L’abbé Prevost et les bénédictins259.
La vie de l’abbé Prevost fut, on le sait, romanesque comme ses écrits. Entré adolescent
chez les Jésuites, il en sortit pour être soldat ; puis il y rentra comme novice, pour en
sortir encore ; il revint aux armes, il les quitta de nouveau, et parut vouloir
faire une fin
, en prenant l’habit de bénédictin en 1724. Malgré tant
d’aventures, il n’avait pas vingt-cinq ans, et sa jeunesse commençait à peine. Durant les
sept années qu’il passa dans la docte Congrégation de Saint-Maur, il dissimula de son
mieux, il fit effort sur lui-même ; mais la nature l’emporta, et il rompit ses liens par
une fuite éclatante en 1728. C’est à cette époque de son séjour dans l’Ordre et de sa
sortie que se rapportent quelques pièces qu’il nous a été permis de recueillir. Elles se
trouvent aux manuscrits de la Bibliothèque du Roi dans les paquets de dom Grenier (n° 5 du
15e paquet) ; elles nous ont été signalées par un investigateur instruit, M. Damiens, et
nous devons à MM. les conservateurs de la Bibliothèque l’autorisation de les publier.
Lorsque Prevost se décida à sortir de la Congrégation de Saint-Maur, il ne songeait
d’abord qu’à se retirer à Cluny, où la règle était moins austère ; il voulait simplement,
comme il va nous le dire, quitter la Congrégation pour
passer dans le
grand Ordre
, changer de branche au sein du même Ordre. Mais les choses
tournèrent autrement. Le bref de translation qu’il avait obtenu de Rome, et qui devait
être publié, ou, selon les termes canoniques,
fulminé
à Amiens,
se trouva brusquement accroché et resta sans effet. Prevost, qui n’avait pas été informé
de ce contre-temps et qui crut la chose faite, sortit, le jour convenu, de
Saint-Germain-des-Prés : « Il se rendit au jardin du Luxembourg, nous dit son
biographe260, où on l’attendoit avec un habit ecclésiastique. La
métamorphose se fit dans ce jardin. L’habit monacal fut renvoyé à
Saint-Germain-des-Prés… Il avoit laissé dans sa cellule trois lettres pour le Père
général, le Père prieur, et un religieux de ses amis. »
C’est une des deux
premières lettres qui a été conservée dans les paquets de dom Grenier, et que nous donnons
ici. Cet adieu de Prevost à son supérieur le peint au naturel et plus au complet qu’on ne
l’a vu nulle part encore ; on y sent percer, à travers les termes d’un respect fort
dégagé, un accent d’ironie et une pointe de menace qui a son piquant, et qu’on n’est pas
accoutumé de trouver sous sa plume. Mais lisons d’abord, nous raisonnerons après :
« Mon Révérend Père,
« Je ferai demain ce que je devrois avoir fait il y a plusieurs années, ou plutôt ce que je devrois ne m’être jamais mis dans la nécessité de faire ; je quitterai la Congrégation pour passer dans le grand Ordre. De quoi m’avisois-je, il y a huit ans, d’entrer parmi vous ? et vous, mon Révérend Père, ou vos prédécesseurs, de quoi vous avisiez-vous de me recevoir ? Ne deviez-vous pas prévoir, et moi aussi, les peines que nous ne manquerions pas de nous causer tôt ou tard, et les extrémités fâcheuses où elles pourroient aboutir ? J’ai eu chez vous de justes sujets de chagrin ; la démarche que je vais faire vous chagrinera peut-être aussi : voyons de quel côté est l’injustice.
« Il est certain, mon Révérend Père, que je me suis conduit dans la Congrégation d’une manière irréprochable. Si j’ai des ennemis parmi vous, je ne crains pas de les prendre eux-mêmes à témoin. Mon caractère est naturellement plein d’honneur. J’aimois un corps auquel j’étois attaché par mes promesses ; je souhaitois d’y être aimé ; et, fait comme je suis, j’aurois perdu la vie plutôt que de commettre quelque chose d’opposé à ces deux sentiments. J’ai d’ailleurs les manières honnêtes et l’humeur assez douce ; je rends volontiers service ; je hais les murmures et les détractions ; je suis porté d’inclination au travail, et je ne crois pas vous avoir déshonoré dans les petits emplois dont j’ai été chargé. Par quel malheur est-il donc arrivé qu’on n’a jamais cessé de me regarder avec défiance dans la Congrégation, qu’on m’a soupçonné plus d’une fois des trahisons les plus noires, et qu’on m’en a toujours cru capable, lors même que l’évidence n’a pas permis qu’on m’en accusât ? J’ai des preuves à donner là-dessus qui passeroient les bornes d’une lettre, et, pour peu que chacun veuille s’expliquer sincèrement, l’on conviendra que telle est à mon égard la disposition de presque tous vos religieux. J’avois espéré, mon Révérend Père, que la grâce que vous m’aviez faite de m’appeler à Paris pourrait effacer des préventions si injustes, ou qu’elle les empêcheroit du moins d’éclater. Cependant on m’écrit de province qu’un visiteur, se vantant à table d’avoir contribué à m’y faire venir, en a donné pour raison que j’y serois moins dangereux qu’autre part, et qu’il falloit d’ailleurs tirer de moi tout ce qu’on peut du côté des sciences, puisqu’il seroit contre la prudence de me confier des emplois. Un séculier, homme d’honneur et de distinction, m’a assuré, par un billet écrit exprès, qu’il avoit entendu dire à peu près la même chose à Votre Révérence. Vous conviendrez, mon Révérend Père, que cela est piquant pour un honnête homme. Tout autre que moi se croiroit peut-être autorisé à vous marquer son ressentiment par des injures ; mais, je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas mon caractère. Trouvez bon seulement que j’évite par ma retraite une persécution que je mérite si peu. Quittons-nous sans aigreur et, sans violence. J’ai perdu chez vous, dans l’espace de huit ans, ma santé, mes yeux, mon repos, personne ne l’ignore ; c’est être assez puni d’y avoir demeuré si longtemps. N’ajoutez point à ces peines celles que j’aurois à souffrir si j’apprenois que vous voulussiez vous opposer aux démarches que je fais pour m’en délivrer. Je vous déclare que vos oppositions seroient inutiles par les sages mesures que j’ai su prendre. Je vous respecte beaucoup, mais je ne vous crains nullement, et peut-être pourrois-je me faire craindre si vous en usiez mal ; car autant je suis disposé à rendre justice à la Congrégation sur ce qu’elle a de bon, autant devez-vous compter que je relèverois vivement ses endroits faibles si vous me poussiez à bout, ou si j’apprenois seulement que vous en eussiez le dessein. Ne me forcez point à vous donner en spectacle au public. On pourroit faire revivre les Provinciales : il est injuste que les Jésuites en fournissent toujours la matière, et vous jugeriez si je réussis dans ce style-là. Je compte, mon Révérend Père, que sans en venir à ces extrémités, qui ne feroient plaisir ni à vous ni à moi, vous voudrez bien consentir au changement de ma condition. Vous avez reçu si respectueusement la Constitution, que je ne saurois douter que vous ne receviez de même un bref qui vient de la même source. Faites-moi la grâce de m’écrire un mot à Amiens, sous cette simple adresse : A M. Prevost, pour prendre à la poste ; ou, si vous aimez mieux, prenez la peine d’adresser votre lettre à M. d’Ergny, grand pénitencier et chanoine, mon parent, qui voudra bien me la remettre. Vous n’ignorez pas d’ailleurs le petità et non obtentà. J’ai l’honneur d’être, avec bien du respect, mon Révérend Père, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
PREVOST, B. »
Lundi, 18 octobre (1728).
« Je ne crois pas qu’on se plaigne de la manière dont je suis sorti de Saint-Germain. Je n’ai pas même emporté mes habits. Un honnête homme doit l’être jusque dans les bagatelles. Vous m’avez entretenu pendant huit ans ; je vous ai bien servi : ainsi, autant tenu, autant payé. »
Prevost se croit parfaitement en règle par l’effet du bref qui le concerne et qu’il
suppose déjà publié par l’évêque d’Amiens ; aussi il plaisante et pousse la raillerie
jusqu’à l’offensive. Il rappelle aux supérieurs de la Congrégation leur faiblesse dans
l’affaire de la Constitution Unigenitus : « Vous avez reçu si respectueusement la
Constitution, que je ne saurois douter que vous ne receviez de même un bref qui vient de
la même source. »
Il ne craint pas de montrer le bout de l’escopette, de laisser
entrevoir au besoin, si on l’y force, toute une série de Provinciales
nouvelles, déjà en embuscade, et prêtes à faire feu sur les rangs de la Congrégation :
« Il est injuste, dit-il, que les Jésuites en fournissent toujours la
matière. »
Prevost a du faible pour les Jésuites, quoiqu’il les ait deux fois
quittés. Dans une autre lettre qu’on va lire, on verra qu’il a pratiqué l’une de leurs
maximes, et que s’il a prononcé à haute voix la formule de ses vœux comme bénédictin, il
se vante d’y avoir ajouté tout bas les restrictions intérieures qui
devaient un jour l’autoriser à les rompre. En comprenant d’ailleurs que Prevost, de
l’humeur dont on le connaît, a dû avoir inévitablement à se plaindre des préventions et
des tracasseries monacales, on ne saurait juger que ces préventions aient été tout à fait
sans motif et sans fondement : il se chargeait lui-même de les justifier par l’issue. On
l’avait soupçonné d’être dangereux ; mais ne prouvait-il pas lui-même qu’il pouvait
aisément le devenir ? Sans prétendre peser les torts, on sent qu’il y avait entre la vie
monastique et lui de ces incompatibilités d’humeur qui devaient s’accumuler à la longue et
finir par un éclatant divorce.
Cette lettre de Prevost était encore signée
Prevost, B
. Il se
croyait toujours
bénédictin.
Lorsqu’il apprit que son plan avait
manqué et qu’il se trouvait dans la situation d’un fugitif que personne ne protégeait, il
songea à sa sûreté personnelle très-compromise. Il n’avait voulu que changer de branche,
mais, la dernière branche lui faisant défaut, il prit son grand vol, et, comme on dit, la
clef des champs. Réfugié en Hollande, il s’y mit à vivre des faciles productions d’une
plume qui était déjà toute taillée. C’est de là que, trois ans après, il écrivait la
lettre suivante à l’un de ses anciens amis de la Congrégation de Saint-Maur, dom de La
Rue, savant éditeur d’Origène. Dans cette lettre tout amicale, le côté affectueux, aimable
et obligeant de l’abbé Prevost se développe avec grâce. On rentre ici dans les tons qui
lui sont habituels, et dont il n’était précédemment sorti que par nécessité.
« Mon Révérend Père,
Comme mon changement ne regarde que l’enveloppe et qu’il n’y en a aucun dans mes sentiments ni dans le fond de mon caractère, je conserve toujours chèrement la mémoire de mes anciens amis, et je suis en Hollande le même qu’à Paris à l’égard de tous ceux à qui je dois de l’estime et de la reconnoissance. Je souhaiterois, par le même principe, qu’ils conservassent aussi pour moi quelque chose de leur ancienne amitié. Vous êtes, mon Révérend Père, un de ceux que je serois le plus ravi de voir dans ces sentiments. Je n’ai jamais pensé là-dessus de deux façons, et M. le docteur Walker a pu vous rendre témoignage que j’ai célébré mille fois votre mérite dans les meilleures compagnies de Londres avec tout le zèle qu’inspirent la vérité et l’amitié. Je fais la même chose en Hollande, où j’ai l’avantage d’être vu aussi de fort bon œil de tout ce qu’il y a de personnes de distinction. On y attend impatiemment votre Origène, et je vous assure que, dans le grand nombre de lieux où j’ai quelque accès, la moitié de sa réputation y est déjà bien établie. J’ai toujours été persuadé, mon Révérend Père, qu’on ne risque rien à vous louer beaucoup, et que les effets ne peuvent que faire honneur à mon jugement quand votre ouvrage paraîtra. En attendant, s’il y avoit quelque chose en quoi je pusse vous rendre mes services, soit ici, soit en Angleterre, où j’ai toujours d’étroites relations, je vous offre mes soins avec une sincérité qui se fera connoître encore mieux dans l’occasion. Je les offre de même à vos amis, qui ont été autrefois les miens, à dom Lemerault, à dom Thuillier, et je les prie de croire qu’il n’entre que de l’estime et de l’affection dans mes offres. C’est avec beaucoup de chagrin que je me suis vu privé ici du plaisir de voir dom Thuillier. Je n’appris son arrivée qu’après son départ, et je fus très-affligé d’entendre dire à plusieurs personnes qu’il étoit parti avec l’opinion que j’avois évité à dessein de lui parler et de le voir. Le Ciel m’est témoin que c’eût été pour moi une très-vive satisfaction, et que j’ai fort regretté de l’avoir perdue. Quelle raison aurois-je eue de le fuir ? Je vis, grâce au ciel, sans reproche ; tel en Hollande qu’à Paris, point dévot, mais réglé dans ma conduite et dans mes mœurs, et toujours inviolablement attaché à mes vieilles maximes de droiture et d’honneur. J’espère les conserver jusqu’au tombeau. Qu’on me rende un peu de justice, on conviendra que je n’étois nullement propre à l’état monastique, et tous ceux qui ont su le secret de ma vocation n’en ont jamais bien auguré. S’il y a quelque chose à me reprocher, c’est d’avoir rompu mes engagements ; mais est-on bien sûr que j’en aie jamais pris d’indissolubles ? Le Ciel connoît le fond de mon cœur, c’en est assez pour me rendre tranquille. Si les hommes le connoissoient comme lui, ils sauroient que de malheureuses affaires m’avoient conduit au noviciat comme dans un asile, qu’elles ne me permirent point d’en sortir aussitôt que je l’aurois voulu, et que, forcé par la nécessité, je ne prononçai la formule de mes vœux qu’avec toutes les restrictions intérieures qui pouvoient m’autoriser à les rompre. Voilà le mystère. Les hommes en jugent à leur façon, mais ma conscience me répond que le Ciel en juge autrement, et cela me suffit. Cependant j’avoue que le respect humain auroit été capable de me retenir dans mes chaînes, si je n’eusse fait réflexion, que la moitié du monde vaut bien l’autre, et que la même démarche qui me feroit peut-être perdre quelque estime en France m’en attireroit beaucoup en Angleterre et en Hollande. C’est ce que j’éprouve heureusement. On sait faire ici quelque distinction entre ceux qui se mettent au large par esprit de débauche et ceux qui ne cherchent qu’à vivre dans une honnête et paisible liberté. J’en ai des preuves tous les jours dans les marques d’amitié et de considération que je reçois de tout le monde. Je vis donc avec beaucoup de tranquillité et d’agréments. L’étude fait ma principale occupation. Je compte de donner incessamment le 1er tome de M. de Thou, il est fini ; mais je suis bien aise d’attendre l’édition latine d’Angleterre. Je suppose néanmoins qu’elle ne tardera pas trop longtemps ; car on me presse beaucoup de faire paroître la mienne. J’ai travaillé mes notes avec beaucoup de soin, et je me flatte que cela donnera quelque avantage à ma traduction sur celle dont on nous menace à Paris.
« Je vous souhaite, mon Révérend Père, une parfaite santé et beaucoup de contentement, et je forme ce souhait avec la même sincérité de cœur que vous m’avez connue lorsque nous demeurions sous le même toit. Permettez que je salue ici très-humblement dom Thuillier, dom Lemerault, dom Du Plessis, dom Montfaucon, et tous ceux d’entre vos RR. PP. qui ne me haïssent point. Si vous voulez m’employer à quelque chose pour votre service, mon adresse est A M. d’Exiles, chez M. Neaulme, sur la place de la Cour, à La Haye. J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime possible, mon Révérend Père, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« L. PREVOST, A La Haye, 10 novembre 1731. »
La naïveté avec laquelle Prévost confesse à son ami ses
restrictions
intérieures
, ménagées à travers ses vœux, et s’en autorise comme d’une
précaution toute simple, est bien propre à faire sourire ; l’élève de La Flèche s’y
découvre ingénument. Ce qui paraîtra plus digne d’un homme, c’est cette réflexion si
juste, que
la moitié du monde vaut bien l’autre
, et que ce qu’on
perd dans l’opinion sur une rive de l’Escaut, on le regagne en estime sur l’autre rive.
« Plaisante justice qu’une rivière borne ! »
a dit Pascal après
Montaigne ; Prévost le redit après tous deux. Chez lui pourtant la réflexion ne venait
qu’à la suite de l’action et à titre d’excuse ; il obéissait avant tout à
l’entraînement.
On trouve d’assez curieux renseignements sur sa personne et sur sa situation vers cette
époque de sa vie, dans le récit du Voyage littéraire de Jordan. Ce Français
de Berlin, qui visita en 1733 Paris et Londres, rencontra dans cette dernière ville
Prévost, et avec son style plat il le peint sous des traits assez fidèles : « Je
trouvai ce même jour, dit-il, M. Prevost d’Exiles. C’est un homme fin qui joint à la
connoissance des belles-lettres celle de la théologie, de l’histoire et de la
philosophie. Il a de l’esprit infiniment, et surtout cet esprit de développement si
nécessaire dans les matières métaphysiques. Tout le monde connoît les agréments de son
style. Je ne parlerai point de sa conduite, ni d’une action criminelle dont il s’est
rendu coupable à Londres ; cela ne me regarde point. Je ne le considère que par rapport
à ses talents. Cela n’est-il pas excusable dans un voyageur ? »
Prévost a du malheur ; voilà cette terrible accusation de Lenglet-Dufresnoy, cette
accusation au criminel, qui reparaît chez un honnête étranger, chez un homme de cette
autre moitié du monde,
auprès de laquelle il comptait si bien
trouver grâce. Au reste, Jordan n’est pas en défense contre l’éloquent abbé ; il se laisse
gagner à ses manières civiles, au charme abondant de cette parole qu’on voit d’ici se
dérouler ; et à quelques pages plus loin, on lit dans le courant du Journal :
« J’eus une conversation fort agréable avec M. Prevost, que l’on trouve tous les
jours plus aimable, savant et spirituel. Il travaille à l’État des Sciences en Europe.
Il est très-capable de réussir dans un pareil ouvrage, et de nous donner une belle
histoire revêtue de tous les agréments de la diction. »
Puis, le comparant à
Voltaire qui est en train de composer son Siècle de Louis XIV, et qu’il
nous représente comme
un jeune homme maigre, qui paraît attaqué de
consomption
, l’honnête Jordan souhaite à l’un plus de santé et à l’autre plus
d’aisance. La correspondance de Voltaire nous montre en effet que Prevost, dans un de ces
moments de gêne auxquels il était si sujet (juin 1740), prit sur lui de recourir à
l’opulent poète, non sans lui faire, comme critique, des offres de service en retour.
Au tome VI du Pour et Contre (1735), parlant du Voyage de
Jordan qui venait de paraître, Prevost touche quelques mots de l’accusation, à la fois
vague et grave, dont il s’y voit l’objet ; mais, soit qu’il se sente la conscience moins
nette, soit que les compliments mêlés à ce mauvais propos l’aient amolli, il répond moins
vivement qu’il n’avait fait, l’année précédente, à Lenglet-Dufresnoy : « Je me suis
attendu, depuis mon retour en France, dit-il, à ces galanteries de MM. les protestants,
et je ne suis pas fâché d’avoir occasion de m’expliquer sur la seule manière dont je
veux y répondre. S’ils prétendent décrier mon caractère, je défie la calomnie la plus
envenimée de faire impression sur les personnes de bon sens dont j’ai l’honneur d’être
connu. S’ils en veulent à mes foiblesses, je leur passe condamnation, et ils me
trouveront toujours prêt à renouveler l’aveu que j’ai déjà fait au public. Qu’ils les
déguisent après cela sous toutes sortes de formes, je leur aurai beaucoup d’obligation
s’ils peuvent contribuer à augmenter mon repentir. »
On ne peut certes rien de
plus humble et de plus fait pour désarmer ; cette action
criminelle
commise à Londres, et qui n’empêchait pas le coupable d’y
séjourner, était, je l’espère, quelque délit amoureux, un de ces crimes qui, après tout,
laissent subsister l’honnête homme261.
C’était le moment où s’imprimait Manon Lescaut. Remarquez bien que l’exact Berlinois n’a gardé d’en parler, tandis qu’il s’étend sur les mérites scientifiques et métaphysiques de l’abbé Prevost, et sur un livre soi-disant sérieux dont on ne sait même plus s’il a jamais été achevé. Les contemporains, surtout les plus gens de poids et les plus appliqués, ne laissent pas d’être sujets à ces petites bévues-là.
En revanche, celui-ci nous apprend encore que Prevost s’est donné le plaisir, dans ses
Mémoires d’un Homme de qualité, de faire des portraits de ses anciens
confrères de Saint-Maur, et de les loger dans la bibliothèque du monastère de
Saint-Laurent à l’Escurial. Il est dommage qu’on n’ait pas la clef des noms, mais on sent
bien que le romancier peint ici d’après ses souvenirs. Ce supérieur général, grossier,
sans naissance, sans mérite, aux manières dures, et qui ne fait nul cas des savants parce
qu’il ignore jusqu’aux premiers éléments des sciences, n’est autre peut-être que celui à
qui Prévost adressait cette lettre railleuse et à demi menaçante en partant ; je le
soupçonne fort d’être le général de la Congrégation de Saint-Maur, dom Alidon en personne.
Les autres portraits qui suivent, plus fins, plus nuancés et assaisonnés de malice, sont
évidemment d’après nature. Le père
Erasmos,
qui unit en lui deux
hommes si divers, si dissemblables, tour à tour savant aimable et moine bourru, nous
apparaît plein de vie dans sa singularité ; de tels originaux se copient et ne s’inventent
pas. Tout à côté on rencontre le père
Tirman
, qui a de l’esprit
et de l’érudition ; « mais, comme il n’a pas la tête des plus fortes, on craint
qu’à force de la charger la voiture ne se brise. »
Il serait piquant de savoir à
quel docte confrère des De La Rue et des Montfaucon s’appliquaient ces divers
signalements. On mettrait ainsi des physionomies distinctes à des figures qui de loin nous
semblent toutes les mêmes, et d’une ennuyeuse monotonie sous le froc.
Si les bénédictins avaient laissé de ces vivants souvenirs chez Prevost, il est à croire qu’il en avait laissé aussi dans son passage parmi eux ; mais la trace ne s’en est point conservée. Cet ancien ami, par exemple, dom De La Rue, à qui il écrivit une lettre si affectueuse, sur quel ton lui fit-il réponse ? et osa-t-il même se compromettre jusqu’à lui répondre ? La note officielle que l’on garda du transfuge dans les registres de la Communauté, si l’on daigna en garder une, dut être à peu près dans le genre de celle-ci, que nous trouvons chez dom Grenier :
« Dom Prevost, dit d’Exiles, surnom emprunté, après avoir été successivement deux fois jésuite et deux fois soldat, fit profession dans la Congrégation de Saint-Maur en 1721. Son père, procureur du Roi à Hesdin, assista à sa profession ; la veille, il lui avoit donné les avis salutaires qu’un père respectable pouvoit donner à un fils : il lui tint ce propos entre autres, en présence de la Communauté de Saint-Wandrille, si je ne me trompe, que s’il manquoit de son vivant aux engagements qu’il étoit parfaitement libre de contracter ou de ne pas contracter, il le chercheroit par toute la terre pour lui brûler la cervelle. Dom Prevost commença à faire connoître son goût pour les lettres par une pièce contre les amours du Régent. Mais il la supprima lui-même, avant que les supérieurs en fussent instruits, par un quiproquo heureux et pour son auteur et pour le corps dont il étoit membre. Il professa à Saint-Germer avec applaudissement. »
Avoir
professé à Saint-Germer avec applaudissement,
c’était là
l’épisode qui protégeait un peu sa mémoire de ce côté du cloître. Chaque canton du monde
tour à tour met la gloire dans ce qui l’intéresse et ce qui le sert. La note précédente
fournirait d’ailleurs une nouvelle preuve, s’il en était besoin, de l’absurdité d’une
anecdote qui courut dans le temps. On avait raconté que Prevost, jeune, au sortir du
collège, avait eu une liaison amoureuse dans sa ville natale, et qu’un jour son père étant
venu lui faire une scène chez sa maîtresse qu’il avait maltraitée, l’amant en fureur avait
précipité du haut d’un escalier le bonhomme, qui, sans accuser personne, était mort des
suites de sa chute : on prétendait expliquer de la sorte la brusque vocation du coupable
et son entrée chez les bénédictins. Un petit-neveu de l’abbé Prevost avait démenti cette
anecdote par une lettre adressée à la
Décade philosophique
(20
thermidor an XI) ; il lui avait suffi de rappeler que le père de l’abbé Prevost n’était
mort qu’en 1739, c’est-à-dire à une date où son fils, âgé de quarante-deux ans, avait eu
le temps de sortir du cloître et d’épuiser bien d’autres aventures. Dans la note
précédente, nous voyons que, loin que ce soit le fils qui tue le père, c’est le père qui
menace de tuer son fils, dans le cas où celui-ci viendrait à rompre ses vœux. Ces Prevost
avaient la parole vive comme l’imagination, mais avec eux beaucoup de choses se passaient
en paroles262.
Les méchants propos qui avaient poursuivi Prevost durant la partie orageuse de sa vie ne
respectèrent pas toujours sa mémoire. Collé, au tome III de son Journal
(décembre 1763), annonçant la mort du grand romancier, s’exprime sur son compte en termes
bien durs, bien flétrissants ; mais il en parle d’après d’anciens ouï-dire et en homme qui
ne paraît point l’avoir personnellement connu. Il suffirait, pour combattre le mauvais
effet des paroles de Collé, et pour prouver que Prevost resta digne jusqu’à la fin de la
société des honnêtes gens, d’opposer le témoignage de Jean-Jacques, qui, dans ses
Confessions (partie II, livre VIII), parle de l’abbé qu’il avait beaucoup
vu, comme d’un homme très-aimable, très-simple ; Jean-Jacques seulement ajoute qu’on ne
retrouvait pas dans sa conversation le coloris de ses ouvrages. Ce feu, cette vivacité que
Jordan lui avait vue à Londres vingt ans auparavant, avait sans doute diminué avec l’âge ;
les fatigues d’une vie nécessiteuse, et tour à tour agitée ou abandonnée ; devaient à la
longue se faire sentir et produire des sommeils. Il y avait du La Fontaine chez l’abbé
Prevost. Peintre immortel de la passion, mais surtout peintre naïf, cette naïveté
survivait sans doute chez lui aux autres traits et dominait dans sa personne. C’est dans
ses ouvrages (et je l’ai fait ailleurs) qu’il convient de prendre une entière et véritable
idée de son esprit et de son âme. Lui-même il a dit avec un mélange de satisfaction et
d’humilité qui n’est pas sans grâce : « On se peint, dit-on, dans ses écrits ;
cette réflexion serait peut-être trop flatteuse pour moi. »
Il a raison ; et
pourtant cette règle de juger de l’auteur par ses écrits n’est point injuste, surtout par
rapport à lui et à ceux qui, comme lui, joignent une âme tendre et une imagination vive à
un caractère faible ; car si notre vie bien souvent laisse trop voir ce que nous sommes
devenus, nos écrits nous montrent tels du moins que nous aurions voulu être.