(1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXIV. Arrestation et procès de Jésus. »
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(1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXIV. Arrestation et procès de Jésus. »

Chapitre XXIV.
Arrestation et procès de Jésus.

La nuit était complètement tombée 1091 quand on sortit de la salle 1092. Jésus, selon son habitude, passa le val du Cédron, et se rendit, accompagné des disciples, dans le jardin de Gethsémani, au pied du mont des Oliviers 1093. Il s’y assit. Dominant ses amis de son immense supériorité, il veillait et priait. Eux dormaient à côté de lui, quand tout à coup une troupe armée se présenta à la lueur des torches. C’étaient des sergents du temple, armés de bâtons, sorte de brigade de police qu’on avait laissée aux prêtres ; ils étaient soutenus par un détachement de soldats romains avec leurs épées ; le mandat d’arrestation émanait du grand-prêtre et du sanhédrin 1094. Judas, connaissant les habitudes de Jésus, avait indiqué cet endroit comme celui où on pouvait le surprendre avec le plus de facilité. Judas, selon l’unanime tradition des premiers temps, accompagnait lui-même l’escouade 1095, et même, selon quelques-uns 1096, il aurait poussé l’odieux jusqu’à prendre pour signe de sa trahison un baiser. Quoi qu’il en soit de cette circonstance, il est certain qu’il y eut un commencement de résistance de la part des disciples 1097. Un d’eux (Pierre, selon des témoins oculaires 1098 tira l’épée et blessa à l’oreille un des serviteurs du grand-prêtre nommé Malek. Jésus arrêta ce premier mouvement. Il se livra lui-même aux soldats. Faibles et incapables d’agir avec suite, surtout contre des autorités qui avaient tant de prestige, les disciples prirent la fuite et se dispersèrent. Seuls, Pierre et Jean ne quittèrent pas de vue leur maître. Un autre jeune homme inconnu le suivait, couvert d’un vêtement léger. On voulut l’arrêter ; mais le jeune homme s’enfuit, en laissant sa tunique entre les mains des agents 1099.

La marche que les prêtres avaient résolu de suivre contre Jésus était très conforme au droit établi. La procédure contre le « séducteur » (mésith), qui cherche à porter atteinte à la pureté de la religion, est expliquée dans le Talmud avec des détails dont la naïve impudence fait sourire. Le guet-apens judiciaire y est érigé en partie essentielle de l’instruction criminelle. Quand un homme est accusé de « séduction », on aposte deux témoins, que l’on cache derrière une cloison ; on s’arrange pour attirer le prévenu dans une chambre contiguë, où il puisse être entendu des deux témoins sans que lui-même les aperçoive. On allume deux chandelles près de lui, pour qu’il soit bien constaté que les témoins « le voient 1100. » Alors on lui fait répéter son blasphème. On l’engage à se rétracter. S’il persiste, les témoins qui l’ont entendu l’amènent au tribunal, et on le lapide. Le Talmud ajoute que ce fut de la sorte qu’on se comporta envers Jésus, qu’il fut condamné sur la foi de deux témoins qu’on avait apostés, que le crime de « séduction » est, du reste, le seul pour lequel on prépare ainsi les témoins 1101.

Les disciples de Jésus nous apprennent, en effet, que le crime reproché à leur maître était la « séduction 1102 », et, à part quelques minuties, fruit de l’imagination rabbinique, le récit des évangiles répond trait pour trait à la procédure décrite par le Talmud. Le plan des ennemis de Jésus était de le convaincre, par enquête testimoniale et par ses propres aveux, de blasphème et d’attentat contre la religion mosaïque, de le condamner à mort selon la loi, puis de faire approuver la condamnation par Pilate. L’autorité sacerdotale, comme nous l’avons déjà vu, résidait tout entière de fait entre les mains de Hanan. L’ordre d’arrestation venait probablement de lui. Ce fut chez ce puissant personnage que l’on mena d’abord Jésus 1103. Hanan l’interrogea sur sa doctrine et ses disciples. Jésus refusa avec une juste fierté d’entrer dans de longues explications. Il s’en référa à son enseignement, qui avait été public ; il déclara n’avoir jamais eu de doctrine secrète ; il engagea l’ex-grand-prêtre à interroger ceux qui l’avaient écouté. Cette réponse était parfaitement naturelle ; mais le respect exagéré dont le vieux pontife était entouré la fit paraître audacieuse ; un des assistants y répliqua, dit-on, par un soufflet.

Pierre et Jean avaient suivi leur maître jusqu’à la demeure de Hanan. Jean, qui était connu dans la maison, fut admis sans difficulté ; mais Pierre fut arrêté à l’entrée, et Jean fut obligé de prier la portière de le laisser passer. La nuit était froide. Pierre resta dans l’antichambre et s’approcha d’un brasier autour duquel les domestiques se chauffaient. Il fut bientôt reconnu pour un disciple de l’accusé. Le malheureux, trahi par son accent galiléen, poursuivi de questions par les valets, dont l’un était parent de Malek et l’avait vu à Gethsémani, nia par trois fois qu’il eût jamais eu la moindre relation avec Jésus. Il pensait que Jésus ne pouvait l’entendre, et il ne songeait pas que cette lâcheté dissimulée renfermait une grande indélicatesse. Mais sa bonne nature lui révéla bientôt la faute qu’il venait de commettre. Une circonstance fortuite, le chant du coq, lui rappela un mot que Jésus lui avait dit. Touché au cœur, il sortit et se mit à pleurer amèrement 1104.

Hanan, bien qu’auteur véritable du meurtre juridique qui allait s’accomplir, n’avait pas de pouvoirs pour prononcer la sentence de Jésus ; il le renvoya à son gendre Kaïapha, qui portait le titre officiel. Cet homme, instrument aveugle de son beau-père, devait naturellement tout ratifier. Le sanhédrin était rassemblé chez lui 1105. L’enquête commença ; plusieurs témoins, préparés d’avance selon le procédé inquisitorial exposé dans le Talmud, comparurent devant le tribunal. Le mot fatal, que Jésus avait réellement prononcé : « Je détruirai le temple de Dieu, et je le rebâtirai en trois jours », fut cité par deux témoins. Blasphémer le temple de Dieu était, d’après la loi juive, blasphémer Dieu lui-même 1106. Jésus garda le silence et refusa d’expliquer la parole incriminée. S’il faut en croire un récit, le grand-prêtre alors l’aurait adjuré de dire s’il était le Messie ; Jésus l’aurait confessé et aurait proclamé devant l’assemblée la prochaine venue de son règne céleste 1107. Le courage de Jésus, décidé à mourir, n’exige pas cela. Il est plus probable qu’ici, comme chez Hanan, il garda le silence. Ce fut en général, à ce dernier moment, sa règle de conduite. La sentence était arrêtée ; on ne cherchait que des prétextes. Jésus le sentait, et n’entreprit pas une défense inutile. Au point de vue du judaïsme orthodoxe, il était bien vraiment un blasphémateur, un destructeur du culte établi ; or ces crimes étaient punis de mort par la loi 1108. D’une seule voix, l’assemblée le déclara coupable de crime capital. Les membres du conseil qui penchaient secrètement vers lui étaient absents ou ne votèrent pas 1109. La frivolité ordinaire, aux aristocraties depuis longtemps établies ne permit pas aux juges de réfléchir longuement sur les conséquences de la sentence qu’ils rendaient. La vie de l’homme était alors sacrifiée bien légèrement ; sans doute les membres du sanhédrin ne songèrent pas que leurs fils rendraient compte à une postérité irritée de l’arrêt prononcé avec un si insouciant dédain.

Le sanhédrin n’avait pas le droit de faire exécuter une sentence de mort 1110. Mais, dans la confusion de pouvoirs qui régnait alors en Judée, Jésus n’en était pas moins dès ce moment un condamné. Il demeura le reste de la nuit exposé aux mauvais traitements d’une valetaille infime, qui ne lui épargna aucun affront 1111.

Le matin, les chefs des prêtres et les anciens se trouvèrent de nouveau réunis 1112. Il s’agissait de faire ratifier par Pilate la condamnation prononcée par le sanhédrin, et frappée d’insuffisance depuis l’occupation des Romains. Le procurateur n’était pas investi comme le légat impérial du droit de vie et de mort. Mais Jésus n’était pas citoyen romain ; il suffisait de l’autorisation du gouverneur pour que l’arrêt prononcé contre lui eût son cours. Comme il arrive toutes les fois qu’un peuple politique soumet une nation où la loi civile et la loi religieuse se confondent, les Romains étaient amenés à prêter à la loi juive une sorte d’appui officiel. Le droit romain ne s’appliquait pas aux Juifs. Ceux-ci restaient sous le droit canonique que nous trouvons consigné dans le Talmud, de même que les Arabes d’Algérie sont encore régis par le code de l’islam. Quoique neutres en religion, les Romains sanctionnaient ainsi fort souvent des pénalités portées pour des délits religieux. La situation était à peu près celle des villes saintes de l’Inde sous la domination anglaise, ou bien encore ce que serait l’état de Damas, le lendemain du jour où la Syrie serait conquise par une nation européenne. Josèphe prétend (mais certes on en peut douter) que si un Romain franchissait les stèles qui portaient des inscriptions défendant aux païens d’avancer, les Romains eux-mêmes le livraient aux Juifs pour le mettre à mort 1113.

Les agents des prêtres lièrent donc Jésus et l’amenèrent au prétoire, qui était l’ancien palais d’Hérode 1114, joignant la tour Antonia 1115. On était au matin du jour où l’on devait manger l’agneau pascal (vendredi, 14 de nisan = 3 avril). Les Juifs se seraient souillés en entrant dans le prétoire et n’auraient pu faire le festin sacré. Ils restèrent dehors 1116. Pilate, averti de leur présence, monta au bima 1117 ou tribunal situé en plein air 1118, à l’endroit qu’on nommait Gabbatha ou en grec Lithostrotos, à cause du carrelage qui revêtait le sol.

À peine informé de l’accusation, il témoigna sa mauvaise humeur d’être mêlé à cette affaire 1119 Puis il s’enferma dans le prétoire avec Jésus. Là eut lieu un entretien dont les détails précis nous échappent, aucun témoin n’ayant pu le redire aux disciples, mais dont la couleur paraît avoir été bien devinée par Jean. Son récit, en effet, est en parfait accord avec ce que l’histoire nous apprend de la situation réciproque des deux interlocuteurs.

Le procurateur Pontius, surnommé Pilatus, sans doute à cause pilum ou javelot d’honneur dont lui ou un de ses ancêtres fut décoré 1120, n’avait eu jusque-là aucune relation avec la secte naissante. Indifférent aux querelles intérieures des Juifs, il ne voyait dans tous ces mouvements de sectaires que les effets d’imaginations intempérantes et de cerveaux égarés. En général, il n’aimait pas les Juifs. Mais les Juifs le détestaient plus encore ; ils le trouvaient dur, méprisant, emporté ; ils l’accusaient de crimes invraisemblables 1121. Centre d’une grande fermentation populaire, Jérusalem était une ville très séditieuse et pour un étranger un insupportable séjour. Les exaltés prétendaient que c’était chez le nouveau procurateur un dessein arrêté d’abolir la loi juive 1122. Leur fanatisme étroit, leurs haines religieuses révoltaient ce large sentiment de justice et de gouvernement civil, que le Romain le plus médiocre portait partout avec lui. Tous les actes de Pilate qui nous sont connus le montrent comme un bon administrateur 1123. Dans les premiers temps de l’exercice de sa charge, il avait eu avec ses administrés des difficultés qu’il avait tranchées d’une manière très brutale, mais où il semble que, pour le fond des choses, il avait raison. Les Juifs devaient lui paraître des gens arriérés ; il les jugeait sans doute comme un préfet libéral jugeait autrefois les Bas-Bretons, se révoltant pour une nouvelle route ou pour l’établissement d’une école. Dans ses meilleurs projets pour le bien du pays, notamment en tout ce qui tenait aux travaux publics, il avait rencontré la Loi comme un obstacle infranchissable. La Loi enserrait la vie à tel point qu’elle s’opposait à tout changement et à toute amélioration. Les constructions romaines, même les plus utiles, étaient de la part des Juifs zélés l’objet d’une grande antipathie 1124. Deux écussons votifs, avec des inscriptions qu’il avait fait apposer à sa résidence, laquelle était voisine de l’enceinte sacrée, provoquèrent un orage encore plus violent 1125. Pilate tint d’abord peu de compte de ces susceptibilités ; il se vit ainsi engagé dans des répressions sanglantes 1126, qui plus tard finirent par amener sa destitution 1127. L’expérience de tant de conflits l’avait rendu fort prudent dans ses rapports avec un peuple intraitable, qui se vengeait de ses maîtres en les obligeant à user envers lui de rigueurs odieuses. Le procurateur se voyait avec un suprême déplaisir amené à jouer en cette nouvelle affaire un rôle de cruauté, pour une loi qu’il haïssait 1128. Il savait que le fanatisme religieux, quand il a obtenu quelque violence des gouvernements civils, est ensuite le premier à en faire peser sur eux la responsabilité, presque à les en accuser. Suprême injustice ; car le vrai coupable, en pareil cas, est l’instigateur !

Pilate eût donc désiré sauver Jésus. Peut-être l’attitude digne et calme de l’accusé fit-elle sur lui de l’impression. Selon une tradition 1129, Jésus aurait trouvé un appui dans la propre femme du procurateur. Celle-ci avait pu entrevoir le doux Galiléen de quelque fenêtre du palais, donnant sur les cours du temple. Peut-être le revit-elle en songe, et le sang de ce beau jeune homme, qui allait être versé, lui donna-t-il le cauchemar. Ce qu’il y a de certain, c’est que Jésus trouva Pilate prévenu en sa faveur. Le gouverneur l’interrogea avec bonté et avec l’intention de chercher tous les moyens de le renvoyer absous.

Le titre de « roi des Juifs », que Jésus ne s’était jamais donné, mais que ses ennemis présentaient comme le résumé de son rôle et de ses prétentions, était naturellement celui par lequel on pouvait exciter les ombrages de l’autorité romaine. C’est par ce côté, comme séditieux et comme coupable de crime d’État, qu’on se mit à l’accuser. Rien n’était plus injuste ; car Jésus avait toujours reconnu l’empire romain pour le pouvoir établi. Mais les partis religieux conservateurs n’ont pas coutume de reculer devant la calomnie. On tirait malgré lui toutes les conséquences de sa doctrine ; on le transformait en disciple de Juda le Gaulonite ; on prétendait qu’il défendait de payer le tribut à César 1130. Pilate lui demanda s’il était réellement le roi des Juifs 1131. Jésus ne dissimula rien de ce qu’il pensait. Mais la grande équivoque qui avait fait sa force, et qui après sa mort devait constituer sa royauté, le perdit cette fois. Idéaliste, c’est-à-dire ne distinguant pas l’esprit et la matière, Jésus, la bouche armée de son glaive à deux tranchants, selon l’image de l’Apocalypse, ne rassura jamais complètement les puissances de la terre. S’il faut en croire Jean, il aurait avoué sa royauté, mais prononcé en même temps cette profonde parole : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Puis il aurait expliqué la nature de sa royauté, se résumant tout entière dans la possession et la proclamation de la vérité. Pilate ne comprit rien à cet idéalisme supérieur 1132. Jésus lui fit sans doute l’effet d’un rêveur inoffensif. Le manque, total de prosélytisme religieux et philosophique chez les Romains de cette époque leur faisait regarder le dévouement à la vérité comme une chimère. Ces débats les ennuyaient et leur paraissaient dénués de sens. Ne voyant pas quel levain dangereux pour l’empire se cachait dans les spéculations nouvelles, ils n’avaient aucune raison d’employer la violence contre elles. Tout leur mécontentement tombait sur ceux qui venaient leur demander des supplices pour de vaines subtilités. Vingt ans plus tard, Gallion suivait encore la même conduite avec les Juifs 1133. Jusqu’à la ruine de Jérusalem, la règle administrative des Romains fut de rester complètement indifférents dans ces querelles de sectaires entre eux 1134.

Un expédient se présenta à l’esprit du gouverneur pour concilier ses propres sentiments avec les exigences du peuple fanatique dont il avait déjà tant de fois ressenti la pression. Il était d’usage à propos de la fête de Pâque de délivrer au peuple un prisonnier. Pilate, sachant que Jésus n’avait été arrêté que par suite de la jalousie des prêtres 1135, essaya de le faire bénéficier de cette coutume. Il parut de nouveau sur le bima, et proposa à la foule de relâcher « le roi des Juifs. » La proposition faite en ces termes avait un certain caractère de largeur en même temps que d’ironie. Les prêtres en virent le danger. Ils agirent promptement 1136, et pour combattre la proposition de Pilate, ils suggérèrent à la foule le nom d’un prisonnier qui jouissait dans Jérusalem d’une grande popularité. Par un singulier hasard, il s’appelait aussi Jésus 1137 et portait le surnom de Bar-Abba ou Bar-Rabban 1138. C’était un personnage fort connu 1139 ; il avait été arrêté à la suite d’une émeute accompagnée de meurtre 1140. Une clameur générale s’éleva : « Non celui-là ; mais Jésus Bar-Rabban. » Pilate fut obligé de délivrer Jésus Bar-Rabban.

Son embarras augmentait. Il craignait que trop d’indulgence pour un accusé auquel on donnait le titre de « roi des Juifs » ne le compromît. Le fanatisme, d’ailleurs, amène tous les pouvoirs à traiter avec lui. Pilate se crut obligé de faire quelque concession ; mais hésitant encore à répandre le sang pour satisfaire des gens qu’il détestait, il voulut tourner la chose en comédie. Affectant de rire du titre pompeux que l’on donnait à Jésus, il le fit fouetter 1141. La flagellation était le préliminaire ordinaire du supplice de la croix 1142. Peut-être Pilate voulut-il laisser croire que cette condamnation était déjà prononcée, tout en espérant que le préliminaire, suffirait. Alors eut lieu, selon tous les récits, une scène révoltante. Des soldats lui mirent sur le dos une casaque rouge, sur la tête une couronne formée de branches épineuses, et un roseau à la main. On l’amena ainsi affublé sur la tribune, en face du peuple. Les soldats défilaient devant lui, le souffletaient tour à tour, et disaient en s’agenouillant : « Salut, roi des Juifs 1143. » D’autres, dit-on, crachaient sur lui et frappaient sa tête avec le roseau. On comprend difficilement que la gravité romaine se soit prêtée à des actes si honteux. Il est vrai que Pilate, en qualité de procurateur, n’avait guère sous ses ordres que des troupes auxiliaires 1144. Des citoyens romains, comme étaient les légionnaires, ne fussent pas descendus à de telles indignités.

Pilate avait-il cru par cette parade mettre sa responsabilité à couvert ? Espérait-il détourner le coup qui menaçait Jésus en accordant quelque chose à la haine des Juifs 1145, et en substituant au dénouement tragique une fin grotesque d’où il semblait résulter que l’affaire ne méritait pas une autre issue ? Si telle fut sa pensée, elle n’eut aucun succès. Le tumulte grandissait et devenait une véritable sédition. Les cris : « Qu’il soit crucifié ! qu’il soit crucifié ! » retentissaient de tous côtés. Les prêtres, prenant un ton de plus en plus exigeant, déclaraient la Loi en péril, si le séducteur n’était puni de mort 1146. Pilate vit clairement que, pour sauver Jésus, il faudrait réprimer une émeute sanglante. Il essaya cependant encore de gagner du temps. Il rentra dans le prétoire, s’informa de quel pays était Jésus, cherchant un prétexte pour décliner sa propre compétence 1147. Selon une tradition, il aurait même renvoyé Jésus à Antipas, qui, dit-on, était alors à Jérusalem 1148. Jésus se prêta peu à ces efforts bienveillants ; il se renferma, comme chez Kaïapha, dans un silence digne et grave, qui étonna Pilate. Les cris du dehors devenaient de plus en plus menaçants. On dénonçait déjà le peu de zèle du fonctionnaire qui protégeait un ennemi de César. Les plus grands adversaires de la domination romaine se trouvèrent transformés en sujets loyaux de Tibère, pour avoir le droit d’accuser de lèse-majesté le procurateur trop tolérant. « Il n’y a ici, disaient-ils, d’autre roi que l’empereur ; quiconque se fait roi se met en opposition avec l’empereur. Si le gouverneur acquitte cet homme, c’est qu’il n’aime pas l’empereur. 1149 » Le faible Pilate n’y tint pas ; il lut d’avance le rapport que ses ennemis enverraient à Rome, et où on l’accuserait d’avoir soutenu un rival de Tibère. Déjà, dans l’affaire des écussons votifs 1150, les Juifs avaient écrit à l’empereur et avaient eu raison. Il craignit pour sa place. Par une condescendance qui devait livrer son nom aux fouets de l’histoire, il céda, rejetant, dit-on, sur les Juifs toute la responsabilité de ce qui allait arriver. Ceux-ci, au dire des chrétiens, l’auraient pleinement acceptée, en s’écriant : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants 1151 ! »

Ces mots furent-ils réellement prononcés ? On en peut douter. Mais ils sont l’expression d’une profonde vérité historique. Vu l’attitude que les Romains avaient prise en Judée, Pilate ne pouvait guère faire que ce qu’il fit. Combien de sentences de mort dictées par l’intolérance religieuse ont forcé la main au pouvoir civil ! Le roi d’Espagne qui, pour complaire à un clergé fanatique, livrait au bûcher des centaines de ses sujets, était plus blâmable que Pilate ; car il représentait un pouvoir plus complet que n’était encore à Jérusalem celui des Romains. Quand le pouvoir civil se fait persécuteur ou tracassier, à la sollicitation du prêtre, il fait preuve de faiblesse. Mais que le gouvernement qui à cet égard est sans péché jette à Pilate la première pierre. Le « bras séculier », derrière lequel s’abrite la cruauté cléricale, n’est pas le coupable. Nul n’est admis à dire qu’il a horreur du sang, quand il le fait verser par ses valets.

Ce ne furent donc ni Tibère ni Pilate qui condamnèrent Jésus. Ce fut le vieux parti juif ; ce fut la loi mosaïque. Selon nos idées modernes, il n’y a nulle transmission de démérite moral du père au fils ; chacun ne doit compte à la justice humaine et à la justice divine que de ce qu’il a fait. Tout juif, par conséquent, qui souffre encore aujourd’hui pour le meurtre de Jésus a droit de se plaindre ; car peut-être eût-il été Simon le Cyrénéen ; peut-être au moins n’eût-il pas été avec ceux qui crièrent : « Crucifiez-le ! » Mais les nations ont leur responsabilité comme les individus. Or si jamais crime fut le crime d’une nation, ce fut la mort de Jésus. Cette mort fut « légale », en ce sens qu’elle eut pour cause première une loi qui était l’âme même de la nation. La loi mosaïque, dans sa forme moderne, il est vrai, mais acceptée, prononçait la peine de mort contre toute tentative pour changer le culte établi. Or, Jésus, sans nul doute, attaquait ce culte et aspirait à le détruire. Les Juifs le dirent à Pilate avec une franchise simple et vraie : « Nous avons une Loi, et selon cette Loi il doit mourir ; car il s’est fait Fils de Dieu 1152. » La loi était détestable ; mais c’était la loi de la férocité antique, et le héros qui s’offrait pour l’abroger devait avant tout la subir.

Hélas ! il faudra plus de dix-huit cents ans pour que le sang qu’il va verser porte ses fruits. En son nom, durant des siècles, on infligera des tortures et la mort à des penseurs aussi nobles que lui. Aujourd’hui encore, dans des pays qui se disent chrétiens, des pénalités sont prononcées pour des délits religieux. Jésus n’est pas responsable de ces égarements. Il ne pouvait prévoir que tel peuple à l’imagination égarée le concevrait un jour comme un affreux Moloch, avide de chair brûlée. Le christianisme a été intolérant ; mais l’intolérance n’est pas un fait essentiellement chrétien. C’est un fait juif, en ce sens que le judaïsme dressa pour la première fois la théorie de l’absolu en religion, et posa le principe que tout novateur, même quand il apporte des miracles à l’appui de sa doctrine, doit être reçu à coups de pierres, lapidé par tout le monde, sans jugement 1153. Certes, le monde païen eut aussi ses violences religieuses. Mais s’il avait eu cette loi-là, comment fût-il devenu chrétien ? Le Pentateuque a de la sorte été dans le monde le premier code de la terreur religieuse. Le judaïsme a donné l’exemple d’un dogme immuable, armé du glaive. Si, au lieu de poursuivre les Juifs d’une haine aveugle, le christianisme eût aboli le régime qui tua son fondateur, combien il eût été plus conséquent, combien il eût mieux mérité du genre humain !