(1913) La Fontaine « I. sa vie. »
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(1913) La Fontaine « I. sa vie. »

I.
sa vie.

Je vais aujourd’hui faire, devant vous, la biographie de La Fontaine. Je vous préviens, et, du reste, vous pouvez le savoir d’avance, que cette biographie n’est ni très intéressante, ni très édifiante. Je me suis même demandé si cette biographie, je la ferais. On peut se poser cette question et avoir ces hésitations à propos des grands auteurs. Il y a de grands auteurs qui n’ont pas besoin du tout de leur biographie pour qu’ils soient expliqués ; on peut les comprendre tout entiers sans rien savoir de leur existence. Il est certain, par exemple, que nous pouvons parfaitement comprendre Corneille sans rien savoir de ce qui lui est arrivé ; j’en dirai autant, presque autant, de Racine, et, contre votre attente, j’en dirai presque autant encore de Molière. Vraiment on a beaucoup trop abusé de la biographie de Molière pour expliquer ses œuvres.

Il y a donc des écrivains sur lesquels on pourrait se passer parfaitement d’une étude biographique. Aussi je me suis demandé si je vous dirais la vie de La Fontaine. Je me suis aperçu très vite qu’il était précisément de ces auteurs qui ont besoin qu’on fasse leur biographie pour les faire comprendre.

Ceci est absolument nécessaire, ou presque absolument nécessaire pour La Fontaine, car il est un des hommes du dix-septième siècle qui ont mis le plus d’eux-mêmes dans leurs écrits, je dirai même qu’il est celui du dix-septième siècle qui a mis le plus de sa personnalité, de son être intérieur, de son être intime, non pas dans tout ce qu’il a écrit, mais dans une bonne partie de ce qu’il a écrit.

La Fontaine est né à Château-Thierry, dans cette ville qui s’appelait déjà, au dix-septième siècle, par une abréviation assez curieuse, « Chaury », (La Fontaine l’écrit souvent ainsi, quand il date ses lettres), et qui s’appelle encore ainsi dans la familiarité des conversations. Il est né le 8 juillet 1621.

Château-Thierry est, comme vous le savez, une ville de Champagne qui touche de très près à l’Ile-de-France, sur la limite même de l’Ile-de-France et de la Champagne. Le pays y est très charmant, très gracieux, très aimable ; il est beaucoup plus intéressant que d’autres pays de la Champagne. Il est curieux à considérer au point de vue de l’influence qu’il a pu avoir sur La Fontaine. C’est un pays véritablement français ; ici je n’aurai pas à contredire Taine, c’est un paysage véritablement de notre pays central ; c’est un paysage qui n’a rien de grand, qui n’a rien d’imposant, qui n’a rien de tragique, c’est un paysage qui est une grâce légère, fine, intelligente et intellectuelle, pour ainsi parler, et qui était tout à fait de nature à former le génie que nous allons étudier.

Il était né de Champenois, d’une part, et de Poitevins de l’autre, et ceci me fait un plaisir extrême. Ne croyez pas que ce soit que je sois heureux que La Fontaine fût à demi Poitevin, non, ce n’est pas ma raison, mais c’est que, quand on a affaire à un homme qui a deux ascendances, deux pays différents et très différents, on est absolument dispensé de faire l’étude ethnographique et de se demander quelle est l’influence de la race sur le personnage en question. Lorsqu’un écrivain, ou du reste un homme quelconque dont on s’occupe, est, de père et de mère, de famille paternelle et maternelle, du même pays, oui, je crois qu’il n’est pas inutile d’étudier la race dont il est, d’étudier le pays qui l’a vu naître au point de vue ethnique. Mais quand il s’agit, par exemple, de Balzac, ou quand il s’agit, par exemple de La Fontaine, d’un homme qui a deux ascendances très différentes au point de vue ethnique, il n’y a rien à dire à ce point de vue, il y a à dire simplement qu’il est de race française, et c’est bien exactement ce qu’il y a à dire aujourd’hui. La Fontaine est simplement de race française.

Donc, ses parents paternels étaient des Champenois, de classe bourgeoise ; de père en fils, depuis très longtemps, ils avaient été commerçants. Le dernier venu était maître des eaux et forêts et s’était même, par parenthèse, intitulé « écuyer » dans certains actes publics. Il faut tout dire : le grand-père de La Fontaine s’était intitulé « noble homme », ce qui n’avait pas une signification très nette à cette époque. Et puis l’ambition croît avec les générations ; le père de La Fontaine s’était intitulé très indûment « écuyer ». Il s’attribuait ainsi la noblesse. La Fontaine, à son tour, se laissa appeler « écuyer » je ne sais dans quel acte public, et eut à ce propos un procès de revendication de l’État qui lui fut très pénible et que, du reste, il perdit. Décidément il n’appartenait pas, vraiment pas à la noblesse. Son nom était à particule, mais la particule, comme vous le savez, ne signifie absolument rien.

Du côté maternel, les Pidoux étaient des Poitevins. Ils étaient, peut-être, d’une classe légèrement supérieure à celle des La Fontaine, car les Pidoux ont constitué une dynastie de maires de Poitiers ; mais c’étaient des bourgeois comme les La Fontaine. Ils avaient, comme caractéristique, une certaine verdeur, une certaine gaieté communicative et quelque chose de franc du collier. J’insiste sur ce détail-là, car La Fontaine en parle dans son Voyage en Limousin, et cela n’est pas sans intérêt, parce qu’il est possible, il est même à peu près certain que La Fontaine tint pour un peu plus de sa mère que de son père, comme il paraît que cela est arrivé pour beaucoup d’hommes supérieurs.

Toujours est-il que tel était l’état familial, l’état ethnique de ses parents.

Son enfance… Sur son enfance, nous ne savons rien du tout, voilà ce qu’il faut dire avec franchise, nous ne savons quasi rien. Nous avons en tout une phrase de l’abbé d’Olivet sur les études de La Fontaine. « Il étudia, dit l’abbé d’Olivet  qui est un témoin assez sûr, car il ne vécut pas bien longtemps après La Fontaine, il a pu le connaître ou, tout au moins, il a pu connaître ses amis  il étudia, nous dit donc l’abbé d’Olivet, sous des maîtres de campagne, qui ne lui apprirent rien que le latin. » Ces maîtres de campagne doivent être évidemment les professeurs du collège de Château-Thierry. L’abbé d’Olivet semble ignorer ce que nous savons d’ailleurs, c’est que ce collège de Château-Thierry, quoique collège d’une petite ville, était très bon, était célèbre dans son temps. Il y avait de petites célébrités de collèges tout à fait particulières. Par conséquent il y a, dans le propos de l’abbé d’Olivet, un peu d’excès, un peu trop de pessimisme.

M. Louis Roche, dont je vous recommande le livre, qui n’a pas paru, qui va paraître  seulement comme il va paraître la semaine prochaine, je l’ai déjà lu, bien entendu  M. Roche, donc, a trouvé des documents assez curieux qui dérivent de Furetière et qui lui font croire — oui, il le croit, mais j’aimerais mieux : supposer — que La Fontaine dut faire une partie de ses études à Paris, dans un collège d’Oratoriens ; car Furetière dit, dans des actes d’une certaine gravité, qu’il a fait toutes ses études, ou au moins une grande partie de ses études, avec La Fontaine. Eh bien ! où La Fontaine les aurait-il faites, puisque lui, Furetière, est Parisien et qu’il a certainement fait ses études à Paris ? C’est intéressant à connaître, au moins comme supposition assez probante ou à moitié prouvée, comme vous voudrez.

Toujours est-il qu’il règne une grande obscurité sur La Fontaine enfant. Il a fait ses études, peut-être à moitié à Château-Thierry et à moitié à Paris ; en tout cas, il a fait les études que l’on faisait de son temps, et on ne peut pas en dire davantage. Ce qu’il y a de certain, c’est que de ses études, qu’il les ait faites en partie à Paris ou qu’il les ait faites entières à Château-Thierry, il n’a pas gardé un très bon souvenir. Il n’y a pas — je ne veux pas dire de phobie, il faut éviter le néologisme — il n’y a pas d’horreur — et cela suffit bien, n’est-ce pas   plus grande que celle de La Fontaine pour ses anciens professeurs, ou pour les professeurs en général, car il se garde très bien de faire de la littérature personnelle à cet endroit ; mais enfin il marque, pour la gent pédante, des sentiments qui semblent bien indiquer des souvenirs qui ne sont pas très gais. Ai-je besoin de vous citer des textes que vous avez certainement dans le souvenir, seulement, bien entendu, à l’état confus ? Mais puisque M. Gustave Michaut, dans un autre livre qui va paraître lui aussi et que j’ai lu pareillement, puisque M. Gustave Michaut, très diligent, très érudit, très consciencieux et très sûr, les rassemble pour nous, je veux bien vous les lire dans son volume :

Certain enfant qui sentait son collège,
Doublement sot et doublement fripon
Par le jeune âge et par le privilège
Qu’ont les pédants de gâter la raison…

Ailleurs :

Je ne sais bête au monde pire
Que l’écolier si ce n’est le pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
Ne me plairait aucunement.

Et encore :

Il est trois points dans l’homme de collège :
Présomption, injures, mauvais sens ;
De se louer il a le privilège.
Il ne connaît arguments plus puissants.
Si l’on le fâche, il vomit les injures ;
Il ne connaît plus brillantes figures.
Veut-il louer un roi, l’honneur des rois,
Il ne le prend que pour sujet de thème.
J’avais promis trois points, en voilà trois.
On peut y joindre encore un quatrième :
Qu’il aille voir la cour tant qu’il voudra,
Jamais la cour ne le décrassera.

Il est bien certain que ceci n’est pas poires molles, comme disait Molière, que ceci n’est pas précisément « vers à la louange » des professeurs. Il est bien certain que La Fontaine a fait des études qui ne lui ont pas laissé un très bon souvenir. Je ne m’étendrai pas en considérations sur ce point ; je crois bien, seulement, que les esprits tout à fait supérieurs le sont déjà à l’état latent, en quelque manière, à l’état inconscient surtout, dans leur enfance, et qu’une éducation qui ne peut être faite que pour une moyenne, qui vise toujours une moyenne (Nietzsche a des considérations très intéressantes là-dessus), déplaît comme fatalement à l’homme qui sera plus tard un homme supérieur. Mais je n’en dirai pas davantage là-dessus, et, en définitive, je ne sais pas sûrement les sentiments de La Fontaine à l’égard de son éducation à lui-même.

Il a eu deux vocations, c’est-à-dire deux fausses vocations, comme il arrive si souvent aux jeunes gens entre vingt et vingt-cinq ans. Il a étudié pour être avocat et il a été à l’Oratoire. Il a eu la vocation du barreau, et il a eu la vocation de la prêtrise. Cela est bien singulier, oui, quand on connaît la biographie de La Fontaine, et non seulement sa biographie, mais son caractère général et ce qu’il était à l’ordinaire. Voilà un homme qui n’a jamais su parler d’abondance, qui n’a jamais su même soutenir une conversation un peu suivie, qui balbutiait, qui bredouillait, et voilà l’homme qui a étudié le droit pour être avocat. (A la vérité, ce n’était peut-être pas pour être avocat ; car le droit menait déjà à d’autres carrières qu’à celle du barreau.) Et, d’autre part, l’homme qui, avec Molière, a eu le moins le sentiment religieux à travers tout le dix-septième siècle, cet homme a songé, à un moment donné, à la prêtrise et est entré à l’Oratoire.

Nous n’avons rien sur sa vie d’étudiant en droit. Nous savons seulement que telle pièce officielle, authentique, porte ce mot : « M. de La Fontaine, avocat au Parlement. » Pour ce qui est de sa vie d’oratorien  nous en connaissons un peu davantage. Nous savons, par un rapport qui a été fait à Boileau que La Fontaine a dit lui-même que, à l’Oratoire, il étudiait un peu plus les anciens romans que Rodriguez. Nous savons aussi — le témoignage n’est pas autrement certain, mais enfin nous savons aussi que peut-être  j’ajoute peut-être — que peut-être dès cette époque il lisait l’Astrée, et qu’il la lisait sans doute à l’école de Saint-Magloire. A l’école des Oratoriens de Saint-Magloire, il lisait l’Astrée, qu’il a toujours adorée depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse :

Etant petit garçon, je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise…

La citation était inévitable. Mais j’y ajoute cette référence : songez à ce qu’il fait dire de l’Astrée, par Gélaste, dans l’introduction à son roman de Psyché, dans les premières pages de son roman de Psyché, pour être plus exact.

Il sortit très vite de l’Oratoire. Il y resta exactement — si vous aimez les précisions — du 27 avril 1641 au mois de janvier 1642. Il n’y est pas resté longtemps. Il revint à Château-Thierry, il y rentra pour n’y rien faire, ce qu’il a toujours aimé. Vous savez quelle a été sa fameuse biographie faite par lui-même, sa fameuse épitaphe :

Quant à son temps bien sut le dispenser.
En fit deux parts dont il soulait passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

C’est pour dormir et ne rien faire, et pour se promener dans les paysages charmants qui l’environnaient, qu’il rentra à Château-Thierry après avoir quitté l’Oratoire. Il attendait tout simplement la succession de son père comme maître des eaux et forêts.

A cette époque, il avait de grands amis, et à Château-Thierry, et à Reims qui n’est pas bien loin. Il avait le plus tendre et le plus durable, si je puis ainsi parler, à savoir Maucroix, qui habitait Reims, qui avait étudié endroit, lui aussi, et qui devait, lui, devenir chanoine à Reims. Il avait les frères Vitart, qui étaient de Château-Thierry. A-t-il connu à Paris Cyrano de Bergerac ? On le croit ; je ne sais. A coup sûr, il a connu Jean Sobieski, qui était mousquetaire à cette époque-là et qui devait, un jour, devenir roi de Pologne et dont il a parlé dans ses œuvres.

Il attendait donc à Château-Thierry, et quelquefois à Paris, où il venait souvent en déplacements agréables, il attendait donc la succession de son père. Mais, pendant ce temps, son père crut devoir le marier. C’était en 1647. Il y a deux événements de la vie de La Fontaine qui sont de 1647 : c’est son mariage et le canonicat de son ami Maucroix. Tous les deux, la même année, faisaient une fin très honorable, seulement avec cette différence que Maucroix persista dans cette fin, si je puis m’exprimer ainsi, tandis que La Fontaine, vous savez d’avance…

Je serai court sur le mariage de La Fontaine et ce qui s’en suivit. Il épousait Mlle Marie Héricart, qui était nièce des Jannart, lesquels étaient de la Ferté-Milon. Par les Jannart et par Marie Héricart, il y a plusieurs liens de parentage entre Racine et La Fontaine.

Les Héricart étaient des gens comme les La Fontaine, de bons bourgeois qui avaient exercé quelques petites charges de magistrature et qui étaient plus riches, je crois, que les La Fontaine, déjà un peu gênés, mal accommodés au moins, comme on disait alors, dans leurs affaires, depuis le père de La Fontaine.

MlIe Héricart, devenue Mlle de La Fontaine, apportait en dot trente mille livres, ce qui était considérable pour l’époque. Le jeune La Fontaine en apportait quinze mille. C’étaient presque des gens riches, ou tout au moins, des gens fort à l’aise.

Le mariage, après la venue d’un fils, tourna très mal. Où sont les torts ? Oh ! nous allons certainement disputer, nous allons tout au moins discuter pendant des années, peut-être pendant des siècles — je dis nous, les historiens littéraires — sur la fameuse question des torts de La Fontaine et des torts de Mlle de La Fontaine. Comme il arrive presque toujours, dans ces cas-là, ils ont des torts réciproques. Il est certain qu’ils se sont séparés à cause de leur compatibilité d’humeur. Ils avaient exactement, ou presque exactement, le même caractère. Ils étaient tous les deux  voilà ce qui leur est absolument commun  ils étaient tous les deux dépensiers, désordonnés, irréguliers, incapables autant l’un que l’autre de tenir un ménage, de soutenir une bonne maison. D’autre part, avaient-ils de commun l’inconduite, comme Tallemant des Réaux, non seulement nous le donne à entendre, mais nous l’assure presque, et Mlle de La Fontaine  comme on disait alors ; les bourgeoises n’ayant pas droit au titre de madame — et Mlle de La Fontaine, en un mot, se conduisit-elle mal ? Non, en vérité, malgré la quasi-affirmation de Tallemant des Réaux, nous ne pouvons pas en être sûrs, parce que Tallemant des Réaux est la pire langue du siècle. On est bien obligé de le consulter pour savoir un certain nombre de choses sur cette époque, mais c’est toujours sous bénéfice d’inventaire qu’il faut le lire et le consulter. Il y a bien — ce qui est pour moi un peu plus probant — l’histoire de Poignant. Si je trouve l’histoire de Poignant un peu plus probante, c’est qu’elle a été racontée par Racine le fils, qui est un témoin plus sérieux que Tallemant des Réaux ; il y a là, évidemment, très peu d’intermédiaires. Racine fils a su la chose de Racine son père, ou des amis de Racine le père, et Racine la savait de La Fontaine. Voici l’histoire de Poignant : Poignant, qui était un officier du roi, faisait une cour fleurie à Mlle de La Fontaine, et il y avait une rumeur publique, comme on dit ; aussi un jour La Fontaine vint trouver Poignant et lui dit : « Mon ami, viens me parler un peu tête-à-tête ! » Ils allèrent derrière le jardin des Chartreux, et alors La Fontaine, prenant un air très sérieux, dit à Poignant : « Mon ami, voilà, il faut nous battre   Nous battre   Le public exige que nous nous battions  Ah ! j’entends, dit Poignant. Mais, voyons, c’est la querelle du Comte et du Cid ! Toi qu’on a jamais vu les armes à la main, et moi qui suis un militaire ! Si je me battais avec toi, je serais un assassin   Il paraît que c’est nécessaire, répétait obstinément La Fontaine. » Il met l’épée à la main, Poignant le désarme. La Fontaine déclare l’honneur satisfait et dit à Poignant : « Maintenant, tu viendras chez moi tous les jours ; si tu n’y viens pas tous les jours, nous nous battrons une seconde fois. »

Ce témoignage est un peu trop gai pour être bien certain. On sent l’anecdote au fond de laquelle il y a quelque vérité, mais qui a été, puisqu’elle est si drôle, infiniment arrangée, infiniment adornée par les amis de La Fontaine et de Racine, qui l’a racontée à son fils, à Louis Racine.

En définitive, nous ne savons rien de précis sur la conduite de MIle de La Fontaine. Les amis de La Fontaine  car il a des amis très chauds, très passionnés, même encore, même au point de vue de sa vie, de sa biographie, de son caractère  les amis de La Fontaine, en ce moment-ci, ou il y a quelques années, et ils continuent, insistent infiniment et grossissent même tous les faits, et ils en ont peu à leur disposition ; ils insistent infiniment sur l’inconduite de Mllc de La Fontaine pour excuser La Fontaine, pour l’innocenter, pour le faire absolument blanc ; pour nous dire par exemple que si La Fontaine a abandonné sa femme, c’est qu’il lui était absolument impossible de demeurer avec elle ; que, s’il n’a pas connu son fils, s’il n’a pas voulu le connaître, c’est qu’il avait peut-être des raisons, c’est qu’il avait certainement, disent-ils, des raisons pour n’être pas sûr qu’il fût son fils, etc. Voilà le système. De sorte que l’on a une espèce de passion préconçue pour La Fontaine et qu’on veuille en faire, du moins pendant cette période de sa jeunesse, un homme sans défaut, un homme impeccable, on accuse naturellement MIIe de La Fontaine.

Mais, d’autre part, nous savons bien, par toutes sortes de témoignages, que La Fontaine était très léger dans sa conduite à Château-Thierry. Il y a une histoire de lieutenante générale de Château-Thierry, il y en a une autre d’une certaine abbesse, il y en a d’autres encore sur les châtelaines du voisinage, il y a La Fontaine — premier trait de distraction — sortant, au milieu de la nuit, en bottes blanches et une lanterne allumée par un clair de lune magnifique, pour aller à un rendez-vous nocturne. Il y a, évidemment, dans la jeunesse de La Fontaine, beaucoup d’irrégularités. Ce qui est certain, c’est qu’il fut bientôt à peu près nécessaire de se séparer de biens. Jamais La Fontaine et Mlle de La Fontaine n’ont été séparés complètement, et ils se sont, presque jusqu’à la fin de La Fontaine, toujours vus de temps à autre ; ils se sont toujours retrouvés, avec plus ou moins de plaisir, je n’en sais rien, mais ils se sont toujours retrouvés, soit à Paris, où il est bien certain que Mlle de La Fontaine a accompagné son mari à l’époque où La Fontaine était le commensal de Fouquet, soit à Château-Thierry, où La Fontaine allait souvent.

C’est encore une anecdote à peu près sûre que celle que La Fontaine, vers l’âge de quarante ans, peut-être même un peu plus tard, allant à Château-Thierry pour voir sa femme, parce qu’on lui avait conseillé de ne pas rester trop longtemps sans la voir, ce qui serait devenu un peu criant, un peu scandaleux, allant à la maison paternelle, que MIIe de La Fontaine habitait encore ; ne la trouvant pas, revenant à Paris et disant : « Ah ! ma femme, je ne l’ai pas trouvée ; elle était, je crois, au salut ! ». Ceci est une anecdote à peu près authentique, parce qu’elle remonte à l’époque même de La Fontaine.

Toujours est-il que la séparation de biens eut lieu en 1659, et qu’à partir de cette époque-là, il n’y eut que des rapports intermittents entre La Fontaine et MIle de La Fontaine.

Comme nous nous sommes demandé ce que La Fontaine a gardé de souvenirs relativement à sa vie de collège, nous pouvons nous demander quels sentiments ou quels ressentiments il a gardés de sa femme. Il est certain qu’il y a, dans La Fontaine, des épigrammes très nombreuses contre le mariage — et aussi des regrets exprimés sur cette affaire. Ainsi, par exemple, il nous dira :

Homme qui femme prend se met en un état
Que de tous, à bon droit, on peut nommer le pire :
Fol était le second qui fit un tel contrat.
A l’égard du premier, je n’ai rien à lui dire.

Il dira encore, et c’est peut-être ceci qui est le plus probant, parce que c’est un peu plus sérieux, un peu plus du ton de l’élégie :

Que le bon soit toujours camarade du beau ;
Dès demain je chercherai femme.
Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau,
Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme,
Assemblent l’un et l’autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J’ai vu beaucoup d’hymens ; aucuns d’eux ne me tentent :
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent…

Ce ne sont pas des souvenirs qui semblent très doux, ce ne sont pas des souvenirs très attendris. La Fontaine, comme tout poète, est le plus contradictoire des hommes, et, à d’autres moments, il semble bien qu’il ait regretté le temps du mariage :

Le nœud d’hymen veut être respecté,
Veut de la foi, veut de l’honnêteté.
Si, par malheur, une atteinte un peu forte
Le fait clocher d’un ou d’autre côté,
Comportez-vous de manière et de sorte
Que ce secret ne soit point éventé.
Gardez de faire aux égards banqueroute,
Mentir alors est digne de pardon.
Je donne ici de bons conseils, sans doute,
Les ai-je pris pour moi-même ? Hélas ! non !

Et ceci qui est définitif, en quelque sorte, ceci qui, au moins, nous présente La Fontaine à un moment où il était véritablement au regret des sottises de son jeune âge (c’est dans Philémon et Baucis) :

Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.
On va les voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter.
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ! si… Mais autre part j’ai porté mes présents…

Ici, il y a un regret très sensible. Mais encore, me permettez-vous d’être un peu sceptique ? Les poètes ! Il vient de raconter les amours de Philémon et Baucis, c’est très attendrissant, cela l’a attendri tellement lui-même que cela l’a mis dans un état d’esprit qui n’était peut-être pas du tout celui de tous les jours. C’est ainsi toujours avec les poètes…

Ayant, non d’une façon définitive, laissé sa femme et Château-Thierry, La Fontaine vint à Paris, évidemment pour deux raisons : d’abord, il se voyait sur le penchant de la ruine. Ses dilapidations à lui-même, celles de sa femme très probablement, un ménage en complet désordre, tout cela avait très rapidement mis les choses en bien mauvais état. La séparation entre La Fontaine et sa femme était un moyen de parer, le plus possible, à la ruine imminente. Il vient donc à Paris pour chercher à trouver quelque chose de lucratif, certainement ; et puis, ensuite, par un désir de la gloire que vous n’avez pas vu du tout poindre en lui jusqu’à présent, mais qui devait venir.

La Fontaine, en 1660, a juste trente-neuf ans ; il est bien près de la quarantaine, et il n’a encore rien ou presque rien écrit. Il s’est essayé à traduire une comédie de Térence en vers français. Ce n’est pas quelque chose qui soit parfaitement réussi ; mais enfin il a songé, un peu nonchalamment, à la gloire littéraire. Il y a été poussé, du reste, ce me semble, par son père et par sa femme. Son père était lui-même, sinon auteur, du moins amoureux de littérature, et nous avons quelques témoignages — un peu vagues, mais enfin quelques témoignages — nous marquant qu’il a poussé un peu son fils du côté de la littérature. Voilà qui fait compensation à un autre homme célèbre — d’une autre façon — de l’époque. Vous savez ce qu’a raconté Théophile Gautier. Théophile Gautier disait : « C’est une tradition dans les bonnes familles françaises, aussi bien qu’étrangères, du reste, d’avoir la terreur d’un fils qui se destine à la littérature, et c’est une tradition de réprimer cette prétendue vocation naissante de tout le pouvoir que l’on a. Il n’y a qu’une exception à cette règle. Oui, il y a eu un père, et je crois qu’il y a eu une mère aussi, qui ont poussé leur fils du côté de la carrière littéraire. Et quel était ce père, et quelle était cette mère ? C’étaient le père et la mère… de Chapelain ! Pour une fois, véritablement, c’est se tromper ! »

Eh bien ! je dirai à Gautier : Il y a une autre exception, et qui, celle-ci, ne s’est pas trompée : La Fontaine. Le père de La Fontaine, plus ou moins, l’a poussé vers la littérature ou a été loin de l’en détourner.

D’autre part, Mlle de La Fontaine (ce que j’avais omis de vous dire tout à l’heure), Mlle de La Fontaine n’était pas précisément ce qu’on a appelé un peu plus tard « un bas bleu », car on ne voit pas qu’elle ait rien écrit, mais elle était grande lectrice de romans  son mari le lui reproche dans une lettre du Voyage en Limousin  grande lectrice aussi de poètes du seizième et du commencement du dix-septième siècle ; et puis, elle n’a pas été, certainement, sans contribuer à la fondation, s’il vous plaît, de l’Académie de Château Thierry. Il y eut une académie à Château-Thierry, c’est-à-dire une compagnie, une réunion de beaux esprits qui lisaient de beaux ouvrages, qui essayaient d’en composer quelques-uns, qui se lisaient réciproquement leurs vers et qui jugeaient les vers d’autrui, etc., enfin une académie. Cela est si vrai que Racine, envoyant une petite production littéraire à son ami La Fontaine, la recommandait, non pas à l’indulgence, mais à la rigueur des académiciens de Château-Thierry et, en particulier, de Mlle de La Fontaine.

Vous voyez ce que nous appelons le « milieu ». Il y a eu, pendant la seconde jeunesse de La Fontaine, il y a eu à Château-Thierry, un petit mouvement littéraire qui était plus ou moins ridicule, plus ou moins sérieux, à la tête duquel était Mlle de La Fontaine elle-même.

La Fontaine a été poussé du côté de la carrière littéraire, et par son père, et par sa femme, pendant le temps qu’elle a pu avoir de l’influence sur lui, et surtout, évidemment, par sa vocation, par une de ces vocations (assez rares) qui sont lentes à sortir tout leur effet, et lentes à pousser l’homme du côté où il doit aller, mais enfin par une vocation évidente.

Il entra dans la maison de Fouquet. Il n’est pas exact de dire cela. Vous le trouvez dans tous les manuels, mais il n’entra jamais dans la maison de Fouquet, cela est rectifié par M. Roche, et aussi, je crois, par M. Michaut, mais surtout par M. Roche, qui s’est appliqué à la biographie. Il n’entra jamais dans la maison de Fouquet. Il fut présenté à Fouquet par son oncle Jannart, et pourquoi par son oncle Jannart ? Parce que Jannart était substitut de Fouquet en sa qualité de procureur général. Fouquet, qui cumulait beaucoup de charges, avait celle de procureur général, et Jannart a été son substitut. La présentation est donc toute naturelle de la part de Jannart.

Et La Fontaine, en cette année 1657 et les années suivantes, vécut à Paris chez Jannart. Seulement il était pensionné par Fouquet et il allait le voir et lui faire sa cour très souvent, soit à Paris, soit, plus fréquemment, à Saint-Mandé, où était une des propriétés de Fouquet, plus tard à Vaux, comme vous pensez. Il avait une pension assez considérable, à charge de livrer à Fouquet une ballade par mois. Il était condamné à la ballade mensuelle. Ce n’est pas moi qui fais l’épigramme, c’est lui-même, car gentiment, spirituellement, avec toutes ses grâces délicieuses que La Fontaine a eues, même dans sa personne, quand il était encore jeune, il se plaint aimablement de cette servitude, et il présente Fouquet comme étant, lui, Fouquet, le pensionné de La Fontaine. En tout cas, dans cette espèce de cour que Fouquet tenait à Saint-Mandé, qu’un peu plus tard il tint à Vaux, La Fontaine trouva une société tout à fait faite pour lui, tout à fait de son goût. Des gens d’esprit, de beaucoup d’esprit, des femmes distinguées et gracieuses ; l’une d’elles était simplement Mme de Sévigné, et c’est de cette époque que La Fontaine la connut, et c’est de cette époque que Mme de Sévigné conçut pour La Fontaine cette admiration profonde qu’elle ne laisse aucune occasion, comme vous le savez, de déclarer. Il y avait là Pellisson  bien entendu ; c’était le grand ami de Fouquet ; — il y avait le spirituel et bouffon Bois-Robert, il y avait Brébeuf, le très grand poète Brébeuf, le plus grand poète élégiaque, à mon avis, du dix-septième siècle, et le plus grand poète lyrique du dix-septième siècle après Malherbe ; il y avait Corneille, qui, précisément, à cette époque-là, après avoir boudé le théâtre pendant une très longue période de sa vie, y revenait, appelé par Fouquet lui-même, et écrivait l’Œdipe, qui eut un très grand succès. Enfin il y avait là une société tout à fait charmante dont La Fontaine raffola. Au dernier moment  pas tout à fait au dernier moment, mais presque  à l’époque des grandes fêtes de Vaux qui ont été non seulement l’occasion, mais la cause de la ruine de Fouquet, La Fontaine rencontra à Vaux Molière, et ce fut le coup de foudre, je ne sais pas d’autre mot pour indiquer à quel point l’un et l’autre se reconnurent immédiatement. La Fontaine eut un cri d’admiration, et plus que d’admiration même, de sympathie profonde. C’est alors qu’il dit, dans une de ses lettres, c’est alors qu’il dit les vers fameux :

Jodelet n’est plus à la mode.
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

C’était caractériser Molière tout de suite, et absolument et presque complètement. Et il ajoutait :

J’en suis ravi, car c’est mon homme.

La Fontaine et Molière, qui représentent si bien, si parfaitement l’esprit français et l’esprit de cette époque, ont été, du premier coup en sympathie profonde et ils n’ont pas cessé d’être en sympathie parfaite jusqu’à la fin, qui a été plus rapide pour Molière que pour La Fontaine, comme vous savez.

Tout à coup, disgrâce de Fouquet. Fouquet, pour les raisons que vous savez, pour des raisons très sérieuses, les historiens en sont sûrs, Fouquet tomba, cet homme que nous ne pouvons pas nous empêcher, non seulement de plaindre mais d’aimer ; car il était charmant, Fouquet ; il était tout à fait un Italien, un grand seigneur italien du seizième siècle : il aimait les arts, il aimait les lettres, il aimait les choses somptueuses, il aimait les grandes architectures, les appartements magnifiques, il aimait la conversation des femmes élégantes et distinguées, il aimait la conversation des poètes, tout ce qui était beauté était l’objet des amours et des passions de Fouquet. A côté de cela, il est certain qu’il était difficile, en vérité, de le garder comme ministre des finances, je le reconnais. Mais enfin, il s’agit d’expliquer les amitiés de La Fontaine, et il s’agit d’expliquer pourquoi Mme de Sévigné, et La Fontaine, et quelques autres, sans compter ceux que j’appelle les nicodémites, c’est-à-dire ceux qui adorent le Seigneur sans rien en témoigner, en restant dans leur chambre, sans compter ceux-là, furent des amis déclarés, et qui s’exprimaient avec éclat, de Fouquet. Je n’ai qu’à vous rappeler les lettres de Mme de Sévigné. Mais La Fontaine s’honora singulièrement dans ces circonstances, et comme, en vérité, c’est la seule bonne action que La Fontaine ait faite dans sa vie, vous me permettrez d’y insister un peu.

La Fontaine s’honora d’abord en faisant une sorte d’élégie  du reste c’est intitulé Elégie  une sorte d’élégie sur la disgrâce de Fouquet. C’est l’Elégie aux nymphes de Vaux. Et il s’honora ensuite encore plus, à mon avis, en redoublant et en revenant à la charge, pour implorer encore la grâce de Fouquet. Tout cela est absolument honorable et c’est un beau moment devant lequel on aime à s’arrêter dans la vie de La Fontaine. Remarquez que c’était grave, d’abord parce que le jeune roi s’annonçait comme un homme qui savait peu pardonner et qui n’aimait pas beaucoup qu’on lui demandât la grâce de quelqu’un. Ensuite, parce que le grand ennemi de Fouquet, ce n’est pas le roi, c’est Colbert. C’est Colbert qui succéda à Fouquet dans toutes ses charges et dans une situation plus grande déjà et qui deviendra plus large encore que celle de Fouquet. Or Colbert c’était, comme Sévigné l’a appelé plus tard, c’était le Nord, c’est-à-dire l’homme absolument froid, rigide, hérissé de glaçons si vous voulez, et implacable. Il n’a jamais pardonné à ceux qu’il connaissait comme ayant été les amis déclarés de Fouquet. Vous savez la lettre de Mme de Sévigné racontant la visite qu’elle a été obligée de faire à Colbert. Colbert fut le Nord, Colbert fut de glace, Colbert eut quelque chose non seulement de résistant, mais, en vérité, de peu poli à l’égard d’une femme comme Mme de Sévigné. Or, c’était la colère du roi, et la colère du roi est terrible, comme dira La Fontaine plus tard, et surtout celle du roi-lion, mais c’était surtout la colère de Colbert qu’il s’agissait d’affronter, et il l’a affrontée de tout son cœur. Il fait dire aux Nymphes de Vaux :

Remplissez l’air décris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes…
…………………………………………………………
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !

N’a-t-il pas été, en vérité, un peu excusable ? Il a eu trop de bonheur ! Le bonheur enivre les hommes, il n’a pas eu d’autre tort à se reprocher.

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs !
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs…
Ah ! si ce faux éclat n’eût pas fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage.
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la cour ;
Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens,
Et jamais à la cour on ne trouve ces biens !

Mais enfin il a été imprudent, il a été peut-être un peu coupable, mais il est malheureux, et par conséquent il est digne de pardon.

Oronte est à présent un objet de clémence :
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux,
Et c’est être innocent que d’être malheureux.

Maxime de poète, mais maxime que, en cette circonstance, on ne peut pas incriminer.

Il faut noter que La Fontaine n’a pas imprimé tout de suite cette pièce, mais qu’elle a été distribuée avec une abondance, et presque une surabondance, tout à fait attestatrices de la parfaite vaillance, du parfait courage de La Fontaine.

Plus tard, en beaucoup moins beaux vers, mais j’insiste parce qu’il a insisté, j’insiste parce que ce ne fut pas une boutade, ce ne fut pas un premier mouvement ; il a eu, cet homme, le premier mouvement dont il faut se défier, car c’est le bon, a dit Talleyrand ; mais il a eu aussi le second mouvement qui était aussi bon que le premier ; peu de temps après, il écrivait encore, en moins beaux vers, mais les vers ici nous importent peu :

Oronte seul, ta créature,
Languit dans un profond ennui ;
Et les bienfaits de la nature
Ne se répandent plus pour lui.
Tu peux… (il s’adresse au roi)
Tu peux, d’un éclat de ta foudre,
Achever de le mettre en poudre ;
Mais si les dieux à ton pouvoir
Aucunes bornes n’ont prescrites,
Moins ta grandeur a de limites,
Plus ton courroux en doit avoir.
……………………………………..
Les étrangers doivent te craindre,
Tes sujets te veulent aimer.
…………………………………
L’Amour est fils de la Clémence,
La Clémence est fille des dieux.

Ces vers ne sont certainement pas aussi bons que les premiers, mais il était absolument nécessaire de vous montrer La Fontaine dans ce très beau rôle de protecteur de son ancien protecteur, de protecteur et de défenseur du malheureux imprudent.

Remarquez que la première œuvre belle de La Fontaine, c’est l’Elégie aux Nymphes de Vaux, et je pense qu’il y a là plus qu’une coïncidence, car je ne suis pas de ceux qui croient que l’esprit peut suppléer au cœur. Il est évident qu’il faut, pour parler de la sorte, avoir du génie et aussi de la tendresse.

A la suite de la disgrâce de Fouquet, La Fontaine est envoyé, je crois, en Limousin. Encore des discussions sur ce point. Fut-il exilé en Limousin par l’ordre du roi ? Je le crois. Fut-il en Limousin simplement pour accompagner son oncle Jannart, qui était très authentiquement, lui, exilé en Limousin ? Il est possible. Les historiens discutent encore là-dessus. Les textes de La Fontaine disent : « Pour obéir aux ordres du roi » ; « pour anticiper sur les ordres du roi », dit-il ailleurs. Ces textes sont sollicités en sens divers, et, par exemple, il y a toute une dissertation assez curieuse que vous verrez dans le La Fontaine de M. Roche. La Fontaine pouvait dire qu’il n’obéissait pas, lui, personnellement aux ordres du roi, mais qu’il s’associait à Jannart, lequel obéissait aux ordres du roi. Les textes ne sont pas assez nets pour que l’on puisse avoir une solution très sûre.

Quant à moi, il me semble bien, au fond, que La Fontaine a été tout au moins prié d’accompagner son oncle, lequel était exilé. Ils étaient accompagnés d’un officier de la police, M. de Châteauneuf. Je remarque même que Jannart s’étant arrêté à Châtellerault chez des amis et chez des parents de La Fontaine, et La Fontaine ayant voulu voir Richelieu, qui, alors, était de construction toute récente, ce n’est pas auprès de Jannart que l’agent de la police reste, c’est avec La Fontaine qu’il va à Richelieu. Cela est assez significatif, à moins que cet excellent lieutenant eût, pour les œuvres d’art, un amour particulier qui l’attirât à Richelieu. Nous reviendrons sous peu sur ces points. Toujours est-il que La Fontaine alla avec Jannart jusqu’à Limoges et qu’il nous a donné de ce voyage une relation très intéressante, dont j’aurai l’occasion certainement de vous lire beaucoup d’extraits. Il paraît n’être resté dans cette espèce d’exil, faux ou vrai, que très peu de temps, environ six mois. On a une pièce authentique qui montre que, au commencement de 1662, il est certainement à Paris. Il faut toujours se rappeler que la vie de La Fontaine est en partie double, que souvent il va à Château-Thierry, qu’il s’y plaît, qu’il y fréquente ses amis, beaucoup moins sa femme. Mais la vie de La Fontaine à Paris est maintenant celle-ci : c’est la vie de la société des quatre amis, comme on l’a appelée. La société des quatre amis, La Fontaine, Molière, Racine, Boileau, d’après tout ce que nous pouvons savoir de plus précis, n’a pas été très longue, elle va de 1661 à 1665 ou 1666. Molière et La Fontaine se connaissaient depuis 1660. La Fontaine avait évidemment une certaine familiarité avec Racine depuis assez longtemps, peut-être antérieurement même à 1660 ; en somme, ils étaient parents, ils étaient alliés plutôt, mais Racine et La Fontaine étant à Paris, ils se sont vus de bonne heure. C’est La Fontaine qui présenta Racine à Boileau en 1663, d’après un certain rapprochement de dates que l’on peut faire sur un rapport de Brossette. Donc, en 1663, l’amitié est faite, le quatuor est constitué ; il faut même dire le quintette, puisque Chapelle se trouva très souvent dans les parties de plaisir et dans les conversations des quatre amis. Cette amitié se brisa assez vite, d’abord par le fait de la brouille de Racine et de Molière. Vous savez que Racine enleva la Duparc à la troupe de Molière pour la faire entrer au théâtre concurrent, à l’Hôtel de Bourgogne. Il y eut là une très vive querelle entre Racine et Molière ; par conséquent, ils ne pouvaient plus se trouver ensemble. Lorsque, plus tard, Racine et Boileau sont devenus des personnages officiels, des historiographes du roi, des gentilshommes ordinaires du roi, La Fontaine, qui n’a jamais été aimé à Versailles, que le roi, en définitive, n’a jamais pu souffrir, cessa de les fréquenter et la société fut rompue. On ne donne pas de date, puisque les sociétés de ce genre se dénouent plutôt qu’elles ne se brisent, peu à peu, et par trait de temps.

La Fontaine avait été, pendant quelque temps, depuis 1665, gentilhomme servant de la duchesse douairière d’Orléans, c’est-à-dire de la veuve de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII. Cela lui donnait non pas le couvert, mais le vivre et une petite allocation, une petite pension de 200 livres par an, ce qui est bien misérable, mais enfin cela l’aidait à vivre, ce pauvre homme, qui n’avait véritablement d’autres ressources que celles de ses ouvrages, ressources très faibles.

Pour ce qui est de ses écrits, il avait publié, en 1665, le premier recueil de ses Contes, accompagnés de quelques poésies de jeunesse. Les Contes furent accueillis avec un véritable enthousiasme ; ils eurent des éloges — il ne faut pas le dissimule — des plus grandes et des plus honnêtes dames du temps, comme Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, et il y eut — ce qui surprend davantage — il y eut un grand éloge écrit tout entier de la digne main et de la grave main de Chapelain. Je n’ai pas le temps de vous lire cet éloge. Il est très significatif. C’est une lettre absolument approbatrice. Or, Chapelain était, à cette époque-là, une espèce de surintendant des lettres, il était tout à fait officiellement à la tête de la République des lettres, il était le chef des grands conseils de la littérature, il était le maître des pensions, etc.

Le premier recueil des Fables est de 1668, à savoir les six premiers livres. Il en avait paru quelques-unes isolément auparavant. A partir de 1668, La Fontaine entrelaça le travail des Fables et le travail des Contes, de telle manière que tantôt il paraissait un recueil de Contes et tantôt un recueil de Fables, et ceci jusqu’à la fin, ce qui lui a permis d’insérer dans les Fables un certain nombre de poèmes qui sont des Contes, qui ne sont pas autre chose que des Contes. Lesquels choisissait-il ? C’était bien simple ! Il choisissait, pour mettre parmi les Fables, d’une part les Contes qui étaient courts, d’autre part les Contes qui n’étaient pas libertins, les Contes qui n’étaient pas licencieux et qu’à la rigueur les enfants pouvaient lire.

Le premier recueil de Fables fut publié à grand éclat, avec illustrations — déjà   avec de grandes et belles illustrations. Vous savez assez qu’un livre illustré est un livre où l’on met des images pour qu’il y ait quelque chose dedans. Ce n’était certainement pas le cas pour les fables de La Fontaine, mais on voit qu’il a eu tout à fait l’idée que ses fables n’étaient peut-être pas des chefs-d’œuvre  il était comme cela, personne n’a été plus modeste  ensuite que c’était un livre d’éducation, un livre à mettre entre les mains des enfants et, par conséquent, qui comportait, qui appelait même les images.

Mme la duchesse douairière d’Orléans étant morte en 1672, c’est au commencement de 1673, où peut-être à la fin de 1672, que La Fontaine entra chez Mme de La Sablière, et entra cette fois enfin comme commensal, comme hôte, comme y ayant le vivre et le couvert, et, en vérité, toutes les commodités qu’il pouvait souhaiter. Du reste, il était, à cet égard, bien peu exigeant.

Mme de La Sablière était séparée de son mari depuis bien longtemps. Elle était restée assez riche. Elle était certainement la femme la plus intellectuelle, comme nous disons de nos jours, de tout le dix-septième siècle. Ainsi, elle n’était pas seulement, comme Mme de Sévigné, une femme qui avait appris le latin et l’italien, elle avait appris aussi le grec ; l’italien, cela va sans dire, à cette époque l’italien faisait partie de l’éducation féminine. Et puis elle était extraordinaire comme femme s’intéressant aux sciences. Elle était l’amie de Sauval, de Bernier, de Roberval ; elle était véritablement très en avance sur son temps, car cette femme — nous sommes déjà à la fin du dix-septième siècle — préparait l’admirable mouvement scientifique du dix-huitième siècle. Au dix-septième siècle on n’était pas encore très savant, je veux dire que la science n’était pas très répandue, n’étant pas très estimée des beaux esprits, qui, eux, croyaient que tout l’intellectualisme résidait dans les lettres. Mme de La Sablière est une « éclaireuse », un précurseur, à cet égard. Elle a réuni, appelé autour d’elle, tout ce qu’il y avait de génie littéraire, mais aussi tout ce qu’il y avait de génie scientifique à cette époque. C’est peut-être elle que Molière a visée dans le personnage de Philaminte, qui est aussi scientifique que littéraire, et c’est elle que, certainement a visée Boileau dans le portrait de la femme savante de la Satire sur les femmes. J’y insiste un peu, parce que je crois que le séjour de La Fontaine chez Mme de La Sablière a été pour lui le plus fécond et le plus utile, le plus salutaire au point de vue de son développement intellectuel. C’est sous l’influence de Mme de La Sablière et de son entourage, qu’il est devenu curieux des choses de sciences, qu’il est devenu curieux des choses de philosophie. S’il y a une philosophie de La Fontaine  et qui est fort curieuse  je crois que c’est au monde, à la société de Mme de La Sablière qu’il la doit.

Je ne peux m’empêcher de vous dire, à propos de Mme de La Sablière, qu’elle est la mère de la marquise de La Maisangère, et que cette marquise est celle à qui Fontenelle a dédié les Entretiens sur la pluralité des mondes. « La marquise de Fontenelle », comme on disait à cette époque-là, est la fille de Mme de La Sablière. Vous voyez la filiation. Mme de La Sablière est la première femme du dix-septième siècle qui s’occupe de sciences, et, comme sous le patronage de sa fille, Fontenelle lance la Pluralité des mondes, et Fontenelle, c’est tout le dix-huitième siècle scientifique qui arrive, à la suite, en quelque sorte, et de Mme de la Sablière, et de la marquise de la Maisangère.

En 1682, La Fontaine fut candidat à l’Académie française. Il était déjà, comme vous le voyez, âgé de plus de soixante ans, et il avait eu bien de la longanimité, bien de la patience et bien de la modestie. Il fut repoussé avec assez d’énergie en 1682 ; il y eut une véritable querelle littéraire au sein de l’Académie. Vous connaissez déjà, car ils sont bien connus, les mots échangés en ces circonstances. La candidature de La Fontaine fut attaquée avec la dernière vigueur et même avec colère par Rose, qui était secrétaire du roi et qui avait une très grande autorité dans l’Académie. Rose finit par dire à Benserade : « Je vois bien, je comprends, il vous faut un Marot ! » Et Benserade, qui n’était jamais en retard à la réplique, répond immédiatement : « Et à vous une marotte ! » Ce ton n’a pas toujours été celui de l’Académie française ; mais il faut constater qu’il l’a été quelquefois.

En 1683, seconde candidature de La Fontaine, et qui offrait beaucoup plus de chances de succès. Pourquoi ? Parce que Colbert était mort. Enfin ! Le soupir de satisfaction que je viens de pousser ne m’est pas personnel, c’est La Fontaine qui l’a poussé dans une épigramme très célèbre, un peu dure, que je ne tiens pas à reproduire…. Cependant… Enfin la voici : Epigramme sur la mort de M. Colbert qui arriva peu de temps après une grande maladie que fit le chancelier M. Le Tellier :

Colbert jouissait par avance
De la place de chancelier ;
Et sur cela pour Le Tellier
On vit gémir toute la France.
L’un revint, l’autre s’en alla.
Ainsi ce fut scène nouvelle ;
Car la France, sur ce pied-là,
Devait bien rire… Ainsi fit-elle.

Après la mort de Colbert la candidature de La Fontaine devenait plus consistante. Il paraît  on a beaucoup étudié cette question, elle est intéressante jusqu’à un certain point  il paraît que le bon La Fontaine fit des démarches auprès de Boileau pour que Boileau voulût bien retirer sa candidature afin de lui permettre de passer. Boileau, qui était assez ferme de caractère, lui représenta qu’il était un champion plutôt qu’un candidat, qu’il représentait quelque chose, la littérature de 1660, avec toutes ses marques, avec tout ce qui la constituait, tandis que La Fontaine était un fantaisiste, et, enfin… qu’il tenait à la place.

Ils se présentèrent tous les deux, et ceci est assez amusant et je crois que vous allez approuver : La Fontaine eut quinze voix, Boileau en eut sept. L’Académie considérait Boileau comme la moitié de La Fontaine. Je crois que c’est mesurer assez juste. Seulement il y avait quelqu’un de supérieur à Boileau et à La Fontaine, et qui s’appelait le Roi. On vint lui annoncer l’élection de La Fontaine, il répondit qu’il y avait lieu de surseoir. Il n’y avait rien à répliquer à cela, d’autant plus que c’était parfaitement constitutionnel : le chef de l’Etat a toujours eu le droit de ne pas accepter un académicien. Bezons, l’année suivante, 1684, Bezons étant mort, Boileau se représenta de nouveau, il fut nommé à l’unanimité, car il y avait un ordre tacite du Roi ; et quand on vint annoncer au Roi la nomination de Boileau, il eut un sourire et il dit : « Je suis satisfait de cette élection. Vous pouvez maintenant accepter La Fontaine ; il a promis d’être sage. »

La Fontaine, en effet, avait promis d’être sage, et on voit bien qu’il y avait engagement, car je vais vous raconter sa réception à l’Académie française et vous verrez qu’il y fit amende honorable complète, à propos de ses ouvrages licencieux.

Il fut élu à l’unanimité, lui aussi, trois jours après la permission qu’en avait donnée le roi, le 24 avril 1684. Sa réception eut lieu le 3 mai suivant. Son discours n’a rien de très remarquable, si ce n’est qu’il y prenait déjà formellement l’engagement de ne plus tomber dans ses erreurs littéraires. M. de La Chambre, qui le recevait, lui adressa un discours où se trouve le petit compliment suivant. Pour vous montrer la manière dont quelquefois ceux qui n’ont pas tout l’esprit qu’il faut avoir pour en avoir assez, parlent aux hommes de génie ; pour vous donner aussi l’idée d’un ton qui, certainement depuis, a complètement disparu des usages de l’Académie, je vous lirai le fragment suivant du discours de M. de La Chambre :

« Ne comptez pour rien, monsieur, tout ce que vous avez fait par le passé. [La Fontaine avait écrit à très peu près toutes ses œuvres.] Le Louvre vous inspirera de plus belles choses, de plus nobles et de plus grandes idées que ne l’aurait jamais fait le Parnasse. Songez jour et nuit que vous allez travailler désormais sous les yeux d’un prince qui s’informera du progrès que vous aurez fait dans le chemin de la vertu et qui ne vous considérera qu’en tant que vous y aspirerez de la bonne sorte. Songez que ces mêmes paroles que vous venez de prononcer et que nous insérerons dans nos registres, plus vous aurez pris de peine à les peser et à les choisir, plus elles vous condamneraient un jour si vos actions s’y trouvaient contraires, si vous ne preniez à tâche de joindre la pureté des mœurs et de la doctrine, la pureté du cœur et de l’esprit, à la pureté de style et du langage, qui ne sont rien, à bien prendre, sans l’autre. »

Voilà le ton de M. de La Chambre parlant à La Fontaine. A la distance, nous trouvons cela monstrueux. Les contemporains, peut-être, ne furent pas bien étonnés. Les grands hommes se mesurent de loin, et ce n’est que lorsque les siècles ont passé qu’ils paraissent tout à fait supérieurs aux La Chambre.

On demandera pourquoi La Fontaine s’est exposé à de pareils affronts, car ce sont des affronts, et pourquoi il a tenu tellement à être de l’Académie française après la carrière si glorieuse qu’il avait parcourue. Je crois, tout simplement, qu’il tenait, le pauvre homme, à ses jetons de présence ; il tenait à la petite rente que le fait d’être de l’Académie constituait pour chacun de ses membres.

Il y a une petite histoire de jetons qui est touchante, du reste, et qui est authentique, c’est celle-ci. Un jour, La Fontaine arriva un peu en retard, ce qui n’étonna pas de lui. Et la règle était, à cette époque, de ne donner le jeton de présence qu’à ceux qui étaient arrivés à l’heure précise. On voulut, par égard pour La Fontaine, qui à cette époque-là était très vieux, valétudinaire, lui donner cependant le jeton. Il s’y refusa absolument, « Messieurs, cela ne serait pas juste, je suis arrivé en retard, il faut que j’en subisse l’effet. »

Je serai très rapide, (je n’en suis pas fâché), sur la vieillesse de La Fontaine. Lorsque Mme de La Sablière, d’abord, eut fait sa grande conversion qui rendit sa maison un peu plus froide, un peu plus solitaire, beaucoup moins brillante, beaucoup moins gaie ; lorsque ensuite elle fut morte, La Fontaine fut un peu dépaysé et décontenancé, et il se réfugia, comme vous le savez, chez M. d’Herwart, qui était un homme de haute magistrature, surtout un homme très fastueux, depuis longtemps son ami. Il se retira donc chez M. d’Herwart, et vous savez le mot parfaitement inauthentique qui se rattache à cette circonstance. Ils se seraient rencontrés sur le chemin, d’Herwart et lui, et d’Herwart lui aurait dit : « J’allais vous chercher ! » Et La Fontaine aurait répondu : « J’y allais ! » Le mot est, très probablement, de la fabrication de Marmontel, un siècle après. Des mots de ce genre ne comptent pas. Seulement M. Louis Roche fait une bien jolie remarque sur ce point ; il dit : « Le mot n’est pas vrai, mais il est très figuratif de l’âme de M. d’Herwart et de l’âme de La Fontaine ; et, en somme, il n’y a que les grands hommes qui font des mots sublimes longtemps après leur mort. »

La vieillesse de La Fontaine… Je me hâte, non seulement parce que l’heure est avancée, mais parce que…

Il alla donc chez M. d’Herwart, mais il alla aussi beaucoup chez les Vendôme, dans la société du Temple, qui était une société déplorable. Il était de plus en plus léger dans sa conduite et dans ses mœurs, dit-on ; je vous avouerai que je n’en sais trop rien. On triomphe de ceci (j’abrège un peu, je citerai un propos qui est un peu audacieux), on triomphe de ceci : La Fontaine a dit en propres termes aux Vendôme, en leur demandant de l’argent :

Le reste ira, ne vous déplaise,
En vin, en joie et coetera.
Ce mot-ci s’interprétera
Des Jeannetons ; car les Clymènes
Aux vieilles gens sont inhumaines.

On triomphe de cela. Mais voyons, est-ce que c’est bien vrai ? La Fontaine, à cette époque, a soixante-dix ans. Est-ce que La Fontaine, tout simplement, ne ferait pas le fanfaron de vice pour plaire aux Vendôme, qui, eux, sont des vicieux authentiques ? Je le crois  Vous me direz : « Il est à peu près aussi vilain, à cet âge-là, de faire le fanfaron de vice que d’être vicieux ! » Je suis bien forcé de vous répondre tout bas : oui ! Mais enfin, il y a à tenir compte de ce milieu, comme nous disons de nos jours, et l’on sait très bien, malheureusement, de tout temps, qu’une lettre qu’on écrit est écrite toujours par deux personnes, par celle de qui elle part, et par celle à qui elle va. Eh bien ! La Fontaine écrivant aux Vendôme, parle un peu leur style, et il n’y a peut-être pas autre chose.

J’ai promis de glisser et je glisse.

Il eut une première maladie, très grave, en 1692, et cette maladie fut signalée par un retour à la religion, dont je veux bien lui tenir compte, quoique ce soit à cause d’une maladie que ce retour à la religion ait eu lieu. Nous avons encore la relation du prêtre qui l’a confessé, encouragé, soutenu dans son retour à la religion ; c’est l’abbé Pouget, qui paraît avoir été un homme très élevé dans ses sentiments, assez rigoureux — et je ne lui en fais pas un reproche — dans sa doctrine et dans ses manières. En tout cas, il fit abjurer La Fontaine, il lui fit renouveler l’amende honorable qu’il avait faite à propos de ses écrits licencieux et il le ramena définitivement à la littérature religieuse. En effet, en 1694, La Fontaine s’appliqua à traduire les Psaumes de la Pénitence, nous les avons, et c’est une œuvre encore intéressante, mais surtout significative de son état d’âme  En 1695, il eut une rechute. Nous avons des lettres de Maucroix et de lui à cette époque ; elles sont tout à fait navrantes. On y voit La Fontaine écrire à Maucroix, le 14 février 1695, c’est-à-dire bien peu de temps avant sa mort :

« Oh ! mon ami, la mort n’est rien, mais tu sais comme j’ai vécu et c’est ce qui viendra après la mort qui m’épouvante désormais. »

Le 13 avril, il fut délivré de ses craintes et de la vie. C’est le 13 avril 1695 qu’il mourut, à l’âge de soixante-quatorze ans.

Je vous ai raconté la vie de La Fontaine parce que je crois bien qu’il faut raconter même les existences dont le récit laisse une assez fâcheuse impression. La Fontaine, évidemment, n’a pas eu une belle vie. On ne peut pas dire, quelque indulgence que l’on puisse avoir pour lui, on ne peut pas dire qu’il ait eu une belle vie. Mais je suis sûr qu’il faut toujours finir par raconter l’existence des grands hommes de lettres. Je le crois, parce que d’abord, la vérité a peut-être ses droits ; il est bon de dire toujours la vérité  toute la vérité, je n’en suis pas sûr  mais enfin il est possible que la vérité n’ait pas de comptes à rendre. On a dit : « Le vrai est ce qu’il peut. Ce qui en résulte ne nous regarde pas. » Je ne suis pas complètement convaincu de cela, mais ce dont je suis convaincu, c’est de ceci : c’est que c’était une erreur de nos professeurs, autrefois, que de s’arranger toujours de manière à nous présenter les existences les plus déplorables des grands hommes de lettres comme des existences parfaitement convenables et presque saintes. Ceci est une erreur, parce que c’est habituer les jeunes esprits à considérer en effet tout grand artiste comme un homme détenteur et de la beauté et de la vérité morales, et alors cela les porte à se laisser aller à toutes les suggestions des livres de ce grand homme qu’ils liront. Il faut savoir dire — et je le dirais devant des jeunes gens comme je le dis devant vous — qu’il n’y a pas de rapports nécessaires entre l’art et la morale, qu’un très grand artiste peut avoir mené une vie qui n’est pas du tout exemplaire, et qu’il faut bien se garder de confondre ces deux points de vue. Ceci est absolument nécessaire, même pour l’éducation morale, je veux dire même pour les précautions qu’il faut prendre dans l’éducation morale.

Faisons donc la biographie des hommes illustres. On a dit, depuis qu’on s’acharne à la faire, cette biographie des hommes illustres, dans tous les détails, et dans des détails quelquefois désobligeants, on a dit que c’était dans l’intérêt de l’histoire, dans l’intérêt de la grande psychologie des hommes de génie et, par conséquent, dans l’intérêt de la grande psychologie générale. Je me suis souvent dit que les hommes qui ont inauguré cette méthode de critique, qui consiste à tout connaître et à tout faire connaître de la biographie des hommes illustres, obéissent peut-être à un autre sentiment, qui serait celui de la malignité humaine. Ils se seraient dit : « Quelque grand que soit cet homme, si nous étudions sa vie, nous le ferons petit. » Il y a eu probablement ce sentiment chez ceux qui ont inauguré cette méthode. Et, en effet, presque tous les hommes de lettres illustres sont, dans leur vie, plus petits que leurs œuvres ; il y en a très peu qui échappent à cette dissection. J’en connais ! A la gloire de la littérature, d’abord, et puis de l’espèce humaine en général, il y a de grands hommes de lettres qui résistent à cette dissection, Corneille, par exemple, à très peu près ; Lamartine, presque complètement. Ils paraissent aussi grands dans leur vie, aussi grands dans leur façon d’être que dans leur façon d’écrire. Mais il y a peu de ces exceptions. Il y a aussi, si vous voulez, celle des gens qui se sont arrangés de manière à ne pas laisser de biographie du tout ; ceux-ci ont été infiniment habiles et infiniment prudents. Il est certain, par exemple, qu’on ne sait rien de ce qu’était Homère ; celui-ci a poussé la prudence jusqu’à même ne pas exister. C’est tout à fait le comble et de la modestie et de la prudence. Son œuvre ne sera jamais démolie par la comparaison que l’on pourra en faire avec sa vie. Mais en somme — j’y reviens et je termine par là — il est assez utile, malgré ce que je vous ai dit tout à l’heure de la malignité qui préside quelquefois et même souvent à ces anatomies, il est, en définitive, assez utile, pour les raisons morales que je vous ai exposées, de savoir ce qu’a été un auteur comme homme, comme de savoir ce qu’il a été comme écrivain. Cela est nécessaire pour connaître le départ qu’il convient de faire entre l’admiration qu’on doit à l’homme de génie, et l’estime quelquefois un peu flottante que l’on doit à l’homme lui-même.