(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Le Comte de Gobineau »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Le Comte de Gobineau »

Le Comte de Gobineau52

I

Ce n’est pas — comme on pourrait le croire — un livre d’astronomie ; c’est tout simplement un roman. L’auteur, qui n’en a pas cherché le titre dans la lune, mais à côté, est un diplomate pourtant, et des plus positifs, de notre globule terraqué. C’est un diplomate, et, si je ne me trompe, en fonctions dans ce moment même ; mais qui ne se soumet pas à la loi de ce beau silence conservateur qui régit la diplomatie comme la Trappe. Talleyrand, — trappiste singulier ! — qui n’avait que des monosyllabes quand il parlait, n’écrivait pas de son vivant, et ce fut sa gloire et presque son esprit… Il avait des secrétaires, même pour ses billets du matin ; et si ses Mémoires ne sont pas une mystification dernière, qu’on se rappelle qu’il leur infligea diplomatiquement trente ans de silence avant de paraître. Ces trente ans sont passés, mais le silence dure toujours !

Gobineau, le comte de Gobineau, n’est point un diplomate de cette haute école du silence. La Trappe l’attraperait ! et nous aussi ; car il est spirituel. Ce n’est point une momie cerclée des bandelettes… de ses décorations. Il se permet d’être vivant. Ses secrétaires cachettent ses dépêches, mais il les écrit. Entre dépêches, il écrit aussi des livres, et des livres majestueux encore ! avec lesquels, pour un homme vivant, il semble trop ajuster l’Académie des Inscriptions, ce cimetière orné de ces momies dont il n’est pas… Il a, en effet, écrit une Histoire des Perses d’après les auteurs orientaux, grecs et latins, et les manuscrits inédits ! et les monuments figurés ! et les médailles ! et les pierres gravées ! Et encore une autre Histoire des religions de l’Asie centrale, dont Renan, à ce qu’il paraît, est très content, ce qui la compromet un peu… Il y a même quelque chose de lui sur les écritures cunéiformes ! Aujourd’hui, pour se dégourdir de ces graves travaux qui finiraient par ankyloser Arlequin, il nous donne, à nous, superficiels, qui ne sommes pas des Renan (Dieu merci !), un roman, sous ce nom astronomique et surprenant de Pléiades 53. Un roman aussi étonnant que son titre, dans lequel le bout de l’oreille du diplomate qui n’est pas un âne perce sous la peau du romancier qui n’est pas un lion, car nous y avons une petite cour d’Allemagne et l’histoire de cœur d’un souverain qui abdique, non par amour de son peuple, mais par amour d’une petite personne de sa cour, absolument comme il le ferait dans un opéra-comique de M. de Saint-Georges. Tout le monde n’est pas Sylla. Il y a quelque temps, le roi Amédée abdiqua en Espagne et filait avec sa jeune femme au bras. Touchante image domestique ! Les romans contemporains doivent ressembler à l’histoire contemporaine ; mais avec l’idéal en plus. L’idéal, pour Gobineau, n’est pas, lorsqu’on est souverain, de s’en aller avec une femme, mais de s’en aller pour une femme.

Vraiment, il faut avoir beaucoup d’esprit pour écrire ces choses-là, surtout quand on est diplomate et qu’on ne les écrit pas en caractères cunéiformes !

II

Mais l’esprit y est, dont j’enrage. J’aurais aimé qu’il n’y fût pas. Je les aurais préférées sans esprit, toutes ces bergeries. Gobineau a résolu un très joli, mais très impatientant problème : celui de raconter sans aucune niaiserie des actes niais. Il aurait pu déshonorer ces niaiseries, ces sensualités sentimentales, qui, pour être sentimentales, n’en sont pas moins des sensualités, et qui font qu’un homme qu’on veut faire admirer se décoiffe d’une couronne pour se couronner d’un jupon. Il aurait pu nous donner un roman mordant et profond, qui aurait coupé non plus dans le vif, mais dans cet énervé et ce lâche de la nature humaine qui a remplacé le vif ; mais il n’a su être ni le Tacite ni le Juvénal du roman. Cette belle place littéraire à prendre aurait pu le tenter cependant, car Gobineau est un esprit sérieux, de philosophie stoïque, et le stoïcisme est pour lui — il le dit en termes formels dans une thèse qui a de la fierté — un des plus nobles buts de la vie. Je ne crois pas même qu’il soit pour lui de but plus élevé, quoique, pour moi, il y en ait un ; mais Gobineau, qui ne nous a pas donné un seul signe de christianisme dans tout ce livre des Pléiades, ne se doute pas de celui-là !… Pour peu qu’on plonge et qu’on pénètre dans tous les endroits de son roman et qu’on cherche à l’éclairer par les idées morales de l’auteur, on ne trouve guères, sous des formes élégantes, qu’un stoïque en lui (voir son personnage de Gandeuil). Il ne l’est pas, bien entendu, à la manière de Talleyrand, dont l’imperturbable visage, disait l’empereur Napoléon, ne trahissait rien de ce qui se passait intimement derrière lui, mais utopiquement, sinon réellement, à la manière de Zénon et d’Ëpictète. Et c’est là le contraste… piquant (piquant pour lui !) de la nature de ce diplomate romancier, d’être, dans son livre, tout à la fois Zénon et Céladon, stoïcien et berger.

Car il y est berger ! La fade bergerie qui, du reste, n’y est pas la seule, et qui est la conclusion de son roman cette berquinade amoureuse et transie d’un roi épousant une bergère, d’un homme à qui l’auteur avait d’abord accordé de la force d’esprit et de caractère et qui devient le pastor fido d’une fillette, de pasteur de peuple que Dieu l’avait fait, n’est pas non plus la seule conclusion de ce roman, qui en a plusieurs, parce qu’il a plusieurs sujets. Or, avoir plusieurs sujets pour un même livre, c’est comme avoir plusieurs têtes pour le même organisme. Disons-le tout de suite : c’est une monstruosité, une monstruosité en art comme en histoire naturelle. Ce livre n’est point un simple recueil de nouvelles. Il a des prétentions plus hautes : c’est un roman. Mais quelle qu’en soit l’exécution, la conception de ce roman est une idée fausse. Le diplomate, l’homme politique dominant l’artiste a-t-il cru faire une application heureuse du vieil axiome, qui n’en peut mais, de diviser pour régner ? Eh bien, qu’il le sache ! ce n’est point à une telle condition qu’on peut régner sur l’imagination humaine. L’imagination a besoin d’unité. Elle a besoin, pour gagner ses batailles, de concentrer ses forces sur un point donné, comme le génie de la guerre pour gagner les siennes, et l’invention de Gobineau les éparpille !

Il a intitulé son livre : les Pléiades, — allégorie enfantine, qui n’est pas même juste. Car pourquoi les Pléiades, et non pas la Pléiade ? Est-ce qu’il va nous donner plusieurs livres comme celui-ci ?… Une Pléiade — si je l’entends bien ! — se compose de six ou sept étoiles, et vraiment nous n’ayons guères davantage dans le livre qui porte ce nom. Gobineau, qui pense, et avec juste raison, qu’on ne peut plus s’intéresser à l’histoire de la décrépitude et de l’avilissement continu des peuples actuels, et que le seul intérêt et le seul mérite appartiennent à quelques individualités supérieures, — étoiles (pour parler son langage) pointant encore dans un firmament dévas té, — nous a fait un livre à plusieurs héros, dont il a décrit les passions et développé les caractères. Mais il nous a trop parqués dans un monde d’aristocratie humaine créé par lui, et qui, en somme, n’est pas le monde de la réalité… « Il n’y a pas de minuit tissé d’étoiles », disait magnifiquement lord Byron. Les créatures inférieures, ténébreuses, misérables, imbécilles, brutales et perverses, qui sont le fond commun de l’humanité et se mêlent au jeu de son action, et le troublent et le souillent ou l’empêchent, je les cherche en vain dans ce livre, où je ne vois que des étoiles… Livre plus orageux et plus passionné, il est vrai, mais aussi chimérique, aussi fabuleux que le livre de l’Astrée, et, comme on ne s’intéresse pas à l’impossible, tout aussi vide d’intérêt que lui !

Et qu’on me comprenne bien ! Je parle de l’intérét qui vient de l’ensemble du livre ; je ne parle pas de l’intérêt spécial, individuel, détaché de chaque histoire de ce Décameron d’histoires, quoique cet intérêt-là l’auteur l’ait bien dispersé en l’étendant à plusieurs héros placés tous au même plan, en un parallélisme qui leur fait tort les uns aux autres, dans ce livre sans perspective, sans hiérarchie, sans unité ; car toute hiérarchie bien faite s’achève et se couronne par l’unité, tout ce qui n’est pas unitaire dans les œuvres ou les institutions des hommes, tout ce qui s’y rencontre de multiple étant anarchique en plus ou en moins. Dans ce livre, à oligarchie de héros, de Gobineau, tous les héros ne sont pas des chevaliers Grandisson ou des Washington, — ce chevalier Grandisson de l’histoire, — mais s’ils ne sont pas tous des perfections absolues, au moins ils y sont des distinctions très grandes. Hommes et femmes : Louis de Laudon, Wilfrid Nore, Conrad Lanze, le vieux Coxe, Jean-Théodore, Harriet, Aurore, Liliane, etc., sont des patriciens et des patriciennes de l’humanité, à blason dans la tète et dans le cœur ; et ce sont, ne l’oubliez pas ! malheureusement, les seuls êtres actifs du livre des Pléiades. Tous s’y développent en s’y exhaussant. Tous y accomplissent merveilleusement leurs courbes humaines. Tous s’y conduisent en étoiles. Tous y sont des astres qui savent leur métier, âmes d’élite et de bonne compagnie ! C’est le contraire des moutons qui faisaient rêver Fontenelle, et parmi lesquels il n’y en avait peut-être pas un de tendre. Parmi ceux-ci, il n’y en a peut-être pas un de dur !

J’ai rêvé aussi comme Fontenelle, mais autrement ; j’ai cru longtemps qu’il y en avait un. Ce n’était pas, il est vrai, un mouton de ce troupeau d’étoiles. C’était, ma foi ! plutôt quelque chose comme une chèvre capricieuse, fantasque, entêtée, enragée, endiablée, quoique du Nord, comme cinquante chèvres de Calabre, et qu’on aurait pu prendre, à certains moments, pour une tigresse, — une tigresse qui n’était pas marquée de la petite vérole comme Mirabeau, mais qui savait encore mieux que lui, ce grand comédien, jouer aux autres et se jouer à soi la comédie ! La comtesse Tonska est le chef-d’œuvre des Pléiades. C’est le caractère le mieux venu, le mieux suivi, le plus étudié de tout le roman. Elle est très moderne et très de son pays, cette slave, cette polonaise mêlée de russe, et elle fait beaucoup d’honneur à l’ethnographie de Gobineau, qui n’a pas voyagé et qui n’est pas diplomate pour des prunes ; car ce n’est pas une prune que cette femme-là ! J’ai le malheur et la dépravation de l’aimer. Seulement, voyez la bergerie éternelle ! la chèvre et la tigresse s’apprivoisent, la femme fausse devient vraie, la comédienne devient public, l’insensible imperméable à l’amour (c’était si joli et si atroce !) huit par être pénétrée par le sentiment qu’elle inspire. Le peu de fer qu’il y avait dans la ouate plus ou moins enflammée de ce livre s’amollit et se fond, — et tout est bien qui finit bien ! comme dit Shakespeare, et eux, tous ces êtres distingués, — distingués à impatienter ! — finissent délicieusement par des mariages d’amour, comme dans les Contes de fées, et ils poussent le bonheur jusqu’à n’avoir pas beaucoup d’enfants, car Jean-Théodore, qui a abdiqué par amour, n’en a qu’un. Certes ! le romancier, par trop aristocrate, qui a trié sur le volet de son roman de tels personnages et de telles aventures, est un optimiste, à coup sûr ; mais, allez ! il n’est pas que cela. Tous les contrastes dansent des mazurkas superbes dans Gobineau ! Après le diplomate, nous avons vu le savant ; avec le stoïcien, le berger. Voici l’optimiste, et vous allez voir le misanthrope. Car il est misanthrope, Gobineau, comme doit l’être tout homme de cœur et d’esprit qui a passé trente ans, et on les a passés deux fois quand on est diplomate, quand on a aux mains— à ses blanches et irréprochables mains — de la malpropreté des hommes et des affaires, de cette infâme cuisine politique qui fait mal au cœur aux estomacs les plus solides ; il est misanthrope, et c’est la plus belle plume de son aile que cette misanthropie, qui donne à son accent toute sa profondeur et à son talent toute sa vérité.

III

En douteriez-vous ?… Voici comme il s’exprime. Écoutez ! Je ne cite pas beaucoup d’ordinaire, mais je me fais un rude plaisir en vous citant cela : « Je voudrais — dit-il au commencement de son livre — qu’au lieu de cette scène de repos nous puissions voir ici à plein, des yeux du corps, les royaumes du monde et leurs magnificences. Mais regardons-les des yeux de l’esprit. Contemplons ces multitudes qui grouillent et s’amassent, pomponnées, ornées, parées ou en guenilles. N’excluons personne. Reconnaissez-vous la barbarie toute pleine, non pas cette barbarie juvénile, brave, hardie, pittoresque, heureuse, mais une sauvagerie louche, maussade, hargneuse, laide et qui tuera tout et ne créera rien ? Admirez, du moins, sa masse ! Sa masse, en effet, est énorme ; admirez la belle ordonnance de sa division en trois parties ; en tête, la tribu bariolée des imbéciles. Ils mènent tout, portent les clés, ouvrent les portes, inventent les phrases, pleurent de s’être trompés, assurent qu’ils n’auraient jamais cru… Voici maintenant les drôles ! Ils sont partout, sur les flancs, sur le front, à la queue… et leur unique affaire est d’empêcher rien de s’arranger ni de s’arrêter avant qu’ils ne soient assis eux-mêmes. A quoi sert qu’ils soient assis ? À peine une de leurs bandes se déclare-t-elle repue, que des essaims affamés et pareils viennent, en courant, prendre la suite de son commerce.

« Et maintenant, voilà les brutes. Les imbéciles les ont déchaînées ; les drôles poussent leurs troupeaux innombrables. Vous me demandez ce que je fais de ce pandémonium ? J’en fais ce qu’il est, l’hébétement, la destruction et la mort… Je n’aperçois qu’un monde d’insectes de différentes espèces et de tailles diverses, armés de scies, de pinces, de tarières et d’autres instruments de ruine, attachés à jeter à terre mœurs, droits, lois, coutumes, ce que j’ai respecté, ce que j’ai aimé ; un monde qui brûle les villes, abat les cathédrales, ne veut plus de livres, ni de musique, ni de tableaux, et substitue à tout la pomme de terre, le bœuf saignant et le vin bleu. Voudriez-vous épargner cette tourbe, si vous teniez entre les mains un moyen sûr de la détruire ? C’est votre affaire ! En ce qui me concerne, prêtez-moi pour un instant les foudres de Jupiter, je n’anéantirai que ce qu’il faudra de la masse irresponsable des brutes. Elle n’est pas faite pour rien discerner ; je ne lui reconnais pas d’âme, et ce n’est pas sa faute quand on ne la contient pas. Et non plus pas de sévérités outrées contre les drôles ! Je ne vous assure pas qu’ils soient le sel de la terre, mais ils en sont la saumure. On en peut, à la rigueur, faire façon, et en pendant quelques-uns d’entre eux de temps à autre, le reste se peut employer, sinon dans les voies honnêtes, du moins dans les voies utiles. D’ailleurs, il faut en convenir, sans trop se faire prier, la planète les produit naturellement ! Le monde, quoi qu’il fit, ne parviendrait pas à s’en défaire, ni peut-être même à s’en passer ! (trait adorable de mépris !)

« Quant aux imbéciles, je serais impitoyable. Ce sont les vaniteux et sanglants auteurs, les moteurs uniques et détestables de la décrépitude universelle, et la pluie de mes carreaux de feu labourerait sans pitié ces crânes pervertis. Non, une telle bande ne mérite pas de vivre ; non, cette vermine croissante ne peut exister et laisser le monde vivre ordonné à côté d’elle. Les époques grandioses et florissantes furent celles où de pareils reptiles ne rampaient pas sur les marches du pouvoir ! »

Tel est le style de Gobineau quand il se mêle d’être misanthrope. Eh bien, la main sur le cœur, comme l’y mettait Talma dans Manlius (laissez-moi vous l’y mettre !), que dites-vous de cette misanthropie ? Pour un diplomate qui doit être la discrétion même, quelle indiscrétion ! Pour un glaçon de diplomate, quelle flamme indignée ! Pour un diplomate épinglé, musqué, monosyllabique et cravaté de blanc comme Talleyrand, quelle magnifique débagoulade ! quel rugissement ! quelle gueule de lion ouverte à la Mirabeau ! Après un si terrible passage :

Il faisait des passages,
Moins content qu’aucun des sept sages,

vous ne pouvez plus douter, j’imagine, qu’il y ait un misanthrope, et le plus corsé, et le plus bronzé et le plus carabiné des misanthropes, dans l’auteur singulier de ces singulières Pléiades, dans le berger de ces Pléiades qui a cessé d’être tendre, dans le stoïque de ces Pléiades qui a cessé d’être impassible, et un misanthrope par-dessus et par-dessous toutes les autres choses qu’il est dans son livre, ce kaléidoscospe qui tourne tout seul ! Jamais la misanthropie d’Alceste, qui n’est après tout qu’une boutade de salon laquelle n’a jamais crevé le plafond, jamais celle de La Rochefoucauld, qui n’est que de l’égoïsme aux caillots biliaires dans le ventre, ni celle de La Bruyère qui n’est qu’un chagrin d’homme vieilli, faisant payer au monde le regret caché de n’être plus jeune, ni celle de Rousseau qui n’est que la révolte d’un laquais contre sa livrée, ni celle plus cruelle de Chamfort qui hachait, avec les couteaux à dessert des soupers qu’il faisait chez les grands seigneurs de son temps, la gorge d’une société assez bête pour la lui tendre, comme il se la hacha à lui-même avec son rasoir pour s’éviter l’échafaud, ni enfin aucune des misanthropies célèbres qui ont laissé leur empreinte sur notre littérature et l’ont marquée ou du sillon brûlant de la colère ou du sillon froid du mépris, n’ont l’étoffe, l’étendue, le complet, et, qu’on me permette ce mot ! le radicalisme intégral de cette misanthropie, qui ne tombe plus ici maigrement sur une société ou sur l’homme d’une société, mais sur l’humanité tout entière, et que dis-je ? sur l’essence même de l’humanité ! Le misanthrope que voici n’est ni d’une caste, ni d’un salon, ni d’une cuisine, ni d’une bâtardise, ni d’une vieillesse, ni d’une laideur, ni d’une infirmité, ni d’une humeur quelconque, ni de tout ce qui fait d’ordinaire les misanthropies, même les plus farouches et les plus sauvages, mais c’est le misanthrope désintéressé, le misanthrope absolu, le misanthrope de l’Histoire ! Par ce temps d’inepte philanthropie, c’est le misanthrope de la Philanthropie se détachant, pour le juger, de l’insolent tout le monde, et les gens d’esprit qu’il venge des sots par sa misanthropie — des sots, ces affreux étouffoirs par le nombre ! — doivent ardemment l’en remercier.

IV

Du reste, c’est probablement cette misanthropie éloquente qui fait de l’auteur des Pléiades l’optimiste que je lui ai reproché d’être. Quelquefois les antithèses s’engendrent. A le bien prendre, un misanthrope n’est qu’un optimiste renversé, un optimiste désespéré, qui jette les hauts cris. Par dégoût du monde tel qu’il est, dégoûtant moralement, intellectuellement, esthétiquement, de toutes les manières, l’esprit donne un coup de pied à cette fange, comme à un tremplin, et remonte, pour se désouiller, vers les sphères bleues et constellées. Afin de mieux fuir cette démocratie dévorante qui s’étend sur le monde comme le cancer dont il doit mourir, on se réfugie et on se calfeutre dans l’aristocratie des exceptions humaines. On monte dans les Pléiades. On invente des sociétés idéales et l’on écrit des pages charmantes, mais charmantes comme la femme qui caresse sa chimère. Malheureusement, c’est une chimère ! Et ce n’est pas tout. Dans le monde trop rare qu’on a inventé, dans cette bergerie céleste où du moins on voudrait un loup, on introduit les deux choses les plus rares, et qu’on voit le moins présentement dans ce monde qu’on méprise et qu’on a raison de mépriser, — le stoïcisme, qui est le christianisme de ceux qui ne sont pas chrétiens, et l’amour, qui n’existe plus que de nom dans une société athée à tout, jusqu’à l’amour !

Ainsi, résultat singulier au milieu de toutes ces singularités, la misanthropie de l’auteur des Pléiades, qui n’est peut-être que de l’aristocratie naturelle exaspérée, est encore la meilleure explication qu’il y ait à donner de son livre. Je l’ai dit : au point de vue de la Critique littéraire et de la construction de l’ensemble, c’est un livre mal fait ; il n’en faut plus parler. Les diplomates, ces hommes de l’action, n’ont guères le temps, je crois, de s’asseoir dans leur rêve et de le réaliser comme les artistes qui ne bougent pas du fond du leur. Mais si le livre est littérairement manqué, l’homme qui l’a écrit a des facultés littéraires quelquefois puissantes, souvent délicieuses, lorsqu’il échappe à quelques affectations de style retrouvées ici et là dans des phrases trop coquettes, et qui sont (ces affectations) la conséquence forcée de l’exquisité voulue, du trop de raffinement dans la conception et dans les sentiments. L’air ne suffit pas à Gobineau, il lui faut de l’éther ! Et, remarquez-le bien toujours ! c’est encore ici que sa misanthropie, qui le fait se retrouver si homme d’accent à quelques endroits de son livre, l’arrache à cette sirène dangereuse, mais qui, au moins, a le charme de n’être pas vulgaire, qu’on appelle la préciosité. Gobineau est un écrivain de belles pages. Il a le brillant des détails. S’il n’a pas l’imagination créatrice du poète, c’est-à-dire du faiseur, il a celle de l’expression, qui est aussi de l’imagination de poète, mais de poète qui sent et qui vibre au lieu de créer. À sa misanthropie on comprend qu’il soit observateur ; il n’est même misanthrope que parce qu’il a observé, et cette observation, très spirituellement pénétrante, est, au fond, celle d’un moraliste qui fait prévoir le moraliste futur. Je crois que là est la vraie pente, la vraie vocation de cet esprit qui s’est plus cherché que trouvé en ces tâtonnements de talent qui, pour les autres, auraient été des réussites. Il y a, si je ne me trompe, dans Gobineau, un La Bruyère enveloppé qui ne demande qu’à sortir avec armes et bagages, c’est-à-dire avec ses différences de style et d’originalité. Les quelques portraits qu’on rencontre dans les Pléiades montrent bien qu’il aurait, s’il la développait, la puissance du portrait. Qu’il descende donc de ses Pléiades, qu’il replace ses pieds sur le terrain de la réalité (cela ne lui sera pas difficile puisqu’il est diplomate !), et qu’il nous fasse une galerie de portraits ou un volume de Caractères !… Par sa fonction, Gobineau côtoie l’histoire de tous les jours. Qu’il nous donne donc de l’histoire, mais de l’histoire vivante, et non plus de l’histoire morte, de l’histoire cadavre, que toutes les académies du monde qui se croient des thaumaturges ne sont pas capables de ressusciter ; qu’il nous peigne les figures historiques qu’il rencontre et qu’il juge à travers sa diplomatie. Je m’imagine que ce serait infiniment piquant, et cela pourrait être grandiose. Qu’il écrive même, s’il veut, comme Talleyrand, ses Mémoires ; mais qu’il ne mette pas, comme Talleyrand, trente années à les publier.