À M. Henri Tolra
Les philosophes et les almanachs de statistique sont d’accord « qu’on vit très
vite à notre époque »
. J’ajoute : on écrit vite, on lit vite — et l’on oublie de
même.
Un ouvrage de longue haleine, médité dans une solitude studieuse et consciencieusement exécuté, partant d’une idée et aboutissant à un enseignement, un tel ouvrage effarouche notre société affairée — et frivole.
Nous ne demandons plus si un livre est bon, mais s’il est court.
Que cet ouvrage sérieux ait la fortune rare d’être lu▶ jusqu’au bout, il est aussi promptement oublié qu’un article de journal… Et voilà pourquoi les romanciers sont devenus des journalistes. Le lecteur moderne est un enfant : il faut lui couper ses romans par feuilletons, pour qu’il consente à prendre sa nourriture intellectuelle. Et encore ne veut-il pas toujours, l’enfant : c’est si long, un feuilleton, de quatre cents lignes ! surtout quand le Fait divers est là, tout auprès, tout au-dessus, dont la brièveté affriande votre paresse.
Ah ! le Fait divers aura fait une rude concurrence à la littérature contemporaine ! Je ne crois pas que la littérature s’en relève.
Nos poètes eux-mêmes, « ces contempteurs superbes de la foule, qui planaient dans
les hauteurs »
, voilà qu’ils redescendent aux exigences mesquines de la foule
— et que « les aigles » se font une raison, comme on dit. — Savez-vous quel volume de
poésies a, dans ces dernières années, remporté le prix de la faveur publique ? un volume
de sonnets !
Nous devenons poussifs et nous n’avons d’haleineQue pour quatorze vers au plus.
En vérité, je vous le dis, les temps sont proches où les acteurs se borneront à débiter des scénarios sur le théâtre, et les journaux à publier des canevas de romans : ce qui dispensera M. Ponson du Terrail d’avoir du style ; M. Ponsard, de la gaieté ; M. Laferrière, un jeu naturel ; — et le public, cette attention soutenue, si préjudiciable aux bonnes digestions.
L’attention morte, la littérature mourra bientôt. C’est navrant, mais logique.
Voyez, les signes apparaissent déjà : les livres deviennent rares, et les volumes se multiplient.
Ceci n’est pas un livre, mon ami ; ce n’est qu’un volume.
C’est-à-dire un assemblage disparate de pages disparates, d’impressions au jour le jour qui n’ont d’autre unité — que celle de la couverture ! Figure-toi un régiment composé de soldats portant chacun un costume différent, — où le zouave emboîterait le pas au cent-garde et le cent-garde au chasseur de Vincennes. Il y a des chances pour que, dans ces conditions, les hommes se marchent mutuellement sur les talons, et que les manœuvres manquent de précision et d’ensemble.
Nous sommes loin des œuvres « harmonieuses » dont parlait M. Sainte-Beuve.
Ainsi, mon ami, ne cherche ici ni un plan ni une idée-mère ; nul but précis — proposé ; nul résultat identique à atteindre, sinon l’oubli rapide et mérité… L’oubli ? puis-je même compter sur l’oubli ?
On n’oublie que ce qu’on a ◀lu▶, dirait un observateur hardi. Et me ◀lira-t▶-on jamais ?
Te dédier ces pages, mon ami, c’est m’assurer contre cette éventualité fâcheuse : tu me ◀liras, ne serait-ce que pour m’accuser réception.
Cette dédicace est une marque d’affection, — mais c’est aussi un acte de prudence.