(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Oscar Wilde à Paris » pp. 125-145
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Oscar Wilde à Paris » pp. 125-145

Oscar Wilde à Paris

À l’angle des rues Médicis et de Vaugirard, s’ouvrait, jadis, une boutique rouge de marchand de vins-traiteur, à l’enseigne de la Côte d’Or. Cet établissement illustré par le souvenir de Jules Vallès et de Séverine qui l’avaient fréquenté, était demeuré, par tradition, hospitalier aux étudiants et aux gens de lettres. Un cabinet leur était réservé à l’entresol, relié à la salle du débit par un escalier en tour de vis. Là, ils avaient licence de s’isoler de la clientèle ordinaire, clientèle assez mêlée et aussi peu experte en bonnes façons qu’en beau langage, à l’exception toutefois d’un cocher de fiacre, le père Moore, qui, piqué de la tarentule des vers, usait de la complicité de la poste, sans discrétion, pour bombarder de ses élucubrations les gens célèbres. Que de fois le voyait-on, au comptoir, déplier avec orgueil, aux yeux ébaubis ou indifférents de ses collègues, une lettre de félicitations anciennement reçue de Victor Hugo et qu’il épelait avec emphase bien qu’il la sût par cœur ! Il la tirait avec dévotion d’un portefeuille crasseux. Salie et réduite à l’état de loque, par l’usage, elle n’avait rien perdu à ses yeux de son prestige premier.

Moréas, capricieux et changeant, soucieux de ses aises, qu’il ne trouvait nulle part et qui ne s’installait dans un endroit que le temps d’y découvrir d’excellentes raisons de décamper, resta néanmoins fidèle à la Côte d’Or durant trois ou quatre saisons. Sa présence achalandait le débit et lui valut un regain de succès. Les poètes l’y suivirent. Il y dînait, entouré de tout ce que le Parnasse français comptait alors de jeunes espoirs. Les repas s’y prolongeaient, mélangés de nobles discussions. Ah ! les cordiales et charmantes soirées où s’entrecroisaient tant d’opinions variées ! L’esthète Charles Morice y catéchisait, solennel et doctoral. L’espiègle Édouard Dubus y improvisait des paradoxes étincelants. Le mystagogue Julien Leclercq y tirait l’horoscope d’un chacun et vaticinait, en caressant de ses doigts effilés son ample chevelure de chamelier nubien. Le bouillant Adolphe Retté, lorsqu’il était las de décocher des flèches à tout venant, y développait un système de panthéisme fougueux ou mystifiait les bardes provinciaux et les graves normaliens qui avaient commis l’imprudence de s’y aventurer. Le frêle et délicat Henri Degron y susurrait des airs mièvres avec indolence et semblait un jeune prince annamite, privé de soleil, s’étiolant sous la rigueur de nos climats.

Attentif aux controverses des poètes, se tenait le graveur sur bois Clément Bellanger qui rendait l’image d’un Christ au Jardin des Oliviers. Albert Trachsel, l’architecte des Fêtes réelles, y ouvrait dans l’imagination de ses auditeurs des horizons de songe, multipliés par la féerie des perspectives. Le peintre Gauguin, surnommé « le peau rouge »,

Vrai sauvage égaré dans la ville de pierre,

incapable de s’adapter à notre civilisation, aspirait à retourner vivre dans les îles du Pacifique et papouanisait avec la négresse qu’il avait ramenée de Tahiti. On y rencontrait encore cet extraordinaire Meyerson, polyglotte et omniscient, dernière incarnation de Pic de la Mirandole, toujours prêt à discuter de toutes choses connues et quibusdam aliis et aussi ce pauvre et malchanceux Frédéric Corbier, mathématicien et philologue, qui se grisait de bruit et de paroles en société, mais qui retombait, dès qu’il était seul, à un découragement si noir qu’il finira, une nuit d’hiver, par se jeter du haut du pont d’Arcole, dans la Seine charrieuse de glaçons.

À l’exubérance symboliste s’opposait la sagesse du clan roman. Charles Maurras, soucieux de restaurer le règne de l’Intelligence, y luttait contre les empiètements de la sensibilité brouillonne et, à rebours des esthètes névropathes, nous invitait à ne pas réduire le monde à soft décor et à ne pas juger des choses, en dernier ressort, sur l’unique témoignage des sens. Maurice du Plessys, esprit ferme et lucide, toujours en quête de beaux modèles, venait de quitter La Fontaine pour s’engager à l’école de Jean-Baptiste Rousseau, dernier dépositaire de la lyre d’Alcée. Il en propageait la leçon, à la stupeur des poètes libertaires, incapables de s’y plier, faute de culture et de jugement. Pour eux, la Poésie datait du siècle et, en dehors de Mallarmé, il n’y avait point de salut. Impérieux et subtil, sûr de ses lumières, l’auteur des Études lyriques se faisait gloire, pour éberluer les doctrinaires de l’individualisme et outrance et des singularités passionnelles, de n’illustrer en vers que des lieux communs. Il fallait l’entendre pouffer aux arguments opposés de l’ignorance et de la sottise. Il fusait alors d’un rire énigmatique et singulier, d’un rire sarcastique et aigu, d’un rire dont les éclats déchiraient l’air avec une persistante et redoutable intensité. Ce rire déconcertait les hâbleurs et tel le cri du coq suffisait pour jeter la panique au camp des ânes en déroute. Desrousseaux, nanti d’un vaste savoir, était la Providence à laquelle tous avaient recours dans les cas litigieux, lorsqu’il s’agissait d’invoquer l’autorité d’un texte ancien ou de rétablir le vrai sens d’une version mutilée. Fils du célèbre chansonnier lillois, il lui arrivait, parfois, dans un accès de bonne humeur, d’entonner, au dessert, un couplet paternel, en savoureux patois du cru, mais, vite réintégré au bloc de sa gravité naturelle, il se rasseyait aux thèmes de savante, dialectique qu’il développait soit avec Paul Souday, en appétit de renouveler Sainte-Beuve, soit avec Maindron, l’un des gendres de Heredia, vivant répertoire des usages abolis, soit avec Moréas, alors féru d’archaïsme et de nos vieux fabliaux. Dauphin Meunier, qui abandonnera les vers pour la critique et s’emploiera à élucider les points obscurs de la vie de Mirabeau, y mettait au service de la cause romane un esprit narquois et délié, tandis que Marcel Coulon, petit, fureteur, éveillé, promenait surtout le coup d’œil avisé d’un magistrat enquêteur. Il décelait déjà ce besoin d’exactitude et de précision qui lui fera appliquer tout à l’heure, à ses investigations littéraires, les procédés rigoureux de l’analyse anthropométrique et de l’instruction judiciaire. Raymond de la Tailhède, tout en hochant la tête, par intervalles, en signe de courtoisie pour les orateurs dont il semblait suivre les disputes, s’absorbait en réalité dans une sorte de contemplation muette et ne se départait pas d’ourdir, au milieu du bruit, la trame de son éternel songe éveillé. N’oublions pas le musicien Dubreuilh qui préconisait une restauration de la musique française dont la Dame blanche était, à son avis, l’un des plus hauts points d’expression.

Le servant du lieu était un jeune garçon d’une vingtaine d’années, blond, au vif regard bleu, qui portait, sans faiblir, à la satisfaction de Moréas, le glorieux prénom d’Amand et qui s’était installé dans la bonne grâce des poètes par l’empressement qu’il mettait à les servir au détriment des autres consommateurs. Il s’était, à leur contact, teinté de vagues notions de littérature. Il en tirait gloriole aux yeux du commun. Peut-être rimaillait-il, lui-même, en secret. Toujours est-il qu’il avait les muses en particulière révérence. Il avait pris sous sa protection le cocher Moore dont il ne manquait jamais de nous montrer les productions, au jour le jour, et auquel il rapportait le « satisfecit » que nous lui délivrions par politesse.

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Parmi les dîners de la Côte d’Or, restés célèbres dans les fastes littéraires de l’heure, figure celui qui réunit, pour la première fois, Oscar Wilde et les poètes romans. C’était lors du premier voyage de Wilde à Paris où il était venu, précédé d’un renom de grand poète et qui ne fut qu’une longue suite d’ovations. Les salons les plus fermés s’ouvraient avec empressement devant lui. Ce triomphateur, ne se souciant point de rentrer à Londres sans avoir fait, chez nous, le tour complet des hommes et des choses, manifesta le désir de se rencontrer avec Moréas. Sa nationalité, autant que son bruit, l’accréditait aux yeux de « l’Athénien honneur des Gaules ». Moréas avait gardé pour la littérature anglaise l’éblouissement de sa jeunesse et son admiration rejaillissait sur l’ensemble du peuple insulaire. Il ne se cachait pas de cette admiration, même à l’époque de la guerre des Boers, et à ceux qui s’étonnaient, dans le Paris anglophobe et chauvin, de le voir afficher ses préférences pour nos voisins d’outre-Manche, il répondait imperturbablement : « Ils ont Shakespeare ! » Même dégagé, à sa période romane, de la duperie romantique et des brouillards gaéliques, il persistait à faire sienne l’opinion de Byron, à savoir que si Shakespeare est le pire des modèles, il reste le plus extraordinaire des poètes, et, lui, petit-fils de l’amiral Tombatzis, le héros de l’insurrection grecque, il n’oubliait pas que ce même Byron s’était enrôlé pour combattre contre les Turcs et avait épousé la cause de sa patrie. Il fit donc savoir à Wilde qu’il le recevrait à dîner au lieu habituel de ses agapes. Préoccupé de paraître en beauté, assisté de son état-major roman, il ordonna que la salle consignée aux intrus lui fût réservée. Rien n’avait été changé au protocole ordinaire, sauf qu’un bouquet de fleurs ornait la table. Encore était-ce une attention du sentimental Amand. Fier de servir un homme illustre dont le nom emplissait les journaux, il s’était laissé aller à cette inspiration délicate. Il avait fourni à la dépense, sans demander conseil à personne. C’était son hommage au Génie. Amand avait revêtu, pour la circonstance, sa veste d’alpaga des grands jours. Son plastron étincelait comme une cuirasse au soleil et ses cheveux, plus calamistrés qu’à l’ordinaire, témoignaient que lui aussi voulait se produire à son avantage. Même il avait fleuri sa boutonnière d’un œillet et portait sous son bras, ô miracle ! ce luxe inconnu des établissements plébéiens : un torchon propre.

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Wilde fit son entrée, à l’heure dite, accompagné du Stuart Merrill, négociateur de l’affaire, et d’un ami personnel, un compatriote, ignorant notre langue, qu’il négligea de nous présenter. Son physique ingrat rendait le premier contact désagréable. Gros, lymphatique, lippu, les dents gâtées, il offrait un aspect peu séduisant, bien vite corrigé par l’intelligence du regard, l’onction des gestes et le charme de la parole. Le dîner fut cordial, mais empreint de gêne officielle. Il n’y fut question que de littérature. Moréas y saisit l’occasion de démolir la poétique du xixe  siècle, estimant Hugo populacier, Baudelaire paradoxal. Il ne trouva à louer que Lamartine « le meilleur ou du moins le moins impur des romantiques ». Les convives s’observaient et se tenaient dans une sage réserve. Les esprits ne s’échauffèrent qu’au dessert, au moment des vers. La dernière pièce dite, Oscar Wilde se leva et s’excusa d’être obligé de partir, se prétendant attendu ailleurs. Stuart Merrill nous a laissé une relation inexacte de ce dîner, soit que ses souvenirs l’aient trahi, soit qu’il ait cédé au travers d’être piquant. Il prétend que Wilde, qui faisait à Londres le silence autour de lui et qui était habitué à se voir réservé tout l’encens, s’éclipsa, offusqué d’avoir entendu des vers à l’unique éloge de Moréas. Certes les poètes romans avaient repris de leurs ancêtres de la Pléiade la cordiale coutume de se saluer en vers, mais ils s’en abstinrent ce soir-là. Moréas avait récité l’Églogue à Emilius, du Plessys les strophes d’Alcandre, La Tailhède un fragment de la Métamorphose des Fontaines. Ce que je récitai moi-même importe peu. Il me suffira de dire qu’il n’y était nullement question de Moréas. Ce n’est donc pas le sujet de nos vers qui avait pu froisser Wilde et je ne pense pas qu’il ait été froissé de rien.

La preuve en est que, quelques jours après, me rencontrant sur le boulevard des Capucines, au sortir de l’hôtel où il était descendu, il vint à moi de bonne grâce : « J’approuve, me dit-il, Moréas et son école de vouloir rétablir l’harmonie grecque et de ramener chez nous l’état d’esprit dionysien. Le monde a tellement soif de joie ! Nous ne sommes pas encore dépêtrés de l’étreinte syrienne et de ses divinités cadavériques. Nous sommes toujours plongés dans le royaume des ténèbres. En attendant l’avènement d’une religion de lumière nouvelle, que l’Olympe nous serve d’abri et de refuge. Il faut laisser nos instincts rire et s’ébattre au soleil comme une troupe d’enfants rieurs. J’aime la vie. Elle est si belle ! » et ce disant, il me désignait le spectacle que nous avions sous les yeux.

C’était au commencement de juin. Une allégresse flottait dans l’air. Un coup de soleil allumait les boulevards pavoisés de verdures neuves. La lumière miroir tait aux façades, faisait chatoyer les vitres, les stores de coutil rose, les balcons aux lettres d’or, mettait à l’horizon un flamboiement d’apothéose. Sur la chaussée, les attelages fringants filaient en éclairs, où des Parisiennes renversées se pâmaient sous la fleur dansante des ombrelles multicolores. Paris sonnait d’une rumeur de fête. « Ah ! déclarait Wilde, que tout cela surpasse la beauté languissante des champs. La solitude de la campagne m’étouffe et m’écrase. Avez-vous remarqué que l’azur du ciel parle mieux à l’âme dans les villes et que les fleurs y sont plus émouvantes ? J’adore cette vie exaltée, ce coudoiement humain, cet échange furtif des regards, ce voisinage de la fièvre et des passions. Je ne suis réellement moi qu’au milieu des foules élégantes, dans la griserie des capitales, au cœur des quartiers riches ou dans le décor somptueux des palaces-hôtels, rendez-vous de l’élite cosmopolite, assiégé de toutes les commodités désirables et d’une armée de serviteurs, la caresse chaude d’un tapis sous les pieds. Je m’émerveille de tous les raffinements du confort, épanouissement suprême des civilisations. Je déteste la nature où l’homme n’a pas mêlé son artifice. » Wilde m’entraînait vers les étalages de luxe, les éventaires coûteux, les bijouteries. « Je raffole des bijoux, énonçait-il encore, comme de toutes les choses futiles et belles dont l’inutilité rehausse le prix. C’est à les contempler que j’ai pris l’idée d’écrire une Salomé. L’image m’en est apparue, casquée d’or, dans un ruissellement de pierreries. Regardez ces diamants d’une si belle eau, disposés en diadème, qu’on rêverait au front d’une jeune impératrice et qui ne serviront peut-être qu’à parer quelque tripière enrichie dont elles accentueront la vulgarité et la laideur. Et dire que ces grains fulgurants de lumière sont engendrés du charbon crapuleux ! Ainsi le poète, qui tire son essence des autres hommes, en devient le miracle par un simple jeu de cristallisation et acquiert, sur eux, une valeur inestimable. Par quel mystère les éléments de cette matière friable qu’est le charbon en viennent-ils à constituer un bloc résistant, doué de privilèges spéciaux ? Les pierres précieuses demeurent réfractaires à la température ambiante. Le diamant se garde inviolable et l’élan irrésistible du courant électrique s’émousse contre lui. De même, le poète s’affranchit des lois ordinaires et des nécessités communes. Le génie a ses droits imprescriptibles. Quand Benvenuto Cellini crucifiait un homme vivant pour étudier le jeu des muscles dans l’agonie, un pape eut raison de l’absoudre. Qu’est-ce que la mort d’une vague individualité si elle sert à l’éclosion d’une œuvre immortelle et à créer, selon l’expression de Keats, une source éternelle de ravissement ? »

Comme je lui parlais de ses œuvres, Oscar Wilde m’arrêta du geste : « Oh ! laissons cela ! Je considère ces choses de si peu d’importance ! Je m’y emploie par délassement et pour me prouver, comme votre Baudelaire le faisait avec plus de génie, que je ne suis pas inférieur à mes contemporains que je méprise. Ce n’est pas seulement à composer des poèmes que je fais tenir mes ambitions. Je veux faire de ma vie elle-même une œuvre d’art. Je connais le prix d’un beau vers, mais aussi d’une rose, d’un vin de cru, d’une cravate adaptée et d’un mets délicat. »

Je résume ainsi les propos d’Oscar Wilde, mais ce que je n’en puis rendre c’est le tour et l’expression. Wilde parlait imparfaitement notre langue. Le mot juste ne lui venait pas toujours qu’il remplaçait soit par le terme anglais, soit par un équivalent français, hasardé au petit bonheur, et dont le choix n’était pas toujours heureux. Ainsi le comique se glissait dans le sérieux de ses discours. Montaigne pressé de s’exprimer disait : « Si le français n’y va pas, que le gascon y aille ! » Wilde y employait le nègre. Brouillé avec les genres et la syntaxe, il terminait, un jour, ainsi, l’exposé d’un conte : « À ce moment, la reine, il est mouru ! »

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Nous passions devant le Napolitain lorsqu’une voix grêle et pointue, une voix étrange de fausset, nous héla. C’était La Jeunesse qui nous avait aperçus du fond du café aux glaces ouvertes. Ridé, long et maigre, dans ses vêtements floches, la chemise issant en bourrelet de son pantalon tire bouchonné, mais aussi chargé de joyaux qu’une châsse de basilique, il vint à nous et se fit charge de nous introduire.

C’était l’heure de l’apéritif. Le mince café boulevardier, crème et or, aux banquettes de velours grenat, sorte de couloir, à plafond bas, regorgeait de consommateurs. À l’une des tables, un homme à la stature olympienne, au milieu d’un groupe d’esthètes, trônait, pérorant, flave et rose, sous un nuage de tabac, comme un dieu sous l’encens. C’était Catulle Mendès., Il parlait haut, d’un verbe cathédrant.

Notre entrée le surprit, absorbé par son entourage, en train d’éclater avec un geste bref : « Je ne me laisse pas marcher sur les pieds ! » Conclusion de controverse ou riposte à quelque grief timidement énoncé. Il s’interrompit à la vue d’Oscar Wilde et, par révérence pour ce dernier, nous fit place à ses côtés. Les courtoisies de bienvenue échangées, la conversation reprit. Wilde, désireux de se renseigner sur le mouvement poétique français, sollicitait l’avis de Mendès qui fit l’éloge du Parnasse et déclara que de tous les poètes vivants, Armand Silvestre était le plus digne d’admiration. Il s’extasia sur ses soixante mille vers qu’il déclarait n’être qu’un « long effort vers le plus pur idéal ». Il vanta même sa prose et mit à défendre ses contes du reproche de grivoiserie et de trivialité, une ardeur suspecte comme s’il avait pris ce moyen détourné de faire sa propre apologie. Wilde écoutait, sans mot dire, avec un imperceptible sourire. Mendès parlait, laissant tomber ses mots comme des oracles, la tête renversée en arrière, avec, par intervalles, le geste de secouer sa crinière léonine ou de rajuster les plis de sa cravate flottante. Il adressa en passant quelques compliments à Léon Dierx et à Albert Glatigny, puis se livra à une charge à fond de train contre les Symbolistes. Les saillies brusques et les boutades du caustique Ernest La Jeunesse qui les défendait mal, semblaient n’intervenir qu’à la façon de l’huile sur le feu. Mendès disait : « Les Symbolistes nous font rire. Ils n’ont rien inventé. Le symbole est vieux comme le monde et de qui se réclament-ils ? De Baudelaire, un satan élégiaque. Les maîtres français qu’ils revendiquent sont des parnassiens qui ont mal tourné. Verlaine, c’est un Desbordes-Valmore en pantalon. Mallarmé, c’est, comme disait Cros, un Baudelaire cassé dont les morceaux n’ont jamais pu se recoller. Qu’est-ce que Rimbaud sinon un romantique attardé, un Pétrus Borel naturaliste et qu’est-ce que Tristan Corbière sinon un mauvais parodiste de Pierre Dupont ? On a fait quelque bruit autour de Jules Laforgue. Ce n’est que l’ébauche d’on ne sait quoi, un bégaiement. Ses vers puérils et tintamarresques ont provoqué un succès d’étonnement. Ils seront oubliés demain. Les symbolistes n’ont rien innové, non plus, dans la formé. Le véritable initiateur du vers libre et de la technique symboliste, c’est un Péruvien de Lima, le lieutenant d’artillerie della Rocca de Vergalo qui a introduit, en prosodie, la “strophe nicarine” et toutes les libertés dont se prévalent, les poètes nouveaux. Il éludait les muettes, supprimait les majuscules au commencement du vers, l’alternance des rimes masculines et féminines et aboutissait, en fin de compte, à une sorte de prose rythmée. Les vers libres ne sont pas autre chose. Le poète péruvien disait lui-même : ”Je ferai école parce que mon vers c’est la révolution.” »

Puis, Mendès, passant en revue les jeunes poètes du moment, s’employa à leur dénier toute originalité. Selon lui, Henri de Régnier était contenu dans Banville et dans Hugo, le Hugo du groupe des Idylles. Il vitupéra le faux simplisme de Paul Fort et ce qu’il appelait l’esthétique belge. Pour Francis Vielé-Griffin, il se déclara perfidement incompétent : « J’aime mieux croire qu’il m’échappe car s’il n’y a chez lui que ce que j’ai compris, il n’y a pas grand-chose24. »

Cette ruse de dialectique impressionna si fort Oscar Wilde qu’il me la rappelait en sortant : « N’avez-vous pas entendu, observai-je, ce que Mendès disait lorsque nous sommés entrés ? Vielé-Griffin n’est pas seulement poète. Il est critique. Il y manie une plume assez acerbe. Il traite ses contradicteurs et ses aînés sans indulgence. Peut-être a-t-il marché sur les pieds de Mendès. »

— « N’empêche, conclut Wilde, que ce diable d’homme est terriblement amusant. »

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Pour comprendre Oscar Wilde, il faut considérer qu’il était irlandais. Il appartenait à ce peuple honni et persécuté depuis des siècles, mais orgueilleux, irréductible et qui n’a jamais voulu reconnaître la loi du vainqueur. Ses oppresseurs en médisent avec une gouaillerie insultante. Ils méprisent leur fierté et ne veulent voir dans leur opposition systématique qu’un vulgaire esprit de contradiction. Les Irlandais rendent à leurs persécuteurs mépris pour mépris. Oscar Wilde, encore qu’il se défendît d’obéir aux préjugés, subissait à son insu cette hostilité héréditaire et s’il avait retrouvé, à Londres, cette même rigueur puritaine, cette même obstination hypocrite du cant (on sait que les Irlandais se font gloire d’un haut renom de chasteté) dont sa libre et sensuelle nature avait à souffrir, il se sentait doublement incité à s’en affranchir par instinct et par désir de faire pièce à une race détestée. C’est pour la combattre qu’il se trouvera amené au dandysme. Il y verra une façon élégante de bafouer ses contemporains.

L’excès appelle l’excès. Trop de contrainte pousse à la rébellion. Afin de secouer le joug odieux, nos modernes anarchistes rêvent de bouleverser le monde et de s’ouvrir le chemin de la liberté à coups de bombes. Illusion puérile ! C’est la ressource des esprits grossiers et dépourvus de jugement. Les natures fines et clairvoyantes tournent l’obstacle insurmontable. Elles usent d’une arme plus sûre. Elles font appel à l’ironie. La dynamite, en justifiant les terreurs répressives qu’elle déchaîne, affermit l’autorité des tyrans. La crainte du ridicule les paralyse.

On s’est étonné des paradoxes et des excentricités de Baudelaire, C’est qu’on n’a pas réfléchi que cela provenait du besoin de réagir contre l’esprit de cant acclimaté en France à l’époque de la Restauration par les émigrés, retour de Londres. L’exemple de Baudelaire explique les paradoxes et les excentricités d’Oscar Wilde. C’est la même nécessité de démasquer l’hypocrisie et de déjouer la sottise. Voilà pourquoi ces deux génies, si distants l’un de l’autre, si dissemblables, si divers d’essence et de tendance, se sont rencontrés néanmoins dans leur méthode divergente, sur un point d’exercice, et ont communié dans la religion du dandysme.

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Le dandysme (je l’ai déjà écrit à propos de Baudelaire25) n’est point, comme on l’a cru à tort, une pratique de frivolité. Carlyle lui-même s’y est mépris qui n’y a vu qu’une affaire d’habit et une esthétique de tailleur. Il y a bien des variétés de dandysme, mais, au fond de toutes, il y a la haine du frein et un défi jeté à une puissance oppressive. Le dandysme est une protestation du bon sens clairvoyant contre les préjugés aveugles. C’est une révolte de l’individu contre la collectivité ombrageuse. Son art, c’est de battre l’ennemi avec ses propres troupes. Le dandysme est une tentative d’indépendance contre toutes les tyrannies usurpées. La plus illégitime est le préjugé de l’opinion. C’est pourquoi le dandysme devait naître là où ce pouvoir illégitime s’exerce avec le plus de rigueur : en Angleterre. Le dandysme est une chose anglaise. Son nom l’indique, qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue. Le dandysme est une fleur des ruines qui s’engendre de la décomposition des empires et qui s’épanouit à l’heure intermédiaire où l’élite d’hier, dépouillée de ses vertus, garde un reste de prestige comme le ciel, à l’heure où le soleil le quitte, en commémore un dernier reflet. Le dandysme apparaît, quand sous la menace de la confusion générale, quelques modalités de l’ancien ordre jaillissent plus riches de sens et qu’une ligne de démarcation subsiste encore entre l’aristocratie déclinante et le flot démagogique envahisseur. Le dandysme a pris naissance dans l’enfantement chaotique du xixe  siècle avec Georges Brummel. Brummel voulait sauver du désastre égalitaire les droits de l’individu, substituer à la noblesse de caste, la noblesse de l’intelligence, opposer aux privilèges de la naissance les privilèges du génie et maintenir, comme armature des sociétés, une hiérarchie nécessaire, une échelle de valeurs.

Sans doute, cette préoccupation de Brummel qui lui était dictée par les circonstances, s’était déjà manifestée antérieurement chez de hauts esprits, aux mêmes heures troubles, car les mêmes causes produisent les mêmes effets. Alcibiade, chez les Grecs, et Pétrone, chez les Romains, avaient essayé de remonter un courant de vulgarité, mais pour que cet état d’esprit, que l’on a nommé le dandysme, prît toute sa valeur et sa force cohésive, il y fallait des conditions spéciales et la mentalité singulière d’un peuple qui se fait gloire d’une vertu que Stendhal juge d’un ridicule stupide et dont Remy de Gourmont se moquait avec tant d’insistance. Chez les Latins les mœurs sont trop libres, l’opinion trop indulgente pour que la théorie du dandysme pût s’y condenser dans toute son âpreté. On a cherché, en France même, des ancêtres à Brummel. On a parlé de Lauzun, du duc de Richelieu, de d’Orsay. On a échafaudé, sur quelques apparences, des parallèles inexacts et aventurés. Il ne peut s’agir que de traits superficiels. Rien de commun entre l’attitude élégante d’un Lauzun, d’un Richelieu, d’un d’Orsay et la doctrine d’un Brummel. Tout leur secret était renfermé dans l’art de plaire. Un Brummel répugne à ce moyen facile de conquérir. Son art est de déplaire. Il règne par l’insolence, en mortifiant. Sa vie est une bravade. Il s’amuse à faire bondir les gens sous ses coups de cravache. Là est son originalité. C’est un métier si difficile qu’aucun autre n’a pu y réussir et qui exige une telle tension d’esprit, une telle attention de soi-même, de tous ses gestes, de toutes ses paroles, que lui-même y a laissé sa raison. Qu’on ne me parle point du dandysme de Barbey d’Aurevilly qui fut, je le veux bien, une protestation contre la vulgarité des mœurs plébéiennes, mais qui se résume en fin de compte à des hâbleries et à des pratiques de mascarade. S’accoutrer de velours et de dentelles, afficher des couleurs criardes est contraire aux principes du dandysme formulés par Brummel qui enseigne : « Le véritable dandy ne doit jamais se faire remarquer. » Barbey d’Aurevilly, qui le savait puisqu’il a écrit sur Brummel26, n’en a pas tenu compte. Le dandysme veut une âme ferme à l’abri des à-coups de passion et ne s’accommode point de mouvements impétueux. C’est pourquoi les poètes y sont impropres. Byron n’a pu soutenir jusqu’au bout son personnage de dandy et encore moins celui que l’on avait appelé « Mademoiselle Byron » : Alfred de Musset. Baudelaire n’y réussit pas davantage qui, pourtant, de son coup d’œil d’aigle, avait vu dans la doctrine plus clair que ses devanciers français, et Oscar Wilde s’y cassera les reins pour n’avoir pas assez médité ce conseil de Brummel : « Le dandy doit savoir s’arrêter à temps et, dès que l’effet est produit, se retirer. » Les passionnés n’ont rien à voir avec le dandysme. C’est une tactique d’esprit froid. Brummel reste le vrai dandy qui sut s’imposer du regard. Sa présence honorait plus que celle du roi. Son absence aux fêtes de la cour était considérée comme un désastre. Il dominait par la terreur : « Tenez-vous bien ! disait une duchesse anxieuse à sa fille, Brummel nous regarde ! » et ce dandysme qu’il exerçait avait au moins le mérite du risque. Quand Baudelaire blasphémait, quand Wilde colportait de salons en salons ses épigrammes d’athée27, ils n’encouraient que la disgrâce des auditeurs dévots, ce dont ils pouvaient aisément se consoler ; quand Brummel dictait ses arrêts, il risquait sa tête et l’on peut dire qu’il eût la gloire de la risquer en beau joueur. Il la perdit, du reste. Ce ne fut pas sur le billot.

L’idée d’Oscar Wilde était que l’homme avait droit au bonheur et, comme dit Goethe, à une philosophie qui ne détruit pas sa personnalité, et il estimait légitimes tous les moyens d’y parvenir.

Pour affirmer cela aux Anglais il fallait de l’audace. Wilde en sentait d’autant plus le danger qu’il était lui-même, malgré ce qu’il en dit, marqué du pli de la Bible. L’éducation première est un vêtement dont on ne se dépouille jamais et qui ressemble parfois pour celui qui le porte à la tunique de Nessus. Wilde a gardé l’épouvante du péché. Il s’est nourri de l’Écriture. C’est en vain qu’il en rejette la leçon. Elle lui ressort par le nez. C’est d’Elle qu’il a pris cette habitude de ne parler qu’en paraboles. Comme il déguisait sa pensée, il déguisait son personnage. Il passait dans la rue, le tournesol légendaire à la main ; ornait sa boutonnière d’un œillet vert ; affectait des allures déplaisantes et outrancières ; affichait les vices mêmes qu’il n’avait pas. Il usait du mensonge pour combattre le mensonge. Quand après avoir semé l’or sur son passage, il quittait les gens en déclarant : « Je pense les avoir bien démoralisés », il ne faut pas voir dans cet aveu cynique le plaisir diabolique de corrompre. La véritable signification en est : « J’ai donné à ces gens infatués d’orgueil et d’eux-mêmes, une leçon d’humilité. Ils osent parler de vertu. Ils ne savent ce que c’est. Je leur ai montré que la leur était à la merci d’une pièce de monnaie. » C’était les amener à constater leur infirmité et, par suite, à l’indulgence et à compatir aux faiblesses du prochain.

Wilde n’était pas un croyant comme Baudelaire. Il n’avait d’autre refuge que l’Art. C’est pourquoi il en avait fait une religion. « L’Art, disait-il, est supérieur à la Nature qui se répète. La valeur d’une œuvre d’art c’est d’être unique ; mais l’artiste ne doit pas être dupe de sa foi. Pourtant il doit soutenir son rôle jusqu’au bout. » Le tort de Wilde ou son excuse, selon le point de vue où l’on se place, c’est de n’avoir pas pu soutenir jusqu’au bout son personnage. Quel illogisme d’invoquer la protection des lois qu’on a voulu démolir et de faire appel à l’opinion quand on a passé sa vie à la répudier ! En recourant aux tribunaux, en se prétendant offensé par des clameurs qu’il avait bénévolement déchaînées, Wilde démentait son attitude et ses théories antérieures. Il était bien imprévu de voir ce fanfaron de vices se soucier tout à coup de sa réputation.

Wilde a payé assez cher ses écarts pour que l’oubli se fasse autour d’eux et ce qui le rachète dans notre estime c’est qu’il courut à son désastre comme à un suicide. Il sentait la nécessité de l’expiation. « Il fallait que cela fût », avouait-il, en sortant de la geôle où son génie s’est épuré. Il y a gagné d’écrire son chef-d’œuvre.

Et c’est la moralité de son aventure.