Chapitre I :
Sensations et idées.
I
Tous ceux qui ont lu les Essais de Hume se rappellent que ce philosophe explique tout par trois choses : l’impression, l’idée et la liaison des idées21. Le phénomène primitif est l’impression, ou, comme on dit d’ordinaire, la sensation ; l’idée en est une copie affaiblie ; puis les idées s’associent, s’unissent, et il en résulte des phénomènes complexes ou agrégats. M. James Mill n’admet de même que des sensations, des idées et des associations d’idées.
Il classe nos sensations sous huit titres : Odorat, ouïe, vue, goût, toucher,
sensations de désorganisation dans quelque partie du corps, sensations musculaires,
sensations du canal alimentaire. Comme nous le verrons ci-après, les psychologues
contemporains réduisent en général les trois derniers groupes à deux : sensations
musculaires, sensations organiques ; les premières qui ont rapport aux muscles et qui
nous révèlent la tension ou l’effort ; les secondes qui ont rapport au bon et au
mauvais état des organes. Mais il est important de remarquer, que notre auteur a vu
plus clair que l’École écossaise22, qui s’en tenant aux cinq sens traditionnels,
n’a pu aboutir qu’à une analyse tronquée des sensations. Et de là pour elle
l’impossibilité d’une explication quelque peu scientifique de la perception
extérieure. Comment l’aurait-elle pu, ayant négligé l’analyse du sens musculaire,
celui qui nous révèle la résistance, c’est-à-dire la sensation fondamentale de
l’extériorité ? Aussi James Mill n’est-il que juste, quand il dit « qu’il n’y a
aucun élément de la conscience qui demande plus d’attention que celui-là ; quoique
jusqu’à ces derniers temps il ait été déplorablement complètement
oublié. »
C’est une particularité de notre constitution que quand nos sensations cessent par
l’absence de leurs objets, quelque chose reste. Après avoir vu le soleil, si je ferme
les yeux, je ne le vois plus, mais je puis encore y penser. Ce qui survit ainsi à la
sensation, je l’appelle « une copie, une image de la sensation, quelquefois une
représentation ou une trace de la sensation. »
Cette copie c’est l’idée23.
La faculté générale d’avoir des sensations s’appelle la sensation : la faculté générale d’avoir des idées est appelée par l’auteur l’Idéation. Comme l’idée est la copie de la sensation et qu’il y a huit groupes de sensations, il y a huit groupes d’idées dont il est aisé de trouver des exemples24.
Nous connaissons les sensations simples et ces sentiments secondaires qui en sont les images. Ce sont les deux états de conscience primitifs. C’est de là que résultent toutes ces combinaisons dont les variétés sont innombrables : elles se produisent par l’association des idées.
Chez tous les philosophes qui nous occupent ici, le phénomène de l’association est considéré comme l’une des lois les plus générales de la psychologie, et même comme le fait fondamental, auquel ils s’efforcent de tout ramener dans notre vie mentale. Cette doctrine qui porte, en Angleterre, le nom générique de « Psychologie de l’Association » (Association-Psychology), dans James Mill n’en est encore qu’à son début ; mais appuyée sur les travaux antérieurs de Hume et de Hartley, elle se présente déjà chez lui sous une forme nette et arrêtée, comme on en va juger.
L’association est un fait si général que notre vie entière consiste en une suite de sentiments (train of feelings). Peut-on y découvrir un ordre ? Remarquons d’abord que l’association se produit, soit entre des sensations, soit entre des idées25.
L’association entre les sensations doit avoir lieu conformément à l’ordre établi entre les objets de la nature, c’est-à-dire selon un ordre synchronique ou selon un ordre successif. L’ordre synchronique ou d’existence simultanée est l’ordre dans l’espace ; l’ordre successif, ou d’existence antérieure et postérieure, est l’ordre dans le temps. Le goût d’une pomme ; sa résistance dans ma bouche, la solidité de la terre qui me porte, etc. : association synchronique. Je vois lancer une bombe, je la suis de l’œil, je la vois tomber, causer des dégâts : association successive.
Comme nos idées dérivent, non des objets eux-mêmes, mais de nos sensations, nous
devons attendre par analogie que leur ordre dérivera de celui des sensations, et c’est
ce qui arrive le plus souvent. « Nos idées naissent ou existent dans l’ordre où
ont existé les sensations dont elles sont les copies. »
Telle est la loi
générale de l’association des idées.
Quand les sensations se sont produites simultanément, les idées s’éveillent aussi simultanément ; quand les sensations ont été successives, les idées naissent successivement26.
Les causes qui renferment l’association semblent se résoudre à deux : la vivacité des sentiments associés et la fréquence de l’association.
L’association a lieu non-seulement entre des idées simples, mais aussi entre des idées complexes, qui se fondent ensemble de façon à composer une idée qui paraît simple. Telles sont nos idées de la plupart des objets familiers ; l’idée de mur est une idée complexe résultant des idées déjà complexes de brique et de chaux.
Hume avait dit, comme on le sait, que nos idées s’associent d’après trois principes :
la contiguïté dans le temps et l’espace, la ressemblance et la causalité. L’auteur,
qui n’admet que le premier principe, contiguïté dans l’espace (ordre synchronique), et
contiguïté dans le temps (ordre successif), s’efforce d’y ramener les deux autres :
essai de simplification qui, au jugement de M. John Stuart Mill, « est
peut-être le moins heureux de tout l’ouvrage. »
(Note 35.)
II
Avant d’aborder l’imagination et la mémoire qui sembleraient devoir suivre immédiatement, nous rencontrons une étude sur les mots, les parties du discours, l’acte de dénommer en général (naming), qui nous paraît la partie la plus vieillie du livre.
Il est remarquable que les psychologues anglais contemporains, qui ont si largement
profité des plus récents progrès de la physiologie, n’ont rien emprunté à la
linguistique. Elle est pour eux comme oubliée27. On peut soutenir qu’elle
n’est encore ni assez mûre ni assez bien coordonnée ; mais il est incontestable
qu’elle aura beaucoup à nous révéler sur la constitution et surtout le développement
de l’âme humaine. Elle deviendra un des éléments de cette méthode objective et
inductive qui tend à prévaloir en psychologie. Maupertuis, dans ses Réflexions
philosophiques sur l’origine des langues, parlait de l’utilité d’étudier les
langues des sauvages « qui sont conçues sur un plan d’idées si différent du
nôtre. »
On l’a fait, et l’on peut bien croire que la philologie comparée
nous révélera sur le mécanisme de l’âme et ses variations, des choses bien autrement
intimes et délicates que la physiologie.
Depuis Aristote qui disait : « Nous ne pensons pas sans images, et ce sont des
images que les mots »
, jusqu’au groupe presque contemporain des idéologues,
l’école sensualiste a compris de tout temps l’importance du langage. James Mill est de
leur école sur ce point ; sa grammaire générale ressemble à celle de Condillac ou de
Destutt de Tracy. Ses autorités sont Horne Took et Harris. Une longue exposition de
doctrines bien dépassées depuis l’époque où écrivit l’auteur, serait inutile ici.
Quelques mots suffiront.
Après avoir parlé, dit-il28, des états de conscience simples, nous devons
passer aux états complexes. Mais tous ceux-ci impliquent, en quelque manière, le
« procédé de dénommer. » Il faut donc voir d’abord en quoi consiste cet « artifice. »
Il consiste à « inventer » des signes ou marques que nous imposons aux sensations et
aux idées. « Les noms substantifs sont des marques d’idées ou de sensations ;
les noms adjectifs sont des marques mises sur les noms substantifs ou des marques
sur des marques, dans le but de limiter la signification du substantif, et au lieu
de marquer une grande classe, de marquer une subdivision de cette classe. »
Ex. : homme grand. Le verbe est aussi une marque sur une marque.
Ces diverses sortes de marques rendent possibles la prédication ou affirmation.
« J’ai le nom de l’individu, Jean, et le nom de la classe, homme ; je puis
juxtaposer mes deux noms, Jean, homme. Mais cela ne suffit pas
pour effectuer la communication que je désire faire ; que le mot homme est une marque de l’idée dont Jean est une marque,
et une marque d’autres idées avec celles-là, à savoir : celles dont Jacques, Thomas,
etc., sont des marques. Pour exécuter complètement mon dessein, j’invente a une
marque qui, placée entre mes marques Jean et homme, fixe l’idée que je veux exprimer », et je dis : « Jean est homme. »
Dans toutes les langues, le verbe qui dénote l’existence a été employé pour
répondre au dessein d’ajouter la copule dans l’affirmation.
La méthode de l’auteur, qui est celle du xviiie siècle, est inacceptable sur plusieurs points, et aujourd’hui généralement repoussée. Elle a le premier défaut d’expliquer artificiellement les choses naturelles, de croire à trop de régularité dans la marche de l’esprit humain, de ne point faire une place assez large à sa spontanéité. Elle n’a point le sentiment de ce qui est primitif, de cette époque lointaine ou les sens et l’imagination prédominaient, et ou l’âme ne saisissait que les choses vivantes et concrètes29. Elle traite le langage à la manière de la logique et non de la psychologie. Un second défaut, c’est que ces explications sont tout au plus applicables à la famille des langues aryennes On ne voit point comment la théorie des « marques de marques » s’appliquerait aux langues agglutinatives ou monosyllabiques.
Aussi M. A. Findlater (note 53) fait d’importantes réserves au nom de la philologie comparée. Cette théorie de l’affirmation, dit-il, est conforme aux phénomènes de la famille de langues connues sous le nom d’Indo-Européennes. Les logiciens, en fait, en traitant ce sujet, n’ont jamais considéré que le grec, le latin et les langues modernes littéraires de l’Europe. On pouvait donc présumer que cette théorie ne s’appliquerait pas à des langues d’une structure tout à fait différente. Le procédé mental doit, sans doute, être le même dans toutes ; mais les moyens sont nouveaux et sans précédents. Si les naturalistes avaient voulu construire un type de l’organisme animal, sans avoir jamais vu autre chose que des vertébrés, leur théorie serait certainement insuffisante dans sa généralité. De même la théorie courante de l’affirmation, considérée à la lumière d’une science de plus en plus profonde de l’organisme du discours, semble attacher une importance exagérée à une puissance d’affirmation, présumée inhérente aux verbes, et particulièrement aux verbes de l’existence. C’est un fait bien connu maintenant, que dans les langues monosyllabiques que parle un tiers de l’humanité, il n’y a point de distinction entre les parties du discours. Le verbe substantif manque dans beaucoup de langues. Chez les Malais, les Javanais et dans la presqu’île de Malacca, ce sont des pronoms ou particules indéclinables qui tiennent lieu du verbe être. La faculté affirmative appartient si peu au verbe exclusivement, que les pronoms et les articles expriment très souvent l’affirmation, comme le prouvent d’amples exemples, empruntés particulièrement aux langues agglutinatives.
Quant aux autres verbes, la grammaire comparée ne trouve aucune trace d’un verbe substantif, entrant dans leur structure. C’est maintenant une doctrine acceptée en philologie, que la racine d’un verbe est de la nature d’un nom abstrait, et que ce nom devient un verbe simplement par l’addition d’un affixe pronominal30. Et M. Findlater conclut que si cette analyse du verbe est correcte, l’affirmation de l’existence ne trouva pas d’expression dans les premières périodes du langage : la copule réelle liant le sujet avec le prédicat était la préposition contenue dans le cas oblique de l’affixe pronominal.
III
Après cette excursion dans le domaine de la philologie, nous rentrons dans l’analyse purement psychologique avec l’imagination et la mémoire.
La conscience est le nom de nos sentiments pris un à un ; l’imagination est le nom d’une suite de sentiments ou idées.
« Les phénomènes classés sous ce titre sont expliqués par les philosophes
modernes d’après les principes de l’Association. »
Dugald Stewart a donné au
mot imagination un sens technique, sans qu’on en puisse retirer aucun avantage ; il le
restreint au cas où l’esprit crée, forme de nouvelles combinaisons.
L’imagination consiste donc en une suite d’idées ; mais grande est la diversité de
ces suites. Elles sont autres chez le marchand occupé d’achat et de ventes que chez le
légiste occupé de juges, de clients, de témoins ; autres chez le médecin que chez
l’homme d’État ; autres chez le soldat que chez le métaphysicien. L’auteur fait
ressortir ingénieusement le caractère par lequel les associations d’idées du poêle
diffèrent de toutes les autres en paraissant leur ressembler. « Les idées du
poëte sont les idées de tout ce qu’il y a de plus frappant dans les apparences
visibles de la nature, et de tout ce qu’il y a de plus intéressant dons les passions
et affections des hommes. Il n’est donc pas étonnant que ces suites d’idées
agréables aient attiré à un degré particulier l’attention, et que dans les premiers
âges, alors que la poésie était toute la littérature, elle ait paru mériter un nom
particulier plus que des suites d’idées d’une autre classe… Dans le cas de l’avocat,
la suite d’idées amène à une décision favorable au parti qu’il défend ; elle n’a
rien d’agréable en elle-même. Tout le plaisir dérive du but. La même chose a lieu
pour le marchand. Le but du mathématicien et du physicien c’est la recherche de la
vérité ; leurs suites d’idées sont dirigées vers cet objet et sont, ou ne sont pas,
une source de plaisirs selon que le but est ou n’est pas atteint. Mais le cas du
poëte est complètement différent. Sa suite d’idées est sa propre fin. Elle est tout entière agréable, ou le but est
manqué31. »
La mémoire, de l’avis de tous ceux qui l’ont étudiée, est une faculté complexe32. En quoi la résout-on ? Suivant l’auteur, elle ne contient que des idées et des associations d’idées.
D’abord, il est certain que les idées en constituent la partie fondamentale car nous ne nous en rappelons rien que par une idée, et pour qu’il y ait mémoire, il faut qu’il y ait idée.
Mais comment se produit l’idée qui fait partie de la mémoire ? par association. Il est aisé de le prouver. Nous avons été lié avec une personne à qui nous n’avons point pensé depuis longtemps ; une lettre d’elle, une remarque qu’elle aimait faire et qui est répétée à notre oreille ; ce sont là des circonstances associées avec l’idée de la personne et qui nous la remettent en mémoire. De même quand nous essayons de nous rappeler quelque chose, nous parcourons diverses séries d’idées, avec l’espoir que l’une ou l’autre nous suggérera l’idée que nous cherchons.
Jusqu’ici donc nulle difficulté. Dans la mémoire, il y a des idées et ces idées sont liées entre elles par l’association. Mais la même chose se produit dans l’imagination où il y a aussi des idées liées entre elles par l’association. Et cependant la mémoire n’est pas la même chose que l’imagination. Il y a donc dans la mémoire tout ce qu’il y a dans l’imagination, avec quelque chose de plus. Quel est cet élément additionnel ?
Remarquons d’abord qu’il y a deux cas dans la mémoire : le cas où nous nous rappelons des sensations, le cas où nous nous rappelons des idées. Je me souviens d’avoir vu Georges III prononcer un discours à l’ouverture du Parlement : mémoire de sensations. Je me souviens d’avoir lu le récit de la séance où Napoléon Ier ouvrit, pour la première fois, les Chambres françaises : mémoire d’idées.
Dans l’un et l’autre cas, la reconnaissance du souvenir, comme appartenant au passé, est une idée très complexe qui consiste en ces trois principaux éléments : 1° un état de conscience actuel que nous appelons le moi se souvenant ; 2° un état de conscience que nous appelons le moi qui a perçu ou conçu ; 3° les états de conscience successifs qui remplissent l’intervalle entre ces deux points. Ainsi, suivant l’auteur, nous parcourons rapidement par la pensée la série des états de conscience, intermédiaires entre le moment du souvenir et le moment où l’événement s’est produit, et c’est par ce mouvement rapide qu’un fait nous apparaît comme passé, et par suite que la mémoire diffère de l’imagination. Tout se réduit donc à une association d’idées, puisqu’il n’y a que l’idée du moi présentée (moi qui se souvient), l’idée du moi passé (le moi dont on se souvient), et l’idée d’une série d’états de conscience qui remplissent l’intervalle.
Cette explication de la mémoire est simple et ingénieuse, malheureusement elle n’est
pas sans difficulté. La différence entre l’imagination et la mémoire continuera
probablement, dit M. John Stuart Mill (note 94), à embarrasser encore longtemps les
philosophes. Sans chercher si, comme le veut l’auteur, nous répétons réellement dans
la pensée, quoique brièvement, toute la série intermédiaire ; expliquer la mémoire par
le moi, ressemble fort à expliquer une chose par cette chose même. Car quelle notion
pouvons-nous avoir du moi sans la mémoire ? « Le fait de se rappeler,
c’est-à-dire d’avoir une idée combinée avec la croyance que la sensation
correspondante a été actuellement sentie par moi, cela semble être
le fait vraiment élémentaire du moi, l’origine et la base de cette
idée. »
Nous passons maintenant aux opérations qui nous donnent les notions abstraites et générales : la classification et l’abstraction.
La classification est le procédé de l’esprit par lequel nous réunissons les objets de
nos sens et de nos idées en certains agrégats appelés classes33. Mais en quoi consiste ce procédé par
lequel formant les individus en classes, séparant tels et tels des autres,
« nous les considérons sous une certaine idée d’unité comme étant quelque
chose en elles-mêmes. »
Il a été considéré comme une chose « mystérieuse »,
il a été « expliqué mystérieusement », exposé dans un « jargon mystique », et a causé
des siècles de combats entre les réalistes et les nominalistes34. M. James Mill l’explique
uniquement par le moyen du mot et de l’association des idées ; voici comment :
« Le moi homme est d’abord appliqué à un individu ; il est d’abord associé à l’idée de cet individu et acquiert la faculté d’en éveiller l’idée. Il est ensuite appliqué à un autre individu et acquiert la faculté d’en éveiller ridée ; et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait acquis la faculté d’éveiller un nombre infini de ces idées, indifféremment. Qu’arrive-t-il ? C’est que toutes les fois qu’il se présente, il éveille un nombre infini d’idées de ces individus ; et comme il les éveille en combinaison étroite, il en forme une espèce d’idées complexe. » « De là résulte que le mot homme n’est ni un mot répondant à une simple idée, ce qui était l’opinion des réalistes ; ni un mot ne répondant à aucune idée, ce qui était l’opinion des nominalistes ; mais un mot éveillant un nombre infini d’idées, par les lois irrésistibles de la sensation et en formant une idée très complexe et indistincte, mais non pas intelligible pour cela. »
C’est dans le but de dénommer, et de dénommer avec une plus grande facilité, que nous formons des classes : et c’est la ressemblance qui, quand nous avons appliqué un nom à un individu, nous conduit à l’appliquer à un autre et à un autre, jusqu’à ce que le tout forme un agrégat, lié par le commun rapport de l’agrégat à un seul et même nom.
La grande particularité de cette théorie, comme le fait remarquer M. Grote en le
regrettant, c’est qu’elle n’emploie ni même ne nomme l’abstraction. Elle ne voit dans
la classification qu’un nom commun, associé à un agrégat indéfini et indistinct
d’individus concrets semblables. C’est là une nouveauté. Mais les philosophes
antérieurs « qui pensaient que l’abstraction est renfermée dans la
classification avaient raison à mon avis, ajoute M. Grote, si nous considérons la
classification comme une grande opération. Un agrégat de concrets n’est ni suffisant
pour constituer une classe dans le sens scientifique, ni utile dans la marche du
raisonnement. Il nous faut en outre une manière particulière de
considérer l’agrégat (phrase que M. James Mill traite de mystérieuse, mais
qu’il est difficile de changer contre des termes plus intelligibles), il faut qu’un
ou plusieurs éléments d’une idée complexe soient séparés du reste : ce qui a reçu le
nom d’Abstraction. »
Ce dernier procédé, considéré comme subsidiaire par l’auteur, est défini par lui, comme par tout le monde : l’acte de séparer une partie de ce qui est contenu dans une idée complexe, pour en faire un objet qu’on considère en lui-même35, Réduite presque entièrement à un procédé de notation au moyen des mots, l’abstraction ne nous paraît pas traitée selon son importance. La psychologie de l’association est en général plus préoccupée des moyens par lesquels l’esprit ajoute ses idées et les forme en couples ou en amas, que des procédés de décomposition qu’il leur applique. Cependant l’esprit emploie non-seulement l’addition, mais la soustraction. S’il compose, il décompose ; s’il réunit les semblables, il désagrégé les dissemblables. Comment ? aucune réponse claire sur ce point.
IV
Nous allons voir l’association des idées employée par l’auteur de l’Analyse, pour expliquer divers états de conscience qu’il comprend sous le nom commun de croyance36. Il est difficile de traiter séparément de la mémoire, de la croyance, et du jugement ; car une partie de la mémoire est contenue dans le terme croyance, tout comme une partie du jugement. Les divers cas de croyance peuvent se classer sous trois titres : croyance aux événements ou aux existences réelles ; croyance au témoignage ; croyance à la vérité des propositions.
La croyance aux événements ou existences réelles peut avoir pour objet le présent, le passé, le futur.
1° Commençons par la croyance qui a pour objet un fait présent.
Voici un premier cas : c’est celui où le fait est actuellement et immédiatement
présent à mes sens. Je crois que voilà une rose. Cette croyance implique d’abord la
croyance en mes sensations, et croire en mes sensations, c’est purement et simplement
un autre mot pour dire avoir des sensations. Mais croire aux objets externes, ce n’est
pas simplement croire à mes sensations présentes. C’est cela et quelque chose de plus.
C’est ce quelque chose qui est l’objet de notre recherche. En voyant une rose, j’ai la
sensation de couleur ; mais j’ai de plus celle de sa distance, de sa figure ou forme.
Ces idées qui sont dues au toucher sont associées à celle de couleur. Il peut s’y
associer encore d’autres comme celle d’odeur, de goût, de résistance. Mon idée de rose
est donc formée par la fusion de plusieurs idées, entre lesquelles une ou deux sont
prédominantes (la couleur et la figure). — Maintenant mes sensations je les considère
comme un effet et je crois à quelque chose qui en est la cause ; et c’est à cette
cause, non à l’effet, qu’est approprié le nom d’objet. « A chacune des
sensations que nous avons d’un objet particulier, nous joignons dans notre
imagination une cause, à ces diverses causes nous joignons une cause commune à
toutes et nous la marquons du nom de substratum
37.
» En résumé nous
éprouvons des groupes (clusters) de sensations ; ces sensations éveillent l’idée
d’antécédents (les qualités), celles-ci éveillent l’idée d’un antécédent commun à
toutes les qualités (le substratum), et le substratum avec ses qualités nous
l’appelons l’objet38. Ainsi
donc dans notre croyance aux objets externes deux choses : d’abord un groupe d’idées
fondues en un tout par l’association ; ensuite l’idée d’un antécédent (cause) de ce
tout.
Cette croyance implique donc une théorie de la cause laquelle est très simple chez l’auteur : soit un fait B et un antécédent A ; si leur association nous est donnée comme inséparable, et l’ordre de leur association comme constant, nous dirons qu’A est cause de B.
Voici un second cas : c’est celui où le fait n’est pas actuellement présent à mes sens. Je crois que Saint-Paul, que j’ai vu ce matin, existe encore ; ce qui équivaut à dire que si l’on plaçait moi ou l’un de mes semblables dans un certain endroit de Londres, nous aurions la sensation de l’église Saint-Paul. Cette croyance implique le souvenir dont la nature a été examinée sous le titre de la mémoire ; ensuite une extension dans l’avenir des faits passés : on l’étudiera ci-après.
2° La croyance qui a pour objet un fait passé se ramène à la mémoire. Quand je dis que je me rappelle l’incendie du théâtre de Drury-Lane ; dire que je me rappelle cet événement et que j’y crois, c’est dire la même chose : ce sont deux états de conscience indiscernables.
3° La croyance qui a pour objet les faits futurs est le fond de ce procédé de
l’esprit qu’on nomme induction. L’auteur pense qu’on peut la résoudre aussi dans une
simple association. « L’anticipation du futur par le moyen du passé, bien loin
d’être un phénomène sui generis, est renfermée dans une des lois
les plus générales de l’esprit humain. »
Quand donc Dugald Stewart et
d’autres l’érigent en objet d’admiration, en prodige, en chose qui ne rentre sous
aucune loi générale et qu’ils nous disent qu’ils ne peuvent la rapporter qu’à un
instinct ; ce qui équivaut à dire, à rien du tout — le terme instinct dans tous les
cas ne signifiant que notre ignorance — ils ne montrent que leur impuissance à ramener
les phénomènes de l’esprit à la grande loi compréhensive de l’association. Ils
semblent avoir eu une très inexplicable et très antiphilosophique aversion pour
admettre cette loi, dans son sens large ; comme si cette simplicité en vertu de
laquelle on trouve qu’une loi est renfermée dans une plus haute, et celle-ci dans une
plus haute, et ainsi de suite, jusqu’à un petit nombre qui paraissent tout renfermer,
ne devait pas se retrouver dans le monde de l’esprit, comme dans celui de la
matière39.
Quoi qu’on puisse penser de l’explication qui va suivre, il faut du moins reconnaître que l’auteur a très nettement vu qu’une théorie de l’induction est au fond une théorie de la cause.
Nous ne pouvons, dit-il, avoir une idée du futur, parce que, strictement parlant, le
futur est une non-entité ; et on ne peut pas avoir une idée de rien. Quand nous
parlons du futur, nous parlons en réalité du passé. Je crois qu’il fera jour demain,
qu’il y aura des voitures dans les rues de Londres, que la marée se fera sentir à
London-Bridge, etc. Ce sont là des idées du passé. « Notre idée du futur et
notre idée du passé, c’est la même chose, avec cette différence qu’il y a
rétrospection dans un cas et anticipation dans l’autre. »
Qu’est-ce que
cette anticipation ?
La loi fondamentale de l’association consiste en ce que quand deux choses ont été fréquemment trouvées ensemble, l’une rappelle l’autre. Entre ces conjonctions habituelles, il n’y en a aucune qui nous intéresse plus que celle de l’antécédent et du conséquent. Mais parmi les nombreux antécédents et conséquents qui forment la matière de notre expérience, quelques-uns se présentent dans un ordre constant, d’autres dans un ordre variable. Ainsi j’ai vu le corbeau voler de l’est à l’ouest tout aussi bien que de l’ouest à l’est. Au contraire une pierre mise en l’air ne va pas aussi bien de bas en haut que de haut en bas, elle suit une direction invariable. De là une association d’idées dont l’ordre est invariable aussi.
Ainsi l’idée de tout fait éveille l’idée d’un antécédent constant (qui le produit) et l’idée de conséquents constants (qu’il produit). Cette grande loi de notre nature nous montre immédiatement de quelle manière notre idée du futur est produite. La nuit a été toujours suivie par le malin. L’idée de nuit est suivie par celle de matin ; l’idée de matin par celle des événements du matin (les voilures dans les rues de Londres) et de toute la journée. Voilà l’idée de demain à laquelle succède un autre demain, et un nombre indéfini de ces « demains » compose l’idée complexe de l’avenir.
Mais, me dit-on, c’est là l’idée de demain et non la croyance à demain : Dites-nous ce qu’est cette croyance ? Je réponds que non-seulement vous avez l’idée de demain, mais que vous l’avez d’une manière inséparable. Or c’est à ce cas d’association d’idées indissoluble, et à aucune autre chose, que vous appliquez le nom de croyance.
Il n’y a pas lieu de s’arrêter longtemps à la croyance au témoignage. Elle se ramène aussi à l’association. En effet, je remonte des paroles (écrites ou parlées) de mes semblables aux faits et idées qu’elles représentent : ce qui est une association. Puis notre croyance aux faits est fondée sur notre propre expérience ; et cette forme de croyance a été déjà expliquée40.
Une troisième classe de croyances est celle à la vérité des propositions, « en d’autres termes des vérités verbales. » Le procédé par lequel est produite cette croyance s’appelle le jugement. La proposition est la forme de l’affirmation.
« L’affirmation consiste essentiellement à appliquer deux marques sur la même chose. Ex. : L’homme est un animal raisonnable. »
« Ou bien on applique à la même chose des noms ayant l’un moins, l’autre plus d’extension : L’homme est un animal. »
Dans le premier cas, l’équivalence des deux mots est reconnue par l’association : homme et animal raisonnable sont deux mots pour un même état de conscience ; ils s’associent comme marques à un même groupe d’idées.
Dans le deuxième cas, l’association est plus complexe, voilà toute la différence. Homme est le nom d’un groupe d’idées suggérées par association (Voir ci-dessus Classification) ; animal est aussi le nom d’un groupe, qui enferme et le premier groupe et d’autres encore.
Ainsi, sensations, idées, associations d’idées ; le tout varié, compliqué, agrégé, croisé, groupé de mille manières : voilà tout le mécanisme de l’esprit humain.