Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. 
Le
                    Chateaubriand romanesque et amoureux. 
            
                Je suis loin d’avoir dit tout ce que j’aurais à dire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand. Leur succès s’est fort ranimé depuis les derniers mois, ou du moins l’impression qu’ils ont causée, de quelque nature qu’elle soit, a été vive. En abordant la politique brûlante de 1830, l’homme de polémique a rencontré et rouvert quelques-unes de nos plaies d’aujourd’hui ; il les a fait saigner et crier. Chaque parti a vite arraché la page qui convenait à ses vues ou à ses haines, sans trop examiner si le revers de la page ne disait pas tout le contraire, et ne donnait pas un démenti, un soufflet presque à ce qui précédait. Les républicains y ont vu la prédiction de la république universelle, sans trop se soucier du mépris avec lequel il est parlé, tout à côté, de cette société présente ou future et de ces générations avortées. Les royalistes ont continué d’y voir de futures promesses d’avenir, de magnifiques restes d’espérance, je ne sais quelles fleurs de lis d’or, salies, il est vrai, par places, de beaucoup d’insultes et d’éclaboussures, et à travers lesquelles il se mêle, sous cette plume vengeresse, bien autant de frelons que d’abeilles ; mais l’esprit de parti est ainsi fait, qu’il ne voit dans les choses que ce qui le sert. Tous les ennemis du dernier régime y ont découvert à l’envi des trésors de fiel et de colère, un arsenal d’invectives étincelantes. La plume de M. de Chateaubriand ressemble à l’épée de Roland d’où jaillit l’éclair ; mais ici, sur ces choses de 1830, c’est l’épée de Roland furieux, qui frappe à tort et à travers dans le délire de sa vanité, dans sa rage de n’avoir pas été tout sous le régime bourbonien, de sentir qu’il ne peut, qu’il ne doit rien être par honneur sous le règne nouveau, dans son désir que ce monde, dont il n’est plus, ne soit plus rien qui vaille après lui. Après moi, le déluge ! telle est son inspiration habituelle. « La légitimité ou la république ! s’écrie-t-il : Premier ministre dans l’une ou tribun dictateur dans l’autre ! » Tel est son programme manqué, ce sera celui de bien d’autres ; c’est son dernier mot en politique. Je le lis écrit de sa main dans une lettre▶ intime, du 29 octobre 1832. Il va se dévorer, se ronger, en attendant, entre les deux rêves. Cette rage singulière, par moments risible et misérable, par moments sublime dans ses éclats de Juvénal, redonne souvent à son génie d’écrivain toute sa coloration et toute sa trempe. Mais je reviendrai à fond sur ce prodigieux caractère de l’homme politique (si on peut appeler cela un homme politique), qui se révèle désormais à nu, et sans plus de masque, dans toute son humeur massacrante et sa verve exterminatrice : aujourd’hui je ne veux parler que du Chateaubriand romancier, romanesque et amoureux.
C’est là aussi un côté bien essentiel de Chateaubriand, 
la veine qui
                    tient au plus profond de sa nature et de son talent. Il y a longtemps que je me
                    suis défini Chateaubriand : un Épicurien qui a l’imagination
                        catholique. Mais ceci demande explication et développement. Les Mémoires, là comme ailleurs, disent beaucoup, mais ne disent
                    pas tout. M. de Chateaubriand a la prétention de s’y être montré tout entier :
                        « Sincère et véridique, dit-il, je manque d’ouverture de cœur ; mon
                        âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière, et je
                        n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. »
 Eh !
                    non, il ne l’a pas laissée passer tout entière ; on l’y trouve, mais il faut un
                    travail pour cela.
En ce qui touche ses amours, par exemple, les amours qu’il a inspirés et les caprices ardents qu’il a ressentis (car il n’a guère jamais ressenti autre chose), il est très discret, par soi-disant bon goût, par chevalerie, par convenance demi-mondaine, demi-religieuse, parce qu’aussi, écrivant ses Mémoires sous l’influence et le regard de celle qu’il nommait Béatrix et qui devait y avoir la place d’honneur, de Mme Récamier, il était censé ne plus aimer qu’elle et n’avoir jamais eu auparavant que des attachements d’un ordre moindre et très inégal ou inférieur. Le passé était ainsi sacrifié ou subordonné au présent. Le maître-autel seul restait en vue : on déroba et on condamna toutes les petites chapelles particulières.
Quand on sut que M. de Chateaubriand écrivait ses Mémoires, une femme du monde, qu’il avait dans un temps beaucoup aimée ou désirée, lui écrivit un mot pour qu’il eût à venir la voir. Il vint. Cette femme, qui n’était pas d’un esprit embarrassé, lui dit : « Ah çà ! j’espère bien que vous n’allez pas souffler mot sur… » Il la tranquillisa d’un sourire, et répondit que ses Mémoires ne parleraient pas de toutes ces choses.
Or, comme tous ceux qui ont connu M. de Chateaubriand savent que ces choses ont tenu une très grande place dans sa vie, il s’ensuit que ces Mémoires, où il dit tant de vérités à tout le monde et sur lui-même, ne contiennent pourtant pas tout sur lui, si l’on n’y ajoute quelque commentaire ou supplément. Nous serons très discret à notre tour, nous efforçant seulement de bien définir cette corde si fondamentale en ce qui touche l’âme et le talent du grand écrivain.
C’est dans des parties accessoires, dans des pages de rêverie telles qu’en offrent à tout propos les Mémoires de M. de Chateaubriand, qu’il faudrait plutôt chercher là-dessus des révélations vraies et sincères. Ainsi, dans son voyage à Venise en 1833, revenant sur les souvenirs que lui rappelle cette mer où il s’était embarqué, vingt-sept ans auparavant, en pèlerin pour la Palestine, il s’écriera :
Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdemona et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves ? Que de malheurs ont suivi ce mystère ! le soleil les éclaire encore… Si je cueille à la dérobée un instant de bonheur, il est troublé par la mémoire de ces jours de séduction, d’enchantement et de délire.
Ainsi, sans prétendre éclaircir quelques obscurités d’allusion,
                    nous tenons l’aveu essentiel : quand M. de Chateaubriand s’en allait au tombeau
                    de Jésus-Christ pour y honorer le berceau de sa foi, pour y puiser de l’eau du
                    Jourdain, et, en réalité, pour y chercher des 
couleurs nécessaires
                    à son poème des Martyrs, le voilà qui confesse ici qu’il
                    allait dans un autre but encore. Une personne qu’il aimait et poursuivait
                    vivement alors, une enchanteresse lui avait dit : « Songez à votre gloire
                        avant tout, faites votre voyage d’abord, et après… après… nous
                        verrons ! »
 Et c’était à l’Alhambra qu’elle lui avait donné
                    rendez-vous au retour, et laissé entrevoir la récompense. Elle s’y était rendue
                    de son côté, et l’on assure que les noms des deux pèlerins se lisaient encore,
                    il y a quelques années, sur les murailles moresques où ils les avaient
                    tracés.
Or, j’ouvre les Mémoires de Chateaubriand à l’endroit de son
                    retour de Palestine, et je cherche vainement un détail, une révélation tendre,
                    fût-elle un peu en désaccord avec l’Itinéraire, enfin de ces
                    choses qui peignent au vrai un homme et un cœur dans ses contradictions, dans
                    ses secrètes faiblesses. Point. Il se contente de dire : « Je traversai
                        d’un bout à l’autre cette Espagne où, seize années plus tard ; le ciel me
                        réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l’anarchie… »
 Et
                    il entonne un petit hymne en son honneur à propos de cette guerre d’Espagne dont
                    il ne cesse de se glorifier, tout en voulant paraître le plus libéral des
                    ministres de la Restauration. Ainsi, dans cette partie des Mémoires l’homme officiel a tout dérobé, le solennel est venu se
                    mettre au-devant de la mystérieuse folie.
Puisque vous prétendiez nous raconter toute votre vie, ô Pèlerin, pourquoi donc ne pas nous dire à quelle fin vous alliez ce jour-là tout exprès à Grenade ? Y dussiez-vous perdre un peu comme chrétien, comme croisé et comme personnage de montre, vous y gagneriez, ô poète, comme homme, et vous nous toucheriez. Je sais bien que vous l’avez dit d’une autre manière, en le voilant de romanesque et de poésie, dans Le Dernier des Abencérages ; mais, du moment que vous faisiez des mémoires, il y avait lieu et il y avait moyen de nous laisser mieux lire dans ce cœur, s’il fut vrai et sincèrement entraîné un jour.
Ce n’est guère que dans les souvenirs d’enfance que l’auteur a osé ou voulu dire un peu plus. Mais encore, si charmante et si réelle à certains égards que soit la Lucile des Mémoires d’outre-tombe, il en est peut-être moins dit sur elle et sur sa plaie cachée, que dans les quelques pages où nous a été peinte l’Amélie de René. Quant aux autres émotions de ses jeunes années, M. de Chateaubriand s’est contenté de les confondre poétiquement dans un nuage, et de les mettre en masse sur le compte d’une certaine Sylphide, qui est là pour représenter idéalement les petites erreurs d’adolescence ou de jeunesse que d’autres auraient décrites sans doute avec complaisance, et que M. de Chateaubriand a mieux aimé couvrir d’une vague et rougissante vapeur. Nous ne l’en blâmons pas, nous le remarquons.
Le seul épisode où l’auteur des Mémoires se soit développé avec
                    le plus d’apparence de vérité et de naïveté, est celui de Charlotte, fraîche
                    peinture de roman naturel et domestique, qui se détache dans les récits de
                    l’exil. Pauvre, épuisé de misère, le jeune émigré breton trouve en Angleterre,
                    dans une province, un ministre anglais, M. Ives, savant homme qui a besoin d’un
                    secrétaire, d’un collaborateur. M. de Chateaubriand devient ce secrétaire ; il
                    vit là dans la famille ; il lit de l’italien avec la charmante miss Ives ; comme
                    Saint-Preux, il se fait aimer. Mais, au moment où tout va s’aplanir, où la jeune
                    fille est touchée, où sa mère, qui la devine, prévient l’aveu et offre
                    d’elle-même l’adoption de famille au jeune étranger, un mot fatal vient rompre
                    l’enchantement : Je suis marié ! et il part. Tout cela est
                    raconté avec charme, 
poésie et vérité, hors pourtant deux ou trois
                    traits qui déparent ce gracieux tableau. Ainsi, à côté de la jeune miss Ives, il
                    est trop question de cette mère presque aussi belle que sa
                    fille, de cette mère qui, lorsqu’elle est près de confier au jeune homme le
                    secret qu’elle a saisi dans le cœur de son enfant, se trouble, baisse les yeux
                    et rougit : « Elle-même, séduisante dans ce trouble, il n’y a point de
                        sentiment qu’elle n’eût pu revendiquer pour elle. »
 C’est une
                    indélicatesse de tant insister sur cette jolie maman. On se
                    demande quelle idée traverse l’esprit du narrateur, en ce moment où il devrait
                    être tout entier à la chaste douleur du souvenir. Dans la supposition qu’une
                    telle idée vienne, on ne devrait jamais l’écrire9. Cela
                    trahit, du reste, les goûts libertins que le noble auteur avait en effet dans sa
                    vie, assurent ceux qui l’ont bien connu, mais qu’il cachait si magnifiquement
                    dans ses premiers écrits : sa plume, en vieillissant, n’a plus su les contenir.
                    En ce qui est de cette mère de Charlotte, c’est à la fois un trait de mauvais
                    goût et l’indice d’un cœur médiocrement touché. La fin de l’épisode de Charlotte
                    est gâtée par d’autres traits de mauvais goût encore et de fatuité. Il se
                    demande ce qu’il serait devenu s’il avait épousé la jeune Anglaise, s’il était
                    devenu un gentleman chasseur : « Mon pays aurait-il
                        beaucoup perdu à ma disparition ? »
 La réponse à une telle question
                    pourrait être piquante à débattre ; on pourrait soutenir le pour et le contre ;
                    on pourrait jouer agréablement là-dessus, et, si l’on devenait tout à fait
                    éloquent et sérieux, on pourrait rendre cette réponse peu plaisante pour celui
                    qui la provoque, et même terrible.
Quand M. de Chateaubriand essaie de nous peindre la douleur qu’il
                    éprouva dans le temps, après avoir brisé le cœur de Charlotte, il parvient peu à
                    nous en convaincre ; des tons faux décèlent le romancier qui arrange son
                    tableau, et l’écrivain qui pousse sa phrase : « Attachée à mes pas par la
                        pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par
                        les sentiers de la Sylphide… »
 et tout ce qui
                    suit. Ne sentez-vous pas, en effet, la phrase littéraire et poétique qui essaie
                    de feindre un accent ému ? La scène à Londres, où il la revoit vingt-sept
                    ans après, lui ambassadeur, elle veuve de l’amiral Sutton, et lui présentant ses
                    deux enfants, serait belle et touchante, si quelques traits non moins choquants
                    ne la déparaient. Il se fait dire par lady Sutton : « Je ne vous trouve
                        point changé, pas même vieilli… »
 Il est vrai
                    qu’il lui avait demandé lui-même, comme ferait un parvenu : « Mais
                        dites-moi, madame,  que vous fait ma fortune nouvelle ?
                        Comment me voyez-vous aujourd’hui ? »
 Il se fait dire encore par
                    elle : « Quand je vous ai connu, personne ne prononçait votre nom :
                        maintenant, qui l’ignore ? »
 On voit percer, même dans cette scène
                    qui vise et touche à l’émotion, cette double fatuité qui ne le quitte jamais,
                    celle de l’homme à bonnes fortunes qui veut rester jeune, et celle du personnage
                    littéraire qui ne peut s’empêcher d’être glorieux.
J’ai prononcé le mot d’homme à bonnes fortunes ; il convient de l’expliquer à
                    l’instant et de le relever. M. de Chateaubriand était un homme à bonnes
                    fortunes, mais il l’était comme Louis XIV ou comme Jupiter. Il serait curieux de
                    suivre et d’énumérer les principaux noms de femmes vraiment distinguées qui
                    l’ont successivement et quelquefois concurremment aimé, et qui se sont dévorées
                    pour lui. L’ingrat ! dans cet épisode de Charlotte, 
il a osé dire,
                    voulant faire honneur à cet amour de la jeune Anglaise : « Depuis cette
                        époque, je n’ai rencontré qu’un attachement assez élevé pour m’inspirer la
                        même confiance. »
 Cet attachement unique, pour lequel il fait
                    exception, est celui de Mme Récamier. Cette charmante femme
                    méritait certes bien des exceptions ; une telle parole toutefois est ingrate et
                    fausse. Eh ! quoi ? il supprime d’un trait tant de femmes tendres, dévouées, qui
                    lui ont donné les plus chers et les plus irrécusables gages. Il supprime, il
                    oublie tout d’abord Mme de Beaumont. Ô vous toutes qui
                    l’avez aimé, et dont quelques-unes sont mortes en le nommant, Ombres adorables,
                    Lucile, dont la raison s’est d’abord troublée pour lui seul peut-être, et vous,
                    Pauline, qui mourûtes à Rome et qui fûtes si vite remplacée, et tant de nobles
                    amies qui auraient voulu, au prix de leur vie, lui faire la sienne plus consolée
                    et plus légère ; vous, la dame de Fervaques ; vous, celle des jardins de
                    Méréville ; vous, celle du château d’Ussé ; levez-vous, Ombres d’élite, et venez
                    dire à l’ingrat qu’en vous rayant toutes d’un trait de plume, il ment à ses
                    propres souvenirs et à son cœur.
Ce que voulait M. de Chateaubriand dans l’amour, c’était moins l’affection de
                    telle ou telle femme en particulier que l’occasion du trouble et du rêve,
                    c’était moins la personne qu’il cherchait que le regret, le souvenir, le songe
                    éternel, le culte de sa propre jeunesse, l’adoration dont il se sentait l’objet,
                    le renouvellement ou l’illusion d’une situation chérie. Ce qu’on a appelé de l’égoïsme à deux restait chez lui de l’égoïsme à un seul.
                    Il tenait à troubler et à consumer bien plus qu’à aimer. On nous a assuré que,
                    quand il voulait plaire, il avait pour cela, et jusqu’à la fin, des séductions,
                    des grâces, une jeunesse d’imagination, une fleur de langage, un sourire qui
                    étaient irrésistibles, et nous le croyons sans 
peine. « Oh !
                        que cette race de René est aimable ! s’écriait une femme d’esprit qui l’a
                        bien connu ; c’est la plus aimable de la terre. »
 Pourtant il
                    n’était pas de ceux qui portent dans l’amour et dans la passion la simplicité,
                    la bonté et la franchise d’une saine et puissante nature. Il avait surtout de
                    l’enchanteur et du fascinateur. Il s’est peint avec ses philtres et sa magie,
                    comme aussi avec ses ardeurs, ses violences de désir et ses orages, dans les
                    épisodes d’Atala, de Velléda, mais nulle part plus à nu que dans une ◀lettre▶, une
                    espèce de testament de René, qu’on lit dans Les Natchez. Cette
                    ◀lettre▶ est, sur l’article qui nous occupe, sa vraie confession entière.
                    Rappelons-en ici quelque chose ; c’est là le seul moyen de le pénétrer à fond,
                    cœur et génie, et de le bien comprendre.
René, qui se croit en péril de mourir, écrit à Céluta, sa jeune femme indienne, une ◀lettre▶ où il lui livre le secret de sa nature et le mystère de sa destinée. Il lui dit :
Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé…
Céluta, il y a des existences si rudes, qu’elles semblent accuser la Providence et qu’elles corrigeraient de la manie d’être. Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins ; j’en portais le germe en moi comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments…
Je suppose, Céluta, que le cœur de René s’ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu’il renferme ? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées, qui te dévoreraient toi-même…
C’est bien cela, et il nous la définit en maître cette flamme sans chaleur, cette irradiation sans foyer, qui ne veut qu’éblouir et embraser, mais qui aussi dévaste et stérilise.
On aura remarqué cette incroyable expression, la manie d’être, pour désigner et comme insulter l’attachement à la vie. Ce sentiment instinctif et universel qui fait que pour tout mortel, même malheureux, la vie peut se dire douce et chère, qui fait aimer, regretter à tous les êtres, une fois nés, la douce lumière du jour, il l’appelle une manie.
Il continue sur ce ton, bouleversant à plaisir tous les sentiments naturels, avec
                    une magie pleine d’intention et d’artifice. Il écrit à Céluta pour lui dire
                    qu’il ne l’aime pas, qu’il ne peut pas l’aimer, et, connaissant la nature du
                    cœur des femmes, il se sert de ce moyen pour lui lancer un dernier trait, pour
                    l’émouvoir et la remuer davantage. Il se représente, en une page trop vive pour
                    être citée, comme aux prises, dans la solitude, avec un fantôme qui vient mêler
                    l’idée de mort à celle du plaisir : « Mêlons des voluptés à la mort ! que
                        la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous ! »
 C’est l’éternel
                    cri qu’il reproduira dans la bouche d’Atala, de Velléda ; c’est ainsi qu’il a
                    donné à la passion un nouvel accent, une note nouvelle, fatale, folle, cruelle,
                    mais singulièrement poétique : il y fait toujours entrer un vœu, un désir ardent
                    de destruction et de ruine du monde.
En même temps qu’il dit à Céluta qu’il ne l’aime pas, qu’il ne l’a jamais aimée
                    et qu’elle ne l’a jamais connu, il a la prétention de ne vouloir jamais être
                    oublié d’elle, de ne pouvoir jamais être remplacé : « Oui, Céluta, si
                        vous me perdez, vous resterez veuve : qui pourrait vous environner de cette
                        flamme que je porte avec moi, même en n’aimant
                        pas ? »
 Ainsi il prétend, dans son orgueil, qu’en ne donnant
                    rien il en fait plus que les autres ne font en donnant tout, et que ce rien
                    suffit 
pour tout éclipser à jamais dans un cœur. Ce qui est
                    singulier, c’est qu’il n’a guère dans sa vie rencontré de femme qui ne lui ait
                    donné raison. Tant la séduction était grande !
À côté de ces étranges paroles que j’abrège et que j’affaiblis encore, se trouve cet autre aveu qu’il a varié depuis et répété sur tous les tons :
Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré : ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir ; si j’étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n’être pas né, ou être à jamais oublié.
Ce qu’il disait là à ses débuts, il le répéta à satiété jusqu’au dernier jour : Je m’ennuie, je m’ennuie ! dans une ◀lettre▶ écrite de Genève, en septembre 1832, à une femme aimable et supérieure, qui eut le don jusqu’à la fin (et sans être Mme Récamier) de le dérider un peu et de le distraire, il écrivait :
Puissance et amour, tout m’est indifférent ; tout m’importune. J’ai mon plan de solitude en Italie, et la mort au bout. J’ai vu un plus grand siècle, et les nains (ceci nous regarde) qui barbotent aujourd’hui dans la littérature et la politique ne me font rien du tout. Ils m’oublieront comme je les oublie.
On voit qu’il parlait en 1832 tout comme en 1795. Il voudrait être tout, et toujours, et partout. Le reste ne lui est rien.
Je reviens à cette singulière ◀lettre▶ de René des Natchez.
                    Céluta a une fille. René, parlant de cette fille qui est aussi la sienne,
                    regrette de l’avoir eue ; il recommande à sa mère de ne pas le faire connaître à
                    elle, à sa propre enfant : « Que René reste pour elle un homme inconnu,
                            
dont l’étrange destin raconté la fasse rêver sans qu’elle
                        en pénètre la cause : je ne veux être à ses yeux que ce que je suis, un
                        pénible songe. »
 Ainsi, perversion étrange du sentiment le plus pur
                    et le plus naturel ! René, pour paraître plus grand, aime mieux frapper
                    l’imagination que le cœur ; il aime mieux (même dans ce cas où il se suppose
                    père) être rêvé de sa fille que d’en être connu, regretté et
                    aimé. Il fait de tout, même du sentiment filial, matière à apothéose et à
                    vanité.
Ces sentiments divers qu’on trouve exprimés dans la ◀lettre▶ du René des Natchez, on les vérifierait dans les autres écrits et dans la vie de M. de Chateaubriand, en la serrant d’un peu près. Comme poète, en donnant à la passion une expression plus pénétrante et parfois sublime, il a surtout usé de ce procédé qui consiste à mêler l’idée de mort et de destruction, une certaine rage satanique, au sentiment plus naturel et ordinairement plus doux du plaisir ; et c’est ici que j’ai à mieux définir cette sorte d’épicuréisme qui est le sien, et dont j’ai parlé.
Ce sentiment de volupté et d’abandon suprême, qui, chez les anciens, chez Homère,
                    chez les Patriarches, chez la bonne Cérès ou chez Booz, comme chez le bon
                    Jupiter aux bras de Junon, est si simple, si facile, qui coûte si peu à la
                    nature, qui est si doux, qui fait naître des fleurs à l’entour, et qui voudrait
                    dans sa propre félicité féconder la terre entière, se raffine avec les âges ; il
                    devient plus senti, plus délicat, plus sophistiqué aussi, chez les épicuriens
                    des siècles plus avancés. Horace ne traite pas l’amour comme un pasteur, ni
                    comme un patriarche, ni comme un dieu de l’Olympe. Horace, Pétrone, Salomon
                    lui-même, qui était déjà de la décadence, ils aiment tous à mêler l’idée de la
                    mort et du néant à celle du plaisir, à aiguiser l’une par l’autre. Ils feront
                        
chanter à leur maîtresse, à l’heure du festin, une chanson
                    funèbre qui rappelle la fuite des ans, la brièveté des jours. Mais ici, chez
                    René, c’est plus que de la tristesse sentie, c’est une sorte de rage ; l’idée de
                    l’éternité s’y mêle ; il voudrait engloutir l’éternité dans un moment. Le
                    christianisme est venu, qui, là où il n’apporte pas la paix, apporte le trouble
                    et laisse le glaive dans le cœur, y laisse la douleur aiguë. Le christianisme
                    perverti refait un épicuréisme qui n’est plus le même après qu’auparavant, et
                    qui se sent de la hauteur de la chute. C’est l’épicuréisme de l’Archange.
                    Toi-même, ô doux Lamartine, dans ton Ange déchu, tu n’en fus
                    pas exempt ! Tel est aussi celui de René, celui d’Atala mourante, quand elle
                    s’écrie, parlant à Chactas : « Tantôt j’aurais voulu être avec toi la
                        seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une Divinité qui
                        m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette Divinité
                        se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en
                        abîme avec les débris de Dieu et du monde ! »
 Nous
                    touchons là à l’accent distinctif et nouveau qui caractérise Chateaubriand dans
                    le sentiment et dans le cri de la passion. Il n’a pu se l’interdire tout à fait,
                    même dans le récit, d’ailleurs plus pur et plus modéré, qu’il a fait de
                    Charlotte. Il se trahit tout à la fin, et, dans l’odieuse supposition qu’il
                    l’eût pu séduire en la revoyant après vingt-sept années, il s’écrie :
                        « Eh bien ! si j’avais serré dans mes bras épouse et mère, celle qui
                        me fut destinée vierge et épouse, c’eût été avec une sorte de
                            rage… »
 N’est-ce pas ainsi encore que René écrivait, dans
                    cette fameuse ◀lettre▶ à Céluta : « Je vous ai tenue sur ma poitrine au
                        milieu du désert… J’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans
                        votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! »
 Eh !
                    pourquoi donc cette rage perpétuelle de vanité jusque 
dans
                    l’amour ? Il semble que, même alors qu’il se pique d’aimer, cet homme voudrait
                    détruire le monde, l’absorber en lui bien plutôt que le reproduire et le
                    perpétuer ; il le voudrait allumer de son souffle pour s’en faire un flambeau
                    d’hyménée, et l’abîmer en son honneur dans un universel embrasement.
Qu’il y a loin de là, de cette volupté forcenée et presque sanguinaire, à Milton et à ces chastes scènes que lui-même, Chateaubriand, a si bien traduites ! Milton lui donnait pourtant une belle et pure leçon. Opposons vite ce divin tableau d’Ève encore innocente aux flammes quelque peu infernales qu’on trouve sous le faux christianisme de René :
Ainsi parla notre commune mère, dit le chantre du Paradis, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé. Lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, Adam sourit d’un amour supérieur, comme Jupiter sourit à Junon lorsqu’il féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai : Adam presse d’un baiser sur les lèvres de la mère des hommes. Le Démon détourne la tête d’envie…
Ce Démon, ce glorieux Lucifer, n’est-ce pas le même qui, avec tous les charmes de la séduction et sous un air de vague ennui, se glissant encore sous l’arbre d’Éden, a pris sa revanche en plus d’un endroit des scènes troublantes de Chateaubriand ?
Ce que Chateaubriand est là dans ses écrits à l’état idéal, il l’était aussi plus ou moins dans la vie, auprès des femmes qu’il désirait et dont il voulait se faire aimer. Il ne se piqua jamais d’être fidèle : les dieux le sont-ils avec les simples mortelles qu’ils honorent ou consument en passant ? Tant qu’il put marcher et sortir, la badine à la main, la fleur à sa boutonnière, il allait, il errait mystérieusement. Sa journée avait ses heures et ses stations marquées comme les signes où se pose le Soleil. De une à deux heures, — de deux à trois heures, — à tel endroit, chez telle personne ; — de trois à quatre, ailleurs ; — puis arrivait l’heure de sa représentation officielle hors de chez lui ; on le rencontrait en lieu connu et comme dans son cadre avant le dîner. Puis le soir (n’allant jamais dans le monde), il rentrait au logis en puissance de Mme de Chateaubriand, laquelle alors avait son tour, et qui le faisait dîner avec de vieux royalistes, avec des prédicateurs, des évêques et des archevêques : il redevenait l’auteur du Génie du christianisme jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin. Le soleil se levait plus beau ; il remettait la fleur à sa boutonnière, sortait par la porte de derrière de son enclos, et retrouvait joie, liberté, insouciance, coquetterie, désir de conquête, certitude de vaincre, de une heure jusqu’à six heures du soir. Ainsi, dans les années du déclin, il passait sa vie, et trompa tant qu’il put la vieillesse.
Les Mémoires nous feraient croire vraiment qu’il se convertit
                    tout à fait dans ses vingt dernières années, et qu’il n’adora plus qu’une
                    Béatrix unique. Tout cela est bon pour les lecteurs qui ne l’ont pas connu, ou
                    pour ceux qui ne voient jamais de la scène que le devant. J’ai sous les yeux des
                    ◀lettres▶, presque des ◀lettres▶ de cœur, adressées par Chateaubriand à une personne
                    distinguée, qu’il se gardera bien de nommer dans ses Mémoires
                    (fi donc ! il faut de l’unité dans les œuvres de l’art). Cette vive, courtoise
                    et assez affectueuse correspondance, nouée à Rome en 1829, marquée
                    d’interruptions et de retours, va jusqu’en avril 1847, c’est-à-dire bien près de
                    sa fin. Quelques ◀lettres sont charmantes, et, même quand 
elles ne
                    le sont pas, elles restent toujours naturelles, ce qui n’est pas commun chez
                    lui. Ici, il avait affaire à une personne aussi élevée par l’esprit que noble et
                    facile par le caractère, belle et jeune encore, et n’en abusant pas ; qui le
                    comprenait par ses hauts côtés, qui lui ôtait tout sentiment de lien, tout
                    soupçon de tracasserie ; il était gai avec elle, aimable, maussade aussi parfois
                    souriant le plus souvent, et s’émancipant comme un écolier échappé aux regards
                    du maître : « J’ai peur que les temps de courte liberté, dont je jouis si
                        rarement dans ma vie, ne viennent à m’échapper de nouveau. »
 Il
                    écrivait cela en août 1832, en courant les grandes routes de Paris à Lucerne. Il
                    aurait bien désiré que l’aimable personne à qui il s’adressait, et que les Mémoires, qui parlent de tant d’idoles, ne mentionnent pas, le
                    vînt rejoindre à ce moment même. Il l’invitait à ce voyage de Suisse, à ces
                    scènes du Saint-Gothard, dans ce court et unique intervalle de liberté ; il lui
                    disait :
Si vous me mettez à part des autres hommes et me placez hors de la loi vulgaire, vous m’annoncerez votre visite comme une Fée : les tempêtes, les neiges, la solitude, l’inconnu des Alpes iront bien à vos mystères et à votre magie. Ma vie n’est qu’un accident ; je sens que je ne devais pas naître. Acceptez de cet accident la passion, la rapidité et le malheur ; je vous donnerai plus dans un jour qu’un autre dans de longues années.
C’est toujours, on le voit, le René des Natchez
                    qui parle, qui redit sa jeune chanson avec la mélodie dans la voix, et qui
                    croit, même à soixante-quatre ans, pouvoir donner en un jour plus qu’un autre en
                    toute sa vie. La dame invoquée ne vint pas. Il la plaint naïvement de n’être pas
                    venue : « Oui, vous avez perdu une partie de votre gloire en me quittant
                        (c’est-à-dire en ne venant pas) ; il fallait m’aimer, ne
                        fût-ce que par amour de votre talent et intérêt de votre renommée. »
                    Voilà, du 
moins, qui est sincère. En septembre 1832, à Genève, il
                    n’est plus seul ; il est rentré sous ses assujettissements domestiques
                    habituels : « Ah ! que ne veniez-vous il y a un mois ! j’étais libre. Ma
                        vie est maintenant resserrée plus que jamais. Je souffre cruellement, et je
                        voudrais arriver vite au bout de ma carrière. »
            
À chaque ligne de cette correspondance naïve, je vois l’ennui, le mépris du
                    présent, la haine des générations vivantes, de « ces myrmidons
                        d’aujourd’hui qui se fagotent en grands hommes »
, le culte surtout,
                    l’idolâtrie de la jeunesse, de celle qu’il n’a plus : « Je suis toujours
                        triste, parce que je suis vieux… Restez jeune, il n’y a que cela de
                        bon. »
 L’Élégiaque grec ne dit pas autrement, mais il est Grec et
                    païen. Chateaubriand, en le disant, oublie qu’il va à la messe et qu’il est allé
                    au Calvaire.
Il a (comme le René des Natchez encore) la prétention de n’être
                    pas connu, de n’être pas compris : « Vous prenez mon sourire pour de la
                        gaieté, vous vous y connaissez mal. Attendez ma mort et mes mémoires pour
                        vous détromper. »
 — Un jour, on lui avait dit que quelqu’un avait
                    parlé de lui avec intérêt, avec bienveillance. Il se révolte contre cette idée
                    d’une bienveillance dont il serait l’objet :
Je ne sais qui vous voyez et qui peut vous parler de moi : quelque bienveillant qu’on puisse être, on ne me connaît pas, car je ne connais personne. Un de mes défauts est d’être renfermé en moi-même et de ne m’être jamais montré à qui que ce soit.
La vérité finale et vraie sur lui, la voulez-vous ? Il va nous dresser son dernier inventaire et déposer le bilan de son âme :
(Dimanche, 6 juin 1841.) J’ai fini de tout et avec tout : mes Mémoires sont achevés ; vous m’y retrouverez quand je ne serai plus. Je ne fais rien ; je ne crois plus ni à la gloire ni à l’avenir, ni au pouvoir ni à la liberté, ni aux rois ni aux peuples. J’habite seul, pendant une absence, un grand appartement où je m’ennuie et attends vaguement je ne sais quoi que je ne désire pas et qui ne viendra jamais. Je ris de moi en bâillant, et je me couche à neuf heures. J’admire ma chatte qui va faire ses petits, et je suis éternellement votre fidèle esclave ; sans travailler, libre d’aller où je veux et n’allant nulle part. Je regarde passer à mes pieds ma dernière heure.
Religion et morale à part, il n’y a qu’à s’incliner, convenons-en, devant l’expression d’une si désolée et si suprême mélancolie.
Eh bien ! cet homme-là que nous avons vu à la fin, assis, muet, maussade, disant
                        non à toute chose, cet homme cloué dans tous ses membres,
                    et qui se ronge de rage comme un vieux lion, il a sous main des retours
                    charmants, des éclairs. S’il peut s’échapper encore un instant, s’il peut se
                    traîner, un jour de soleil, au Jardin des plantes auprès de celle qui du moins
                    sait l’égayer dans un rayon et lui rendre le sentiment du passé, il s’anime, il
                    renaît, il se reprend au printemps, à la jeunesse ; il se ressouvient de Rome,
                    il s’y revoit comme par le passé : « Voyez-vous toujours ce chemin fleuri
                        qui part de l’Obélisque de Saint-Jean-de-Latran ? »
 Il retrouve la
                    grâce, l’imagination, presque de la tendresse. Et même quand il ne peut plus
                    bouger de son fauteuil, et quand tous le jugent baissé et absent, il mérite que
                    celle qui avait si bien senti et fait durer sa nature poétique dise encore de
                    lui :
Chateaubriand est dans une belle langueur. On est charmé, en le revoyant, de sa manière si distinguée, si fine, si douce, si différente et si au-dessus de tout. Son ennui, son indifférence ont de la grandeur ; son génie se montre encore tout entier dans cet ennui ; il m’a fait l’effet des aigles que je voyais le matin au Jardin des plantes, les yeux fixés sur le soleil, et battant de grandes ailes que leur cage ne peut contenir. En les quittant, je trouvais Chateaubriand assis devant sa fenêtre, regardant le soleil, ne pouvant marcher, et ne se plaignant qu’à peine et doucement de son esclavage…
J’ai dit les défauts, je n’ai pas voulu taire le charme. De quelque nature qu’il semble, et si mélangé qu’on le suppose, il dut être bien puissant et bien réel pour être ainsi senti et rendu en avril 1847, exactement le même qu’il avait paru cinquante années auparavant à Amélie ou à Céluta.