(1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIe entretien. Littérature latine. Horace (1re partie) » pp. 337-410
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(1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIe entretien. Littérature latine. Horace (1re partie) » pp. 337-410

XLVIIe entretien.
Littérature latine.
Horace (1re partie)

I

Amusons-nous un peu ; voici un homme de plaisir qui fait de son génie un amusement : c’est Horace.

Les peuples ont leurs saisons comme la terre ; le peuple romain, peu littéraire et peu poétique de sa nature, a eu une saison productive très courte, mais dans cette saison très courte ce peuple semble avoir concentré en quelques années la vie et les œuvres des trois plus beaux génies de la latinité, Cicéron, Horace et Virgile. Ces trois hommes se touchaient par le temps. Cicéron, dont nous venons de vous entretenir, avait vu naître Horace ; Horace avait vu naître et avait entendu chanter Virgile ; Virgile, Horace, Cicéron ne forment qu’un seul groupe qui semble se tenir par la main. Avant ces trois hommes de lettres incomparables il n’y a presque rien de digne d’attention dans la littérature latine, excepté Lucrèce ; après eux il n’y a plus rien ; aussi la décadence commence. Les échelons manquent dans cette littérature ; le siècle littéraire d’Auguste est un sommet entouré de vide.

Il est bien remarquable que cette saison productive du peuple romain en littérature se trouve précisément placée au moment de son histoire où la liberté tombe, où la tyrannie s’élève ; on dirait que la décadence politique coïncide exactement avec l’éclosion du génie littéraire. Ne serait-ce pas que l’esprit des Romains, exclusivement absorbé jusque-là par le rude exercice de la liberté, qui est un travail, par le jeu des factions populaires, par les guerres civiles, n’avait ni le loisir ni le goût des choses d’esprit, mais qu’au moment où des hommes comme César et Auguste font taire le sénat, les tribuns, la place publique, sous leur éclatante servitude, les esprits se détendent des affaires politiques et se précipitent avec une énergie impatiente de repos dans l’occupation et dans la gloire des lettres ?

Ce moment se rencontre précisément à la fin de César et au commencement du règne d’Auguste : plus tôt l’énergie de l’esprit romain était distraite par la lutte entre la république et l’usurpation ; plus tard il n’y avait plus d’énergie ; la servitude prolongée avait tout nivelé et tout énervé, dans les lettres comme dans la politique. Tacite seul devait être le dernier des Romains. Il fallait quatorze siècles pour que le génie latin, après avoir changé de lieu, de religion et de langue, se retrouvât à Rome, à Florence et à Ferrare, sous les Médicis, dans le Dante, dans Pétrarque, dans le Tasse, dans l’Arioste, ces quatre grands ressusciteurs de l’Italie.

II

J’ai dit tout à l’heure : Amusons-nous un peu avec le plus charmant poète de ce triumvirat d’hommes de lettres romains composé de Cicéron, d’Horace et de Virgile ; c’est qu’en effet la société d’Horace est une des sociétés d’esprit les plus aimables que l’on puisse rencontrer dans tous les siècles de l’antiquité ou des temps modernes. Il a vécu pour son plaisir, il a écrit pour son plaisir ; lisons-le pour notre plaisir ; c’est l’homme de l’agrément. Grâce aux patients travaux que les anciens, les modernes, et surtout un savant français de nos jours, Walckenaer, ont consacrés à l’interprétation de ses œuvres et à la confrontation de ses vers avec sa vie, Horace est pour nous un homme d’hier ou d’aujourd’hui. Nous le connaissons vers par vers et jour par jour comme s’il était des nôtres ; nous avons vécu dans sa familiarité, quant à moi, qui me suis assis vingt fois, son livre à la main, sur les décombres de sa petite métairie d’Ustica, dans sa vallée de la Digentia, toute semblable à la vallée de Saint-Point, quelquefois sous les oliviers trempés de l’écume de l’Anio, sur les voûtes recouvertes de gazon de son cellier de Tibur, il me semble qu’Horace a été un des amis de ma jeunesse, non pas précisément un de ces amis sérieux, chéris ou estimés, dont le souvenir fait monter la religion au cœur et les larmes aux yeux ; non, mais un de ces amis légers, insoucieux du lendemain, amoureux de toute ombre qui passe, convives de tout festin sous le lambris ou sous le feuillage, amis qu’on se repent d’aimer parce qu’on ne les estime pas jusqu’au cœur, mais qui peuvent se passer d’estime tant il y a d’attrait dans leur nature, de grâce dans leur faiblesse, et, si l’on osait le dire, tant il y a d’innocence dans leur corruption.

Cependant dirai-je ici toute ma pensée ? Les Français aiment trop Horace (je le comprends, car Horace est certainement l’esprit le plus français de toute l’antiquité). Il y a en lui beaucoup du Saint-Évremond douteur, beaucoup du La Fontaine licencieux, beaucoup du Montaigne cynique, beaucoup du Voltaire plus éger que la plume, beaucoup de la bulle de savon qui brille et qui flotte, qui se balance et qui se colore, qui éclate et qui s’évanouit sans laisser d’autre trace de son existence qu’une goutte d’eau parfumée qui vous tombe d’en haut sur le front.

Horace est plus Gaulois que Romain ; mais cette prédilection des Français pour Horace, comme pour l’ingénieux corrupteur de la morale et de l’âme qu’ils appellent le bon La Fontaine, m’a toujours fait une certaine peine au cœur. C’est une prédilection fondée sur une communauté de vices, sur le vice des vices, la légèreté qui se joue de tout. Chaque fois que j’ai rencontré un homme, comme on en rencontre beaucoup, dont La Fontaine est le catéchisme et dont Horace est le manuel, je me suis défié et éloigné de cet homme ; je me suis dit : Ou cet homme n’a pas assez de sérieux dans l’esprit pour comprendre que l’agrément n’est pas le fond de la vie, ou cet homme n’a pas assez d’aversion pour ce qui est moralement dépravé dans l’art des lettres. C’est vous dire assez que les amis d’Horace ou de La Fontaine ne sont pas mes amis. Horace et La Fontaine sont de charmants tableaux de cabinet par le dessin, la touche, la couleur, mais ce sont des tableaux licencieux en face desquels on ne doit conduire ni sa femme, ni sa sœur, ni son fils. On les regarde, on sourit, on rougit, et on passe.

Malgré la sévérité de ce jugement, vous allez voir que je rends une grande justice à Horace et à votre La Fontaine, bien que je place votre La Fontaine à une immense distance d’Horace : l’un est un homme, l’autre n’est qu’un enfant ; l’un est poète comme Pindare, Alcée et Anacréon ; l’autre ne l’est qu’un peu plus qu’Ésope. Ils ne se ressemblent que par leurs mauvais côtés, le côté immoral et le côté licencieux.

Mais, pour bien comprendre Horace, ce La Fontaine lyrique des Latins, il faut d’abord vous raconter sa vie dans les plus intimes détails, car les œuvres d’Horace et sa vie c’est une même chose. Il s’est écrit lui-même, ses vers sont lui ; voilà pourquoi, tout en le mésestimant quelquefois, on le relira toujours : qu’y a-t-il dans l’homme de plus intéressant que l’homme ? Les œuvres d’Horace, odes, épodes, épîtres, satires, amours, amitié, épanchements du cœur dans la solitude, ce sont les Confessions de J.-J. Rousseau en vers délicieux comme les murmures du vent doux de la vie à travers les fibres de l’âme. Écoutez donc cette vie.

III

Horace était né à Venusia, en Apulie, contrée de l’Italie que nous appelons aujourd’hui les Calabres. Sa petite ville natale, exposée à un tiède soleil d’Orient, était couchée sur une pente tachetée d’oliviers, de cyprès et de myrtes. La route de Naples et de Rome serpentait en bas à côté d’un torrent souvent à sec. Cette contrée avait été jadis la Grande Grèce, site de colonies grecques visitées et civilisées par Pythagore. Les habitants, plus doués d’imagination que les Romains, s’y ressouvenaient de leur origine. Le génie riche, léger et naturellement éloquent d’Horace, est en effet ce qu’il y a de plus attique dans les écrivains romains : l’eau pure de la source se reconnaît jusque dans l’égout. Ce pays avait été primitivement habité par les Samnites, conquis et annexé par les Romains. C’est une branche allongée des montagnes des Abruzzes, si riches en paysages. La source limpide de Blandusie, splendidior vitro , s’épanchait non loin de Venouse. Horace, qui y trempait ses pieds enfant, devait la chanter un jour comme une des plus riantes images de sa mémoire. L’ Aufide mugissant et perfide était un torrent qui écumait au fond de la vallée de Venouse ; Horace lui a donné la célébrité d’un fleuve : les grands hommes sont la bonne fortune des lieux où ils jouent dans leur berceau, les poètes surtout sont l’illustration de leur paysage.

IV

Le père d’Horace s’appelait Flaccus ; il avait ajouté à ce nom celui de Quintus Horatius. On présume que ce second nom d’Horatius était le nom de la famille romaine dont le Samnite Flaccus avait été autrefois l’esclave. À l’époque où naquit le poète son fils Horatius Flaccus était affranchi, c’est-à-dire libre et entré dans les rangs de la bourgeoisie romaine. Il y occupait même un emploi officiel et lucratif, équivalant à la fois à celui de percepteur des contributions, d’agent de change et de banquier, trois charges qui alors comme de nos jours donnent l’opulence. Ce père du jeune Horace était un homme qui ne vivait que pour son fils ; il lui servait de mère par sa tendresse et par sa vigilance. Horace ne parle pas de sa mère, morte sans doute pendant qu’il était en bas âge, esclave peut-être avant l’affranchissement de la famille ; mais il témoigne pour ce modèle des pères toute la tendresse et toute la reconnaissance qu’une mère laisse ordinairement dans la mémoire et dans le cœur de l’enfant.

La fortune avait suffisamment secondé les travaux du banquier percepteur des tributs de Venouse ; il aspirait plus à illustrer son fils qu’à l’enrichir ; il se contentait de son aisance appelée par les Romains la médiocrité dorée. Puisqu’il avait de quoi donner à son fils unique l’éducation des fils des meilleures familles de Rome, il avait assez ; d’ailleurs il s’était fait lui-même le premier instituteur de son enfant ; il l’accompagnait aux écoles, il étudiait avec lui, il ne s’en rapportait à personne du soin de veiller sur les pas et sur l’innocence des mœurs de son fils ; une mère chrétienne n’aurait pas de plus scrupuleuses sollicitudes sur la pureté d’un enfant. Les mœurs dépravées de la Grande Grèce et de Rome rendaient ces inquiétudes plus naturelles et plus obligatoires dans ces climats vicieux que dans nos contrées plus pures ; c’est grâce à ces surveillances assidues que le jeune Horace, enfant d’une beauté précoce, dut la pureté et la fraîcheur prolongée de son âme.

Un certain Flavius, maître d’école à Venouse, fut le premier maître d’Horace ; cet homme excellait dans sa profession, mais le père d’Horace ne se contentait pas pour son fils d’une éducation de Samnite dans une bourgade de Calabre. Il quitta sa chère patrie pour aller chercher à Rome des écoles supérieures et des maîtres plus illustres dans les lettres et dans la philosophie.

Lisez dans les odes et dans les satires d’Horace lui-même le témoignage touchant de ces soins paternels. On voit battre dans chaque vers le cœur d’un fils digne d’avoir un tel père.

« Revenons à moi, Mécène ! à moi qui ne suis que le fils d’un affranchi, et que tous dénigrent parce que j’ai aujourd’hui la gloire de m’asseoir dans votre familiarité, à votre table, oubliant qu’autrefois tribun des soldats (colonel) je commandais une légion romaine… Quel bonheur pour moi d’avoir pu vous plaire, à vous qui savez si bien discerner l’honnête homme du vil coquin, et qui mesurez le mérite non sur le vain prestige de la naissance, mais sur la noblesse des sentiments. Pourtant, sachez-le bien, si, à quelques défauts près, qui ne sont que des taches sur un beau corps, mon naturel est vertueux, mes inclinations droites, mon âme innocente et pure (qu’on me passe pour cette fois les louanges que je me donne) ; si avec raison on ne peut rien me reprocher de bas, rien de sordide, rien de honteux ; si enfin je suis cher à mes amis, c’est à mon excellent père que je le dois. Lui, propriétaire d’un très petit domaine, il ne voulut pas m’envoyer à l’école de Flavius, où des enfants, nés d’honorables centurions, se rendaient, cassette et tableau suspendus au bras gauche, payant à huit ides chaque année le modique salaire des leçons. Il me conduisit à Rome pour que j’y reçusse l’éducation réservée aux fils des chevaliers et des sénateurs. À mes habits, aux esclaves qui me suivaient en traversant la ville, on eût cru qu’un riche patrimoine fournissait à tant de dépenses. Mon père fit plus, il fut pour moi un gouverneur vigilant, incorruptible ; il ne me perdait point de vue, m’accompagnait chez mes professeurs, et non seulement il sut me garantir de toute action capable de flétrir en moi la première fleur de la vertu, mais le soupçon même du vice n’approcha jamais de moi. Il ne craignit pas qu’on lui reprochât un jour de n’avoir fait tant de dépenses que pour que je fusse un crieur public, ou, ce qu’il avait été lui-même, un collecteur d’impôts à faibles appointements. Si tel avait été le résultat de ses soins, je ne m’en serais pas plaint ; mais, puisqu’il en a été autrement, il a droit à plus de louanges, et je lui dois plus de reconnaissance. Comment pourrais-je donc ne pas me féliciter d’avoir eu un tel père ? Comment, ainsi que tant d’autres, me défendrais-je en disant que, si je ne suis pas né de parents illustres, ce n’est pas ma faute ? Mes sentiments sont tout autres et me dictent un autre langage. Oui, je le déclare, si la nature nous reprenait les années qui se sont écoulées depuis notre naissance, et que chacun, selon les caprices de son orgueil, fût libre de se choisir d’autres parents que ceux qu’il avait, je laisserais le vulgaire s’emparer des noms illustres qui ont brillé au milieu des faisceaux et dans les chaises curules, et moi, dussé-je passer aux yeux de tous pour un insensé, je resterais satisfait des parents que m’avaient accordés la bonté des dieux. »

V

Le jeune Horace étudiait ainsi à Rome à seize ans, pendant l’écroulement de Rome.

C’était le temps où César préludait à la conquête de la souveraineté romaine par la conquête des Gaules ; c’était le temps où Cicéron s’efforçait de soutenir par sa parole l’ancienne constitution républicaine que Pompée n’avait pu soutenir par son épée. Le père d’Horace, pour soustraire son fils aux tumultes de Rome, le conduisit, pour achever ses études, en Grèce.

Athènes était alors pour les jeunes Romains la ville universitaire du monde latin, ce qu’Oxford ou Cambridge sont aujourd’hui pour l’Angleterre. Toute la jeunesse aristocratique de Rome y passait quelques années, occupée à entendre les cours de philosophie, de poésie, d’éloquence, de la bouche des plus célèbres pédagogues. Les uns s’y livraient à l’étude, les autres à la licence de leur âge. C’était là aussi que se formaient entre ces jeunes gens de diverses conditions sociales ces liaisons de l’adolescence qui devenaient ensuite à Rome les amitiés, les patronages, les clientèles de l’âge mûr. Cette résidence à Athènes, ville de luxe, de plaisir, de folie, était très onéreuse aux parents. On voit par les lettres de Cicéron que cette dépense ne s’élevait pas à moins de quinze à vingt mille francs de notre monnaie. Le père d’Horace ne comptait pas ce que lui coûtait le mérite futur de son fils ; il voulait à tout prix l’élever par tous les noviciats au niveau de l’aristocratie lettrée de Rome. Le souvenir de son propre esclavage même et de sa condition d’affranchi lui faisait sentir plus qu’à un autre la passion de la supériorité sociale.

Le jeune Horace se lia à Athènes avec le fils de Cicéron ; ce jeune homme se contentait de porter le nom de son père, trop sûr apparemment de ne pouvoir le grandir ; il y contracta aussi amitié avec le jeune Bibulus et avec le fils de Messala, tous les deux partisans de Pompée et par conséquent ennemis naturels de César. À cet âge nos amitiés font nos opinions ; il ne faut pas s’étonner si Horace, dans la société du fils de Cicéron, de Bibulus et de Messala, s’attacha bientôt après à la cause de Brutus et de Cassius, contre la tyrannie du dictateur de Rome. Une lettre du fils de Cicéron à un nommé Tiron, affranchi de son père, nous donne une idée de la vie que ces jeunes Romains menaient à Athènes. Ils tenaient plus souvent la coupe du buveur que le livre du disciple.

« Vous saurez que je vis dans la plus intime liaison avec Cratippus, et qu’il me traite moins comme un disciple que comme un fils. Plus je l’entends parler, plus je suis charmé de la douceur de ses entretiens. Je passe des jours entiers avec lui et quelquefois une partie des nuits, car je l’engage le plus souvent que je puis à souper. Il vient fréquemment me surprendre à table, et, mettant de côté la sévérité philosophique, il est avec nous d’une humeur charmante… Que vous dirai-je de Bruttius ? Il possède l’art de mêler des questions de littérature aux conversations les plus enjouées et d’assaisonner la philosophie de beaucoup d’agréments. J’ai commencé aussi à déclamer en grec sous Cassius ; mais, pour le latin, je m’exerce plus volontiers avec Bruttius. Je ne vois pas moins familièrement les gens de lettres qui sont venus avec Cratippus. Épicrate, l’homme le plus considéré dans Athènes, Léonidas et plusieurs personnes du même rang passent une partie de leur temps avec moi. Voilà quels sont à peu près mes amusements et mes occupations. À l’égard de Gorgias, il m’était assurément fort utile pour m’exercer à la déclamation, mais j’ai obéi aux ordres de mon père, qui a voulu que je cessasse de le voir. »

On sait d’ailleurs que ce Gorgias était un corrupteur de la jeunesse, redouté des parents. Le fils de Cicéron, à son école, était devenu un ivrogne qui ne dut plus tard la faveur d’Auguste qu’à son nom.

VI

Épicure, Platon, Zénon se disputaient l’intelligence de cette jeunesse ; les épicuriens étaient les matérialistes du temps, les stoïciens étaient les spiritualistes, les platoniciens étaient les illuminés, les académiciens étaient les sceptiques. Horace, à cette époque, penchait par imagination vers les sceptiques, par vertu vers les stoïciens ; les derniers républicains étaient stoïciens ; c’est par vertu qu’ils voulaient mourir pour conserver l’ancienne liberté romaine, mère des vertus. Brutus, qu’on se peint comme un féroce et fanatique meurtrier, n’était que le plus aristocrate, le plus élégant et le plus lettré des stoïciens aristocrates. Caton était le chef de cette école à Rome ; les ennemis et les assassins de César n’étaient que des philosophes qui avaient changé le livre contre le poignard ; Horace brûlait alors de républicanisme par amour pour l’idéal antique des honnêtes gens.

Aussi, dès qu’il eut terminé ses études à Athènes et qu’il y eut appris par les lettres de Cicéron à son fils le meurtre de César et la renaissance de la liberté, Horace s’enflamma d’ardeur pour cette renaissance de la république, et il s’attacha corps et âme à la cause de Brutus. La jeunesse studieuse d’Athènes, à la lecture de ces lettres de Cicéron, approbatives du meurtre du tyran, proclama Brutus et Cassius les héros du siècle, promena leurs bustes dans les rues, et les plaça à côté des statues des libérateurs d’Athènes, Harmodius et Aristogiton.

VII

Quelques jours après, Brutus, éloigné de Rome par un exil déguisé sous un gouvernement de Macédoine, passa par Athènes ; il fut reçu comme un vengeur divin de la liberté romaine ; il y connut Horace dans la société des jeunes Bibulus, Cicéron, Messala, ses amis. Il y distingua ce fils d’affranchi déjà célèbre par son talent poétique, il l’enflamma aisément pour sa cause, qui était aux yeux d’Horace la cause même de la gloire, du patriotisme, de la philosophie, de la vertu stoïque.

Brutus emmena avec lui le jeune poète en Macédoine avec les fils de Caton, de Cicéron, de Messala et de plusieurs autres. Ces jeunes gens formèrent autour de Brutus la légion sacrée des derniers Romains. Brutus en fit les capitaines de l’armée qu’il formait alors pour résister aux partisans de César. Horace avait vingt-deux ans et le feu de cet âge ; il se distingua dans les premières campagnes de Brutus et de Cassius contre les villes de Macédoine qui regrettaient le joug de César.

VIII

Cassius le nomma, pour ses exploits, tribun des soldats ; c’était un grade éminent dans l’armée romaine, équivalant au grade de colonel ou de général de brigade dans nos camps. Ce grade donnait droit au commandement d’une légion, corps de six mille hommes de toutes armes. Horace commanda, en effet, une légion sous les ordres de Cassius, et il la commanda avec honneur. On ne peut croire qu’un vieux général aussi consommé que Cassius ait élevé un lâche à un tel commandement dans son armée ; la lâcheté, dont se vante plus tard Horace dans ses vers railleurs contre lui-même, n’était donc en réalité qu’une plaisanterie ou une flatterie à Auguste ; il voulait persuader par là à ce prince, neveu de César, que tous ceux qui avaient combattu jadis contre lui étaient indignes de porter une épée et un bouclier. Il l’honorait par adulation d’un vice qu’il n’avait pas ; il sacrifiait son caractère à sa fortune. La vérité c’est qu’il avait héroïquement commandé et combattu contre César, et qu’il ne voulait plus combattre contre Auguste. La fortune avait décidé, il était devenu épicurien, il ne voulait pas se roidir contre la fortune. Ces vers d’Horace sur sa prétendue fuite et sur son bouclier jeté à la bataille de Philippes sont une turpitude, mais ne sont pas une lâcheté.

IX

Horace mêlait, dès cette époque, la poésie à la guerre ; mais c’était une poésie courte, légère, facétieuse, telle qu’elle convenait aux camps. Son talent, sa gaieté, sa figure faisaient de lui l’idole des jeunes compagnons de Brutus ; les historiens font un charmant portrait de ce général enjoué, qui riait de tout, même de la mort. « Sa taille était petite, mais robuste ; ses traits étaient fins et gracieux ; son teint avait la délicatesse et le coloris d’un teint de femme ; ses cheveux noirs, flottant en boucles naturelles sur un front très ombragé, ses yeux grands et bien ouverts annonçaient l’audace sans insolence. Ses paupières, un peu malades dès sa jeunesse, étaient bordées de larmes fréquentes et colorées de pourpre par une légère inflammation organique. »

Tel était Horace à cet âge ; un peu plus tard la mollesse de son tempérament, et peut-être de ses mœurs, chargèrent d’un peu d’embonpoint ses membres dispos. C’est le tempérament et la stature ordinaire des poètes de plaisir, de raillerie et de bonne humeur ; c’est sous cette forme un peu obèse, dans ces grands yeux à fleur de tête et dans cette bouche souriante que la verve satirique, soldatesque ou épicurienne, de Béranger et de Désaugiers, ces Horaces du couplet, s’est complu à s’incarner de nos jours. Le tempérament ne fait pas le talent, mais il en signale la nature. Le feu de la gaieté ne consume pas comme le feu du génie. Les veilles maigrissent, la table engraisse. Virgile était maigre, Horace était gras. Brutus aussi était maigre et pâle. César jugeait comme nous de ces différents caractères attribués aux différents tempéraments des hommes de son temps. « Ce ne sont pas ceux-là que je crains », disait-il en parlant de ses ennemis au teint fleuri comme le visage d’Horace.

X

Cassius et Brutus, longtemps heureux dans leur campagne, en Grèce et en Asie, avec Horace, donnèrent le temps à Antoine, à Lépide et à Octave, héritiers de César, de former le triumvirat en Italie contre les meurtriers du dictateur. Ils commencèrent par immoler de concert tout ce qui leur était suspect de regretter la liberté. Cicéron fut jugé digne de la mort ; il la reçut en héros et en philosophe, certain de la vengeance du ciel et de la terre.

Les triumvirs transportèrent ensuite leurs armées réunies en Macédoine. J’ai visité moi-même ce champ de bataille de Philippes où Brutus et Cassius s’étaient campés autour d’un mamelon de terre et de rocher qui ressemble à une citadelle naturelle, entre les montagnes de la haute Macédoine et la vallée de l’Hèbre, qui roula les membres d’Orphée, l’Horace divin.

La veille de la bataille, ces deux chefs de l’émigration romaine se firent l’un à l’autre le serment de ne pas survivre à la défaite, si le sort des armes faisait défaut à la justice de leur cause.

Octave et Antoine furent vainqueurs ; le génie de César assassiné combattait avec eux contre ses meurtriers. Cassius et Brutus se tinrent parole ; ils se percèrent de leur épée. C’est de ce champ de bataille de Philippes que s’élèvera éternellement contre les victoires iniques ce dernier cri de Brutus : Vertu, tu n’es qu’un nom !

Ce mot indigné de Brutus contre la partialité de la Providence en faveur des méchants prouve que Brutus n’était pas encore assez philosophe. S’il avait étudié plus profondément la nature des choses, il aurait compris pourquoi le succès est presque toujours ici-bas du côté des mauvaises causes : c’est que le nombre fait le succès, et que, le plus grand nombre des hommes étant ignorant ou pervers, il est toujours facile aux méchants de trouver des complices et d’écraser la justice, la vérité ou la vertu sous le nombre. Voilà pourquoi le triomphe d’Antoine sur Caton pouvait consterner Brutus, mais ne devait pas l’étonner. C’est précisément parce qu’elle succombe que la vertu n’est pas un nom, mais la plus sainte des choses humaines. Brutus avait mal raisonné en assassinant César ; il raisonnait aussi mal en se tuant lui-même ; c’était un sophiste éloquent et courageux, mais qui poussait toujours son sophisme jusqu’au sang.

XI

Le jeune Horace, son compagnon d’armes, son poète et son ami, après avoir bien combattu, raisonna plus juste ; il ne s’obstina pas à vouloir pour lui seul une liberté chimérique et une féroce vertu. Les Romains pervertis ou corrompus n’en voulaient plus pour eux-mêmes. Pendant que Brutus se plongeait son épée dans le corps, Horace jeta la sienne, ainsi que son bouclier, pour s’éloigner plus légèrement du champ de carnage ; le poète Alcée, son modèle, en avait fait autant dans une circonstance semblable. L’espérance est aussi une poésie comme le désespoir. Horace était jeune ; il tournait depuis quelque temps à la philosophie facile et accommodante d’Épicure. Pourquoi mourir, puisqu’une vie longue et douce s’ouvrait encore devant lui ? D’ailleurs il est probable que son père chéri vivait encore, et que la pensée de consoler ce tendre auteur de ses jours lui parut un devoir plus sacré et plus vertueux que celui de mourir pour des regrets. Mais, si Horace ne fut point fanatique dans cette occasion, il ne fut point lâche ; il n’imita pas ses camarades et ses amis qui firent défection à la république en passant au service d’Antoine et d’Octave ; il n’alla pas s’embarquer sur la flotte de Mutius, amiral de Brutus, pour grossir les rangs du fils de Pompée en Espagne. Il alla vraisemblablement rejoindre son père à Athènes ou à Venouse. L’amnistie générale proclamée par Octave et Antoine le couvrit contre la vengeance des triumvirs ; il ne voulut pas, par honneur, servir leur cause dans leurs camps ni dans leurs charges civiles ; il renonça aux armes et rentra dans la vie privée, dédaigneux de gloire, affamé de plaisir, d’amour et de poésie. Voilà la vérité toujours indulgente.

XII

Son père venait de mourir dans ses bras, amèrement pleuré et toujours honoré comme un dieu tutélaire par son fils. Ce père avait consumé la plus grande partie de sa fortune dans l’éducation, dans les voyages, dans l’avancement militaire de son enfant. Il ne laissa en mourant à Horace qu’un patrimoine très modique, à peine suffisant à l’existence d’un jeune homme élégant à Rome. Les emprunts forcés des triumvirs, qu’il lui fallut payer comme fils d’affranchi, s’élevèrent au tiers de la valeur de ce patrimoine ; les biens d’Horace furent décimés comme la métairie de Virgile, aux environs de Mantoue, confisquée par un centurion d’Octave.

Ce patrimoine consistait dans la petite ferme d’Ustica, en Sabine, au pied du mont Soracte, dôme éblouissant de la campagne de Rome, et dans un plus petit domaine d’agrément à Tibur, dont il a tant immortalisé le site et la paix.

Ces modiques domaines, augmentés sans doute de quelques milliers de sesterces accumulés par son père et soustraits à la déprédation des triumvirs, étaient loin de suffire à un jeune homme de vingt-quatre ans qui ne voulait pas alors flatter les vainqueurs ; il restait fidèle à la république autant qu’on pouvait l’être en vivant sous la loi des héritiers de César ; il composait des satires mordantes dans lesquelles les vices et les ridicules des vainqueurs ou de leurs amis étaient livrés à la malignité du peuple romain. On lui livrait ces noms obscurs, à la condition sans doute de ne pas toucher aux grands noms du parti d’Octave. C’est à ces rancunes politiques du jeune tribun des soldats de Brutus contre ses vainqueurs qu’il faut attribuer le goût d’Horace pour la satire personnelle au début de sa vie poétique, car la nature de son tempérament, de son âge et de son génie, le portait plutôt à la poésie gracieuse et anacréontique. Il était jeune, il était beau de visage, il était paresseux et bienveillant de caractère, il était ami de la table et de ce que les Romains appelaient alors les amours, c’est-à-dire les licences des yeux et du cœur ; ses malignités de plume dans ses premières satires n’étaient donc que des ressentiments de républicanisme amnistié et des cajoleries consolantes au parti vaincu avec lui à Philippes. De plus il était pauvre, il avait le goût du luxe et du plaisir ; il lui fallait grossir (il l’avoue lui-même) son modique revenu par le prix de ses vers ; le public de Rome, comme celui de Paris, achetait avec plus de faveur les livres d’opposition que les livres dictés par les triumvirs ; l’ami de Mécène et d’Auguste commença donc par être le poète badin de l’opposition républicaine. N’avons-nous pas vu de nos jours les trois poètes horatiens de la France et de l’Allemagne, Béranger, Heine et Musset, commencer de même et assaisonner du sel de l’esprit d’opposition, et quelquefois d’un sel très âcre, les libertinages de verve, d’esprit ou de cœur de la poésie de jeunesse, de table ou de vin ? Quand on destine ses vers à la popularité contemporaine on se condamne à lui donner ce montant ; quand on les destine à la postérité il faut mépriser ces malignités et ces personnalités contemporaines. Rien ne survit du temps que ce qui n’est pas du temps, c’est-à-dire la beauté propre au genre de poésie qu’on possède : les allusions sont la fausse monnaie de la gloire, l’avenir ne la reçoit pas.

XIII

Cependant Horace s’éleva au-dessus du temps et de lui-même dans un suprême adieu lyrique à la liberté de sa patrie ; il osa la publier en ce temps-là, au moment où il allait lui-même se décourager de la république. C’est dans l’épode seizième du premier livre des Épodes.

« Voilà déjà la seconde génération, s’écrie le poète, que dévorent nos guerres civiles ; Rome périt par les mains mêmes de ses enfants… Un seul salut reste aux hommes de cœur, pareils aux Phocéens abandonnant leur cité après l’avoir maudite. Fuyez Rome, allez où vous porteront vos pas ou le souffle des vents, mais jurons de ne jamais revenir sur nos pas… Oui, partons, Romains, ou du moins ce qui reste d’hommes vertueux parmi nous ! Que le reste, docile troupeau sans courage et sans espoir, s’endorme auprès de ses foyers exécrés ; nous, hommes de cœur, laissons aux femmes les regrets de la patrie et volons au-delà des mers d’Italie… » Suit une description séduisante de cette terre imaginaire où tous les dons de la terre et du ciel les consoleront de l’ingrate patrie.

On croit lire les descriptions fabuleuses du Champ d’Asile, sous le ciel d’Amérique, vers lequel les derniers généraux de Bonaparte, en 1816, appelaient leurs soldats laboureurs par toutes les images de la fécondité de la terre et de la sérénité des cieux. Béranger leur prêtait sa lyre, comme Horace prêta ce jour-là la sienne aux derniers républicains de Rome.

XIV

Ce fut son chant du cygne pour la république. Il se crut quitte envers elle après l’avoir défendue en Macédoine et regrettée dans ses vers à Rome. Il ne pouvait pas la ressusciter avec sa lyre : il n’était pas à lui seul un peuple ; il prit son parti de l’abdication générale de Rome, et ne pensa plus qu’à vivre pour lui-même, d’amitié, de poésie, de solitude, de bonne chère et d’amour. Malgré l’exemple de son père, il ne songea pas à se donner une épouse honnête et des enfants. Ce sont les chaînes douces de la vie ; il ne voulut pas même porter le poids d’une tendresse sérieuse ou d’une famille à élever. Un mâle égoïsme fut sa seule loi.

Il s’attacha successivement et tour à tour à cette classe équivoque des femmes romaines qu’on appelait les courtisanes. Ces femmes n’avaient aucune analogie avec les victimes du libertinage qu’on appelle ainsi de nos jours. L’Inde, la Grèce et Rome leur reconnaissaient un rang social, inférieur aux femmes chastes légitimement mariées et mères de famille (matrones), mais supérieur aux femmes de débauche perdues dans la fange de la population des faubourgs. Les courtisanes telles que Phryné, Laïs, à Athènes, étaient en général de jeunes esclaves grecques ou syriennes affranchies dans leur enfance pour leur extrême beauté. On leur donnait une éducation beaucoup plus soignée qu’aux femmes libres ; les arts dans lesquels on les perfectionnait, tels que la musique, la déclamation, la danse, la poésie, étaient des moyens de séduction ; elles étaient les seules lettrées de leur sexe ; elles recevaient seules librement les hommes de tout âge dans leurs cercles ; elles y charmaient même les sages comme Périclès, Socrate, Caton, par l’agrément de leur conversation ; elles rappelaient complétement, aux mœurs près, ce qu’on a appelé de nos jours, à Londres et à Paris, les femmes de lettres, les maîtresses de maison, centre de réunions élégantes dans les capitales de l’Europe. Elles s’attachaient par des liens fugitifs, tantôt d’intérêt, tantôt d’amour, à des hommes de toute condition et de tout âge, aux uns pour leur opulence, aux autres pour leur beauté. Ces liaisons étaient tolérées ; bien que licencieuses, on les excusait dans la jeunesse, dans l’âge mûr on les condamnait ; c’était un scandale, mais non un crime, dans une civilisation qui n’imposait qu’aux mères de famille la vertu de la chasteté, cette dignité de la femme.

Telles furent les jeunes étrangères dans la société desquelles Horace chercha à vingt-cinq ans la liberté, la célébrité, l’amour, seuls devoirs et seules vertus d’Épicure. Ses odes sont pleines de leurs noms ; ses passions ou ses dégoûts, légers comme lui, leur donnaient tour à tour la vogue de son attachement ou l’infamie de ses injures. Recherché par elles pour sa jeunesse, récompensé pour son talent, redouté pour ses épigrammes, il était le modèle et l’envie des jeunes débauchés de Rome, une espèce d’Alcibiade latin, un Voltaire dans sa jeunesse, à l’époque où Voltaire, étourdi, satiriste et libertin, vivait dans la société des Vendôme, des Ninon de l’Enclos, des Chaulieu et des abbés Courtin, ces épicuriens du Temple à Paris.

C’est l’époque où il aima d’un amour plus sérieux la belle Syrienne Néère, à peine arrivée à Rome et encore naïve comme l’innocence, jetée au milieu des embûches de la corruption. Les deux odes qu’il lui a adressées, et que nous retrouverons tout à l’heure, respirent cette sorte de respect que l’innocence imprime même au vice amoureux. C’est cette même Néère qui devint plus tard l’objet des chants plus tendres et plus mélancoliques du poète Tibulle. Le grand historien Salluste, célèbre à la même époque par ses débauches, par ses richesses et par les magnifiques jardins qu’il avait plantés pour le peuple sur une des collines de Rome, inspira à Horace une satire acerbe. Salluste était un historien admirable, mais un homme justement méprisé. Horace n’était que l’exécuteur du mépris public. Odes, épîtres, satires, épodes, toute sa poésie dans ses premières années n’est que le calendrier anecdotique des amours et des scandales célèbres de Rome. Mais l’esprit et la grâce du poète donnaient l’immortalité à ces aventures du jour.

XV

Octave cependant était devenu Auguste ; à l’inverse des hommes ordinaires, que la bonne fortune pervertit, le bonheur avait amélioré le petit-neveu de César : en régnant il était devenu digne de régner.

Il cherchait à consoler le monde romain de sa liberté perdue par la gloire des lettres : la familiarité des poètes, qu’il recherchait, le groupe éclatant d’hommes de génie dont la fortune avait doté son époque, éblouissaient et charmaient l’Italie. Auguste était un Médicis anticipé, un père de famille des lettres, plus qu’un prince ; rien en lui ne rappelait le tyran ; il ne voulait être que l’ami couronné de tous les Romains ; sa cour n’était que la première maison de Rome ; l’amitié, l’égalité, la familiarité y formaient la seule étiquette. Horace ne pouvait s’empêcher d’admirer de loin cette douceur qui rappelait celle de César ; il se laissait allécher involontairement par tant d’attraits d’esprit qui lui déguisaient le pouvoir suprême ; un hasard l’en rapprocha tout à coup.

Virgile, le poète divin de Mantoue, était venu à Rome revendiquer, par l’entremise de Mécène, sa petite métairie paternelle dont la guerre civile l’avait dépouillé. Mécène avait présenté Virgile à Auguste. Auguste avait goûté, comme Rome tout entière, les poésies incomparables du poète alors pastoral de Mantoue. On lui avait rendu son petit domaine ; on l’avait enchaîné à Rome et à la cour par d’autres bienfaits. Horace et Virgile s’aimaient sans aucune jalousie l’un de l’autre ; leur génie était égal, mais si divers qu’ils ne pouvaient se comparer. Virgile, dans la vie privée, n’était qu’un homme simple, presque naïf, sans grâce dans sa personne, sans piquant dans la conversation, sans à-propos dans ses vers. Horace était l’homme d’esprit par excellence ; il traitait Virgile en dieu des vers quand il le lisait ; il le traitait en grand enfant quand il causait avec lui ; leur amitié était cimentée par ces contrastes mêmes dans leur caractère. Cependant Virgile, fils d’un potier de campagne dans les marais de Mantoue, n’avait jamais été, comme Horace, ami de Brutus et tribun militaire d’une légion de Cassius ; il n’éprouvait pas cette répugnance de l’honneur vaincu à se rapprocher du vainqueur puissant ; il était flatté au contraire de vivre en familier de cour dans les palais de Mécène et d’Auguste. Rien n’indique qu’il se soit jamais mêlé à la politique de son temps ; il n’était pas soldat, il n’était pas citoyen de Rome, il ne savait pas parler, il était timide comme un pasteur des bords du lac de Garde, il n’avait d’autre ambition que d’imiter Théocrite et Homère, le premier dans ses Églogues, le second dans son Iliade. Les délicatesses qui retenaient son ami Horace loin des puissants du jour lui échappaient. Il parlait sans cesse à Mécène d’Horace et à Horace de Mécène ; il voulait rejoindre ses deux amis. Horace, qui avait contre Mécène les préventions d’un ennemi politique, mais qui était las de son opposition sans espérance, finit par se laisser séduire. Il raconte lui-même dans une de ses satires comment le rapprochement eut lieu.

« Que l’on conteste mes droits à l’honneur de mon grade militaire, dit-il, on le peut, et il est possible qu’on ait raison ; mais il n’en est pas de même de notre amitié, Mécène ; cette amitié, on ne l’obtient pas en la briguant ; vous ne l’accordez qu’avec précaution et à ceux qui en sont dignes. Dira-t-on que je la dois au hasard de la fortune ? Non. Ce ne fut point le hasard qui m’offrit à vous. Un jour Virgile, l’excellent Virgile, vous parla de moi ; Varius en fit autant ; tous deux vous dirent ce que j’étais. Je parus devant vous ; je bégayai timidement quelques paroles, car le respect ne me permit pas d’en dire davantage. Je ne me vantai point d’être né d’un père illustre ni de parcourir mes domaines sur un coursier de Saturium ; je vous ai dit, Mécène, ce que j’étais. Suivant votre usage, vous me répondîtes brièvement. Je me retirai. Neuf mois s’écoulent ; vous me rappelez, et vous me déclarez qu’il faut que je compte au nombre de vos amis. Je m’en suis enorgueilli, et avec juste raison, puisque j’avais su plaire à celui qui sait apprécier l’homme par l’intégrité de sa vie et la pureté de son cœur, et non par l’éclat de sa naissance. »

De ce jour Mécène et Horace devinrent inséparables. Horace avait besoin d’un patron, Mécène d’un ami ; ces deux hommes, d’autant d’esprit l’un que l’autre, se complétaient pour leur félicité commune. Mécène présenta Horace à Auguste, Auguste goûta Horace autant et plus qu’il n’avait goûté Virgile. Horace était un homme universel, un homme de bonne compagnie, un délicieux convive de cour. Ces trois hommes, Auguste, Mécène, Horace, formèrent un triumvirat d’esprit bien différent du triumvirat sanglant d’Octave, d’Antoine et de Lépide. Auguste était un ambitieux du repos ; Mécène, son ami, un voluptueux sans ambition, n’ayant pas même voulu être sénateur pour rester le confident désintéressé d’Auguste ; Horace, un épicurien modéré, heureux de plaire aux maîtres de l’empire, mais fier de mépriser leurs faveurs. Cette triple liaison fit longtemps le bonheur de ces trois hommes. Virgile se joignait quelquefois à ce triumvirat ; il accompagnait Horace et Mécène dans leur voyage d’été sur les belles côtes de Tarente ; mais sa mauvaise santé et la réserve de ses mœurs à l’égard des courtisanes (quoique moins pures qu’on ne les représente sous d’autres rapports) le rendaient un convive moins agréable dans les festins et un poète moins recherché des femmes de cette cour.

XVI

Ce fut à cette époque qu’Horace, qui voulait conserver sa liberté tout en augmentant ses moyens de jouissance, acheta, sans doute avec le secours de Mécène, une de ces charges de finances appelée la charge de scribe du trésor. Cette charge paraît avoir été tout à fait semblable à celle d’agent de change de nos jours ; on y négociait les effets, sur lesquels on prélevait un certain courtage ; on n’y était assujetti du reste à aucun travail assidu et à aucune résidence obligée, sinécure romaine merveilleusement appropriée à un paresseux indépendant qui voulait vivre dans l’aisance. Mécène lui fit présent vers le même temps d’une petite villa à Tibur, voisine de sa magnifique villa des Cascatelles ; il avait ainsi à toute heure son ami à sa portée ; de la terrasse de Mécène à Tibur on pouvait appeler Horace aux heures du souper ou de la conversation ; la maison du poète et le palais du ministre n’étaient séparés que par le ravin sonore où bondit encore l’Anio.

XVII

À partir de ce moment Horace n’écrivit plus ni satire personnelle, ni invectives, ni épigrammes ; il craignit sans doute de compromettre dans ses querelles personnelles ses illustres patrons. Sa poésie, plus lyrique, plus élégante, quoique aussi voluptueuse, prit la douce gravité ou la gracieuse familiarité des maîtres du monde avec lesquels il vivait si familièrement. Il gagna beaucoup dans ce commerce avec Mécène et la cour d’Auguste. Il y avait de l’Arétin dans ses premiers vers, il n’y eut que du Pindare et de l’Anacréon dans les derniers. La poésie légère est un fruit des cours, parce qu’elle est l’élégance de l’esprit et l’aristocratie des langues ; on le voit sous Périclès à Athènes, sous Auguste à Rome, sous les Médicis à Florence, sous Louis XIV en France, sous Charles II en Angleterre. La liberté populaire est une vertu, mais ce n’est pas une muse ; le peuple juge très bien de l’éloquence et très mal de la poésie. Avant ses empereurs Rome avait ses plus sublimes orateurs et pas un de ses vrais poètes. À chacun sa part des dons de l’esprit : au peuple la force, la grâce aux cours.

XVIII

Auguste et Mécène laissaient, quoique à regret, sa liberté à Horace ; il employait cette liberté aux soins et à l’habitation de son domaine paternel d’Ustica. Rien n’est plus attachant que le tableau de ces séjours rustiques des hommes ou des poètes célèbres dans le patrimoine de leurs pères : Virgile à Mantoue, Horace à Ustica, le Tasse à Sorrente, Pétrarque à Vaucluse, Machiavel à Montepulciano, Montesquieu à Labrède, Boileau à Auteuil, Rousseau aux Charmettes ou à Montmorency, Pope à Twitenham ; on y possède l’homme naturel dans la nudité de tout rôle théâtral ; plus le costume est dépouillé, plus l’homme éclate.

Suivons donc Horace à Ustica, et d’abord voyons ce que c’était que le pays dans lequel ce domaine était situé.

Quand on est à Tibur, aujourd’hui Tivoli, à deux heures de Rome, au sommet de la colline, tout près du temple gracieux de la sibylle et des ruines de la villa de Mécène, on voit à sa droite les groupes de montagnes de ce qu’on appelle la Sabine ; la Sabine est une espèce d’Auvergne ou de Savoie romaine. D’innombrables collines y encaissent d’innombrables vallées ; chacune de ces vallées tortueuses est arrosée par un ruisseau et ombragée sur ses flancs par des bouquets de chênes ou de caroubiers, ou par des pâturages. Le jour, ces collines semblent arides et calcinées par le soleil romain ; le soir, le jeu de l’ombre qui grandit et de la lumière qui se retire les revêt d’une apparence de fertilité qui caresse agréablement le regard ; on dirait aussi qu’elles se meuvent dans le lointain bleuâtre de l’horizon comme des vagues sombres de la haute mer au souffle d’un vent du soir.

Par-dessus toutes ces cimes grises, noires, azurées, mobiles, plane le dôme neigeux du mont Soracte, qui semble le père ou le berger de tout ce troupeau de collines. C’est ce mont qu’Horace appelait aussi Lucrétile. On ne pénétrait et on ne pénètre encore dans ces vallées pastorales que par des sentiers de mules tracés dans le lit desséché des torrents.

C’est là, à quatre ou cinq heures de marche de Tibur et sur les flancs un peu défrichés d’une de ces collines, qu’on voyait blanchir, entre les oliviers, les vignes, les petits champs de blé et les prés en pente, le hameau d’Ustica, composé de sept ou huit maisons de paysans sabins. La métairie d’Horace dominait d’un toit un peu plus élevé ce modeste hameau ; Horace était voisin de deux bourgades, Varia et Mandela ; la petite rivière Digentia arrosait ce sauvage canton.

La maisonnette du poète regardait le soleil levant ; elle en était égayée à son réveil. L’air en était sain et vif ; quelques chênes verts y donnaient de l’ombre du haut des rochers ; une eau courante murmurait dans le verger et dans les cours ; le petit temple de Vacuna, semblable à une église de village de nos jours, y faisait perspective du côté du couchant ; on y voyait les paysans de la Sabine monter et descendre en portant leurs offrandes à la déesse ou en y traînant des victimes couronnées de verdure. Le Poussin a merveilleusement compris et rendu ces paysages d’Ustica ; c’est le vrai peintre de la Sabine ; il y passait ses étés pour y retremper ses pinceaux dans les grandes ombres noires, dans le ciel bleu, dans les lacs dormants de ces montagnes classiques. Je les ai beaucoup explorées moi-même au matin de ma vie. Combien de fois n’en ai-je pas reconnu les ressemblances dans les groupes pâlissants des montagnes du Beaujolais et du Vivarais, du haut des rochers de Saint-Point, cet Ustica de mes beaux jours, hélas ! aujourd’hui en deuil !

XIX

Horace, quand on le lit bien, ne nous laisse ignorer aucun de ces détails du paysage et du domaine utile d’Ustica. Huit esclaves, hommes, femmes ou enfants, suffisaient sous ses lois à la culture et à l’exploitation rurale de sa petite ferme. Les pèlerins d’Horace, aussi nombreux et aussi fervents que ceux qui visitaient jadis le temple agreste de Vacuna, ont retrouvé les vestiges mêmes de sa maison de maître au milieu d’une vigne appelée aujourd’hui les vignes de Saint-Pierre ; une petite chapelle chrétienne recouvre en partie ces restes de la maison du poète épicurien ; les tuyaux en plomb qui conduisaient dans le jardin les eaux de la source domestique rampent encore sous le sol ; on y lit encore les noms de Tiberius et de Claudius, manufacturiers qui fondaient à Rome ces conduits des eaux. On a recomposé pièce à pièce tout le paysage ; il diffère très peu de celui que décrit Horace lui-même.

Voilà la rivière Digentia, aujourd’hui Licenza ; elle sort d’une source tombant du rocher à flots abondants et purs qui ont creusé le marbre avant de couler en rivière. On l’appelait la Fontaine d’Horace dans le moyen âge, maintenant Fonte bella. Voilà le bouquet de chênes verts sous le rocher protégeant la maison et le verger contre les vents du nord ; voilà les bœufs et les moutons paissant, sur les flancs du coteau, l’herbe saine et touffue comme du temps du maître ; voilà les oliviers, les vignes rampantes produisant la même huile parfumée et le même vin un peu âpre ; voilà la bourgade de Mandela au fond de la vallée, qui n’a changé que de nom ; voilà le temple de Vacuna écroulé, mais que les inscriptions de ses débris attestent ; voilà enfin la mosaïque du salon d’Horace, retrouvée intacte sous le sillon en 1834. Deux chapiteaux et deux tronçons de colonnes doriques viennent d’être exhumés des décombres ; ils prouvent qu’une certaine élégance attique avait pénétré avec l’ami de Mécène jusque dans ces cantons reculés. Le temple de Vacuna a prêté ses pierres à une petite église de la Vierge. La même population qui peuplait du temps d’Horace ce hameau et ces deux bourgades de la Sabine les peuple encore de nos jours ; la rivière Digentia court avec la même quantité d’eau et les mêmes murmures ; ses flots se perdent à quatre heures de là dans le fougueux Anio, sous les arcades du palais de Mécène à Tibur. Le temps ne change pas autant les choses sur la terre qu’on le croit ; il ne change guère que les noms ; deux mille ans, c’est un battement d’ailes dans son vol ; si Horace renaissait, il connaîtrait tout, excepté sa langue et ses dieux.

XX

C’était là la demeure d’été d’Horace ; au printemps il résidait à Tibur, en hiver à Rome ; il y jouissait du rang et des distractions réservés à la classe des chevaliers romains, noblesse militaire qui avait ses insignes et ses privilèges au théâtre et dans les cérémonies publiques. On ignore si ce rang élevé de chevalier romain lui avait été décerné par Auguste, ou s’il le tenait (ce qui est plus vraisemblable) de son grade de tribun des soldats, général de brigade dans l’armée de Brutus.

Le revenu du domaine d’Ustica ne pouvait pas être considérable : on sait ce que rend de nos jours une métairie exploitée par huit paysans ; mais il y vivait, sans avoir besoin d’argent, des produits en nature du domaine : les troupeaux, les fruits, les légumes, le vin et l’huile de la métairie. Son régime était si sobre qu’il se contentait, comme moi, d’une nourriture végétale, et que la laitue, la courge, les gâteaux pétris de farine et de crème étaient le seul luxe de sa table. Quant au vin, il le chantait, mais il ne le buvait pas depuis longtemps ; l’eau limpide de la source, rafraîchie par la neige du mont Lucrétile, était sa seule boisson. Sa santé, devenue de bonne heure très délicate, ne lui permettait d’excès qu’en poésie. L’amour seul n’avait pas lassé ses sens ni son âme. Après avoir épuisé à Rome ce goût immoral et immodéré des courtisanes, nous verrons bientôt dans ses odes qu’il avait cherché à s’attacher par un lien plus durable une jeune et belle esclave affranchie, digne d’un attachement sérieux. C’est pendant un des séjours qu’elle faisait fréquemment à Ustica près de lui qu’Horace, ivre de liberté et de solitude, écrivait ces lignes délicieuses, manuel de l’amour des champs resté dans la mémoire de tous les adorateurs de la vie cachée ; il regardait, en écrivant ses vers, sa maison, son jardin, son verger, sa rigole et la vallée de la Licenza assourdie du gazouillement de ses eaux.

« Voilà bien ce qui était de tous temps dans mes rêves ! dit-il : un domaine rustique d’une étendue aussi bornée que mes désirs, une source d’eau vive auprès de la maison, un toit ombragé par un petit bocage. La bonté des dieux m’a accordé plus et mieux encore ! Qu’ils soient bénis ! Je ne leur demande plus rien ; conservez-moi seulement, ô dieux ! les dons que vous m’avez faits. »

Puis, après avoir fait contraster dans des vers ironiques le tracas des affaires et même de la faveur d’Auguste et de Mécène à Rome avec ce doux isolement et cette heureuse obscurité de sa métairie d’Ustica :

« Ô champ ! s’écrie-t-il, quand te reverrai-je enfin ? Quand me sera-t-il donné, tantôt en relisant les livres des anciens, tantôt en m’assoupissant dans de faciles sommeils, tantôt en m’abandonnant à la molle paresse des heures qui ne doivent rien à la vie, de prolonger les doux oublis d’une existence autrefois si agitée ! Quand verrai-je sur ma table la fève chère à Pythagore et mes légumes assaisonnés d’un lard appétissant ! Ô délicieux déclin des jours, repas divin, où, en présence des dieux de mon humble foyer, je me restaure avec mes amis, au milieu d’heureux serviteurs auxquels je fais distribuer les mets de la même table à mesure qu’on les dessert, et dont la rustique joie me réjouit moi-même !…… Après que chacun de nous a bu à sa soif, l’entretien se ravive ; nous causons, non pas sur nos voisins pour en médire, ni sur les propriétés pour les envier, ni sur le talent plus ou moins merveilleux du danseur Lepos ; nous nous entretenons sur des sujets qui nous intéressent davantage, et qu’il n’est pas sage d’ignorer : si le bonheur de l’homme consiste dans la richesse ou dans la vertu ; si le mobile de la véritable amitié est l’intérêt ou l’estime, etc… » Puis le poète, pour diversifier l’entretien, introduit dans le dialogue son voisin Cervius, qui a l’habitude de conter les vieux apologues populaires ; Cervius, à propos des richesses de leur autre voisin, un certain Abellius, le propriétaire du plus vaste domaine de la vallée d’Ustica, récite en vers inimitables, même par La Fontaine, la fable du Rat de ville et du Rat des champs.

Lisez cette fable dans Horace et lisez-la dans La Fontaine ; vous verrez la différence de concision et d’expression des deux langues, la latine ou la gauloise. Relisez-la à un autre point de vue ; vous verrez la distance entre le poète des enfants et le poète des sages. Cette distance est confessée par le superstitieux admirateur de La Fontaine lui-même, M. Walckenaer. Quand on lit un conte original de l’Arioste à côté de l’imitation de ce conte par La Fontaine, on éprouve la même déception : on ne peut juger de la différence des métaux qu’en les pesant dans la même balance ou qu’en les faisant sonner sur la même table de marbre ; Horace pèse et sonne l’or dans cette fable ; La Fontaine pèse et sonne la plume d’un imitateur plus naïf que puissant.

XXI

Tout, dans cette solitude, était occasion de vers : un arbre qui s’écroulait à côté de lui sous un coup de vent et qui menaçait sa tête, un loup qui lui apparaissait au carrefour d’un bois, une fontaine qui lui versait la fraîcheur dans son cristal, le sommeil à l’ombre dans son murmure ; il jetait son impression fugitive dans le moule gracieux et poli de la strophe, et il n’y pensait plus ; ce n’est qu’après sa mort qu’on retrouva et qu’on recueillit le plus grand nombre de ses petites pièces. Il lui suffisait du plaisir de les écrire et d’en amuser un souper de Mécène ou d’Auguste quand il retrouvait ses puissants amis à Rome.

Sa douce et commode philosophie, qui n’était que la nonchalance de l’esprit et le chatouillement du cœur, se retrouvait dans presque toutes ses odes, comme dans celle-ci, adressée à un de ses jeunes hôtes à la campagne :

« Tu vois comme le mont Soracte commence à blanchir sous la haute neige ; les bras des arbres dépouillés de feuilles fléchissent sous le poids du givre et des frimas, et les fleuves, saisis par l’âpre gelée, ont suspendu leur cours. Cher ami, désarme l’hiver en prodiguant le bois à ton foyer, et que ton amphore sabine te verse plus libéralement un vin de quatre ans ! Abandonne aux dieux tout le reste. Quand il leur plaira d’enchaîner les vents qui se combattent sur la mer écumante, les cyprès et les ormes séculaires cesseront de plier sous leurs coups. Du lendemain garde-toi de prendre trop de souci, et jouis à la hâte du jour que le destin te prête. Si jeune encore et si loin de la grondeuse vieillesse, ne dédaigne pas les danses et les amours ; montre-toi sans honte au champ de Mars ou dans ces promenades publiques où l’on entend, aux heures convenues, les doux chuchotements des mystérieux entretiens ; épie cet éclat de rire folâtre qui trahit l’asile où la jeune fille s’est cachée dans ses jeux, et ravis-lui, après une feinte lutte, son bracelet ou son anneau. »

XXII

Tout portait l’âme d’Horace, en ce temps-là, à la sérénité, à l’insouciance des affaires publiques et aux plaisirs de la ville ou des champs. Auguste gouvernait si doucement qu’on ne sentait pas sa main ou qu’on ne la sentait que par ses bienfaits. Il voulait allécher Rome à la monarchie paternelle. Horace, maintenant rallié, célébrait quelquefois ses exploits en vers pindariques ; il passait de l’élégie à l’ode comme le musicien consommé d’une corde à l’autre sur le même instrument. Il avait entièrement oublié Brutus, Caton, Cicéron : la liberté orageuse ne valait pas, selon lui, la peine qu’on la pleurât ; d’ailleurs les hommes pouvaient bien trahir la cause trahie par les dieux. Il ne s’occupait que de son plaisir et de sa santé. Le médecin d’Auguste l’envoyait tantôt passer l’été aux bains froids de la Sabine, tantôt aux bains chauds de la Campanie ; on voit par ses épîtres que l’hydrothérapie était inventée à Rome comme à Paris dès ce temps-là. Il fit aussi quelques rares voyages en Calabre pour y visiter le berceau de son enfance et le tombeau de son père. Il revient avec délices dans plusieurs de ses compositions sur ces flots de Tarente et sur cette fontaine de Blandusie qui avaient pour lui la saveur des premiers souvenirs.

XXIII

La mort précoce du grand Virgile, qu’Horace aimait et célébrait sans envie dans toutes les circonstances, jeta une ombre sur l’âme d’Horace. Virgile vivait plus encore que son ami dans la familiarité d’Auguste ; après cette mort Auguste voulut rapprocher encore plus intimement Horace de lui ; il lui offrit l’emploi de secrétaire de son cabinet. « Jusqu’ici, écrit Auguste à Mécène dans une lettre citée par Suétone, je n’ai eu besoin de personne pour les lettres que j’écrivais à mes amis ; mais actuellement que je fléchis sous la multiplicité des affaires et sous le poids de l’âge, je désire vous enlever Horace ; qu’il vienne donc échanger votre table hospitalière et ouverte à tous, contre une table frugalement royale ; il nous aidera à écrire nos lettres. »

Mécène était magnifique, Auguste économe et sobre. « Un simple particulier dans l’aisance, dit Suétone, trouverait à peine digne de lui le mobilier, les lits, les tables d’Auguste. Il ne mangeait que du pain bis, de petits poissons, des fromages battus du lait de ses vaches, des figues vertes des deux saisons ; il ne buvait qu’un vin ordinaire trempé d’eau. Les repas qu’il donnait à ses amis étaient de la plus extrême simplicité ; il les égayait seulement pour ses convives d’un peu de musique. »

Horace, informé par Mécène de ce désir d’Auguste, qui eût été pour tout autre un ordre, s’excusa sur sa mauvaise santé, préférant son indépendance à une fortune tardive et inutile à son bonheur.

Auguste insista vivement dans un billet direct au poète. « Vantez-vous, lui dit-il dans ce billet, d’un grand crédit sur moi comme si vous étiez de ma maison ; vous en avez bien le droit, car il n’a pas dépendu de moi que cela ne se réalisât ; c’est la délicatesse seule de votre santé qui y a mis obstacle. Notre ami Septimus pourra vous dire que je suis loin de vous oublier, et, si vous avez été assez fier pour négliger mon amitié, mon intention n’est pas de vous rendre la pareille et de faire le fier comme vous. »

Cependant Horace publiait en ce moment le premier volume (rouleau) de ses œuvres. Ce volume choisi était très court. Auguste, après l’avoir appelé par badinage un petit homme, un délicat, un débauché de paresse, lui dit : « Dionysius m’a remis de votre part votre petit volume, et j’excuse son exiguïté en me rappelant celle de votre personne : vous ne voulez pas que vos livres soient plus grands que vous ! Mais, si la taille vous manque, l’embonpoint ne vous manque pas. Ne donnez, si vous voulez, à vos volumes que la hauteur d’une petite amphore, mais que leur rotondité, je vous prie, ressemble à celle de votre ceinture ! »

Ces plaisanteries entre le poète et l’empereur rappellent tout à fait celles des Médicis avec les grands poètes ou les grands artistes de leur temps. Louis XIV élevait quelquefois Racine, Molière et Boileau à sa présence, mais jamais à sa familiarité ; il avait la grandeur d’Auguste, il n’avait pas son esprit ; il laissait toujours la majesté du trône entre le génie et lui ; il semblait craindre que, s’il descendait de sa hauteur, on s’aperçût que le niveau était changé entre ces grands hommes et lui.

Auguste fut plus charmé dans ce volume par les épîtres que par les odes. Il aimait le naturel de préférence au sublime. « Sachez, écrivit-il à l’auteur, que je suis blessé de ce qu’aucune de ces épîtres ne me soit adressée. Avez-vous peur que la postérité ne sache que vous étiez mon ami ? »

Horace ne tarda pas à adresser à l’empereur une épître du sein de ses pénates d’Ustica. On y admire cette fable du Cheval, du Cerf et de l’Homme, également, mais très inférieurement versifiée par La Fontaine, et ce vers sublime de sens et de force :

Serviet æternum qui parvo nesciet uti ;
Il sera éternellement esclave celui qui n’a pas su vivre de peu.

Les offres d’Auguste et le danger de la cour, à laquelle il venait d’échapper, rendirent plus fréquents et plus longs ses séjours dans sa métairie de la Sabine ; il la décrit avec un charme toujours nouveau.

« Cher Quintius, écrit-il à un de ses amis de Rome, pour vous dire en détail la nature et la position de mon domaine, je n’attendrai pas que vous me demandiez si par ses moissons il nourrit son maître, s’il l’enrichit par ses fruits, par ses olives ou par ses vignes entrelacées aux ormeaux. Une vallée profonde, qui entrecoupe une chaîne de montagnes, reçoit à droite les rayons du soleil à son lever et se colore des clartés vaporeuses de son char qui fuit. La température vous enchanterait. Les buissons mêmes sont chargés de prunes et de cornouilles ; le chêne et l’yeuse prodiguent aux troupeaux leurs glands nourrissants, au maître un épais ombrage : on se croit transporté dans la verte Tarente. Une source assez abondante pour former un ruisseau et lui donner son nom coule, aussi fraîche, aussi limpide que l’Hèbre qui baigne la Thrace ; son eau est salutaire à la tête, salutaire à l’estomac. Telle est l’agréable et délicieuse retraite qui protège votre ami contre les influences malignes de septembre. »

Les peintres de la Rome actuelle s’y retirent encore aujourd’hui pour fuir les fièvres de la campagne romaine.

XXIV

C’est là qu’Horace se prêta aux désirs de ses amis lettrés, les Pisons, en écrivant ces épîtres, plus didactiques qu’agréables, qu’on a appelées son Art poétique.

C’est un cours de littérature abrégé et résumé en vers froids, secs, d’une admirable concision, mais d’une pénible lecture. La grâce et la mollesse, caractère des écrits d’Horace, ne pouvaient avoir leur place dans un sujet didactique ; les préceptes dénués de descriptions et d’épisodes n’appartiennent pas à la poésie, mais à la pédagogie. Boileau, quoique copiste d’Horace, a traité le même sujet dans son Art poétique avec une grande supériorité sur le poète romain, bien que Boileau fût infiniment moins poète que l’ami de Mécène ; mais Horace ne prétendait qu’à faire une ébauche, Boileau faisait un poème. En ce genre les Géorgiques de Virgile sont le chef-d’œuvre immortel des anciens et des modernes, parce que le spectacle de la nature et les travaux des champs sont un sujet bien plus susceptible de description et de sentiment que les leçons de rhétorique et de prosodie données en vers boiteux par Horace et par Boileau. Virgile, fils d’un potier de Mantoue et né parmi les pasteurs et les laboureurs des collines du lac de Garde, composait des souvenirs de son enfance des tableaux vivants dans son âme, tableaux qui vivront autant que la nature ; sa supériorité didactique ne vient pas seulement du poète, elle vient du sujet.

XXV

Cependant il y a un soir pour la vie des hommes heureux comme pour la vie des hommes obscurs ; celle d’Auguste touchait à son déclin ; ce déclin de son bonheur se révélait par la mort de Drusus, à qui il destinait le trône et qui promettait de rendre la liberté aux Romains. Par cette mort, Tibère, redouté d’Auguste, devenait son successeur naturel ; le sombre génie de Tibère attristait d’avance Auguste et Rome. On sentait dans le silence de cet héritier la préméditation de la tyrannie. Le peuple romain ne méritait peut-être pas mieux de ses maîtres : pourquoi avait-il livré sa liberté à César, à Auguste, aux légions ? Quand un peuple abdique par lâcheté ou par éblouissement entre les mains des soldats, il n’a plus le droit de se plaindre de la servitude ; celle de César était brillante, celle d’Auguste était douce, celle de Tibère pouvait être sinistre ; c’est la condition de l’hérédité du pouvoir absolu.

Au même moment Auguste perdait dans Mécène la sûreté des conseils et les délices d’une longue amitié. Horace allait perdre en lui le charme d’une familiarité aussi aimable que toute-puissante. La fièvre minait depuis trois ans Mécène. En se sentant mourir il légua à Auguste son ami Horace comme la meilleure partie de ses biens terrestres.

Souvenez-vous d’Horace autant que de moi-même ! écrit-il dans son testament.

Horace, brisé de douleur par la mort de Mécène, tomba malade à Rome le 27 novembre, et mourut d’amitié comme il en avait vécu. Belle mort pour un homme si aimant et si aimable. À l’exemple de Mécène il institua, par un testament verbal, Auguste pour son héritier universel. Sa maison de Rome, son petit domaine de la Sabine, sa villa de Tibur devinrent des biens de la famille impériale. On voit par là qu’il avait réellement concentré tout son cœur dans son attachement à Mécène et à Auguste. Sans épouse et sans enfants, il devait désirer que ses champs et ses huit esclaves tombassent dans le domaine d’un maître aussi doux que puissant.

Auguste, doublement affligé de ces deux brèches à son cœur, suivit à pied ses funérailles et le fit ensevelir aux Esquilies, à l’ombre du tombeau de Mécène.

Horace n’avait pas encore soixante ans ; le peuple le pleura ; son charme était l’amabilité, cette vertu du tempérament qui fait aimer toutes les autres. Son véritable monument fut le recueil de ses œuvres, qui se répandit à Rome et dans tout l’empire, par les soins d’Auguste, avec une prodigieuse profusion. Son incurie et sa modestie avaient négligé de rassembler ses œuvres fugitives pendant sa vie. Il tenait peu à la gloire pourvu qu’il fût heureux. Il devint immortel malgré lui ; le charme lui conquit le monde et ce charme dure encore. L’immortalité comme la vie est un don ; ce don de l’immortalité, il le dut au don de plaire ; ce don de plaire, il le dut au naturel, cette grâce involontaire de l’esprit. Ce don suprême du naturel ne s’acquiert pas ; il est dans le tempérament de l’homme plus que dans son talent : c’est la facilité de la force.

XXVI

Une immense renommée, renommée à la fois littéraire, aristocratique et populaire, s’attacha à la mémoire de ce poète de la cour, du plaisir et de la solitude, après sa mort. On fit des pèlerinages d’amitié et de poésie aux lieux que son séjour avait pour ainsi dire consacrés. L’historien romain Suétone raconte que, de son temps, c’est-à-dire sous l’empereur Trajan, on montrait encore avec vénération, près du petit bois de chênes verts de Tibur (Tivoli), la petite maison de plaisance qu’Horace avait habitée. Sa maison d’Ustica dans la Sabine, sa chère fontaine de Blandusie, près de la petite villa napolitaine de Venouse, le lieu de sa naissance, aujourd’hui Palazzo, restèrent éternellement l’objet du même pèlerinage et du même culte de la mémoire. L’homme illustre, surtout l’homme aimé, laisse comme le cygne une plume de ses ailes et une harmonie de son chant suprême aux lieux où il s’est abattu. On se plaît à retrouver son âme dans leurs sites favoris ; l’âme doucement philosophique d’Horace est à Ustica, ce recueillement de sa vie rurale entre deux montagnes de la Sabine ; l’âme voluptueuse et poétique d’Horace est à Tibur, ce délassement passager de la cour et des plaisirs de Rome, à l’ombre de la villa de Mécène, qui la couvrait de son amitié : l’amitié, en effet, fut sa véritable muse ; c’est par excellence le poète de l’amitié, parce que l’amitié est une passion douce et tempérée qui échauffe l’âme sans la consumer comme l’amour. Soigneux de sa santé morale après quelques débauches de jeunesse, il s’était mis au régime des sentiments qui n’ont point de lie. Il était sobre dans ses passions comme à sa table ; glisser sur la vie sans trop appuyer était sa devise comme celle de Fontenelle et de Saint-Évremond. Le mot qui résume le mieux le nom d’Horace est amabilité ; il n’est pas grand, il n’est pas sublime, il n’est pas passionné, il n’est pas sérieux, il est même rarement tendre, mais il est aimable ; et la postérité, qui le récompense à bon droit de lui plaire, l’admettra à jamais au premier rang des hommes de bonne compagnie.

C’est ce caractère d’homme aimable, de charmant convive et d’hôte de bonne compagnie qui lui conserve une place de choix dans nos bibliothèques. Les jeunes gens en font peu d’estime, mais les hommes d’un certain âge l’adorent. Voltaire, à quatre-vingt-trois ans, adressa à l’ombre d’Horace une de ses plus juvéniles épîtres ; il ne manqua à ces vers que l’accompagnement du murmure des Cascatelles de Tivoli, qui mouillaient de leur écume les tablettes du poète latin quand il écrivait d’une main si légère ses propres épîtres badines à Mécène. Écoutez Voltaire ; vous croiriez entendre Horace encore.

XXVII

« Je t’écris aujourd’hui, voluptueux Horace,
À toi qui respiras la mollesse et la grâce,
Qui, facile en tes vers et gai dans tes discours,
Chantas les doux loisirs, les vins et les amours,
Et qui connus si bien cette sagesse aimable
Que n’eut point de Quinault le rival intraitable.
Je suis un peu fâché, pour Virgile et pour toi,
Que, tous deux nés Romains, vous flattiez tant un roi ;
Mon Frédéric, du moins, né roi très légitime,
Ne dut point ses grandeurs aux bassesses du crime.
Ton maître était un fourbe, un tranquille assassin ;
Pour voler son tuteur il lui perça le sein ;
Il trahit Cicéron, père de la patrie ;
Amant incestueux de sa fille Julie,
De son rival Ovide il proscrivit les vers
Et fit transir sa muse au milieu des déserts.
Je sais que prudemment le politique Octave
Payait l’encens flatteur d’un plus adroit esclave ;
Frédéric exigeait des soins moins complaisants.
Nous soupions avec lui sans avilir l’encens ;
De son goût délicat la finesse agréable
Faisait, sans nous gêner, les honneurs de sa table.
Nul roi ne fut jamais si fertile en bons mots
Contre les préjugés, les fripons et les sots.
Maupertuis gâta tout ; l’orgueil philosophique
Aigrit de nos beaux jours la douceur pacifique ;
Le plaisir s’envola : je partis avec lui !
Je cherchai la retraite ; on disait que l’ennui
De ce repos trompeur est l’insipide frère.
Oui, la retraite pèse à qui n’en sait rien faire ;
Mais l’esprit qui s’occupe y goûte un vrai bonheur.
Tibur valait pour toi la cour de l’empereur ;
Tibur, dont tu nous fais l’agréable peinture,
Surpassa les jardins vantés par Épicure.
Je crois Ferney plus beau ; les regards étonnés,
Sur cent vallons fleuris doucement promenés,
De la mer de Genève admirent l’étendue,
Et les Alpes, au loin s’élevant dans la nue,
D’un large amphithéâtre embrassent les coteaux
Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux.
Là quatre États divers arrêtent ma pensée :
Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts,
Et du bord de mon lac à tes rives du Tibre
Je te dis, mais tout bas : Heureux un peuple libre !
Je suis libre en secret dans mon obscurité.
Ma retraite et mon âge ont fait ma sûreté.
Je fais un peu de bien, c’est mon plus bel ouvrage !
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Tes vers en tout pays sont cités d’âge en âge ;
J’ai vécu plus que toi, mes vers dureront moins ;
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins
À suivre les leçons de ta philosophie,
À mépriser la mort en savourant la vie,
À lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.

« Avec toi l’on apprend à souffrir l’indigence,
À jouir sagement d’une honnête opulence,
À vivre avec soi-même, à servir ses amis,
À se moquer un peu de ses sots ennemis,
À sortir d’une vie, ou triste ou fortunée.
En rendant grâce aux dieux de nous l’avoir donnée.
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Profitons bien du temps, ce sont là tes maximes :
Cher Horace, plains-moi de les tracer en rimes ;
La rime est nécessaire à nos jargons nouveaux,
Enfants demi-polis des Normands et des Goths ;
Elle flatte l’oreille, et souvent la césure
Plaît je ne sais comment en rompant la mesure ;
Des beaux vers pleins de sens le lecteur est charmé ;
Corneille, Despréaux et Racine ont rimé ;
Mais j’apprends qu’aujourd’hui Melpomène propose
D’abaisser son cothurne et de chanter en prose ! »

Voilà ce que pensait d’Horace l’homme qui, dans ses derniers jours, lui ressemblait le plus, et qui, après avoir détendu son âme, sa vie et son style, écrivait à Ferney des familiarités d’esprit dignes de Tibur. Seulement le vieillard de Ferney n’avait pas le droit d’accuser trop Virgile et Horace de leurs complaisances envers Auguste, lui qui avait été le complaisant de Frédéric, le plus spirituel, mais le plus pervers des rois ; lui qui excusait dans Catherine de Russie jusqu’au meurtre prémédité d’un époux pour affranchir ses mœurs dépravées et pour régner à la place d’un fils au nom des prétoriens de la Russie et au mépris des lois de l’empire. Frédéric, Catherine II, Octave, devenu Auguste, avaient peu à s’envier en fait d’immoralité et d’ambition, sinon de crimes ; mais Auguste, repentant et vieilli, faisait depuis longtemps oublier Octave quand Horace, entraîné par Mécène, consentit non à l’absoudre, mais à lui pardonner. Il y eut faiblesse peut-être, mais nulle bassesse intéressée dans l’amitié tardive d’Horace pour le maître du monde ; il ne lui demanda jamais rien que son indépendance et son toit de paysan aisé dans son domaine des montagnes de la Sabine. Voltaire, à cet égard, il faut en convenir, fut aussi désintéressé dans ses cajoleries à Frédéric et à Catherine qu’Horace. Il fit sa fortune par les produits de son talent, par les souscriptions à la Henriade en Angleterre et par quelques entreprises heureuses dans les vivres de l’armée, sous les auspices des fournisseurs les frères Paris ; puis il se retira, non dans sa médiocrité comme Horace, mais dans son opulence rurale, pour vivre magnifiquement et pour penser librement au bord d’un lac plus beau que les cascades d’Horace à Tibur. Voltaire, dans ses dernières années, fut aussi spirituel dans ses vers familiers qu’Horace ; mais, quoiqu’il fût plus grand que le solitaire de Tibur, il ne fut jamais aussi gracieux ni aussi aimable.

L’amabilité, voilà le génie qui préside à la vie comme à la poésie de l’ami de Mécène. L’amabilité peut se définir le don d’aimer et d’être aimé ; ce don se révèle dans les œuvres d’un écrivain comme dans son caractère ; il n’est pas le génie, mais il est le charme, cette qualité indéfinissable qui est le génie de l’agrément ; le don de plaire, ce don de plaire qu’on n’a jamais pu définir parce qu’il est divin, est bien rarement compatible avec l’austérité de l’esprit, du caractère et des œuvres d’un homme. Mais il semble avoir été donné aux hommes fragiles, précisément pour leur faire pardonner un peu de la fragilité humaine. Ce sont des hommes de grâce : il n’y a de grâce que dans ce qui plie. D’ailleurs on éprouve en secret un certain plaisir à leur pardonner ce qu’on ne peut approuver en eux ; l’indulgence n’est pas seulement une vertu, c’est un plaisir ; c’est ce plaisir qu’on éprouve à lire et à aimer Horace comme à lire et à aimer ce grand enfant très vicieux qu’on appelle chez nous La Fontaine. Il y a de l’éternelle jeunesse dans Horace comme il y a de l’éternelle enfance dans La Fontaine ; seulement j’aime mieux l’éternelle jeunesse de l’un que l’éternelle enfance de l’autre. La jeunesse d’Horace devint maturité en vieillissant : il vécut voluptueux et mourut philosophe ; La Fontaine mourut aussi enfant qu’il avait vécu.

Telle est la vie d’Horace en prose ; nous allons la retrouver dans ses œuvres ; chacun de ses vers est une empreinte de sa vie ; il semait sa route de ses feuilles et de ses fleurs ; comme une canéphore dans les processions antiques, on le suit à la trace de ses parfums.