(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre II »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre II »

Chapitre II

I. Philiberte. — II. La Pierre de touche.

I. Philiberte

« Lorsque Cendrillon avait fait son ouvrage, elle s’allait mettre au coin de la cheminée et s’asseoir dans les cendres. Cependant, avec ses méchants habits, elle ne laissait pas d’être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues magnifiquement. »

Ainsi commence, ou à peu près, ce conte charmant de la beauté tirée de la cendre, brillante et joyeuse, comme une flamme soudaine. Cette histoire de la laideur métamorphosée en grâce, au coup de la baguette de fée de l’Amour, n’est pas nouvelle ; on la retrouverait, en cherchant bien, variée et reproduite sous mille formes, dans les récits des conteurs de la France et de l’Italie. M. de Balzac nous faisait assister, dans son Curé de Village, à un de ces miracles de la transfiguration visible.

Qui ne se souvient de sa véronique, cette enfant idéale, née dans une échoppe de brocanteur auvergnat, comme une Vierge de Raphaël égarée parmi des croûtes de bric-à-brac. La petite vérole vient frapper de laideur cette tête angélique, mais l’âme reste intacte et pure, derrière son masque de taches et de cicatrices ; elle le soulève pour aimer, pour prier, pour accomplir chacun des grands actes de sa vie morale ; et alors reparaît, dans la pureté de ses lignes, dans la douce plénitude de son contour, dans le suave éclat de ses rougeurs, le visage virginal enfoui sous sa lèpre, comme une perle cachée sous terre. Ravissant et merveilleux prodige emprunté aux extases de la mysticité chrétienne et coloré d’un phénomène de lumière par le grand peintre des teintes magiques.

Plus récemment encore, George Sand s’amusait à peigner et à décrasser une petite nymphe crottée du Berry. Elle apprivoisait cette chèvre sauvage, elle changeait en fleur cette nature d’ortie hérissée, et ce doux sortilège s’accomplissait, au son de la flûte bucolique, dans un paysage digne d’encadrer les magies amoureuses de la Symétha de Théocrite.

Le sujet de Philiberte est le même, au fond, que celui de Cendrillon et de la Petite Fadette. Mais les vers ne font pas la poésie, et, quoique rimée d’un bout à l’autre en alexandrins réguliers, la comédie du Gymnase est infiniment moins poétique que le conte de Perrault et l’idylle de George Sand. Tout d’abord, et pour commencer par le commencement, je n’aime pas ce nom de Philiberte donné à la beauté voilée et souffrante. Philiberte, c’est le féminin et comme qui dirait la particulière d’un nom tapageur, traîné par le vaudeville et le roman de bas étage dans les estaminets des deux mondes. Philibert sent l’absinthe, le vespétro, le tabac de caporal, la vie des cafés et des salles de billard ; il veut dire mauvais sujet, comme Arthur signifie amant de cœur et joli garçon ; il baptise au petit verre le personnage qui s’en est coiffé. Philiberte se ressent de ce voisinage ; à ce mot seul, il me semble voir un bonnet qui s’envole du côté des moulins à vent.

Ma remarque pourra paraître minutieuse, mais ce n’est pas une petite chose pour un poète de savoir donner à son héroïne un nom qui aille à son caractère comme une guirlande à son front. « S’il te naît une fille, — disent les livres sacrés de l’Inde, — donne-lui un nom doux, facile à prononcer, et qui résonne harmonieusement à l’oreille. » Molière, Shakespeare, et tous les grands poètes ont suivi, sans le savoir, le conseil des brahmes ; Shakespeare surtout, qui, pour parer ses filles de prédilection, va cueillir on ne sait où, dans la lune, sur les nuées, des noms inouïs, éthérés, célestes, des auréoles de pudeur, des étoiles de couronnement.

Ceci dit, entrons dans le château de Grandchamp, château en Dauphiné et non en Espagne, comme vous pourriez le croire tout a l’heure. Philiberte est la fille du premier mariage de la marquise de céans. Elle se croit laide, tout le monde le croit dans son entourage. Sa mère, qui déteste en elle l’enfant d’un mari abhorré, la rebute et la maltraite depuis son enfance ; jamais un tendre regard n’a réjoui ses yeux ; jamais un mot d’amour n’a fait battre son cœur ; et pourtant elle se présente aux prétendus avec un million dans chaque main. Ne voyez-vous pas d’ici toute la vraisemblance de la comédie écrasée, du premier coup, sous le poids de ces deux millions chimériques ?

Comment une héritière de ce calibre peut-elle se croire laide ? Le paradoxe est flagrant ; mais, à moins d’être borgne, cagneuse ou bancale, une jeune fille ornée de deux millions trouvera cent prétendus pour célébrer sa beauté, sur tous les modes de la flatterie et du madrigal. Tout aura conspiré autour d’elle pour lui persuader qu’elle est belle, les bijoux, les diamants, les belles robes, les riches parures, les miroirs eux-mêmes qui mentent toujours quand on les consulte dans des cadres d’or. Voilà que je ne crois plus, dès la première scène, aux humiliations de votre Philiberte. Mettez des violettes dans un vase de porcelaine de vieux Sèvres, et vous me direz bientôt des nouvelles de leur modestie.

Notez que M. Augier a placé sa comédie au dix-huitièmesiècle, sous Louis XVI, à cette époque de politesse raffinée et de mœurs exquises, ou la galanterie française mettait l’encens en bonbonnière et l’offrait aux dames, avec des grâces infinies. Alors toutes les femmes étaient belles, charmantes, désirables : la France entière avait les yeux et le tempérament de Chérubin : elle adorait Rosine, elle aurait aimé Marceline. « Pourquoi non ? — s’écrie le page ; — elle est femme, elle est fille ; une femme ! une fille ! ah ! que ces noms sont doux, qu’ils sont intéressants ! »

Quoi qu’il en soit, Philiberte se croit laide ; cependant elle n’est que gauche et timide. Sa sœur Julie, l’enfant gâté de la maison, qui se marie, le jour même, avec M. le comte d’Ollivon, essaye en vain d’entrouvrir à l’espoir cette âme repliée sur elle-même. Elle lui parle de M. Raymond de Taulignan, un jeune gentilhomme du voisinage, dont elle a deviné l’amour ombrageux et taciturne ; car Raymond est pauvre, et les deux millions effarouchent sa fierté craintive. Philiberte aussi aime en secret ce beau ténébreux, mais elle désespère d’être aimée :

Tiens, ne ranime pas cette espérance morte.
Aux désenchantements je ne veux pas m’offrir.
Aimer sans la beauté, c’est chercher à souffrir.

Il y a de beaux vers et d’ingénieuses cajoleries dans cette causerie des deux sœurs.

Arrive le duc de Charamaule et le chevalier de Talmay, l’oncle et le neveu, un roué qui se couche et un fat qui se lève. Le duc est le parrain des deux jeunes filles ; il vient signer au contrat de Julie, et il profite de l’occasion pour demander à la marquise la main de Philiberte. Le roi Louis XVI voit de mauvais œil ce vieux garçon du Parc-aux-Cerfs ; il lui a enjoint d’avoir à présenter à la cour, avant six mois, une duchesse de Charamaule. Que lui faut-il pour éviter le ridicule d’un mariage posthume ? Un laideron vertueux qui soit charmé de coiffer sainte Catherine sous la perruque d’un duc et pair. Philiberte est laide, elle est sa filleule, il lui veut du bien : va donc pour Philiberte !

— Monsieur, je vous l’accorde avec reconnaissance…

Ainsi lui répond la marquise : pourtant le duc ne veut pas jouer le rôle d’Arnolphe ; il lui faut le consentement de la jeune fille, mais à la guerre comme à la guerre ! Un mot de Raymond lui a fait pressentir un rival : il commence donc par insinuer à Philiberte que le gentilhomme ruiné ne soupire que pour les beaux yeux de sa cassette, puis il risque une déclaration : celle d’un vieillard qui propose le mariage… moins le mari ; une sinécure. La proposition est brutale et ne mâche pas le mot qu’elle devrait au moins sous-entendre. Le cynisme du libertin y perce sous le patelinage du vieillard. Il y a quelque chose qui choque et qui offusque dans cette situation. On n’aime pas à voir la vieillesse s’afficher ainsi devant la jeunesse. Philiberte ressent vivement le dédain que renferme l’offre de cette main goutteuse. Toute espérance d’ailleurs est perdue pour elle ; Raymond n’aimait que sa fortune. Aussi, quand le jeune homme, enhardi par Julie, vient résolument lui avouer son amour, l’héritière se redresse et répond à ce loyal aveu comme on répondrait à la mendicité d’un parasite. Le jeune homme, qui ne comprend rien à ces dures paroles, les reçoit comme une leçon donnée à la pauvreté qui s’expose, et jure de perdre son nom si on l’y reprend.

Le second acte est tout entier dans la métamorphose du laideron touché par l’amour. Le chevalier de Talmay, qui s’ennuie dans ce château de province, s’amourache de Philiberte pour se distraire. Il a découvert sous ces traits obscurs quelque chose qui ressemble à de la beauté ; il a frappé sur cet esprit engourdi et il en a fait sortir de vives étincelles ; bref, le chevalier est amoureux, autant qu’il peut l’être, et le voilà qui se jette aux pieds de la délaissée en lui proposant d’être… sa maîtresse. Mais où sommes-nous ? — A Cithère ? à Paphos ? à Cosmopolis ? où chez la petite Lolo, à l’enseigne de la Frivolité ? — comme disent les frontispices des petits livres galants du dix-huitième siècle. En vérité, M. le chevalier de Talmay n’accosterait pas une grisette des Porcherons avec ce sans gêne expéditif et débraillé. C’est le tort de là comédie de M. Augier, et nous y reviendrons tout à l’heure, de méconnaître, à chaque instant, les convenances de l’époque qu’elle a choisie, du cadre dans lequel elle s’est placée, du rang et de la figure des personnages qu’elle met en scène ; il introduit les mœurs de la tonnelle et de la taverne dans ce château aristocratique :

Immitit liquidis fontibus aprum…

Ce qu’on pourrait traduire : il lâche le… sanglier de Rabelais dans le boudoir de porcelaines du dix-huitième siècle.

Philiberte n’entend qu’une chose dans la proposition du chevalier : elle peut être aimée puisqu’on la désire. Raymond ne mentait donc pas ! Et alors Cendrillon secoue ses cendres, le papillon s’élance de sa chrysalide. Mais, si l’élan de la métamorphose est vif, soudain, bien senti, le bruit qu’elle fait est, selon nous, singulièrement faux et criard. D’une fleur repliée qui s’entr’ouvre il sort des parfums et non des pétards et des fusées volantes : or, à peine réveillée de ce long sommeil du cœur et des sens où elle a dormi la grasse matinée de sa jeunesse, Philiberte se met à faire de l’esprit comme si c’était son métier, de l’esprit à pile ou face, envers et contre tous, en veux-tu, en voilà, de l’esprit rédigé, limé, aiguisé, barbelé, pointu par les deux bouts.

On dirait que, dans sa joie, elle casse une tirelire pleine d’épigrammes économisées et qu’elle jette d’un coup par la fenêtre ses épargnes de vingt ans de silence et de niaiserie feinte. Vous figurez-vous Galatée sortant par une pirouette du marbre léthargique qui la pétrifiait ? Quelques mots simples, exhalés, comme des soupirs, d’un cœur dilaté, auraient mieux valu que ce cliquetis prétentieux ; nous aurions même préféré à tout son tapage l’éclat de rire nerveux qui le termine et qui crie les voluptés poignantes d’une transformation intérieure.

Restée seule avec sa soeur Julie, Philiberte lui raconte comme quoi elle vient de se découvrir un attrait, un charme, la possibilité d’être aimée ; puis les paroles du chevalier reviennent à sa mémoire, et elle s’étonne de rougir si tard de cette impudence. C’est tout simple, lui dit Julie :

…. . Croyant faire peur à l’amour,
Tu n’étais qu’une enfant, ma soeur, jusqu’à ce jour,
Tu viens, en un instant, de faire un pas immense,
Car c’est à la pudeur que la femme commence,
Et la pudeur, au fond, n’est que le sentiment
Qu’un homme peut nous voir avec des yeux d’amant.

Philiberte

Alors je n’étais pas pudique ? Je proteste.

julie

Eh bien, non ! jusqu’ici tu n’étais que modeste.
La preuve sans réplique est que, sur le moment,
L’insulte ne t’a fait qu’un doux étonnement.

Mais voilà que ce dialogue nous rappelle, comme un air, joué sur un piano de salon bourgeois, pourrait rappeler quelque idéale mélodie de harpe éolienne suspendue aux branches d’un pin d’Italie dans l’Isola bella, le duo virginal de la Ninon et de la Ninette d’Alfred de Musset :

Ninon

L’eau, la terre et les vents, tout s’emplit d’harmonies
Un jeune rossignol chante au fond de mon cœur.
J’entends sous les roseaux murmurer des génies…
Ai-je de nouveaux sens inconnus à ma sœur ?

Ninette

Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine
Les baisers du zéphyr trembler sur la fontaine,
Et l’ombre des tilleuls passer sur mes bras nus ?
Ma sœur est une enfant, — et je ne le suis plus.

La situation est presque la même, mais comme on se sent tout de suite sous un ciel plus pur, dans un air plus subtil, en contact avec des organisations plus exquises ! Qu’il y a loin de la grande fille déniaisée du château de Grandchamp aux deux sensitives frissonnantes du jardin de Laerte, et comme ces pudeurs positives et raisonneuses qui sentent le parloir et le pensionnat ressemblent peu aux rougeurs d’albâtre éclairée par dedans qui colorent ces strophes diaphanes, à travers lesquelles circule le sang ému et ivre de la seizième année !

Cependant, Raymond méconnu ne veut plus rien entendre : les paroles de Philiberte l’ont frappé au cœur ; la blessure est incurable ; il n’aime plus, il n’aimera jamais. La jeune fille se désespère et Julie lui conseille de faire la coquette pour ramener son infidèle.

Ainsi agit Philiberte, et elle n’a pas de peine à faire tomber à ses pieds cet écervelé de chevalier, qui lui offre son cœur, sa main et l’héritage de son oncle par-dessus le marché. Le vieux duc, qui n’a pas renoncé à son projet, survient à la traverse, et alors s’engage, entre les deux rivaux, une lutte burlesque et gouailleuse, où l’insolence du chevalier passe vraiment les bornes. Jamais Scapin ne bafoua Géronte mis en sac avec l’effronterie de ce neveu turlupinant son oncle, son seigneur, le maître et le chef de sa maison. Il lui jette à la tête ses soixante ans et ses rhumatismes ; il le pousse à coups de chiquenaudes jusque sur le bord de sa tombe ; il rit au nez de ce visage vénérable qui a reflété Louis XIV soleillant dans sa gloire. Il y a un moment où le vieux gentilhomme, tombé à genoux devant Philiberte, se relève chancelant et courbé en deux sur sa grande canne patricienne : Houp là ! lui crie ce gamin poudré. Pourquoi pas Hue ! dia ! comme à un vieux cheval abattu ? Certes, les neveux ont eu, de tout temps, au théâtre, d’étranges privautés avec leurs oncles, à la condition cependant qu’ils restent dans le vague et dans le lieu commun de cette parenté vouée à toutes les irrévérences et à tous les camouflets de la comédie. Mais, si vous avez fait de votre oncle un duc et pair de la cour de Louis XVI, investi d’un nom historique et d’un illustre blason, à l’instant même vous lui devez les respects et les hommages dont la noblesse française entourait alors les aînés de ses branches et les suzerains de ses races. Pour qui sait quelle grande ombre jetait un duc dans le monde, même à ce crépuscule de la monarchie, de quel pied de pourpre il foulait la terre, et quelle solennelle étiquette régnait jusque dans l’intérieur de ces grandes familles rangées en face du trône et en vue du peuple, les incartades du chevalier de Talmay divaguent d’inconvenance et de contresens.

Philiberte, pour éprouver, une dernière fois, l’amour de Raymond, remet à son arbitrage les rivalités de ses deux prétendants : qu’il choisisse, pour elle, entre l’oncle et le neveu ; le contrat, rédigé et signé, avec le nom du mari en blanc, n’attend plus que sa décision. Le jeune homme préfère la mort à cette corvée, et, pour mourir, il provoque M. de Talmay. Mais jamais suicidé ne sut plus mal son métier : au lieu de se laisser enferrer par le chevalier, c’est lui qui l’estropie, et, pour le dédommager de son égratignure, il le désigne au notaire qui attend son arrêt, la plume en main. Mais Julie a lu la mort dans sa pâleur. « Il t’aime, il va se tuer », crie-t-elle à sa sœur. Philiberte le supplie de vivre, de l’aimer et de l’épouser. Il daigne y consentir ; le duc épousera madame de Grandchamp, M. d’Ollivon épouse toujours Julie, si bien que M. le chevalier de Talmay reste seul garçon au milieu de cette noce immense.

Ainsi finit la comédie de M. Augier, par un dénouement de conte de fées ou de fantaisie romanesque ; ses caractères sont des esquisses plutôt que des figures. Philiberte, assez touchante en chrysalide, devient un assez médiocre papillon dès qu’elle est éclose ; elle tourne à l’aigre-doux, au précieux, à l’entortillage, et, pour ma part, je le répète, je trouve discordante et fausse au possible la scène où cet esprit, en retard, comme une aiguille d’horloge paresseuse, sonne vingt-cinq carillons à l’heure pour se rattraper. Le Raymond, calqué sur le Fulgence de madame Sand, est honnête, mais désagréable ; sa loyauté est toute en pointes, on ne sait par quel bout la prendre. Oui s’y frotte s’y pique ; c’est le hérisson de la vertu. L’oncle est un oncle, le neveu est un neveu, la mère ?… un pastel de marâtre. Restent Julie, une bonne enfant, rien de plus, et M. le comte d’Ollivon, le type le plus fin et le mieux réussi, selon moi, de la comédie. Il a une grâce originale, ce gentilhomme parfumé de politesse et froid comme une perce-neige.

On le voit, ce n’est pas précisément une galerie de caractères que la comédie de M. Augier. Est-ce un imbroglio de mouvement et de pétulance ?

Mon Dieu ! non ; on va, on vient, on se rencontre, on se quitte, on se retrouve, avec la nonchalance et le laisser-aller de la campagne. Quel est donc la raison d’être de son grand succès : le dialogue, l’esprit, la poésie, le style ? Ici, je demande la permission d’être de mon avis et de le dire en toute franchise. M. Emile Augier n’a ni originalité, ni manière ; il vague de la copie de Molière à l’imitation d’Alfred de Musset, avec l’indécision du pastiche en quête. Son tempérament poétique se compose d’une propension saillante à la gaillardise, et une foule de petites velléités romanesques et lyriques, aussi embarrassées de croître et d’aboutir sur ce fonds gaulois que le seraient des fleurs bleues semées sur un jambon. Grattez l’élégance vernie et superficielle de son style, vous trouverez une tendance, à peine contenue, à la panse et à la trogne de la facétie rabelaisienne et je ne sais quelle façon prosaïque et positive d’entendre les choses, peu favorable à l’éclosion de la poésie. La bedaine de Gorgibus pointe jusque sous le gilet brodé de ses raffinés ; ses jeunes filles elles-mêmes s’échappent par moments en propos incongrus qui écorchent l’oreille la moins scrupuleuse. « Il faut rimer sur les roses et mordre dans les pommes », a dit Goethe. Le poète mord dans les roses et dans les pommes du même appétit. Ainsi toute la gentilhommière de Philiberte parle de son mieux la langue forte en gueule des farces de Molière, mêlée au mièvre jargon des petits-maîtres. L’odeur de la farine du tréteau se mêle au parfum de la poudre à la maréchale ; Gautier Garguille donne à Marivaux des crocs-en-jambe qui le font tomber à plat, du haut de ses quintessences, sur le pavé du Pont-Neuf.

Le malheur est que la poésie de M. Augier n’a ni la franchise de sa crudité ni l’embonpoint de sa nourriture. Elle mêle des phraséologies d’harmonica à ses gorges chaudes ; elle chante la verdure en dînant sur l’herbe. Ses personnages, lorsqu’ils s’avisent de pindariser et d’admirer le ciel bleu, me rappellent tout à fait les Philistins de la chanson d’Henri Heine :

« Des Philistins, dans leurs habits du dimanche, se promènent à travers bois et vallons ; ils poussent des cris de joie, ils frétillent comme des poissons, ils saluent la belle nature. Ils admirent, avec des yeux ébahis, comme tout cela brille d’une façon romantique ; ils dressent les oreilles pour entendre la chanson… des moineaux. »

Au fond, M. Augier est toujours le poète qui, dans Gabrielle, a raillé la rêverie, la mélancolie, l’idéal, et qui, dans la même pièce, s’est moqué de la lune par-devant notaire.

Le vers se ressent de cette indécision générale : il flâne d’A quoi rêvent les jeunes filles, aux Femmes savantes picorant ici et là une rime, un tour, une vieillerie de langage, une coquetterie de mots, une perle ou un grain de mil. Flasque et relâché dans sa contexture, il s’effile en pointe à la fin et lance le mot avec une prestesse qui fait illusion. Il serait injuste de lui refuser l’agilité de l’allure et la souplesse du tour, mais, en revanche, quelle disparate dans sa facture ; de quelles nuances, incohérentes et criardes, est plaquée cette mosaïque de procédés et de centons, ou les tournures de Molière s’embarrassent dans les enjambements de la poésie moderne et coudoient les pointes de Dorat et de Marivaux ? Musc et ail, concetti et lazzi, drogues et dragées, épices et fadeurs, une casserole de parfums, une sauce aux mille fleurs…

Maintenant, toute part faite à la critique, et nous l’aurions voulue moins entière, il serait injuste de ne pas reconnaître, dans la comédie de M. Augier, de la verve comique, de l’esprit, de vives boutades, une belle humeur dont le nez nous déplaît parce qu’il est trop rouge, mais qui a parfois de larges éclats et de francs entrains. Le succès, nous le répétons, a été très vif, très bruyant, presque général. Les pièces ont leurs fortunes comme les livres. L’Aventurière n’a eu qu’une vingtaine de représentations, Philiberte en aura peut-être soixante. Et pourtant celle-là était la fille légitime, celle-ci n’est que la bâtarde de Molière.

II. La Pierre de touche

J’aurai fort à dire et fort à reprendre sur la Pierre de touche, de MM. Jules Sandeau et Émile Augier. Elle a choqué souvent, blessé parfois, inquiété toujours, mais elle n’a jamais ennuyé ; elle est brusquée, décousue, sans vérité sociale et sans vie morale ; mais elle amuse, elle intéresse, elle tient en haleine, elle jette aux yeux la poudre d’or de l’esprit ; elle vivra, je le crois du moins, quoiqu’elle n’ait fait que se donner la peine de naître… tout au plus.

Elle est sortie, mais comme un serpent sortirait d’un œuf de tourterelle, d’un beau livre de M. Sandeau : un Héritage ; un de ces contes d’Allemagne tels que sait les écrire le poète de Marianna et de Mademoiselle de la Seiglière, tendres et plaintives histoires doucement filées, lentement dévidées, semées de mille nuances exquises et légères, et qu’on dirait destinées à ces blondes jeunes filles des pays du Rhin qui, tout en lisant, filent le rouet ou tricotent les bas de Marguerite et veulent se perdre doucement dans les rêves du coeur, sans laisser échapper une maille.

D’un Héritage, les auteurs n’ont pris que les noms et l’idée première. C’était une idylle de la vie intime : ils en ont presque fait un drame ; c’était la fable du Savetier et du Financier, de la Fontaine, chantée sur la flûte de Werther : ils l’ont grossie et renforcée à plaisir. Le héros du livre, séduit un moment par la fortune, revenait bien vite demander à la pauvreté ses inspirations et ses rêves ; il se pervertit dans la pièce ; il s’endurcit, il se déshonore ; et vous allez voir dans quels excès et dans quelles ignominies vraiment incroyables il va s’enfoncer.

Au premier acte, nous sommes dans l’atelier du peintre Spiegel et du musicien Frantz Wagner, deux amis qui ont mis leur vie et leur avenir en commun. Part à deux, mais non part égale : car, à cette vie jumelle, Spiegel apporte son travail, sa gaieté, son dévouement, et Frantz ne met que ses songes creux, ses chimères, ses aspirations à la fortune et la fainéantise voluptueuse du grand homme incompris qui déclame contre l’ineptie de son siècle, les mains dans ses poches. Cependant, on nous assure que Frantz Wagner est un musicien de génie ; il a composé, entre autres merveilles, une symphonie digne de Beethoven. C’est là l’erreur capitale de la comédie ; en versant le génie dans l’être misérable que nous allons voir à l’œuvre, elle a fêlé son type, dénaturé sa morale et produit un caractère odieux, nauséabond, répulsif, nectar aigri, ambroisie tournée, mixture impossible de ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme.

Quoi qu’il en soit, Spiegel est le premier à croire au génie de son camarade ; il est à la fois le prêtre et le sacristain de son idole. Il le célèbre et il l’entretient ; il l’adore et il le dessert ; il lui sacrifie tout, son temps, sa renommée, son talent, qu’il dépense, pour le nourrir, en travaux vulgaires, tout, jusqu’à son amour pour Frédérique, une jeune et belle orpheline recueillie dans l’atelier fraternel, qu’il fiance lui-même à son ami, dès qu’il s’aperçoit qu’elle en est aimée. Le sacrifice est beau, il est trop beau, pour tout dire ; il étonne plus qu’on ne l’admire, et je ne sais quel sentiment secret proteste en vous contre tant d’héroïsme.

L’amour est plus fort que la mort ; il est plus fort aussi que l’amitié. Le jeune dieu, aveugle et violent, qui secoue d’une main un flambeau et brandit de l’autre une flèche acérée, a bien vite raison, lorsqu’il est aux prises avec elle, de la jeune et placide déesse que les anciens représentaient la poitrine entr’ouverte à l’endroit du cœur et tranquillement appuyée sur un cep de vigne enroulé autour d’un ormeau. L’amour est le soleil, l’amitié est la lune de l’âme, et, comme la lune du ciel visible, elle est éclipsée par l’amour, lorsqu’elle se rencontre avec lui. C’est la loi, c’est la règle, c’est le phénomène fatal et sacré de la nature. Dans la tragédie de Rodogune, il y a de beaux vers qui sonnent, comme un chœur de clairons, cette impétueuse victoire de l’amour triomphant de l’amitié : c’est dans la scène où les deux princes reconnaissent avec effroi qu’ils aiment également leur captive.

Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle !
Amour, qui doit ici vaincre, de vous ou d’elle ?

s’écrie le timide Séleucus. Mais Antiochus répond, avec l’enthousiasme de sa passion nouvelle :

L’amour, l’amour doit vaincre, et la triste amitié
Ne doit être à tous deux qu’un objet de pitié.
Un grand cœur cède un trône et le cède avec gloire ;
Cet effort de vertu couronne sa mémoire.
Mais, lorsqu’un digne objet a pu nous enflammer,
Qui le cède est un lâche et ne sait pas aimer.

Et il dit vrai : l’amour et l’amitié se rencontrant aux pieds d’une femme, c’est le lion et l’agneau qui viennent boire à l’onde de la même source : l’un mangera l’autre ; et l’histoire naturelle est là pour vous dire que le mangeur ne sera ni l’amitié ni l’agneau.

Cependant, tandis que Spiegel travaille et que Frantz se lamente, le baron de Berghausen entre dans l’atelier. Ce baron est un cousin du comte Sigismond, dilettante excentrique qui vient de mourir en laissant un splendide héritage. Le testament s’ouvrira demain. En mourant, le comte, qui a entendu autrefois, par hasard, en passant sous la fenêtre de l’atelier, une mélodie de Frantz, jouée au piano par Frédérique, a exprimé le vœu d’être enterré aux sons de sa musique, et le baron, qui se croit déjà légataire, vient acheter à l’artiste un Requiem. C’est un Philistin que ce baron ; il se rengorge, il se prélasse, il tranche du grand seigneur en visite chez de petites gens. De son côté, Frantz fait le fier et prétend à toute force lui donner pour rien sa musique. Les propos s’aigrissent, le débat s’envenime, et l’artiste, après avoir livré son œuvre, jette au grand laquais qui le suit la bourse d’or que le baron vient de lui tendre.

L’entrevue est piquante, alerte, incisive ; elle lance des traits qui frappent et des mots qui sonnent. Cependant où est la vraisemblance de ce baron qui entre dans un atelier d’artiste comme dans une boutique mal famée, et qui demande une messe à un musicien du ton dont il commanderait un corbillard à un croque-mort ? D’une autre part, Spiegel n’est guère poli tout d’abord, et Frantz se gendarme bien vite contre ce chaland qui l’étrenne. Bref, la scène est une charge, mais une charge, plaisante et bien venue, qui réussit par elle-même.

Au baron de Berghausen succèdent la margrave et sa fille Dorothée, une petite niaise éperdument amoureuse de l’uniforme bleu de ciel de son cousin Conrad. La margrave, qui est, elle aussi, quelque peu cousine du comte Sigismond, ne doute pas un instant qu’elle ne soit l’héritière, et elle vient remplir le vœu du défunt en achetant à Frantz des airs d’enterrement ; mais Frantz n’a plus son Requiem ; le baron vient de l’emporter. Il lui reste une marche funèbre que la margrave retient, faute de mieux. Elle est très polie, cette margrave, très cérémonieuse et très circonspecte. Cependant, cet incroyable Frantz, qui a la rage de faire cadeau de sa musique aux gens malgré eux, trouve encore moyen de s’indigner parce qu’elle ne veut pas l’accepter, et qu’elle lui envoie un rouleau d’or en échange. Étrange personnage ! il maudit sa pauvreté, il aspire à la richesse, et il se fâche quand la richesse lui arrive. Que diable ! il faut vivre dans ce monde, et le prêtre lui-même vit de son autel. Mozart vendait bien sa musique, et Mozart, il me semble, était bien un aussi grand seigneur que M. Frantz Wagner.

Pendant qu’il s’indigne et qu’il se récrie, survient à son adresse une lettre cachetée de noir qui le convoque, lui, sa fiancée et son camarade Spiegel, à l’ouverture du testament du comte Sigismond, laquelle doit avoir lieu le lendemain, au coup de midi, en son château seigneurial. Sur quoi les trois jeunes gens effarés, enivrés, rêvant déjà des féeries, partent, bras dessus, bras dessous, pour le château… en Espagne du comte Sigismond. La toile tombe, et l’acte est charmant malgré toutes nos critiques ; il amuse, il intéresse, il a la beauté du diable et la gaieté de la jeunesse, et, si la suite tenait tout ce qu’il promet, nous aurions là, à coup sur, une très piquante et très agréable comédie.

A l’acte suivant, nous assistons à la lecture du testament par-devant les trois amis, et le baron et la margrave, tout étonnés de la rencontre. Ô surprise ! ô coup de théâtre ! Le comte lègue quatre-vingt mille florins à Spiegel, une bague à Frédérique, au baron et à la margrave quelques misérables milliers de florins de rente, et sa fortune entière, — quatre cent mille florins de revenu ! — à Frantz Wagner, le grand artiste qu’il a découvert et auquel il veut faire des loisirs dignes de son génie !

Cet homme assurément aimait fort la musique !

Vous voyez d’ici la stupeur et la rage des parents déçus, la joie folle des héritiers improvisés, et les hypocrisies, et les doléances. Cette scène amuse toujours, quoiqu’elle soit bien vieille et bien surannée ; elle fait partie du fonds de boutique de la Comédie, c’est un de ses meubles meublants pour ainsi dire, qui n’ont rien de précieux ni de rare, mais qui servent toujours et qui tiennent leur place partout où on les fourre.

C’est ici que l’histoire se gâte et que l’artiste de génie du prologue va se terminer brusquement en gredin, par des transitions de pains à cacheter et de colle à bouche. Imaginez que, d’un acte à l’autre, et sans crier gare, ce Frantz Wagner, qui n’était guère, jusqu’à présent, que le soupirant élégiaque de la Fortune — quelque chose comme une Perrette de ballade rêvant aux veaux d’or qu’elle mènera paître aux sons de sa lyre — imaginez, dis-je, que le voilà pris d’une attaque de vanité foudroyante, et qu’il perd subitement son cœur, sa tête, son bon sens, la mémoire de son passé, de ses affections, des bienfaits reçus, de son amour même. Il rudoie Spiegel, il boude sa fiancée ; il trouve l’un manant et l’autre bourgeoise ; il donne, tête baissée, dans les pièges à paon que le baron et la margrave tendent à sa gloriole remplumée. Les deux parents se sont ligués contre l’intrus qui les a frustrés de leur héritage. La margrave médite de lui faire épouser sa fille ; le baron entreprend de lui vendre, un million ou deux, le titre de son fils adoptif, et la noblesse bavaroise obéit, comme une troupe de comparses, à la consigne de ces machinistes du tripotage. Frantz a invité toute la gentilhommerie du voisinage à la fête de ses fiançailles ; le soir vient, la nuit s’écoule, et les salons restent vides, et les valets promènent ironiquement leurs plateaux d’argent sous les plafonds étoilés, offrant du punch aux chaises et des sorbets aux fauteuils. Alors le baron, qui a monté tout ce guet-apens, montre à l’amphitryon, assis dans le désert de son raoût, une lettre que vient de lui écrire un feld-maréchal en personne, et, dans cette lettre, plus infamante et plus brutale qu’une volée de schlague, ce guerrier bavarois demande à son ami Berghausen de quel front un vil histrion ose inviter à ses noces les Sérénités et les Grâces de l’Almanach de Gotha. Et l’artiste dévore ces injures qui feraient bondir un laquais, et il baisse la tête sous la savonnette à vilain que le baron lui tend d’une main dédaigneuse, et il renie le nom de son père, et il brocante, à prix d’or, le nom et la paternité ridicule de cet aigrefin blasonné. Il ne lui manque plus que de réclamer sa bénédiction ; tout le monde s’écrierait alors : « Comme ce gaillard-là bénit bien ! »

Ce n’est pas tout : le baron n’aime pas la musique, il n’entend pas que Frantz continue à croquer des notes, tandis qu’il mangera son argent. Donc le fils adoptif renoncera, et pour jamais, à son art : plus de symphonies, plus d’inspirations. Arrache les fibres de ton cœur et les cordes de ta lyre… Et le misérable y consent ; bien plus, il chasse, avec le bâton ignare de Gorgibus, les musiciens que ce brave Spiegel, qui jouissait d’avance de sa surprise, avait engagés pour jouer sa symphonie, et il enlève des mains de son ami cette partition, chef-d’œuvre de sa pauvreté et de sa jeunesse, et il la déchire en mille pièces, et il piétine sur les lambeaux. On n’est pas plus vil, plus abject, plus enfoncé et plus endurci dans la boue.

Est-ce assez d’infamies et de platitudes ? — Non, et le dernier acte nous en garde encore. Voilà ce faquin qui se prend à rougir de sa fiancée maintenant, et qui se demande si elle est digne d’entrer dans sa baronnie d’occasion. Il ne prend pas même la peine de préparer à son abandon la douce enfant qui ne comprend rien à cette détestable disgrâce ; il la brusque, il la maltraite, il hausse les épaules à ses reproches ingénus et tendres. A ce moment, la salle a protesté par un de ces frémissements instinctifs et unanimes qui avertissent le poète qu’il va trop loin, qu’il tombe dans l’excès, qu’il irrite le cœur et les nerfs, et que son Ilote danse trop bien le pas de la turpitude. Heureusement que le drame s’indigne à son tour, et qu’il élève enfin la voix pour maudire et exécrer son triste héros.

On est venu avertir Frantz que le chien de Spiegel marchait dans les plates-bandes de sa seigneurie, et il a fait tuer ce vieux chien fidèle, le chien de l’atelier, le chien de la maison. Alors le peintre arrive, pâle de colère, et son cœur éclate en paroles vengeresses ; il démasque le traître, il bafoue le parvenu, il flétrit l’ingrat. La scène est belle, éloquente, indignée ; elle n’a qu’un tort, celui de s’être fait trop longtemps attendre, et de retenir le soufflet que Spiegel suspend un instant sur la joue du misérable, au moment où il ose, après tant de bassesses, offrir de l’argent à sa fiancée, pour l’indemniser de la trahison.

Frédérique parle à son tour, mais elle ne pleure plus, la brave enfant, elle ne connaît plus ce misérable, elle ne l’aime plus ; l’a-t-elle jamais aimé ? Celui qu’elle aime, c’est Spiegel ; et l’artiste, heureux et fier, sa maîtresse au bras, quitte ce château maudit. Quant à Frantz, il épousera Dorothée, et le vengeur que la comédie lui réserve, c’est ce petit Conrad, qui a un si bel uniforme bleu de ciel. On l’annonce au moment où la toile se baisse. Le trait final est joli, mais il est trop fin et trop émoussé. Ce vil gredin méritait un châtiment plus sonore et plus exemplaire. Ce n’est pas assez pour lui des mésaventures de George Dandin, on lui voudrait des étrivières, des soufflets, des huées et des coups de bâton, comme s’il en pleuvait. M. Jourdain, la bonne bête du vice dont il est le monstre, en reçoit bien une volée pour des méfaits moindres. Dara, dara bastonara…

Le vice organique de cette comédie, vous le voyez, c’est l’odieux personnage qu’elle porte en elle ; il l’aigrit, il l’empoisonne, il la corrompt, il la brouille de son fiel et de sa noirceur. Encore s’il était franc dans son cynisme et vrai dans sa turpitude ; mais on ne sait par quel bout prendre ce caractère faux, lâche et mou, qui se décompose à vue d’œil, pour ainsi dire, et tombe en pourriture d’un moment à l’autre. Quoi ! cet homme était un rêveur, un mélancolique, un grand artiste, et, du jour au lendemain, la fortune va le transformer en idiot féroce et grotesque ! Pour un nom d’emprunt, pour des armoiries de pacotille, pour une alliance véreuse et vénale, il reniera sa famille, ses amis, sa maîtresse et sa musique ! Et vous prétendez nous faire croire qu’il a eu jamais du génie ? Du génie dans ce cerveau vide ! du génie dans ce crâne fêlé ! du génie dans ce cœur pourri ! Allons donc ! drôle, on t’en donnera, du génie ! Vous figurez-vous l’âme de Mozart enfermée dans l’obésité bouffie du Bourgeois gentilhomme, et le cygne faisant la roue du coq dinde ?

Je concevrais encore qu’il renonçât à son nom, à son amitié, à son amour même : mais ce qui est faux, humainement faux, foncièrement faux, aussi faux qu’il soit possible de l’être, c’est qu’il renonce à son art. Vous trouverez des matelots hollandais qui marcheront sur le crucifix pour entrer au Japon ; Vous ne trouverez jamais un grand artiste qui consente à fouler aux pieds sa lyre, sa plume, son ciseau, sa palette, quand ce serait pour entrer dans le palais des Césars. On arracherait plutôt un sens à l’organisation humaine que d’extirper de l’âme d’un artiste le sentiment, le respect, l’idolâtrie de son art. Néron — s’il m’est permis de passer du maraud au tyran et des petites maisons de la comédie à la ménagerie de l’histoire — Néron empoisonnera son frère, tuera sa mère, brûlera Rome, mais il jouera de la flûte sur cet amas monstrueux de ruines et de crimes, et le seul remords qu’il éprouvera lorsqu’il saisira, d’une main énervée, l’épée du suicide, ce sera celui de priver le monde d’un virtuose tel que lui : Qualis artifex pereo ! Savez-vous ce qu’aurait fait votre Frantz, tel que vous nous l’avez montré, abruti et perverti par la fortune ? Il aurait pu mettre sa maîtresse à la porte et jeter son ami par la fenêtre, mais il aurait fait imprimer sa partition en lettres d’or sur du velin vierge ; il aurait engagé un orchestre d’Amati et de Stradivarius, et, tous les jours, il se serait fait jouer sa symphonie pour lui tout seul, trônant, dans sa gloire, sous un dais de pourpre, un archet d’or à la main.

Et où était donc la nécessité d’avilir à ce point votre misérable héros ? L’art n’est-il pas aujourd’hui une noblesse acceptée et reconnue par tous ? Dans quel pays du monde voit-on des peintres et des compositeurs traités comme des ménétriers de village par des hobereaux entichés ? Le comté d’Escarbagnas est-il donc situé en Bavière ? Comment se fait-il que vous ayez choisi l’Allemagne pour y placer cet étrange spectacle d’un musicien humilié et excommunié par le monde ? l’Allemagne, le pays du son, de l’harmonie et des festivals, la terre des rois artistes et des princes dilettantes, le Saint-Empire de la musique, le paradis terrestre de sainte Cécile !

J’ai peine aussi, je l’avoue, à reconnaître un baron de vieille roche allemande dans ce grec de succession qui fait l’héritage, comme on fait le foulard, et une margrave de margraviat dans la douairière intrigante qui parie pour lui. Reste Spiegel, la joie, l’honnêteté, le succès de la comédie. Mais pourquoi faire un homme mal élevé de ce galant homme ? Il a l’âme d’un ange et la tenue d’un rapin de soixante-cinquième ordre en goguette ; il se conduit comme un héros et il se présente comme un bohémien. Vraiment, à la façon dont on représente les artistes sur la scène, vous les prendriez pour des truands en belle humeur qui n’ont d’autre affaire que de vexer les bourgeois, prendre la taille aux fillettes et danser comme des polichinelles détraqués. A la place de cette pochade de rapin français, nous aurions mieux aimé voir quelque loyale et rêveuse figure d’étudiant allemand, dans le goût de Schiller et de Novalis, les grands yeux bleus pleins de féeries et de rêves, les longs cheveux dorés du Germain s’épanchant sous la casquette romantique, un frais sourire sous une moustache blonde, de la candeur rehaussée d’humour et de vaillance, et, par moments, des bouffées d’enthousiasme, de poésie et de lyrisme s’exhalant, comme une fumée d’encens, de la longue pipe de porcelaine qui pend à ses lèvres.

Il me semble qu’après tant de critiques et de contestations, vous pourrez nous croire lorsque nous vous répéterons que cette comédie mal faite est née viable, malgré tout, et qu’elle contient des scènes charmantes, d’heureux détails et des fusées de saillies qui étincellent aux oreilles.

L’esprit gaulois de M. Augier est un compagnon quelque peu bruyant pour l’esprit délicat et doux de M. Sandeau ; l’un tire à droite du côté de la facétie, l’un tire à gauche vers l’atticisme. Il en résulte bien des tiraillements, des détonations et des discordances ; mais, en somme, la pièce marche, elle arrive, elle se retrempe, après avoir langui, pendant deux actes inutiles, dans une dernière scène pleine d’émotion et de chaleur, et ce dénouement achève le succès que le premier acte avait commencé.