Une discussion dans les bureaux du Constitutionnel 163
M. Sainte-Beuve résista toujours à faire un article sur l’Histoire de
              César. Une discussion, qui s’est passée un jour sous nos yeux, au moment même
            de l’apparition du livre, et dont les termes me reviennent presque textuellement, en
            sera la meilleure preuve. M. Sainte-Beuve allait tous les dimanches au
              Constitutionnel, dans l’après-midi, relire les épreuves de son article
            sur la mise en pages, avant le tirage définitif : il s’isolait, pour être plus
            tranquille, derrière un des grillages des bureaux de l’administration, qui sont à la
            porte en entrant, et il lui arriva plus d’une fois d’être dérangé par un passant qui,
            oubliant que les employés ne sont pas à leur bureau le dimanche, venait lui demander un
            renseignement relatif aux abonnements ou à la vente au numéro. Il m’emmenait quelquefois
            avec lui pour lui aider dans cette dernière révision ou pour collationner une note,
            quelque passage important, ajouté dès le matin même, et dont il craignait que la
            reproduction ne fût pas exactement conforme au texte. C’était l’un de ses plus grands
            soucis. Un dimanche donc, après nous être acquittés tous deux de cette besogne
            hebdomadaire, qui nous prenait ordinairement toute la journée, — nous nous y attelions
            dès neuf heures du matin, — j’entrai avec lui dans le cabinet du rédacteur en chef qui
            était alors M. Paulin Limayrac. Ce jour-là la statuette de M. Thiers, en habit, qui est
            de fondation sur la cheminée, et qu’ont respectée et maintenue toutes les directions, se
            trouvait retournée. C’était la punition que lui infligeait l’espiègle direction
            Limayrac, les jours où l’orateur de l’opposition, sous l’empire, avait fait des siennes
            à la Chambre. Un article de réfutation était de rigueur. La tâche en incombait de droit
            au spirituel rédacteur en chef, dont on pouvait deviner l’occupation, en entrant dans
            son cabinet, si la statuette de M. Thiers était vue de dos. M. Limayrac était en train
            de le tancer d’importance. Il ne quittait la plume que pour le menacer du doigt. Il lui
            portait ainsi des arguments, une série de bottes ad hominem. Mais
            quand, au contraire, il avait à écrire sur l’impératrice, il allait s’enfermer, pour
            s’inspirer, dans un cabinet orné de l’image de la souveraine, et écrivait, pour ainsi
            dire, sous la dictée de ses traits. Se raillant d’ailleurs quoique peu lui-même de ses
            variations politiques, toujours aimable et papillonnant, il fit asseoir à notre entrée
            M. Sainte-Beuve près de lui, et, lui tapant amicalement et familièrement sur le genou,
            il lui dit, comme une chose qui allait de soi : « Eh bien, Sainte-Beuve, à quand
              l’article ? — Quel article ? — Eh ! sur
 César : est-ce qu’il peut être
              question d’un autre article en ce moment ? Je l’ai promis ce matin à Conti : vous le
              ferez, n’est-ce pas ? — Mais vous savez bien que non, répondit M. Sainte-Beuve ; je
              m’en suis déjà expliqué avec vous. »
 — Et comme M. Limayrac n’avait pas l’air
            de se le tenir pour dit et d’être convaincu de cette résolution bien arrêtée,
            M. Sainte-Beuve, s’animant tout d’un coup, éclata : « Ah çà, dit-il, est-ce que
              vous voulez que je me déshonore (je garantis le mot) ? ma critique
              n’a de valeur que parce qu’elle n’est pas œuvre de complaisance : j’ai pu quelquefois
              être indulgent pour des jeunes gens qui débutaient dans les lettres ou la poésie ;
              mais ici ce n’est pas le cas. Ma probité littéraire est le seul garant de mon talent.
              Je ne suis pas libre de parler de ce livre dans le Constitutionnel,
              comme je le voudrais : c’est un livre qui ne vaut que par les documents qu’y ont
              envoyés les savants. Si vous voulez me laisser combattre la théorie des hommes providentiels, dont l’auteur est entiché ; si vous voulez me laisser
              dire que César… »
 Et ici M. Sainte-Beuve amena très-énergiquement le nom du
            beau roi Nicomède : « Pourquoi, ajouta-t-il, ces vices de César sont-ils
              dissimulés dans ce livre ? Qu’est-ce qu’une biographie où manquent les principaux
              traits ? Si vous voulez me laisser dire tout cela dans le
                Constitutionnel, je ferai l’article… »
 — « Allons, allons,
              dit M. Limayrac, ne vous fâchez pas »
, et il n’en fut plus question. Mais eu
            rentrant chez lui, M. Sainte-Beuve, piqué au jeu, dicta à son secrétaire le début
            d’article que nous reproduisons intégralement, et auquel il n’ajouta pas un mot depuis.
            J’affirme qu’en ce temps-là M. Sainte-Beuve n’était pas encore sénateur, ce qui prouve
            bien que sa nomination ne tenait pas à un article, comme ont pu le croire certains de
            ses confrères à l’Académie française, gros bonnets de la littérature, qui payèrent leur
            tribut au livre de… César par avancement d’hoirie, et n’entrèrent au
            Sénat que de longues années après.