esprit moderne. Maudire le rationalisme, c’est maudire tout le développement de l’esprit humain depuis Pétrarque et Boccace, c’est-à-dire depuis la première apparition de l’esprit critique. C’est en appeler au Moyen Âge ; que dis-je ? le Moyen Âge a eu aussi ses hardies tentatives de rationalisme. C’est proclamer le règne sans contrôle de la superstition et de la crédulité. Il s’agit de savoir s’il faut refluer cinq siècles et blâmer un développement qui était évidemment appelé par la nécessité des choses. Or, a priori et indépendamment de tout examen, un tel développement se légitime par lui-même. Les faits accomplis ont eu raison d’être, et, si l’on peut en appeler contre eux, c’est à l’avenir, jamais au passé.

Étudiez, en effet, depuis Pétrarque et Boccace, la marche de la critique moderne, vous la verrez, suivant toujours la ligne de son inflexible progrès, renverser l’une après l’autre toutes les idoles de la science incomplète, toutes les superstitions du passé. C’est d’abord Aristote, le dieu de la philosophie du Moyen Âge, qui tombe sous les coups des réformateurs du XVe et du XVIe siècle, avec son grotesque cortège d’Arabes et de commentateurs ; puis c’est Platon, qui, élevé un instant contre son rival, prêché comme l’Évangile, retrouve sa dignité en retombant du rang de prophète à celui d’homme ; puis c’est l’antiquité tout entière qui reprend son sens véritable et sa valeur, d’abord mal comprise dans l’histoire de l’esprit humain ; puis c’est Homère, l’idole de la philologie antique, qui, un beau jour, a disparu de dessus son piédestal de trois mille ans et est allé noyer sa personnalité dans l’océan sans fond de l’humanité ; puis c’est toute l’histoire primitive, acceptée jusque-là avec une grossière littéralité, qui trouve d’ingénieux interprètes, hiérophantes rationalistes qui lèvent le voile des vieux mystères. Puis ce sont ces écrits tenus pour sacrés qui deviennent aux yeux d’une ingénieuse et fine exégèse la plus curieuse littérature. Admirable déchiffrement d’un superstitieux hiéroglyphisme, marche courageuse de la lettre à l’esprit, voilà l’œuvre de la critique moderne !

L’esprit moderne, c’est l’intelligence réfléchie. La croyance à une révélation, à un ordre surnaturel, c’est la négation de la critique, c’est un reste de la vieille conception anthropomorphique du monde, formée à une époque où l’homme n’était pas encore arrivé à l’idée claire des lois de la nature. Il faut dire du surnaturel ce que Schleiermacher disait des anges : « On ne peut en prouver l’impossibilité ; cependant, toute cette conception est telle qu’elle ne pourrait plus naître de notre temps ; elle appartient exclusivement à l’idée que l’antiquité se faisait du monde 32. » La croyance au miracle est, en effet, la conséquence d’un état intellectuel où le monde est considéré comme gouverné par la fantaisie et non par des lois immuables. Sans doute, ce n’est pas ainsi que l’envisagent les supernaturalistes modernes, lesquels, forcés par la science, qu’ils n’osent froisser assez hardiment, d’admettre un ordre stable de la nature, supposent seulement que l’action libre de Dieu peut parfois le changer et conçoivent ainsi le miracle comme une dérogation à des lois établies. Mais ce concept, je le répète, n’était nullement celui des hommes primitifs. Le miracle n’était pas conçu alors comme surnaturel. L’idée de surnaturel n’apparaît que quand l’idée des lois de la nature s’est nettement formulée et s’impose même à ceux qui veulent timidement concilier le merveilleux et l’expérience. C’est là une de ces pâles compositions entre les idées primitives et les données de l’expérience, qui ne réussissent qu’à n’être ni poétiques ni scientifiques. Pour les hommes primitifs, au contraire, le miracle était parfaitement naturel et surgissait à chaque pas, ou plutôt il n’y avait ni lois ni nature pour ces âmes naïves, voyant partout action immédiate d’agents libres. L’idée de lois de la nature n’apparaît qu’assez tard et n’est accessible qu’à des intelligences cultivées. Elle manque complètement chez le sauvage, et, aujourd’hui encore, les simples supposent le miracle avec une facilité étrange.

Ce n’est pas d’un raisonnement, mais de tout l’ensemble des sciences modernes que sort cet immense résultat : il n’y a pas de surnaturel. Il est impossible de réfuter par des arguments directs celui qui s’obstine à y croire ; il se jouera de tous les raisonnements a priori. C’est comme si l’on voulait argumenter un sauvage sur l’absurdité de ses fétiches. Le fétichiste est inconvertissable ; le moyen de l’amener à une religion supérieure n’est pas de la lui prêcher directement ; car, s’il l’accepte en cet état, il ne l’acceptera que comme une autre sorte de fétichisme. Le moyen, c’est de le civiliser, de l’élever au point de l’échelle humaine auquel correspond cette religion. De même le supernaturaliste orthodoxe est inabordable. Aucun argument logique ou métaphysique ne vaut contre lui. Mais, si l’on s’élève à un degré supérieur du développement de l’esprit humain, le supernaturalisme apparaît comme une conception dépassée. Le seul moyen de guérir de cette étrange maladie qui, à la honte de la civilisation, n’a pas encore disparu de l’humanité, c’est la culture moderne. Mettez l’esprit au niveau de la science, nourrissez-le dans la méthode rationnelle, et, sans lutte, sans argumentation, tomberont ces superstitions surannées. Depuis qu’il y a de l’être, tout ce qui s’est passé dans le monde des phénomènes a été le développement régulier des lois de l’être, lois qui ne constituent qu’un seul ordre de gouvernement, qui est la nature. Qui dit au-dessus ou en dehors de la nature dans l’ordre des faits dit une contradiction, comme qui dirait surdivin, dans l’ordre des substances. Vain effort pour monter au-dessus du suprême ! Tous les faits ont pour théâtre l’espace ou l’esprit. La nature, c’est la raison, c’est l’immuable, c’est l’exclusion du caprice. L’œuvre moderne ne sera accomplie que quand la croyance au surnaturel, sous quelque forme que ce soit, sera détruite comme l’est déjà la croyance à la magie, à la sorcellerie. Tout cela est du même ordre. Ceux qui combattent aujourd’hui les supernaturalistes seront, aux yeux de l’avenir, ce que sont à nos yeux ceux qui ont combattu la croyance à la magie, au XVIe et au XVIIe siècle. Certes, ces derniers ont rendu à l’esprit humain un éminent service ; mais leur victoire même les a fait oublier. C’est le sort de tous ceux qui combattent les préjugés d’être oubliés, sitôt que le préjugé n’est plus.

La science positive et expérimentale, en donnant à l’homme le sentiment de la vie réelle, peut seule détruire le supernaturalisme. La spéculation métaphysique est loin d’atteindre ce but. L’Inde nous présente le curieux phénomène du développement métaphysique le plus puissant peut-être qu’ait réalisé l’esprit humain, à côté de la mythologie la plus exubérante. Des spéculations de l’ordre de Kant et de Schelling ont coexisté dans des têtes brahmaniques avec des fables plus extravagantes que celles qu’Ovide a chantées.

Quand je me rends compte des motifs pour lesquels j’ai cessé de croire au christianisme, qui captiva mon enfance et ma première jeunesse, il me semble que le système des choses, tel que je l’entends aujourd’hui, diffère seulement de mes premiers concepts en ce que je considère tous les faits réels comme de même ordre et que je fais rentrer dans la nature ce qu’autrefois je regardais comme supérieur à la nature. Il faut avouer qu’il y avait, dans le supernaturalisme primitif, dans celui qui a créé les systèmes mythologiques de l’Inde et de la Grèce, quelque chose d’admirablement puissant et élevé 33 ; à celui-là, je pardonne bien volontiers, et quelquefois je le regrette ; mais il n’est plus possible ; la réflexion est trop avancée, l’imagination trop refroidie pour permettre ces superbes contre-bons sens. Quant au timide compromis, qui cherche à concilier un surnaturalisme affaibli avec un état intellectuel exclusif de la croyance au surnaturel, il ne réussit qu’à faire violence aux instincts scientifiques les plus impérieux des temps modernes, sans faire revivre la vieille poésie merveilleuse, devenue à jamais impossible. Tout ou rien ; supernaturalisme absolu ou rationalisme sans réserve.

La foi simple a ses charmes ; mais la demi-critique ne sera jamais que pesanteur d’esprit. Il y a autant de bonhomie et de crédulité, mais beaucoup moins de poésie, à discuter lourdement des fables qu’à les accepter en bloc. Nous traitons avec raison de barbares les hagiographes du XVIIe siècle, qui, en écrivant la Vie des Saints, admettaient certains miracles et en rejetaient d’autres comme trop excentriques (il est clair qu’avec ce principe il eût fallu tout rejeter), et nous préférons, au point de vue artistique, la Sainte Élisabeth de M. de Montalembert, par exemple, où tout est accepté sans distinction. La ligne entre tout croire et ne rien croire est alors bien indécise et pour le lecteur et pour l’auteur ; on peut incliner vers l’un ou vers l’autre, suivant les heures de rationalisme ou de poésie, et l’œuvre conserve au moins un incontestable mérite comme œuvre d’art. Telle était aussi la belle et poétique manière de Platon ; tel est le secret du charme inimitable que l’usage demi-croyant, demi-sceptique des mythes populaires donne à sa philosophie. Mais accepter une partie et rejeter l’autre ne peut être que le fait d’un esprit étroit. Rien de moins philosophique que d’appliquer une demi-critique aux récits conçus en dehors de toute critique.

L’œuvre de la critique moderne est donc de détruire tout système de croyance entaché de supernaturalisme. L’islamisme qui, par un étrange destin, à peine constitué comme religion dans ses premières années est allé depuis acquérant sans cesse un nouveau degré de force et de stabilité, l’islamisme périra par l’influence seule de la science européenne, et ce sera notre siècle qui sera désigné par l’histoire comme celui où commencèrent à se poser les causes de cet immense événement. La jeunesse d’Orient, en venant dans les écoles d’Occident puiser la science euro-péenne, emportera avec elle ce qui en est le corollaire inséparable, la méthode rationnelle, l’esprit expérimental, le sens du réel, l’impossibilité de croire à des traditions religieuses évidemment conçues en dehors de toute critique. Déjà les musulmans rigides s’en inquiètent et signalent le danger à la jeunesse émigrante. Le cheik Rifaa, dans l’intéressante relation de son voyage en Europe, insiste vivement sur les déplorables erreurs qui déparent nos livres de science, comme le mouvement de la terre, etc., et ne regarde pas encore comme impossible de les expurger de ce venin. Mais il est évident que ces hérésies ne tarderont pas à être plus fortes que le Coran, dans des esprits initiés aux méthodes modernes. La cause de cette révolution sera non pas notre littérature, qui n’a pas plus de sens aux yeux des Orientaux que n’en eut celle des Grecs aux yeux des Arabes du IXe et du Xe siècle, mais notre science, qui, comme celle des Grecs, n’ayant aucun cachet national, est une œuvre pure de l’esprit humain 34.

Il y a, je le sais, dans l’homme des instincts faibles, humbles, féminins, si j’ose le dire, une certaine mollesse, qui a des analogies fort étendues qu’on devine sans vouloir se les définir, et dont le physiologiste aurait peut-être autant à s’occuper que le psychologue 35, instincts qui souffrent de cette mâle et ferme tenue du rationalisme, laquelle ressemble parfois à une sorte de raideur 36. Dans la vie des individus, comme dans celle de l’humanité, il y a des Moyens Âges, des moments où la réflexion se voile, s’obscurcit, et où les instincts reprennent momentanément le dessus. Il est certaines âmes d’une nature fort délicate qu’il sera à jamais impossible de plier à ce sévère régime et à cette austère discipline. Ces instincts étant de la nature humaine, il ne faut pas les blâmer, et le vrai système moral et intellectuel saura leur faire une part : mais cette part ne doit jamais être l’affaissement ni la superstition. Les grandes calamités, en humiliant l’homme et en émoussant la pointe de ses vives et audacieuses facultés, deviennent par là un véritable danger pour le rationalisme et inspirent à l’humanité, comme les maladies à l’individu, un certain besoin de soumission, d’abaissement, d’humiliation. Il passe un vent tiède et humide, qui distend toute rigidité, amollit ce qui tenait ferme. On est presque tenté de se frapper la poitrine pour l’audace que l’on a eue en bonne santé ; les ressorts s’affaiblissent ; les instincts généreux et forts tombent ; on éprouve je ne sais quelle molle velléité de se convertir et de tomber à genoux. Si les calamités du Moyen Âge revenaient, les monastères se repeupleraient, les superstitions du Moyen Âge reviendraient. Les vieilles croyances n’ont plus d’autre ressource que l’ignorance et les calamités publiques 37. La foi sera toujours en raison inverse de la vigueur de l’esprit et de la culture intellectuelle. Elle est là derrière l’humanité attendant ses moments de défaillance, pour la recevoir dans ses bras et prétendre ensuite que c’est l’humanité qui s’est donnée à elle. Pour nous, nous ne plierons pas ; nous tiendrons ferme comme Ajax contre les dieux ; s’ils prétendent nous faire fléchir en nous frappant, ils se trompent. Honte aux timides qui ont peur ! Honte surtout aux lâches qui exploitent nos misères et attendent pour nous vaincre que le malheur nous ait déjà à moitié vaincus.

L’éternelle objection qui éloigne du rationalisme certaines âmes très distinguées qui, par suite même de leur délicatesse, sont possédées d’un plus vif besoin de croire, c’est la brièveté de son symbole, la contradiction de ses systèmes, l’apparence de négation qui lui donne les airs du scepticisme. Peu douées du côté de l’intelligence et de la critique, elles voudraient un système tout fait, réunissant une grande masse de suffrages, et qu’on pût accepter sans examen intrinsèque. Comment croire ces philosophes ? disent-elles, il n’y en a pas deux qui disent de la même manière 38. Scrupules de petits esprits, incapables de discussion rationnelle et désireux de pouvoir s’en tenir à des caractères extérieurs ; scrupules respectables pourtant, car ils sont honnêtes et supposent la foi à la vérité ! Répondre à ces belles et bonnes âmes que c’est bien dommage qu’il en soit ainsi, mais qu’après tout ce n’est pas la faute du rationalisme si l’homme peut affirmer peu de choses, qu’il vaut mieux affirmer peu avec certitude que d’affirmer ce que l’on ne sait pas légitimement, que, si le meilleur système intellectuel était celui qui affirme le plus, aucun ne serait préférable à la crédulité primitive admettant tout sans critique ; répondre ainsi à ces âmes faciles et expansives, c’est comme si on raisonnait avec un appétit surexcité pour lui prouver que le besoin qu’il ressent est désordonné. Il faut répondre une seule chose, et cette chose est la vérité, c’est que la brièveté du symbole de la science n’est qu’apparente, que ses contradictions ne sont qu’apparentes, que sa forme négative n’est qu’apparente. Les esprits rationnels le plus souvent ne se contredisent que par malentendu, parce qu’ils ne parlent pas des mêmes choses ou qu’ils ne les envisagent pas par le même côté. Il est certain que deux hommes qui auraient reçu exactement la même culture et fait les mêmes études verraient exactement de la même manière, bien qu’ils puissent sentir très différemment.

Sans doute la science ne formule pas ses résultats comme la théologie dogmatique ; elle ne compte pas ses propositions, elle n’arrête pas à un chiffre donné ses articles de foi. Ses vérités acquises ne sont pas de lourds théorèmes qui viennent poser à plein devant les esprits les plus grossiers. Ce sont de délicats aperçus, des vues fugitives et indéfinissables, des manières de cadrer sa pensée plutôt que des données positives, des façons d’envisager les choses, une culture de finesse et de délicatesse plutôt qu’un dogmatisme positif Mais au fond telle est la véritable forme des vérités morales : c’est les fausser que de leur appliquer ces moules inflexibles des sciences mathématiques, qui ne conviennent qu’à des vérités d’un autre ordre, acquises par d’autres procédés. Platon n’a pas de symbole, pas de propositions arrêtées, pas de principes fixes, dans le sens scolastique que nous attachons à ce mot ; c’est fausser sa pensée que de vouloir en extraire une théorie dogmatique. Et pourtant Platon représente un esprit ; Platon est une religion. Un esprit, voilà le mot essentiel. L’esprit est tout, le dogme positif est peu de chose, et c’est bien merveille s’il n’est contradictoire ; que dis-je ? Il sera nécessairement étroit, s’il ne semble contradictoire. Un esprit ne s’exprime pas par une théorie analytique, où chaque point de la science est successivement élucidé. Ce n’est ni par Oui, ni par Non, qu’il résout les problèmes délicats qu’il se pose. Un esprit s’exprime tout entier à la fois ; il est dans vingt pages comme dans tout un livre ; dans un livre comme dans une collection d’oeuvres complètes. Il n’y a pas un dialogue de Platon qui ne soit une philosophie, une variation sur un thème toujours identique. Qui dit voltairien exprime une nuance aussi tranchée et aussi facile à saisir que cartésien ; et pourtant Descartes a un système, et Voltaire n’en a pas. Descartes peut se réduire en propositions, Voltaire ne le peut pas. Mais Voltaire a un esprit, une façon de prendre les choses, qui résulte de tout un ensemble d’habitudes intellectuelles. Parcourez son œuvre, et dites si cet homme n’a pas pris siège d’une manière bien fixe et bien arrêtée, pour dessiner à sa guise le grand paysage, s’il n’avait pas un système de vie, une façon à lui de voir les choses.

Quand donc cesserons-nous d’être de lourds scolastiques et d’exiger sur Dieu, sur l’âme, sur la morale, des petits bouts de phrases à la façon de la géométrie ? Je suppose ces phrases aussi exactes que possible, elles seraient fausses, radicalement fausses, par leur absurde tentative de définir, de limiter l’infini. Ah ! lisez-moi un dialogue de Platon, une méditation de Lamartine, une page de Herder, une scène de Faust. Voilà une philosophie, c’est-à-dire une façon de prendre la vie et les choses. Quant aux propositions particulières, chacun les arrange à sa guise, et c’est le moins essentiel. Cela démonte fort les petits esprits, qui n’aiment que des formules de deux ou trois lignes, afin de les apprendre par cœur. Puis, quand ils voient que chaque philosophe a les siennes, que tout cela ne coïncide pas, ils entrent dans une grande affliction d’esprit, et dans de merveilleuses impatiences : « C’est la tour de Babel, disent-ils ; chacun y parle sa langue ; adressons-nous à des gens qui aient des propositions mieux dressées et un symbole fait une fois pour toutes. »

Quand je veux initier de jeunes esprits à la philosophie, je commence par n’importe quel sujet, je parle dans un certain sens et sur un certain ton, je m’occupe peu qu’ils retiennent les données positives que je leur expose, je ne cherche même pas à les prouver ; mais j’insinue un esprit, une manière, un tour ; puis, quand je leur ai inoculé ce sens nouveau, je les laisse chercher à leur guise et se bâtir leur temple suivant leur propre style. Là commence l’originalité individuelle, qu’il faut souverainement respecter. Les résultats positifs ne s’enseignent pas, ne s’imposent pas ; ils n’ont aucune valeur s’ils sont transmis et acceptés de mémoire. Il faut y avoir été conduit, il faut les avoir découverts ou devinés d’avance sur les lèvres de celui qui les expose. Les propositions positives sont l’affaire de chacun ; l’esprit seul est transmissible. Je le dis en toute franchise. Je n’ai pas et je ne crois pas que la science puisse donner un ensemble de propositions délimitées et arrêtées, constituant une religion naturelle. Mais il y a une position intellectuelle, susceptible d’être exprimée en un livre, non en une phrase, qui est à elle seule une religion ; il y a une façon religieuse de prendre les choses, et cette façon est la mienne. Ceux qui une fois dans leur vie ont respiré l’air de l’autre monde et goûté le nectar idéal, ceux-là me comprendront 39.

On ne tardera point, ce me semble, à reconnaître que la trop grande précision dans les choses morales est aussi peu philosophique qu’elle est peu poétique. Tous les systèmes sont attaquables par leur précision même 40. Combien, par exemple, ces admirables oraisons funèbres, où Bossuet a commenté la mort dans un si magnifique langage, sont loin de ce que réclamerait notre manière actuelle de sentir, à cause du cadre délimité et précis où la théologie avait réduit les idées de l’autre vie. Aujourd’hui nous ne concevrions plus de grande éloquence sur une tombe sans un doute, un voile tiré sur ce qui est au-delà, une espérance, mais laissée dans ses nuages, doctrine moins éloquente peut-être, mais certainement plus poétique et plus philosophique qu’un dogmatisme trop défini, donnant, si j’ose le dire, la carte de l’autre vie. Le sauvage de l’Océanie prend son île pour le monde. Plus téméraires encore sont ceux qui prétendent enserrer de lignes l’infini. Voilà pourquoi de toutes les études la plus abrutissante, la plus destructive de toute poésie et de toute intelligence, c’est la théologie.

Un système, c’est une épopée sur les choses. Il serait aussi absurde qu’un système renfermât le dernier mot de la réalité qu’il le serait qu’une épopée épuisât le cercle entier de la beauté. Une épopée est d’autant plus parfaite qu’elle correspond mieux à toute l’humanité, et pourtant, après la plus parfaite épopée, le thème est encore nouveau et peut prêter à d’infinies variations, selon le caractère individuel du poète, son siècle ou la nation à laquelle il appartient. Comment sentir la nature, comment aspirer en liberté le parfum des choses, si on ne les voit que dans les formes étroites et moulées d’un système ? Je sentis cela un jour divinement en entrant dans un petit bois. Une main m’en repoussa, parce que je me figurais en ce moment la nature sous je ne sais quel aspect de physique, et je ne me réconciliai qu’en me disant bien que tout cela n’était qu’un trait saisi dans l’infini, une vapeur sur un ciel pur, une strie sur un vaste rideau. Il faut renoncer à l’étroit concept de la scolastique, prenant l’esprit humain comme une machine parfaitement exacte et adéquate à l’absolu. Des vues, des aperçus, des jours, des ouvertures, des sensations, des couleurs, des physionomies, des aspects, voilà les formes sous lesquelles l’esprit perçoit les choses 41. La géométrie seule se formule en axiomes et en théorèmes. Ailleurs le vague est le vrai.

Telle est l’activité de l’intelligence humaine que c’est la forcer à délirer que de la renfermer dans un cercle trop étroit. La liberté de penser est imprescriptible : si vous barrez à l’homme les vastes horizons, il s’en vengera par la subtilité : si vous lui imposez un texte, il y échappera par le contresens. Le contresens, aux époques d’autorité, est la revanche que prend l’esprit humain sur la chaîne qu’on lui impose ; c’est la protestation contre le texte. Ce texte est infaillible ; à la bonne heure. Mais il est diversement interprétable, et là recommence la diversité, simulacre de liberté dont on se contente à défaut d’autre. Sous le régime d’Aristote, comme sous celui de la Bible, on a pu penser presque aussi librement que de nos jours, mais à la condition de prouver que telle pensée était réellement dans Aristote ou dans la Bible, ce qui ne faisait jamais grande difficulté. Le Talmud, la Massore, la Cabale sont les produits étranges de ce que peut l’esprit humain enchaîné sur un texte. On en compte les lettres, les mots, les syllabes, on s’attache aux sons matériels bien plus qu’au sens, on multiplie à l’infini les subtilités exégétiques, les modes d’interprétation, comme l’affamé, qui, après avoir mangé son pain, en recueille les miettes. Tous les commentaires des livres sacrés se ressemblent, depuis ceux de Manou jusqu’à ceux de la Bible, jusqu’à ceux du Coran. Tous sont la protestation de l’esprit humain contre la lettre asservissante, un effort malheureux pour féconder un champ infécond. Quand l’esprit ne trouve pas un objet proportionné à son activité, il s’en crée un par mille tours de force.

Ce que l’esprit humain fait devant un texte imposé, il le fait devant un dogme arrêté. Pourquoi s’est-on si horriblement ennuyé au XVIIe siècle ? Pourquoi Mme de Maintenon mourait-elle d’ennui à Versailles ? Hélas ! c’est qu’il n’y avait pas d’horizon. Un prisonnier enchaîné en face d’un mur, après en avoir compté les pierres, que lui restera-t-il à faire ? C’est par la même raison que ce siècle d’orthodoxie et de règle fut le siècle de l’équivoque. C’est la règle étroite qui fait naître l’équivoque. Pourquoi le droit est-il la science de l’équivoque ? C’est qu’on y est limité de toutes parts par des formules. Pourquoi a-t-on tant équivoqué au Moyen Âge ? C’est qu’Aristote était là. Pourquoi la théologie est-elle d’un bout à l’autre une longue subtilité ? C’est que l’autorité y est toujours présente : on la coudoie sans cesse, on sent à chaque instant sa gênante pression. C’est une lutte perpétuelle de la liberté et du texte divin. Le jet d’eau laissé libre s’élève en ligne droite ; gêné, comprimé, il biaise, il gauchit. De même l’esprit laissé libre s’exerce normalement ; comprimé, il subtilise.

Je suis persuadé que, si les esprits cultivés par la science rationnelle s’interrogeaient eux-mêmes, ils trouveraient que, sans formuler aucune proposition susceptible d’être mise en une phrase, ils ont des vues suffisamment arrêtées sur les choses vitales, et que ces vues, diversement exprimées pour chacun, reviennent à peu près au même. Seulement elles ne sont pas fixées dans des formes dures et déterminées une fois pour toutes. De là la couleur individuelle de toutes les philosophies, et surtout des philosophies allemandes. Chaque système est la façon dont un esprit éminent a vu le monde, façon toujours profondément empreinte de l’individualité du penseur. Je ne doute pas que chacun de ces systèmes ne fût très vrai dans la tête de l’auteur ; mais par leur individualité même ils sont incommunicables et surtout indémontrables 42. Ce sont de pures hypothèses explicatives, comme celles de la physique, lesquelles n’empêchent pas qu’il n’y ait lieu ultérieurement d’en essayer d’autre. Il ne faut pas dire absolument qu’il en est ainsi, car nous ne pouvons avoir de conception adéquate aux causes primordiales, mais que les choses se passent comme s’il en était ainsi 43. Il est impossible que deux esprits bien faits envisageant le même objet en jugent différemment. Si l’un dit oui, l’autre non, c’est qu’évidemment ils ne parlent pas de la même chose ou qu’ils n’attachent pas le même sens aux mots 44. C’est ce que Hegel entendait dire, quand il avance que chaque penseur est libre de créer le monde à sa manière.

Il n’est donc pas étonnant que l’orthodoxe puisse serrer ses croyances plus que le philosophe. L’orthodoxie met, si j’ose le dire, toute sa provision vitale dans un tube dur et résistant, qui est un fait extérieur et palpable, la révélation, sorte de carapace qui la protège, mais la rend lourde et sans grâce. La foi du philosophe au contraire est toujours à nu, dans sa simple beauté. Jugez combien elle prête à la brutalité. Mais un jour viendra où le stylet de la critique pénétrera à son tour les défauts de la carapace du croyant et atteindra la chair vive.

La vérité n’est aux yeux du penseur qu’une forme plus ou moins avancée, mais toujours incomplète ou du moins susceptible du perfectionnement. L’orthodoxie, au contraire, pétrifiée, stéréotypée dans ses formes, ne peut jamais se départir de son passé. Comme sa prétention est d’être faite du premier coup et tout d’une pièce, elle se met par là en dehors du progrès ; elle devient raide, cassante, inflexible, et, tandis que la philosophie est toujours contemporaine à l’humanité, la théologie à un certain jour devient arriérée. Car elle est immuable et l’humanité marche. Ce n’est pas que de force la théologie aussi n’ait marché comme tout le reste. Mais elle le nie, elle ment à l’histoire, elle fausse toute critique pour prouver que son état actuel est son état primitif, et elle y est obligée pour rester dans les conditions de son existence. Le philosophe, au contraire, ne conçoit en aucune circonstance ni la rétractation absolue ni l’immobilité prédécidée. Il veut que l’on se prête aux modifications successives amenées par le temps, sans jamais rompre catégoriquement avec son passé, mais sans en être l’esclave ; il veut que, sans le renier, on sache l’expliquer au sens nouveau, et montrer la part de vérité mal définie qu’il contenait. Qu’un philosophe se dépasse lui-même et use plusieurs systèmes (c’est-à-dire plusieurs expressions inégalement parfaites de la vérité), cela n’a rien de contradictoire, cela lui fait honneur.

Le problème de la philosophie est toujours nouveau ; il n’arrivera jamais à une formule définitive, et le jour où l’on s’en tiendrait aux assertions du passé, en les acceptant comme vérité absolue et irréformable, ce jour serait le dernier de la philosophie. L’orthodoxe n’est jamais plus agaçant que quand, se targuant de son immobilité, il reproche au penseur ses fluctuations et à la philosophie ses perpétuelles modifications 45. Ce sont ces modifications qui prouvent justement que la philosophie est le vrai ; par là, elle est en harmonie avec la nature humaine toujours en travail et heureusement condamnée à faire toutes ses conquêtes à la sueur de son front. Cela seul ne varie pas qui n’est pas progressif. Rien de plus immuable que la nullité, qui n’a jamais vécu de la vie de l’intelligence, ou l’esprit lourd, qui n’a jamais vu qu’une face des choses. Le moyen de ne pas varier, c’est de ne pas penser. Si l’orthodoxie est immuable, c’est qu’elle se pose en dehors de la nature humaine et de la raison.

Et ne dites pas que c’est là le scepticisme ; c’est la critique, c’est-à-dire la discussion ultérieure et transcendante de ce qui avait d’abord été admis sans un examen suffisant, pour en tirer une vérité plus pure et plus avancée. Il est temps que l’on s’accoutume à appeler sceptiques tous ceux qui ne croient point encore à la religion de l’esprit moderne et qui, s’attardant autour de systèmes usés, nient avec une haine aveugle les dogmes acquis du siècle vivant. Nous acceptons l’héritage des trois grands mouvements modernes, le protestantisme, la philosophie, la révolution, sans avoir la moindre envie de nous convertir aux symboles du XVIe siècle, ou de nous faire voltairiens, ou de recommencer 1793 et 1848. Nous n’avons nul besoin de recommencer ce que nos pères ont fait. Libéralisme résume leur œuvre ; nous saurons la continuer.

En logique, en morale, en politique, l’homme aspire à tenir quelque chose d’absolu. Ceux qui font reposer la connaissance humaine et le devoir et le gouvernement sur la nature humaine ont l’air de se priver d’un tel fondement ; car le libre examen, c’est la dissidence, c’est la variété de vues. Il semble donc plus commode de chercher et à la connaissance et à la morale et à la politique une base extérieure à l’homme, une révélation, un droit divin. Mais le malheur est qu’il n’y a rien de tel, qu’une pareille révélation aurait besoin d’être prouvée, qu’elle ne l’est pas, et que, quand elle le serait, elle ne le serait que par la raison, que, par conséquent, la diversité renaîtrait sur l’appréciation de ces preuves. Mieux vaut donc rester dans le champ de la nature humaine, ne chercher l’absolu que dans la science et renoncer à ces timides palliatifs qui ne font que faire illusion et reculer la difficulté.

Il n’y a de nos jours que deux systèmes en face : les uns, désespérant de la raison, la croyant condamnée à se contredire éternellement, embrassent avec fureur une autorité extérieure et deviennent croyants par scepticisme (système jésuitique : l’autorité, le directeur, le pape, substitués à la raison, à Dieu). Les autres, par une vue plus profonde de la marche de l’esprit humain, au-dessous des contradictions apparentes, voient le progrès et l’unité. Mais, notez-le, ceci est essentiel : à moins de croire par instinct, comme les simples, on ne peut plus croire que par scepticisme : désespérer de la philosophie est devenu la première base de la théologie. J’aime et j’admire le grand scepticisme désespérant, dont l’expression a enrichi la littérature moderne de tant d’œuvres admirables. Mais je ne trouve que le rire et le dégoût pour cette mesquine ironie de la nature humaine, qui n’aboutit qu’à la superstition et prétend guérir Byron, en lui prêchant le pape.

On parle beaucoup de l’accord de la raison et de la foi, de la science et de la révélation, et quelques pédants, qui veulent se donner une façon d’intérêt et de poser en esprits impartiaux et supérieurs, en ont fait un thème d’ambiguïtés et de frivoles non-sens. Il faut s’entendre. Si la révélation est réellement ce qu’elle prétend être, la parole de Dieu, il est trop clair qu’elle est maîtresse, qu’elle n’a pas à pactiser avec la science, que celle-ci n’a qu’à plier bagage devant cette autorité infaillible et que son rôle se réduit à celui de serva et pedissequa, à commenter ou expliquer la parole révélée. Dès lors aussi les dépositaires de cette parole révélée seront supérieurs en droit aux investigateurs de la science humaine, ou plutôt ils seront la seule puissance devant laquelle les autres disparaissent, comme l’humain devant le divin. Sans doute la vérité ne pouvant être contraire à elle-même, on reconnaîtra volontiers que la bonne science ne saurait contredire la révélation. Mais comme celle-ci est infaillible et plus claire, si la science semble la contredire, on en conclura qu’elle n’est pas la bonne science et on imposera silence à ses objections  Que si, au contraire, le fait de la révélation n’est pas réel, ou, du moins, s’il n’a rien de surnaturel, les religions ne sont plus que des créations tout humaines ; et tout se réduit alors à trouver la raison des diverses fictions de l’esprit humain. L’homme dans cette hypothèse a tout fait par ses facultés naturelles : ici spontanément et obscurément ; là scientifiquement et avec réflexion ; mais enfin l’homme a tout fait : il se retrouve partout en face de sa propre autorité et de son propre ouvrage. Les théologiens ont raison quand ils disent qu’il faut avant tout discuter le fait : cette doctrine est-elle la parole de Dieu ? Et qu’on réponde oui ou non, le problème prétendu de l’accord de la foi et de la raison, supposant deux puissances égales qu’il s’agit de concilier, n’a pas de sens ; car, dans le premier cas, la raison disparaît devant la foi, comme le fini devant l’infini, et les orthodoxes les plus sévères ont raison ; dans le second, il n’y a plus que la raison, se manifestant diversement et néanmoins toujours identique à elle-même 46.

C’est vous qui êtes les sceptiques, et nous qui sommes les croyants. Nous croyons à l’œuvre des temps modernes, à sa sainteté, à son avenir, et vous la maudissez. Nous croyons à la raison, et vous l’insultez ; nous croyons à l’humanité, à ses divines destinées, à son impérissable avenir, et vous en riez ; nous croyons à la dignité de l’homme, à la bonté de sa nature, à la rectitude de son cœur, au droit qu’il a d’arriver au parfait, et vous secouez la tête sur ces consolantes vérités, et vous vous appesantissez complaisamment sur le mal, et les plus saintes aspirations au céleste idéal, vous les appelez œuvres de Satan, et vous parlez de rébellion, de péché, de châtiment, d’expiation, d’humiliation, de pénitence, de bourreau à celui à qui il ne faudrait parler que d’expansion et de déification. Nous croyons à tout ce qui est vrai ; nous aimons tout ce qui est beau 47 ; et vous, les yeux fermés sur les charmes infinis des choses, vous traversez ce beau monde sans avoir pour lui un sourire. Le monde est-il donc un cimetière, la vie une cérémonie funèbre ? Au lieu de la réalité, vous aimez une abstraction. Qui est-ce qui nie, de vous ou de nous ? Et celui qui nie n’est-il pas le sceptique ?

Notre rationalisme n’est donc pas cette morgue analytique, sèche, négative, incapable de comprendre les choses du cœur et de l’imagination, qu’inaugura le XVIIIe siècle ; ce n’est pas l’emploi exclusif de ce que l’on a appelé « l’acide du raisonnement » ; ce n’est pas la philosophie positive de M. Auguste Comte, ni la critique irréligieuse de M. Proudhon. C’est la reconnaissance de la nature humaine, consacrée dans toutes ses parties, c’est l’usage simultané et harmonique de toutes les facultés, c’est l’exclusion de toute exclusion. M. de Lamartine est, à nos yeux, un rationaliste, et pourtant, dans un sens plus restreint, il récuserait sans doute ce titre, puisqu’il nous apprend lui-même qu’il arrive à ses résultats non par combinaison ni raisonnement, mais par instinct et intuition immédiate. La critique n’a guère été conçue jusqu’ici que comme une épreuve dissolvante, une analyse détruisant la vie ; d’un point de vue plus avancé on comprendra que la haute critique n’est possible qu’à la condition du jeu complet de la nature humaine et que, réciproquement, le haut amour et la grande admiration ne sont possibles qu’à la condition de la critique. Les prétendues natures poétiques, qui auront cru atteindre au sens vrai des choses sans la science, apparaîtront alors comme chimériques ; et les austères savants, qui auront fait fi des dons plus délicats, soit par vertu scientifique, soit par mépris forcé de ce qu’ils n’avaient pas, rappelleront l’ingénieux mythe des filles de Minée, changées en chauves-souris pour n’avoir été que raisonneuses devant des symboles auxquels il eût fallu appliquer des procédés plus indulgents.

L’histoire semble élever contre la science, la critique, le rationalisme, la civilisation, termes synonymes, une objection qu’il importe de résoudre. Elle semble, en effet, nous montrer le peuple le plus lettré succombant toujours sous le peuple le plus barbare : Athènes sous la Macédoine, la Grèce sous les Romains, les Romains sous les barbares, les Chinois sous les Mandchous. La réflexion use vite. Nos familles bourgeoises, qui ne se possèdent que depuis une ou deux générations, sont déjà fatiguées. Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis 89 les a plus épuisées que les innombrables générations de la nuit primitive. Trop savoir affaiblit en apparence l’humanité ; un peuple de philologues, de penseurs et de critiques serait bien faible pour défendre sa propre civilisation. L’Allemagne, au commencement de ce siècle, a honteusement plié devant la France, et combien pourtant l’Allemagne de Gœthe et de Kant était supérieure pour la pensée à la France de Napoléon. La barbarie, n’ayant pas la conscience d’elle-même, est obéissante et passive : l’individu, ne se possédant pas lui-même, se perd dans la masse et obéit au commandement comme à la fatalité. L’obéissance passive n’est impossible qu’à la condition de la stupidité. L’homme réfléchi, au contraire, calcule trop bien son intérêt et se demande avec le positif qu’il porte en toute chose si c’est bien réellement son intérêt de se faire tuer. Il tient d’ailleurs plus profondément à la vie, et la raison en est simple. Son individualité est bien plus forte que celle du barbare ; l’homme civilisé dit Moi avec une énergie sans pareille ; chez le barbare, au contraire, la vie s’élève à peine au-dessus de cette sensation lourde qui constitue la vie de l’animal. Il ne résiste pas, car il existe à peine. De là ce mépris de la vie humaine (de la sienne comme de celle des autres) qui fait tout le secret de l’héroïsme du barbare. L’homme cultivé, dont la vie a un prix réel, en fait trop d’estime pour la jouer au hasard 48. La force brutale lui semble une telle extravagance qu’il se révolte contre d’aussi absurdes moyens et ne peut se résoudre à se mesurer avec des armes qu’un sauvage manie mieux que lui. Dans ces luttes grossières, la conscience la plus obscure est la meilleure ; la personnalité, la réflexion sont des causes d’infériorité. Aussi la liberté de penser a-t-elle été jusqu’ici peu favorable aux entreprises qui exigent que des masses d’individus renoncent à leur individualité pour s’atteler au joug d’une grande pensée et la traîner majestueusement par le monde. Qu’eût fait Napoléon avec des raisonneurs ?

C’est là une contradiction réelle, qui, comme d’autres, ne peut se lever qu’en reconnaissant que l’humanité est bien loin de son état normal. Tandis qu’une portion de l’humanité mènera encore la vie brutale, les malentendus et les passions pourront exploiter l’humanité barbare contre l’humanité civilisée et lâcher ces bêtes féroces sur les hommes raisonnables. Les critiques ont raison ; qu’ils soient ou non les plus forts, cela ne les empêche pas d’avoir raison, et, s’ils succombent, cela prouve simplement que l’état actuel de l’humanité est loin d’être celui où la justice et la raison seront les seules forces réelles comme elles sont les seules légitimes.

Observez bien, je vous prie, que ce n’est pas ici une vaine question, un rêve discuté à loisir. C’est la question même de l’humanité et de la légitimité de sa nature. Si l’humanité est ainsi faite qu’il y ait pour elle des illusions nécessaires, que trop de raffinement amène la dissolution et la faiblesse, que trop bien savoir la réalité des choses lui devienne nuisible, s’il lui faut des superstitions et des vues incomplètes, si le légitime et nécessaire développement de son être est sa propre dégradation, l’humanité est mal faite, elle est fondée sur le faux, elle ne tend qu’à sa propre destruction, puisque ceux qui ont vaincu grâce à leurs illusions sont ensuite entraînés forcément à se désillu-sionner par la civilisation et le rationalisme. Notre symbole est de la sorte détruit ; car notre symbole, c’est la légitimité du progrès. Or, dans cette hypothèse, l’humanité serait engagée dans une impasse, sa ligne ne serait pas la ligne droite, marchant toujours à l’infini, puisqu’en poussant toujours devant elle elle se trouverait avoir reculé. La loi qu’on devrait poser à la nature humaine ne serait plus alors de porter à l’absolu toutes ses puissances ; la civilisation aurait son maximum, atteint par un balancement de contraires, et la sagesse serait de l’y retenir. Il s’agit de savoir, en un mot, si la loi de l’humanité est une expression telle qu’en augmentant toutes les variables on augmente la valeur totale, ou si elle doit être assimilée à ces expressions qui atteignent un maximum, au-delà duquel une augmentation apportée aux éléments divers fait décroître la valeur totale.

Heureux ceux qui auront dans une expérience définitive une réponse expérimentale à opposer à ces terribles appréhensions ! Peut-être nos affirmations à cet égard ont-elles un peu du mérite de la foi, qui croit sans avoir vu, et, à vrai dire, quand on envisage les faits isolés, l’optimisme semble une générosité faite à Dieu en toute gratuité. Pour moi, je verrais l’humanité crouler sur ses fondements, je verrais les hommes s’égorger dans une nuit fatale, que je proclamerais encore que la nature humaine est droite et faite pour le parfait, que les malentendus se lèveront et qu’un jour viendra le règne de la raison et du parfait. Alors on se souviendra de nous, et l’on dira : « Oh ! qu’ils durent souffrir ! »

Il faut se garder d’assimiler notre civilisation et notre rationalisme à la culture factice de l’antiquité et surtout de la Grèce dégénérée. Notre XVIIIe siècle est certes une époque de dépression morale, et pourtant il se termine par la plus grande éruption de dévouement, d’abnégation de la vie que présente l’histoire. Étaient-ce de tremblants rhéteurs que ces philosophes, ces Girondins, qui portaient si fièrement leur tête à l’échafaud ? Étaient-ce de superstitieuses illu-sions qui raidissaient ces nobles âmes ? Il y a, je le sais, une génération d’égoïstes, qui a grandi à l’ombre d’une longue paix, génération sceptique, née sous les influences de Mercure, sans croyance ni amour, laquelle, au premier coup d’œil, a l’air de mener le monde. Oh ! si cela était, il ne faudrait pas désespérer de l’humanité sans doute, car l’humanité ne meurt pas ; il faudrait désespérer de la France. Mais quoi ? Sont-ce ces hommes qu’on peut de bonne foi opposer comme une objection à la science et à la philosophie ? Est-ce de trop savoir qui les a amollis ? Est-ce de trop penser qui a détruit en eux le sentiment de la patrie et de l’honneur ? Est-ce de trop vivre dans le monde de l’esprit qui les a rendus inhabiles aux grandes choses ? Eux, fermés à toute idée ; eux, n’ayant pour science que celle d’un monde factice ; eux, n’ayant pour philosophie que la frivolité ! Au nom du ciel, ne nous parlez pas de ces hommes, quand il s’agit de civilisation et de philosophie ! Lors même qu’il serait prouvé que le ton de la société qui devenait de plus en plus dominant sous Louis-Philippe allait à couper le nerf des grandes choses, certes rien ne serait prouvé contre la société qu’amèneront la raison et la nature humaine développée dans sa franche vérité. Lors même qu’il serait prouvé que le monde officiel est définitivement impuissant, qu’il ne peut rien créer d’original et de fort, il ne faudrait pas désespérer de l’humanité ; car l’humanité a des sources inconnues, où elle va sans cesse puiser la jeunesse. Est-ce trop de rationalisme qui a perdu cette malheureuse Italie, qui nous offre en ce moment le lamentable spectacle d’un membre de l’humanité atteint de paralysie ? Est-ce trop de critique qui a desséché les vaisseaux qui lui portaient la vie ? N’était-elle pas plus belle et plus forte au XVe et dans la première moitié du XVIe siècle, alors qu’elle devançait l’Europe dans les voies de la civilisation et ouvrait ses ailes au plus hardi rationalisme ? Sont-ce les croyances religieuses qui lui ont maintenu sa vigueur ? L’Italie païenne de Jules II et de Léon X ne valait-elle pas cette Italie exclusivement catholique de Pie V et du Concile de Trente ? Renverser le Capitole ou le temple de Jupiter Stateur eût été renverser Rome. Il faut qu’il n’en soit plus ainsi chez les nations modernes, puisque le repos dans les cultes religieux suffit pour énerver une nation 49. Il y a quelques mois, les Romains fondaient leurs cloches pour en faire de gros sous. Certes, si la religion des modernes était, comme celle des anciens, la moelle épinière de la nation elle-même, c’eût été là une grosse absurdité. C’est comme si l’on croyait enrichir la France en convertissant la Colonne en monnaie. Mais que faire quand les dieux s’en sont allés ? Symmaque demandant le rétablissement de l’autel de la Victoire faisait tout simplement acte de rhéteur.

L’antiquité n’ayant jamais compris le grand objet de la culture lettrée et l’ayant toujours envisagée comme un exercice pour apprendre à bien dire, il n’est pas étonnant que les âmes fortes de ce temps se soient montrées sévères pour la petite manière des rhéteurs et l’éducation factice et sophistique qu’ils donnaient à la jeunesse. Les hommes sérieux concevaient comme idéal de la vertu des caractères grossiers et incultes, et comme idéal de la société un développement tourné exclusivement vers le dévouement à la patrie et le bien faire (Sparte, l’ancienne Rome, etc.). Or, comme on remarquait que la culture lettrée était subversive d’un tel état, on déclamait contre cette culture, qui rendait, disait-on, plus facile à vaincre. De là ces lieux communs, supériorité du bien faire sur le bien dire, de la vertu grossière sur la civilisation raffinée, mépris du Graeculus, chargé de grammaire, etc. De nos jours, ce sont là des non-sens. À notre point de vue, en effet, Sparte et l’ancienne Rome représentent un des états les plus imparfaits de l’humanité, puisqu’un des éléments essentiels de notre nature, la pensée, la perfection intellectuelle, y était complètement négligé. Sans doute la simple culture patriotique et vraie est supérieure à cette culture artificielle des derniers temps de l’Empire, et si quelque chose pouvait inspirer des craintes sur l’avenir de la civilisation moderne, ce serait de voir combien l’éducation prétendue humaniste qu’on donne à notre jeunesse ressemble à celle de cette triste époque. Mais rien n’est supérieur à la science et à la grande civilisation purement humaine, et il n’y a qu’un esprit superficiel qui puisse comparer cette grande forme de la vie complète à ces siècles factices où l’on ne pouvait avoir un noble sentiment qu’avec une réminiscence de rhétorique, où l’on faisait venir un philosophe pour s’entendre lire une Consolation quand on avait perdu un être cher et où l’on tirait de sa poche en mourant un discours préparé pour la circonstance.

Ainsi, lors même que la civilisation devrait sombrer encore une fois devant la barbarie, ce ne serait pas une objection contre elle. Elle aurait raison au-delà. Elle vaincrait encore une fois ses vainqueurs, et toujours de même, jusqu’au jour où elle n’aurait plus personne à vaincre et où, seule maîtresse, elle régnerait de plein droit. Qu’importe par qui s’opère le travail de la civilisation et le bien de l’humanité ? Aux yeux de Dieu et de l’avenir, Russes et Français ne sont que des hommes. Nous n’en appelons au principe des nationalités que quand la nation opprimée est supérieure selon l’esprit à celle qui l’opprime. Les partisans absolus de la nationalité ne peuvent être que des esprits étroits. La perfection humanitaire est le but. À ce point de vue, la civilisation triomphe toujours ; or il serait par trop étrange qu’un poids invincible entraînât en ce sens l’espèce humaine, si ce n’était qu’une dégénération.

Il n’y a pas de décadence au point de vue de l’humanité. Décadence est un mot qu’il faut définitivement bannir de la philosophie de l’histoire. Où commence la décadence de Rome ? Les esprits étroits, préoccupés de la conservation des mœurs anciennes, diront que c’est après les guerres puniques, c’est-à-dire précisément au moment où, les préliminaires étant posés, Rome commence sa mission et dépouille les mœurs de son enfance devenues impossibles. Ceux qui sont préoccupés de l’idée de la république place-ront la ligne fatale à la bataille d’Actium ; pauvres gens qui se seraient suicidés avec Brutus, ils croient voir la mort dans la crise de l’âge mûr. Cette décadence peut-elle être mieux placée au IVe siècle, alors que l’œuvre de l’assimilation romaine est dans toute sa force, ou au Ve, alors que Rome impose sa civilisation aux barbares qui l’envahissent ? Et la Grèce ?… Des temps homériques à Héraclius, où est sa décadence ? Est-ce à l’époque de Philippe, alors qu’elle est à la veille de faire par Alexandre sa brillante apparition dans l’œuvre humanitaire ? Est-ce sous la domination romaine, alors qu’elle est le berceau du christianisme ? Tant il est vrai que le mot de décadence n’a de sens qu’au point de vue étroit de la politique et des nationalités, non au grand et large point de vue de l’œuvre humanitaire. Quand des races s’atrophient, l’humanité a des réserves de forces vives pour suppléer à ces défaillances. Que si l’on pouvait craindre que l’humanité, ayant épuisé ses réserves, n’éprouvât un jour le sort de chaque nation en particulier et ne fût condamnée à la décadence, je répondrai qu’avant cette époque l’humanité sera sans doute devenue plus forte que toutes les causes destructives. Dans l’état actuel, une extrême critique est une cause d’affaiblissement physique et moral ; dans l’état normal, la science sera mère de la force. La science n’étant guère apparue jusqu’ici que sous la forme critique, on ne conçoit pas qu’elle puisse devenir un mobile puissant d’action. Cela sera pourtant, du moment où elle aura créé dans le monde moral une conviction égale à celle que produisait jadis la foi religieuse. Tous les arguments tirés du passé pour prouver l’impuissance de la philosophie ne prouvent rien pour l’avenir ; car le passé n’a été qu’une introduction nécessaire à la grande ère de la raison. La réflexion ne s’est point encore montrée créatrice. Attendez ! Attendez !…

Plusieurs en lisant ce livre s’étonneront peut-être de mes fréquents appels à l’avenir. C’est qu’en effet je suis persuadé que la plupart des arguments que l’on allègue pour faire l’apologie de la science et de la civi-lisation modernes, envisagées en elles-mêmes, et sans tenir compte de l’état ultérieur qu’elles auront contribué à amener, sont très fautifs et prêtent le flanc aux attaques des écoles rétrogrades. Il n’y a qu’un moyen de comprendre et de justifier l’esprit moderne : c’est de l’envisager comme un degré nécessaire vers le parfait ; c’est-à-dire vers l’avenir. Et cet appel n’est pas l’acte d’une foi aveugle, qui se rejette vers l’inconnu. C’est le légitime résultat qui sort de toute l’histoire de l’esprit humain. « L’espérance, dit George Sand, c’est la foi de ce siècle. »

À côté d’un dogmatisme théologique qui rend la science inutile et lui enlève sa dignité, il faut placer un autre dogmatisme encore plus étroit et plus absolu, celui d’un bon sens superficiel, qui n’est au fond que suffisance et nullité, et qui, ne voyant pas la difficulté des problèmes, trouve étrange qu’on en cherche la solution en dehors des routes battues. Il est trop clair que le bon sens dont il est ici question n’est pas celui qui résulte des facultés humaines agissant dans toute leur rectitude sur un sujet suffisamment connu. Celui que j’attaque est ce quelque chose d’assez équivoque dont les petits esprits s’arrogent la possession exclusive et qu’ils accordent si libéralement à ceux qui sont de leur avis, cette subtile puérilité qui sait donner à tout une apparence d’évidence. Or il est clair que le bon sens ainsi entendu ne peut suppléer la science dans la recherche de la vérité. Observez d’abord que les esprits superficiels, qui en appellent sans cesse au bon sens, désignent par ce nom la forme très particulière et très bornée de coutumes et d’habitudes où le hasard les a fait naître. Leur bon sens est la manière de voir de leur siècle ou de leur province. Celui qui a comparé savamment les faces diverses de l’humanité aurait seul le droit de faire cet appel à des opinions universelles. Est-ce le bon sens d’ailleurs qui me fournira ces connaissances de philosophie, d’histoire, de philologie, nécessaires pour la critique des plus importantes vérités ? Le bon sens a tous les droits quand il s’agit d’établir les bases de la morale et de la psycho-logie ; parce qu’il ne s’agit là que de constater ce qui est de la nature humaine, laquelle doit être cherchée dans son expression la plus générale, et par conséquent la plus vulgaire ; mais le bon sens n’est que lourd et maladroit, quand il veut résoudre seul les problèmes où il faut deviner plutôt que voir, saisir mille nuances presque imperceptibles, poursuivre des analogies secrètes et cachées. Le bon sens est partiel ; il n’envisage son opinion que par le dedans et n’en sort jamais pour la juger du dehors. Or presque toute opinion est vraie en elle-même, mais relative quant au point de vue où elle est conçue. Les esprits délicats et fins sont seuls faits pour le vrai dans les sciences morales et historiques, comme les esprits exacts en mathématiques. Les vérités de la critique ne sont point à la surface ; elles ont presque l’air de paradoxes, elles ne viennent pas poser à plein devant le bon esprit comme des théorèmes de géométrie : ce sont de fugitives lueurs qu’on entrevoit de côté et comme par le coin de l’œil, qu’on saisit d’une manière tout individuelle et qu’il est presque impossible de communiquer aux autres. Il ne reste d’autre ressource que d’amener les esprits au même point de vue, afin de leur faire voir les choses par la même face. Que vient faire dans ce monde de finesse et de ténuité infinie ce vulgaire bon sens avec ses lourdes allures, sa grosse voix et son rire satisfait ? Je n’y comprends rien est sa dernière et souveraine condamnation, et combien il est facile à la prononcer ! Le ton suffisant qu’il se permet vis-à-vis des résultats de la science et de la réflexion est une des plus sensibles agaceries que rencontre le penseur. Elle le fait sortir de ses gonds, et, s’il n’est très intimement philosophe, il ne peut s’empêcher de concevoir quelque sentiment d’humeur contre ceux qui abusent ainsi de leur privilège contre sa délicate et faible voix.

On n’est donc jamais recevable à en appeler de la science au bon sens, puisque la science n’est que le bon sens éclairé et s’exerçant en connaissance de cause. Le vrai est sans doute la voix de la nature humaine, mais de la nature convenablement développée et amenée par la culture à tout ce qu’elle peut être.