Chapitre X.
Des Romains ; de leurs éloges, du temps de la république ; de Cicéron.
En passant des Grecs aux Romains, nous éprouvons à peu près le même sentiment qu’un voyageur, qui, après avoir parcouru les îles de l’Archipel et le climat voluptueux de l’ancienne Ionie, serait tout à coup transporté au milieu des Alpes ou des Apennins, d’où il découvrirait un horizon vaste et une nature peut-être plus majestueuse et plus grande, mais sous un ciel moins pur, et qui ne porterait point à ses sens cette impression vive et légère qu’il éprouvait sous le ciel et dans la douce température de la Grèce. À Rome, tout fut grave, lent et austère. Les Romains, pendant cinq cents ans, plus brigands disciplinés qu’hommes de génie, n’eurent pendant tout ce temps ni arts, ni goût, ni sensibilité, ni imagination, ni éloquence ; ils empruntèrent tout, et leurs erreurs même. Les Grecs de la Sicile, de la Calabre et de la Campanie, leur donnèrent leurs divinités, leurs fables, leur alphabet et les caractères de leurs lettres ; les Étrusques, leurs superstitions, leurs augures et leurs combats de gladiateurs ; Athènes, Sparte et la Crète, leurs lois des Douze Tables ; des artistes Toscans et Samnites, leurs temples grossiers et leurs dieux de bois ou de terre cuite ; les peuples et les rois qu’ils vainquirent tour à tour, la forme de leurs armes et la manière d’attaquer et de se défendre. À mesure qu’ils étendirent leurs conquêtes, ils ne surent que piller les monuments des arts, sans savoir jamais les imiter. Déjà ils avaient enlevé une foule de statues des villes d’Étrurie, de la grande Grèce et de la Macédoine ; ils avaient pillé Corinthe et Athènes ; ils avaient ravi et transporté à Rome tous les trésors des arts que la religion, le génie et l’avarice avaient entassés à Delphes pendant six cents ans, et cependant il n’était né aucun artiste romain. Semblables aux Tartares qui, quinze cents ans après, subjuguèrent la Chine, ou plutôt semblables à ces valets d’armée, qui, dans une prise d’assaut, pillent tout, et le lendemain enrichis des dépouilles, joignent un faste étranger à leur pauvreté réelle, les Romains dans leur gloire même devaient faire pitié aux Grecs, avant que les vaincus eussent instruit et poli leurs vainqueurs ; dans la suite même, tous les arts du dessin ne furent cultivés avec succès à Rome que par les Grecs ; il fallait que des Grecs leur bâtissent leurs temples, leurs portiques, leurs arcs de triomphe ; que des Grecs ornassent de peintures les murs de leurs palais. Les arts du génie, ils ne les durent qu’à ces mêmes Grecs dont ils furent en tout les disciples, les admirateurs et les tyrans.
Leur langue, formée du vieux toscan, composée de sons âpres et rudes, n’eut d’abord ni variété, ni précision, ni douceur. La langue est le tableau de la vie ; c’est l’assemblage de toutes les idées d’un peuple, manifestées au-dehors par des sons. Or les Romains des premiers siècles, vivant parmi les charrues et les armes, ne pouvaient acquérir un grand nombre d’idées, ni créer les signés qui les représentent. Pauvres et austères, leur genre de vie leur interdisait cette foule de sensations variées et délicates, qui, en frappant légèrement les sens, passent dans l’âme, et de là dans les langues qu’elles enrichissent. Ignorant ce qu’on appelle société, qui chez tous les peuples est le fruit de l’oisiveté et du luxe, ils n’avaient point cette foule de sentiments et d’idées qu’elle fait naître, ni ces nuances fines qui les expriment. Enfin, peu accoutumés à méditer, la partie du langage qui peint les idées abstraites et les mouvements de l’âme se repliant sur elle-même, leur devait être presque inconnue.
C’est le concours des philosophes et des poètes qui perfectionne les langues ; c’est aux philosophes qu’elles doivent cette universalité de signes qui rend une langue le tableau de l’univers ; cette justesse qui marque avec précision tous les rapports et toutes les différences des objets ; cette finesse qui distingue tous les progrès d’actions, de passions et de mouvements ; cette analogie qui dans la création des signes les fait naître les uns des autres, et les enchaîne comme les idées analogues se tiennent dans la pensée, ou les êtres voisins dans la nature ; cet arrangement qui, de la combinaison des mots, fait sortir avec clarté l’ordre et la combinaison des idées ; enfin cette régularité qui, comme dans un plan de législation, embrasse tout et suit partout le même principe et la même loi. Mais, d’un autre côté, ce sont les poètes qui donnent aux langues l’éclat, le mouvement et la vie ; ce sont eux qui, étudiant la marche passionnée des idées, apprennent aux signes des idées à se passionner de même. Les poètes parcourent dans la nature tout ce qui donne des impressions ou agréables, ou fortes, et transportent ensuite ces beautés ou ces impressions dans le langage ; ils attachent par une sensation un corps à chaque idée, donnent aux signes immobiles et lents la légèreté, la vitesse ; aux signes abstraits et sans couleur, l’éclat des images ; aux êtres qui ne sont vus et sentis que par la pensée, des rapports avec tous les sens. Ainsi ce serait aux philosophes à construire l’édifice des langues, à en jeter les fondements, à en fixer les proportions et la hauteur, comme les poètes en sont, pour ainsi dire, les décorateurs et les peintres. C’est ce concours des poètes et des philosophes qui donna à la langue des Grecs sa perfection et sa beauté. Leurs artistes même, en les accoutumant à porter un œil plus attentif sur la nature pour bien juger, et du degré d’imitation, et du choix des objets, contribuèrent peut-être à étendre les idées de ce peuple et son langage ; mais les Romains, pendant près de six cents ans, furent privés de tous ces secours. Il ne faut donc pas s’étonner si l’éloquence, qui tient tant à la perfection des langues, et qui chez les Grecs même est née après tous les autres arts, naquit si tard dans Rome. Malgré les orages de la liberté, les grands intérêts, et le plaisir de gouverner par la parole un peuple libre, il n’y eut pas un orateur qu’on pût citer avant Caton ; lui-même était encore hérissé et barbare. Sur deux ou trois cents orateurs qui en divers temps parlèrent à Rome, à peine y en eut-il un ou deux par siècle qui pût passer pour éloquent ; peu même eurent le mérite de parler avec pureté leur langue. La grandeur de cet empire, qui s’étend sans cesse ; cette ville qui engloutissait tout, qui appelait tous les rois, tous les peuples ; ces généraux et ces soldats qui allaient conquérir ou gouverner les provinces, et parcouraient sans cesse l’Asie, l’Europe et l’Afrique ; tout cela était autant d’obstacles à ce que la langue romaine prît ou conservât une certaine unité de caractère ; peut-être même la facilité qu’eurent les Romains de puiser chez les Grecs tout ce qui manquait au système de leur langue ou de leurs idées, retarda leur industrie, et contribua à n’en faire qu’un peuple imitateur : ils traitèrent la langue et les arts comme un objet de conquête, usurpant tout sans rien créer.
Cependant la langue d’un peuple guerrier tendait à la fierté et à la précision ; d’un peuple qui commandait aux rois, à une certaine magnificence ; d’un peuple qui discutait les intérêts du monde, à une certaine gravité ; d’un peuple libre et dont toutes les passions étaient énergiques et fortes, à l’énergie et à la vigueur : et lorsque cette langue fut enrichie de toutes les dépouilles des Grecs, lorsque les conquérants eurent trouvé dans les pays conquis des leçons, des maîtres et des modèles, et que les richesses du monde en introduisant à Rome la politesse et le luxe, y eurent fait germer le goût, alors l’éloquence s’éleva à la plus grande hauteur, et Rome put opposer Cicéron à Démosthène, comme César à Périclès, et Hortensius à Eschine.
Longtemps avant cette époque, les Romains eurent la coutume de louer leurs grands hommes ; ils adoraient leurs dieux sous des toits de chaume ; ils célébraient les héros dans une langue de laboureurs et de soldats. Dès les premiers temps, on chantait dans Us repas les éloges des citoyens illustres ; c’étaient, pour ainsi dire, des hymnes guerrières, et les leçons de la valeur se mêlaient aux plaisirs de la table. Le vieux Caton en parlait dans ses Origines ; et Cicéron, dans son livre des Orateurs, paraît regretter que ces anciens monuments fussent perdus8.
L’usage des éloges funèbres à Rome était aussi ancien, mais ce fut d’abord une récompense. Nous lisons dans Denys d’Halicarnasse, que le fils d’Appius alla trouver les consuls, et les tribuns pour demander la permission de louer son père devant le peuple. Dion Cassius, en parlant d’un Romain distingué, nous dit que le sénat, après sa mort, lui décerna une statue et l’honneur d’un éloge public. On voit par ces passages qu’il n’était pas permis de louer indistinctement tous les morts ; on célébrait les grandes actions ou les vertus et non pas les titres, et le patricien qui n’avait pour lui qu’un grand nom, n’avait à espérer que des mépris pendant sa vie, et l’oubli après sa mort. Ces éloges étaient le plus souvent prononcés par un citoyen de la famille, mais quelquefois aussi par les magistrats ; c’était, pour ainsi dire, alors la patrie elle-même qui montait sur la tribune pour y exprimer sa reconnaissance. Le premier éloge de ce genre qui se prononça dans Rome, fut celui de Brutus qui chassa les tyrans.
Dans la suite une institution si noble dégénéra ; les familles, qui ont leur orgueil comme les hommes, pour illustrer les vivants, briguèrent à l’envi des éloges pour les morts. Bientôt cet honneur devint commun ; la flatterie et le mensonge ne tardèrent point à le corrompre ; on exagéra le bien, on fit disparaître le mal, on supposa des actions qui n’avaient point été faites, on créa de fausses généalogies ; enfin, à l’aide de la ressemblance des noms, on se glissa dans des familles étrangères, tant la fureur d’exister par ce qui n’est plus, et de prendre un nom pour du mérite, a été commune à tous les siècles. Cicéron, qui nous apprend tous ces détails, se plaignait même que ces éloges eussent jeté de l’embarras et de l’obscurité dans l’histoire9. De son temps on avait encore plusieurs de ces discours ; les familles les conservaient comme des titres de noblesse, et la vanité vigilante transmettait souvent à la paresse ce dépôt de l’orgueil : tous ces monuments sont aujourd’hui perdus. De tant de milliers d’éloges prononcés sur la tribune romaine, il ne nous reste qu’une seule phrase de l’éloge de Scipion, destructeur de Carthage. L’orateur, en louant ce grand homme, nous dit Cicéron, « remercia les dieux de ce qu’ils avaient fait naître Scipion dans Rome, plutôt que partout ailleurs, parce qu’il fallait que l’empire du monde fût où était Scipion »
. Cette idée est grande, et elle devait le paraître encore davantage dans la bouche d’un fils de Paul-Émile, qui était l’orateur.
Je franchis les temps pour parvenir à Cicéron même ; je ne répéterai point tout ce qui a été dit de ce grand homme. Né dans un rang obscur, on sait qu’il devint par son génie l’égal de Pompée, de César, de Caton. Il gouverna et sauva Rome, fut vertueux dans un siècle de crimes, défenseur des lois dans l’anarchie, républicain parmi des grands qui se disputaient le droit d’être oppresseurs ; il eut cette gloire, que tous les ennemis de l’État furent les siens ; il vécut dans les orages, les travaux, les succès et le malheur ; enfin, après avoir soixante ans défendu les particuliers et l’État, lutté contre les tyrans, cultivé au milieu des affaires la philosophie, l’éloquence et les lettres, il périt. Un homme à qui il avait servi de protecteur et de père, vendit son sang ; un homme à qui il avait sauvé la vie, fut son assassin. Trois siècles après, un empereur10 plaça son image dans un temple domestique, et l’honora à côté des dieux.
Pendant sa vie, il s’attacha moins sans doute à louer les grands hommes qu’à les imiter ; cependant il célébra presque tous les hommes fameux de son siècle, à commencer par lui. Son premier ouvrage fut un éloge en vers, en l’honneur de Marius. Ce paysan d’Arpinum, qui parvint sept fois à la première place du monde, n’était pas sans doute un modèle de vertus pour Cicéron ; mais un Romain devait louer en lui les talents et les victoires, et un républicain pouvait louer ce caractère altier qui osa braver tous les grands de Rome, qui leur reprochait avec audace leur corruption et leur mollesse, qui se vantait de son obscurité, comme les grands se vantaient de leurs aïeux ; qui, dans un siècle poli, consentait à passer pour ignorant, et avouait qu’il n’avait appris qu’à combattre et à vaincre ; qui opposait ses triomphes en Afrique, et les quatre cent mille Teutons ou Cimbres qu’il avait exterminés en Italie ou dans les Gaules, aux tables, aux cuisiniers et au faste des patriciens dans Rome ; il faut observer d’ailleurs que cet éloge fut composé avant les guerres civiles de Marius, et Cicéron était alors dans l’âge où l’énergie du caractère est ce qui frappe le plus, et où l’on mesure les hommes plus par les grands effets, que par les grands motifs.
La harangue pour la loi Manilia n’est presque d’un bout à l’autre qu’un panégyrique de Pompée ; c’était le malheur de Rome d’avoir alors des citoyens plus puissants que l’État. L’équilibre des pouvoirs était rompu : un petit nombre d’hommes se partageait l’univers et les armées, mais du moins ils observaient encore les formes, et ils daignaient demander ce qu’ils auraient pu ravir. Cicéron, dans cette circonstance, loue Pompée sur la tribune, pour lui faire donner le commandement de la guerre contre Mithridate. Peut-être eût-il mieux valu ne pas agrandir encore un citoyen déjà coupable d’être trop puissant ; mais Cicéron, malgré son génie, fut quelquefois plus orateur qu’homme d’état.
On doit être encore plus fâché de trouver dans les ouvrages de ce grand homme son discours pour Marcellus, qui n’est, en grande partie, que l’éloge de César, et de César maître de Rome. Assassin d’une partie de sa nation, et devenu le tyran de l’autre, César osait pardonner, comme s’il eût été un roi légitime qui eût combattu des sujets rebelles. L’orateur, dans ce discours, vante sa clémence. Il est triste que celui qui, dans Rome libre, avait été surnommé le père de la patrie, ait été forcé, dix-sept ans après, à louer l’oppresseur de la patrie. S’il sacrifia ses sentiments et sa gloire à l’intérêt de Rome, il faut l’admirer : s’il redouta César, il faut l’excuser et le plaindre ; mais ce qui prouve que son âme n’était pas flétrie par la servitude, c’est l’éloge de Caton, qu’il composa dans le même temps.
On s’étonne quelquefois que le même homme qui avait loué le destructeur de la liberté romaine, ait eu le courage de louer Caton, vengeur et martyr de la liberté. Il y a des caractères indécis qui sont un mélange de grandeur et de faiblesse, et quelques personnes mettent Cicéron de ce nombre. Vertueux, dit-on, mais circonspect, tour à tour brave et timide, aimant la patrie, mais craignant les dangers, ayant plus d’élévation que de force ; sa fermeté, quand il en eut, tenait plus à son imagination qu’à son âme. On ajoute que faible par caractère, il n’était grand que par réflexion. Il comparaît la gloire avec la vie, et le devoir au danger ; alors il se faisait un système de courage ; sa probité devenait de la vigueur, et son esprit donnait du ressort à son âme. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons douter que Cicéron, sous César même, n’ait paru toujours attaché à la patrie et à l’ancien gouvernement. Ses amis cherchèrent à le détourner de faire l’éloge de Caton, ou voulurent du moins l’engager à l’adoucir ; il n’en fit rien. On voit cependant par une de ses lettres qu’il sentait toute la difficulté de l’entreprise. « L’éloge de Caton à faire, disait-il, est un problème d’Archimède11. »
Nous ne pouvons juger comment le problème fut résolu : nous savons seulement que l’ouvrage eut le plus grand succès. Tacite nous apprend que Cicéron dans cet éloge élevait Caton jusqu’au ciel12. Peu de temps après il en parut deux autres ; l’un était d’un Fabius Gallus, que nous connaissons peu : l’autre était de Brutus. On peut dire que des trois, Brutus était, sinon par son génie, du moins par son caractère, le plus digne peut-être de louer Caton. Nourri dans son sein, élevé dans les principes rigides de la même secte, fanatique de la liberté, passionné pour la patrie, ennemi ardent et irréconciliable de toute espèce d’oppression, l’âme de Caton respirait dans Brutus. Avec cette vigueur de caractère, il devait avoir une éloquence pleine de hauteur et de force ; aussi trouvait-il que Cicéron
manquait de reins
, pour me servir de son expression13. Il est très probable qu’entre les deux éloges, il y avait la même différence qu’entre les deux hommes. César disait qu’en relisant plusieurs fois le Caton du premier, il avait acquis plus d’abondance ; mais qu’après avoir lu le Caton de Brutus, il s’était trouvé lui-même éloquent.
Sylla ou Octave eussent répondu par une proscription à l’éloge de leur ennemi ; César répond en homme de lettres et en orateur. Le vainqueur de Pharsale composa deux discours intitulés les Anti-Catons. Il y parlait avec les plus grands égards de Cicéron, dont il était l’admirateur et le rival, et dont il feignait d’être l’ami. Ce combat littéraire partagea Rome ; chacun prenait parti pour ou contre, et les vertus de Caton, le plus grand homme de son siècle, n’étaient plus qu’un vain sujet de conversation dans une ville corrompue et esclave.
Enfin la mort de César rendit à l’âme de Cicéron toute sa vigueur ; il n’était pas né pour avoir un maître et encore moins pour obéir à des tyrans subalternes. Il composa ses Philippiques. Elles respirent d’un bout à l’autre les sentiments d’un vieillard généreux et d’un grand homme. Parmi ces discours il y en a deux qui renferment des espèces d’éloges. L’un est consacré à un Sulpicius, jurisconsulte, orateur, républicain zélé, et vertueux dans un temps où les vertus se remarquaient à Rome. Antoine, ambitieux et brigand, et qui après César avait l’insolence d’aspirer à la tyrannie, comme un premier valet qui prend l’habit de son maître, assiégeait alors Modène. Le sénat lui députa Sulpicius, et ce citoyen affaibli par la maladie et les années, mourut en ambassade. Cicéron, qui dans la neuvième Philippique en fait l’éloge, est d’avis qu’on lui élève une statue avec une inscription qui annonce à la postérité qu’il est mort pour l’État. Tel était l’esprit de ces gouvernements et de ces siècles.
Le second, qui est un morceau très court, mais éloquent, est une espèce d’éloge funèbre des soldats morts en combattant pour la cause de Rome et de la liberté, contre Antoine. « Heureusement ! s’écrie l’orateur : c’était la dette de la nature ; vous avez su la rendre utile à la patrie. Oui, vous êtes nés pour elle. Légion de Mars, vous avez justifié ce grand nom que vous portiez. Il semble que ce même dieu qui a donné Rome aux nations, vous eût donnés à Rome. La mort pour vous n’a rien de honteux : pour qui fuit, la mort est un opprobre ; pour qui est vainqueur, elle est le sceau de la gloire, car ce sont toujours les plus braves que le dieu des combats choisit pour victimes. Ainsi les ennemis de la patrie, tombés sous vos coups, expieront encore leur parricide dans les enfers : mais vous qui êtes morts en vainqueurs et en citoyens, vos âmes habitent à jamais dans le séjour de la vertu. La nature, il est vrai, ne nous donne que peu d’instants pour vivre, mais le souvenir d’une mort illustre est éternel : et si la gloire n’avait que la durée rapide et passagère de la vie, quel serait l’homme assez insensé pour l’acheter aux dépens de tant de périls et de travaux ? Je vous félicite donc, ô vous braves guerriers pendant la vie, ombres sacrées après la mort, je vous félicite de ce que votre valeur ne pourra être mise en oubli, ni par votre siècle, ni par la postérité, puisque le sénat et le peuple vous dressent, pour ainsi dire, de leurs propres mains, un monument immortel ; jamais un tel honneur n’a été rendu à aucune armée, et plût aux dieux que nous pussions faire davantage ! la récompense serait plus digne du bienfait. C’est vous qui avez détourné de nos murs l’ennemi et l’oppresseur de la patrie : c’est vous qui l’avez repoussé ; nous élèverons donc à vos cendres un magnifique mausolée ; nous y graverons une inscription, éternel témoignage de votre valeur. Tous ceux qui verront ce monument, ceux même qui apprendront que nous l’avons élevé, parleront de vous avec reconnaissance. Ainsi par une vie mortelle, vous avez reçu en échange l’immortalité. »
Il paraît que Cicéron, dans ce morceau, s’était proposé d’imiter le fameux éloge de Périclès pour les soldats morts dans la guerre du Péloponnèse : c’est le même enthousiasme pour la patrie et le même fonds pour les idées. Mais le temps approchait où l’éloquence allait être employée dans Rome à louer ceux qui opprimaient les citoyens, et non ceux qui les vengeaient.
Après tous ces éloges de Cicéron pour les autres, il nous reste à parler de ceux qu’il fit pour lui-même. On sait qu’il aimait la gloire et qu’il ne l’attendait pas toujours ; il se précipitait vers elle, comme s’il eût été moins sûr de l’obtenir. Pardonnons-lui pourtant, et surtout après son exil : songeons qu’il eut sans cesse à combattre la jalousie et la haine ; un grand homme persécuté a des droits que n’a pas le reste des hommes. Il était beau à Cicéron, au retour de son bannissement, d’invoquer ces dieux du Capitole, qu’il avait préservés des flammes étant consul, ce sénat qu’il avait sauvé du carnage, ce peuple romain qu’il avait dérobé au joug et à la servitude, et de montrer d’un autre côté son nom effacé, ses monuments détruits, ses maisons démolies et réduites en cendres pour prix de ses bienfaits. Il était beau d’attester sur les ruines même de ses palais, l’heure et le jour où le sénat et le peuple l’avait proclamé le père de la patrie. Eh ! qui pouvait lui faire un crime de parler de ses grandes actions, dans ces moments où l’âme réclamant contre l’injustice des hommes, semble élevée au-dessus d’elle-même par le sentiment et le caractère auguste du malheur ? Il est vrai qu’il se loua lui-même dans des moments plus froids14. On l’a blâmé, on le blâmera encore ; je ne l’accuse, ni ne le justifie : je remarquerai seulement que plus un peuple a de vanité au lieu d’orgueil, plus il met de prix à l’art important de flatter et d’être flatté, plus il cherche à se faire valoir par de petites choses au défaut des grandes, et plus il est blessé de cette franchise altière ou de la naïve simplicité d’une âme qui s’estime de bonne foi et ne craint pas de le dire. J’ai vu des hommes s’indigner de ce que Montesquieu avait osé dire,
et moi aussi je suis peintre
. Le plus juste aujourd’hui, même en accordant son estime, veut conserver le droit de la refuser. Chez les anciens, la liberté républicaine permettait plus d’énergie aux sentiments, et de franchise au langage. Cet affaiblissement du caractère, qu’on nomme politesse, et qui craint tant d’offenser l’amour-propre, c’est-à-dire la faiblesse inquiète et vaine, était alors plus inconnu. On aspirait moins à être modeste, et plus à être grand. Ah ! que la faiblesse permette quelquefois à la force de se sentir elle-même : et s’il nous est possible, consentons à avoir de grands hommes, même à ce prix.