À moi, Comte, deux mots.
Solvuntur objecta
Victor-Marie, comte Hugo
Solvuntur objecta. — J’ai mis dans mon cahier que l’affaire Dreyfus avait un virus propre, qu’il y avait dans cette affaire, dans le tissu même de cette affaire un certain virus propre. Je viens de l’éprouver beaucoup plus que je ne m’y attendais. Beaucoup plus aussi et surtout que je ne l’eusse voulu. Je ne voudrais pourtant pas que ce virus inquiétât l’amitié que depuis dix et douze ans j’avais liée avec notre collaborateur M. Daniel Halévy. Une amitié peut être orageuse. Elle peut être traversée. Elle peut être malheureuse. Elle peut être douloureuse. Elle peut être combattue. — Elle peut être rompue. À la rigueur ; et elle peut même être rompue pour une cause également honorable de part et d’autre, également honorable pour les deux parties. Il ne faut même qu’elle ne soit rompue que pour une cause également honorable pour les deux parties. Elle peut même être comme ajournée, prorogée, (quand on louche la quarantaine on y regarde à vingt fois avant de rompre), suspendue comme pour un temps et par exemple sous condition. Pourvu naturellement que ce soit sous condition honorable et loyale. Elle peut entrer comme en sommeil. Elle ne peut être ni inquiétée, ni troublée, ni suspecte, ni malade en dedans.
Ni inquiète, ni trouble.
Et il ne faut pas qu’on y regarde à deux fois, il ne faut pas qu’on réfléchisse, même en dedans, avant de tendre et de serrer une main.
Il faut que de tendre et de serrer une main, de serrer une main tendue, soit aussi prompt, aussi prêt, aussi invincible, aussi irrécusable, irréfrénable, que soi-même on ne puisse pas s’en défendre, qu’on n’y pense pas, aussi immédiat, aussi neuf, même intérieurement, aussi jailli, soit, fasse un geste aussi instantané, et non pas seulement aussi spontané, un geste aussi neuf, aussi joyeux, la joie d’une retrouvaille, aussi sans (aucune) arrière-pensée, et sensiblement aussi sacré que l’était dans les siècles chrétiens de faire de la même main droite le signe de la croix.
Aussi pas fait exprès. Nullement mis en délibération.
Une amitié peut être sacrifice. Elle peut être perdue, elle ne peut pas être exposée.
J’ai la certitude et je puis donner l’assurance que je n’ai point outragé dans mon cahier Daniel Halévy. L’outrage est essentiellement une opération où il n’y en a qu’un qui sait au juste qui outrage, qui est outragé et s’il y a outrage : c’est celui qui outrage. L’outrage est une opération essentiellement volontaire, intentionnée. Quand j’outrage, je m’y prends évidemment d’une tout autre encre. Je n’ai outragé que trois ou quatre fois dans ma longue carrière. Je n’ai jamais outragé de gaieté de cœur. Je sens, je sais trop bien tout ce qu’il y a d’impie dans tout outrage, même juste, même inévitable, même commandé, même dû. Je n’ai jamais outragé que de très dangereux ennemis publics. Ces quelques réprobations n’ont jamais été ni révoquées, ni contestées par personne.
Tout autre est l’offense. Ici on ne sait pas bien où l’on va. Une offense peut échapper. Une offense peut être malentendue. On peut offenser sans le vouloir, et même sans le savoir. On peut offenser non seulement sans le faire exprès, mais même sans s’en apercevoir. Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense. Si j’ai fait à Halévy cette offense que je n’ai point vue, je lui en demande pardon. Si j’ai offensé Halévy dans mon dernier cahier, je lui en fais, par les présentes, réparation.
Je lui en demande pardon sans arrière-pensée. J’ai trop le respect et le goût de la guerre pour croire qu’il faille et que l’on puisse faire la guerre à tort et à travers, pour me résoudre à faire une offense fratricide, une guerre impie. Halévy et moi, ou enfin Halévy et Péguy, nous sommes amis. C’est déjà tout. En outre nous sommes plus et moins qu’amis. S’il y a plus qu’amis. Je veux dire que nous sommes voisins ; commensaux de la même Île-de-France. Voisins de campagne, voisins à la mode de Bretagne, ce qui fait trois ou quatre lieues. Quand je vais le voir, quand il vient me voir, par tous les temps, qui sont tous des beaux temps, il faut que nous franchissions, sous la pluie, sous le soleil, trois et quatre lieues de cet admirable pays, il faut que dans la poussière et dans la boue nous marchions sur la plaine comme des chemineaux, sur cette plaine admirable, il faut que nous montions et que nous descendions les mêmes côtes, les flancs coupés de ces deux admirables vallées de l’Yvette et de la Bièvre. Coupés dans le plateau. Découpés en courbes, en lignes uniques. Ce n’est pas plus beau que d’aller dans Paris, mais c’est une autre beauté. Cela crée une amitié propre. Ainsi naît une amitié propre. Une amitié rurale est d’une autre beauté qu’une amitié urbaine. Je ne parle point même, Halévy, des services que vous m’avez rendus, de tant de services d’amitié. Ce n’est point précisément d’ingratitude que j’ai à me défendre. Si j’entends bien. Cela serait trop grossier, et pour vous, (et pour moi.) Trop indigne de vous et de moi. Combien de fois n’avons-nous pas marché ensemble sur cette plaine, dans l’exercice et dans la fatigue, dans de brèves libérations des servitudes cérébrales, l’un conduisant l’autre et le reconduisant, combien de fois n’avons-nous pas navigué de compagnie sur cette immense mer, échangeant de rares propos, comme des marins, mais des propos de quelle confidence. Des propos de haute mer. Cette fois terrible, cette confidence terrible, que vous me fîtes il n’y a pas quelques mois. Dois-je la trahir, tradere, la livrer au public. Vous me reconduisiez. C’était vous ce jour-là qui me reconduisiez. Nous remontions cette longue côte, cette longue route de Jouy, si merveilleusement, si harmonieusement roulante et déroulée, enroulée, déroulée, qui du bas de Jouy et des canaux et du moulin de la Bièvre monte insensiblement et sensiblement, également, sinueusement, comme un large ruban bien posé à plat sur un sol montant, longeant, bordant l’immense propriété des Mallet, cette large, cette noble route bien faite en serpent qui conduit graduellement jusque sur la plaine où l’on entre comme pour ainsi dire sans s’en apercevoir par l’aménagement, par le ménagement d’un admirable raccord. Et l’on y est comme sans y être entré, sans y être allé, sans y être monté. C’est long, et on y est déjà. Côte à côte nous montions cette route. Il faisait un temps de chien. Vous étiez enveloppé d’un grand manteau brun. Une sorte de bure. Moi aussi je crois. Nous nous taisions. Heureux ceux, heureux deux amis qui s’aiment assez, qui veulent assez se plaire, qui se connaissent assez, qui s’entendent assez, qui sont assez parents, qui pensent et sentent assez de même, assez ensemble en dedans chacun séparément, assez les mêmes chacun côte à côte, qui éprouvent, qui goûtent le plaisir de se taire ensemble, de se taire côte à côte, de marcher longtemps, longtemps, d’aller, de marcher silencieusement le long des silencieuses routes. Heureux deux amis qui s’aiment assez pour (savoir) se taire ensemble. Dans un pays qui sait se taire. Nous nous taisions. Nous montions. Depuis longtemps nous nous taisions. Ce qui m’étonne, dites-vous sans aucune entrée en propos, (tant nous étions dans ce silence commun, dans ce silence partagé, instantanément prêts l’un pour l’autre, ouverts et silencieux, prêts et comme en réserve), ce qui m’étonne, dites-vous sans entrée, (Mais vous ne voulez pas que je rapporte ce propos. Vous avez tort. Mais il est à vous, puisque enfin il est de vous. Je dois m’incliner. Il était entré pourtant, il entra instantanément comme une pièce essentielle de ma pensée, de la méditation, et à la vérité il ne me quitte plus. J’y pense même, à vrai dire, il me revient plus souvent que je ne voudrais. Ce fut pour moi un éclair, une révélation soudaine, c’est-à-dire une de ces révélations d’une pièce capitale dans la pensée que l’on voit soudainement qui y était déjà, qui y était éternellement déjà, mais que soi-même tout seul on n’avait pas su voir, distinguer, formuler. Vous me répondez qu’une pièce essentielle d’une machine est souvent une pièce invisible. Vous avez raison. Mais le propre de la Confession, où il devient évident que j’incline, est de montrer de préférence les pièces invisibles, et de dire surtout ce qu’il faudrait taire. D’autre part il est certain qu’il n’y a point de réalité sans confessions, et qu’une fois qu’on a goûté à la réalité des confessions, toute autre réalité, tout autre essai paraît bien littéraire. Et même faux, feint. Puisque tellement incomplet. Comment faire. Garderai-je pour moi cette confidence terrible. La tairai-je donc jusqu’à la fin des jours terrestres. Elle me hante tellement. Depuis elle ne me quitte plus. Nous nous tûmes ensuite et jusqu’au bout. Vous me conduisiez, vous me reconduisiez de chez vous jusqu’à cette chaussée d’où l’on découvre l’étang de Saclay. Ce jour-là c’était vous qui me reconduisiez. Nous ne pouvions pas nous quitter. L’un poussait l’autre. L’autre poussait l’un. Je vais encore vous pousser jusqu’à Saclay. Les confidences que l’on se fait sur cette plaine, mon cher Halévy, ne sont point celles que l’on se fait au Luxembourg et sur le boulevard Saint-Germain. Je ne dis pas qu’elles sont meilleures ou plus profondes, ni qu’elles ont plus de beauté. Rien n’est plus profond que le profond. Je dis qu’elles ont une autre beauté. Je ne dis pas non plus qu’elles sont plus rares. Plus secrètes. Rien n’est plus secret qu’une rue de Paris. Je dis qu’elles ont une autre rareté. Ce n’étaient jamais des confidences d’amertume, même cette grande que je ne dis pas, car nos caractères, qui diffèrent sur tant de points, ont ceci de commun que ni vous ni moi ne connaissons l’amertume. C’étaient généralement des confidences de tristesses et d’épreuves. Parce que c’est le sort commun. Vous en avez eu beaucoup plus que pour une part d’homme. Vous en avez eu que nous connaissons et que nous ne connaissons pas. J’en ai eu, j’en ai que vous ne soupçonnez pas même. Combien de fois n’avons-nous pas grimpé ensemble sur le talus de la route. Combien de fois n’avons-nous pas monté ensemble et descendu ces côtes. Et nous nous réjouissions ensemble de regarder ces vallées et ces routes, ces creux et cette plaine. Le plus beau pays du monde. Combien de fois, de toutes parts, n’avons-nous pas découvert ensemble ce village parfait de Saclay, le modèle du village français, (de plaine), et ses monumentales entrées de meules alignées dans les chaumes. Or c’est cette confidence même que j’aurais trahie, non pas seulement la confidence de l’ami, mais la confidence du voyageur et de l’hôte, la confidence de la route et de la table, de la marche et ensuite du fauteuil devant le feu, la confidence du foyer même, le vôtre, — le mien, — l’hospitalité antique et la fraternité moderne. Je ne serais point seulement un ingrat. Je n’aurais point seulement commis ce péché dégoûtant d’ingratitude. Je serais un criminel. J’aurais fait une mauvaise action, j’aurais commis une action délibérément mauvaise, ce qui m’étonnerait de moi. Enfin je serais un sot.
Car je serais un bien mauvais marchand. Car j’aurais sacrifié bien légèrement, bien
témérairement, à bien bas prix, pour rien, pour une boutade, un de ces biens qu’on ne
remplace pas, parce qu’ils sont et irréversibles et irrecommençables, parce qu’ils sont
des biens de mémoire et d’histoire, parce qu’ils sont de l’ordre de la mémoire et de
l’histoire, parce qu’il y faut l’habitude et l’usage, parce qu’il y entre, parce qu’il y
faut, parce qu’il y manquerait le lent travail, l’irréversible, l’incompressible,
l’irrecommençable, l’élaboration de l’histoire propre, l’élaboration, la vieille,
l’antique élaboration de l’histoire que l’on ne peut pas hâter. Non seulement que l’on ne
refait pas, que l’on n’improvise pas, que l’on ne feint pas, mais que l’on ne hâte pas.
Sur quoi on ne donne pas et on ne se donne pas le change. La lente maturation. La mémoire
et l’histoire, le temps, le seul qui n’accepte pas qu’on lui donne le change. Pensez-vous
que nous retrouverions jamais, que nous pourrions recommencer ces longues, ces lentes
maturations, mûries au soleil et à la pluie de la plaine. On ne forme,
on ne
lie d’amitiés de cette sorte qu’entre hommes du même âge, de la même génération, de la
même promotion. Et il y faut toute une vie, dix, quinze ans de vie et d’exercice.
Allons-nous, pour quatre mots, perdre tout cela, que nous ne referions plus, que nous ne
retrouverions point. Qui nous manquerait, que nous regretterions éternellement.
Allons-nous perdre dix, douze ans de la communauté d’une mémoire qui nous était chère.
Allons-nous exposer les vingt ou trente ans qui nous restaient peut-être, qui nous eussent
peut-être été accordés, qui étaient si harmonieusement, si conjointement préparés. Où nous
eussions produit peut-être encore quelques œuvres pleines, vous comme vous les voulez,
austères et à la Salluste, moi comme je veux les miennes. Ou comme je les peux. Car c’est
ainsi qu’il faut, c’est ainsi que c’est bien.
Opus cuique
suum.
Ce que nous perdrions, jamais nous ne le referions, jamais nous ne le
retrouverions. Dix, douze ans de mémoire et la préparation si laborieusement, si
longuement, si chèrement acquise de vingt ou peut-être des trente ans qui nous restent.
Une vie ne se fait pas deux fois, une vie ne se joue pas deux fois. Une vie ne se refait
pas. Les jeunes gens sont jeunes, mon ami, et nous nous sommes des hommes de quarante ans.
Un homme qui ferait deux fois, qui recommencerait, qui vivrait, qui jouerait deux fois sa
vie ne serait point un homme, une misérable créature pécheresse et précaire ; un
chrétien ; il serait un être imaginaire, un Faust. Un homme qui aurait le droit, qui
aurait ce pouvoir exorbitant, de recommencer, il ne serait point un homme, il serait un
dieu, mon ami. Nous nous sommes des êtres réels. Nous sommes des pauvres êtres, de très
pauvres êtres.
Il y en a beaucoup de plus beaux et de plus purs que nous. Il y
en a, dit-on, de plus heureux. Il en est, dit-on, qui sont heureux. Il y en a
innombrablement de plus saints. Il y en a de plus héroïques. Mais nous sommes des êtres
réels, des hommes réels, assaillis de soucis, battus des vents, battus d’épreuves, rongés
de soucis, acheminés à coups de lanières dans cette garce de société moderne. Allons-nous
perdre au moins le bénéfice de tant d’épreuves. Une génération, une promotion ne se lie
qu’entre soi, entre elle-même, à l’intérieur, au dedans, en dedans d’elle-même.
Et le propre de l’histoire et de la mémoire est que tout ce qui est de l’histoire et de la mémoire ne se recommence point.
Ne se remplace pas pour les vingt ou trente ans qui nous seront peut-être dispensés.
Il ne faut pas nous le dissimuler, Halévy, nous appartenons à deux classes différentes et vous m’accorderez que dans le monde moderne, où l’argent est tout, c’est bien la plus grave, la plus grosse différence, la plus grande distance qui se puisse introduire. Quoi que vous en ayez, quoi que vous fassiez, quoi que vous y mettiez et dans le vêtement et dans tout l’habitus, et dans la barbe et dans le ton, et dans l’esprit et dans le cœur, quoi que vous vous en défendiez, vous appartenez, et ici je vous préviens que je ne vous offense pas, vous êtes, vous appartenez à une des plus hautes, des plus anciennes, des plus vieilles, des plus grandes, et puisqu’aussi bien nous nous expliquons, puisqu’il est entendu que nous ne nous flattons plus, une des plus nobles familles de la vieille tradition bourgeoise libérale républicaine orléaniste. De la vieille tradition bourgeoise française, libérale française. Vous êtes un doctrinaire, j’entends que de race vous êtes doctrinaire. Et moi. Moi vous le savez. Voyons, vous le savez bien. Tout le monde le sait.
Moi vous le savez bien. Les tenaces aïeux, paysans, vignerons, les vieux hommes de Vennecy et de Saint-Jean-de-Braye, et de Chécy et de Bou et de Mardié, les patients aïeux qui sur les arbres et les buissons de la forêt d’Orléans et sur les sables de la Loire conquirent tant d’arpents de bonne vigne n’ont pas été longs, les vieux, ils n’ont pas tardé ; ils n’en ont pas eu pour longtemps à reconquérir sur le monde bourgeois, sur la société bourgeoise, leur petit-fils indigne, buveur d’eau, en bouteilles. Les ancêtres au pied pertinent, les hommes noueux comme les ceps, enroulés comme les vrilles de la vigne, fins comme les sarments et qui comme les sarments sont retournés en cendre. Et les femmes au battoir, les gros paquets de linge bien gonflés roulant dans les brouettes, les femmes qui lavaient la lessive à la rivière. Ma grand-mère qui gardait les vaches, qui ne savait pas lire et écrire, ou, comme on dit à l’école primaire, qui ne savait ni lire ni écrire, à qui je dois tout, à qui je dois, de qui je tiens tout ce que je suis ; Halévy votre grand-mère ne gardait pas les vaches ; et elle savait lire et écrire ; je n’ajoute pas et compter. Ma grand-mère aussi savait compter. Elle comptait comme on compte au marché, elle comptait de tête, par cœur. Mais je ne sais pas comment elle faisait son compte, la brave femme, c’est le cas de le dire, elle n’a jamais réussi à compter que dans les dernières décimales. Vous savez que je me suis un long temps défendu. L’homme est lâche. C’est ici, c’est en ceci que je fus traître. Et en ceci seulement. L’École Normale, (la Sorbonne), le frottement des professeurs m’avaient un long temps fait espérer, ou enfin laissé espérer que moi aussi j’acquerrais, que j’obtiendrais cette élégance universitaire, la seule authentique. La seule belle venue. Vous connaissez le fond de ma pensée. Mes plus secrets espoirs ne vous ont point échappé. Les rêves de mes rêves ne vous sont point cachés. Eh bien, oui, je le dirai, j’irai jusqu’au bout. De cette confession. Puisqu’aussi bien vous le savez. Eh bien oui, moi aussi j’espérais qu’un jour j’aurais cette suprême distinction, cette finesse, cette suprême élégance d’un (Marcel) Mauss, (pas le marchand de vin), la diction, la sévère, l’impeccable, l’implacable diction, la finesse d’un Boîte-à-fiches. À cette expression, à ce lourd surnom trivial, à cette grossièreté vous reconnaissez que je ne me défends plus. Quarante ans est un âge terrible. Je me défendais aussi, d’être peuple, d’avoir l’air peuple, il faut le dire, pour une bonne raison. Il faut tout dire, même ce qui est bon. Il n’y en a pas tant. Eh bien je m’en défendais parce qu’étant peuple naturellement je n’exècre rien tant que de le faire à la populaire et ceux qui le font à la populaire. Ceux qui le font à la peuple. Et même à la démocratie. J’ai horreur de cette sorte de pose. J’avais donc peur de poser de cette sorte de pose. Mais il faut me rendre. Quarante ans sont passés. À présent il faut me rendre. Il faut que je capitule. Cette élégance de Mauss. On ne peut rien vous celer. Le rêve de mes nuits sans sommeil, l’image de mes nuits de fièvre. Cette élégance de Mauss, il n’y faut plus penser. Cette élégance de Mauss il y faut renoncer. Ce fin du fin, ce fin profil, ce regard noble, assuré, nullement voyou, ce langage fleuri, ces lèvres amènes, ce veston démocratique mais fin, démocratique mais sobre, démocratique mais sévère, cette barbe bouclée, ardente blonde, flavescente ardescente, flavescente ardente rouge, bien taillée quadrangulaire descendante, diminuée descendante, secrètement rutilante, cette moustache non pas précisément, non pas vulgairement, non pas grossièrement conquérante, mais triomphante royale, presque de même couleur, ce long pantalon sociologue, ces manchettes républicaines, ce fin pli vertical du pantalon„ si également, si équitablement rémunérateur, ce fin parler haut allemand, ce teint de lys et de roses, il y faut renoncer. Ce gilet chaste mais voluptueux. Quarante ans est un âge terrible. Car il ne nous trompe plus. Quarante ans est un âge implacable. Il ne se laisse plus tromper. Il ne nous en conte plus. Et il ne veut plus, il ne souffre plus que l’on lui en conte. Il ne cache rien. On ne lui cache rien. Il ne nous cache plus rien. Tout se dévoile ; tout se révèle. Tout se trahit. Quarante ans est un âge impardonnable, ce qui, dans le langage du peuple, Halévy, veut dire qu’il ne pardonne rien. Car c’est l’âge où nous devenons ce que nous sommes. Or ce que parle pour l’autre, pour le deuxième vêtement, je ne parle pas pour le vêtement organique, je parle pour le vêtement industriel, ancien organique, en tissu industriel, ancien organique, non plus en tissu cellulaire vivant actuellement organique pour ainsi dire histologique), mon vêtement, et aussi mon vêtement de dessous, mon vêtement le corps, mes souliers, la semelle de mes souliers, la terre qui est sous la semelle de mes souliers, les deux pieds qui sont dans mes souliers, les jambes qui sont au bout des pieds, en par-ici, l’homme qui est au bout des deux jambes, toute ma tenue, toute mon attitude, le courbement commençant de mes épaules, cette voûte commençante, l’inclinaison de la tête sur la nuque, les jours de fatigue, et déjà les autres jours, (car tous les jours sont déjà des jours de fatigue ; mais ce qu’il y a de bien, et de consolant, ce qu’il y a de merveilleux, c’est comme on en abat tout de même les jours de fatigue. Comme on en met par terre. Heureusement. L’homme est une bête, une mécanique d’une souplesse, d’une élasticité incroyable. Et on a l’impression que ça peut durer des années et des années, trente, quarante ans, que ça peut durer toujours. Je crois même que l’on ne fait rien de si neuf, de si frais que certains jours de fatigue. Et en outre je crois que je ne le dis pas, que je ne le pense pas pour me consoler. Mais parce que c’est vrai. On a l’impression que si on n’était pas fatigué, au moins d’une certaine fatigue, si on était totalement neuf, totalement frais, on n’irait pas même jusqu’au travail, pas même jusqu’au travail neuf, jusqu’au travail frais. Qui est le premier travail, la première zone, le commencement du travail. On resterait en deçà, du travail, où c’est encore plus neuf, et encore plus frais. Il faut être un peu culotté pour travailler, même dans le neuf et dans le frais. On est fatigué en se levant, on se met fatigué à sa table de travail. Et puis un roulement s’établit. On ne travaille jamais si bien, le métier, le registre ne rend, ne joue jamais si bien que quand on a commencé un peu fatigué. Il y a comme un entraînement de la fatigue au travail, (de la journée), comme un réensemencement, pour le travail de la journée, de tout ce résidu de tout le travail antérieur, de toute la vie passée. (Qu’est, pour la mémoire, la fatigue, notamment pour la mémoire organique). On se sent tout à fait comme en manœuvres, où on se réveille toujours fatigué. On a les jambes raides en se réveillant, en étant réveillé trop tôt le matin avant jour dans la paille, (quand on a pu toucher de la paille) ; dans les brouillards du matin, dans les fins brouillards de septembre, dans les brouillards de la Loire et du Loiret, de la Somme, du Lunain et de l’Ornain, et de l’Orge, et du Cousin, et de l’Armançon, et du Petit et du Grand Morin on traîne lamentablement, raidement les premières poses. Les pieds vous font mal, vous cuisent, vous brûlent, toute la peau est excoriée. Mais une fois dérouillé, une fois décrassé, tout cela n’empêchera pas de chanter au soleil de midi. Car il s’établit une sorte d’équilibre de marche. Et on ne sait comment : les pieds ne sont plus excoriés. Ainsi vont les étapes journalières d’écrire à la table de travail. Il s’établit un certain équilibre de travail. La fatigue ne revient que le soir, au gîte d’étape, juste au moment de quitter.) l’inclinaison de la nuque sur les épaules dans le milieu entre les deux épaules, la plantaison de la tête sur les épaules par l’intermédiaire, par le ministère de la nuque, toute l’inclinaison (générale) du corps en avant dénonce, trahit ce que je suis, car je le deviens, puisque je le deviens : un paysan (non) égaré. L’inclinaison commençante générale vers la terre nourricière, vers la terre mère, vers la terre tombeau. L’inclinaison générale en avant. C’est ainsi qu’on finit par se ramasser par terre. Je sens déjà l’incurvation, l’incurvaison générale, latérale, transvers(al)e, horizontale aux épaules, verticale aux reins. Il faut dire aussi que c’est le courbement, la courbure, la courbature, l’inclinaison de l’écrivain sur sa table de travail. Je sens déjà mes épaules se courber. Je vois bien. Je vois que je ne finirai pas comme ces messieurs de la ville, qui se tiennent droit jusqu’au bout, debout jusqu’au bout, et même un peu plus droits quand ils sont vieux que quand ils sont jeunes. Je finirai comme le général ; vous savez bien, le célèbre général ; mais oui, le général qui passe ; enfin le général commandant le cinquante-cinquième corps d’armée ; v(oi)là le général qui passe ; tout cassé, tout bancal, tout bossu, tout malfichu. Je serai un vieux cassé, un vieux courbé, un vieux noueux. Je serai un vieux retors. Je serai peut-être un vieux battu (des événements de cette gueuse d’existence). Je serai un vieux rompu, un vieux tordu, un vieux moulu, un vieux tortu, toutes les rimes (populaires) en u, sauf deux (ou trois) dont l’une est que je ne serai certainement pas un vieux cossu. En quoi je me distinguerai de quelques fermiers de la Beauce. Et de quelques-uns, moins nombreux, du val de Loire. Qui ont plus d’écus au Comptoir d’Escompte que leurs aïeux n’en eurent jamais à quatre pieds de profondeur sous la cinquième dalle à gauche en partant du mur de refend qui jointe le bout de la cuisine et jouxte la belle chambre, la chambre à coucher, la chambre des maîtres. Je serai un vieux tassé, un vieux chenu. On dira : c’est le père Péguy qui s’en va. Oui, oui, bonnes gens, je m’en irai. Rêve des jeunes ans, qu’êtes-vous devenu ? Ces lèvres suaves, ces gestes courtois. Cette suavité, cette courtoisie bien française. À peine allemande. Je serai un vieux rabougri, ma peau sera ridée, ma peau sera une écorce, je serai un vieux fourbu, un raccourci de vieux pésan. Exactement paisan, en appuyant sur paî, en écrasant paî d’une seule émission de voix très ouverte, large ouverte, nullement une diphtongue mouillée. Non point en traînant sur paî, en traînant paî, mais en le nourrissant au contraire. Trop de vieux derrière moi se sont courbés, se sont baissés toute la vie pour accoler la vigne. Avec cet osier rouge tendre brun que l’on vend au marché, cueilli, coupé des bords de la Loire, des fausses rivières, des îles longues de sable, des sables mouvants, des sables fixés, des mares courantes, des retours d’eau. Des mortes rivières. Des mortes eaux. Cet osier flexible, au bout flexible, au bout vimineux, à l’extrémité viminale, à l’extrémité de couleur de plus en plus ardente, de plus en plus de sève et flexible jusqu’au bout ; encore comme tout mouillé intérieurement, dans sa sève même, dans sa sève qu’il garde, de l’eau de la rivière. Peuple laborieux. J’en ai trop derrière moi. Je crois que c’est pour ça que j’ai ce vice de travailler. Puissé-je écrire comme ils accolaient la vigne. Et vendanger quelquefois comme ils vendangeaient dans les bonnes années. Puissé-je écrire seulement comme ils causaient. Trop de vieux, (et de vieilles), ont vécu sur la vigne, sur la délicate vigne, penchés comme sur une enfant, penchés toute la vie, (ce qui donne des courbatures quelquefois même à ceux qui sont habitués, qui ont l’habitude, (il n’a pas l’habitude), penchés, courbés, pliés, en deux comme le disait ma grand-mère (on est toute en deux) pour tailler, sarcler, biner, choyer, désherber, cajoler, regarder, (regarder croître, regarder pousser, regarder mûrir, encourager ; pousser du regard), (faire réellement pousser du regard), vendanger d’ingrates et de reconnaissantes vignes. Ils disaient plus simplement : J’va travailler la vigne. Tout ce qu’on faisait à la vigne s’appelait travailler. Excepté toutefois vendanger, parce que c’est la récompense et le gain, qui s’appelait faire la vendange. Et bien qu’on y attrape des rudes courbatures, ce n’était censément pas travailler. C’était la plus grande fête chômée de l’année religieuse et civile.
Par exemple je vois bien que je n’apprendrai jamais l’escrime. Je ne saurai jamais, je n’aurai jamais cette pointe, aristocratique et bourgeoise, ce point, cette pointe uniponctuée. Ce battant, ces battements, ces repiquements incessants, infatigables dans un cercle idéal, (imaginaire), qui n’est pas si grand seulement qu’un anneau. Ces demandes et ces réponses si précipitées, si battantes, si instantanées. Si déliées, si fines. Cette conversation. Je sais très bien la baïonnette, au contraire, parce qu’elle est triangulaire, quadrangulaire, (c’est un tiers-point d’acier tout neuf, tout étincelant), parce qu’elle est au bout d’un fusil. Ça c’est une arme. Tous les bons souvenirs de cette année où nous en avons fait. C’en était ça une escrime. Quels commandements. Quelles voltes et virevoltes. Quel(s) assouplissements). Nous en avons respiré, de l’air. Quelles passes d’armes. Nous en avons encore le souvenir dans la mémoire des muscles des cuisses. Et je me serais si bien battu avec des armes du quinzième siècle. Ces armes étaient des outils, en effet, à peine dissimulés, à peine déguisés, à peine adaptés. Je ne saurai jamais faire des armes. Je me serais si bien battu avec ces anciennes armes. C’étaient des outils d’ouvriers et même de paysans, à peine habillés, les habillements de guerre, des bêches, des pelles et des pioches, des piques et des pics, des haches et des crocs, (au bout d’un bâton ça faisait la hallebarde), des cognées, des hachettes, des marteaux, (des masses d’armes), (c’était l’homme d’armes qui était l’enclume, et c’était l’homme d’armes qui était le forgeron). (Et c’était quelquefois l’homme d’armes qui était le marteau (dans Eviradnus). Il s’agissait en effet d’entrer dans le fer comme le paysan entre dans la terre, et dans le bois, le bûcheron, comme l’ouvrier entre dans le bois et dans le fer. Ou il s’agissait d’écraser le fer comme l’ouvrier assomme, comme l’ouvrier martèle, comme l’ouvrier écrase le fer. On se forge, comme dit l’autre, et ce n’était point seulement pour les besoins de la rime :
On se forge,On s’égorge,Par saint George !Par le roi !
La cuirasse et le heaume était de fer et de cuir. De part et d’autre, ouvrier, paysan, homme d’armes, la peau même était de cuir. Les armes étaient des faux emmanchées. Un ouvrier valait un homme d’armes. Un homme d’œuvre valait un homme d’armes. Un homme valait un homme. Un paysan qui prenait sa faux, un artisan qui prenait son marteau n’était pas sensiblement inférieur à l’homme d’armes qui prenait sa masse d’armes. La masse de travail valait, pesait la masse d’armes. Un homme pesait un homme. Aujourd’hui un ouvrier ne travaille pas avec un fusil Le bel ou un canon de 95.
Ainsi par cette courbure, par ce courbement général déjà la terre penche mon front vers la terre. Quand je m’en vais déjà, les mains derrière le dos, mon parapluie sous le bras, le dos rond, je sens monter la courbure, suivant la terre, pensant à la terre. Je marcherai avec un bâton, comme les vieillards thébains, (ces autres paysans). Il ne faut pas m’en défendre. Il ne faut donc pas non plus que l’on m’en défende. Comme je ne m’en défends pas, ainsi que l’on ne m’en défende pas. Il y a deux bonnes raisons, au moins, pour que je ne m’en défende pas, pour que l’on ne m’en défende pas. Sans compter la troisième d’abord, c’est que d’être peuple, il n’y a encore que ça qui permette de n’être pas démocrate. La première suffît, c’est que ce serait parfaitement inutile. De telles défenses ne sont pas seulement impies, elles ne sont pas seulement fausses, elles ne sont pas seulement ingrates, elles ne sont pas seulement des défenses d’ingratitude, de telles défenses n’ont jamais servi à rien. Et elles ne sont pas seulement inutiles, elles ne sont pas seulement vaines. Elles sont sottes.
Elles sont doublement sottes. Sottes parce qu’elles sont inutiles. Et c’est déjà beaucoup. Sottes parce qu’elles sont condamnées. C’est plus que suffisant, c’est tout. Sottes aussi, en deuxième, et ce sera la deuxième raison, bien que la première suffise, et au-delà, sottes aussi parce qu’elles sont sottes. Parce qu’elles sont gauches. Dans de telles défenses on voit bien ce que l’on perd, on ne voit nullement ce que l’on gagnerait. On ne devient jamais qu’un bourgeois manqué, un bourgeois feint, un faux bourgeois, un bourgeois faux. Et on perd d’être un authentique paysan. On ne gagnerait jamais des qualités qui manquent, des vertus que l’on n’a pas. Et l’on perd ce que l’on a de meilleur, mettons que je veux dire le peu que nous avons de bon.
Je ne vous parle pas des autres avertissements que j’ai reçus, des avertissements que j’ai reçus de toutes parts ; des sourds avertissements profonds intérieurs ; des inclinaisons, des courbures, des pentes intérieures ; des courbatures intérieures ; et de ces singuliers, de ces profonds avertissements intérieurs qui nous viennent du dehors ; de ces admonitions sévères et justes. Quelqu’un récemment m’a reconduit proprement dans ma catégorie, m’a ramené vivement dans ma classe de paysan. Il a eu raison. Le monde bourgeois, qui se tient, qui existe, est bon, mon cher Halévy, le système bourgeois qui se tient, le langage bourgeois, le monde bourgeois. Et le monde ouvrier aussi, (à part), qui se tient, qui existe, le système ouvrier, le langage ouvrier ; et aussi le monde paysan, (à part), qui se tient, qui existe, le système paysan, le langage paysan. Le monde pauvre, le système pauvre, le langage pauvre. Qui se tient, qui existe. Il n’y a de mastics que quand on veut mêler l’un de l’autre, l’un dans l’autre, les deux mondes, le monde riche et le monde pauvre, les deux systèmes, les deux langages. Sentimentalement, arbitrairement, gratuitement. Mêler. Tout ça l’un dans l’autre. Alors il y a de ces contaminations que nos typographes nomment si savamment, si opportunément des mastics. La vieille distinction des genres avait du bon dans la société. Faux riches, faux pauvres, également manqués, également malheureux, également inexistants, également méprisables. Également dangereux peut-être, qui rendent malheureux tout le monde, également les uns et les autres, qui involontairement trompent tout le monde, également les uns et les autres, qui font, qui involontairement font de fausses ententes, de faux accords, de fausses pénétrations, de fausses intelligences, tout ce qu’il faut pour aller mal, des mastics enfin.
Des paix boiteuses, des paix fourrées.
Je serais un grand sot de ne pas me laisser faire, de ne pas me laisser redevenir, reconquérir paysan. Plus que tout autre je serais un grand sot. Plus que jamais en ce moment même je serais un grand sot. Cette année même il m’a été donné en plein ce que je demandais, en vain, depuis dix ans et plus, ce qui m’avait été donné une fois, une première fois. Il m’a été donné de commencer, de mettre tout ce qu’un homme peut mettre de son être à représenter les quatorze ou quinze mystères, le mystère unique de la vie et de la vocation et de la sainteté et du martyre de la plus grande sainte je crois qu’il y ait jamais eu. On m’a généralement accordé que c’était une entreprise difficile, et en un certain sens, en ce temps moderne, comme une gageure. Pour achever cette entreprise, pour tenir cette gageure, au sens où en effet elle est une gageure, dans le sens et dans la mesure où en effet, dans ce temps moderne, elle est une gageure, (à quatre et cinq siècles temporels de nos authentiques chroniqueurs), sans parler des secours spirituels dont j’ai si évidemment besoin, il faut aussi que moi aussi je pense à mon temporel. Or mon temporel dans la représentation de cette grande histoire ce n’était pas seulement que cette histoire, la plus grande histoire, ce n’était pas seulement que cette grande histoire éternelle avait la plus grande inscription temporelle, mais mon point d’appui temporel si je puis dire à moi-même, c’était que cette histoire temporelle, c’est que cette inscription temporelle est une histoire, une inscription de chez nous. C’est mon seul atout, (temporel), dans ce terrible jeu. Je serais un grand sot de le jeter, ou de le négliger, ou de le diminuer, ou de le laisser diminuer en mes mains. De le laisser tomber. Dans ce terrible jeu, dans ce terrible engagement je n’ai pas une chance à négliger, pas une chance, (temporelle), à perdre. Dans la mesure, dans le sens, au sens et dans la mesure où il y a du temporel sous tout cela, au sens et dans la mesure où l’éternel même est inséré, raciné dans tout ce temporel. Cette avarice sordide, cette âpreté paysanne même qui se réveille, qui me remonte me fait un engagement elle-même, un commandement, exige, me fait une recommandation, une exigence de ne rien laisser perdre de ce faible, de cet immense avantage temporel. Vraiment je serais un grand sot d’y manquer. Ma propre infirmité me fait un devoir de ne rien laisser échapper. Je serais plus qu’un sot, plus et moins, je serais un certain coupable d’y manquer. De ne pas me laisser refaire, de ne pas me laisser redevenir un paysan de chez nous. Tout éternel est tenu, est requis de prendre une naissance, une inscription charnelle, tout spirituel, tout éternel est tenu de prendre une insertion, un racinement, plus qu’une infloraison : une placentation temporelle. J’entends tout éternel humain. Mais cette grande histoire éternelle, cette histoire d’éternelle sainteté est venue au monde dans notre pays, cette grande histoire éternelle est une histoire de chez nous. Le temporel est la terre et le temps, la matière, le terroir, le terreau de l’éternel. Mais cette grande sainte était une fille de chez nous ; une fille de France ; une fille de la campagne ; une fille de paysans. Avouez qu’ayant entrepris cette difficile entreprise, que l’ayant commencée, qu’ayant reçu de la commencer, à présent je serais un grand sot, moi-même de ne pas me laisser redevenir (ce) paysan. Je me priverais moi-même, je m’enlèverais mon principal, mon seul atout, temporel. Quelque sot. Pensez, mon cher Halévy, n’est-il pas effrayant de penser que son père et sa mère, son oncle Durand Lassois, ses trois frères, sa grande sœur, ses amies, Mengette, Hauviette, madame Gervaise étaient des gens comme nous en avons tant connus étant petits, comme nous eussions été nous-mêmes, comme nous allions être nous-mêmes, (or si nous pouvions tranquillement le redevenir), étaient exactement, étaient identiquement des gens comme tous ceux où nous avons vécu étant petits. Et que toute cette grande histoire est sortie de là.
Tout ça, monsieur, c’était pour vous dire. Vous reconnaissez là leur formule habituelle. Tout ça, mon cher Halévy, c’était pour vous dire que ce malentendu qui s’est ému entre nous vient premièrement et pour une bonne part de ce que je ne me suis point méfié de vous. Voici ce que je veux dire. J’ai beau me sentir et sentir que je redeviens paysan, ou plutôt à cause même et par cela même que je me sens redevenir paysan, je n’ai jamais aucune affaire, aucun malentendu avec les messieurs proprement dits. Avec les bourgeois bourgeoisants. Car alors, le sachant, je me méfie. Je me méfie même doublement. Je me méfie d’eux et je me méfie de moi. Je me méfie d’eux sachant qu’ils sont bourgeois et je me méfie de moi sachant que je suis paysan. Je me méfie de part et d’autre, pour eux et pour moi, pour le point de départ et pour le point d’arrivée. Je respecte très bien, quand il faut ; quand je veux, quand je sais qu’il faut, quand je suis averti, quand je me méfie ; les compartiments sociaux, les catégories sociales. Je respecte très bien. Je sais très bien ; respecter. Je ne suis pas suspect d’oublier les classements sociaux, ni d’en oublier ni d’en méconnaître l’importance. Dans le monde moderne. J’en ai parlé, j’en ai traité plusieurs fois dans les cahiers, je viens d’en parler, non sans une certaine amertume. Je fais presque trop profession, métier d’en parler, d’en traiter dans les cahiers. C’est devenu un peu trop mon métier. Mettons que c’est une pièce essentielle, un gond, un genou, une articulation de ma philosophie sociale. Je sais très bien quand il faut garder les distances, garder mes distances, garder mes distances de pauvre. J’ai appris. Ou pour mieux dire, pour dire juste, je n’ai pas appris, je n’ai pas eu à apprendre. C’était mon instinct, je n’ai eu qu’à revenir à mon instinct profond. Moi aussi mon instinct, mon malheureux instinct est de me méfier. Moi aussi je ne tiens pas à me mêler avec les riches. Surtout quand ils sont libéraux, quand ils appartiennent à la bourgeoisie libérale. On s’entendrait encore mieux, je dis uniquement pour le propos, avec les propres réactionnaires. Il n’en revient, on n’en récolte jamais rien de bon. Ni pour le riche, vous en êtes la preuve. Ni pour le pauvre, vous m’en faites la preuve. C’est l’instinct du paysan que de respecter le monsieur. Comme le paysan avait raison.
Là est exactement le point, le nœud du débat, le nœud ponctuaire, il ne faut pas se le dissimuler. Je faisais exception pour vous. Avais-je tort, avais-je raison, nous ne le saurons que quand nous ne serons plus. Nul homme, disaient les anciens, ne peut être estimé heureux (avoir été heureux, beatus fuisse,) tant qu’il n’est pas mort. Nul homme aussi peut-être ne peut être estimé sage, avoir été sage, sapiens fuisse. Ces quelques propos, ces quatre mots que vous avez jugés, que de bonne foi vous avez trouvés offensants, vous ne les avez jugés, vous ne les avez trouvés offensants que parce que vous les avez entendus dans le sens bourgeois, sur le plan bourgeois, dans le langage bourgeois. Et moi je n’ai cru pouvoir vous les mettre, je ne me suis cru permis de vous les dire que parce que je vous les disais dans le sens peuple, sur le plan peuple, dans le sens, dans le langage peuple. Vous avez raison. Si ce sont des mots de salon, dits au coin de la cheminée, savamment placés, poussés, pointés, ils sont offensants. Ils ne sont pas, ils ne font pas seulement des offenses, ils sont méchants, et bien gratuitement méchants. Alors, c’est bien. Je vous en demande pardon. Sans arrière-pensée. Je vous en apporte caution bourgeoise. Je vous en dois, je vous en fais réparation bourgeoise. Mais moi je vous avais dit, je vous avais lancé ces quatre mots comme des mots peuple ; peuple au point de départ ; peuple aussi, je le pensais, au point d’arrivée ; de peuple à peuple ; il fallait me répondre du même ton ; je m’attendais à tout, mais du même ton ; je vous avais mis ces quatre mots comme des mots d’atelier, entendons-nous bien, non pas comme des mots d’atelier de peintre et de Montmartre, (qui ne sont déjà souvent pas si mal, mais enfin c’est (aujourd’hui) un tout autre monde), mais comme des mots d’atelier d’ouvrier (j’en ai tant entendu dans mon enfance, de ces cordialités rudes, de ces feintes brusqueries, de ces bourrades parlées, dits d’un si bon cœur, entendus, reçus d’un si bon cœur), (et qui rebondissaient si bien, c’est-à-dire si juste, si dans le même ton qu’ils étaient partis, dans le même ton qu’ils avaient été lancés, à moins d’un comma près, à zéro près), (zéro virgule zéro), comme des mots de travail, comme un mot qu’on lance, comme un forgeron, comme le maréchal-ferrant, comme un mot qu’on lance dans l’intervalle que le lourd marteau sonne sur la lourde enclume. Comme un mot à rebondissement, une balle, un mot (bien) rebondissant. Je vous l’ai dit aussi, donc, aussi comme un mot de régiment. Comme un mot de frère d’armes, comme un mot de mess et de chambrée. Comme un mot de camarade, de compagnon, (d’atelier) ; de camarade (d’atelier) à camarade (d’atelier) ; de compagnon à compagnon ; presque comme un mot de compagnonnage. Vous ne l’avez pas entendu ainsi. Donc j’ai eu tort. Je me rends bien compte que pour jouer il faut être deux, même aux rudes jeux du travail, et qu’il faut être d’accord, profondément, avoir posé un statut profond, fût-il tacite. Ainsi ce n’était plus, ce n’était pas une offense. Exactement ce n’était pas encore une offense. C’était une rude cordialité. L’offense est née très précisément au changement de sens, au changement de plan, au changement de langage. Au changement de registre. La balle, partie d’un certain jeu, a été reçue dans un autre jeu. Malencontreusement. J’ai donc eu tort. Un mot, un propos, commencé, lancé dans un certain sens, dans et sur un certain plan, dans un certain langage, a été continué, reçu dans un autre sens, tout autre, dans et sur un (tout) autre plan, dans et sur un (tout) autre langage. J’ai eu tort de ne pas le prévoir, de ne pas compter, de ne pas prévoir qu’il en pouvait être ainsi, qu’il en devait peut-être être ainsi, qu’en fait il en serait ainsi. Qu’il y aurait, qu’échappé de mes mains il serait créé ce malentendu par changement de mains, qu’il serait créé cette offense, fausse, réelle, par changement de sens, par changement de plan, par changement de langage. Par changement de registre. Par une discontinuité, par une rupture de transmission. J’ai tort.
C’est celui qui met le jeu en train qui doit prévoir les accidents du jeu. Celui qui engage la partie doit penser à tout. Mais est-ce bien moi seulement qui ai engagé la partie.
Vous faites de grands voyages, Halévy. Non pas seulement par chemin de fer et bateaux. Mais pour découvrir ce pays de France, (et même découvrir, une fois de plus, une fois encore, une fois après tant de fois, ce que l’on connaît déjà, ce que l’on connaît si bien, ce que l’on a déjà découvert tant de fois), mais pour découvrir ce pays de France sur les routes de France vous faites de grands voyages à pied. Comme le vieux Quinet, rentrant d’exil, reprenait possession du sol de France, battant sur toutes les routes de France, Français Juif errant, ainsi vous jeune, et déjà moins jeune, vous prenez possession de tant de terre et de tant de route, de cette terre toujours nouvelle. Et nous sommes bien en effet, en tant de sens, les élèves du vieux Quinet, des jeunes Quinet renaissants, si je puis dire, renés, comme lui, comme ces vieux républicains des républicains nationalistes, (ces mots, ce mot ne jouant ici aucunement dans le sens politique, naturellement, dans et sur le plan politique, dans le langage politique), enfin des républicains patriotes, foncièrement, profondément, essentiellement, je dirai substantiellement français. Vous avez écrit, vous avez pour une part publié, vous pensez, vous construisez, vous écrirez encore des relations de ces voyages, de ces grands voyages, dont nous finirons bien par faire un cahier. Vous avez écrit, vous avez publié sur la marche même une ou deux pages admirables que nous finirons bien par mettre en tête de ce cahier. Si marchantes à la fois et ensemble si considérantes. Si marchantes et si méditantes. Vous aimez surtout, vous me l’avez dit cent fois, vous me l’avez écrit, vous avez dû l’écrire quelque part, vous aimez surtout aller voir, visiter, aller causer dans cette vallée de la Loire. Vous allez y retourner. Vous aimez faire causer les vignerons au bord de la vigne, (et non pas seulement les chemineaux au bord de la route, au bord du chemin, à l’orée du bois, au débouché du sentier, de la route, au défilé du chemin creux), vous aimez causer avec eux, faire causer les garçons de ferme, les moissonneurs, qui ne sont pas tous Belges, vous ne redoutez point, au contraire, d’entrer jusque dans les auberges. Vous aimez, notamment, vous aimez faire ce grand voyage de remonter jusqu’à ce Bourbonnais, qui est précisément le pays de ma grand-mère. Vous allez y retourner. Vous direz bonjour en passant pour moi à ce petit pays de Gennetine(s), que je n’ai jamais vu, d’où je viens, que je ne sais pas même écrire, et à Dornes, qui lui au moins est dans le dictionnaire. Eh bien, Halévy, ce que je vous demande c’est précisément de faire un autre grand voyage, c’est de faire aussi le grand voyage de venir jusqu’à moi, jusque dans mon pays. C’est à dire. Quand vous êtes avec moi, Halévy, quand vous êtes dans mon pays, dans mon pays de pensée et dans mon pays de parole, dans mon pays de langage ce que je vous demande c’est de bien savoir malgré les apparences, malgré les aspects, c’est de bien vous rappeler, c’est de n’oublier point, malgré des apparences trompeuses, malgré de trompeuses ressemblances, malgré l’École Normale et tant d’apparences, d’autres apparences, malgré un voisinage, des voisinages trompeurs c’est de bien faire attention que quand vous êtes avec moi c’est que vous avez en réalité fait le même voyage. C’est que vous êtes rendu au même point. C’est que vous êtes en réalité rendu au point d’aboutissement du même voyage. Vous avez effectué le même déplacement. Quand vous êtes avec moi, Halévy, vous êtes dans une maison de paysan ; vous êtes dans une de ces fermes de Beauce, (j’y suis comme garçon de ferme, hélas, comme laboureur, non comme fermier), dans une petite maison de culture de Saint-Jean-de-Braye, de Vaumainbert, (lui aussi je ne sais pas comment il s’écrit ; et pourtant ce que j’y suis allé des fois. Cela prouve qu’il y a une grande distance entre la réalité et l’enregistrement de la réalité.) dans une petite maison de vigneron de la Barrière-Saint-Marc et de Fleury-aux-Choux, de Saint-Jean-de-Braye et de Combleux, de Chécy, de Vennecy, de Bou, de Mardié. Loury, Boigny, qu’il faut prononcer Bŏgny, avec un ŏ très bref, Donnery, qu’il faut prononcer Deaunnery, avec un ō très long, un eau qui n’en finit pas, qui devant le double n résonne comme un tonnerre grave très long. Pourquoi l’un et l’autre, je ne sais pas. C’est la règle. Ces choses-là sont plus anciennes que la grille de l’octroi. J’y pensais encore, je pensais justement à vous à mon dernier voyage à Orléans, pour la Foire du Mail. Je pensais que dans ces faubourgs d’Orléans, (ils ne disent pas la banlieue, dans le pays, c’est Paris qui a une banlieue), dans ces grands faubourgs d’Orléans, dans ces communes faubourgs je connais, après vingt ans d’absence, (ou la vie d’un joueur, c’est le cas de le dire), (beaucoup plus même que vous ne pouvez le penser, beaucoup plus que vous ne pouvez le savoir), il y a peut-être bien encore quinze ou vingt maisons de paysans, vignerons, où je suis reçu comme un vieil ami, comme un déjà vieux camarade, où les vieux et les femmes me reçoivent, m’accueillent, me traitent, me causent comme un fils, où les enfants déjà vieux m’accueillent comme un frère. C’est à moi qu’on dit si les filles sont mariées, et à qui, et comment, et si elles ont déjà des enfants, (ça vient plus vite que des rentes), et si la récolte sera bonne cette année, (a n’sra pas ben bonne core c’t année). Ce qu’il y a de plus fort c’est que c’est vrai ; généralement vrai ; et que cette année pour ainsi dire c’est encore malheureusement plus particulièrement, tout singulièrement vrai. Ils n’ont littéralement rien. Ils ont été noyés d’eau. Toute journée d’eau qui vient, (et Dieu sait s’il en vient), leur enlève le peu qui leur reste. Il n’y a pas de fruits, (à vendre aux gens d’Orléans, aux gens de la ville, et surtout aux enleveurs, (c’est-à-dire aux commissionnaires qui envoyent ça à Paris, et on dit que ça va jusqu’en Angleterre. Du reste je vous dis ça, vous le savez mieux que moi. J’sais pas pourquoi que j’vous dis tout ça, vous d’vez voir tout ça, vous aut’es, à Paris. Ils ont été noyés d’eau. On n’avait jamais vu ça. Et pourtant j’commence à (n’) pas être jeune. Il n’y a pas de fruits. Les bêtes mangent tout ; tout le peu qui reste ; les limaces ; les vers. Toutes sortes de bêtes. Il y a pas d’danger qu’i se noyent, eux. La vermine, ça se retrouve toujours, ça se reconnaît toujours, ça fait toujours son affaire, ça retrouve toujours son compte. Il a beau tomber de l’eau. Il y a pas d’danger qu’i se noyent, eux. Ah si c’était utile, ça n’réussirait pas comme ça. Mais il n’y a de prospérité que pour la vermine. Vous pensez, avec toute c’t’eau qu’il y a tombé. Il y a pas eu de légumes, tout a coulé. Il y a pas eu de fruits, tout a coulé, tout est dévoré. Il y a même pas de salade. Il y a pas de raisins. Toute la force de la vigne a tourné en vrilles. Et en vert. Et encore. Tout ça c’est sec, tout ça c’est pourri. Et puis il y a partout la maladie. Ils vous disent de mettre du soufre. On en mettrait ben autant comme autant. Il en faudrait pus que le bon Dieu pourrait en bénir. Et pis des ingrédients, des saletés, de la chimie, des cochonneries, des poisons. Des sulfates. Ça coûte encore cher, c’t’affaire-là. On peut pas dire que ça empoisonne la vigne, mais ça n’empoisonne pas non plus la maladie. Vous comprenez, il tombe trop d’eau. Pour sûr il y aura encore rien c’t’année.
Après quoi ils vous invitent à venir faire la vendange Ce n’est pas une ironie, vous les connaissez. Ils ne savent pas, mais ils savent plus que s’ils le savaient, ils sentent que l’ironie est grossière, que la dérision est grossière, que l’ironie est tout ce qu’il y a de plus grossier, qu’elle a le grain grossier, discourtois, qu’elle est tout ce qu’il y a de plus contraire au fin génie français. Ils ont trop de profonde allégresse intérieure invincible, trop de joie secrète insurmontable dans la douleur même, trop de vaillance pour être ironiques. Ils sont trop bons Français, trop vieux Français pour être ironiques. Ils vous parlent donc sérieusement. On dit qu’on vend plus cher. Mais quand il y a rien, on ne vend pas plus cher. On ne vend pas du tout. Tel est leur bon sens. Je pourrais vous tenir tête jusqu’à demain matin, Halévy, je pourrais jusqu’à demain matin vous tenir des propos de paysan(s), des propos vrais, où vous ne saisiriez pas l’ombre d’une paysannerie. J’ai vu cette année, sur notre plateau même, sur notre plaine, ce que je n’avais (encore) jamais vu de ma vie. Ce n’est plus eux qui vous parlent, par moi, c’est moi-même qui vous parle à mon tour. Enfin c’est eux moi. J’ai vu cette année, devers Saclay, ce que je n’avais jamais vu de ma vie. Et pourtant, comme ils disent, je ne suis plus jeune. J’ai vu ce qu’on n’a(vait) peut-être jamais vu. Un chaume de blé qui était une prairie naturelle. Je ne sais pas si vous me comprenez bien. Vous savez ce que c’est qu’un chaume. Dans les anciennes grandes manœuvres, n’est-ce pas, un chaume c’était une espèce de grande brosse à l’envers sur laquelle on marchait, une brosse immense, à perte de vue, couchée sur le dos, sur laquelle on marchait, (comme on pouvait). Le dos, la planche, le bois de la brosse était la terre même, argileuse, forte, durcie, horizontale, elle-même posée à plat, dure comme un bois, raide comme un bois. La terre posée sur le dos. Supina, supinata, resupina. Et de toutes parts jusqu’à l’horizon on ne voyait que cette immense brosse. Et les poils de cette brosse étaient les chaumes innombrables, les durs chaumes de blé, les durs chaumes secs. Et cette râpe, cette brosse aux poils durs vous entrait très proprement dans les pieds. Traversant, censément, se faisant sentir à travers les plus authentiques semelles des lourds godillots. Les godillots sont lourds dans le sac. Ces pointes, d’apparence presque inoffensives, passaient comme au travers du plus épais godillot. À travers le cuir et malgré les gros clous réglementaires. Comme à travers les clous mêmes. Et ça faisait un certain bruit propre, très particulier, un bruit que l’on n’oublie plus une fois qu’on l’a entendu une fois. Sous une troupe en marche ce crépitement sec immense, ce bruit sec, raide de quelque chose de sec et de raide et de droit et d’inplié que l’on casse, que l’on plie pour la première fois, qui donc ne se redressera plus jamais parfaitement. Qui ne sera plus jamais comme avant. Voilà ce que l’on voyait dans le temps. De notre temps. On voit bien que c’était l’ancien temps. Aujourd’hui moi Péguy, témoin, voici ce que j’ai vu, pas plus tard qu’hier dimanche 14 août 1910, à trois cents mètres de Saclay, à mi-chemin, juste à moitié chemin suivant, pensant à vous, un sentier mince, un fil de sentier entre Saclay et sensiblement le milieu de la belle, de la grande levée latérale qui barre l’écoulement de l’étang. J’ai vu un chaume qui était une prairie naturelle. Je ne sais pas si vous saisissez. Il y avait de l’herbe comme dans un pré. Il avait poussé tant d’herbe(s) dans ce blé, des mauvaises herbes, des herbes folles, (dans le blé toutes les herbes sont folles, toutes les herbes sont des mauvaises herbes, même celles qui autrement ne seraient pas mauvaises, même celles qui en elles-mêmes et naturellement, ailleurs (ne) seraient (que) sages ; même celles qui en elles-mêmes sont innocentes ; car elles ne devraient pas y être.) (Elles ne sont pas à leur place, elles ne sont pas dans l’ordre.) (Dans le blé toutes les herbes sont de l’ivraie, c’est-à-dire de la zizanie.) que c’était au contraire comme si on avait par erreur laissé tomber quelques épis, quelques grains de blé, dans une prairie naturelle, qui auraient poussé. Et alors, je ne sais pas si vous me suivez bien, on voyait un immense tapis vert ; et quelques chaumes mal secs dedans, comme des spécimens perdus, comme des raretés, de collectionneur. Et alors, et vous ne m’en croirez que parce que vous avez confiance en moi, comme enfin il ne faut rien perdre, et c’est cela qu’on n’a jamais vu, dans le même champ vous aviez côte à côte des meulettes de blé, (comme d’habitude), rares, et à côté de bons petits tas d’herbes moitié sèche, ma foi, de belles petites meulettes de foin. Voilà ce qu’ils avaient récolté c’t année dans la même terre. Du foin et du blé. Je ne dis pas du blé et du foin. Ils avaient fait deux moissons dans la même terre. Les malheureux. Une moisson de foin et une moisson de blé. Ils eussent mieux aimé n’en faire qu’une. C’est ça, qu’on n’avait jamais vu, du foin et du blé dans le même carré. Et comme il ne faut rien laisser perdre, la terre sera peut-être ben très bonne l’année prochaine. Car quand ils vont labourer leur terre, ils enterreront, ils enfouiront de l’engrais vert.
Beaucoup d’engrais vert.
Ils savent trop combien l’ironie est contraire à leur génie, au génie français. Ils vous parlent très sérieusement. Il n’y a rien cette année. Ils pensent, continûment, du même mouvement ils pensent à la vendange de l’année prochaine. On ne sait pas. Ça sera peut-être bien meilleur. Ce n’est pas eux qui parleraient, qui penseraient d’abandonner les vignes. Leurs vignes. Ils pensent qu’il y aura une année prochaine, des années prochaines innombrables, que peut-être le sort se lassera (le même qui vous disait, qui vous dit en même temps : J’suis ben vieux à présent. J’suis pus guère bon à rien. J’la ferai pus guère à présent la vendange.) Voilà cinquante ans que je les vois attendre l’année prochaine, qui sera peut-être ben meilleure. Je les ai vus traverser ainsi, silencieux, tenaces, invincibles, cette énorme vague de désastre du phylloxéra, que nul autre peuple n’eût porté.
Que nul autre peuple n’eût passée.
Il n’y aura pas de raisin. Ils vous invitent à venir faire la vendange. Ils parlent très sérieusement. C’est là que l’on voit ce que c’est qu’un rite, chers sociologues. Ils vous invitent rituellement, c’est une cérémonie, comme ils vous ont invité tant de fois toutes les autres années précédentes, exactement ainsi, comme ils vous inviteront encore d’innombrables années ultérieures. C’est là que l’on voit que ce n’est pas la vendange qui est faite pour les raisins, mais que ce sont les raisins qui sont faits pour la vendange. Que ce n’est pas la vendange qui est faite, comme on pourrait le croire, quelque grossier, quelque terre à terre, pour couper les raisins, mais que c’est au contraire la vendange qui est une institution, une cérémonie, rituelle, annuelle, un anniversaire, pour emplir laquelle les raisins sont faits, cette matière, et la coupaison des raisins. En un mot c’est la vendange qui est la fin, et ce sont les raisins qui sont les moyens. Kant, Kant, immortel Immanuel, tu tâcheras d’arranger ça avec les principes de la Raison pure pratique. Texte de l’édition de 1788, (A), sous revision de la deuxième édition 1792 (B) et de la quatrième édition 1797 (D). 1788, 1792, 1797, quelles grandes dates. Il faut d’abord vendanger. On verra ensuite s’il y a quelque chose à vendanger. Puissent des chrétiens fêter un Dieu présent, être fidèles à un Dieu présent comme ces incorrigibles païens (de paysans) fêtent, célèbrent, chôment un dieu généralement absent, comme ils restent fidèles à un dieu infidèle, généralement absent. Quinze ou vingt maisons où je sais depuis trente ans les deuils et les joies, les deuils fréquents, les deuils nombreux, les longs deuils, les deuils répétés, crebri, fréquents ; et les brèves, les courtes joies. Je sais qui est au cimetière et qui n’y est pas. Pas encore. Quinze ou vingt maisons où je suis reçu de plain-pied, de piano, sans interférence de rien. Quinze ou vingt maisons où, quand je passe le pas de (la) porte, il n’y a pas l’ombre du déplacement de rien ; ni dans les esprits, ni dans les meubles, ni dans les cœurs. C’est à peine si on m’appelle monsieur Charles, — parce qu’enfin je vas tout de même avoir quarante ans. Et il faut bien que je boive un petit verre de vin, parce que c’est le grand rite, ou qu’alors, quoi, c’est que je ne serais plus de la maison, et que Paris m’aurait décidément corrompu ; (ou alors c’est que je serais (vraiment) bien malade). Ils me parlent quelquefois, quelquefois ils se hasardent à me parler de Gallouédec, qui est depuis plusieurs années leur conseiller général, (et même ainsi le mien, mon conseiller général natal si je puis dire ; du moins il l’était avant les dernières élections, avant le renouvellement de la semaine dernière ; je suis sûr, je veux croire qu’il l’est encore), parce qu’ils soupçonnent que je dois le connaître à Paris. C’est aussi un professeur. Pour eux je suis un professeur. Et c’est tellement vrai. Ils appellent cela parler politique. Parler politique, pour eux, c’est toujours un peu anormal, un peu compromettant, un peu singulier. Un peu dangereux. C’est toujours une opération de grand risque. Il faut se lancer. On se risque. (Et on risque.) (Et le plus fort c’est qu’avec les mœurs (politiques) actuelles dans les campagnes, dans les petites villes, et même dans les grandes, c’est vrai.) Aussi on n’est tout à fait bien à l’aise, bien hardi, pour parler politique, que dans le lieu de toutes les hardiesses, de toutes les audaces, quand on est bien à l’abri, dans la chaleur, dans la fumée, dans la douceur, dans la tiédeur, dans les pipes, derrière la porte et les fenêtres familières, dans l’abri, dans l’atmosphère familière, abritante, d’un vieux familier cabaret. Alors là on peut se lancer. Là on est hardi, on est couvert, on ne craint rien. On est à l’abri d’on ne sait quoi. Et ils en parlent gravement comme des papes, et en même temps éperdument, et en même temps laborieusement. Ils sont hardis. Et en même temps ils s’appliquent. Et ils s’appliquent en même temps à être hardis. Il en résulte une énorme dépense de travail cérébral. Jamais ils ne (se) travaillent, jamais ils ne fatiguent tant de tête que quand ils sont un peu soûls. Ils sont graves alors, ils sont sérieusement émus, (et en même temps, par une délicieuse, par une désarmante ironie (sur eux-mêmes), par un amusant retour sur soi-même ils appellent en effet cela, souriants de connivence, ou sérieux apparemment, être (un peu) émus.) ils sortent, non sans peine, des raisonnements serrés, des raisonnements invincibles, (alors tu vois ben), des raisonnements victorieux, des raisonnements généreux, des raisonnements sévères, des raisonnements éloquents sur le gouvernement des peuples, des raisonnements logiques, en tenant la rampe, des raisonnements prodigieux. Ils sont alors dans une sorte de béatitude, dans un autre royaume. Ils se rendent parfaitement compte en effet instinctivement qu’ils sont dans un autre langage, dans un autre royaume, dans un autre État que le royaume ordinaire du travail et de la maison, que le royaume de la semaine. Ils sont dans une sorte d’extase. À la fois d’excitation et ensemble d’hébétement. Alors ils parlent, autant pour se sortir que pour s’encourager. Ça sert à donner du courage. À ceux qui n’en ont pas du tout. Les femmes connaissent très bien ce phénomène, cet état particulier. Une femme dit couramment dans ce pays-là, (et je pense un peu dans les autres) : Mon homme doit être un peu soûl, à c’t’heure : il parle politique. Ils en parlent quelquefois, rarement, à la maison, et généralement seulement quand ils ont bu un petit verre du bon. Or moi je ne vais pas au cabaret. Quelle ne faut-il pas que soit leur confiance en moi, et notre intimité, pour qu’ils se livrent à cette opération hasardeuse, pour qu’ils me parlent, pour qu’ils osent me parler de Gallouédec à jeun. Non sans une certaine crainte. Et un certain espoir. Je dois savoir. Je dois m’y connaître. À Paris je dois tout de même connaître du grand monde, des députés, tout ça. Ils me demandent si il fera du bien au pays.
Je pensais à vous, Halévy, tout en contemplant les splendeurs de la Foire du Mail, dans cette immense solitude soudaine, dans ce silence que sont quarante-huit heures d’Orléans. Vous allez voir les mêmes. Mais ils ne peuvent pas vous recevoir le même. Vous avez beau faire. Et ils auraient beau faire. Il y a quelque chose. Il y a une paille. Vous pouvez faire que vous les alliez voir les mêmes. Vous ne pouvez pas faire qu’ils vous reçoivent le même. Eux-mêmes ils ne le peuvent pas faire. Vous ne pouvez même pas faire que vous les alliez voir le même. Pour eux vous êtes toujours un monsieur de la ville. Un monsieur qui passe, un monsieur qui vient. Un monsieur qui entre. Qui au fond a bien de la bonté, qui leur fait l’honneur de venir les voir, en passant, qui leur fait bien de l’honneur. Ce que je ne suis jamais ; ce que pour eux (et même et surtout pour moi, et pour tant d’autres) je ne serai jamais. Quoi que vous fassiez, quelque confiance que vous leur inspiriez, quelque confiance qu’ils vous fassent, pour eux vous êtes toujours un visiteur (je ne dis certes pas un étranger), un voyageur, comme le voyageur antique, un visiteur, je dis un hôte. C’est un fin peuple, Halévy, vous le connaissez, et qui entend merveilleusement l’hospitalité. Les convenances, les devoirs de l’hospitalité. Mais les distances de l’hospitalité. Soyez sûr qu’il vous reçoit avec une interférence totale de respect, avec une interférence totale d’hospitalité. Ces jardins propres, ces vignes fières, ces treilles ; ces allées sarclées, bien ratissées, ces maisons merveilleusement nettes, ces meubles bien essuyés, polis, luisants d’avoir été essuyés pendant des siècles, ces mées luisantes, bien cirées, ces vitres claires comme jour, ces carreaux par terre lavés comme neufs, (on nous parle des Hollandais), et pourtant si vieux, si usés, si poreux, comme des éponges rouges, si usés par les pas de tant de générations, par les pieds des grands pères, par les sabots, (par les souliers, par les clous des souliers), par les pieds nus des ancêtres aujourd’hui disparus, ces carreaux de vitres claires, parfaitement transparentes, ces carreaux rouges de brique par terre, si délavés, spongieux, usés par les pas des aïeux, cette vieille horloge séculaire en noyer ciré, cette vieille (bonne) femme d’horloge, inflexible mais vieille, vigilante mais vieille, soigneuse et peut-être soupçonneuse mais vieille, tout ce ménage bien fait est en lui-même pour lui, pour eux, mon cher Halévy, (et aussi, en dedans aussi pour moi), ce jardin bien tenu, cette vigne bien tenue, ces champs bien tenus, cette maison bien tenue ; ce ménage du jardin, ce ménage de la vigne, ce ménage des champs, ce ménage de la maison bien tenue ; et aussi ce chèvrefeuille quelquefois au coin d’un mur, montant, grimpant à la grille d’une porte, ce vieux puits, si feuillu, si moussu ; mais qui dans la réalité sert encore, sert toujours à tirer de l’eau ; tout cela vous reçoit comme un hôte, Halévy, comme un hôte respecté. Tout cela ne vous reçoit pas comme l’enfant de la maison. Peut-être n’oseraient-ils pas vous offrir le verre de vin. Vous savez, le vin de l’année, comme par hasard, eh bien j’aime mieux vous le dire : eh bien non ça n’est pas ça. Mais celui d’il y a deux ans. Et ils claquent la langue. Mais comme par ce même hasard il y a toujours une bouteille d’il y a cinq ans dans un coin de la cave. Et leur belle malice d’il y a des siècles : Vous savez, il y a un peu de poussière dessus, mais il est bon tout de même.
Je voudrais n’offenser personne. Il faut pourtant bien que je déclare que nous les gars de la Loire, c’est nous qui parlons le fin langage français. Les tables ne sont point cirées, les chaises ne sont point rempaillées, les carreaux ne sont point lavés pour vous comme pour moi. Pour vous les maisons sont accueillantes. Mais pour moi elles sont toutes ma maison. Elles sont toutes la maison de mon cousin.
C’est nous les gars de la Loire qui ne savons pas seulement, qui parlons le fin parler français. Ils savent bien tous que pendant les années innombrables de l’enfance, innombrables dans la mémoire, et par conséquent en réalité, dans la réalité, si pleines, si neuves, si inépuisables, si inusables dans la mémoire et dans la réalité, qui forment un point d’appui, un volume d’appui en quelque sorte si inépuisable dans la mémoire et dans la réalité, ils savent bien que moi aussi, que moi comme eux, que moi parmi eux pendant des heures innombrables tous les matins à la même heure enfant j’ai infatigablement rituellement essuyé les mêmes meubles cirés avec un torchon de laine, jusqu’à s’y mirer parfaitement, jusqu’au parfait mirouër, jusqu’à épuisement parfait de la poussière et de la buée. Ils savent ainsi que je connais comme eux, avec eux, parmi eux, que j’ai comme eux en eux éprouvé cette plus grande joie qu’il m’ait jamais été donné, qu’il ait été donné à l’homme de connaître. Une joie parfaite, close, totale ; un maximum ; sans retour, sans regret, sans remords ; sans un point de poussière, sans un atome de regret, sans une ombre d’ombre. Une plénitude, une perfection, un total. Un plein. Un rassasiement parfait. On en avait plein la tête et plein le cœur. On en était gorgé. Puissé-je écrire jamais comme on essuyait les meubles, la mée, le buffet, le lit, (il n’y avait même pas d’horloge), puissé-je avoir jamais cette impression de victoire et de calme, cette certitude, cette plénitude, cette solitude, cette impression de possession définitivement, irrévocablement acquise, au moins pour un jour, puissé-je devant une phrase fouillée comme un buffet avoir cette vivante, cette laborieuse, cette ouvrière certitude, être sûr qu’au plus creux des fines, des délicates, des droites, des robustes moulures, pas plus qu’au plat le plus plan, au plat du plus large plan, au plus beau plat de bois luisant, au plus beau panneau, être plus que mathématiquement sûr qu’il ne reste pas pour aujourd’hui un grain de la poussière d’hier, sur le bois luisant, sur le noyer ciré d’avoir été ciré, d’avoir été frotté tant de fois tant de jours que derechef il ne reste pas un atome de poussière.
Être plus que mathématiquement sûr. Être laborieusement, ouvrièrement sûr.
Le singe avec le léopardGagnoient de l’argent à la foire.
On a beaucoup perfectionné la foire. Le monde fait tant de progrès, à présent. Les modestes chevaux de bois, gloire de nos enfances, sur lesquels je n’osais pas monter, sont devenus de somptueux manèges, tout rutilants d’or et de Cosaques (avec des lances d’or) (à cause de l’alliance russe) (est-ce pour symboliser les emprunts), de somptueux, mirifiques, de superbes, d’éblouissants manèges, tous plus éblouissants les uns que les autres, (car il y a la concurrence), (ça a d’abord été des chevaux merveilleux, (qui jetaient loin dans l’ombre nos pauvres anciens chevaux), des chevaux aux couleurs éclatantes, des chevaux ruisselants de lumières ; avec des crinières emportées ; puis des animaux fantastiques, toutes les bêtes de la création, et même d’autres qui n’ont jamais été de la création, des éléphants comme pour le roi des Indes, (à l’école primaire ils savent déjà que c’est le maharajah de Çapour-Tala (je mets deux h absolument au hasard) ; des girafes ; des cochons, beaucoup de gros cochons qui font rire les peuples ; mais à présent) aujourd’hui les manèges ce sont des automobiles, d’on ne sait combien de chevaux ; des ballons, des sphériques, des sous-marins ; demain des aéroplanes ; des montagnes russes, (aussi) ; des mais de mer à la portée des bourses les plus modestes. On n’a même pas besoin d’aller à Plouescat. Des manèges à vapeur et à l’électricité. Tout battants, tout ronflants du bruit des moteurs. De ce bourdonnement, de ce ronronnement d’énorme insecte. Où est le vieux cheval aux yeux bandés qui du matin au soir tournait, tournait le manège comme pour faire monter l’eau d’un puits. Mais rassurez-vous, Halévy, il est plus facile de changer le dessus que le dessous, que le dedans. Il est heureusement plus facile de modifier les aspects que d’altérer les réalités profondes. On n’a point changé le singe avec le léopard, qui gagnent de l’argent à la foire. On ne changera point davantage la foire elle-même, ce qui fait la foire, les populations, le bon peuple qui se presse au long devant les baraques. Il marche d’un certain pas rituel, d’un certain pas de procession, d’un certain pas cérémonieux, d’un certain pas content, lent et pressé, un pas de foule, un pas de province, affecté pressé, qui sait bien qu’il arrivera toujours (où sont nos pas, nos hâtes de Paris), (un pas de foule, affecté foule, officiellement de foule ; conscient, content, se sachant, se sentant foule ; il faut bien qu’on sache qu’il y a foule à Orléans) défilant sous les auvents des petites baraques, pour les petits marchands, (aujourd’hui si gros, apparemment si cossus), s’attroupant, sérieuse et pressée, sage et s’amusant, sagement, (follement), devant les boniments, que dis-je, devant les parades des grandes baraques, des vraies baraques, des baraques proprement dites, et partout aussi hélas, un peu partout s’arrêtant devant les pavillons des phonographes. Ces trompettes, hélas, à la voix prétendue articulée. Mais vous verrez qu’ils vaincront le phonographe même. Un peuple un peu plus endimanché peut-être seulement. Qu’autrefois. Sottement à la mode ; à l’instar de Paris. Mais le même peuple d’ouvriers et de (petits) bourgeois tous les soirs (et même de grands) ; et leurs femmes et leurs enfants, (ils en ont encore un peu) ; et les dimanches le même peuple des campagnes, tout le peuple des campagnes environnantes, à dix lieues à la ronde, venus à pied, dans toutes les voitures, comme mobilisées. Les hommes, les femmes, belles, les enfants. (Quand on dit d’une femme qu’elle est belle, Halévy, dans ce pays-là, ça veut dire (très exactement, comme techniquement) qu’elle (s’)est habillée, qu’elle est en dimanche (et fêtes), (dans le sens où nous-mêmes nous disons encore : elle s’est faite belle, elle s’est mise belle.) Notamment le beau dimanche, qui est, comme vous savez, le dimanche du centre, le dimanche du milieu. Alors ce sont les belles cohues, les grandes cohues, (si sages, si ordonnées, si (bien) organisées), qu’on obtient comme un (grand) résultat. — Il y en avait un monde à la Foire aujourd’hui. Une poussière. J’ai un mal de tête. — Ah dame c’était le beau dimanche.
Os homini, comme eux je m’en irai la tête basse, les yeux par terre, le front par terre. Et alors, Halévy, je vous le demande, faites-y bien attention. Puisque je suis eux, faites-moi au moins la grâce que vous leur faites. Quand vous adressez ainsi la parole à un garçon de ferme, à quelque varlet de ferme, quand vous entrez en propos avec lui, il ne vous vient point à l’idée qu’il peut vous offenser, mais connaissant ce fin peuple, et sachant que c’est lui qui parle français, qu’il est la fine fleur du langage français, vous êtes résolu à prendre tous ses propos comme des propos d’amitié, d’hospitalité, de cordialité, comme des propos cordiaux, comme des propos peuples. Sans un soupçon de cette odieuse, de cette basse, de cette grossière, de cette vulgaire, de cette populacière jovialité, que je hais. Souvent cordial, toujours cordial, jamais jovial, tel est ce fin peuple. Il ne vous vient pas à la pensée qu’il vous offense. Vous savez même très bien qu’il ne peut pas vous offenser. Et alors vous ne lui dites pas : Pardon, je suis monsieur Halévy. Je suis ce même peuple, Halévy, je suis ce même garçon de ferme, appuyé sur la même charrue, dessus cette même plaine de Beauce. Je ne vous dis donc pas même : Faites-moi l’amitié. Je vous dis : Faites-moi aussi la grâce ; faites-moi l’égalité, faites-moi l’équité ; traitez-moi comme eux ; puisque en somme vous êtes venu me voir ; faites-moi la justice de croire non seulement que je ne vous offense pas, mais que je ne peux pas vous offenser. Faites-moi l’égal traitement de me traiter comme eux. Puisqu’en somme vous êtes venu chez moi.
Mieux encore, et plus, faites-y bien attention, Halévy, prenez-y garde. Je suis, j’étais la seule maison de paysan qui vous fût ouverte comme à un frère, et non pas seulement comme à un hôte. Plus outre, j’étais, absolument parlant, la seule maison de paysan qui vous fût ouverte. Voulez-vous, de vos propres mains, vous la fermer. J’étais la seule maison de paysan qui vous accueillît au fond comme un autre paysan. Sans aucune interférence de respect ni d’hospitalité, sans l’ombre d’une interférence. Je ne parle plus de l’amitié, à défaut de l’amitié j’étais ainsi pour vous la plus précieuse référence, une référence unique. Cette cordialité amère que nous avions, cœur à cœur, si profondément triste, si profondément nourrie de tristesse, c’était la seule fréquentation paysanne que vous ayez. Vous exposez-vous à perdre, allez-vous perdre au moins cette référence unique.
Cette confidence sombre que nous avions. Ce propos de l’immense, de l’universelle conspiration des grandes personnes. Si parfaitement secrète, si parfaitement gardée. Ayant parcouru ensemble une si longue route, si sombre, allons-nous à présent nous séparer. Allons-nous désormais nous séparer. Allons-nous donc, allons-nous nous séparer. Pour la longue route qui nous reste, si sombre, allons-nous, nos voies vont-elles pour éternellement se séparer. Nous étions l’un à l’autre de précieuses, peut-être d’uniques références. Tout ce que nous avions de différence, d’écart entre nous donnait précisément, était précisément ce qui donnait une valeur, peut-être unique, à cette perpétuelle référence mutuelle, ce qui la rendait peut-être uniquement précieuse ; fructueuse, renseignante ; cette grande distance de classe et de situation sociale ; distance extérieure, mais intérieure, devenue intérieure depuis des générations, entrante intérieure, entrée intérieure, pénétrée intérieure, entrée dans le sang, teinture entrée dans le sang de la race ; et cette grande distance de caractère, de tempérament, d’âme (non de cœur), cette grande distance intérieure, devenue extérieure, sortante extérieure, qui sort par la peau, par (tous) les pores de la peau, qui se manifeste socialement même, qui fait de vous un optimiste si profondément triste, et de moi un optimiste, un pessimiste quelquefois courageux. Vous êtes un doctrinaire. Plus nos tempéraments et nos sociétés sont différentes, plus nous avons de distances de base, plus nous nous sommes l’un à l’autre, plus nous nous sommes mutuellement des témoins précieux ; uniques, je crois irremplaçables ; mutuellement irréversibles, si ces deux mots peuvent aller ensemble. Plus nous différons, plus nous avons de distances de base, plus nos pesées, plus nos visées sont bonnes, plus nos triangulations ont de pied. Nous nous sommes ainsi des témoins, des lecteurs sans doute inremplaçables. Qui autant que moi a su lire, a su mesurer du premier coup votre merveilleuse Histoire de quatre ans, qui autant que moi en a vu, en a proclamé du premier coup la vertu comme singulière, les approfondissements mystérieux, les reculées presque invraisemblables, les troubles horizons d’inquiétude, les avenues infinies, les avancées, les détresses, les grandeurs souvent uniques. Qui autant que moi est votre bon lecteur, un bon lecteur de vous. Et vous-même combien de fois n’ai-je point écrit pour vous. Combien de pages ne vous étaient-elles point directement, personnellement adressées, envoyées. Vous étiez, je crois, un de mes bons lecteurs. Il suffît de voir le texte et de nous connaître. Allons-nous renoncer à cette sourde collaboration, la meilleure de toutes, la seule peut-être, de penser quelquefois l’un à l’autre quand on est devant sa table. Me trouverez-vous un remplaçant, hélas, un deuxième, je le dis hautement, quelqu’un qui me vaille. Pour moi je ne vous en chercherai point. Je n’ai aucun goût pour ce genre d’opération. Il y a une telle bassesse dans le remplacement, une infamie. Un deuxième n’est jamais un premier. On ne remplace personne. On ne remplace rien. Tout est irréversible. Ce n’est point à quarante ans qu’on se refait une vie. J’ai dans mes boîtes peut-être deux mille pages de copie, des dialogues, des paysages où vous êtes mon interlocuteur, mon Prince pour mes envois, où je m’adresse à vous, où je vous tiens le propos, des essais, des propos, des cahiers, des histoires où c’est votre nom qui passe, où c’est vous qui êtes au vocatif. Où c’est à vous que je m’adresse. Vais-je faire cette indignité, indigne de vous, indigne de moi, vais-je mentir en arrière, pour en avant ; j’ai deux mille pages que je finirai peut-être bien par publier dans ces cahiers. Vais-je raturer votre nom, sur copie, sur épreuves ; deleatur ; vais-je rayer, gratter. Effectuer, hélas, une radiation, solennelle. Remplacer par un autre nom. Mettre un autre vrai nom, forger, feindre un nom fictif.
Vais-je vous chercher un substitut. Je vous avoue que je ne m’en sens pas le goût, que je ne m’en sens pas le cœur.
La confidence intime de toutes, la confidence des projets. La confidence la plus profonde, la plus secrète. Nous tous qui écrivons, Halévy, qui commençons à être un peu versés dans cet art difficile, nous qui tâchons, qui nous proposons d’être des écrivains propres, des écrivains probes, vous le savez, Halévy, nous ne faisons pas les malins. Nous laissons ça au parti intellectuel, de faire les malins. Nous ne sommes pas fiers. Pour moi je ne m’en cache pas. J’ai toujours le tremblement comme au premier jour. Je devrais pourtant commencer à savoir ce que c’est que de donner des bons à tirer. Je devrais commencer à être blasé sur ce que c’est que de donner un bon à tirer. Vous le savez, Halévy, je ne m’en cache pas. Je ne donne jamais un bon à tirer que dans le tremblement. Je ne m’attaque jamais à une œuvre nouvelle que dans le tremblement. Je vis dans le tremblement d’écrire. Et plus on va, je crois, plus on a peur. J’admire cette grande assurance de nos intellectuels. Tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on a derrière soi, (et pourtant on dit que ça commence, que ça en fait un peu), est derrière soi comme rien, comme une immense plaine. Et tout ce qu’on a encore à faire, tout ce qu’on voit, tout ce qu’on a devant soi (y compris ce qu’on ne fera jamais) est devant soi comme d’immenses montagnes, fait devant soi des montagnes infranchissables. Tout ce qu’on a dit est comme rien. Une eau qui s’écoule, un creux, un rien dans le creux de la main. Une eau qui s’est déjà écoulée, dont il n’est plus question. Tout ce qu’on n’a pas dit (encore, et tout ce qu’on ne dira jamais) fait devant vous des montagnes infranchissables. Des montagnes et des montagnes. Tout ce qu’on a passé n’est rien. Devant tout ce qui reste à passer. Et on se sent tout petit. On est si petit devant la réalité, si petit bonhomme. J’admire ces grands intellectuels qui du fond de leur moleskine mènent la réalité à coups de bâton. Ça a beau être un bâton de commandement. On se sent si petit, si totalement insuffisant. On voit si bien que Péguy c’est tout petit, on mesure si bien la vie, la carrière (de travail) de Péguy. On en voit si bien le bout, tous les bouts, la largeur, le lai. (ou le lé). Et que ce n’est rien. Comme le disaient les bonnes femmes, ce n’est pas du drap dans les grandes largeurs. Alors dans cette détresse pour se rassurer on parle de ses projets. On aime avoir quelqu’un à qui on parle de ses projets. Une oreille amie, (un cœur ami), une entente, une audience amie. On ne le fait pas seulement pour se donner du courage. Et de la consolation. Une sorte de consolation anticipée, prématurée. Une consolation d’avant. D’autant meilleure. D’autant plus chère. Ce que l’on veut se donner, ce que l’on se donne ainsi, plus profondément c’est une autre sorte d’anticipation, l’anticipation de l’insertion dans la réalité, produite, de cette œuvre que l’on tient toute, que l’on croit tenir toute, que pourtant l’on ne tient pas, puisqu’elle n’est pas produite, qui n’est pas produite, qui n’est pas réelle, au moins en ce sens, qui n’est pas inscrite, qui n’est pas entrée dans (l’ordre de) la réalité, dans (l’ordre de) l’événement, puisqu’elle n’est pas écrite. Vous connaissez cet état, Halévy. Quand on a une œuvre en tête on croit que ce n’est rien, pour la grandeur, pour les dimensions, qu’on la tient dans le creux de la main, in cava manu, on la voit comme un noyau, on ne voit qu’elle, on la voit toute en un point (organique), en un petit volume, on en voit tout de suite le bout, le dedans et le dehors, tous les tenants et les aboutissants, tous les morceaux, tous les membres, tous les organes, tout le tout, ce n’est rien, c’est fini, on la tient là sous la main. On aura sûrement fini ce soir. Et quand on la développe, quand on la déroule sur le papier, sur le plan du papier, dans ce développement, dans ce déroulement linéaire qui est la condition même, qui fait l’institution, qui est la constitution de l’art d’écrire, qui fait la loi, on ne sait plus où l’on va, (si on est loyal, si on est probe, si on veut suivre, si on suit fidèlement les modalités, les modulations, les ondulations de la réalité). (Les courbes géologiques.) (Les courbes, les plis du terrain.) Si on ne truque pas, fût-ce pour des raccourcis (artificiels). On est constamment épouvanté des exigences de ce développement, de ce déroulement. C’est exactement comme en montagne. Cette cime, que l’on avait, que l’on tenait sous la main, il faut des jours et des jours de ce travail, de cette marche forcément linéaire, (et forcément par étapes), pour en atteindre seulement les premières avancées. En verra-t-on seulement jamais la fin. La vie est brève. Atteindra-t-on seulement ce premier contrefort. On voit très bien la fin de la vie de Péguy. Surtout celui qui est dedans. On voit, on distingue nettement la portée, la retombée de cette trajectoire. Alors on dit, d’un air à qui nul ne se fie : J’ai commencé ma réponse à Halévy. — J’ai déjà trois cents pages de faites de mon dialogue charnel. — Ces propos seraient odieux, si tout le monde n’y sentait la lamentable inquiétude, la sourde détresse. C’est une pauvre, mie pitoyable anticipation que l’on veut faire, que l’on se donne, on veut toucher la cime et n’avoir pas fait le chemin, on veut s’appuyer, on s’appuie sur et dans la réalité d’une mémoire amie, on veut prendre, on prend une inscription de réalité, de production, de sortie, pour un projet, pour une œuvre en travail, dans la réalité d’une mémoire amie, d’une attente, d’une audience amie. On veut toucher la cime de la main. C’est certainement une tentation, un désir charnel. Un désir corporel, temporel. On veut vraiment, par ce biais, par ce détour, par cette avancée, par ce coup de force et d’anticipation, donner corps avant l’heure à une œuvre qui légitimement, naturellement n’en est encore qu’à la période de travail, n’est encore organiquement qu’en travail. Et on n’en veut rien laisser perdre. Et on ne veut perdre aucun temps. Pas une miette, pas un temps. Avare on serre les doigts de la main. On tient tout ça nerveusement ramassé d’avance dans le creux de l’esprit. Or vous savez que c’est notre état constant, puisque les œuvres passées ne pèsent rien, puisque les œuvres futures, éventuelles, rêvées, impossibles, pèsent sur nous éternellement.
Toutes ces montagnes qu’on a devant soi vous pèsent devant sur les épaules. Il faut les surmonter. Les remonter des épaules. Y entrera-t-on seulement. Représenter, rendre ce monde, ces trois dimensions, avec cette plume qui gratte régulièrement, qui court sur le papier. Quand on est à sa table on trouve, on voit bien que la main ne rame pas, la main n’avance pas, la plume n’avance à rien, la main ne rend pas. Ah non vous n’êtes pas en automobile. Vous ne roulez pas. Telle est notre misérable condition. La main ne paraît pas avancer. Et il semble toujours qu’on n’a jamais rien dit.
Il n’est pas besoin d’aller jusqu’à Saclay, il n’est pas nécessaire de faire un grand voyage. À Lozère même, dans les bas du moulin, en face M. Poincaré, dans les champs tout au bord de l’Yvette, dans les assez petits champs en pente qui remontent doucement, (ce ne sont plus les grands champs, les champs immenses de la plaine, mais il n’est pas nécessaire de faire un long voyage), à cinq cents mètres du chemin de fer je vous montrerais des champs, de blé, coupés, des chaumes tout verts, d’herbe, où seulement ils n’ont pas séparé la paille et le foin. Alors vous voyez dans un coin de champ de rares, de vagues gerbes informes, (alignées tout de même, parce que le métier ne perd jamais ses droits), (et c’est ce qui est beau), des gerbes sans nom. Vous vous approchez, vous ne pouvez seulement pas les reconnaître. Herbe et avoine. Herbe et seigle. Herbe et blé. Tout cela sèche ensemble, parce que, heureusement, encore, il fait beau, enfin assez beau, depuis une semaine, et on rentre les blés dans de bonnes conditions. On demande seulement, quand ils vont battre, comment le bon Dieu reconnaîtra les siens.
Qui à toute requête, à toute réquisition, au premier mot, sans un mot, si je puis dire au premier silence vous récitera, vous dira des vers de Hugo, n’importe lesquels, à toute requête, tous ceux que vous voudrez. Quarante ans sont passés. N’est-il point frappant, Halévy, n’est-il point saisissant que c’est ce mot, que c’est ce nombre qui revient partout cette année, et que c’est le mot, le nombre des Châtiments, un demi-vers de l’Expiation. Ainsi quand Victor Hugo écrivait ses Châtiments, il était juste loin de Waterloo comme nous sommes loin de 70. Qui le croirait. Il y avait la même distance, de temps, le même espace, le même parcours, entre Napoléon et lui, qu’entre 70 et nous, entre Waterloo et les Châtiments, qu’entre l’Année terrible et nous. Il était, dans le temps, à la chute du premier Empire comme nous sommes à la chute du Second. Singulières erreurs, singulières tromperies de la perspective temporelle. Comme on a bien raison de le dire, que ces plaines et ces montagnes du temps sont comme les plaines et les montagnes du lieu, aussi incertaines, aussi trompeuses. Singulières perspectives. Singulières optiques. Singulières erreurs, illusions d’optique. Il y a des pays qui sont grands et qui paraissent petits. Il y a des pays qui sont petits et qui paraissent grands. Tout ainsi et du même regard il y a des périodes, des temps qui sont grands et qui paraissent petits, qui sont longs et qui paraissent courts. Et il y a des temps qui sont petits, qui sont courts, et qui paraissent longs, qui paraissent grands. C’est une question de grandeur, (et non point seulement de dimension, de longueur). C’est une question non pas seulement de plus et de moins. C’est une question de plein et de fouillé. De plat et de recreusé. C’est aussi une question de la destination temporelle des temps et des lieux. Tout cet immense massif entre Waterloo et les Châtiments, ce temps creusé, ce temps fouillé, cinq règnes, sans compter celui qui tombait, deux révolutions, une restauration, une invasion, trois ou quatre régimes, deux rois, trois rois, une (deuxième) République, un prince-président, un deuxième, (un troisième) empereur, un coup d’État, une réaction, quatre ou cinq réactions, cinq ou six guerres, faites ou à faire, une grande conquête, tant de mouvements, de remouvements et de contremouvements, — et d’autre part ces quarante ans de plaine, de grande plaine de cette troisième République, c’est le même espace, pour les horloges, c’est la même heure. C’est la même longueur de temps.
On le sent plus vivement encore sous cette forme, sous la forme contraire, inverse : Nous sommes, dans le temps, à la chute du Second Empire comme il était à la chute du Premier.
Qui, débouchant brusquement de l’immortelle rue Victor-Cousin, prolongement de notre rue de la Sorbonne, pressé pour aller prendre le train avec vous à cette gare du grand-duché de Luxembourg, comme disait un réserviste de Palaiseau, ce qui prouve que Palaiseau n’a point dégénéré depuis Bara, et ce qui prouve aussi que la réserve n’a point dégénéré, n’est point devenue indigne de l’active, le même train, je pense le train de cinq heures 53, qui est votre train, parce qu’il s’arrête à Massy-Palaiseau, qui débouchant brusquement rue Soufflot vous dira, au premier mot de vous, sans autre sommation les vers du Panthéon qui est au bout de la rue Soufflot :
Ceux qui pieusement sont morts pour la patrieOnt droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau,Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ;Et, comme ferait une mère,La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau !
Gloire à notre France éternelle !Gloire à ceux qui sont morts pour elle !Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts !À ceux qu’enflamme leur exemple,Qui veulent place dans le temple,Et qui mourront comme ils sont morts !
C’est pour ces morts, dont l’ombre est ici bienvenue,Que le haut Panthéon élève dans la nue,Au-dessus de Paris, la ville aux mille tours,La reine de nos Tyrs et de nos Babylones,Cette couronne de colonnesQue le soleil levant redore tous les jours !
Gloire à notre France éternelle !Gloire à ceux qui sont morts pour elle !Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts !À ceux qu’enflamme leur exemple,Qui veulent place dans le temple,Et qui mourront comme ils sont morts !
Ainsi, quand de tels morts sont couchés dans la tombe,En vain l’oubli, nuit sombre où va tout ce qui tombe,Passe sur leur sépulcre où nous nous inclinons,Chaque jour, pour eux seuls se levant plus fidèleLa gloire, aube toujours nouvelle,Fait luire leur mémoire et redore leurs noms !
Gloire à notre France éternelle !Gloire à ceux qui sont morts pour elle !Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts !À ceux qu’enflamme leur exemple,Qui veulent place dans le temple,Et qui mourront comme ils sont morts !
Je ne sais pas par cœur seulement que ce fût de Juillet 1831, ni que le
titre fût Hymne. Que ce fût un ou une hymne. Il avait vingt-neuf ans.
Vous avez remarqué. On ne sait jamais les titres de Victor Hugo.
Sauf pour l’Expiation. Le mouvement est tel que c’est toujours le premier vers, ou
les vers conducteurs, qui mangent le titre, qui deviennent le titre. Ainsi celui-ci n’est
pas Hymne. C’est
Ceux qui pieusement sont morts pour
la patrie
, ou
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
— L’Expiation
même, c’est beaucoup plus souvent, c’est beaucoup plus
Waterloo !
Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
ou
Il neigeait.
On était vaincu par sa conquête.
Lui-même en a beaucoup nommé par les
premiers vers, et ce sont souvent les mieux nommés :
Oh ! je sais
qu’ils feront des mensonges sans nombre. Vicomte de Foucault, lorsque vous
empoignâtes. Le plus haut attentat que puisse faire un homme. Sonnez, sonnez toujours,
[clairons de la pensée.]
Nous parlions de Hervé, je crois. Qui vous fera
remarquer non point sans doute que Hugo n’était point hervéiste. Cela on le sait de reste.
Et on serait un sot de le faire observer. Quelque pédant. Un pédant d’un nouveau genre. Du
même genre. Un pédant tout de même. Mais qui vous fera remarquer cette curiosité, cette
rareté, de collectionneur, après que Hervé, après Napoléon, et après les soldats de
Napoléon, et après les maréchaux de Napoléon, a justement fait un sort, et à Wagram, et au
drapeau de Wagram, qui tiquera sur ce nom de Wagram et vous fera tiquer, qui s’amusera à
vous faire observer, qui vous fera remarquer cet amusement, cette rencontre si amusante,
cette coïncidence si curieuse que de tant de batailles, de toutes ces batailles
militaires, (et Dieu sait s’il en sait. Voyez plutôt, voyez par ailleurs :
Alors la Gaule, alors la France, alors la gloire
.) de toutes ces
batailles c’est précisément une que Hugo
prend dans les
Châtiments contre toutes les autres, entre toutes les autres pour symboliser, pour
nous représenter, pour nous signifier la bataille française, la victoire française, l’honneur militaire, l’honneur français (contre le deuxième Empire, je
n’ai pas besoin de vous le dire, et contre le troisième Napoléon), et c’est précisément la
bataille de Wagram. Et dans cette bataille ce qu’il prend, c’est précisément le drapeau.
Il en fait le drapeau même, comme symbolique, comme représentatif, comme significatif, de
la France même, de la France militaire, de l’honneur de la France, de l’histoire militaire
de la France. Une sorte de drapeau central et culminant :
Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire !
Vous me direz que ça faisait bien le vers. Je le crois aussi. Ce n’est qu’un hasard. Mais avouez qu’il est merveilleux. Et encore. Nous disons que ce n’est qu’un hasard. Nous n’en savons rien. Il avait tout de même lu Wagram :
Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire !Puissance, liberté, vieil honneur militaire,
Hein, vieil honneur militaire. C’est Wagram. Il est vrai que ça rime avec Voltaire. Il faut avouer aussi que Voltaire est bon ici :
Puissance, liberté, vieil honneur militaire,Principes, droits, pensée, ils font en ce momentDe toute cette gloire un vaste abaissement.Toute leur confiance est dans leur petitesse.Ils disent, se sentant d’une chétive espèce :« Bah ! nous ne pesons rien ! régnons. » Les nobles cœurs !Ils ne savent donc pas, ces pauvres nains vainqueurs,Sautés sur le pavois du fond d’une caverne,Que lorsque c’est un peuple illustre qu’on gouverne,Un peuple en qui l’honneur résonne et retentit…
L’honneur c’est Wagram. Qui devant un soleil couchant, un beau soleil couchant sur le Luxembourg, vu au contraire du Panthéon, vu toujours de la rue Soufflot, toujours à l’heure du train, ou autrement, à une autre heure, qui devant un de ces merveilleux soleils couchants sur les quais, sur les ponts, par l’entrée de votre place Dauphine, ou derrière Notre-Dame, derrière les monuments, derrière le troupeau des monuments, derrière les simples maisons, derrière les collines suburbaines, et aussi derrière les collines urbaines, derrière les collines vaporeuses, derrière les collines plantées, derrière les collines vêtues, derrière les collines chaudement vêtues de monuments et de maisons, qui devant un de ces couchants de soleil sur l’infini de la plaine, devant un de ces ciels de Paris et de l’Île-de-France, devant un de ces merveilleux couchers de soleil comme l’Île de France en a le secret, et Paris en Île de France, qui allumé seulement par ce mot de soleil couchant partira instantanément sur ces vers :
Au soleil couchant,Toi qui vas cherchantFortune,Prends garde de choir.La terre, le soir,Est brune.
Qui à ce seul mot coucher de soleil, ou plus pleinement au spectacle d’un coucher de soleil vous rendra la grande, la haute brutalité de ce vers :
Ce soleil qu’on espère est un soleil couché !
« C’est peut-être le soir qu’on prend pour une aurore !Peut-être ce soleil vers qui l’homme est penché,Ce soleil qu’on appelle à l’horizon qu’il dore,Ce soleil qu’on espère est un soleil couché ! »
Qui accroché au seul mot de demain, à tout propos, hors de propos, partira d’un seul trait, jaillira sans même s’en apercevoir :
Oh ! demain, c’est la grande chose !De quoi demain sera-t-il fait ?L’homme aujourd’hui sème la cause,Demain Dieu fait mûrir l’effet.Demain, c’est l’éclair dans la voile,C’est le nuage sur l’étoile,C’est un traître qui se dévoile,C’est le bélier qui bat les tours,C’est l’astre qui change de zone,C’est Paris qui suit Babylone ;Demain, c’est le sapin du trône,Aujourd’hui, c’en est le velours !
Demain, c’est le cheval qui s’abat blanc d’écume.Demain, ô conquérant, c’est Moscou qui s’allume,La nuit, comme un flambeau.C’est votre vieille garde au loin jonchant la plaine,Demain, c’est Waterloo ! demain, c’est Sainte-Hélène !Demain, c’est le tombeau !
Vous pouvez entrer dans les villesAu galop de votre coursier,Dénouer les guerres civilesAvec le tranchant de l’acier ;Vous pouvez. ô mon capitaine,Barrer la Tamise hautaine,Rendre la victoire incertaineAmoureuse de vos clairons,Briser toutes portes fermées,Dépasser toutes renommées,Donner pour astre à des arméesL’étoile de vos éperons !
Dieu garde la durée et vous laisse l’espace ;Vous pouvez sur la terre avoir toute la place,Être aussi grand qu’un front peut l’être sous le ciel ;Sire, vous pouvez prendre, à votre fantaisie,L’Europe à Charlemagne, à Mahomet l’Asie ;Mais tu ne prendras pas demain à l’Éternel !III
Ô revers ! ô leçon ! — Quand l’enfant de cet homme…
Nous avons appris cela en quatrième, sous l’excellent M. Doret, en leçon
facultative, qui étaient à vrai dire
une sorte de
récompense. Aussi nous le savons. Qui vous dira le même, car c’est le même, en partant du
pied :
Mil huit cent onze ! — Ô temps où des peuples sans
nombre
. C’est ainsi que nous le nommons, que nous l’avons toujours nommé.
Personne ne sait que ça s’appelle Napoléon II. Ça s’appelle Mil huit cent onze ! — Ô temps… et quelquefois dans les mémoires
Dix-huit cent onze :
Mil huit cent onze ! — Ô temps où des peuples sans nombreAttendaient, prosternés sous un nuage sombre,Que le ciel eût dit oui !Sentaient trembler sous eux les États centenaires,Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres,Comme un mont Sinaï !
Qui passant devant les Invalides reprendra brusquement le même par le milieu, car c’est encore le même :
Au souffle de l’enfant, dôme des Invalides,Les drapeaux prisonniers sous tes voûtes splendidesFrémirent, comme au vent frémissent les épis ;Et son cri, ce doux cri qu’une nourrice apaise,Fit, nous l’avons tous vu, bondir et hurler d’aiseLes canons monstrueux à ta porte accroupis !
J’ai fait une découverte, Halévy. Ne riez pas. Elle est, je crains qu’elle ne soit une découverte bibliographique, qu’elle ne soit de l’ordre de la bibliographie. Ne riez pas. J’ai fait une découverte de bibliographie. Elle est bonne ? Ne riez pas. C’est ma découverte qui est bonne. Elle est même plus bonne, vous allez voir qu’elle est (encore) plus bonne que vous ne le pensez. Ma découverte entre, comme partie intégrante, dans l’histoire de la littérature, et même dans l’histoire des lettres françaises. Ou alors il n’y a plus de justice. (Et surtout il n’y a plus de système.) Hugo était un faiseur. Ménagez-moi, je vous en prie, ne vous riez pas de moi. Ma découverte n’est pas que Hugo était un faiseur. Ce ne serait pas une découverte. Mais nous disons qu’il était un faiseur mais nous ne savons point jusqu’à quel point il était un faiseur. Ce sont de ces choses que l’on dit, que l’on a pris l’habitude de dire, et on ne sait pas soi-même jusqu’à quel point c’est vrai. Voici un monument. Au commencement de sa carrière, et même pendant toute sa carrière, (car il (re)commençait toujours, il trouvait qu’il n’en avait jamais assez, il savait bien qu’on est toujours dans l’attitude d’un débutant, que l’on débute toujours pour la fortune, et peut-être pour l’art), mais surtout pendant la première moitié de sa carrière il affectait de mettre au moindre de ses poèmes des épigraphes extraordinaires pour bien nous convaincre qu’il avait, comme on dit, une littérature inépuisable. Cela commençait dès les Odes et Ballades. On sait aussi que c’était l’habitude de son temps, je veux dire depuis Chateaubriand et dans toute cette première grande moitié du romantisme. C’était le commencement du romantisme. Dans le romantisme c’était le commencement de l’archéologie. Mais ce n’était pas seulement le commencement de l’archéologie romantique. C’était aussi et surtout déjà le commencement de toute notre archéologie scientifique. Or c’est presque un fait important de l’histoire littéraire, au moins de son histoire et de son histoire littéraire que ce soin qu’il avait, qu’il mettait, cette complaisance, cette docilité, cette inquiétude à suivre tout ce qu’on faisait de son temps, tout ce qui se faisait, tout ce qui faisait bien. En voilà un qui voulait faire une carrière (il semble bien qu’il l’ait faite), et qui ne croyait pas qu’une carrière se fait toute seule. La docilité inquiète et attentionneuse, la suivance de ce grand révolutionnaire aux gens de son temps, aux modes de son temps, aux mouvements de son temps, à ce qui réussissait, est un spectacle d’autant plus réjouissant qu’on peut le goûter sans arrière-pensée : ça a tellement réussi. Or la ballade quatrième, — à Trilby, — le lutin d’Argail, — porte cette épigraphe :
À vous, ombre légère,Qui d’aile passagèrePar le monde volez,Et d’un sifflant murmureL’ombrageuse verdureDoucement esbranlez ;
J’offre ces violettes,Ces lys et ces fleurettes,Et ces roses ici,Ces vermeillettes roses,Tout fraischement escloses,Et ces œillets aussi !
Or il attribue gaillardement ces deux strophes comme une Vieille chanson. C’est à n’y pas croire. Vous verrez vous-même dans une édition. Ces deux strophes que tout le monde connaît, que depuis nos premières enfances nous saluons tous comme un vieux souvenir, comme un des plus admirables jeux de notre très grand Du Bellay. J’entends bien. Vous me direz : Il n’est pas moins grand poète pour cela. J’y consens. C’est même un peu ce que nous disons. Un poète n’est pas forcé de savoir l’histoire de la littérature, au contraire, ni même l’histoire des lettres. — Vouére. Enfin il faudrait savoir. — Un grand poète n’est pas forcé d’avoir des références. — J’y entends, mais alors il n’est point forcé d’en mettre. Moi je veux bien qu’il n’y ait pas de référence. Au contraire elles m’ennuient. Elles m’obsèdent. Et elles ne réussissent point. Vous comprenez j’ai beau être bête, elles ne m’en imposent pas. Elles ne me donnent point le change. Ni sur la solidité de son savoir, ni sur l’universalité de ses connaissances. Il est vrai que moi aussi ce n’est point cela que je lui demande. Pourquoi alors seulement fait-il semblant de me l’offrir. Pourquoi me met-il des épigraphes, que je ne lui demande pas, et cela étant, pourquoi me les met-il fausses. Presque plus que fausses, ignorées. Tout Hugo est là-dedans. Qu’il ne me donne pas de références (j’aime mieux ça), ou qu’il me les donne exactes. Comme tout le monde. Mais non il m’abrutit, moi public, dans toutes ces ballades, dans tout son commencement d’œuvre, dans tout son commencement, dans toute sa première moitié de vie et d’œuvre, dans toute sa première moitié de carrière, et même dans tout le reste, il m’abrutit des références les plus extraordinaires, qui ne me laissent aucun doute-sur son érudition. Des noms qu’on n’a jamais ni vus ni connus. Rien que dans ces ballades, (pour ne pas citer les Odes, qui n’en craignaient déjà point), ensemble Émile Deschamps ; La Fontaine, Imitation d’Anacréon ; Shakspeare ; Montenabri ; Gonzalo Berceo, la Bataille de Simancas ; Ancienne chronique ; Reproches al rey Rodrigo ; Avienus ; André Chénier. Les références que je ne peux pas vérifier sont certainement bonnes. Quel malheur qu’il n’y en ait qu’une d’incomplète, de vague, au point d’en être littéralement fausse, et que ce soit ce délicieux poème, connu de tout le monde, cette chanson délicieuse de notre très grand Du Bellay, que nous avons toujours trouvée dans les éditions dans les Jeux rustiques, comme venant, comme adressée, D’un Vanneur de Blé aux Vents. Montenabri, Gonzalo Berceo, Avienus, et il ignore, ou enfin il ignore de reconnaître un gros morceau de Du Bellay, un des plus connus. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ces Ballades, et tout l’ancien, le premier Hugo, sont pleins de références prises à Ronsard et à la Pléiade. Ou enfin à la Renaissance française. Rien que dans ces Ballades : Desportes, Baïf, Ronsard, (Segrais), et il n’y a que quinze ballades. Et ce qu’il y a de plus fort, que tout, c’est que ce Du Bellay, auquel on n’attribue pas dans le livre un texte que tout le monde sait être de lui, c’est précisément à lui que tout le livre est dédié, ou enfin c’est une référence à lui qui est, qui fait l’épigraphe de tout le livre :
Renouvelons aussiToute vieille pensée.Joachim du Bellay.
Il est vrai que les références attribuées nominativement ne sont peut-être pas meilleures que les références attribuées anonymement si je puis dire. On ne sait plus. La confiance ne règne pas. Tout notre auteur est là. Et alors comme les malheurs se suivent et se ressemblent, et d’ailleurs que ça lui est bien égal, premièrement et d’ensemble il appelle, il attribue Vieille chanson le texte, ou l’un des textes les plus connus de notre très grand Du Bellay, (lui qui faisait alors profession de restituer, de restaurer la Renaissance française, surtout contre le dix-septième siècle, et surtout je pense parce qu’il devait compter que la Renaissance c’est plus près du Moyen-Âge, c’est donc plus romantique) ; (car il raisonnait généralement ainsi, pour ainsi dire) ; (je ne me dissimule d’ailleurs pas que si on lui disait qu’il a attribué du Du Bellay Vieille chanson, premièrement il dirait qu’il en a fait bien d’autres ; deuxièmement et surtout il ne croirait point, dans sa pensée, lui avoir fait tort ; peut-être au contraire) ; (car Vieille chanson dans sa pensée était certainement quelque chose de très bien. Il l’eût certainement fait affectueusement, respectueusement, honorablement et pour honorer. Il avait alors, naturellement, parce que c’était la mode, et il garda, il eut presque toujours un goût, un respect superstitieux de l’ancien, du vieux, en ce sens, ainsi entendu ; il en avait une considération mystérieuse, superstitieuse affectueuse ; toujours le bon révolutionnaire ; il pratiquait alors, (il pratiqua presque toujours, même ensuite, en même temps qu’il exerçait, qu’il excellait, qu’il faisait fortune dans le nouveau, professionnel, dans le progrès, professionnel, dans le moderne), une certaine superstition, une sorte de mystique du vieux.) (Une mystique de brocanteur.)
Deuxièmement il n’en cite que deux strophes, les deux premières, au lieu de trois qui sont également connues, où la troisième est indispensable, qui forment corps ensemble, où la troisième tient comme un membre, ou plutôt dans le corps même comme partie intégrante, qui ne peuvent aller l’une sans l’autre, qui se rappellent, qui se maintiennent à la mémoire aussi impérieusement les unes que les autres. L’une que les autres. (Et l’on ne dira pas que c’est pour faire des économies, puisque Ballade dixième il cite au long, il met en épigraphe toutes les quatre strophes, tous les quatre couplets de La Chanson du Fou, venue du quatrième acte de Cromwell, où je crois que c’est Cromwell lui-même, quelle autorité ! qui croit pouvoir l’attribuer à son fou Elespuru. (avec une variante, d’ailleurs, car les éditions de Cromwell portent :
Vois ; à l’horizonAucune maison,Aucune !
Et les éditions de la Ballade dixième portent à l’épigraphe :
Vois ; à l’horizon,Aucune maison !Aucune !
Ce qui fait que le texte a gagné dans l’intervalle et une virgule, et le remplacement d’une virgule par un point d’exclamation. Renforcement notable. De la pensée.
Troisièmement ces deux strophes mêmes il les cite mal. Quelles que soient les différences de graphie entre une graphie ancienne et une graphie moderne, je ne pense point qu’elles aillent jusqu’à ce que je vois. Or qu’est-ce que je vois. Je vois qu’il a fait aussi une variante dans sa Vieille chanson. Vive la liberté. Mais il en abuse peut-être un peu. Car il n’a pas fait seulement une variante dans le titre et dans le nom d’auteur, dans l’attribution. Il a fait aussi, il a introduit une variante dans le texte. Et comme il n’était pas Du Bellay, lui Hugo, une telle variante s’appelle, pour tout autre s’appellerait une erreur de citation. Et tout Hugo est encore dans cette erreur de citation. Mettons que c’est une variante, mais qu’elle n’est pas heureuse. Le texte portait, comme on sait :
À vous troupe légère,
Tout l’humanisme était dans ce troupe légère, tout l’humanisme et tout le grec, toute la bucolique antique et renaissance, renaissante, la vraie, toute la Renaissance païenne et française, toute la tradition renaissante, toute la fleur, toute la grâce, et aussi toute la précision de l’antique et du français. Hésiode et Théocrite. C’en était même devenu comme un mot technique. Lui Hugo, il n’hésite point. Il cite, il rapporte au courant de la plume :
À vous, ombre légère,
Et tout de suite ça n’est plus ça du tout. Ça n’est plus, non seulement ça n’est plus du temps, mais ça n’est plus de la race, ça n’est plus de rien. Tout tombe. La vulgarité a passé, la pire de toutes, la vulgarité légère. Tout le romantisme est là. Un léger pouce de vulgarité a écrasé la fine moulure antique. Le commun, le mastique romantique a bouché l’œil et la nervure. Et il faut dire que tout le poème, toute la pièce est comme une gageure. C’est déjà un défi, et c’est risquer gros, c’est jouer gros jeu, pour un moderne, que de se mettre, d’aller se mettre du Du Bellay en épigraphe, et un tel Du Bellay. Un texte comme celui-là, du haut de son petit coin d’épigraphe, met tout par terre. Il met notamment naturellement fort proprement par terre sa ballade quatrième, qui est une des mauvaises. Qui est même si mauvaise que cette espèce de protection qu’il fait à cette vieille chanson en se l’épinglant comme épigraphe, en l’adoptant, pour la rendre immortelle sans doute, pour la faire passer à la postérité, cette agrégation, ce rattachement qu’il s’en fait, cette adoption, (vous suivez le mouvement : la ballade quatrième ira sûrement à la postérité, plutôt deux fois qu’une, puisque c’est du Hugo. Alors lui, bon prince, généreux, (il est jeune), en plus il sauvera cette vieille chanson, qu’il aime, il nous la gardera pour la mémoire des hommes, il va l’honorer, il attachera cette petite chaloupe sur son énorme bateau), que ça finit par faire, que ça finit par donner une des comédies les plus réjouissantes que l’on nous ait jamais montées. Les plus récents travaux de nos historiens ont mis à jour ce singulier contrat, cette sorte de bail plus que viager, cette sorte de bail éternel par lequel Victor Hugo s’était assuré la propriété exclusive, l’usage et l’emploi du mot ombre au singulier et au pluriel, surtout à la rime. Ces rimes en ombre(s) lui ont quelquefois donné de beaux effets :
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres :
Mais généralement ce bail ne lui a pas profité. Ce monopole (d’État) lui a fait faire plus de facilités que de grands vers. Ses ombres viennent généralement trop, surtout à la rime, trop quand on les attend. Encore une mesure du classique et du romantique, dans le métier. Les rimes en ombre(s) de Hugo lui servaient sensiblement comme les rimes en èbre(s) servaient aux classiques quand les classiques eux aussi s’abandonnaient, se laissaient aller au métier. Quand il y avait des trous dans le génie, ce qui s’est vu, des carences, des déficiences. Des manques. Èbre(s) était le ombre(s) des classiques comme ombre(s) était le èbre(s) non pas tant des romantiques que de Hugo (qui lui seul, pour le métier, fait tout le romantique). Funèbres, ténèbres, c’est ce qui sonne dans le classique, dans le registre classique, ce que sonnent dans le registre romantique ombres, sombres, décombres. Et comme on s’y attendait ça sonne tout de même un peu mieux. Ça sonne plus noble. Ça parle moins du nez.
Quatrièmement, et tout Hugo est encore là-dedans, pour faire du vieux, pour authentiquer comme vieille sa vieille chanson il lui a mis une vieille graphie de fantaisie qui est bien la plus amusante qui soit : esbranlez, fraischement escloses. Or en face d’un vieux texte il n’y a que deux attitudes à prendre : (rassurez-vous, Halévy, nous allons le réciter deux fois) ; (c’est bien un peu pour cela que je le fais) : ou bien l’écrire tranquillement à la moderne, sans aucune affectation. C’est ainsi que je trouve dans une petite édition anglaise internationale publiée simultanément à Paris, Bruxelles et Lausanne : Les Chefs-d’Œuvre de la Poésie lyrique française. — Les Chefs-d’Œuvre lyriques de Ronsard et de son école. — Joachim du Bellay. — Jeux rustiques. — D’un Vanneur de Blé, aux Vents :
À VOUS, troupe légère,Qui d’aile passagèrePar le monde volez.Et d’un sifflant murmureL’ombrageuse verdureDoucement ébranlez :
J’offre ces violettes,Ces lis et ces fleurettes,Et ces roses ici,Ces vermeillettes roses,Tout fraîchement écloses,Et ces œillets aussi.
De votre douce haleineÉventez cette plaine,Éventez ce séjour,Cependant que j’ahaneÀ mon blé que je vanneÀ la chaleur du jour
ou bien prendre une graphie ancienne sur une édition ancienne ou sur une édition savante. C’est ainsi que je trouve dans Marty-Laveaux ; et encore il faudrait faire fondre des s anciennes montantes comme des f, (et non pas toutes des s finales comme nos s d’aujourd’hui), qui n’existent peut-être pas naturellement chez Allainguillaume dans nos Didots actuels :
IEVX RVSTIQVES
d’vn vannevr de ble,
avx vents.A vous troppe legere,Qui d’æle passagerePar le monde volez,Et d’vn sifflant murmureL’ombrageuse verdureDoulcement esbranlez,I’offre ces violettes,Ces lis & ces fleurettes,Et ces roses icy,Ces vermeillettes roses,Tout freschement écloses,Et ces œillets aussi.De vostre doulce halaineEuentez ceste plaine,Euentez ce seiour :Ce pendant que i’ahanneA mon blé, que ie vanneA la chaleur du iour.
(Pendant que je copie ce Marty-Laveaux pour les imprimeurs, je m’applique tellement à bien former mon écriture, pour qu’il n’y ait aucune coquille, que si Bédier voyait ma copie, sûrement il m’embaucherait pour lui copier ses textes pour ses imprimeurs.)
Et jusqu’à la fin de ses jours cette citation est restée ainsi, variée, non seulement fausse, mais maquillée. Mutée. Jusque dans les éditions les plus définitives, les plus ne varietur, jusqu’à celle qui parut, et qui paraît, chez Hetzel et chez Quantin, où la double initiale, V. H., en signature, est bouclée d’une sorte de ceinturon. Ce qui prouve qu’il n’avait pas un secrétaire. Pas un ami. Pas un lecteur. Ou qu’il avait un si mauvais caractère que personne n’osait lui mettre un mot. Et ça revient au même. C’est le même sous deux formes différentes.
Tout cela non seulement dans des ballades mais tout aussitôt après des odes où il met en référence et cite et attribue très bien (je n’y suis pas allé voir ; toutes les références qu’on n’a pas vérifiées sont toujours bonnes) Remi Belleau, Ronsard et même Jean de la Taille, mêlés d’un Daïno lithuanien.
Toutes les références qu’on ne vérifie pas sont évidemment bonnes. On a bien raison d’appeler ça des éditions ne varietur. Ça ne bouge jamais. Excepté quelques différences de ponctuation, juste assez pour montrer qu’on ne collationnait même pas. Même pas à l’imprimerie. J’ai trouvé cette vieille chanson, à qui enfin il veut faire un sort, (digne d’elle), et qui, l’ingrate, lui fiche par terre sa ballade quatrième, dans la première édition, aux mains de de Pesloüan. Je la retrouve dans l’édition à trois francs cinquante ceinturonnée, sauf qu’on a cette fois-ci notablement adouci, diminué la ponctuation de la fin. D’où un fâcheux affaiblissement de la pensée, de toute vieille pensée. Dans le ceinturon on a supprimé les deux virgules finales des deux avant-derniers vers, et on a supprimé l’exclamation du point d’exclamation final, ce qui donne, au lieu d’un des premiers textes que nous avons donné :
Ces vermeillettes rosesTout fraischement esclosesEt ces œillets aussi.
Il a mis des graphies anciennes, ou même pas, ici, là, pourquoi pas là, on ne sait pas pourquoi.
Les références qu’on ne vérifie pas sont les bonnes. La preuve. Elles ne sont pas seulement les meilleures. Un ancien disait qu’elles sont les (seules) bonnes. Il était hanté de ombre(s). C’est sur ombre qu’il retombait quand il fallait bien retomber. Dans son titre même les Rayons et les Ombres. Il est vrai qu’il avait dû, ou qu’il devait devoir à cette rime, jouxtée aux profondes rimes en oir, un de ses plus profonds, un de ses plus grands enfoncements, approfondissements quadrangulaires ; et c’est précisément dans les Rayons et les Ombres :
« La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre,Où jadis pour m’attendre elle aimait à s’asseoir,S’est usée en heurtant, lorsque la route est sombre,Les grands chars gémissants qui reviennent le soir.
Les classiques n’avaient pas seulement les rimes en èbre(s), si je puis dire comme rimes attendues ; ténèbres, funèbres, célèbres :
Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbresSont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Ils avaient entrailles, funérailles, batailles ; foudre, poudre ; marque(s), monarque(s) ; et dans Racine Oreste, funeste :
Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funestePrésenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ?
Et tantôt c’est beau, et tantôt c’est attendu :
Je te vis à regret, en cet état funeste,Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
C’est même peut-être ce qu’il a fait de plus fort, que ce soit attendu, et si beau.
Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,D’une guerre si longue entretenir le reste.
Il y a aussi encor et Hector à la rime. Il est extrêmement remarquable, dans tout Andromaque déjà, combien Racine met les noms propres à la rime, ce qui est une droite et grande et brave et directe façon de quarrer le vers. Grèce, Sparte, Hélène, Troie, Ulysse, Achille, Épire, Pyrrhus, Hermione, et même États. Cela donne au vers une facture délibérée, complète, un achèvement plein carré, une absence d’hésitation, une volonté d’emplir. Pylade. Troie revient deux fois, trois fois à la page, deux fois avec proie, une fois avec joie. — la Phrygie. les Troyens.
Cléone
Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste
Et reste. Même page :
Hé bien, Madame, hé bien, écoutez donc Oreste.Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.
Tel est de mon amour l’aveuglement funeste.Vous le savez, Madame ; et le destin d’Oreste
Je vous entends. Tel est mon partage funeste :Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.
Ilion. Andromaque. Troyenne.
Ses yeux s’ouvroient, Pylade ; elle écoutoit Oreste,Lui parloit, le plaignoit. Un mot eût fait le reste.
Cléone même avec Hermione. Céphise.
Ah ! que je crains, Madame, un calme si funeste !Et qu’il vaudroit bien mieux …
Hermione
Fais-tu venir Oreste ?
Cléone
Il vient, Madame, il vient ;
Agamemnon. l’État. Cléone encore avec Hermione. Et avant le vers terrible :
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,Madame : il ne mourra que de la main d’Oreste.
Il me laisse, l’ingrat ! cet embarras funeste.Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.
Hermione
Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?
Comment sonnent, après ces perfidies de cruautés, après cette tragédie d’enfer, les vers de Corneille :
Je l’ai vu tout sanglant, au milieu des batailles,Se faire un beau rempart de mille funérailles.
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Même les vers à rimes attendues :
Adieu donc, puisqu’en vain je tâche à vous résoudre :Tout couvert de lauriers, craignez encor la foudre.
Ou le foudre.
Honneur, bonheur viennent sans cesse à la rime, ensemble, dans Corneille, surtout naturellement dans le Cid. Mais il faut dire que honneur dans Corneille est une sorte de nom propre. C’est un nom d’une personne, un nom de quelqu’un. Que l’on connaît très bien.
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,Fer qui causes ma peine,M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
Et l’on peut me réduire à vivre sans bonheur,Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre ;
Et, dans ce haut degré de puissance et d’honneur,Les plus grands y tiendront votre amour à bonheur.
Je découvrois en vous d’assez illustres marquesPour vous préférer même aux plus heureux monarques :
Quand Oreste n’est plus là, reste et funeste s’arrangent ensemble :
Vous devez présumer de lui comme du reste :Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
La rime main(s), Romain(s) ; — homme, Rome est partout dans Hugo ; elle était naturellement déjà partout dans Corneille et ils se joignent profondément par ce métier. Voilà ce qu’il faudrait considérer un peu, c’est à des considérations de cet ordre qu’il faudrait docilement se livrer avant de croire que l’on peut tout fonder sur une séparation du classique et du romantique. Il y aurait tant à dire. Hugo était peut-être au fond un classique mauvaisement ambitieux qui pour arriver s’est revêtu, s’est maquillé d’un romantique. Parce que c’était la mode qui venait. D’une mode romantique. Il y aurait tout un travail à faire, qui sait, une thèse, sur toute une famille de vers chez Hugo, dans toute la première moitié de son œuvre, mais au fond dans toute son œuvre, qui est incontestablement une famille virgilienne. Et un deuxième travail, beaucoup plus considérable peut-être, sur une famille cornélienne que je crois encore beaucoup plus étendue. Plus nombreuse. Par contre je crois que l’on ne trouverait pas dans Hugo un seul vers racinien.
Hélas ! c’étoit lui-même ; et jamais notre RomeN’a produit plus grand cœur ni vu plus honnête homme.
Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !
Pauline
Sauvez-vous d’une vue à tous les deux funeste.J’abhorre les faux dieux.
Polyeucte
Et moi je les déteste.
Néarque
Je tiens leur culte impie.
Polyeucte
Et je le tiens funeste.Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,Et qui me range ici dessous les lois d’un homme,
Un des plus beaux exemples, je ne dis pas seulement un des plus curieux, mais un des plus frappants de ce qu’il y a une fortune pour les rimes aussi, une destinée, c’est le sort des rimes en ort dans Corneille ; mort, sort, effort, port ; surtout mort et sort. Ces rimes servent à faire des vers ordinaires, des vers de tous les jours ; (des vers ordinaires de Corneille) :
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort ;Et n’employons après que nous à notre mort.
Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort ;Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort :
Et toute la rigueur de votre premier sortContre votre mérite eût fait un vain effort.
Puis dans Polyeucte elles montent ; elles montent peu à peu :
Si toutefois, après ce coup mortel du sort,J’ai de la vie assez pour chercher une mort.
Elles montent, elles montent encore :
Que d’épouser un homme, après son triste sort,Qui, de quelque façon, soit cause de sa mort ;
Dans Polyeucte il monte encore, il atteint un premier faîte de grandeur spirituelle, de sainteté :
Du premier coup de vent il me conduit au port,Et, sortant du baptême, il m’envoie à la mort.
Pendant ce temps dans les Horaces il avait atteint à un faîte plus élevé encore, à plus de grandeur, mais à une grandeur temporelle, à un faîte de grandeur temporelle, à un faîte d’héroïsme :
Mourir pour le pays est un si digne sort,Qu’on brigueroit enfouie une si belle mort.
Alors dans Polyeucte la sainteté recoupant juste dans l’héroïsme nous parvenons d’un dernier coup, d’une dernière montée à un deuxième faîte, d’un deuxième pas, d’un dernier pas, au faîte suprême ; à une grandeur, à un faîte de grandeur d’une grandeur suprême, d’une grandeur unique ; car c’est pour ainsi dire à un faîte spirituel comme d’une grandeur temporelle. C’est un recoupement. Dans les Horaces, (que l’on nous dit qu’il nommait lui-même Horace), il avait déjà dit :
Que les hommes, les dieux, les démons et le sortPréparent contre nous un général effort ;
Dans Polyeucte c’est un recoupement. Car il atteint à une grandeur comme temporellement spirituelle, à un faîte comme temporellement spirituel ; à un faîte unique d’héroïsme dans la sainteté, (mais qui est peut-être en un sens aussi, vu de l’autre côté, un faîte de sainteté dans l’héroïsme ; je veux dire qu’un tel héroïsme de sainteté ne se produit peut-être que dans un monde naturellement héroïque, dans le monde cornélien ; il y a là encore une insertion du spirituel dans le temporel, du surnaturel dans le naturel ; de la sainteté dans l’héroïsme ; une nourriture temporelle du spirituel par le temporel, dans le temporel, une nourriture, une prise de départ de la sainteté par et dans l’héroïsme ; de là ce faite unique de sainteté héroïque) ; ces deux vers dont il est impossible de ne pas voir la correspondance et organique et volontaire aux deux pénultièmes vers des Horaces, je veux dire à nos deux pénultièmes, à ceux que nous avons cités en avant-dernier, ces deux vers culminants dont la correspondance et organique et volontaire aux deux vers culminants des Horaces est saisissante ; infiniment plus qu’évidente ; au point que ces deux vers et ces deux forment, font dans les deux œuvres (en un sens correspondantes) une symétrie, une réponse, une correspondance capitale d’aboutissement, de couronnement ; sur laquelle, de laquelle nous nous expliquerons quelque jour, que nous chercherons quelque jour à approfondir ; en ce sens que j’espère que nous montrerons que le Cid et Horace représentent deux héroïsmes temporels qui, portés à l’éternel, donnent Polyeucte, qui transférés sur le plan de l’éternel, dans le registre de l’éternel, avec tous leurs racinements temporels, se recoupent et en même temps ainsi aboutissent ensemble, s’achèvent, se couronnent en Polyeucte, y produisant ainsi, y montant ainsi, y achevant ainsi comme naturellement non point un surnaturel antinaturel ni surtout extranaturel, (ce qui est le grand danger), mais un surnaturel naturel et supranaturel, littéralement surnaturel ; y représentant en achèvement, en couronnement non point un héroïsme éternel, un héroïsme du salut, un héroïsme de la sainteté en l’air, (ce qui est l’immense danger), mais un héroïsme éternel encore pourvu précisément de toute son origine temporelle, de toutes ses racines temporelles, de toute sa race, de tous ses racinements temporels ; un héroïsme de sainteté qui monte de la terre mais qui n’est point préalablement déraciné de la terre ; qui n’est point préalablement lavé à l’eau stérilisée ; qui même on pourrait dire ne s’en déracine point ; qui s’en arrache mais au fond ne s’en déracine point ; qui n’est donc pas intellectuel mais charnel ; qui est, qui est donc réel ; qui est, qui reste charnel non pas seulement par son origine, par son départ, par sa race, par tout son goût, par toute sa sève, mais encore au moins par le ministère de la prière, de la double prière, toutes les deux montantes ; de la prière de ceux qui restent à ceux qui sont partis, à ceux qui sont déjà partis, qui sont partis les premiers ; pour leur demander leur intercession ; de la prière, de l’intercession de ceux qui sont partis pour ceux qui restent. Ainsi cet héroïsme éternel est éternellement de provenance temporelle, cet héroïsme de sainteté est éternellement de provenance, de production charnelle. C’est ce qui en fait le prix, infini. C’est le mystère même de l’incarnation. C’est ce qui en fait aussi l’exactitude. Non seulement c’est ce qui le fait humain, mais c’est ce qui le fait, exactement, chrétien. Cette insertion, cette articulation de l’éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel, du saint dans le héros. Autrement non seulement il n’y a plus d’homme, mais exactement, techniquement pour ainsi dire il n’y a plus de chrétien. Plus de saint. Cette articulation, cette insertion fait la pièce capitale du christianisme, de la sainteté. Tout autre agencement n’est, ne donne qu’une construction littéraire, ou ce qui revient sensiblement au même une construction intellectuelle. Il faut qu’une sainteté vienne de la terre, monte de la terre. Il faut que la sainteté s’arrache de la terre, qu’elle s’en arrache laborieusement, douloureusement, saintement. Il faut qu’elle s’en arrache avec tous ses racinements. Autrement non seulement elle n’est pas humaine, mais elle n’est pas chrétienne. Il ne faut pas qu’elle en soit préalablement, arbitrairement, intellectuellement déracinée, déplantée. Alors on n’a plus que des miracles de pacotille. Si je puis dire la sanctification n’est pas une assomption ; elle est beaucoup plutôt à un certain sens une imitation de l’Ascension. Les vers de l’intercession sont partout dans Polyeucte :
Et toi qui, tout sortant encor de la victoire,Regardes mes travaux du séjour de la gloire,
Cher Néarque, pour vaincre un si fort ennemi,Prête du haut du ciel la main à ton ami.
Et c’est là que bientôt, voyant Dieu face à face,Plus aisément pour vous j’obtiendrai cette grâce.
Polyeucte m’appelle à cet heureux trépas :Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
Voici la formule même de l’arrachement raciné ; comme on devait s’y attendre elle est dans les stances et tout le monde la sait :
Honteux attachements de la chair et du monde,Que ne me quittez-vous quand je vous ai quittés !
Voici l’avant-avant-dernière fortune des rimes en ort :
Après m’avoir fait voir Néarque dans la mort,Après avoir tenté l’amour et son effort,
En voici l’avant-dernière fortune :
Néarque
Dieu même a craint la mort.
Polyeucte
Il s’est offert pourtant : suivons ce saint effort ;
Et on sait qu’en voici la dernière ; ce sont littéralement les deux vers d’Horace transférés dans le registre éternel, par une opération organique et ensemble par une délibération volontaire :
Si mourir pour son prince est un illustre sort,Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort ?
Telles étaient, Halévy, nos trouvailles, les découvertes que nous nous communiquions, nos découvertes sensationnelles. Prouvant ainsi que nous étions très capables, nous aussi, quand il fallait, de faire « du travail » comme eux. Saviez-vous par exemple qu’il ne s’était pas seulement glorifié
… de son père lorrain, sa mère vendéenne,
mais qu’il s’est une fois glorifié d’avoir un nom saxon. Je parle de
Hugo, je ne parle plus de Corneille. Oui, oui. Il est vrai qu’il était jeune. C’était dans
les commencements. — Et puis, comme disait Ghéon, (c’était peut-être
Copeau, chez Croué), de quoi Hugo ne s’est-il pas félicité. Il avait
raison. Il faut se féliciter. Tout de même il ne s’est pas toujours félicité d’avoir un
nom saxon. C’est à la fin de l’ode septième du livre
troisième. (III-7). C’est dans l’ode que nous nommons communément, que nous croyons
connaître sous ce nom de l’ode à la Colonne. (Tout court). Hugo l’avait
nommée plus au long, tout au long, plus naïvement, avec une sorte de naïveté de plan de
Paris désarmante qui au fond fit sa force toute sa vie : Ode septième.
— à la Colonne. —
de la place Vendôme.
— Parva magnis. Il est vrai que du temps de cette ode il fallait
peut-être préciser. La « colonne de la place Vendôme » n’était peut-être
point encore la colonne. Il n’y avait encore que Napoléon qui l’avait
faite, (un souffle), et le revêtement du bronze des canons pris aux Autrichiens, des douze
cents canons pris à l’ennemi, je pense en une seule campagne. Elle n’avait encore que ce
revêtement de bronze de la plus grande histoire, de la plus grande gloire militaire, elle
n’avait encore, que ce revêtement de 1805. La politique n’y était point encore passée, la
toute-puissante politique, je veux dire la seule omnipotente, la politique intérieure,
celle où les Français se battent les uns contre les autres ; parce que n’est-ce pas, se
battre contre les Autrichiens tout le monde fait ça, tout le monde peut en faire autant.
C’est pas malin. Ce qui est malin, c’est de se battre entre nous. Il ne pouvait pas non
plus la nommer la colonne Vendôme, c’eût été trop familier. Ensuite il y
a eu la concurrence de l’autre colonne. Pendant tout Louis-Philippe et la deuxième
République et le deuxième Empire ça a marché très bien. Il y avait cette dualité parfaite,
les deux colonnes du Temple,
Dieu dit : — Il en faut deux ; et dans le
sanctuaire… L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel…
On en oubliait les
deux colonnes, ensemble, jumelles, de la place, de la barrière du Trône. C’était parfait,
cette concurrence, la colonne Vendôme, la colonne Juillet ; deux sœurs ; l’aînée, la
cadette ; devenues aussi grandes l’une que l’autre ; un bonhomme sur l’une, un bonhomme
sur l’autre ; sur l’une un bonhomme habillé ; plus qu’habillé ; vêtu ; drapé ; ou armé ;
sur l’autre un jeune bonhomme inhabillé. Tout allait bien. L’un, dit-on, était le génie de
la Liberté. On m’accordera
que l’autre était peut-être bien le génie de la
Guerre ; le parallélisme de ces deux verticales avait été poussé si loin dans les esprits
que Vendôme avait fini par devenir une espèce de nom de mois. Merveilleuse correspondance,
antithèse toute faite pour Hugo : la colonne de la Victoire, la colonne de la Liberté ; la
colonne de la Gloire militaire, la colonne de la Gloire civile. Entre nous cette antithèse
était un peu factice, tout à fait faite par conséquent pour Hugo. Car la colonne de la
Liberté était aussi une colonne de la Victoire, au moins sur les Suisses et sur quelques
bons Français, et j’ai entendu dire que cette Gloire civile avait surtout été procurée à coups de fusils. Enfin, avec tout ça, c’est-à-dire
avec Napoléon et les Autrichiens, la Colonne n’était pas encore la
colonne. Elle n’était encore, comme la nomme, comme l’invoque très bien Hugo, que
la Colonne de la place Vendôme. Ce qu’il lui fallait, à cette Colonne,
pour devenir la colonne, c’était d’avoir été préalablement fichue par
terre et ensuite remontée ; ce qui lui manquait (c’est un peu cette sorte de gloire, il
faut le dire, de publicité que Hervé a faite au drapeau de Wagram), ce
qui lui manquait, c’était la Commune, Courbet, (Vuillaume comme chroniqueur). Les
gouvernements réactionnaires ayant pris soin de ne pas fiche par terre la colonne de
Juillet, la concurrence est tombée. C’est à cause de Vuillaume que nous pouvons dire : la colonne. C’est à cause de la tradition de l’opposition républicaine.
C’est à cause de Vuillaume que Hugo à quatre-vingts ans pouvait dire la
colonne. Mais il ne le pouvait pas à vingt ans, à cause de l’absence de Vuillaume.
Il lui fallait une histoire propre, à cette colonne, une affaire. Une
gloire propre. Les républicains la lui ont faite.
Voici le nom
saxon. C’est justement dans la Colonne. Vous n’êtes peut-être pas
comme moi. Je trouve que ce saxon est prodigieux. Mais dans une ode à la Colonne, ça dépasse tout. C’est particulièrement bien placé. C’est
prodigieux au deuxième degré. C’est comme pour Du Bellay, il n’a certainement plus pensé
aux Saxons. Aux vrais. Il avait oublié les 14.000 Saxons de Leipzig et la cavalerie
wurtembergeoise. Février 1823, il avait vingt-cinq ans ; il n’y avait
pourtant que quatorze ans :
V
C’est moi qui me tairais ! Moi qu’enivrait naguèreMon nom saxon, mêlé parmi des cris de guerre !Moi, qui suivais le vol d’un drapeau triomphant !Qui, joignant aux clairons ma voix entrecoupée,Eus pour premier hochet le nœud d’or d’une épée !Moi, qui fus un soldat quand j’étais un enfant !
Il ne fut malheureusement pas un soldat quand il était un homme.
Non, frères ! non, français de cet âge d’attente !
Dans les anciennes éditions ce vers s’écrivait ainsi :
Non, frères ! non, Français de cet âge d’attente !
Ce qui était évidemment la bonne graphie. Français, et non français. Grande capitale et non pas bas de casse. C’est dans l’édition définitive qu’on lui a fait la faute, qui n’était pas dans les premières, dans les anciennes éditions. C’est tout à fait contraire an dicton. C’est tout ce que ses secrétaires ont pu trouver pour lui. Comme toute sa vie est là. Ou a pu lui faire, on lui a fait des éditions de luxe ; innombrables ; très cher ; très laides : on ne lui a pas fait une édition correcte. Dans cette indifférence glaciale, dans ce total manque de soin(s), dans cette pauvre, dans cette froide négligence comme éclate bien sa réelle indigence de parents et d’amis. À défaut de soi il n’avait pas un ami, pas un fidèle pour travailler proprement pour lui. Cet homme réellement sans amis, sans secrétaire, sans famille. Plein d’histoires de famille invraisemblables. À défaut de lui-même il n’avait personne capable de lui lire proprement une épreuve. Et pourtant d’une part il gagnait de l’argent, ces livres mal établis se vendaient comme du pain, et d’autre part il payait, comme Napoléon il a payé sa famille assez cher.
Non, frères ! non, Français de cet âge d’attente !
Il est même certain, pour quelqu’un qui a un peu l’expérience des typographies, typographiarum cuidam perito, que c’est l’f bas de casse de frères qui a amené l’f bas de casse de français. C’est un phénomène très connu. C’est même peut-être le cas le plus fréquent. Un recommencement apparemment identique entraîne en fait, en résultat, dans la composition un recommencement réellement totalement identique. Non, fr la première fois entraîne inévitablement non, fr la deuxième fois. La mémoire, dans ce cas, continue. La mémoire, le rappel de mémoire, alors, joue à plein, joue à bloc. La deuxième fois alors se passe, se compose inévitablement comme la première. C’est un des phénomènes les plus connus, les plus communs de la psychologie courante qui s’apprend dans les ateliers et non point dans les laboratoires de psychologie pratique(s) plus ou moins expérimentale.
Non, frères ! non, français de cet âge d’attente !Nous avons tous grandi sur le seuil de la tente.Condamnés à la paix, aiglons bannis des cieux,Sachons du moins, veillant aux gloires paternelles,Garder de tout affront, jalouses sentinelles,Les armures de nos aïeux !
Une édition qui respire le manque de soin, voilà ce qu’on lui a fait pour son édition ne varietur et pour sa boucle de ceinturon serrée au dernier cran.
Telles étaient les trouvailles que nous nous communiquions, Halévy, les découvertes dont nous nous faisions part ; telles et telles. Une poussait l’autre, une amenait l’autre, incontinent l’une conduisait à l’autre. Une poussait, l’autre tirait. Ou au contraire l’une barrait l’autre, empêchait de passer, quand il y en avait trop. Tels étaient nos rares délassements. Il en est de moins innocents. Il en est de moins purs. Nous aussi nous savons analyser. Nous aussi nous savons travailler dans le détail. Mais nous ne croyons pas que le détail épuise ni l’œuvre ni toute autre réalité, nous croyons au contraire qu’il s’en faut infiniment. Nous aussi nous savons faire de la bibliographie. Nous n’en avions pas seulement de bien bonnes ; nous n’en avions pas seulement de bonnes, ce qui est le grade au-dessus ; nous en eûmes quelquefois d’heureuses.
Un soir, t’en souvient-il ?
c’est moi qui vous ai conté
la suave histoire, l’histoire de Jérimadeth. Ce soir-là donc nous ne
voguions pas en silence. Vous savez, vous vous rappelez quel était le problème :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;Les astres émaillaient le ciel profond et sombre :Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombreBrillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été.Avait, en s’en allant, négligemment jetéCette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Saluons ici un des plus beaux poèmes que l’on ait jamais fait en français, et en grec, et
en européen. Saluons huit, en deux strophes, des plus beaux vers de ce plus beau poème.
Saluons d’abord nos vieilles connaissances les rimes en ombre, qui
intervenant pour la deuxième fois dans ce poème lui ont, ici, couronné, permis de
couronner deux de ses plus beaux vers. Mais
restait
non pas cette redoutable infanterie espagnole
, mais la
question de Jérimadeth.
De tous les noms hébreux que Hugo pouvait choisir pour couronner un vers, il faut avouer qu’il n’y en avait certainement aucun qui sonnât aussi bien, aussi beau que Jérimadeth, et surtout qui sonnât aussi hébreu ; qui fût à ce point du temps et du lieu, du pays ; aussi couleur locale et couleur temporelle. Il faut lui rendre cette justice, non seulement à Jérimadeth mais à Hugo, que de tous les noms hébreux qui se présentaient, qu’il pouvait choisir, qui demandaient, qui imploraient, qui étaient à ses pieds, il n’y en avait certainement aucun qui rendît à ce point, par sa forme même, par son énoncé, et aussi par sa phonétique, si je puis dire ; par sa configuration, surtout par sa graphie, qui était une vraie géo-graphie ; cette h notamment qu’il y avait à la fin, les deux jambages, les deux tours de Notre-Dame, et qui déjà inaugurait si solennellement le nom même de Hugo ; le nom saxon ; qui fît à ce point qu’on y fût ; qu’on y était ; que c’était bien Ruth qui était couchée, aux pieds de Booz. Tel était l’état de la question, le célèbre état de la question. Tel fut le premier temps.
Le deuxième temps fut que des hébraïsants, (cet âge est sans pitié), furieux, en dedans, vexés intérieurement de ce qu’en dedans ils ne connaissaient pas ce nom hébreu, le cherchèrent dans un atlas allemand. Il paraît qu’il n’y était pas. Quand un nom hébreu n’est pas dans un atlas allemand, il est perdu. On déclara qu’il n’existait pas, que c’était un nom forgé. On se forge, comme dit l’autre. Comme on avait admiré le choix, ainsi on admira la forge. Pour les mêmes raisons. Il n’avait pas choisi un nom bien hébreu, mais il avait forgé un nom bien hébreu. En y pensant, c’était encore plus fort. Trouver un nom qui existe, tout le monde peut en faire autant. Trouver un nom qui n’existe pas, ça c’est le fin jeu. Et ce fut le deuxième temps.
Deux ans passèrent.
Il n’y aurait jamais eu de troisième
temps si un jeune homme avisé n’avait un jour écrit au crayon sur un morceau de papier
cette phrase que je livre à vos méditations :
J’ai rime à dait.
Et aussitôt ce fut un grand éblouissement dans les esprits et beaucoup
d’yeux se dessillèrent.
Les écailles leur tomberont des
yeux.
C’était peut-être ça un peu je pense ce que nos bons maîtres
nommaient renouveler la question, renouveler l’état de la question. Vous me demandâtes, mon ami, si c’était moi qui avais
fait cette invention, (cette découverte ?) Il était évident que ce n’était pas moi.
Un jeune homme
, ce n’était pas moi.
Avisé
, ce n’était pas moi. Si j’avais jamais été un jeune homme
avisé, mon cher Halévy, quelle ne serait pas aujourd’hui ma fortune. Je n’usurperai point
une gloire vaine. Je ne me parerai point d’une vaine perspicacité. Je vous répondis que
j’avais trouvé ce tuyau il y a déjà quelques années dans une jeune
petite revue que l’on m’envoyait, et que l’article, autant que je me souvienne, était
signé d’un nom aujourd’hui déjà beaucoup plus connu, car il était, je pense, signé du nom
de M. Eugène Marsan, attaché aujourd’hui à la Revue
critique des Idées et des Livres, — Nouvelle
librairie nationale, — 85, rue de Rennes, Paris sixième. Pas très loin du 149,
comme vous voyez. Ce qui prouve, Halévy, qu’il faut toujours être bien avec les jeunes
gens. Et qu’il faut toujours les lire. Pour moi j’avoue que j’admire en plein ce toupet
qu’il a eu ce jour-là. Je l’admire à bloc. Pensons-y, c’était le jour où il avait fait Booz endormi. Il avait couché avec Dieu. Avec Dieu créateur :
« Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre :Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,Elle à demi vivante et moi mort à demi.
On a tellement l’impression, on a tellement l’évidence que jamais peut-être créature, que lui-même il avait conscience, que lui-même il avait connu d’un brusque éclair, d’un coup, dans un brusque éclair que jamais homme peut-être, que dans un saisissement de triomphe il avait senti que jamais homme peut-être, pas même les anciens, Grecs, pas même les antiques païens, Homère, Hésiode, Eschyle n’étaient entrés aussi à plein, aussi à bloc dans le plein de la création charnelle, dans le ventre de la création, qu’il n’avait je ne dirai pas seulement qu’il n’avait pas seulement atteint une cime, (ce serait parler son langage, son propre langage, mais son langage ordinaire, son langage de tous les jours), mais que d’un coup, (non pas d’un coup d’aile), il dominait toute la création charnelle, tout le monde temporel et charnel, (que jamais créature), que jamais homme peut-être, pas même les antiques païens n’était entré aussi avant, aussi à plein, aussi d’un coup dans le secret, dans l’opération même de la création (charnelle) ; et même littéralement de l’incarnation, c’est-à-dire littéralement de la mise en chair, de l’insertion de l’éternel dans le temporel. Il a bien senti que d’un coup, par un coup de maître il saisissait, il étreignait, il dominait tout ce monde charnel, temporel et charnel, tout ce monde de la fécondité, de la perpétuité charnelle, de la race charnelle, et même, par là, même l’entrée, l’inscription, l’insertion de l’éternel dans le temporel, de l’éternel dans le charnel, de la vie éternelle dans la vie charnelle.
Et homo factus est. Les païens et les Juifs ne considèrent généralement pas l’incarnation. Les chrétiens la considèrent (moins qu’ils ne devraient, mais enfin ils la considèrent, au moins professionnellement, beaucoup politiquement, beaucoup habituellement, usagèrement, quelques-uns, (autrefois tout le peuple), mystiquement), mais professionnellement même pour ainsi dire, justement, par un effet de leur discipline même et de leur orientation, je veux dire très exactement du sens où ils sont tournés, où ils ont l’esprit tourné, où ils ont l’âme tournée, où ils ont le cœur tourné habituellement, usagèrement et même mystiquement ils ne la considèrent guère que venant de l’éternel, du côté de l’éternel, procédant de l’éternel, ab aeterno, ab aeternitate. Ce qui fait la valeur unique de ce poème, (et ce qui en fait infiniment plus qu’un poème, (et Hugo le sentait bien, le gueux, le vieux, le savait bien), c’est que c’est peut-être la seule fois que nous ayons aussi purement, aussi à plein, et sans doute même absolument la seule fois que nous ayons un regard païen, (et un regard juif), de l’incarnation, une incarnation vue, venue du monde juif et du monde païen, une incarnation venue comme un couronnement charnel, comme un aboutissement charnel, comme un accomplissement, comme un emplissement charnel, comme une mise en plénitude charnelle d’une série charnelle.
L’incarnation n’est qu’un cas culminant, plus qu’éminent, suprême, un cas limite, un
suprême ramassement en un point de cette perpétuelle inscription, de cette (toute)
mystérieuse insertion de l’éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel qui est
le gond, qui est cardinale, qui est, qui fait l’articulation même, le coude et le genou de
toute création du monde et de l’homme, j’entends de ce monde, le coude et le genou,
l’articulation de toute créature, (de toute créature humaine, matérielle, de toute
créature de ce monde), le coude, le genou, l’articulation de tout homme, le coude, le
genou, l’articulation de Jésus, le coude, le genou, l’articulation de l’organisation de
toute vie, de toute vie humaine, de toute vie matérielle, de toute vie de ce monde. Nous
rejoignons ici ce que nous disions de Polyeucte, que toute
sanctification qui est grossièrement abstraite de la chair est une opération sans intérêt. Mais
et homo factus est
; il y a
deux moyens de considérer cette inscription, cette mystérieuse insertion, perpétuelle. Ou
plutôt il y a deux lieux d’où la considérer. Les chrétiens la
considèrent généralement du côté de l’éternel, du lieu de l’éternel, venant de l’éternel,
se plaçant de l’éternel, (et mon Dieu c’est bien un peu leur office). C’est leur métier.
C’est de là qu’ils contemplent cette insertion culminante, ce point
de
reconcentration, ce ramassement en un point de tout l’éternel dans tout le temporel. Tel
est généralement leur point de vue, leur propre point, leur angle de vue, leur côté de
voir, et mon Dieu c’est assez naturel. En un mot ils considèrent cette grande histoire,
cette histoire unique, ce cas suprême, ce cas limite, cette culmination, cette
infloraison, cette culminaison, ce couronnement, cette inscription charnelle, cette
temporelle inscription, ce point d’achèvement, (et de tout commencement), surtout comme
une histoire qui est arrivée à Jésus.
Et homo factus est.
L’éternité a été faite, est devenue temps. L’éternel a été fait, est devenu temporel. Le
spirituel a été fait, est devenu charnel. C’est (surtout) une histoire qui est arrivée à
l’éternité, à l’éternel, au spirituel, à Jésus, à Dieu. Pour avoir la contrepartie, la vue
de l’autre côté, la contrevue pour ainsi dire, cette histoire comme une histoire arrivée à la terre, d’avoir enfanté Dieu, il faudrait
que nous eussions le contraire, il faudrait que les terrestres, il faudrait que les
charnels, il faudrait que les temporels, il faudrait que les païens (et il faudrait aussi
que les mystiques de la première loi, que les Juifs) de leur côté considérassent
l’incarnation. Mais c’est ce qu’ils ne feront pas. Et mon Dieu c’est aussi tout naturel.
Et on ne peut pas leur en faire un reproche. On ne peut pas leur en faire un grief. Ce
n’était point, en un sens, leur office. Ce n’était point, en un sens, leur destination.
Leur métier. Il eût fallu, que de leur côté, de leur point de vue ils considérassent
l’incarnation. Pour que nous eussions l’autre partie, la contrepartie. Pour que
contrairement, (conjointement), cette incarnation, ce point d’incarnation vînt, se
présentât dans l’ordre de l’événement
temporel comme une fleur et comme un
fruit temporel, comme une fleur et comme un fruit de la terre, comme un aboutissement,
comme un couronnement temporel, comme un coup suprême de fécondité temporelle, pour ainsi
dire, littéralement comme une réussite extraordinaire de fécondité charnelle, comme une
infloraison, comme une implacentation charnelle, comme une culminaison, comme une
fructification de cime, comme une forcerie, pourtant naturelle, comme un couronnement
charnel, comme une histoire (culminante, suprême, limite) arrivée à la chair et à la
terre. Mais enfin, par déficience, par carence nous ne pouvons peut-être pas demander aux
païens, (aux Juifs), de considérer, de contempler l’incarnation. Ce n’était peut-être pas
leur destination naturelle. Ce n’est peut-être pas leur office. Alors toute la
contrepartie nous manquait. Quand il s’est trouvé un païen, un seul, (et un Juif, un
biblique), pour considérer l’incarnation du côté charnel ; de l’autre côté ; pour
contempler, pour considérer l’insertion de l’éternel dans le temporel, du spirituel dans
le corporel, dans le charnel, du côté du temporel, du côté du corporel, du côté du
charnel. Pour considérer, pour contempler de l’autre côté, venant de l’autre côté, situé
de l’autre côté. Pour considérer l’éternité venant du siècle, lui venant du siècle
l’éternité entrante dans le siècle, et conjointement, complémentairement le siècle
accueillant l’éternité. Pour considérer, pour contempler Dieu du côté de sa créature,
venant du côté de sa créature, situé comme sa créature et du côté de sa créature, Dieu
entrant dans sa créature, la créature accueillant (son) Dieu, une série de créatures, la
lignée de David, aboutissant à Dieu comme
à un fruit charnel. L’incarnation,
vue de ce côté, l’insertion, cette insertion cardinale, apparaît ainsi comme un accueil,
comme un accueillement, comme un recueillement de l’Éternel dans la chair, comme un
achèvement d’une série charnelle, comme un couronnement d’une race charnelle, et non
seulement comme une histoire arrivée à la chair, et à la terre, mais comme le
couronnement, comme l’aboutissement d’une histoire arrivée à la chair, et à la terre.
Dans cette vue la race elle-même, la race d’Israël culmine, comme un arbre de vie, s’achève, culmine à produire elle-même charnellement Dieu :
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêneQui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;Une race y montait comme une longue chaîne ;Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Sans doute il a mis dieu avec un petit d : un dieu. Mais ne nous frappons pas. C’est beaucoup moins peut-être l’aboutissement d’un paganisme que un hommage rendu à la libre-pensée. Il fallait être libre-penseur en 1860 et quelques. Ou il ne fallait pas être libre-penseur. Il fallait être libre-penseur ou clérical. La politique voulait que l’on fût l’un, ou l’autre. La politique de Hugo voulait notamment qu’il fût l’un. Il fallait que Hugo fût, pour Hugo il fallait être libre-penseur. Ce un dieu, ce petit d est un bon point, une surveillance que la politique de Hugo exerçait sur son génie. Le génie, lui, était naturellement mystique. C’est un mauvais tour, un mauvais (très) petit tour petit que la politique a voulu jouer au génie, la politique à la mystique, le politicien à l’homme de génie, au poète et au mystique. Ou ne nous frappons même pas autant, même pas cela : c’est peut-être simplement un coup de la typographie, un petit tour de la typographie, c’est peut-être simplement une coquille : il y en a tant.
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.
Ce Hugo, qui dans sa carrière a mis tant de Grandes Capitales où il n’en aurait pas fallu : Liberté, Égalité, Fraternité, Raison, Justice, Droit et le reste, pour une fois qu’il en devait mettre une, le politicien s’est effrayé, il a renâclé devant cette grande capitale. Il s’est cabré.
Matthieu prend non point la généalogie mais la génération même de Jésus pour ainsi dire par le pied. Par la base. Depuis Abraham, qui fut le deuxième Adam. Non plus seulement un Adam charnel, créé, tenté, perdu, chassé, père de tout homme, mais un deuxième Adam charnel, enfanté, élu, choisi père d’un peuple élu. Matthieu se place à ce point d’élection, à ce point d’origine, d’une origine à la fois, ensemble charnelle et spirituelle. Le livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham. Partant de ce point d’origine ; d’origine charnelle ; d’origine spirituelle ; d’origine d’élection il redescend le temps :
Liber generationis Jesu-Christi, filii David, filii Abraham.
Abraham genuit Isaac. Isaac autem genuit Jacob. Jacob autem genuit Judam, et fratres ejus.
Judas autem genuit Phares et Zaram de Thamar. Phares autem genuit Esron. Esron autem genuit Aram.
Aram autem genuit Aminadab. Aminadab autem genuit Naasson. Naasson autem genuit Salmon.
Salmon autem genuit Booz de Rahab. Booz autem genuit Obed ex Ruth. Obed autem genuit Jesse. Jesse autem genuit David regem.
David autem rex genuit Salomonem ex ea quae fuit Uriae.
Salomon autem genuit Roboam. Roboam autem genuit Abiam. Abias autem genuit Asa.
Asa autem genuit Josaphat. Josaphat autem genuit Joram. Joram autem genuit Oziam.
Ozias autem genuit Joatham. Joatham autem genuit Achaz. Achaz autem genuit Ezechiam.
Ezechias autem genuit Manassen. Manasses autem genuit Amon. Amon autem genuit Josiam.
Josias autem genuit Jechoniam, et fratres ejus in transmigratione Babylonis.
Et post transmigrationem Babylonis, Jechonias genuit Salathiel. Salathiel autem genuit Zorobabel.
Zorobabel autem genuit Abiud. Abiud autem genuit Eliacim. Eliacim autem genuit Azor.
Azor autem genuit Sadoc. Sadoc autem genuit Achim. Achim autem genuit Eliud.
Eliud autem genuit Eleazar. Eleazar autem genuit Mathan. Mathan autem genuit Jacob.
Jacob autem genuit Joseph virum Mariae, de qua natus est JESUS, qui vocatur CHRISTUS.
Omnes itaque generationes ab Abraham usque ad David, generationes quatuordecim ; et a David usque ad transmigrationeni Babylonis, generationes quatuordecim ; et a transmigratione Babylonis usque ad Christum, generationes quatuordecim.
Christi autem generatio sic erat :
C’est donc une génération charnelle, mais c’est une génération charnelle essentiellement chrétienne.
C’est bien une génération charnelle, et qui n’est que trop charnelle ; en un sens ; à
notre sens ; car elle passe par des crimes de chair, ou du moins elle reçoit le reflet le
plus prochain de crimes de chair. Un voisinage, un reflet immédiat. Une alliance, une
affinité, une confinité, un mariage ; une connexité ; la plus immédiate. Plus que cela, à
vrai dire elle passe au moins par un crime de chair. Et l’un des plus atroces sans aucun
doute que l’histoire, qu’aucune histoire nous ait jamais laissé. Littéralement, justement
à ne considérer que le charnel, que la filiation charnelle, charnellement elle passe
exactement par ce droit fil, par la filiation, par le fil de ce pins grand crime de la
chair. Car elle n’est pas seulement la génération de Ruth et de Booz, elle n’est pas même
seulement la génération d’Éliacin et des crimes, du crime racinien, du guet-apens de
Joad ; elle passe, ou tout près, si près que réellement elle y passe, elle passe par les
crimes des rois. Matthieu, dans sa grande loyauté, dans cette sorte de probité propre
paysanne qu’il a, de simplicité rustique et posée, Matthieu ne nous le cache pas. Il ne
s’agit pas seulement du roi Salomon.
Ex ea quae fuit
Uriae.
Cette
lignée de rois généralement criminels,
charnellement criminels, criminellement charnels, incessamment recommençants criminels,
contre qui, pour qui Dieu n’avait pas trop, s’il avait assez, de tous ses prophètes. On
n’y fait généralement pas attention. Cette lignée, cette génération charnelle est si
simple dans Matthieu, cette génération linéaire, si simplement exposée, si simplement
comme déroulée, comme défilée, que dans cette série linéaire l’esprit ne s’arrête point à
certains noms, à des noms près de qui on passe, à des noms par lesquels
on passe. Et ce n’est point seulement. Ce n’est point seulement Éliacin (et Joad). Ce
n’est point seulement Salomon et David.
Ex ea quae fuit
Uriae
, l’honnête Matthieu ne nous le cache point.
Il faut l’avouer, la lignée charnelle de Jésus est effrayante. Peu d’hommes, d’autres hommes, ont peut-être eu autant d’ancêtres criminels, et si criminels. Particulièrement si charnellement criminels. C’est en partie ce qui donne au mystère de l’Incarnation tout son prix, toute sa profondeur, une reculée effrayante. Tout son emportement, tout son chargement d’humanité. De charnel. Au moins pour une part, et pour une grande part.
Il se place, le paysan Matthieu, si grossièrement véridique, au point d’origine, charnel, temporel, à Abraham, ce deuxième Adam, charnel, spirituel, d’élection. Partant de là il suit posément le temps, il descend posément, tranquillement le temps, il déroule, il dévide un fil, il constitue, il donne, il présente une lignée, une race, une série linéaire. Cette série aura deux temps : David, Abraham. Elle aura trois périodes, la transmigration de Babylone faisant époque. C’est une filiation, il commence tout tranquillement à l’origine et suit, et descend l’ordre du temps. Il commence au commencement, suit l’ordre, finit à la fin, aboutit à l’aboutissement, atteint au couronnement, s’achève lui-même à l’achèvement. Nous suivons avec lui cette pente, cette ligne verticale, cette génération si simplement, si linéairement descendante. Mais c’est une génération charnelle chrétienne. Ce Matthieu était chrétien. C’est-à-dire une génération charnelle spirituelle ; charnelle d’élection ; temporelle éternelle.
Luc fait au contraire une extraction. Au contraire, je veux dire qu’il marche, qu’il va dans le sens contraire. L’un procède, l’autre recède. Se plaçant à Jésus, et même à Jésus âgé, commençant comme de trente ans, il fait une remontée verticale, comme encore plus linéaire, une remontée de race, une remontée d’extraction de filiation charnelle. Partant de Jésus, il va rechercher Jésus, la race temporelle de Jésus, jusque dans le premier Adam, l’Adam de chair. Il remonte le temps. Il remonte la race temporelle. Il effectue comme une recherche, une requête, une remontée charnelle verticale :
Et ipse Jesus erat incipiens quasi annorum triginta ; ut putabatur, filius Joseph, qui fuit Heli, qui fuit Mathat,
Qui fuit Levi, qui fuit Melchi, qui fuit Janne, qui fuit Joseph,
Qui fuit Mathathiae, qui fuit Amos, qui fuit Nahum, qui fuit Hesli, qui fuit Nagge,
Qui fuit Mahath, qui fuit Mathathiae, qui fuit Semei, qui fuit Joseph, qui fuit Juda,
Qui fuit Joanna, qui fuit Resa, qui fuit Zorobabel, qui fuit Salathiel, qui fuit Neri,
Qui fuit Melchi, qui fuit Addi, qui fuit Cosan, qui fuit Elmadan, qui fuit Her.
Qui fuit Jesu, qui fuit Eliezer, qui fuit Jorirn, qui fuit Mathat, qui fuit Levi,
Qui fuit Simeon, qui fuit Juda, qui fuit Joseph, qui fuit Jona, qui fuit Eliakim,
Qui fuit Melea, qui fuit Menna, qui fuit Mathatha, qui fuit Nathan, qui fuit David,
Qui fuit Jesse, qui fuit Obed, qui fuit Booz , qui fuit Salmon, qui fuit Naasson,
Qui fuit Aminadab, qui fuit Aram, qui fuit Esron, qui fuit Phares, qui fuit Judae,
Qui fuit Jacob, qui fuit Isaac, qui fuit Abrahae , qui fuit Thare, qui fuit Nachor,
Qui fuit Sarug, qui fuit Ragau, qui fuit Phaleg, qui fuit Heber, qui fuit Sale,
Qui fuit Caïnan, qui fuit Arphaxad, qui fuit Sem, qui fuit Noë , qui fuit Lamech,
Qui fuit Mathusale, qui fuit Henoch , qui fuit Jared, qui fuit Malaleel, qui fuit Caïnan,
Qui fuit Henos, qui fuit Seth , qui fuit Adam, qui fuit Dei.
Ex ea quae fuit Uriae : Adam qui fuit Dei
, il faut
avouer que le verbe sum a de singulières fortunes ; en ce
latin▶ ; surtout en la troisième personne du singulier de son prétérit de son indicatif.
Adam qui fuit Dei.
Je ne sais rien de plus poignant
que cette longue lignée verticale, ce défilé singulier de noms et de Juifs dont en
mémoire, et même en réalité nous ne connaissons que quelques-uns ; et j’ai eu tort de
marquer ces quelques-uns par des typographies ; il faut qu’on les ignore dans cette suite
charnelle, il faut qu’ils soient comme les autres, qu’on les confonde, qu’on n’y voie
rien. Ce qui fait l’unique beauté de cette liste, c’est précisément cette modeste, cette
obscure homogénéité ; tous au même rang, qui est le rang de père et le rang de fils ;
paternité, filiation ; père, fils, père, fils, tous la même chose ; tous la même obscure
grandeur ; tous les uns comme les autres ; ce long défilé de noms et d’hommes où nous ne
pouvons en saluer que quelques-uns, les célèbres, qui intellectuellement, spirituellement
emplissent, ont l’air d’emplir la mémoire et l’histoire. Quelques très grands personnages,
(historiques pour ainsi dire), deux ou trois rois, ou plus,
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Quelques demi-célèbres, et emplissant tout la foule innombrable des obscurs. Mais comme il s’agit d’un lien charnel, d’une descendance, d’une génération charnelle tous ces obscurs ne sont pas moins nécessaires, né sont pas moins indispensables, ne comptent pas moins que les célèbres, les chaînons obscurs ne comptent pas moins que les chaînons célèbres, que les chaînons illustres, puisqu’il s’agit d’une chaîne charnelle,
Une race y montait comme une longue chaîne.
Cette chaîne charnelle, cette chaîne de race, Luc la prend, le médecin Luc, au contraire de Matthieu, mais c’est la même chaîne. Il la prend au contraire, c’est-à-dire dans le sens contraire, Matthieu la descend, Luc la (re)monte, mais c’est la même chaîne.
Matthieu descend le temps, Luc le monte. Mais c’est le même temps. Matthieu commence par
poser
le Livre de la génération de
Jésus-Christ
, fils de David, fils d’Abraham
. Il se
place en Abraham. Puis il descend de cascade en cascade, de grade en grade, il déduit de
père en fils, de génération charnelle en génération charnelle. Luc au contraire se place
en Jésus, et non pas seulement en Jésus, mais en Jésus
commençant
environ ses trente ans
, et se situant de là, partant de là, remontant de
fils en père, qui fuit, qui fuit, de génération charnelle en génération
charnelle, de grade en grade il remonte jusqu’au premier Adam, qui fuit
Dei. Ce qu’il y a de mystérieuse filiation charnelle dans le premier Adam même,
dans la création du premier Adam, dans la création charnelle de l’Adam charnel, ce
qu’ainsi il y a de charnel dans le Pater Noster même, dans le Notre
Père, et qu’il y s’agit bien d’un vrai père, d’un père pour de bon, tout
ce mystère est déjà, merveilleusement ramassé, dans ce qui fuit venant
continûment, sans que rien le distingue, sans que rien le sépare, en série continue, en
série homogène après ces innombrables qui fuit, sans que rien l’en
distingue,
sans que rien l’en sépare, par ce terme identique, homogène venant
en série continue après tant d’autres termes, après tant de mêmes termes, après tant
d’autres mêmes termes, par ce qui fuit identique aux autres et venant en
couronnement continu de la série continue de tous ces autres. Rien ne le distingue, sinon
qu’il est le dernier, qu’il est le suprême ; qu’il n’y en a pas après.
La génération de Matthieu est comme posée. Placée d’abord en Abraham elle en descend de
grade en grade comme suivant les lois de la pesanteur. D’une pesanteur matérielle, d’une
pesanteur charnelle. D’une pesanteur naturelle. Elle est historique. Elle suit le fil de
l’événement, le sens de l’événement, le fil de la race. Elle suit le mouvement de
l’histoire. Elle prend son temps. L’histoire l’a bien pris. Elle suit le fil du temps.
Elle est à deux temps. Chaque nom y figure deux fois. Comme fils, comme père.
Qui filius, idem pater. Qui genitus, idem genuit.
Il procède, il
décède. Luc recède. Luc remonte. Luc régresse. C’est comme une enquête judiciaire qu’il
poursuit. Il fait comme une enquête, une opération de justice, une remontée de justice.
Une requête. Il remonte ; il poursuit comme une inquisition, une perquisition remontante
de proche en proche. Une réquisition. Partant de Jésus, qu’il a, il remonte le fil
jusqu’au dernier terme, au premier, jusqu’au premier auteur, jusqu’au premier père. C’est
une recherche, une requête, une réquisition remontante. C’est une requête de la paternité.
Partant de Jésus, qu’il tient, il remonte au point d’origine. Il est plus pressé. Il
monte. Il (re)grimpe de grade en grade, saluant des grands, des connus, passant par des
inconnus, les traitant tous également, les princes et les pauvres gens, les rois et
les bergers, les criminels et les pauvres honnêtes gens, saluant les uns,
saluant les autres, d’un seul coup de tête également, d’un seul, d’un simple qui fuit, car il est à un temps. Remontant cette échelle de Jacob d’une série
linéaire ;
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith.
Il est à un temps. Chaque héritier n’est cité qu’une fois, par le
ministère de ce qui fuit. Chaque héritier du sang. Chaque prince du sang. Chaque héritier de la race temporelle. Du sang temporel, du sang
charnel et du sang éternel.
Ut putabatur filius Joseph
,
du même un seul coup de tête, comme sec, il saluera donc les illustres et les obscurs,
Les rois et les bergers y sont d’un même rang,
Éliacin, sous l’ombre, sous le bras, sous l’ombre du bras de ce sinistre
Joad, sous l’ombre du manteau, Éliacin qui roi, devenu roi, devait, je pense, assassiner
le fils du grand-prêtre, son petit ami, son petit camarade Zacharie, alors devenu
grand-prêtre lui-même ; ce petit enfant de chœur, ce petit futur, ce petit déjà criminel
racinien ; les crimes de David, les grandeurs de David, David roi criminel, David roi
adultère, David le roi psalmiste, et roi victorieux ;
la race de
David
; le sang de David ;
il naîtra de la race de
David
;
il est né de la race de David
.
Et avant David Salomon, les crimes et les splendeurs de Salomon, et le temple. Les
somptuosités orientales. Booz, qui fut une sorte de grand propriétaire. Abraham, Isaac et
Jacob, c’est-à-dire, en
remontant, avec lui, et comme à l’envers, Jacob,
Isaac, Abraham. Sem et Noé. Mathusalem, Énoch. Seth, Adam.
À deux temps, à un temps, descendant, montant, et bien qu’ils ne passent généralement point par les mêmes noms, sauf quand ce sont des noms illustres, et encore, (et ça nous est tellement égal, et même de savoir s’ils passent par le même nombre de noms pour la partie correspondante), c’est tout de même la même route qu’ils suivent tous les deux. En ces deux sens, en ses deux sens contraires. C’est une route charnelle, c’est une filiation charnelle, mais c’est une route charnelle chrétienne, c’est une filiation charnelle chrétienne. Que ce soit une remontée, que ce soit une descente, c’est toujours le livre de la génération de JÉSUS-CHRIST. C’est toujours l’avènement charnel spirituel, temporel éternel, chrétien de Jésus-Christ. Ce sont toujours, ce sont déjà deux chrétiens qui placés après Jésus, faisant leur office considèrent, contemplent l’incarnation du côté du miracle, du côté de l’éternité ; cette insertion de l’éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel, ce sont deux chrétiens qui la considèrent, qui la contemplent du côté de l’éternel, du côté du spirituel, se situant dans l’éternel, dans le spirituel, venant de l’éternel, du spirituel ; faisant en un mot leur métier, leur office de chrétiens. C’est toujours une histoire arrivée à Jésus. Et c’est toujours de l’avènement beaucoup plus que de l’événement.
Dans le seul Hugo c’est une histoire arrivée à la terre. Une histoire arrivée à la chair, un aboutissement, un couronnement de la chair. Les chrétiens, par office même, considèrent, contemplent l’incarnation. Mais par office même aussi ils ne la considèrent, ils ne la contemplent naturellement que d’une considération, d’une contemplation chrétienne. Les païens, (les Juifs), par leur office même ne la considèrent pas, naturellement, ne la regardent pas, ne la voient pas, l’ignorent. Nous n’avons donc pas la contrepartie. Pour avoir la contrepartie, (à la considération, à la contemplation chrétienne, une considération, une contemplation païenne de l’incarnation), il faudrait qu’un païen, rompant son office, eût l’idée imprévue, l’idée incroyable de considérer, de contempler l’incarnation, de son côté, du côté païen. Il faudrait que par une exception, par un miracle, un païen, faisant exception, restant païen tout de même, rompant son office mais ne le rompant que sur ce point particulier, sur un point unique, sur ce point, eût l’idée invraisemblable de considérer, lui païen, restant païen, de contempler le mystère de l’incarnation. Si un païen faisait cela, restant du côté païen, venant du côté païen, restant dans une situation, venant d’une situation païenne, alors, mais seulement alors, par on ne sait quel coup de fortune, alors nous aurions peut-être une contrepartie, la contrepartie.
C’est cette gageure invraisemblable que Hugo a tenue ; c’est cette gageure qu’il a gagnée. Qu’il a naturellement tenue ; qu’il a naturellement gagnée ; sans efforcement ; sans tirer ; dans une amplitude, dans un mouvement, dans un style, dans une plénitude unique, elle-même invraisemblable, dans une sorte de balancement d’un rythme, d’un bonheur inouï, d’une fécondité incroyable. Elle-même unique et tout à fait invraisemblable. Dans une courbe d’une plénitude, d’un mouvement unique. Inouï. Une fois atteint, une fois réussi, une fois obtenu, on ne sait comment ; qui ne s’était jamais produit, qui ne recommencera jamais. Il y fallait en effet, premièrement un païen, deuxièmement un grand païen, et troisièmement que ce païen et que ce grand païen, venu après Jésus, vivant plus ou moins dans un monde chrétien, se croyant peut-être lui-même plus ou moins sincèrement plus ou moins chrétien, eût l’idée, reçût la vocation, témoin de l’extérieur, témoin extrinsèque, de considérer, de contempler, comme païen, l’un des mystères centraux du mystère chrétien.
C’est ce défi qu’il a porté, c’est cette gageure qu’il a emportée d’un coup.
C’est en effet sans aucun efforcement, sans aucun exercice, sans aucune truquerie qu’il était païen. Il était doublement païen. C’était sa nature même, son génie. Négativement et positivement. Premièrement, (et c’est utile à dire, il faut le dire pour un moderne, pour un homme qui vivait en un temps moderne, où tant de gens le sont qui ne le croient pas, pour un homme qui vivait dans le temps moderne, dans le monde moderne, temporellement chez les modernes), premièrement en ce qu’il n’était nullement chrétien. Deuxièmement en ce qu’il était païen. Naturellement, de race païen.
Hugo ne fut jamais chrétien. Il ne l’était pas. Et naturellement moins encore, si c’est possible, dans la première période de sa vie, dans la période légitimiste, orléaniste, royaliste, officiellement catholique, (officiellement chrétienne), que dans le restant de sa vie, dans la deuxième période, dans la période napoléonienne, césarienne, (révolutionnaire), démocratique, républicaine. Vaguement panthéiste, si l’on voulait. C’est toujours ainsi. D’une part, chrétien c’est ce qu’il fut certainement le moins. Il ne le fut pas du tout. On se demande même presque comment il réussit, comment il a pu à ce point ne pas l’être du tout. D’autre part, ainsi il le fut moins je crois que personne dans les temps modernes, (où tant d’hommes l’ont été plus ou moins, qui ne le croyaient pas, où tant d’hommes ne l’ont pas été, qui croyaient l’être, ou qui le disaient.) Il n’a même reçu aucune de ces innombrables infiltrations chrétiennes, presque inévitables même encore aujourd’hui, il n’a été éclairé d’aucun de ces clairs-obscurs, d’aucune de ces lueurs éparses, d’aucun de ces éclairements chrétiens qui vaillent que vaillent maintiennent dans le monde moderne, vaille que vaille, dans le temps moderne, sinon le règne du règne de Dieu, du moins l’idée du règne de Dieu, le maintien, la tradition, l’idée, la conservation de l’idée du règne de Dieu. Il n’était aucunement chrétien. Moins encore qu’on ne pourrait raisonnablement le supposer. Et pour ainsi dire intellectuellement le calculer. Il n’avait nullement le cœur chrétien, (lui qui professionnellement pour ainsi dire a fait tant de prières, (en littérature). (Il est vrai qu’il n’avait pas non plus le cœur païen, vu que sans doute il n’avait pas de cœur du tout, mais il avait le génie païen).
Il avait le cœur moderne, ce qui est une deuxième façon de dire qu’il n’en avait pas. Et il avait le génie païen. Antique, naturel, (mythologique et panthéistique) ; antiquement, naturellement païen.
Deuxièmement il fut un très grand païen. J’entends par là pour ainsi dire techniquement, (et ce fut, c’est une deuxième gageure coupant sur la première, montant sur la première, chevauchant, ce fut comme un deuxième miracle, comme un miracle charnel montant, renforçant sur le premier miracle), j’entends par là un poète placé, temporellement, charnellement situé aussi près de la source charnelle de la création que les plus grands poètes de l’antiquité païenne. Là est proprement le deuxième miracle, le miracle charnel, chevauchant sur le premier. Rabattant sur le premier. Qu’un homme que nous avons presque connu, si nous n’étions pas né en province, que nous pouvions connaître, que nous pouvions toucher, dont nous voyons encore la grande barbe blanche dans les dernières images, dans les images de la fin, dans des apothéoses aux murs des chambres de toutes les maisons, et les grosses paupières, surtout les deux paupières inférieures, comme un peu gonflées, (il avait tant regardé le monde), un homme que nous avons suivi pendant onze ans, pendant douze ans, je veux dire que nous avons historiquement, biographiquement, chronologiquement doublé pendant douze ans, que nous avons vu censément enterrer sous la troisième République, (les journaux étaient pleins de son enterrement ; nous étions déjà au lycée, en sixième, et je me vois encore discutant gravement en cour, comme un gamin sérieux, sur ce qu’il valait ; déjà j’étais un gamin sérieux ; un enfant pauvre et sérieux ; soucieux ; il faut me le pardonner sur ce que je suis un gamin encore, mais que je ne suis plus sérieux ; déjà j’en étais fou fanatique, surtout encore plus je crois parce que je venais d’apprendre pour l’excellent M. Guerrier Moïse sur le Nil, en entrant en sixième à Pâques :
« Mes sœurs, l’onde est plus fraîche aux premiers feux du jour !
déjà je le défendais toujours ; nous n’étions pas encore dans la bonne
cinquième de notre maître M. Simore ; et il y a déjà vingt-cinq ans, et les droits
d’auteur ne courront plus que vingt-cinq ans, pas même) ; vingt-cinq petits vingt-cinq
ans ; (et ces deuxièmes vingt-cinq ans diminuent hélas tous les jours, et les autres
augmentent) ; qu’un homme que nous avons vu (
Fit, nous l’avons tous
vu
), que nous avons tous vu garder, veiller des nuits et des nuits par
des cuirassiers armés de torches dans cette inoubliable veillée funèbre, dans cette
inoubliable veillée des armes, dans cette inoubliable veillée, (païenne), dans cette
inoubliable cérémonie (païenne) de l’Arc de Triomphe, par ces soirs inoubliables, par
ces soirs sereins de mai ou de juin, de fin mai ou du commencement de juin, et
il n’y a jamais eu d’aussi beaux soirs,
J’aime les soirs sereins et beaux, j’aime les soirs,
qu’un homme que nous avons vu enterrer au Panthéon (et enfin nous avons au moins vu Leconte de Lisle, qui fut son successeur), et lui-même, si nous avions été à Paris seulement, par hasard, au lieu d’être à Orléans, né à Paris, grandi, élevé à Paris, lui-même nous le voyions, lui et son enterrement, fût un des plus grands poètes païens qu’il y ait jamais eu dans le monde ; et sinon par le cœur du moins par le génie un des plus grands poètes, un des plus grands païens qu’il y ait jamais eu ; qu’un homme qui était sénateur de la troisième République, qui portait un haut de forme comme tout le monde, quand il fallait, et un parapluie quand il pleuvait fût en même temps dans les temps modernes un homme situé aussi près de la source charnelle, sinon plus près, un homme qui buvait dans le creux de sa main, à la source de la création charnelle, d’aussi près, sinon de plus près que les plus grands des Anciens, que les plus anciens des païens, et que les premiers des Premiers, c’est là un de ces défis que la France tient, et que seule elle peut tenir, que seule elle peut porter, c’est là un de ces cadeaux que de temps à autre elle apporte à l’univers, que seule elle peut apporter ; qu’elle fait au monde, pour l’ébahissement du monde ; on aurait presque la tentation, on serait presque tenté de dire : C’est une de ces fantaisies qu’elle se passe de temps à autre, et que seule dans le monde, seule dans l’univers elle peut se passer. C’est une de ces gageures, c’est un de ces défis. Que nous autres Français nous tenons. C’est là un de ces apports que de temps à autre nous faisons dans le régime dotal de l’humanité. Ce sont là nos apports, nos dotations royales. C’est là un de ces coups de fortune, un de ces coups du génie, (un de ces coups de la grâce), que nous Français nous ne réussissons pas seulement, que nous obtenons ; que de temps à autre nous mettons dans le commun de l’univers. Il faut se faire à cette idée que quand Hugo regardait le soleil et la lune, la lune et les étoiles, le ciel et la mer, le ciel et la terre, la terre et la mer, la mer et la côte, les sables de la dune,
Fleurir le chardon bleu des sables,
quand il regardait l’homme et la femme, l’enfant ; la plaine et la forêt ; le mur et la maison ; la plaine et la moisson ; la maison et la treille ; la vigne et la maison : le blé et le pain ; la roue et la voiture ; le pain sur la table et le vin dans les verres, (sa compétence allait jusqu’aux limites du pain charnel, du vin temporel ; quel poète chrétien il eût été, s’il eût été chrétien), quand il regardait passer le mendiant sur la route, quand il voyait passer n’importe quels soldats il en jouissait autant, il en saisissait autant, il en prenait possession autant, il regardait, il voyait d’un regard aussi jeune, aussi frais, aussi non usé, aussi neuf, aussi non émoussé, aussi inhébété, aussi non âgé temporellement, aussi non âgé dans le monde, temporel, (malgré ses grosses paupières), il étreignait d’une étreinte aussi neuve, il saisissait d’une saisie aussi neuve, il embrassait l’univers, charnel, d’un embrassement charnel, d’un embrassement aussi neuf, la terre entière, orbem terrarum, et le fleuve Océan, qui lui-même embrasse le monde, d’une sorte d’étreinte première aussi neuve, aussi inexpériente que Hésiode et qu’Homère, que Eschyle, plus inexpériente, plus inéprouvée que Pindare. Il mangeait son pain, (le pain du corps), d’un meilleur appétit, et sa cuisse de bœuf, il buvait son vin d’un meilleur cœur qu’un compagnon d’Achille, (à plus forte raison qu’un compagnon d’Ulysse). C’est là un de nos tours à nous autres Français. Il voyait le clos et l’espalier. Il savait voir un arbre. Tout vaisseau, tout bateau, à vapeur, lui était une nef. Et il savait directement que la mer est inlabourable. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas la labourer. Je sais bien que tout cela, que ce don unique, que ce génie était généralement noyé dans des monceaux de littérature(s), dans des accumulations de talent. Cette mystique païenne était rongée de politique, dévorée d’une, de plusieurs, au moins de deux, d’une double politique. Cet antique, ce génie unique, ce païen unique, cet homme d’un génie unique était ravagé d’au moins un double politicien : un politicien de politique, qui le fit démocrate, et un politicien de littérature, qui le fit romantique. Ce génie était pourri de talent(s). Mais il est bien difficile à un homme qui a reçu (en dépôt) un tel génie de ne pas s’échapper quelquefois ; et de ne pas quelquefois rendre compte. Il avait reçu ce don unique, entre tous les hommes il avait reçu ce don, plus jeune que les anciens avant les anciens il avait reçu ce don de voir la création comme si elle sortait ce matin des mains du Créateur. Il faut avouer qu’il ne s’est jamais échappé, qu’il n’a jamais rendu compte comme dans Booz endormi. Il était dit que le peuple qui avait donné tant de héros et tant de saints, innombrables, tant de citoyens et tant de chrétiens, tant de justes, tant de martyrs,
Et l’onde aux plis infranchissables,
tant de poètes et tant d’artistes, tant d’inventeurs, (tant de savants), et qui infatigablement en donnerait, en devait donner, en allait donner infatigablement tant d’autres, une sève infatigable, une race montante et remontante infatigable, tant de guerriers et de victimes serait celle aussi, tant de penseurs et de philosophes ; le plus grand poète tragique : le plus grand penseur ; le plus grand philosophe, (pour ne point parler du siècle présent) ; serait aussi celui qui à quarante siècles de distance, hors de son temps, hors de son lieu ; hors de son propos ; à quarante siècles d’écart, à trente et quarante siècles de retard donnerait un des plus grands poètes païens qu’il y ait jamais eu dans le monde créé.
Tout ça, mon cher Halévy, c’était pour vous dire. Que dès la première fois qu’on entre en contact avec ce texte extraordinaire, ce Booz endormi, dès les plus anciennes années, dès les plus basses premières classes du lycée, et ensuite toutes les fois qu’on le relit, qui est toujours la première, la première fois qu’on le lit, (précisément pour une part, pour une grande part, à cause de cette nouveauté que nous disions, à cause de cette premièreté), toutes les fois surtout qu’on le relit, qu’on le lit dans sa mémoire, (où il demeure intact, où il demeure neuf, où il demeure entier, premier), toutes les fois qu’on le récite et qu’on se le récite et que je vous le récite on est immédiatement averti par un avertissement secret, on est saisi instantanément par un saisissement, d’un saisissement sourd, soudain, d’une révélation soudaine, on est instantanément pénétré, d’une évidence soudaine, on sent instantanément que c’est tout autre, que c’est beaucoup plus et infiniment autre qu’un texte. Je vous crois, mon ami. C’est la seule contrepartie que nous ayons. C’est le seul report que nous ayons. C’est la seule réplique que nous ayons dans le monde païen de ce que sont dans le monde chrétien les considérations, les contemplations de l’incarnation. C’est le seul exemple que nous ayons, et que sans doute nous aurons jamais, le seul cas de ce que serait une prophétie païenne, si ces deux mots pouvaient aller ensemble.
Comme communs dreyfusistes, Halévy, nous nous rappelons fort bien les sentiments que nous eûmes pour la loi de dessaisissement. Nous savons très bien, comme au premier jour, bien que nous ne le disions plus, qui était pour et qui était contre, qui s’est déshonoré pour (tous les radicaux notamment, moins trois ou quatre, moins un peut-être au fond seulement, qui était Vazeille), qui s’est honoré contre, qui en fut rapporteur à la Chambre et au Sénat, quels deux grands sénateurs entre autres s’honorèrent contre, Bérenger, Waldeck-Rousseau. Mais vous avez raison, Garnier, cette loi de dessaisissement ne fut rien, n’était rien, en comparaison de cette loi du désaisissement universel de la mystique par la politique.
Un poète aussi, un poète dedans, un poète inclus peut être dessaisi par sa politique, par une ou plusieurs politiques. Par sa politique de politique. Par sa politique de littérature. Un génie peut être non pas seulement rongé, non pas seulement ravagé, mais dessaisi par un talent, par le talent qui le parasite, par le talent qui le ronge. Par le misérable talent qui le dévore. Par l’ordinaire talent qui l’accompagne. Qui l’entoure. Qui le circonvient, l’envahit et l’inonde. Par son talent ordinaire. Ce qu’il y a de plus prodigieux peut-être dans Corneille, ce qui en fait non pas seulement le plus grand (poète) tragique, mais un cas unique, c’est peut-être cette pureté unique du génie, cette incapacité totale de talent qui le faisait retomber parfaitement à plat quand le génie n’était pas là. C’est peut-être ce qu’il y a de plus beau en un sens et de plus grand dans ce plus grand de tous les tragiques. Cette incapacité, quand le génie n’y était pas, cette involonté totale, organique, cette inorganisation de savoir y faire, d’avoir un talent, d’avoir du talent, de substituer au génie les insubstituables moyens du talent.
Même dans un homme comme Hugo, politicien fini, pourri de politique, le génie se défend quelquefois. Il se défend souvent. La politique même y aide, le calcul, par un curieux aboutissement, par un curieux retour. Un homme comme Hugo, un vieux politicien, poète, politicien, s’aperçoit très bien, au moins de temps en temps, moitié instinct, moitié intelligence, moitié compréhension ; moitié entente ; que c’est encore le génie qui rapporte le plus, et même au fond qu’il n’y a peut-être que le génie qui rapporte ; que c’est le meilleur placement, peut-être le seul ; que c’est le génie en définitive qui donne le volume, la surface de base, la base d’appui ; que le parasite ne serait rien sans le parasité ; que les pièces fausses ne prendraient pas, s’il n’y en avait de vraies.
Que ce sont les bonnes pièces en un sens qui authentiquent les mauvaises, que ce sont les pièces vraies pour ainsi dire qui garantissent les fausses. Qui font toute la valeur, si l’on peut dire, la valeur de circulation, des fausses.
On a commencé de saisir ce que c’est un peu que ce texte extraordinaire, Booz endormi, quand on a vu qu’il est essentiellement un ressaisissement. Un texte, une œuvre du ressaisissement du génie sur le talent, hors du talent. Le fruit unique du ressaisissement, d’un ressaisissement unique, d’une opération unique du ressaisissement. Un ressaisissement si souverain, si maître, si sûr de soi qu’il n’ignore pas même le talent, qu’il n’en fait pas même abstraction, qu’il ne tombe même pas à plat, dans ses propres absences, comme dans la grande honnêteté de Corneille, mais qu’il en joue, au contraire constamment, qu’il en joue comme souverainement, avec une sûreté, avec une aisance, avec une impudence incroyable. Qu’il s’(en) amuse. Le roi s’amuse. Le roi fait une opération unique de ressaisissement. Une sorte de confiscation. Il ressaisit le droit régalien. Booz endormi est plein de talent. Mais en quel état ce talent est réduit. Dans un état d’exercice, dans un état de souplesse, dans un état de servitude. Presque dans un état de mépris par trop de réussite. Il est joué, constamment joué, retourné, tourné, détourné ; roulé, enveloppé, développé. C’est proprement plus que la libération. C’est la vengeance, c’est la souveraineté du génie. Le talent y est constamment un jouet. Une balle, un jouet dont le génie jongle.
Le génie en jongle à un point, à tel point qu’on prendrait en pitié ce pauvre talent.
Soyez persuadé que quand Hugo voyait le mendiant sur la route, (je dis Hugo dans ses temps de ressaisissement), il le voyait ce qu’il est, réellement ce qu’il est réellement, le mendiant antique, le suppliant antique, le suppliant parallèle sur la route antique. Quand il regardait la plaque de marbre de l’une de nos cheminées, ou la brique cimentée de l’une de nos cheminées modernes, il la voyait ce qu’elle est : la pierre du foyer. L’antique pierre du foyer. Quand il regardait la porte de la rue, et le pas de la porte, qui est généralement une pierre de taille, sur cette pierre de taille il distinguait nettement la ligne antique, le seuil sacré, car c’est la même ligne. C’est le même seuil. Clytemnestre vient d’y poser le tapis de l’Odéon. Et les pieds d’Agamemnon ne toucheront point le seuil. Soyez persuadé que sénateur quand il assistait aux séances du Sénat il le voyait ce qu’il était, ce qu’était cette assemblée : le conseil des vieillards : Créon vient de le convoquer. Et il y a eu sur la cité un grand malheur : la Guerre, la Commune. Suivons ce saisissement qui nous prend à toute lecture de Booz, à toute récitation, qui est toute une lecture première, qui est toute une récitation première. Suivons cette prise. Instantanée. Laissons-nous prendre à cette prise. Écoutons, suivons cet avertissement qui ne trompe pas, ce saisissement qui ne trompe jamais. Il y avait eu, et c’était déjà une grande merveille, une de nos plus grandes merveilles françaises, il y avait eu plusieurs très grands poèmes bibliques, littéralement bibliques, très réellement bibliques, de la toute première grandeur biblique effectués, conduits jusqu’au plein accomplissement de la grandeur biblique non point par des Juifs mais par des Chrétiens, enfin par des Français. Et non pas seulement Moïse. Et non pas seulement Samson. Et non pas seulement Dalila. Vigny, Lamartine. Je ne parle pas de Leconte de Lisle, constamment écrasé sous son archéologie, constamment perdu, constamment serré, constamment traqué dans son archéologie. Mais par le ministère de Hugo, en ce jour unique, en ce poème plus que poème, puisqu’il y a plus que poème, nous avons ce miracle (au moins temporel) unique, ce double miracle unique : Premièrement, au premier degré, trente et quarante siècles après Homère et les origines d’Homère un des plus grands poèmes païens (et bibliques) charnels qu’il y ait jamais eu. Trente et quarante siècles après Moïse et les antécédents de Moïse. Et comme cet homme vivait tout de même en son temps, vivait tout de même vingt siècles après Jésus-Christ, post Christum natum, comme il vivait plus ou moins dans un monde chrétien, comme il croyait plus ou moins sincèrement être ou avoir été chrétien, deuxièmement, au deuxième degré ce poème païen entre tous, temporel, charnel entre tous, (mais peut-être, mais surtout pour quelle raison mystérieuse), cet éminent poème éminemment païen, éminemment temporel, éminemment charnel, tout plein de la moisson, du blé charnel, de la vigne et du vin charnel, tout plein de la terre et du ventre porte précisément, revient, recoupe précisément à faire, à être la seule vue païenne que nous ayons du mystère de l’incarnation, du mystère de l’insertion charnelle et temporelle, enfin le seul regard venu du côté païen, de la situation païenne, la seule considération, la seule contemplation charnelle païenne, antérieure, terrienne, toute terreuse et toute antique. Végétale comme un tronc. Toute pleine comme d’un accomplissement, d’un couronnement de l’épanchement temporel.
Un regard tout plein du blé des granges.
Il en suit que ce poème, plus que poème, se rabat au deuxième degré, recoupe à être un témoignage antérieur ultérieur, un témoignage en avance en retard de vingt siècles, le seul témoignage païen que nous ayons de cette opération essentiellement, centralement chrétienne. Et à être non plus seulement à vingt siècles de distance mais à trente et quarante un témoignage biblique, une prophétie (biblique). Et ainsi à être enfin aussi ensemble littéralement la seule prophétie païenne que nous ayons ; la seule vraie, la seule réelle prophétie païenne que nous ayons ; non plus, non pas seulement une prophétie juive, ce qui est l’état, l’habitus des prophéties, leur place ; mais une prophétie antique, ◀latine▶ et grecque et antique de la centrale opération chrétienne. Le seul regard que nous ayons du monde de la cité sur le monde du salut. Et la seule fois même rigoureusement que l’on puisse mettre ensemble sans qu’ils jurent, sans qu’ils se contrarient invinciblement, sans qu’ils se battent l’un contre l’autre ensemble, sans qu’ils hurlent d’être accouplés, ces deux mots : prophétie — païenne.
Il est impossible, il est indéniable, je plains celui qui ne sentirait pas instantanément que ce jour-là il s’est passé dans la tête de Hugo, (d’une sourde instantanéité, profonde, immédiate, directe), dans la tête temporelle de Hugo une tout autre opération, infiniment autre, infiniment plus que la facture, que la fabrication, (ou la fiction), que la confection même d’un très grand poème. (Et naturellement j’avoue, je suis prêt à être le premier à avouer que nous sommes naturellement fort loin d’en avoir épuisé les reculées profondes), (d’en avoir approfondi, épuisé le mystère). (Car ce que nous venons de faire, mes pauvres enfants, ce n’est jamais qu’une analyse et plusieurs fois nous avons senti passer le halètement de l’analyse). Je plains celui qui ne sentirait pas le coup, qui ne recevrait pas en creux le coup porté par ce poème. Entendons-nous, je ne le plains pas seulement comme critique littéraire, comme historien littéraire, comme lecteur littéraire, ce qui n’a en effet qu’une importance relative. La question est précisément non pas de savoir si, mais de savoir que ce poème ne dépasse pas seulement l’histoire de la littérature, qu’il ne dépasse pas seulement l’histoire des lettres. Il est une référence, une reportée unique du païen sur le chrétien, du plus grand païen sur le central chrétien. Je le plains comme chrétien, comme n’ayant aucunement le sens du sacré. Je suis très frappé qu’un des plus profonds chrétiens que je connaisse, un des catholiques de la plus authentique lignée, ayant cette année même à parler dans le Journal de Coutances d’un mystère qui était paru en chrétienté, et voulant en parler non point tant en critique et en historien littéraire qu’en catholique et en chrétien, ce qui est la seule façon que je reconnaisse d’en parler, ait été conduit directement à faire une référence pour ainsi dire préliminaire à ce Booz endormi. Non point une référence littéraire. Mais une référence de l’ordre du sacré. Il est vrai que je connais cet ami de vingt ans ; et que les sacrements lui sont, lui font une nourriture, (comme le pape vient si judicieusement de le rappeler) ; et non les dévotions un hébétement, un émoussement, un abrutissement de la pointe du bourgeon de la vie intérieure.
Que Hugo lui-même, l’auteur, ait senti lui-même que ce qui se passait dans sa tête ce jour-là était quelque chose de pas ordinaire, c’est ce qui ne fait aucun doute quand on sait seulement regarder un texte. Cette courbe, cette aisance d’orgueil païen. Cette plénitude aisée. Ce gonflement de sa puissance. Ce ton comme avantageux. Et presque provocant. Cette courbe d’orgueil. Cet avantage pris, enlevé. Cette sorte de ton tout particulier. Ce mouvement de fleuve aisé, de Loire et de Rhin victorieux. Comme il n’avait aucun sentiment chrétien, lui la contrepartie il n’avait point de contrepartie. Aussi l’orgueil païen, l’orgueil d’une domination victorieuse coulait-il ce jour-là dans un lit de plénitude, dans un lit d’aisance, dans un lit de facilité. Qu’il ait senti ce jour-là qu’il balançait tout un monde, lui Hugo, (il n’était pas si bête, quand il s’agissait de sa carrière, de ses réussites, de son talent, de sa gloire, et surtout quand il y allait de son génie), que ce jour-là était pour lui un jour d’élection certainement unique, qu’il s’était produit ce jour-là, ce jour unique, pour lui Hugo, à l’avantage de lui Hugo, (on ne sait pas pourquoi, mais c’est toujours ainsi), on ne sait quelle contamination entre le royaume du génie et le royaume de la grâce, on ne sait quel écoulement, quel épanchement (charnel spirituel), quelle dérivation, quel déversement du royaume de la grâce dans le royaume du génie ; qu’il s’était passé ce jour-là dans sa tête quelque chose d’extraordinaire ; qu’il avait peut-être été choisi pour on ne sait pas bien quoi ; par un décret nominatif ; en tout cas pour quelque chose de sérieux ; pour quelque chose d’unique ; pour quelque chose de grand ; et sûrement pour quelque chose de réussi ; pour une unique, pour une grande, pour une sérieuse réussite ; qu’il fallait en profiter ; que c’était toujours ça de pris ; que ce jour-là il atteignait un faîte ; qu’il n’eût peut-être pas, certainement pas atteint tout seul ; que de pareils bonheurs n’arrivent pas toujours ; qu’ils n’arrivent peut-être même qu’une fois ; qu’ils n’arrivent peut-être même jamais ; qu’il faut donc en profiter, et s’en donner ; qu’ensuite on verra bien ; qu’après on ne sait pas ce qui peut arriver ; qu’après on ne sait pas de quoi la vie est faite : je n’en veux pour preuve, je n’en veux pour signature. Je n’en veux pour preuve que cet orgueil païen, dont ce poème est plein, dont ce poème déborde, dont ce poème regorge, cette aisance, cette plénitude charnelle, ce jeu, cette sorte d’amusement, ce défi constant dans l’expression même. Jamais un fleuve ne s’était autant amusé. Jamais autant il n’avait été un fleuve aux flancs pleins. Cette sorte d’impudence et de gouvernement et de hauteur dans l’aisance. Et je n’en veux pour signature que ce Jérimadeth même, cette blague énorme, cette insolence admirable ; cette signification faite à tous, présents et à venir, que cette fois il était entré dans la plénitude et dans les droits de la création. Jusqu’à ce qu’on m’ait montré Jérimadeth sur une carte dans un atlas authentique de la Terre Sainte, je vois dans la forgerie de ce nom une de ces insolences, une de ces significations, une de ces audaces qui dépassent tout. Et qui par conséquent signifient plus que tout. Et comme il avait toutes les chances ce jour-là, les deux premières syllabes étaient très hébraïques, car elles étaient aussi les deux premières syllabes de Jéricho, qui est, je pense, authentique. Son mot, son nom partait comme Jéricho. Eh quoi, choisir péniblement un nom parmi ceux qui existent, laborieusement, quelle servitude, quel aplatissement, quelle soumission à l’histoire et devant la géographie. Quelle bassesse. Et puis c’est pas commode. Les noms qui existent ne sont pas toujours justement ceux qu’il faudrait, ceux qu’on voudrait, ceux qu’on aurait besoin. La géographie est si mal faite. La preuve c’est que Blanchard n’ose plus venir me voir. Et puis, chercher un nom réel qui aille bien, qui fasse la rime d’avance dans les atlas, au fond c’est aussi truqué, (sinon plus), et en somme c’est beaucoup plus de mauvaise foi que de forger tout tranquillement pour la rime un nom à la rime. Et pendant qu’on forge de le forger tout entier. Quand on est Danube, il ne faut pas se gêner. Il y a plus de mauvaise foi à tricher, à truquer pour prendre un nom vrai, puisque en somme ce nom on ne le prend point naturellement, on ne le prend point à la bonne franquette, comme il vient, comme il se présente, on ne le prend point au hasard, mais on le recherche insidieusement avec l’arrière-pensée de le trouver justement comme on a besoin qu’il soit. Puisqu’il faut choisir, étant donné qu’il faut choisir, on ne prend pas même le nom essentiel, celui qui représenterait le plus, celui qui représenterait au centre. Mais on prend celui qui rime. Alors autant le faire. Mieux vaut le faire. C’est plus simple. C’est plus franc. C’est plus droit. Ne descendons point à ces bassesses. Marquons, signifions notre volonté souveraine. Nous ne sommes pas seulement les maîtres de cette heure. Nous sommes les maîtres de ce mot. Jouissons en plein, donnons en plein de cette fortune qu’aujourd’hui nous avons. Ne nous laissons pas faire par la géographie, qui n’a pas les noms qu’on veut. Aujourd’hui nous commandons, nous dominons, (puisque nous produisons), la réalité même. D’ailleurs n’avons-nous pas entendu dire que les géographes mêmes aujourd’hui méprisent totalement la nomenclature. Nous avons bien le droit de faire au moins comme les géographes. Ne soyons pas, qu’on ne nous fasse pas plus géographes que les géographes.
Victor-Marie, comte Hugo. Pair de France. Membre de l’Institut. Il
savait ce que pèse une réussite. Il savait ce que vaut un tel triomphe. Combien il était
précaire, momentané, instantané ; que c’était le triomphe d’un jour ; d’autant plus
uniquement précieux ; et qu’il fallait en profiter pendant qu’on y était. Car on n’y est
pas deux fois. Une telle fortune n’est pas donnée deux fois dans une vie. Il était payé
pour le savoir. D’autant qu’il avait tant de fois manqué, qu’il manquerait tant de fois ce
que ce jour-là il avait peut-être fortuitement obtenu. Fortuitement, par forte fortune,
par un coup de fortune. Il savait bien ce que c’est que de manquer son coup, et ce que ça
coûte, et ce que ça fait. Une dure expérience le lui avait souvent appris, le lui avait
souvent fait sentir. Il avait trop d’instinct, et même trop d’intelligence,
surtout trop de main pour ne pas avoir senti, pour ne pas savoir toutes les fois qu’il
manquait, qu’il avait manqué. Mais il en avait trop aussi pour ne pas sentir, pour ne pas
savoir que cette fois ça y était, qu’il ne manquait pas. Puisque ça y était, dans cet
inespéré coup de fortune, si longtemps espéré, si longtemps attendu, (si âprement
peut-être, si anxieusement dans le secret du cœur, du cœur païen, du cœur charnel, du cœur
ambitieux), puisque cette fois enfin on ne manquait pas eh bien on en prendrait, pour
toutes les autres fois, pour toute la vie, et on ferait bien voir au monde, par le
ministère de ce Jérimadeth, par la plus grande licence qu’un poète se
soit peut-être jamais donnée, par cette souveraine, par cette inouïe insolence, par la
signification, par la déclaration, par la proclamation de ce Jérimadeth
on ferait savoir au monde qu’aujourd’hui en effet on s’en payerait et que l’on dominait,
que l’on tenait le monde. Qu’on en prendrait et qu’on s’en donnerait.
Ô cruel souvenir de ses gloires passées.
Mauvais souvenir, impérieux
souvenir des gloires tant de fois manquées, souvenir en avant des
gloires qu’il manquerait, qu’il allait peut-être manquer tant de fois encore (moins de
fois). Notamment ces deux fois qu’il avait manqué, ou qu’il allait manquer dans la même
veine. Car ce Booz était bien décidément un faîte entre des affaissements de littérature.
Cette première fois, dans le Sacre de la Femme, pour le premier Adam il
avait bien cru toucher, entrer, il avait bien cru sentir passer la veine, la même veine.
Ce n’avait été qu’un éclair :
Pourtant, jusqu’à ce jour, c’était Adam, l’élu
Et il était retombé à des fatras, à des monceaux de littérature jusqu’au dernier vers exclus. À des habitudes, à des abondances, à des facilités. Son Dieu invisible au philosophe, qui suit immédiatement Booz, est grotesque. Sa première rencontre du Christ avec le tombeau, qui suit immédiatement après, n’est généralement qu’une épigramme anticléricale. Comme dans tout ce désert, dans toutes ces pierres de littérature, dans toutes ces pierrailles, dans tout ce jeûne, dans ces jours et ces jours de jeûne dans le désert cette soudaine, cette pleine ivresse du Booz s’explique, éclate. Dans le païen même, dans le pur païen, à ne considérer même purement que la veine païenne et non pas même cette insertion, cette référence du païen sur le chrétien, dans la pure veine païenne même il ne devait jamais retrouver un Booz, (à ne considérer que ce qu’il y a de païen dans Booz, à ne considérer que la veine païenne), pas même dans ses grands poèmes officiellement, professionnellement païens, pas même dans le Géant, le Titan, le Satyre.
Dans cette indécence, dans cette insolence, dans cette auguste nudité, dans ce dépouillement on peut voir, comme un géologue voit, les différentes couches, les différentes assises de son poème. Il se sentait si fort, il n’a rien dissimulé de cette disposition. De cette déposition. Les soudures sont apparentes, et on voit très bien comme il avait besoin de cette rime en dait. La première couche, la base, la barre d’appui horizontale est certainement le vers d’aboutissement, le vers de couronnement, le dernier vers,
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
La deuxième couche, le coup de génie mais non plus déjà peut-être de vision c’est l’autre vers posé ; posé dans toute sa grandeur ; la trouvaille, non plus peut-être autant la première vision, la vision directe ; la vision nue ; dépouillée ; la trouvaille ensemble, à la fois faite et jaillie :
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Et ensuite, en deuxième, en subsidiaire :
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Les différents terrains, les différentes couches, les différentes strates apparaissent très nettement, comme dans une coupe géologique honnête. Il était si fort ce jour-là qu’il pouvait être même honnête. Le reste il ne faut pas dire que c’est du remplissage, (du remplissage de lui), mais ce n’est plus de l’articulation, de la charpente. Ce n’est plus de l’organisation et de l’organe. Il faut donc dire que c’est du remplissement. Et non pas de la plénitude, mais de la mise en plénitude. C’est presque un foisonnement, c’est une sédimentation, cette sorte de sédimentation qui lui était propre. Enfin des vers comme il en faisait tant qu’il voulait, quand ça n’allait pas mal. Il vous en eût fait jusqu’à demain matin :
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombreBrillait à l’occident,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Dans ce sédiment, dans ce gras limon
et Ruth se
demandait
, en fin de strophe, annonçant la strophe
décisive,
la strophe coronale, l’isolant, la coupant aussi, la laissant en suspens, suspendue sur
notre tête comme un bloc, comme une montagne carrée, était elle-même sa pierre angulaire
indispensable, rectangulaire, quadrangulaire, sa pierre de taille, sa pierre qui ne bouge
pas. Il fallait qu’elle fût ainsi, et ainsi à la rime en fin de strophe. C’est la pierre
du gond. Tout tient à elle. Il fallait donc qu’il y eût cette autre rime en dait.
Il faudrait avoir en typographie comme en géologie des couleurs pour marquer les différentes couches d’une telle construction, les assises ; la structure ; ce qui est primaire, secondaire, tertiaire ; ce qui est plan et ce qui est courbe ; ce qui est horizontal et ce qui plie ; les courbes de niveau et les courbes de terrain ; les isométries et les planimétries ; ce qui est du roc et ce qui est un humus, un dépôt, une courbe, une tourbe, une vase féconde.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombreBrillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel étéAvait, en s’en allant, négligemment jeté
Un temps.
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Nous aussi, à défaut de couleurs, nous avons nos hachures. Mais il nous en manque. Il nous faudrait notamment un degré plus fort pour le dernier vers. Pour la plénitude souveraine, pour le calme horizontal de ce dernier vers.
Faut-il noter, quand on analyse un peu dans le détail, que quand les vers ne sont pas tout à fait pleins et que même dans les vers pleins toute la force vient à la rime, comme il faut.
Faut-il entrer enfin dans le fin du travail, dans le dernier métier, dans le dernier détail, signaler ce parallélisme poussé, cette singulière conformité, plus que conformité, identité de construction entre cette avant-dernière strophe et une autre strophe lançante, une autre avant-dernière strophe du milieu du poème. Une identité de structure, d’ossature saisissante. Oh oh est-ce que nous aussi nous allons instituer un laboratoire de littérature française rue de la Sorbonne. Je pose les deux strophes sur la table de mon laboratoire. Voici la première, celle de la fin, l’avant-dernière ; on commence peut-être à la savoir :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombreBrillait à l’occident, et Ruth se demandait.
Et tout reste en l’air.
Voici à présent la première des deux, le premier essai, le premier modèle de la même structure, de la même charpente exactement ; l’autre avant-dernière, la première avant-dernière :
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,Booz, les yeux fermés, gisait sons la feuillée ;Or, la porte du ciel s’étant entre-bâilléeAu-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et tout reste aussi en l’air. C’est aussi une strophe qui annonce, une strophe qui ouvre. Une entrée. Un appariteur, une huissière de strophe.
Tout y est. C’est une symétrie de construction, d’usage, d’emploi, de destination parfaite. Poussée jusqu’au dernier détail. Ce sont deux strophes jumelées, geminatae, qui se répondent parfaitement. La première annonce la deuxième, pour qui a quelque sens de la structure, la deuxième rappelle la première. La première prépare la deuxième, est une image anticipée de la deuxième. C’est bien la même résonance, la même frappe donnée à deux temps.
Tout y est. Le premier vers horizontal, grand, balancé sur deux noms propres, les deux noms propres à l’hémistiche ; l’un à l’hémistiche, l’autre à la rime :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth :
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
(et alors il est impossible de ne pas voir comme Jérimadeth, ainsi placé (je ne parle pas de Judith) est hébraïque, quand on y pense. Non seulement il a le même départ que Jéricho. Mais il a ce même grand J initial que Judith. Rien n’est Juif comme un J de grande capitale. Et il rime si merveilleusement avec tous ces beaux noms juifs : (Josabeth), Japhet, (que de J ; comme j’avais raison), Nazareth, Génésareth, Seth. (Comme on voit bien qu’il est de la même famille.)
Le deuxième vers quelconque : (du quelconque de Victor Hugo) :
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
les rimes féminines. Lourdes et longues ; traînantes, traînées. Puis de part et d’autre un morceau d’un vers et demi qui de part et d’autre crée une première suspension, un premier degré, dans la suspension, une première attente :
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombreBrillait à l’occident,
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâilléeAu-dessus de sa tête,
Enfin la pierre angulaire d’un demi-vers qui crée une nouvelle attente, qui met, qui tient, qui laisse tout en suspens, en attente au deuxième degré :
et Ruth se demandait,
un songe en descendit.
enfin le fin du fin, la rime riche d’un nom commun avec un nom propre, avec consonne d’appui ; sur consonne d’appui ; et la rime avec ce nom propre, ce qui est le dernier des derniers, le dernier raffinement, pour un maître rimeur, la rime avec ce nom propre d’un temps personnel de la conjugaison d’un verbe : Judith, descendit ; Jérimadeth, demandait. Dans les deux cas, (avec un nom propre), troisième personne du singulier (du parfait ou de l’imparfait) de l’indicatif. De l’imparfait ou du prétérit. La rime non attendue, ou enfin attendue à force de n’être pas attendue, la rime attendue doublement inattendue ; nullement cette rime paresseuse attendue, cette rime toute allante qui fait rimer le nom avec le nom, l’adjectif avec l’adjectif, le verbe avec le verbe, l’adverbe avec l’adverbe.
Qui vous dira la vérité. Qui vous révélera désormais les secrets de la facture. Car tels étaient nos sérieux Délassements Comiques. Il en est de moins graves. Il en est de moins sages. Il en est de moins fous. Qui vous dira sur la plaine, devant un autre coucher de soleil, (il en est tant), triste et rouge et grand sur l’étang de Saclay, triste et long sur la plaine, sur le chaume et sur le blé, devant, sous un ciel de nuages qui vous récitera les grands vers de la pluie et du beau temps ; du temps qu’il fait et du temps qui passe ; du temps temporel et du temps climatérique ; das Wetter et die Zeit ; — tempus, tempestas atque temperies :
Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées,Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en fouleSur la face des mers, sur la face des montsSur les fleuves d’argent, sur les forêts où rouleComme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,Ridés et non vieillis, et les bois toujours vertsS’iront rajeunissant ; le fleuve des campagnesPrendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,Sans que rien manque au monde immense et radieux !
Avril 1829. Il avait 27 ans. Il n’était pas tout à fait près de s’en
aller au milieu de la fête. Il passait, mais il passait lentement. Il ne se refroidissait
heureusement que graduellement sous ce soleil joyeux. Vous me disiez : Ces
vers, ces poèmes sont précisément les poèmes de ce pays-ci, de cette Île de France.
Ils ont été faits pour ce
pays-ci même. Ils sont nourris de ce pays-ci. De
ces paysages. De ces horizons. C’est ce pays-ci qu’il traversait à pied quand il allait
voir madame Drouet. Elle demeurait ici ou à vingt lieues près dans tel pays, dans tel
château, dans telle maison. Car je sais plus de vers et vous savez plus d’histoire. Et
ainsi nous jouons l’aveugle et le paralytique. Nous remarquions en effet
que le poème précédent, (dans les mêmes Feuilles d’automne ; on ne
remarque pas assez ce titre, les Feuilles d’automne ; c’est à vingt-sept
ans qu’il faisait tomber ses Feuilles d’automne, celui-là, à vingt-six
ans. Il a toujours su s’y prendre. Il a toujours été précoce. Il a toujours été le roi des
malins.) à mademoiselle Louise B., était intitulé Bièvre. Il n’est pas très réussi. Il n’est même pas réussi du tout. C’est une
excitation à blanc de littérature, à faux, un fatras, un fouillis, un amoncellement de
littérature. Une excitation à froid. D’abord ça commence par les rimes en ombre, ce qui est toujours mauvais signe dans Hugo. Nous remarquions là-dessus que
Hugo réussit généralement beaucoup moins quand il décrit pour décrire, ou enfin quand il
veut décrire, surtout un paysage, que quand il décrit sans le faire exprès, et peut-être
sans s’en apercevoir, en un certain sens, autant qu’un homme comme Hugo peut ne pas s’en
apercevoir. Et qu’il n’est peut-être pas le seul. Je veux dire qu’il décrit beaucoup
mieux, ou enfin qu’il décrit bien, si c’est décrire, quand sans y penser, sans se diriger
pour ainsi dire vers la description, vers le paysage il situe dans un pays,
involontairement, presque, peut-être inconsciemment, parce qu’il le faut bien, un
sentiment qui alors paraît fixer toute son attention. (Entre mille exemples la Tristesse d’Olympio).
(Mon Dieu comme ces bonnes gens des
campagnes, comme ces vignerons des coteaux d’Orléans ont raison de savoir que je suis un professeur). Je vous rétorquais qu’il avait voué son poème
aux pires désastres en le plaçant sous l’invocation de Fénelon. Que tout ce qui venait de
Fénelon portait malheur. Que c’était un propre encouragement au bafouillage, une garantie
de bafouillage, et qu’il avait suivi ce propre encouragement. Qu’au surplus ces paysages,
(dans la nature), étaient infiniment plus beaux que pour du Fénelon. Que c’était un rude
contresens que de les avoir mis sous l’invocation de Fénelon. Que c’était un sinistre
patron. Qu’au demeurant cette phrase montée en épingle, et sur laquelle on s’extasie dans
les pensionnats :
Un horizon fait à souhait pour le plaisir des
yeux
était la phrase que je haïssais le plus de toute la littérature
française ; et de toutes les littératures que je connais ; et de celles que je ne connais
pas. Qu’elle m’agace ; et en elle-même ; et parce qu’elle est de Fénelon ; et parce
qu’elle est je crois de Télémaque. D’abord on la cite toujours. Et moi
je n’aime pas les citations.
Des vers connus ; des vers trop connus ; des vers inconnus ; des vers méconnus. Ils n’étaient peut-être pas tous de Victor Hugo. Qui passant devant le Sénat qu’on répare, (lui aussi il se refroidit sous le soleil joyeux), palais du Luxembourg, côté du Luxembourg, et voyant de joyeux maçons syndiqués, (à moins que ce ne soit de joyeux maçons fonctionnaires ; ou plutôt c’est certainement les deux ensemble), monter allègrement sur d’invraisemblables échelles, (en France nous avons toujours très bien su faire les échafaudages), qui vous dira sourdement comme en lui-même et malgré lui-même l’inévitable
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle.
Qui vous dira ce que vous savez beaucoup mieux que moi. Mais dire à celui qui sait beaucoup mieux que vous, voilà ce qui me plaît, voilà l’enseignement que je distribue, n’est-ce pas là le véritable enseignement. Le principe du véritable enseignement. Dire à celui qui sait beaucoup mieux que soi. Cette distribution toutefois ne serait point complète, car elle ne serait point savante, car elle ne serait point scientifique, cette édition ne serait point savante si nous n’y mettions pas des notes. Avez-vous jamais vu une édition savante, où il n’y avait pas des notes. Nous prendrons donc nos notes, et pêle-mêle nous les alignerons ici. Mais pour qu’elles soient plus savantes, pour même qu’elles soient savantes, nous les disposerons en paragraphes. Nous les classerons censément par paragraphes. Et pour que ces paragraphes soient plus savants, pour qu’ils soient véritablement scientifiques nous les numéroterons. Tout le monde sait que la numérotation c’est la numération, et que la numération, que le numéro fait le commencement de la science. Car le numéro en bon français n’est-il pas le nombre et le nombre ne fait-il pas l’une partie, n’est-il pas l’une matière des deux de la mathématique.
§ 1. — Sur le calcul (encore de la science) que nous avons fait sur quarante ans. — Encore un calcul, ou le même, sur quarante ans. Quarante ans peut être quarante ans d’âge ou quarante ans de durée. Sous cette réserve que c’est la durée qui amène l’âge. (Il pleut des vérités premières.) Ainsi cet âge que nous avons, ces quarante ans, un rien, ce rien de durée qui nous sépare de la première enfance, ces quarante ans qui tiennent dans le creux de la main, d’une part c’est tout ce qui nous sépare de 70, qui est si loin, et également, aussi long, d’autre part c’est ce qui séparait les Châtiments de Waterloo, le Hugo des Châtiments du Napoléon de Waterloo.
D’autre part quand nous étions enfants nous étions comme infiniment plus près des Châtiments qu’il n’était près de Waterloo. Car nous touchions pour ainsi dire aux Châtiments. Nous les touchions de la main. Quand j’étais jeune et que Boitier me les faisait lire, en somme c’était un livre qui venait de paraître. La République aussi venait de paraître. Était un livre qui venait de paraître. Et que nous lisions, de quel cœur. Nous étions à vingt ans des Châtiments, trente ans, et lui il était à quarante ans de Waterloo. Emportés par le courant, tout occupés, tenus par l’astreinte et par le foisonnement de la vie nous ne nous sommes pas aperçus que c’est vers 1895, (nous avions vingt-cinq ans), que nous passâmes le point critique. 1894 ; 1895 ; 1898. L’affaire Dreyfus déjà fermentait. Au moins en dedans. Secrètement pour nous. Non pas secrètement pour tout le monde. Depuis un an elle était comme décrétée. Elle avait été ouverte. Officiellement ouverte. Ouverte comme par un décret de (la) destination. Un an, deux ans elle allait fermenter, couver, gagner, gagner. Trois ans, et elle allait éclater pour la sacrification de nos jeunesses.
Ainsi nous ne nous aperçûmes pas que vers ce 1895 nous passâmes le point critique, c’est-à-dire que nous fûmes, que nous vînmes distants des Châtiments exactement comme les Châtiments étaient distants de Waterloo. Hugo était alors bissecteur, passa un instant bissecteur entre Napoléon et nous. Mais nous avions bien autre chose en tête, nous avions bien autre chose à faire, une folie nous dévorait, qu’à voir que nous passions par-dessus des points critiques. Deux longueurs de temps étaient égales : Napoléon à Hugo, Hugo à nous. Un déséquilibre s’établit ce jour et l’équilibre ne s’établira plus. On ne sait pas comment ça se fait, de ces deux longueurs de temps, l’une n’a plus bougé, ne bougera plus. L’autre prend un jour tous les jours. Le temps passe. La date s’arrête. Le temps passe. La date reste. La date est une inscription du temps. Dans quelques années nous serons une fois et demie plus loin de Hugo, de ce Hugo, qu’il n’était loin de ce Napoléon. Mais toute la vie nous continuerons de croire que nous touchons aux Châtiments et de savoir que les Châtiments ne touchaient pas à Waterloo. Les comptes obscurs que nous établissons inconsciemment en venant au monde pour savoir où nous en sommes, pour voir en nous-mêmes à quel moment du monde nous venons au monde, à quel moment, à quelle date nous apparaissons, nous autres à notre tour, les calculs globaux, sommaires que nous faisons sans même nous en apercevoir quand nous arrivons à l’âge de raison pour savoir où nous en sommes, comment placés nous sommes, (c’est-à-dire en somme un peu qui nous sommes), sont invincibles. Ils sont indéfaisables. Et comme dit l’autre indéfectibles. Ils comptent pour toute la vie. Nous ne pouvons jamais nous en dépouiller. Ils demeurent toujours. Au fond nous ne cherchons pas même à nous en dépouiller. Nous ne tenons pas du tout à nous en dépouiller, à refaire, à recommencer nos calculs. Nos comptes. Plus au fond, plus profondément nous sommes si heureux de ne pas les recommencer, de ne pas chercher à les recommencer, de ne pas en avoir envie, de ne pas même avoir l’idée de les recommencer. Un sentiment plus profond encore et plus cher que la paresse nous y pousse et nous y retient. Nous y tient et nous y entretient. Nous aimons mieux les tenir valables, nous les tenons valables pour l’existence ; pour toute notre vie ; pour tout notre temps. Au fond, sans trop y penser, sans bien vouloir y penser, nous les tenons valables pour notre éternité même.
C’est une des plus grosses difficultés, disons le mot c’est une des plus grosses, des plus graves contrariétés intérieures, sinon la plus grave, (aussi je ne suis pas surpris que l’on ne nous en parle nulle part), de la pédagogie, — je veux dire naturellement de la paternité, — de la paternité spirituelle et de la paternité charnelle, — que cette tendance invincible que nous avons, que cette tentation de faire servir, de faire compter notre compte aussi pour nos enfants, pour les générations suivantes. Un compte qui ne devrait pas même nous servir à nous-mêmes, qui ne devrait même pas compter pour nous-mêmes, si nous savions vieillir, si nous consentions à vieillir. On ne s’installe qu’une fois dans la vie. On a déjà eu tant de mal à s’installer. D’abord alors on veut que cette installation compte pour toute la vie. Serve pour toute la vie. Et on y réussit tant bien que mal. On ne veut pas recommencer la vie. Puis on aime les enfants. On les aime mal. Donc on les aime mal. On croit que c’est de l’amour et de la paternité, on croit que c’est de l’amour paternel que de vouloir, que de leur faire que leur vie soit la prolongation de la nôtre. Que notre installation compte pour eux. Serve pour eux. Que notre compte compte pour eux. Laissons nos enfants s’installer pour eux, compter pour eux, commencer pour eux. Ils ont sept ans. Ils ont douze ans. Laissons-les faire leurs comptes, qui nous chassent.
§ 2. — Poussons nos merveilleuses, nos mystérieuses recherches. La véritable ode à la Colonne, tout court, n’est pas dans les Odes ; elle n’est pas une ode ; enfin elle n’est pas intitulée une ode. Elle est dans les Chants du Crépuscule, le deuxième chant. Les Chants du Crépuscule, au moins leur début, leur départ, sont tout entiers sous l’influence, on pourrait presque dire sous l’inspiration, au moins temporaire, au moins provisoire, de la révolution de 1830. Il avait fort bien vu naturellement, ou plutôt, ce qui vaut mieux, il avait très bien senti que ces trois journées n’étaient pas, ne pouvaient pas être un simple recommencement, un recommencement pur et simple, une imitation plus ou moins traditionnelle des grandes journées révolutionnaires de la grande Révolution ; qu’elles étaient, qu’il fallait qu’elles fussent tout autre chose ; car l’Empire s’était produit depuis, l’Empire s’était mis entre, l’épopée impériale, il y avait eu l’Empire entre les deux. Il avait bien senti tout ce qu’il y avait, tout ce qu’il y avait eu dans ces nouvelles journées de napoléonien, de gloire impériale, de guerre impériale, d’épopée impériale. Ce n’est point dans sa préface qu’on le voit, dans sa préface sans titre ni mention de préface, datée du 25 octobre 1835, et qui, comme toutes ses préfaces en prose, est un chef-d’œuvre de bafouillage. C’est déjà dans le Prélude, qui est beau, étant en vers, daté du 20 octobre 1835, et après lequel en effet il n’avait plus rien à mettre en préface :
De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes ?
où sont précisément les trois ou quatre grands vers de cette strophe :
« C’est peut-être le soir qu’on prend pour une aurore !Peut-être ce soleil vers qui l’homme est penché,Ce soleil qu’on appelle à l’horizon qu’il dore,Ce soleil qu’on espère est un soleil couché ! »
Cette liaison de guerre, cette liaison napoléonienne est marquée au seuil du recueil, dans le premier poème du recueil, Dicté après Juillet 1830, en vers dont les uns sont bons et les autres mauvais :
Frères ! et vous aussi vous avez vos journées !Vos victoires, de chêne et de fleurs couronnées,Vos civiques lauriers, vos morts ensevelis,Vos triomphes, si beaux à l’aube de la vie,Vos jeunes étendards, troués à faire envieÀ de vieux drapeaux d’Austerlitz !
Mais on ne peut pas dire que cette parenté, que cette liaison lui ait échappé.
Soyez fiers ; vous avez fait autant que vos pères.Les droits d’un peuple entier conquis par tant de guerres,Vous les avez tirés tout vivants du linceul.Juillet vous a donné, pour sauver vos familles, …
Vous êtes bien leurs fils ! c’est leur sang, c’est leur âme…
Ils ont tout commencé : vous avez votre tour.
C’est pour vous qu’ils traçaient avec des funéraillesCe cercle triomphal de plaines de batailles,Chemin victorieux, prodigieux travail,Qui de France parti pour enserrer la terre,En passant par Moscou, Cadix, Rome et le Caire,Va de Jemmape à Montmirail !
§ 3. — On ne saurait trop lire Hugo pour prendre des leçons de constance. On ne saurait croire combien de fois il a manqué, tenté, essayé, recommencé certains morceaux, certains vers et certaines strophes, avant d’atteindre, en un jour de bonheur, à la forme définitive, à la plénitude. Combien de fois il a lancé dans tous les sens des essais, avant d’obtenir une fois le morceau. Des essais qui ne lui revenaient jamais, qui ne lui restaient jamais sur la conscience, puisqu’il les publiait, puisqu’il publiait tout. Il y aurait tout un travail à faire, ou plutôt une multitude de travails, à prendre toutes ces familles, toutes ces parentés, toutes ces filiations, toutes ces contaminations, les bons enfants et les mauvais, les bien venus et les mal venus, les apolliniens et les avortons, les chevalier Phœbus et les Quasimodo, suivre toutes ces traces, noter les essais, les glorieux et les inglorieux, mesurer les pas, parvenir enfin avec lui au triomphe. Il avait un don unique entre tous, un don particulièrement précieux pour le travailleur, pour le producteur, pour un bourreau de travail comme lui, pour un gros abatteur de besogne : ce cynisme particulier, si parfait, cette impudence païenne, cette impudeur qui lui faisait donner presque indistinctement au public, et sensiblement aussi honorablement les uns que les autres tout ce qu’il produisait ; le bon et le mauvais ; sachant bien que dans le tas il y (en) avait du très bon ; et que si ce n’était pas pour aujourd’hui ce serait pour demain.
§ 4. — Il disait lui-même qu’il ne faut jamais corriger un livre qu’en
en faisant un autre. Notamment Odes et Ballades, préface de 1828 :
car, sa méthode
— (il adorait parler de lui à la
troisième personne, l’auteur, l’auteur de ce livre) —
consistant à amender son esprit plutôt qu’à retravailler ses livres, et,
comme il l’a dit ailleurs, à corriger un ouvrage dans un autre ouvrage, on conçoit que chacun des écrits qu’il publie…
§ 5. — La dernière strophe que nous venons de citer est par exemple, in fine, un essai malheureux d’enfermer en une strophe, en un vers, en quelques vers, tout l’espace, toute l’étendue de la conquête napoléonienne.
Chemin victorieux, prodigieux travail,Qui de France parti pour enserrer la terre,En passant par Moscou, Cadix, Rome et le Caire,Va de Jemmape à Montmirail !
n’est autre, n’est que l’essai laborieux, contourné, linéaire, pénible, plusieurs fois maladroit, qui dans le même recueil, deux ans plus tard, dans Mil huit cent onze ! — (10 août 1830 — août 1832) — devait éclater en ce vers d’une évocation prodigieuse ; réussie, totale, d’une grandeur égale à la grandeur de son objet :
Ce n’était pas Madrid, le Kremlin et le Phare,[La diane au matin fredonnant sa fanfare,]
§ 6. — Ce qui prouve qu’un vers est toujours plus grand que plusieurs vers.
§ 7. — Comme aussi un mot est toujours plus grand que plusieurs mots.
§ 8. — Aussi je ne peux pas souffrir les personnes qui mettent plusieurs mots.
§ 9. — Nos enfants n’ont pas à reprendre (le fil) du même endroit, du même point que nous. Nous n’oublions que cela. C’est tout.
§ 10. — Nos enfants n’ont pas notre âge. Un point, c’est tout. Ils n’ont pas notre âge de l’humanité.
§ 11. — Un mot n’est pas le même dans un écrivain et dans un autre. L’un se l’arrache du ventre. L’autre le tire de la poche de son pardessus.
§ 12. — Les blessures que nous recevons nous les trouvons dans Racine. Les êtres que nous sommes nous le trouvons dans Corneille.
§ 13. — Suite de Dicté après Juillet 1830. — Vous êtes
Vous êtes les enfants des belliqueux lycées !Là vous applaudissiez nos victoires passées ;Tous vos jeux s’ombrageaient des plis d’un étendard.Souvent Napoléon, plein de grandes pensées,Passant, les bras croisés, dans vos lignes pressées,Aimanta vos fronts d’un regard !
Aigle qu’ils devaient suivre, aigle de notre armée
§ 14. — C’est aussitôt après que vient II. — À la Colonne. — La liaison n’est pas marquée dans le texte seulement, elle est marquée dans l’ordre même des poèmes. L’épigraphe nous apprend, une épigraphe qui n’est plus une vieille chanson et qui n’est plus de Du Bellay, une épigraphe nous apprend que
Plusieurs pétitionnaires demandent que la Chambre intervienne pour faire transporter les cendres de Napoléon sous la colonne de la place Vendôme.
Après une courte délibération, la Chambre passe à l’ordre du jour.
(Chambre des députés, séance du 7 octobre 1830.)
C’est le poème
Oh ! quand il bâtissait, de sa main colossale,Pour son trône, appuyé sur l’Europe vassale,Ce pilier souverain,Ce bronze, devant qui tout n’est que poudre et sable,Sublime monument, deux fois impérissable,Fait de gloire et d’airain ;
Quand il le bâtissait, pour qu’un jour dans la villeOu la guerre étrangère ou la guerre civileY brisassent leur char,
Ça c’est pour la Commune. Et aussi pour la Guerre. Pour les deux Guerres conjuguées.
§ 15. — Si une note est savante, une note sur une note est savante au carré. Ceci est donc une note sur la note précédente. Pareillement, parallèlement appuyé sur l’Europe vassale est aussi un essai, un pâle essai du grand commencement de Mil huit cent onze ! —
Ô temps où des peuples sans nombreAttendaient, prosternés sous un nuage sombre,Que le ciel eût dit oui !Sentaient trembler sous eux les États centenaires,Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres,Comme un mont Sinaï !
Courbés comme un cheval qui sent venir son maître,
§ 16. — Ceci n’est plus une note sur une note. C’est une autre. Dans Hugo la Colonne, l’Arc de Triomphe et les Invalides marchent ensemble, si je puis dire. Il y a une liaison historique, politique ; réelle, littéraire entre ces trois monuments. Aujourd’hui, par un événement historique et politique qu’il y aurait lieu d’approfondir, par un événement réel et littéraire la position de ces trois termes a changé, la liaison a changé. La Colonne s’est comme effacée, malgré Vuillaume. Et c’est le Panthéon qui est comme venu la remplacer. Surtout depuis que Hugo y est venu et l’a fait rendre, s’il est permis de parler ainsi, aux grands hommes. Aujourd’hui la trilogie des monuments c’est l’Arc-de-Triomphe, le Panthéon et les Invalides.
§ 17. — Les blessures que nous recevons, nous les recevons dans Racine ; les êtres que nous sommes, nous le sommes dans Corneille.
§ 18. — Quoi qu’ils en disent, quoi qu’ils en pensent même peut-être, les Français sont généralement cornéliens. Et d’autre part comme il n’y a que les Français qui soient assez fins pour être raciniens, il suit qu’en réalité il y a beaucoup moins de raciniens que de cornéliens.
§ 19. — Quand nous ferons, à notre tour, quand nous referons après tant d’autres le célèbre parallèle (si inégal) de Corneille et de Racine, nous reconnaîtrons aisément, ce sera une de nos premières constatations, une de nos reconnaissances capitales, mais une de nos reconnaissances pour ainsi dire préliminaires, sur le seuil, avant le seuil, que Corneille ne travaille jamais que dans le domaine de la grâce et que Racine ne travaille jamais que dans le domaine de la disgrâce. Corneille n’opère jamais que dans le royaume du salut, Racine n’opère jamais que dans le royaume de la perdition. Corneille n’a jamais pu faire des criminels et des pécheurs, (ses plus grands criminels et ses plus grands pécheurs), qui ne fussent éclairés de quelque reflet de quelque lueur de la grâce, qui ne fussent nourris de quelque infiltration de la grâce ; abreuvés ; qui ne se sauvassent en quelque point, en quelque sorte. De quelque manière. Et même les sacrés de Racine sont pétris de disgrâce. Ce n’est pas seulement Phèdre qui est une païenne, et une chrétienne, et une janséniste à qui la grâce a manqué. Non seulement toutes ses femmes et toutes ses victimes et tous ses hommes. Mais ses enfants même, ce qui est infiniment pire, mais ses sacrés mêmes, ses exécrables prêtres, Joad, Éliacin, Josabeth ; Esther, Mardochée ; son prophète même, ou ses prophètes. Ils sont tous irrévocablement pétris de disgrâce, (serait-ce donc de la disgrâce janséniste : qui placée comme un germe, comme un virus à l’origine même, au point d’origine de l’homme et de l’œuvre, se serait ensuite et lentement et patiemment diffusée jusqu’aux membres les plus éloignés ; comme naturellement ; par une diffusion naturelle ; sans compter les contaminations auxiliaires d’une amitié seulement interrompue), (et peut-être seulement apparemment interrompue), ils sont tous quelqu’un à qui la grâce a manqué. Non seulement des chrétiens à qui la grâce a manqué, mais tous, des païens pour ainsi dire à qui la grâce a manqué, des Grecs, des Romains ; des Infidèles à qui (on peut le dire, si étrange que cela paraisse), à qui la grâce a manqué ; des Turcs ; enfin des Juifs mêmes, des prophètes à qui la grâce a manqué, autant qu’on peut le dire, au moins la grâce précisément de prophétie.
Par contre il y a quelque chose de désarmant, de vraiment touchant à voir l’opiniâtreté forcenée, frénétique, l’entêtement, l’efforcement, la persévérance, l’endurance, la force d’illusion sur soi, la méconnaissance de soi, la constance extraordinaire, l’application, le studieux, le sérieux, la patience, le scolaire avec lequel Corneille s’est efforcé pendant toute l’immense deuxième moitié de sa carrière,
Le sort, qui de l’honneur nous ouvre la barrière,Offre à notre constance une illustre matière ;
s’est appliqué laborieusement à faire des criminels extraordinaires, plus noirs que le noir de fumée, sans jamais parvenir, le vieux et le maître, avec tout ce labeur, malgré tout ce labeur, à faire un seul être disgracié. Racine n’a jamais pu faire un être gracieux, non pas même Bérénice.
Corneille n’a jamais pu faire que des êtres gracieux, Racine n’a jamais pu faire que des êtres disgraciés, et ce qu’il y a de tragique c’est qu’il est impossible de nier qu’il les faisait tout naturellement, qu’ils sortaient de lui, qu’ils lui venaient naturellement ainsi.
Les vieux criminels censément les plus endurcis de Corneille ont le cœur plus pur que les plus jeunes adolescents (et surtout adolescentes) de Racine. L’impuissance à la cruauté des cornéliens est désarmante. La cruauté naturelle, profonde, des raciniens est sans limite. Et cela sans aucune exception. Cette Iphigénie même, par exemple, pour nous en tenir dans ces notes et dans cette inscription à un seul exemple, cette Iphigénie même par exemple dont on nous parle tout le temps, comme elle est déjà foncièrement cruelle, (la cruauté des jeunes, la pire de toutes, la seule peut-être irrévocable, implacable, infernale, irrévocablement condamnée, irrévocablement perdue), (inguérissable et d’ailleurs littéralement monstrueuse), comme sa soumission à son père a un fond de cruauté, comme elle est bien déjà la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre. Cette réponse terrible à son père, d’une sourde cruauté tragique :
Mon père,Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi.Quand vous commanderez, vous serez obéi.Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre :Vos ordres sans détour pouvoient se faire entendre.D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumisQue j’acceptois l’époux que vous m’aviez promis,Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,Tendre au fer de Calchas une tête innocente,Et respectant le coup par vous-même ordonné,Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.
Il n’y a pas un mot, pas un vers, pas un demi-vers, pas un membre de phrase, pas une conjonction, il n’y a pas un mot qui ne porte pour mettre l’adversaire, (le père), dans son tort. Le dialogue racinien est généralement un combat, (on pourrait dire constamment un combat) ; dans le dialogue racinien le partenaire est généralement, constamment un adversaire ; le propre du personnage racinien est que le personnage racinien parle constamment pour mettre l’adversaire dans son tort, ne se propose que de mettre l’adversaire dans son tort, ce qui est le commencement même, le principe de la cruauté. Les personnages cornéliens au contraire, qui sont la courtoisie, la générosité même, même quand il ne veut pas, même quand ils ne veulent pas, ne parlent jamais que pour mettre l’adversaire, le partenaire, l’ennemi même dans sa raison, et ensuite vaincre libéralement cette raison.
Tout est adversaire, tout est ennemi aux personnages de Racine, ils sont tous ennemis les uns des autres et ils ne parlent jamais que pour mettre l’adversaire dans son tort et ainsi justifier d’avance ensemble, en dedans, les cruautés qu’ils exerceront sur lui, comme lui-même a déjà justifié les cruautés qu’il exercera sur eux.
Les victimes de Racine sont elles-mêmes plus cruelles que les bourreaux de Corneille. Ces pauvres bourreaux de Corneille ne réussissent point à être réellement cruels. Ils ne le sont point naturellement, sincèrement. Ils ignorent le raffinement, qui est toute la cruauté. Le raffinement ne leur vient point. Ils n’en ont pas le goût, ils n’y ont point de compétence. Nulle maîtrise. Ils n’y sont point inspirés. Ils ignorent la douceur, qui est toute et plus que la cruauté. C’est un genre où ils ne réussissent point.
Esther même ne vaut pas mieux. Elle a, on verrait aussitôt qu’elle est aussi cruelle, sinon plus ; elle a toute la perfidie de cruauté plus que d’une femme du monde, d’une femme de cour, et en plus, en outre, ce qui achève tout, comme Joad elle l’a sacrée.
Mais où cette Iphigénie est surtout redoutable, c’est dans la tendresse. Où elle est invincible, c’est dans la cruauté de tendresse. Alors il n’y a pas un mot qui ne porte :
Si pourtant ce respect, si cette obéissanceParoît digne à vos yeux d’une autre récompense,
(Au fond il n’y a pas un mot qui ne soit meurtrier). (Et il faudrait les marquer tous).
Si d’une mère en pleurs vous plaignez, les ennuis,J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suisPeut-être assez d’honneurs environnoient ma viePour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,Ni qu’en me l’arrachant un sévère destinSi près de ma naissance en eût marqué la fin.Fille d’Agamemnon, c’est moi qui la première,Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ;C’est moi qui si longtemps le plaisir de vos yeux,Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux,
(Quels vers ; une douceur unique ; et il n’en reste qu’un arrière-goût de cruauté filiale pour ainsi dire ; un goût, une sorte de cruauté filiale de jeune Atride, d’on ne sait quelle jeune Atride, avec tous les raffinements, comme en germe, en filial, en jeunesse, en jeune bourgeon. Quels vers incroyables, dépensés à cela. Lui aussi quel poète chrétien il eût été, mais s’il eût été chrétien.
Et pour qui tant de fois prodiguant vos caresses,Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.Hélas ! avec plaisir je me faisois conterTous les noms des pays que vous allez dompter ;
(Comparez la dure, la rude et presque insolente réponse, on oserait presque dire la mise à sa place, la rétorquation, le retorquement, la réfense, la remise en place de Rodrigue à son père, après, quand il s’est revêtu du droit de la faire, quand il a commencé par faire son devoir, presque insolente, si ensemble, si fondu, si loyalement respectueuse et presque insolente. C’est comme une prise de commandement, et qui sonne quelle virilité. Il n’y a pas de plus grande innocence. Quelle innocence dans cette révolte du Cid. Quelle impuissance de cruauté, d’offense dans ces cornéliens. Il n’y a pas de danger que Iphigénie soit insolente. Elle est infiniment pire. Sous chacune de ses paroles, sous ses silences même, encore plus, sous chacun de ses silences couve une insolence qu’elle veut bien ne pas dispenser, une impertinence volontairement restreinte, réduite, reconduite, tenue en main, tenue en guide, une insolence, une impertinence royale, fille de roi, quel roi, (secrètement fille d’Atride) ; ou le dernier, le pire de tout, une insolence de tendresse, une impertinence tendre.
Et déjà, d’Ilion présageant la conquête,D’un triomphe si beau je préparois la fête.Je ne m’attendais pas que pour le commencer,Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.Non que la peur du coup dont je suis menacéeMe fasse rappeler votre bonté passée.Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux,Ne fera point rougir un père tel que vous ;Et si je n’avois eu que ma vie à défendre,J’aurois su renfermer un souvenir si tendre.Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,Une mère, un amant attachaient leur bonheur.Un roi digne de vous a cru voir la journéeQui devoit éclairer notre illustre hyménée.Déjà sûr de mon cœur à sa flamme promis,Il s’estimoit heureux : vous me l’aviez permis.Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes.Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.Pardonnez aux efforts que je viens de tenterPour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.
Agamemnon
Ma fille, il est trop vrai. J’ignore pour quel crimeLa colère des Dieux demande une victime ;Mais ils vous ont nommée. Un oracle cruelVeut qu’ici votre sang coule sur un autel.Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrièresMon amour n’avoit pas attendu vos prières.Je ne vous dirai point…
Il faudrait citer tout le poème, toute la tragédie. Agamemnon, et Clytemnestre. Achille seul, qui esthète, en est moins méchant. Il n’est pour ainsi dire pas cruel. Mais c’est par dégradation, par effacement. Il voudrait peut-être bien. Mais il ne peut pas. Il ne sait pas.
Tout ce que je veux retenir pour aujourd’hui, tout ce que nous pouvons retenir dans cette note c’est que Iphigénie parle, pense et sent dans le même registre qu’Agamemnon et que Clytemnestre. Et sa cruauté, cette sorte de cruauté native est encore aggravée, infiniment, de ce qu’elle a d’(apparemment) innocent, de ce qu’elle est une cruauté innocente, une cruauté de (grande) enfant. La cruauté est partout dans Racine. Elle est, elle fait le tissu même de son œuvre, la texture. Ses enfants (Éliacin) au fond sont plus cruels que ses femmes, avec l’aggravation de l’enfance, de l’apparente, de la prétendue innocence de l’enfance. Et ses femmes sont naturellement plus cruelles que ses hommes, ce qui n’est pas peu dire. Ou pour aller plus profondément peut-être, ses hommes sont femmes, ils ont tous souffert de la contamination féminine, de quelque contamination féminine. Ils sont tous dévirilisés, et c’est la cruauté féminine même que l’on retrouve en eux.
§ 20. — Cf. cette grande ignorance du mal de Corneille, cette grande inexpérience, cette grande incompétence, cette souveraine maladresse, notamment de la cruauté, qui est peut-être tout le mal. Ses grands criminels. Ses traîtres ne trahissent point. Ils voudraient bien. Mais ils ne savent pas. Ils ne peuvent pas. Cette grande impuissance du mal. Notamment de la cruauté. Ce manque d’invention du mal, de la cruauté ; ce manque total d’imagination. Et au contraire la terrible invention de Racine, cette terrible invention de mal, de cruauté ; cette prodigieuse imagination racinienne.
§ 21. — Les cornéliens ne se blessent jamais, même et surtout quand ils se tuent ; leur honneur alors est précisément de ne point se blesser, en un sens de ne point se faire de mal. Plus ils sont ennemis, plus ils se battent, moins aussi, moins donc ils se veulent du mal, moins ils se veulent de mal, moins ils se blessent et ils veulent se blesser. C’est l’idée cornélienne même, on pourrait dire le système cornélien, le grand honneur cornélien. Au contraire ces malheureux personnages de Racine, ils ont tellement la cruauté dans le sang, dans le sang charnel, que même quand ils ne sont pas ennemis, même quand ils ne se battent pas, ils se blessent toujours. Ils sont naturellement blessants. Ils blessent par métier, par office, par nature. Par attitude. Ils blesseraient pour se donner une contenance. Ils sont venus au monde blessants et un constant exercice aiguise leur cruauté, maintient l’aigu, la pointe de leur cruauté. De leur blessement. Même quand ils ne se veulent pas de mal, ils s’en font. Par nature, par entraînement ; par habitude, par exercice ; par maintien, par cette contenance ; par désœuvrement, le pire de tout ; par attitude prise, gardée ; par une attitude de cœur. Par goût acquis, gardé. Et ils finissent toujours par se vouloir du mal, ne fût-ce que de s’en faire et de s’en être fait.
§ 22. — La libéralité est une certaine grâce dans les questions d’argent. L’avarice au contraire y est une certaine rétractilité.
§ 23. — Il y a aussi et généralement, (et c’est la même), une certaine libéralité du cœur et une certaine avarice de cœur.
§ 24. — Corneille est plein de toute libéralité. Il y a constamment dans Racine une avarice perpétuellement intelligente.
§ 25. — Corneille est gonflé d’un perpétuel pardon. Ils se pardonnent d’avance, par nature, tout ce qu’ils se feront. Dans Racine c’est diamétralement le contraire. Ils ne se pardonnent pas même ce qu’ils ne se sont pas fait.
§ 26. — Quand nous ferons notre Polyeucte, (vous n’avez jamais douté que nous le ferons), ce sera peut-être le temps non point d’essayer de donner une idée de la grandeur de Corneille, mais de se proposer d’entrer un peu dans le détail de l’organisation de cette grandeur.
§ 27. — Par son impotence même de mal, de cruauté Corneille va plus profond que Racine. Car la cruauté n’est point, tant s’en faut, ce qu’il y a de plus profond. Elle n’est point le profond du cœur, elle n’est point le profond de l’homme. Il y entre souvent beaucoup de vanité. La charité va infiniment plus profond. Elle est si je puis dire un vice pire, infiniment pire, (une inhumanité, surhumanité, sous-humanité infiniment pire). Plus mordante, infiniment plus profond, plus dominante, plus attachée, à sa proie. Les saints et les martyrs sont infiniment plus pétris, tenus par la charité, infiniment plus pétris de (la) charité, infiniment plus mordus de charité que les criminels, que les cruels ne sont mordus de cruauté. L’empreinte, plus que l’empreinte, la blessure, la morsure, la nourriture est infiniment plus profonde, plus ineffaçable. (Plus grave). De la charité que de la cruauté. Le saint est infiniment plus marqué que le cruel. Il est infiniment plus dévoré de charité que le cruel n’est mordu de cruauté. Son cœur consumé d’amour. Son cœur dévoré d’amour. On pourrait presque dire que le saint est plus irrécusablement victime de sa charité que le criminel, que le cruel n’est victime de sa cruauté.
§ 28. — C’est pour cela que Corneille était tiré de toutes parts vers Polyeucte. Il était conduit, il montait de toutes parts vers Polyeucte. Par toute cette grâce, dont son œuvre est pleine ; par toute cette charité, dont son œuvre est pleine ; par tout son héroïsme ; par vingt autres montées.
§ 29. — On parle toujours de l’ordonnance de Racine. L’opinion commune est qu’une ordonnance règne dans la vie et l’œuvre de Racine et qu’elle ne règne pas, au même titre et tant s’en faut, dans la vie et l’œuvre de Corneille. Qu’il y a une ordonnance dans la vie et l’œuvre de Racine. Il faut s’entendre. Sur ce mot. Sur le sens de ce mot. Racine est administré avec une certaine ordonnance impeccable intelligente qui règne sensiblement dans la construction de la vie, presque souverainement dans la construction de l’œuvre, qui se poursuit, (mais alors souverainement), jusque dans le moindre détail. Il faudrait beaucoup s’entendre sur cette ordonnance. Elle est réelle, et souveraine, dans le dialogue, dans le détail, dans le détail du dialogue. Le peu que nous avons donné d’Iphigénie est saisissant d’ordonnance, merveilleux de cette ordonnance. Mais aussitôt qu’on pousse un peu plus loin on s’aperçoit presque aussitôt que cette ordonnance n’est pas toujours un ordre, et que vile, et que bientôt il s’en faut de beaucoup ; que cette savante, que cette parfaite, que cette intelligente, que cette harmonieuse, que cette presque trop intelligente, que cette admirable ordonnance, (presque un peu fatigante), (et qui par une sorte de tension fatiguerait), (par une application comme trop tenue, soutenue, maintenue, que l’on donne et que l’on reçoit, qui ferait crier), bien tôt on s’aperçoit que cette impeccable ordonnance, loin d’être toujours un ordre, recouvre souvent les pires désordres, organiques. Tout le monde est forcé de s’apercevoir du désordre organique qu’il y a dans Phèdre, (je dis organique de tragique, je dis ici organique d’art seulement, je ne parle pas des autres, des autres organiques) ; non seulement un désordre (intime) de vie ; mais un désordre d’art ; un désordre organique croissant d’art. Ce désordre éclate dans Phèdre, où par ailleurs pullulent non pas seulement les beaux vers, mais des vers d’une profondeur, (d’humanité, de disgrâce), d’un retentissement, d’une beauté incroyable ; et tant des plus beaux vers qu’il y ait en français. Ce désordre éclate, à tous les yeux, dans Phèdre, mais il est partout, mais il était fréquent, lui-même le sentait, lui-même le savait. Et il allait croissant, depuis longtemps, presque depuis toujours, quand il éclata dans Phèdre et quand lui-même le sachant coupa court à son œuvre, à la production de son œuvre par le plus audacieux arrêt qu’il y ait peut-être dans l’histoire des lettres, par le plus mystérieux, par le plus secret, lui-même par le plus tragique. Par le plus éminemment, par le plus profondément, pour ainsi dire par le plus techniquement tragique. Plus que tout autre, lui seul peut-être tout à fait ce grand psychologue connaissait son mal secret ; cette impuissance intime d’ordre ; cette singulière infirmité propre ; son mal mystérieux ; sa propre disgrâce. Plus le don du vers lui venait, lui montait, du vers profond, du vers sourd pour ainsi dire, du vers à retentissement illimité, à retentissement d’une profondeur infinie, par contre plus l’ordre lui manquait, l’ordre intérieur, l’organisme profond, la charpente organique ; l’organisation de l’organique ; l’ordre de l’organisation ; l’organisation du tragique ; un ordre plus profond. Singulière contrariété. Lui-même le sentait bien, l’analyste implacable. Croyons qu’il le sentait, qu’il le voyait, qu’il le savait plus que nous. Lui le cruel analyste, le maître de cruauté il sentit mieux que personne cette cruauté suprême, la seule irréparable peut-être, la cruauté du don. Une interruption, un silence de douze et quatorze ans, une diète, un jeûne de quatorze ans ne lui apporta aucun soulagement, s’il est vrai que le même désordre n’éclate jamais, n’éclate nulle part autant que dans Esther et Athalie : avec cette aggravation qu’il y devient le pire de tous, un désordre de sacristie, le plus incohérent de tous. Car quand on nous parle de l’ordonnance d’Athalie, d’abord il ne faut pas confondre somptueux avec grand, et alors on a le droit de parler de somptueuse ordonnance, à condition qu’il soit bien entendu et qu’il demeure entendu que l’on sait que ordonnance ne veut point dire ordre. Ordre profond, ordre organique.
§ 30. — L’appareil n’est point l’ordre. Ou plutôt tantôt il peut être un vêtement du désordre, intérieur, tantôt un appareil, un mécanisme extérieur, un mécanisme de levier, un simple outil, une traduction extérieure fidèle, pieuse, déférente, obéissante, de l’ordre, d’un profond ordre intérieur. Une manifestation, une représentation de l’ordre. Il peut être un pardessus jeté sur du désordre. Il peut être un vêtement fidèle qui porte au dehors le secret des articulations, de l’articulation, d’un ordre intérieur.
§ 31. — Ainsi une fois de plus ce que l’on croit communément, ce que l’on croit d’abord est tout simplement diamétralement le contraire de ce que recèle une réalité plus profonde. L’ordonnance est dans Racine, une ordonnance presque à ce point impeccable qu’elle nous pince au cœur et nous fait nous récrier. Qu’elle nous ferait crier. Mais un ordre profond, un ordre de race, un ordre de chair même est dans Corneille. Non seulement les tragédies de Racine ne sont pas toujours organisées dans le secret de leur corps, (mais au contraire machinées), mais généralement elles ne sont point organisées entre elles. Je dirais volontiers qu’elles sont comme en série numérique. Je veux dire qu’en un certain sens l’une recommence l’autre, comme un nombre recommence un nombre. Ce sont des nombres ordinaux qui se succèdent, et par suite des nombres cardinaux. Lui-même le sentait bien et quand il rompit la série, on n’eut pas d’autre impression que celle d’une série linéaire qui s’arrête, qui s’interrompt, que l’on interrompt, d’une série arithmétique qui fortuitement s’arrêterait ; que l’on rompt ; d’une série homogène et unilinéaire en un certain sens ; on n’a que l’impression d’une interruption ; on n’a nullement l’impression d’un découronnement ou d’un incouronnement, d’un inachèvement ou d’un désachèvement, d’un organisme qui ne parviendrait point à son achèvement, à son couronnement ; d’un manque ; ou si l’on veut d’un manque en quantité seulement ; nullement d’un manque en qualité, en forme, en achèvement, en chef et en couronne.
Ils ont tous le même mérite. Il eût fait une tragédie comme tant d’autres (tragédies), comme tant d’autres les siennes, après tant d’autres, un chef d’œuvre incontestablement ; comme tant de chefs d’œuvre, après tant de chefs d’œuvre. Une Iphigénie en Tauride. Quoi encore, quel chef d’œuvre, voué d’avance à être un chef d’œuvre. Mais un chef d’œuvre pour ainsi dire en série linéaire homogène de chefs d’œuvre. Un chef d’œuvre sans étonnement. Au fond il faisait toujours la même tragédie, qui était toujours un pur chef d’œuvre, en en variant, en en faisant varier constamment les données (presque arbitrairement et comme intellectuellement, comme on fait varier, à titre d’exercice, les données d’un problème de géométrie ou d’arithmétique, généralement d’un problème de mathématiques). Une tragédie racinienne est en un sens toujours la même tragédie. Qui est proprement la tragédie racinienne. Ainsi la série de ses tragédies est en un sens comme une série mathématique, comme une série arithmétique, comme une série linéaire de chefs d’œuvre. Nullement une construction, une structure organique. Lui-même le sentait bien et pour ne pas faire la même il faisait varier constamment les données, comme pour faire à chaque fois un autre problème ; mais nullement les données intérieures, la race et le sang, les racines charnelles de la race et le cœur ; cela, nul homme, fût-il un homme du plus grand génie, et du plus rare, nul homme ne peut les faire varier ; nul homme ne les peut reviser ; car c’est plus profond que le génie même, c’est la source même, la souche et l’origine du génie ; et de tout ; nul homme ne les peut faire varier quand il veut ; quand il lui est commode ; à son gré ; nul homme ne les peut commodément faire varier intellectuellement et arbitrairement. C’était tout de même une répétition. Lui faisait des répétitions, ou plutôt il continuait, il répétait une profonde répétition intérieure. Il manifestait, il représentait une sorte d’incurable répétition intérieure. Pour y échapper, pour s’en évader il faisait constamment jouer les personnages, il faisait varier les conditions. Mais il ne pouvait que les faire varier extérieurement, il ne pouvait que faire varier les conditions extérieures et pour ainsi dire géographiques ; topographiques, chronographiques. Historiques. L’événement. Et encore au fond l’événement était toujours le même. D’une première part, moins extérieure, il faisait constamment varier les situations tragiques mêmes de ses personnages, (et les situations scéniques), les situations passionnelles réciproques de ses amants et de ses maîtresses ; (mais tout cela était déjà donné, indiqué, limité, mesuré dans Andromaque, une fois pour toutes, une fois pour toutes ses tragédies, une fois pour toute sa carrière, le jeu maximum était donné dans Andromaque, le jeu à quatre, avec maximum d’irréversibilité (dans la passion, chacun des quatre, (ou des cinq, exactement, car il faut y mettre Hector), chacun des cinq aimant qui aime un(e) autre, (et le circuit ne s’arrêtant que parce qu’Hector est mort), (et (ainsi) (ou peut-être même non ainsi, non pour cela) parce qu’Andromaque et lui, (seuls), forment un couple clos), (et ce couple clos seul peut arrêter le circuit, un tel circuit, y mettre un terme). Et ce n’est point par hasard que nous sommes conduits à parler de maximum et par maximum. Ce n’est point fortuitement que nous sommes contraints à faire intervenir cette expression venue des mathématiques. Il est certain que toute tragédie de Racine repose sur une sorte de jeu arithmétique, de combinaison arithmétique. Sur une combinaison de nombres, d’un certain nombre pour chaque. Andromaque par exemple au départ est une combinaison à quatre (ou cinq) ; elle donne sensiblement le maximum de nombre, le nombre maximum. Des formules arithmétiques très simples donnent (aussitôt) le nombre d’événements qui peuvent surgir de ces quatre (ou de ces cinq), le nombre maximum d’événements qui peuvent surgir d’un nombre déterminé de personnages interférant au maximum entre eux. C’est un nombre lui-même limité. Sous toute tragédie de Racine il y a, on distingue cette trame arithmétique. Bérénice même n’est point purement, uniquement une tragédie à deux. Elle est même elle aussi une tragédie à quatre, si l’on compte, comme on le doit, la raison d’État, personnage assurément plus important, personnage moins pâle, personnage plus personnage que ce pauvre Antiochus.
Toute tragédie racinienne ou plutôt la tragédie racinienne se présente toujours comme ayant une trame arithmétique. Et pour faire une tragédie par an, nouvelle, la même, pour renouveler sa même perpétuelle tragédie, son même chef d’œuvre, Racine est forcé, Racine en est réduit à faire varier arithmétiquement les données, les conditions arithmétiques de cette trame arithmétique, le nombre et la situation, les situations réciproques (arithmétiques et comme géométriques) de ses personnages, de ses passionnels.
§ 32. — Réparation à Racine et rectification pour le même. — Vous m’entendez bien, Halévy, heureusement vous me pardonnez à mesure que j’avance. Vous sentez combien moi-même je me sens grossier, combien je me fais l’effet d’un barbare, combien je me demande pardon quand je pousse dans l’œuvre de Racine une analyse aussi grossière. Des centaines, des milliers de vers m’assaillent de toutes parts, si purs, si beaux, si harmonieux ; plus que virgiliens ; si mélodieux même ; d’une telle ligne, d’une telle plénitude, d’une telle beauté ; d’une telle courbe ; si parfaits ; d’un tel accomplissement ; si parfaitement purs, si parfaitement beaux, si parfaitement harmonieux ; d’une telle ligne, d’une telle coupe ; d’un tel couronnement ; si plastiques ; si statuaires ; d’une telle évocation ; d’un tel marbre ; tant de vers inimitables, d’une beauté, d’une pureté parfaite ; aux profondeurs, aux reculées d’humanité infinies. Et entre tous assurément quand ce ne serait que ces quatre vers, les quatre vers culminants, les quatre vers de Bérénice font entendre une protestation éternelle ; ils sont même sept :
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-mêmeCombien ce mot cruel est affreux quand on aime ?Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?Que le jour recommence, et que le jour finisse,Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais nous avons quarante ans, je crois l’avoir dit. Nous savons de la vie, nous connaissons, nous avons éprouvé de la vie. Nous sommes plus exigeants. Il ne nous suffit plus qu’un marbre soit impeccable. Il ne nous suffit plus qu’un vêtement de marbre. Nous voulons, nous devons rechercher plus avant. Plus outre. Sous le grain parfaitement fin, parfaitement pur de ce marbre, sous les plis impeccables, parfaitement harmonieux de ce vêtement, de ce revêtement, sous les plis antiques, inimitables, sous la draperie antique nous voulons savoir si un cœur bat pur, ou si ce ne serait pas un cœur cruel ; sous cette patine invinciblement dorée nous voulons savoir quel sang coule dans ces veines ; et si ce sont des veines pécheresses, au moins de quel péché ; tâche ingrate, proposition ingrate, propos ingrat ; exigence ingrate, exigence virile ; requête ingrate, réquisition ingrate ; exigence quarantenaire nous voulons savoir comment sont articulés ces muscles de marbre, comment ils sont insérés dans l’épaule et dans la hanche, comment on leur a mis le bras dans l’épaule. Pour parler assez grossièrement. Sous ces plis harmonieux, sous ces plis de vêtement incomparables, il faut, nous voulons savoir si la construction organique est correcte, s’il y a une construction organique, si l’être est correct, s’il est organisé, organique.
Et nous sommes conduits à nous demander s’il n’y a pas une tout autre sévérité, une tout autre organisation dans la rude pierre de Corneille.
§ 33. — Ce que nous nous demandons seulement ici, ce que nous constatons précisément en ce moment, ce n’est point ce que vaut la tragédie racinienne, ce que nous étudions, ce que nous voulons un peu considérer, c’est la relation que soutiennent entre elles les successives tragédies de Racine. Cette relation est qu’elles constituent, qu’elles sont la même, qu’elles sont toutes ensemble, à leur tour, année par année, la tragédie racinienne, déplacée seulement, comme glissant sur un registre annuel, sur un registre annuaire, je veux dire sur un registre par années ; ou, si l’on veut, que la tragédie racinienne passe d’année en année par (toutes) les tragédies de Racine. Que vaut ensuite la tragédie racinienne, ce qu’elle est, quelle elle est, comme elle est, cela, mes enfants, il y faudra un peu plus que des notes. Ce qu’elle est elle-même en elle-même précisément sous ces transformations, à travers ces déplacements. Dans tous ces cas, sous tous ces revêtements.
§ 34. — Note sur note. — Les querelles elles-mêmes de Racine avec ses maîtres jansénistes, si âcres, si cruelles elles-mêmes, les ingratitudes de ce cœur ingrat ne prouvent nullement qu’il ne fût point janséniste, qu’il ne l’eût pas été originairement, qu’il ne le fût point demeuré, qu’il ne le fût point naturellement. C’est un des cas les plus fréquents, les plus connus non pas seulement de l’histoire littéraire lirais de toutes les histoires. De toute histoire. On ne querelle souvent aussi bien, à ce point d’âcreté, à ce point de cruauté, à ce point de volonté, et en même temps d’instinct, à ce point de pénétration, à ce point de sûreté, à ce point de pointe, que ce que l’on est (demeuré) soi-même.
§ 35. — Nous savons très bien ce que nous voulons dire quand nous parlons d’un païen, d’un infidèle, d’un Juif à qui la grâce a manqué.
§ 36. — Sur les gracieux et les disgracieux, il faut évidemment quelque résolution pour avouer, pour convenir, pour voir que Bérénice même est un être disgracieux. Il faut évidemment rompre pour cela avec beaucoup d’habitudes mentales. Il faut refaire beaucoup de faux plis. Mais lorsqu’on va, lorsqu’on atteint à l’organisation même il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas un être gracieux. Au sens de la grâce elle n’est pas un être heureux. Elle est, il faut le dire, une malheureuse.
§ 37. — Le labeur de Corneille au contraire pour ne pas arriver à faire des êtres malheureux, c’est-à-dire, au fond, des êtres disgracieux, disgraciés, est admirable. Au fond il n’y a pas une femme de Corneille dont on puisse dire : C’est une malheureuse ; et il n’y a tout de même pas un homme de Corneille dont on puisse dire : C’est un malheureux.
§ 38. — Dans le dialogue racinien il n’y a pas un mot qui ne porte. Non pas seulement pas un mot, mais pas un oubli, pas un silence qui ne vaille, qui ne soit habile, voulu, fait. Qui ne porte, c’est-à-dire qui ne porte un coup. Qui ne fasse mal, qui ne serve à faire du mal à quelqu’un. Les personnages de Corneille n’offensent pas. Ils ne savent pas, offenser, même et surtout quand ils se le proposent solennellement, quand ils sont venus exprès pour ça de derrière les portants. Don Gomès, comte de Gormas, fait tout ce qu’il peut pour offenser don Diègue. Il est venu exprès pour lui chercher une grande querelle. Il accumule les mots blessants, (preuve de son impuissance), les parodies, les imitations de mots, les allusions blessantes, les rappels, les reprises de mots, les traits, les pointes et les coups de marteau (d’armes). Tout cet appareil (lui) réussit si peu que pour en finir il est forcé de lui donner un soufflet. Alors c’est rituel. Il se reconnaît. Don Diègue aussi se reconnaît. Tout le monde se reconnaît. Tout le monde est content. Don Diègue. Rodrigue se reconnaîtra. Chimène. Le comte est bien content d’être enfin entré dans la règle. Il est à son affaire. Il est dans son état, dans son habitude, dans sa sûreté. Dans ses plis. Il est sûr de son affaire. Tout le monde est sûr (avec lui, et avec don Diègue) qu’il y a eu une offense. Elle est commise. On a eu assez de mal à l’obtenir. Elle est déclarée. Décrétée. Elle est officielle. Elle est accomplie. Enfin. Il était temps. Au fond tout le monde en reçoit un grand soulagement. Enfin on voit où l’on va. Les personnages de Racine n’ont pas besoin d’une cérémonie rituelle, d’un rite et d’une grossièreté pour offenser. Ils offensent tout le temps. Ils n’ont pas besoin de donner un soufflet pour trouver des mots qui percent le cœur. Les personnages de Racine offensent constamment, et au fond même ils ne font que cela. Ce n’est point ce soudard innocent qui offense, mais c’est l’innocente, c’est la douce, c’est la tendre Iphigénie qui sait offenser, c’est la fine et malheureuse Bérénice elle-même :
Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?Il faut nous séparer ; et c’est lui qui l’ordonne.Ah ! cruel, est-il temps de me le déclarer ?Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !
§ 39. — C’est là qu’on le voit, combien la grossièreté, surtout cette grossièreté voulue et comme innocente, est autre que l’offense et que la cruauté. Autre que la disgrâce et que l’ingratitude.
§ 40. — On voit aussi, on sait assez combien ce mot de cruel(le) et même de cruauté revient dans Racine. Combien de fois il y figure. C’est là un véritable mot conducteur, motif conducteur, c’est-à-dire non pas un appareil, une applique extérieure mais un mot, un mouvement réellement central, réellement, profondément intérieur qui revient toutes les fois qu’il est réellement nécessaire. Ce mot est partout dans Racine, toujours si juste, si central, si justement appliqué, si intérieur, si réellement nécessaire. Il est dans Racine presque un mot technique, certainement un mot rituel, le mot même de la révélation du cœur. Aussi nos historiens de la littérature et nos critiques nous enseignaient-ils que c’était un mot emprunté au jargon du temps, au jargon amoureux. Les historiens sont bien précieux.
§ 41. — Ce mot est à tel point un mot conducteur que dans les deux citations de Bérénice que nous avons données il commence, en même place, deux couplets qui se suivent, immédiatement. Ces deux emplois du mot, ces deux mots ne sont pas seulement dans la même scène, dans la même page ; ils donnent le ton à deux répliques qui se succèdent immédiatement. Ils sont parallèles, parallèlement employés. En couple. Ils repartent de l’un sur l’autre. Ils invoquent, ils sont comme deux invocations au seuil de deux couplets, une double invocation au seuil d’un double couplet.
§ 42. — Tout est adversaire, tout est ennemi aux personnages de Racine ; les hommes et les dieux ; leur maîtresse, leur amant, leur propre cœur.
§ 43. — Nulle part autant que dans Racine n’apparaît peut-être le poignant, le cruel problème de l’innocence ou de la prétendue innocence de l’enfant.
§ 44. — La cruauté pardonne encore. La charité ne pardonne point. C’est elle qui est impardonnable.
§ 45. — Le saint est infiniment plus la proie de la charité que le cruel de la cruauté.
§ 46. — Ni l’ordonnance n’est l’ordre, ni la désordonnance n’est le désordre. Ni l’ordonnance ne fait l’ordre, ni le désordonnancement ne fait le désordre.
§ 47. — L’ordonnance règne surtout dans le détail. L’ordre règne dans le corps même.
§ 48. — L’ordonnance couvre. L’ordre règne.
§ 49. — Il est plus naturel de mettre, il est plus commode de mettre de l’ordonnance dans le détail que dans l’œuvre même, dans l’œuvre que dans la vie. C’est une progression descendante du détail vers l’œuvre, de l’œuvre vers la vie. L’ordre au contraire suit la progression contraire. Il vient de la vie même. Il va, il descend de la vie vers l’œuvre, de l’œuvre vers tout le détail, du corps de l’œuvre vers tout le détail de l’œuvre. C’est dans la vie pour l’œuvre et dans l’œuvre pour le détail, dans le corps de l’œuvre pour le détail de l’œuvre que l’ordre prend sa force et son origine, son point de force et son point d’origine.
§ 50. — L’ordonnance est une apprêteuse. L’ordre est un souverain. Il peut y avoir une mode dans l’ordonnance. Dans l’ordre il ne peut y avoir qu’un ordre.
§ 51. — Il faut dire aussi que cet éclatant désordre (organique) d’art de Phèdre traduit admirablement en art, sur le registre de l’art, cet incroyable désordre (organique) de vie.
§ 52. — Une tragédie par an, excepté cette extraordinaire Phèdre, qui sortant déjà par trop de la série, prit une incubation de trois ans.
§ 53. — Toutes les tragédies de Racine se couronnent chacune elle-même. Ce sont des reines séparées. Des sœurs jalouses ? les sœurs de Cendrillon ? Ignorant la grâce, il ignore, elles ignorent totalement la communion. Au contraire les trois tragédies de Corneille d’un seul et même et triple geste comme des cariatides se couronnent en Polyeucte.
§ 54. — Sur le même modèle, sur le même plan, artificieusement, laborieusement varié, il eût fait une tragédie par an, toute sa vie, un chef d’œuvre par an. Comme un condamné. Rien n’est triste à cet égard et rien n’est un enseignement, rien n’est désolé, rien ne sent la condamnation, l’habitude, la résignation au travail, l’habitude du travail comme ce plan en prose que nous avons de sa main du premier acte d’Iphigénie en Tauride. Aussi il arrêta.
§ 55. — Il eût fait une tragédie aussi bien qu’une autre, un chef d’œuvre aussi bien qu’un autre.
§ 56. — Toute la vie. Vingt chefs d’œuvre sans nouveauté, sans institution ; comme depuis Andromaque, une fois Andromaque donnée, il en avait fait cinq, six, il allait en faire sept sans nouveauté, sans institution nouvelle.
Rien ne donne une impression d’arbitraire, de gratuit, comme ce plan en prose d’Iphigénie en Tauride ; une impression pénible ; un devoir ; une tâche. Iphigénie fait ceci ; le prince fait ceci ; la confidente fait ceci ; le peuple fait ceci ; Iphigénie dit ceci ; le peuple fait ceci. Ils sont tous les uns au bout des autres. Il n’éprouva pas le besoin d’aller plus loin. Il n’avait pas une santé comme un Hugo. Ce courage cynique dont nous avons parlé quelquefois. De faire n’importe quoi, pourvu qu’on en fasse. Il sentait bien que cette fois-ci il allait refaire tout à fait la même.
§ 57. — Il faisait varier constamment les données, comme pour se donner à lui-même à chaque fois un autre problème. Mais c’était le même.
L’illusion d’un autre problème.
§ 58. — Quand on lit ce plan en prose de son premier acte d’une Iphigénie en Tauride, on voit bien que pour lui cette expression de la magie du vers, quand on l’applique à lui, n’est plus du jargon littéraire ni du jargon de l’histoire littéraire, mais qu’elle exprime la réalité même. C’était vraiment, réellement, littéralement une magie, un charme ; et plutôt une magie noire qu’une magie blanche.
Quand le vers manque, tout manque. Le charme.
§ 59. — L’événement était toujours le même. Ça finissait toujours mal. Par des péripéties de même forme on était toujours conduit à des catastrophes de même forme ; aux mêmes désastres ; l’événement même était impur ; l’événement même était malheureux, était disgracié.
§ 60. — La force de grâce de Corneille au contraire est telle qu’elle envahit l’événement même. Une tragédie de Corneille finit toujours bien. Héroïsme, clémence, pardon, martyre elle finit toujours par un couronnement. Les palmes temporelles croissantes dans les trois premières s’achèvent, se promeuvent, se couronnent dans Polyeucte en palmes éternelles. L’événement même est pur dans une tragédie de Corneille, dans les tragédies de Corneille ; l’événement même est saint, l’événement même est heureux, l’événement même est plein de grâce.
§ 61. — Il faisait varier non seulement le nombre (des personnages) et les situations réciproques, l’arithmétique et la géographie, l’arithmétique et la géométrie, mais il doublait son jeu, il doublait le nombre de ses combinaisons en faisant jouer, selon qu’il faisait jouer ce qu’il faut bien nommer l’irréversibilité ou la réversibilité. Il avait ainsi deux registres, un double registre. C’est-à-dire selon que deux termes, que deux personnages s’aiment entre eux ou que chacun aime qui ne l’aime pas et aime un(e) autre. Dans le premier cas on a, on obtient un couple clos. Dans le deuxième cas naissent ce qu’il faut bien nommer les circuits, qui lui sont si familiers, chaque terme reportant sur l’autre. Au départ, dès Andromaque, le poète nous présente le plus parfait exemple, le cas maximum du plus long circuit non clos (si ces deux mots peuvent aller ensemble), du circuit non clos du plus grand nombre de termes. Et en même temps du circuit pur, je veux dire du circuit sans couple clos, sinon au dernier terme, du circuit où aucun couple clos n’est intercalé. Dès lors il n’avait plus qu’à dégrader. Et dès lors il se produit par là même une sorte de balancement quadruple, ou quintuple, fatigant à suivre.
§ 62. — Toute tragédie de Racine repose sur un plan, sur un tracé ; et cela aussi devient vite fatigant.
§ 63. — Cette cruauté qu’il y a dans les Plaideurs. C’est dans la comédie que ça se voit bien. Justement parce qu’elle est moins sous les armes. Et cette grâce au contraire, cette noblesse qu’il y a dans le Menteur et dans la Suite du Menteur. Dans les Plaideurs la cruauté est même sarcastique et a déjà comme une résonance moderne.
§ 64. — Le drapement n’est point l’ossature et l’articulation.
§ 65. — La force de (la) grâce de Corneille est telle qu’elle n’effectue pas seulement cette célèbre purgation des passions que disaient, que voulaient les anciens ; cette purgation des caractères et des mœurs. Mais elle va jusqu’à ce point qu’elle effectue la purgation de l’événement même.
§ 66. — Ce retard de trois ans de Phèdre, cet espacement, ce premier espacement fut la première indication qu’il y avait quelque chose de changé, quelque chose de rompu, que le rythme, annuel, était rompu ; et cet avertissement lui-même était numérique, chronologique. On put comprendre après qu’il avait marqué une première détente, l’avant-dernière détente, le commencement, le premier coup de la rupture du rythme ; qu’il avait signifié qu’après cet avertissement l’œuvre elle-même allait se rompre. Que la dernière détente serait la rupture même.
§ 67. — Les tragédies de Racine sont des sœurs séparées alignées qui se ressemblent. Les quatre tragédies de Corneille sont une famille liée.
§ 68. — D’une tragédie de Racine on peut faire une carte. D’une tragédie de Corneille on ne peut donner qu’un schéma, comme ceux que l’on voit dans les livres d’histoire naturelle.
§ 69. — Sur les vers de l’intercession dans Polyeucte. — Tous les vers de l’intercession que nous avons marqués, que nous avons retenus dans Polyeucte, qui annoncent, qui introduisent, qui représentent, qui manifestent, qui déclarent, qui proclament publiquement, qui définissent pour ainsi dire techniquement l’intervention, l’intercession des saints ; intercession générale des saints pour les pécheurs ; applications pour ainsi dire, intercessions particulières de Néarque pour Polyeucte et de Polyeucte pour Félix et de Néarque et Polyeucte ensemble pour Pauline et les autres s’il y en a ne font qu’introduire, que présenter, quand même ils sont après, cette grande prière de Polyeucte pour Pauline en présence de Pauline qui est déjà proprement une prière d’intercession.
C’est une des plus grandes beautés de Polyeucte que cette figuration constante, partout présente, qui élargit, qui agrandit encore, si possible, qui pénètre perpétuellement, qui déborde incessamment le texte. La figuration, qui est un des mécanismes essentiels du sacré, est perpétuellement présente dans cette tragédie sacrée, elle en est aussi un des mécanismes essentiels.
§ 70. — C’est un de ces merveilleux accords intérieurs, un de ces merveilleux accords essentiels dont cette tragédie est pleine, dont elle est comme nourrie.
§ 71. — Un texte ferme et précis, parfaitement (dé)limité, parfaitement dessiné, au contour ferme et net, sans un soupçon de fausse ombre, sans un soupçon de l’emploi de l’estompe, tout en hachures, un texte de toute première grandeur, parfaitement classique, et qui pourtant on ne sait comment sans aucune dégradation baigne dans un bain de dépassement de sa propre grandeur, dans on ne sait quelle expansion, quel débordement infini, en est tout pénétré, tout infiltré dans son tissu même, sans cependant y perdre la tenue d’un seul grain, sans s’y dissoudre d’un seul de ses grains, c’est un sort, pour parler comme lui, qui n’a peut-être été donné qu’à lui. Car il ne faut même pas dire que c’est un sort qui n’a été donné qu’à de très rares œuvres ; et à de très rares hommes, à de très rares poètes. C’est un sort qui sans doute n’a été donné qu’à lui, qui fait de Polyeucte une œuvre unique. Les autres penchent d’un côté ou de l’autre. Ou bien les agrandissements et les obscurs de l’extratexte avancent sur la pureté, sur la dureté du texte, gagnent, estompent, mordent, lui rongent quelque grain. Et ce sont, comme dirait Hugo, des conquêtes de la nuit. Ou bien la dureté du texte arrête, interdit, au moins sur quelque point, les agrandissements de l’extratexte. Ou bien le romantique (en quelque temps que ce soit), (qui est de tous les temps) envahit le classique, ou bien le classique est un peu pauvre. Ce qui fait, entre vingt causes, de Polyeucte une réussite unique, l’œuvre entre toutes éminente, c’est ce parfait équilibre. La netteté en est parfaite, et la grandeur, l’agrandissement n’en est pas moins infini. La grandeur du texte est parfaite et totale et la grandeur de l’extratexte n’en reçoit pourtant aucune limitation. Par le dedans. Aucun empêchement. La pureté, la dureté du texte ne se laisse entamer en rien. Elle ne se laisse pas ronger d’un grain, dissoudre d’un grain. La ligne est aussi pure, la pierre est aussi nette, aussi dure, aussi exacte ; aussi dure sous l’ongle ; aussi parfaitement, aussi exactement dure. Et le texte et l’œuvre n’en baignent pas moins dans des obscurs, dans des ombres, dans des lumières infinies.
Tout ce classique, toute cette mesure, sans biaiser d’une ligne, sans reculer d’une ligne, sans se laisser entamer, ronger, atteindre d’une ligne, n’en baigne pas moins dans un océan de démesuré, de surmesure, d’extramesure.
Là est la réussite unique.
§ 72. — Un contour aussi fin ; en même temps, ensemble aussi ferme ; sans un écrasement ; nullement dégradé.
§ 73. — Mais il y faudra revenir, autrement, ailleurs que dans ces pauvres notes. Cette communion, cette communication de toutes parts du texte avec l’extra-texte sans que sur aucun point du contour elle apparaisse ou se trahisse par quelque flottement, par quelque déperdition. Et cette communion, cette communication qui n’en est que plus parfaite, que plus totale.
§ 74. — Ceci dit, il est certain qu’aussitôt après Phèdre nous présente la deuxième réussite, (mais dans l’ordre du païen, et nous montrerons peut-être que c’est en particulier parce qu’elle est de l’ordre du païen qu’elle n’est que la deuxième), le prodige, (non plus le miracle), de cet enveloppement, de cette pénétration du texte par un extratexte.
§ 75. — Cette nourriture, qui chez Corneille n’est jamais une contamination (romantique) du texte par l’extratexte, par un extratexte.
§ 76. — Si l’on voulait parler leur jargon, on dirait que la figuration est précisément un des facteurs, un facteur important de cette communion, de cette communication ; de cette nourriture ; de cet agrandissement sans déperdition ; de cette nourriture sans dissolution. Or elle ne peut jouer précisément que dans le chrétien ; dans le sacré. Or elle manque beaucoup dans Athalie, bien qu’évidemment elle n’en soit point complètement absente.
§ 77. — Intercessions des saints pour les pécheurs et pour les saints (avant), communion des saints et des pécheurs, communion des saints et des saints, efficace des prières et des mérites, réversibilité des prières et des mérites, en un sens réversibilité des grâces les intercessions de Polyeucte, la théorie si je puis dire générale de l’intercession, plusieurs fois présentée, au moins une expressément et comme ex professo, et même plusieurs, toutes ces intercessions particulières ne sont elles-mêmes, ne sont encore que les degrés, que les préparations, que les introductions, (quand même elles sont après), que les escabeaux de cette grande intercession anticipée de Polyeucte pour Pauline présente ; celle-ci, cette intercession suprême ramasse toutes les autres ; toutes les autres l’annoncent, et culminent en elle. Ce qui fait la valeur propre de cette intercession, sa valeur éminente, sa valeur propre et sa valeur de représentation, sa valeur propre et sa valeur de commandement, ce qui la dépasse elle-même, ce qui dépasse et agrandit le texte, c’est qu’elle est elle-même et qu’elle est plus qu’elle-même, elle est une prière ordinaire et en même temps, ensemble elle est déjà comme une prière extraordinaire ; elle est une prière de la terre, une prière ordinaire de la terre et en même temps elle n’est déjà plus une prière de la terre, elle est une prière de la terre et déjà elle est une prière du ciel. Elle intervient, elle intercède au cœur même de ce tragique débat :
Je te suis odieuse après m’être donnée !
Polyeucte
Hélas !
Pauline
Que cet hélas a de peine à sortir !Encor s’il commençoit un heureux repentir,Que, tout forcé qu’il est, j’y trouverois de charmes !Mais courage, il s’émeut ; je vois couler des larmes.
Polyeucte
J’en verse, et plût à Dieu qu’à force d’en verserCe cœur trop endurci se pût enfin percer !Le déplorable état où je vous abandonneEst bien digne des pleurs que mon amour vous donne ;Et, si l’on peut au ciel sentir quelques douleurs,J’y pleurerai pour vous l’excès de vos malheurs ;Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,S’il y daigne écouter un conjugal amour,Sur votre aveuglement il répandra le jour.Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne ;Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne :Avec trop de mérite il vous plut la former,Pour ne vous pas connoître et ne vous pas aimer,Pour vivre des enfers esclave infortunée,Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.
Pauline
Que dis-tu, malheureux ? qu’oses-tu souhaiter ?
Polyeucte
Ce que de tout mon sang je voudrois acheter.
Pauline
Que plutôt…
Polyeucte
C’est en vain qu’on se met en défense :Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.Ce bienheureux moment n’est pas encor venu ;Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.
Pauline
Quittez cette chimère, et m’aimez-.
Il faut du courage, et beaucoup de barbarie, et de la décision, et prendre sur soi, et se faire à soi-même un rude refoulement, et être résolu à se faire, à se donner à soi-même une bien triste opinion de soi-même pour couper ici, pour ainsi rompre aussi arbitrairement cette scène la plus liée qu’il y ait au théâtre, s’il est permis de parler ici de théâtre ; (et pourquoi n’en parlerions- nous pas, si ce fut l’art de Corneille, et s’il est vrai qu’un grand artiste, un grand écrivain ne méprise pas, ne néglige pas les conditions, organiques, et le métier de son art, mais leur donne au contraire la plus grande considération) ; d’une liaison intérieure tout à fait indissoluble. On nous pardonnera sur ce que ceci ne sont que des notes. Ce qui fait la grandeur de cette prière et de cette intercession, ce qui en fait la reculée, et en même temps l’exactitude, la sévère, la dure exactitude, c’est qu’au premier plan elle est d’abord littéralement une prière ordinaire, une prière de la terre, une prière d’homme, comme nous pouvons, comme nous en devons tous faire, la prière d’un mari chrétien pour sa femme infidèle. Et ensemble au deuxième plan, au deuxième degré c’est dedans, c’est déjà une prière de l’intercession proprement dite. Par une secrète, par une ardente anticipation intérieure, par une secrète prise de possession antérieure de ses palmes, humble, chrétienne, secrète, mais si évidente, pour tous, pour lui-même, par une secrète prise de commandement antérieure, par une secrète saisie antérieure de sa future, de sa prochaine autorité de béatitude il parle, il prie déjà pour sa femme comme un martyr dans le ciel prie pour sa femme qui est restée sur terre. Comme tous ceux qui sont partis, comme tous ceux qui sont arrivés prient pour tous ceux qui sont restés. Voilà ce qui donne à cette prière son plein, cette plénitude, cette avance, tant d’exactitude, une totale exactitude et ensemble cette éternelle avancée. C’est déjà, c’est dedans, c’est d’avance une prière, une intercession rituelle. C’est l’office de saint Polyeucte. C’est déjà l’Église triomphante. Comme toute l’Église triomphante prie pour toute l’Église militante. Et pour l’Église souffrante. Et tant de force et tant de beauté vient de ce que c’est partout dedans, de ce que ce n’est dit nulle part. Quand Polyeucte parle de son sang,
Ce que de tout mon sang je voudrois acheter.
il est si secrètement sûr que c’est plus qu’une prière et plus qu’un vœu, (je ne dis pas seulement plus qu’un propos et plus qu’un rêve), (ce qui est hors de cause, car ce serait si grossier et si mince et si impie), que c’est un engagement, que c’est une promesse, que c’est déjà fait ; que c’est une réalité ; la saisie de la main d’une réalité éternelle ; que son martyre est déjà une chose entendue ; qu’il a un crédit ouvert, un crédit mystique ; (à peine) anticipé ; que son sang est disponible ; qu’il va commencer d’en user ;
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !Mais pour en disposer , ce sang est-il à vous ?
que c’est acquis ; et comme il dit lui-même, que c’est fait.
§ 78. — Un des grands vices, originels, de Racine, est ce point de départ qu’il prit généralement dans Euripide, qui ne le valait pas, qui lui était si notablement inférieur. Ce point d’appui, cette origine. Non seulement ce point d’origine des sujets, mais ce point d’origine d’un certain ton. Les finasseries, les avocasseries, les discussions d’Euripide, ses pauvres malices, ses impiétés déjà modernes sont très sensiblement inférieures à Racine. Il y a infiniment plus de religion, je dis grecque, païenne, dans Phèdre, plus d’antique et de culte et de rite et de piété, grecque, antique, païenne, que dans les subtilités, dans les malices, dans les perpétuels procès d’Euripide. C’est en beaucoup de sens Euripide qui est le plus moderne.
§ 79. — De la deuxième part, pour faire varier ses tragédies, Racine en
faisait varier les conditions plus extérieures, les situations, les conditions historiques
et géographiques. Il en avait fait d’antiques. La première était antique. Elle
contenait, elle était toutes les autres. Il en fit de romaines, d’impériales romaines, il
en fit d’asiatique, il en fit une turque ; singulière inquiétude de changement, de
variation ; de renouvellement par le dehors, par les topographies historiques et
géographiques, par les conditions climatériques ; singulière inquiétude et qui trahit
presque tragiquement, inquiétude tragique et qui trahit cette peur, en lui-même, cette
impression, cette certitude de faire toujours la même. On pourrait même dire, on pourrait
ajouter : il en fit deux hébraïques. Il était secrètement tourmenté de cette idée, de
cette vue, de cette connaissance qu’il avait de lui-même. —
Quelques
lecteurs pourront s’étonner ([seconde] préface) — qu’on ait osé mettre sur la scène
une histoire si récente. Mais je n’ai rien vu dans les règles du poëme dramatique qui
dût me détourner de mon entreprise. À la vérité, je ne conseillerais pas à un auteur
de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle
s’étoit passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des
héros sur le théâtre, qui auroient été connus de la plupart des spectateurs. Les
personnages tragiques doivent être regardés d’un
autre
œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de si près.
On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils
s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia.
Il y aurait tant à dire sur cette maxime. Mais il faut arrêter ces notes. Ce n’est par aucun éloignement, c’est par un rapprochement au contraire que les cornéliens reçoivent cette dignité.
L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le Serrail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre.
Il a raison et on est avec lui. Mais plus au fond, au deuxième degré, de profondeur, courent déjà, sous ces mots de différentes, d’autres, cette inquiétude, ce souci, cette préoccupation de différenciation.
C’étoit à peu près de cette manière que les Persans étoient anciennement considérés des Athéniens. Aussi le poète Eschyle ne fit point de difficulté d’introduire dans une tragédie la mère de Xerxès, qui étoit peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d’Athènes la désolation de la cour de Perse après la déroute de ce prince.
On voit de reste combien il y auroit à dire sur ce rapprochement généralement mal fondé de la tragédie française avec la tragédie grecque.
Cependant ce même Eschyle s’étoit trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès avoit été vaincu. Et il s’étoit trouvé encore à la défaite des lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de Marathon. Car Eschyle étoit homme de guerre, et il étoit frère de ce fameux Cynégire dont il est tant parlé dans l’antiquité, et qui mourut si courageusement en attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.
Cynégire t’eût dit : Nous sommes deux égaux !
Dans cette
prose désarmante de Racine, si modeste, si à sa place, comme tout ce qui est de notre
dix-septième siècle, si sourde on sent constamment courir, ou plutôt sous cette prose, une
arrière, une sous-inquiétude d’obtenir des différenciations, d’obtenir, par un voyage
annuel, une différenciation, une différence nouvelle annuelle. Du moins je sens cette
constante, cette perpétuellement renaissante inquiétude.
§ 80. — Ce texte comme tant de textes et sans qu’on s’en aperçoive court sur deux plans. Expressément, sur un premier plan, il ne parle d’éloignement que pour justifier de sa dignité, de la dignité de cette nouvelle tragédie. Au-dessous, sur un deuxième plan, ce texte trahit une inquiétude de la nouveauté même, pour la différenciation.
C’est ce goût, ce besoin de nouveauté pour la différenciation, pour le renouvellement qui dans la stérilité d’un Voltaire lui fera faire les plus grands voyages, lui fera commettre les extrêmes divagations géographiques et chronographiques, l’emmènera en Chine, dans on ne sait quelle Perse et Babylonie, plus ou moins de convention, plutôt plus que moins, et toujours chez les Turcs. Dans tout cet Orient du dix-huitième siècle français. Dans cette pâteuse Musulmanie. Dans cette persistante Turquerie. Le goût du Turc est toujours très mauvais signe pour le classique français. Il n’est bon que dans Molière. Et le commencement du voyage (tragique) est tout de même dans Bajazet.
§ 81. — Quand donc lui-même il arrêta l’entreprise, ce n’était jamais qu’une série qu’il arrêtait. Ce n’était point une œuvre, organique, un être, d’ensemble, qu’il décapitait ou qu’il découronnait, une œuvre qu’il incapitait ou qu’il incouronnait. C’étaient des chaînons qui manqueraient à une chaîne, non point, nullement une tête qui manquerait à un corps, mie couronne à une tête. Le premier chaînon avait été Andromaque. Il était, il donnait déjà tous les autres. Le dernier chaînon serait celui-ci plutôt que celui-là ; et celui-ci ou celui-là de la fin, qui auraient pu être, qui pouvaient être, ne seraient pas, ne seraient jamais. Qu’importe, il n’y aurait jamais qu’une chaîne rompue. Et des chaînons de moins. Toute la valeur de l’œuvre est déjà, est incluse dans chacun des chaînons, était dans le premier, le ton, le goût, la résonance, le propre de l’œuvre.
Ce que vaut ensuite ce chaînon, ce qu’il est, de quel ton, de quel métal, de quelle valeur propre, de quel goût, de quelle résonance, de quel ordre de grandeur, c’est ce que je répète que nous ne pouvons pas examiner ici. Tout ce que nous y avons pu dire, et en bref, en préliminaire, c’est que tout est déjà dans chaque chaînon ; que toute l’œuvre est dans chaque chaînon ; que les œuvres complètes sont une chaîne de ces chaînons.
§ 82. — Chacune de ses tragédies est un être à part soi ; et l’ensemble de l’œuvre n’est point un être d’ensemble, un être supérieur. C’est un corps d’annelé, plus annelé même qu’un corps d’annelé, c’est un corps sans chef et sans couronne.
§ 83. — Qu’importe au contraire pour Corneille les œuvres de toutes sortes de la deuxième moitié de sa carrière. (Où il y a encore tant et tant de beautés, partout, sans compter Nicomède et cette unique Psyché). (Et cette admirable Tite et Bérénice dont il faudra bien reviser quelque jour le procès). (Et tant d’autres). Mais pour aujourd’hui ne parlons pas de ces beautés. Une première carrière, la grande, la plus grande de toutes les carrières tragiques, la plus grande de toutes les carrières dramatiques, la plus grande assurément de toutes les carrières poétiques mêmes venait de s’achever, de se couronner en Polyeucte. Quatre ans, cinq ans avaient suffi pour fonder le plus grand royaume, le plus grand empire de tragique et du poème qu’il y ait jamais eu. Cinq ans avaient suffi pour fonder cet empire. Ce n’est plus ici un rythme annuel, une production annuelle. Il ne faisait point régulièrement (alors) sa tragédie par an. Ce n’était point ce rythme régulier, arithmétique ; cette vitesse constante ; ce rythme régulièrement tenu, régulièrement arithmétique. Un rythme plus secret l’animait. Un rythme secret, moins aisément saisissable, moins comptable, un secret rythme organique, à détentes inégales, administrait sa production, un rythme faisait battre la fécondité de son génie. Non plus un rythme numérique ; un rythme (apparemment) (plus) irrégulier. Si l’on veut bien penser que ces quatre œuvres maîtresses s’organisent entre elles dans leur chronologie de telle sorte que dans les éditions, ou dans des éditions on peut dater le Cid de 1636, Horace et Cinna ensemble de 1639, et Polyeucte de 1640 on demeure saisi devant ce ramassement d’accélération finale qui partant, qui partie d’une large base dans une sorte de lenteur et de retardement, (mais c’était comme une lenteur calculée, une lenteur pour (mieux) prendre son élan), aboutit au plus prodigieux rythme de production, à la plus merveilleuse accélération de fécondité, et de la fécondité la plus utile, la plus rendante, de la fécondité la plus pleine, qui ait jamais été donnée au génie d’un homme. Cette accélération unique n’est pourtant que la traduction en rythme et en nombre d’une essentielle accélération, d’une secrète accélération, d’une accélération intérieure, d’une accélération organique. Nous montrerons, mon cher Pesloüan, nous montrerons ces trois départs, cette arrivée unique ; ces trois commencements, cette fin ; ces trois avancées, cette cime ; ces trois contreforts, ce faîte.
Polyeucte n’est point une quatrième œuvre qui vient après trois autres. Il ne faut point dire, il ne faut point compter le Cid, un ; Horace, deux ; Cinna, trois ; Polyeucte, quatre. Les trois premières sont entre elles et sur le même plan ; elles sont trois bases et toutes les trois ensemble et au même titre elles culminent en Polyeucte. Il fallait à ce faite les avancées de ces trois contreforts, les soubassements de ces trois avancées. Et à ces trois avancées, à ces trois anticipations, à ces trois promesses il fallait ce faîte, il fallait ce chef et cette couronne. À ces commencements, à ces origines il fallait cette fin. Polyeucte ramasse en lui au même titre les trois premières grandes tragédies, et toutes les trois ensemble et au même titre elles culminent, elles s’achèvent, elles se couronnent en Polyeucte. Il est le bouquet d’épis de ces trois gerbes, de cette triple gerbe, il est la hache de ce triple faisceau. Ce système de quatre n’est plus seulement, n’est pas un système arithmétique, numérique. C’est un système organique, à base de trois, à un seul chef.
Nous montrerons le triple ramassement, le ramassement de ce triple faisceau, la culmination, l’achèvement, le couronnement, la triple promotion de ces trois œuvres en une. Nous la montrerons dans le détail même. Dans ce que l’on peut continuer à nommer le mécanisme. Nous la montrerons traduite dans le détail même et dans le mécanisme. Nous l’avons déjà montrée traduite, exprimée dans un système de vers et au bout du vers dans un système de rimes. Nous avons montré des rimes intéressantes, promues d’Horace à Polyeucte, formant, faisant un système lié.
Nous montrerons, nous suivrons partout cette triple promotion. Trois œuvres avançant d’un même front, sur un seul front, apportant, offrant ensemble leur triple nourriture ; trois œuvres s’oubliant elles-mêmes, assez grandes pourtant, qui pouvaient être elles-mêmes des capitales et des maîtresses. Tout le jeune héroïsme du Cid, tout l’héroïsme chrétien, tout l’héroïsme chevaleresque, toute la jeunesse, tout l’héroïsme, toute la chevalerie du Cid promue dans Polyeucte, en jeunesse éternelle, en héroïsme et comme en chevalerie de sainteté. Toute cette jeunesse temporelle, toute cette jeunesse charnelle muée, promue en jeunesse éternelle. Tout cet héroïsme de guerre promu en héroïsme de martyre. Tout cet héroïsme temporel promu en héroïsme de sainteté, en héroïsme éternel, en héroïsme de martyre. Tout cet héroïsme de race (temporelle) promu en héroïsme de grâce, de race éternelle. Toute cette générosité jeune et chevalière promue, qui devient cette jeune générosité de sainteté. D’où cette race dans la grâce même, comme cette jeune race charnelle et temporelle dans l’éternel même, cette race à part de saints, si différente, si plus près de nous que tant d’autres races de saints ; cette race de grâce, cette race de sainteté si particulière, si chevalière, si généreuse, si libérale, si française.
Cet honneur de sainteté, venu, procédant par promotion de l’honneur chevaleresque. Quand tant de saintetés étaient au contraire plutôt, naturellement, littéralement des saintetés sans honneur.
Et cette promotion du Cid à Polyeucte marquée dans le tissu même, dans la pierre même, dans la matière, dans le rythme, par la promotion des stances du Cid aux stances de Polyeucte. Les stances du Cid annoncent, préparent les stances de Polyeucte, les stances de Polyeucte reprennent, raniment les stances du Cid, les font monter, les font parvenir au degré suprême. Cette promotion des unes aux autres, cette promotion dans la matière, dans la chair, cette promotion matérielle, cette promotion charnelle, cette promotion temporelle ne fait que représenter dans la matière et dans la chair la promotion même, la promotion propre, la promotion entière, totale, intégrale des deux œuvres. D’une œuvre à l’autre. Ou plutôt ce sont les mêmes stances qui sont promues, transférées, qui passent d’un registre à l’autre, du registre héroïque au registre sacré. Qui montent. Du temps à l’éternel.
D’autre part, de la deuxième, d’une deuxième part Horace prépare, Horace apporte, Horace annonce non plus l’héroïsme chevaleresque, (il s’en faut, et de beaucoup ; tout repose sur une ruse de guerre qui aboutit en deuxième au massacre d’un blessé ordinaire et en troisième au massacre d’un grand blessé ; toute la victoire, (et la victoire de Rome même), est fondée là-dessus ; et cette ruse de guerre est fort loin d’être du même ordre et de la même forme que celle qui soulève Rodrigue contre les Maures surpris.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
car, entre autres (raisons), les Maures eux-mêmes,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
c’est donc un tout autre honneur) ; non plus l’honneur chevaleresque et guerrier, mais déjà un honneur militaire, un héroïsme militaire, non plus guerrier, proprement un honneur, un héroïsme militaire civique, un honneur, un héroïsme de la guerre militaire civique et non plus du tout de la guerre chevaleresque. Rodrigue serait déshonoré instantanément si contre le comte, dans un combat singulier, il usait d’une ruse de guerre ; s’il en usait autrement que contre les Maures et dans la grande guerre ; ce serait frauder le combat de Dieu. Cet héroïsme de la cité d’Horace, du jeune Horace et du vieil, sera promu dans Polyeucte en héroïsme de la cité céleste. C’est le même héroïsme qui est promu du registre de la patrie, de la cité terrestre au registre de la cité céleste. Cet amour, cette piété, cette religion de la terre, d’une terre devient l’amour, la piété, la religion du ciel. Tout ce qui est de la cité de Rome devient tout ce qui est de la cité de Dieu. Tout ce qui est de la cité terrienne, de la cité temporelle, de la cité charnelle devient tout ce qui est de la Cité intemporelle, de la Cité spirituelle, de la charnelle Cité éternelle. C’est toute une proposition, c’est tout un registre qui joue pour qu’un deuxième registre joue l’année suivante. Et par un choix unique, qui représente lui-même, dans ce triple faisceau, la plus grande vocation, la plus grande destination temporelle historique, politique temporelle, cette cité terrestre d’où ensuite nous partirons est eu son origine la cité de Rome même, en un point, au balancement originel de sa fortune, la ville de Rome origine et germe et point de départ de l’Empire romain lui-même soubassement matériel, organisme matériel, charpente charnelle du monde chrétien. Charpente matérielle (pré)figurant le monde chrétien.
Et cette sorte de sainteté romaine, de sainteté sauvage qu’il faut bien voir qu’il y a déjà dans Horace. Dans le jeune. Dans le vieux.
Ainsi tout le romain de Polyeucte est déjà en germe, on origine dans Horace, et le chrétien y est déjà doublement, triplement annoncé, promis, par l’héroïsme, par le civique, par une sorte de sainteté antérieure, par une rigueur, par une rudesse (qui se retrouvera si tendre dans Polyeucte et qui est déjà si tendre en réalité dans Horace, et surtout dans le vieil Horace) ; par le romain, par le temporel romain, par la destination temporelle de Rome. Par le point d’origine de l’Empire.
Cette promotion d’Horace à Polyeucte étant marquée dans la matière, dans le détail notamment par cette promotion que nous avons rencontrée du système lié, des deux vers, des deux rimes en ort.
De la troisième part enfin non plus seulement tout le romain de Polyeucte, la force romaine, mais tout l’impérial romain, l’empire, la clémence romaine, la paix romaine, la majesté romaine impériale, jus atque lex, le droit et la loi, l’administration, le droit romain, la loi romaine, la force romaine, toute la grandeur temporelle, tout ce qui porte le spirituel et l’éternel de Polyeucte, la province romaine,
Gendre du gouverneur de toute la province ;
la province asiatique, (Achaïe), Arménie, Judée, le gouverneur, les intérêts romains, le procurateur de Judée, la préfecture, (donc bientôt l’évêque, l’évêque romain), et aussi tout le Romain philosophe, le paganisme philosophe et adouci, Sévère, qui fait une part si importante de Polyeucte, qu’on oublie généralement, qu’on méconnaît, Félix, Pauline même et surtout dans toute sa vie antérieure sont posés d’abord, sont préparés, sont enfin posés une première fois dans Cinna ou la clémence d’Auguste. Tout prêts pour l’année prochaine.
(Et même la mauvaise foi romaine, pour qu’il y en eût pour Félix.)
Une triple proposition était faite sur les tables de proposition, un triple pain de proposition était cuit.
Telles étaient, mon cher Pesloüan, nos propres, nos modestes anticipations ; à nous-mêmes ; nos longues et poussées méditations communes ; tels étaient quelques-uns des travaux que nous méditions. Ils sont heureux, ceux qui peuvent travailler, qui hors du souci, du tracas, du fatras temporels, dans le grand silence des lampes aux veillées d’hiver ‘ pourront travailler les auteurs.
Et à présent plus de notes. Keine… mehr. Plus de notes et plus de paragraphes. — Cette rupture, Halévy, aurait lieu dans des circonstances vraiment tragiques. Elle se produirait, vous le savez mieux que personne, au cœur d’une bataille malaisée. Si différents de caractère, si pareils de cœur, je veux l’espérer, je veux le croire, j’en suis sûr, d’un caractère, d’un tempérament, d’une société si différentes ; je veux le croire, d’un même cœur ; plus nous sommes différents, plus dans cette même armée, dans cette seule armée nous sommes indispensables l’un à l’autre. Nous sommes (comme) dans une armée, nous sommes une armée où tout le monde a le même cœur, mais où l’un est la cavalerie, l’autre le génie, l’autre l’artillerie, l’autre enfin l’infanterie. Et encore c’est vous et moi ensemble l’infanterie. Nous sommes la piétaille. Mais le dernier carré aussi, c’était la piétaille. Il y a différentes armes. Une seule armée ; plusieurs armes. Et il faut, pour une seule armée, qu’il y ait plusieurs armes. Et encore vous et moi nous ne différons pas tant. Nous différons encore moins. Nous ne différons pas même d’arme à arme. Nous sommes même dans la même arme, de la même arme, nous servons dans la même arme, nous sommes tous les deux dans l’infanterie. Nous sommes, nous marchons seulement dans des infanteries un peu différentes. Vous vous êtes d’un régiment demi-briard. Moi je suis de cet excellent régiment républicain qui se nomme le Royal-Beauceron. Seulement il y a des jours où je donnerais beaucoup pour aller servir un peu seulement dans le Vert-Vendômois.
Le grenadier va-t-il quereller au voltigeur. Quelle bataille nous soutenons, ensemble, autant que personne vous le savez. Nous sommes des vaincus, c’est un point du moins où je pense que nous tomberions d’accord. Où je pense que nous pensons ensemble. Nous sommes des victorieux vaincus. Et qui ne veulent pas, qui ne peuvent pas rester sur leur défaite, sur leur victoire défaite, qui ne peuvent pas endurer leur défaite. Nous luttons dans les conditions les plus difficiles, dans des conditions presque impossibles. Battus de toutes parts, éprouvés de toutes parts, nous sommes une petite troupe qui ne se rendra point. Nous cheminons comme une troupe battue de toutes parts, non vaincue, qui ne se rendra point. Est-ce le temps de nous diviser. Battus de tous les vents, pour nous deux est-ce le temps de nous séparer. Vais-je gratter sur ma copie votre nom, faire un faux en somme, puisqu’elle était faite pour vous, puisqu’elle était inscrite pour vous, puisqu’elle vous était adressée, puisqu’elle vous était envoyée. Vais-je mettre à la place, à votre place un faux-nom, en somme, un nom feint, un pseudonyme. Ne serez-vous plus celui à qui je m’adresse. Et vous-même vous croyez peut-être que vous avez auprès de vous un deuxième lecteur comme moi. Ne vous y fiez pas. Vous n’aurez jamais un deuxième lecteur comme moi.
Battus de tous les vents, des mêmes vents, nous sommes, nous passons dans une crise, vous
le savez, nous nous trouvons dans des circonstances tragiques. Tout ce qui était chargé,
officiellement chargé de maintenir la culture, tout ce qui est constitué, tout ce qui a
été institué pour maintenir la culture et les humanités trahit la culture et les
humanités. Les trahit officiellement, formellement, et s’en fait gloire et honneur. Et
profit. Les trahit avec une sorte d’ampleur. Et presque d’invention. Et la culture et les
humanités ne sont plus défendues que par nous, qui n’en avons point reçu le mandat, je
veux dire qui n’en tenons, qui n’en avons reçu le mandat que de nous-mêmes, je veux dire
qui n’en tenons, qui (n’)en avons reçu le mandat (que) de notre race et de nos grands
ancêtres. Spectacle singulier. Spectacle tragique. Une fois de plus la Sorbonne est tombée
dans
la scholastique. Et dans la scholastique du matérialisme, la pire de
toutes. Ce n’est point trahir d’anciennes amitiés, ce n’est offenser personne que de dire
que cette Sorbonne, que nous avons tant aimée, ayant absorbé l’École Normale, est devenue
une maîtresse d’inculture, et qui s’en vante, est devenue une maîtresse d’erreur et de
barbarie, cette Sorbonne où nous avons achevé nos études. Ces maîtres que nous avons tant
aimés, si finalement, que sont-ils devenus. Phénomène singulier, et qui prouve que la
barbarie toujours veille. Quand nous ferons nos confessions, nous n’aurons à présenter
qu’une Sorbonne accueillante et encore cultivée, celle d’il y a bientôt vingt ans, alors
ce sera celle d’il y aura quarante ans, une Sorbonne aimable, française, des maîtres que
nous aimions filialement. Vingt ans passent, la barbarie veille. Qu’est-ce que tout cela
est devenu. Autour de nous même, Halévy, dans notre entourage le plus proche, l’inculture
a des tenants. Vous le savez. Je n’en suis tout de même pas cause. Je ne vous en veux pas,
il ne faut pas m’en vouloir. En vingt ans une domination temporelle en matière
intellectuelle si solidement établie, (temporellement, en puissance temporelle), que nulle
chaire d’enseignement supérieur n’y échappe. Une domination temporelle d’un parti
intellectuel. Une Sorbonne qui fait trop parler d’elle ; en dehors de l’enseignement, en
dehors du travail. Une Sorbonne dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle fait trop
parler d’elle, pour une honnête Sorbonne. Une domination temporelle d’un parti
intellectuel qui sans doute n’a point les têtes et les cœurs, qui n’y tient point, (mais)
qui a (toutes) les chaires, qui a les honneurs, qui a l’argent, qui fait les mariages,
comme les (anciens) jésuites, et comme les (anciens) rabbins, qui a les
charges, qui a le gouvernement temporel, toutes les puissances temporelles. Qui a les
concours et les examens. Une exigence, une tyrannie temporelle intellectuelle, je veux
dire temporelle en matière intellectuelle comme jamais les Français d’aucun régime n’en
eussent supporté une, ne l’eussent supportée. Les Français d’aucun ancien régime, d’aucun
autre régime. Ni de l’ancien régime royaliste, ni de l’ancien régime républicain.
Singulier phénomène, singulière contradiction. Situation singulière, situation tragique.
Des hommes que nous payons quinze mille francs par an pour enseigner, c’est-à-dire, je
pense, pour maintenir le grec, le ◀latin▶, le français, ont trahi le grec, ont trahi le
◀latin▶, ont trahi le français ; et ces trois grandes cultures ne sont plus défendues que
par des pauvres et des misérables ; comme nous ; elles ne sont plus maintenues que par des
gueux ; comme nous ; par des individualités sans mandat. Par de pauvres
professeurs, je veux dire par des professeurs pauvres de collèges et de lycées. Et en
dehors de l’Université, ou plutôt jointement à l’Université, par des journalistes, (car
heureusement nous ne sommes pas les seuls), (et nous sommes de plus en plus nombreux tous
les jours, et bientôt nous serons légion), dans des articles de journaux et de revues.
Dans des fascicules, dans des brochures, dans des livres. Dans les cahiers. On peut dire
que l’Université aujourd’hui reçoit beaucoup plus de véritable secours de son dehors que
de son dedans. Et ce qu’il y a de plus fort peut-être dans tout ce débat, c’est que le
pouvoir bureaucratique lui-même, les bureaux du Ministère de l’Instruction publique, le
parti bureaucratique,
ou comme on dit dans les polémiques les
bureaux de la rue de Grenelle ont en somme beaucoup plus défendu la culture que la
Sorbonne et l’ont souvent défendue contre elle. Des hommes qui n’ont jamais fait de
sciences, qui n’en savent pas un mot, qui n’en soupçonnent rien, qui n’ont jamais fait ni
mathématiques, ni physique, ni chimie, ni biologie, (il faut dire aussi, à leur décharge,
qu’ils n’ont fait non plus, qu’ils n’ont fait aussi ni lettres, ni art(s), ni philosophie,
ni morale, ni religion, qu’ils n’y entendent rien, qu’ils n’en savent pas un mot, qu’ils
n’en soupçonnent rien, puisqu’ils n’ont jamais fait, mis sur pied ni un roman, ni un
conte, ni un poème, ni une nouvelle, ni un essai, ni une chronique, ni un pamphlet, ni un
propos, ni une comédie, ni une féerie, ni une tragédie, ni un mystère, ni un sonnet, ni
une farce, ni une sotie, ni une moralité, ni un cahier, ni des confessions, ni des
mémoires, ni même une revue, et que d’autre part leur sécurité de
fonctionnaires les met précisément à l’abri des terribles inquiétudes et problèmes
moraux), (ni une épître), veulent nous faire prendre, à ce prix, les
vessies pour des lanternes, et les lettres pour des sciences. Ils ne réussissent ainsi
qu’à créer des confusions, une confusion générale, qui seraient joyeuses, si elles
n’étaient aussi profondément tristes. Ils n’aboutissent qu’à faire un échafaudage,
extérieur, non un monument, de simili-science, de semble-science, de fausse science, de
prétendue, de soi-disant science, de feinte science, d’imitation de
science, plus belle que nature, qui est la risée des (véritables) savants. Ainsi
ils perdent les lettres et ne gagnent point la science. Ils perdent les lettres et ne
gagnent point, n’acquièrent point une science. Ils ne gagnent
point les
sciences. Ils perdent l’art, la philosophie, la morale, la religion, et n’acquièrent point
une science, nulle science, aucune science. Ils perdent, je veux dire
ils risquent de perdre elles-mêmes, en elles-mêmes, pour elles-mêmes et pour les autres,
et ils sont sûrs de perdre eux-mêmes, de n’en plus avoir ;
perdunt
atque amittunt ; periculo perdunt, re vera sane amittunt
. Ils prennent
d’ailleurs bien leur temps pour cela. Ils prennent justement leur temps quand les
véritables savants, les véritables mathématiciens, les véritables physiciens, les
véritables chimistes et biologistes en viennent à reconnaître très heureusement la part
capitale, la part originelle, la part primordiale que prennent dans le travail
scientifique même, dans l’invention, dans la découverte de science les méthodes d’art,
l’intuition, les intuitions, les souplesses d’art, les docilités d’art, les inventions
d’art. Parlez-en seulement à un vrai mathématicien, je veux dire à un mathématicien qui
ait fait des mathématiques. Au moment même que par un extraordinaire mouvement parallèle
toutes les sciences et tous les savants, toutes les quatre grosses sciences, toutes les
quatre grosses branches, tous les quatre gros troncs en viennent aux souplesses, aux
docilités d’art, aux réalités d’art, ce sont justement ces littéraires qui s’en veulent
dispenser, qui s’en veulent priver. Ajoutons qu’ils prétendent, sous le nom de
scientifique, à une rigueur que les savants eux-mêmes, que les vrais savants ne
connaissent point, qu’ils ne recherchent point, à laquelle ils ne prétendent point. Tout
cela pour édifier une science qui n’en est pas une. Pour édifier une science qui n’en est
pas une, on a outrepassé. On a outragé. Tenez, en voilà un, un
outrage. Ou a
voulu en faire une comme il n’y en a jamais eu une. Moyennant quoi, pour tenir le coup à
cette merveilleuse invention, tout le mouvement, tout l’immense mouvement de la
Renaissance, notamment de la Renaissance française, cette conquête, cette énorme conquête,
cette énorme acquisition de culture est témérairement, d’un cœur léger, joyeusement
exposée. Sans nous, perdue. Et l’on perdait à la fois la culture antique et la culture
chrétienne, le mystère et les humanités, la cité et la chrétienté. Singulière science,
surscience, suprascientifique. Chercher des renseignements sur un monument, sur une œuvre,
sur un texte, pour un texte, pour l’intelligence d’un texte partout ailleurs que dans le
texte même, (et ce sont les mêmes qui font semblant d’avoir inventé de recourir au texte,
d’aller aux textes), (vous savez, les célèbres sources), chercher des lumières sur un texte, pour l’intelligence d’un texte,
partout, pourvu, à cette seule condition que ce ne soit pas dans le texte ; même. Vous
savez, Halévy, qu’ils tiennent tout, toutes les chaires, tout le pouvoir temporel ; et
qu’un homme qui défend le français, le ◀latin▶, ou le grec, ou simplement l’intelligence,
est un homme perdu ; qu’il ne se fait pas actuellement une seule nomination dans
l’enseignement supérieur sans que le candidat ait fait sa soumission, à ces messieurs,
sans qu’il ait donné des gages, signé le revers, signé la capitulation et de la pensée, et
de la liberté de la pensée.
Sans qu’il ait fait ses dévotions à la sociologie.
Disons le mot, c’est une église, laïque, radicale, qui s’est instaurée parmi nous, sur
nous. C’est un pouvoir temporel spirituel, temporel intellectuel, temporel en
matière spirituelle, temporel en matière intellectuelle.
La maison
m’appartient, je le ferai connaître.
C’est un pouvoir temporel clérical
scholastique comme il y en a eu d’aussi mauvais, comme il n’y en a jamais eu de pire. Ils
sont, ils forment, vous le savez, une bande bien organisée. Tout l’énorme accroissement,
toute l’énorme acquisition de culture de la Renaissance, notamment de la Renaissance
française, cette acquisition que l’on croyait acquise, tout ce trésor, toute cette
deffense et illustration, toute cette éminente dignité, toute cette énorme acquisition non
acquise, mal acquise, (que l’on croyait acquise pour toujours, tellement le contraire, il
y a seulement vingt ans, eût semblé scandaleux), toute cette énorme acquisition remise en
cause, mise en péril (sans nous, perdue) par la plus basse démagogie, toutes les études
libérales, toutes les études, toutes les cultures d’humanité, pour la satisfaction du
caprice, du délire, de la démence, de la brutalité de quelques despotes. Et même
quelquefois de leur bestialité même. Une méthode (historique (?), scientifique (!) (?) qui
revient, qui consiste à dire, et à s’en vanter, que pour aborder une étude voluptueuse des Lettres philosophiques, il faut avoir établi
vingt livres de notes, (c’est-à-dire de commentaires non pas sans doute étrangers au
texte, mais soigneusement extérieurs au texte. Une lecture voluptueuse
des Lettres philosophiques, par la volupté de vingt
volumes de notes, le mot est de M. Rudler. Il paraît qu’il dit aussi une étude qui plane, ou une étude où l’on plane. Je ne sais plus. Lui
non plus. Il veut peut-être dire une étude, une lecture en aéroplane. Qui eût cru, quand
nous connaissions l’honnête Rudler à l’École Normale, qu’une vie généralement ingrate lui
réserverait des vingt
volumes de voluptés sourdes. (Elles ne sont
malheureusement pas muettes.) Il y a bien des surprises, dans les promotions. Des analyses
totales, des analyses intégrales, des analyses métaphysiques, des analyses
(métaphysiquement) épuisantes (de la réalité) dont les savants, dont les véritables
savants ne se soucient point, dont ils n’ont que faire, dont ils n’ont cure, dont ils
n’ont pas besoin pour poursuivre, pour acheminer leur travail, pour effectuer leur
progrès, le véritable progrès scientifique, je dis des vrais savants, des savants qui ont
fait des sciences (des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie), ce
sont nos nouveaux littéraires qui les veulent effectuer, obtenir, conduire à une sorte de
plein achèvement ; ce sont (donc) ces hommes qui ne sont aucunement des savants. Des
analyses (métaphysiquement) épuisantes que les vrais savants ne réclament pas, dont ils ne
parlent pas, dont ils ne se réclament pas, ce sont eux (aussi) qui en parlent, qui en
veulent, qui en font. Des analyses intégrales, des analyses
(métaphysiquement) épuisantes que les vrais savants ne recherchent même pas en matière
scientifique, dont ils ne se soucient pas, eux, plus malins, ils vous les obtiennent en
matière humaine, en matière d’homme. Ces analyses épuisantes que les véritables savants ne
recherchent même pas, ne se proposent même pas d’effectuer, sachant qu’il y a des
synthèses, eux, ils vous les enlèvent en un tour de main (de vingt volumes). Car il ne
faut pas que l’on nous veuille, il ne faut pas que l’on nous vienne effrayer, que l’on
vienne nous en imposer avec l’établissement, avec le maniement de ces vingt volumes. Vingt
volumes, c’est beaucoup pour le travail, c’est lourd à mettre à bout de bras. Mais pour
une analyse intégrale (de matière d’homme, en matière humaine), c’est peu ;
pour une analyse infinie c’est infiniment peu. Pour une analyse épuisante c’est rien.
C’est dire que tous les trucs, tous les échafaudages, tous les mouvements d’approche, toutes les approches, toutes les approximations que les savants ont inventés, ont imaginés, ont été forcés, ont été contraints d’inventer pour faire le tour de la réalité parce qu’ils n’étaient pas dedans, pour trianguler de loin (de moins loin) la matière, leur matière propre, parce qu’ils n’étaient pas, comme esprits, la matière, parce qu’ils n’étaient pas, comme esprits, leur matière, parce qu’ils n’étaient pas même, comme esprits, dans la matière, dans leur matière, eux qui au contraire jouissaient dans leurs études et pour leurs études de ce privilège unique d’être du même ordre que leur matière, que leur propre matière, d’être (mis), d’être nés, d’être situés au cœur de leur propre matière, pour faire comme les autres, serviles imitateurs, singes imitateurs, sots imitateurs, fiers, orgueilleux imitateurs, fiers, orgueilleux de soi et de leur imitation, fiers, orgueilleux de leurs modèles, (les vrais savants), de leurs prétendus modèles, de leurs patrons où ils n’entendent rien, singes glorieux imitateurs ils prennent tout ce fatras sur leurs épaules, sur leurs pauvres reins, maigres, sur leurs épaules voûtées, (ce fatras qui n’est un fatras que pour eux, qui n’est pas un fatras pour les véritables savants, ou plutôt qui ne leur est qu’un fatras nécessaire, inévitable, indispensable, congruent), ils chargent sur leur dos toutes ces échelles et tous ces micromètres et sortant de leur maison, déménageant, de leur propre maison, sans esprit de retour ils vont dans la maison d’en face, ou, autant que possible, dans une maison beaucoup plus éloignée, dans la maison la plus éloignée, pour voir s’il n’y aurait pas dans cette maison, la plus éloignée, un semblant de lucarne, un coin perdu, qui donnerait, mais de très loin, sur leur maison, (abandonnée, sur leur propre maison abandonnée), d’où on pourrait peut-être, en braquant beaucoup d’instruments, et ensuite en faisant beaucoup de calculs, voir, entre apercevoir quelque peu de ce qui se passerait chez eux.
Singuliers savants, singulière science. Au lieu de faire appel au moins à quelques sciences, à quelque science qui ait au moins quelque parenté avec eux, ou plutôt dont la matière ait au moins quelque parenté avec la leur, au lieu de s’appuyer, de s’adosser par exemple à la botanique, à l’anatomie et à la physiologie végétales, comme faisait par exemple au moins ce pauvre et grand Brunetière, à qui d’ailleurs il faut avouer que ça réussissait généralement mal ; ou encore au lieu de s’appuyer, de s’adosser à la zoologie, à l’anatomie et à la physiologie animales, qui est tout de même un peu voisine en un certain sens, en beaucoup de sens, dont les matières sont tout de même voisines, enfin au lieu de s’appuyer, de s’adosser à la biologie, qu’ils ne savent pas, (dont ils se méfient tout de même, d’instinct, le seul instinct qu’ils aient, l’instinct de méfiance, qu’ils soupçonnent trop souple, trop complaisante, trop vivante, trop art), (trop ce qu’ils devraient être), les gars ils vont d’emblée aux chimies, qu’ils ne savent pas non plus, aux physiques, qu’ils ne savent pas, aux mathématiques qu’alors ils ne savent pas. Il est très remarquable que les ignorants vont toujours aux mathématiques, comme à une science merveilleuse, comme à une science plus que science, comme à tout ce qu’il y a de plus savant, monsieur. Ils ont cette secrète assurance, et ils en tiennent compte dans leur conduite, pour être les plus savants, savants au suprême, au dernier degré, pour être (les) plus savants que tout le monde, ils ont cette sourde, cette officielle conviction que les mathématiques sont plus scientifiques que la physique, les physiques plus scientifiques que la chimie, les chimies plus scientifiques que la biologie. Ayant entendu parler vaguement de ce classement, de cette classification des sciences, de cette (célèbre) classification d’Auguste Comte. Si justement célèbre au baccalauréat. C’est tout ce qu’ils ont retenu, tout ce qu’ils ont appris, tout ce qu’ils ont compris de la classification d’Auguste Comte. Ils sont convaincus que ça forme ainsi une série (purement) linéaire, et confondant, (car cette classification même d’Auguste Comte, dont ils ont entendu parler, qu’ils connaissent par ouï-dire, eux les amateurs de sources, les buveurs d’eau de source, cette classification même ils n’y entendent rien, ils ne la connaissent, ils ne l’interprètent qu’à contre sens), et confondant donc l’abstrait dans cette classification même, pris dans cette classification même, confondant l’abstrait avec le scientifique ils sont convaincus que ça veut dire, que cette linéarité consiste à être une linéarité de scientifique, qu’en remontant la ligne, la série, la série linéaire chaque étape, chaque degré est, fait un progrès de scientifique, que la série, que la progression d’abstraction croissante est en réalité (si je puis dire) une série, une progression de science croissante, de scientifique croissant, (je ne serais pas surpris que dans leur pauvre tête scientifique ne soit encore quelque chose de plus considérable que science, de plus grand, de plus marqué, de plus honorable, de plus avancé, de plus noble, de plus scientifique, de plus rituel, de plus tabou, de plus totem), (enfin quelque chose de plus), et ils sont convaincus que la série, que la progression de complexité croissante est en réalité inversement, contrairement, une dégression, une série de scientifique décroissant. C’est-à-dire que plus en descendant les sciences s’emplissent de réalité, plus ils les méprisent. C’est ainsi qu’ils interprètent à contre sens la classification de Comte. Ou plus exactement, plutôt à faux sens, à sens tout à fait à côté. Tout à fait autre. Tout à fait étranger. Non pas seulement à contre sens. Mais à sens diminué. À sens grossier, grossiérisé. Aussi vous ne les arrêterez pas. Ils ne seront pas seulement biologistes, na. Ça ne serait rien. Ils seront plus scientifiques, ils seront chimistes et physiciens. Ils ne seront pas seulement chimistes et physiciens, na. Ça ne serait pas encore assez scientifiques. Ils seront encore plus scientifiques, suprême scientifiques. Ils ne seront pas moins que mathématiciens. Je vous le dis, toute la rigueur mathématique.
Mais mon ami, (c’est à cc littéraire que je parle), tous ces gens-là voudraient bien être comme vous. Comme vous étiez nés, naturellement, nativement, comme vous étiez nés natifs. Ils voudraient bien être dedans, comme vous êtes, comme vous étiez, avant que de sortir. Comme vous étiez avant que d’en sortir ils voudraient bien y être. Ou y être nés, ou y être introduits. Y avoir été introduits. C’est pour s’y introduire qu’ils ont (inventé, dressé) tant d’appareil(s). Ce n’est pas pour autre chose que pour s’y introduire, petitement, pauvrement, prudemment, patiemment, comme ils peuvent. Ils voudraient bien être à votre place. Croyez-moi, mon ami, ils donneraient tous leurs compas pour pouvoir se passer de compas, pour des mesures plus ténues, pour des exactitudes plus entières, plus déliées, plus fin coupées.
Ils voudraient bien y être. Ils voudraient bien être comme vous. Ils voudraient bien, comme esprits, les mêmes qu’esprits, être la matière. Ils voudraient bien être, comme esprit(s), leur (propre) matière. Alors ils n’en demanderaient pas si long. Ils n’en demanderaient pas tant. Ils ne demanderaient pas leur compte. Ils ne demanderaient pas leur reste. Ils n’échafauderaient pas tous ces béliers et toutes ces catapultes. Ils n’armeraient pas ces inventions mêmes, ces mécanismes mêmes, ces machines mêmes qu’ensuite vous leur empruntez.
Vous avez eu raison, (c’est toujours à ce littéraire), de vous défier des biologies. Elles vous eussent au moins enseigné la prudence, une certaine prudence. Elles en ont encore plus que les autres, quand elles sont vraies, à défaut d’être réelles, quand elles sont (vraiment, véritablement) scientifiques. Elles vous eussent enseigné des prudences ; mais c’est bien ce que vous redoutez le plus. La botanique par exemple, où est le botaniste qui dirait, et n’enfermerait-on pas incontinent le botaniste qui dirait : Mesdames et messieurs je vais vous pousser non pas une romance mais une analyse épuisante de ces vingt mètres cubes de terre, une analyse si parfaitement épuisante qu’écoutez-moi bien : il ne s’agira plus après, il ne sera plus aucunement intéressant, absolument aucunement, il ne sera plus question, pour savoir l’histoire, l’événement de l’arbre qui poussera dedans, de savoir ensuite si ensuite on y mettra, si on y laissera tomber un marron ou un gland. Cela n’aura plus aucune importance, aucune espèce d’importance, une importance mathématiquement égale à zéro. On l’enfermerait, le botaniste. C’est pourtant exactement ce que veulent, ce que nous veulent nos nouveaux littéraires. Ils font en vingt volumes une analyse épuisante. Censément épuisante. Épuisante de quoi. De tout ce qui n’est pas le texte. (Naturellement). De tout ce qui est extérieur au texte. Si on le pouvait de tout ce qui est étranger au texte. Ensuite ils professent. Je veux dire à la fois qu’ensemble ils enseignent et ensemble ils font profession. Nous avons fait, disent-ils, nous avons fait en vingt volumes cette analyse épuisante. Nous connaissons parfaitement tout ce qui n’est pas le texte, tout l’extrinsèque, tout l’extratexte ; totalement, intégralement, absolument ; scientifiquement ; ils veulent dire métaphysiquement, mais ils n’en ont pas le courage ; et puis ils ne sont pas forcés de parler français ; c’est l’écrivain qui est forcé de parler français. Qu’importe, disent-ils ensuite, qu’importe que dans ces vingt volumes, pour savoir l’histoire, pour savoir l’événement de l’homme qui croîtra, qu’importe ensuite que dans ces vingt mètres cubes se soit trouvé (mis) (ensuite) un Molière ou un Beaumarchais.
Un botaniste, un biologiste n’ose pas, ne parlera jamais (de) mathématique, de (la) certitude mathématique, de (la) connaissance mathématique, de méthode, d’exactitude mathématique, il ne parle, il ne pense jamais d’épuisement. Un mathématicien, pour beaucoup de raisons, d’autres raisons, des raisons contraires, des mêmes raisons, un mathématicien en parle avec prudence. En parle peu. Nos fiers gars de littérateurs en parlent hardiment, ils ne parlent que d’exactitude. Ils ne pensent, s’ils savaient le français ils ne parleraient que d’épuisement. Ils parlent, ils parlent, ils écrivent. Ils parlent d’exactitude inlassablement. Ils parlent d’exactitude impitoyablement. Ils parlent d’exactitude imperturbablement.
Ainsi Halévy nous avons échangé une paire de témoins. Mais pour faire des économies nous avons échangé la même. Où en eussions-nous d’ailleurs trouvé des (tout) pareils, une deuxième paire. Julien Benda, Robert Dreyfus, deux aigus. Quand je dis que nous les avons échangés je suis bien bon. Je me flatte. Ils se sont très bien échangés sans nous. Allons, avouons, disons aujourd’hui la vérité. Nous avons autour de nous des dévouements tels que ces dévouements iraient, n’hésiteraient pas, jusqu’à nous empêcher, par la force, de faire des sottises. Nous avons des amis qui ne nous laisseraient pas faire. Ils se sont très bien échangés tout seuls. Il est devenu si évident pour un certain nombre de personnes, et cette année même pour l’opinion, en général, pour la grande opinion, que nos cahiers sont (devenus), constituent plus qu’une entreprise unique, une institution unique, d’un prix unique, et en un certain sens une réussite unique que je sais bien qu’il y a une conspiration constante, un complot permanent, non pas peut-être pour nous nourrir, mais pour nous empêcher de tomber, et même pour nous empêcher de nous exposer. Nos amis, je sens que nos amis n’hésiteraient pas à aller jusqu’à se porter aux dernières extrémités. Un complot, un tracé de complot court là-dessous, un réseau de complot court tout autour de nous. Ne faisons pas la bête. Nous marchons sur un terrain dangereux. Tous nos amis conspirent pour nous. Les vôtres, les miens, qui sont quelquefois les mêmes. Du moins les miens sont toujours les vôtres. Je voudrais avoir la certitude que les vôtres sont toujours les miens. Avouons-le. À peine le bruit se répandit-il, comme un léger murmure, qu’il fallait deviner, soupçonner, plutôt qu’on ne pouvait l’entendre, que peut-être il y avait, qu’il allait y avoir quelque chose entre nous, qu’aussitôt, qu’instantanément nous nous sentîmes enveloppés des innombrables cheminements de cette conspiration sourde. Jamais je n’ai eu autant de plaisir à me sentir les mains liées. Dans ce Paris pourtant désert, (c’était au commencement des vacances et tout le monde était parti ou partait), de mille liens souples et fragiles, imbrisables, nous nous sentîmes saisi. De mon côté Pesloüan était prêt, comme une immense réserve. J’ai vu l’heure que Pierre Marcel revenait comme un télégramme de la Vallée Saint-Briac. J’ai vu l’heure que l’on allait mobiliser Taco. Dans un besoin ils mobilisaient Marianne. C’est bon signe pour la République, Halévy, quand les conseils du Prince sont aussi résolus à lui lier les bras. Il faut qu’il soit bien entendu, officiellement, et rédigé en forme de protocole que je n’ai voulu dans mon cahier ni attenter à votre courage, personnel, ni vous offenser, ni à plus forte raison vous outrager, ni porter atteinte à l’idée que nous avons de votre courage, ni comparer, ni juger votre courage. Quand je veux outrager, je m’y prends d’une autre encre. Quand je veux offenser, je sais m’y prendre. Je n’ai jamais voulu ni vous outrager, ni vous offenser même, et ne l’ayant pas voulu il faut admettre que je ne l’ai pas fait, car autrement je serais un mauvais écrivain, et cela m’étonnerait beaucoup. Je serais (alors) un écrivain impropre. Je sais que je puis être, et souvent que je veux être un écrivain qui déplaît. Je sais que je ne suis point un écrivain impropre. Il ne m’est jamais venu à la pensée, (et par suite j’ai l’assurance qu’il ne peut pas m’être venu à la plume, qu’il ne peut pas être venu sur ma page), ni de juger votre courage, ni de comparer votre courage au mien.
Je n’ai jamais eu l’intention de juger votre courage, de juger votre cœur. Où en aurais-je pris, de qui en aurais-je reçu le mandat. De qui tiendrais-je mon pouvoir. Qui m’aurait signé mes pouvoirs. Où en aurais-je pris, de qui en aurais-je le droit. Je suis trop chrétien, Halévy vous le savez mieux que personne, pour n’avoir pas une horreur invincible du jugement, une peur, une horreur de juger, une sorte d’horreur pour ainsi dire physique insurmontable. Ne jugez pas afin que vous ne soyez pas jugés, c’est l’une des paroles les plus redoutables qui aient été prononcées, l’une de celles qui me sont partout présentes. À vrai dire elle ne me quitte pas. Le judicium, c’est mon ennemi, mon aversion, mon horreur. J’ai une telle horreur du jugement que j’aimerais mieux condamner un homme, que de le juger. Je n’ai jamais eu l’intention de comparer votre courage et le mien. Je veux croire que nous avons sensiblement le même, appartenant sensiblement à la même classe de mobilisation de la même armée française. Comparer votre courage, comparer le mien, où serait ma norme, où ma règle, où le niveau de nos vies. Nous parlons toujours de la guerre, qui est la grande mesure du courage ; j’entends la grande mesure temporelle, peut-être la seule, mais ni vous ni moi ne l’avons jamais faite. Nous avons failli la faire. Plusieurs fois. Dans ces alertes nous faisions la même contenance. Nous levions la même tête. Dans cette alerte notamment, dans cette alarme de 1905 nous partions du même pied. Déjà nous n’étions plus l’un et l’autre des jeunes hommes dans des vieux régiments, nous étions des vieux hommes dans des jeunes régiments. Pourtant. Avec notre air de ne pas y toucher, vous savez que c’était le cri unanime du camp de Cercottes : Si une fois les réservistes marchaient, ça serait pour de bon. Pendant toute cette alarme, tant que dura la tension, quand l’Allemagne n’entra pas, parce qu’elle n’osa pas, tout le temps qu’elle n’entra pas du même pas nous allions les mêmes routes ; nous nous maintenions ensemble magnifiquement entraînés ; dans le besoin nous abattions côte à côte, aussi longtemps que dura la tension, nous abattions l’un et l’autre, nous abattions nos quarante kilomètres comme un jeune homme. Nous serions prêts à recommencer. Dans la mesure où la carcasse le veut. De telles compagnies, de tels accompagnements, de telles conserves ; de telles routes ; de tels souvenirs ne doivent-ils pas durer toute la vie. Ne doivent-ils pas marquer toute une vie. Ne doivent-ils pas compter, comme sacrés. Ne doivent-ils pas valoir pour toute une vie. De tels souvenirs communs, en commun, cueillis en commun, amassés, ramassés comme une moisson commune. Cette moisson de la route. Ces marches communes. De tels souvenirs ne doivent-ils pas engager, en un certain sens, (toute) une vie, marquer, engager nos deux vies, compter pour (tout) ce qui nous reste de ces deux vies, nos deux, déjà si entamées, si profondément diminuées déjà, qui plus est, si diminuantes. De tels souvenirs n’éclairent-ils pas toute une vie, ne valent-ils pas, ne comptent-ils pas pour une vie entière.
L’un par l’autre, Halévy, l’un vers l’autre nous avons
connu brusquement,
tous deux ensemble nous avons connu le péché et l’état de péché. Les philosophes et les
philosophies, ces grossiers, (les théologies et les casuistiques, ces autres grossiers,
ces grossiers parallèles, et les scholastiques), les cléricaux de l’une et l’autre loi,
ces grossiers ensemble, les docteurs de la loi cléricale et de la loi anticléricale, ces
conjoints, les docteurs de la loi (cléricale) laïque et de la loi (laïque) cléricale, ces
conjurés, tous ces intellectuels enseignent ensemble, professent qu’il y a des péchés, peccata, des actes que nous commettons, des actes, limités, que nous
péchons. Que l’on commet. Qu’avec ces péchés naissent et meurent, commencent et finissent,
se découpent nos responsabilités. Et tout ce qui dans les systèmes des intellectuels
accompagne la et les responsabilités, se modèle sur les responsabilités, les suit
aveuglément : le regret, le remords, le repentir, la pénitence, la contrition. Hélas, mon
ami, si nous n’avions à nous garer que des péchés que nous commettons ; on pourrait voir
encore. Mais il en est des péchés comme des automobiles. Ils circulent eux-mêmes. Ils nous
attendent, ils nous guettent eux-mêmes. Et même ils s’arrangent pour qu’il y ait encore de
notre faute. Vous partez tous les matins de chez vous. Ça va bien. Vous traversez trente,
quarante fois par jour le boulevard Saint-Germain, pour aller à Danton.
Prendre une leçon d’audace. Il n’y a jamais rien. Tout votre organisme est déjà dressé,
fait, inconsciemment tendu, sans fatigue, au moins apparente, au moins consciente, habitué
à faire que les autos défilent devant vous et non pas dessus vous. C’est pourtant par un
jour pareil, commencé de même, commencé le même, et qui
vous aura paru
identique, c’est par un jour pareil que vous vous réveillerez dans les jambes de quelque
cinquante/quatre-vingt-dix et que vous serez bu par quelque Michelin.
Et ce qu’il y a de plus fort c’est que le chauffeur vous démontrera clair comme le jour
qu’il allait son chemin et que c’est vous qui vous êtes mis si je puis dire dans ses
moyeux. Gratuitement. Et ce qu’il y a de plus fort c’est qu’il aura raison. C’est que ce
sera vrai. Qu’y avait-il donc ce jour-là qu’il n’y avait pas eu les autres jours. Ainsi,
haud secus ac, totalement ainsi, non autrement du péché. Un matin
comme tous les matins vous partez de chez vous. Du même pied. La journée sera donc comme
toutes les journées. Dure et pure. Mauvaise, mais pure. Un matin comme tous les matins
vous partez de votre (pure) maison. Un matin comme tous les matins vous parlez innocent.
Le cœur pur. Et quand vous rentrez le soir dans votre maison. Inconscient, innocent vous
vous ramassez le soir, dans la journée vous vous ramassez ayant offensé, ayant blessé,
ayant altéré une amitié qui vous était chère, une amitié ancienne. Une amitié entre
toutes. Vous vous ramassez, vous vous recevez par terre. Vous avez fait
une cassure. Une fêlure dans le cristal. Une lézarde, une crevasse, dans le mur. Une
fissure dans la pierre et dans le ciment. L’homme baigne dans l’accident et dans le péché.
Qu’y avait-il ce jour qu’il n’y avait pas eu les autres jours. Et ce qu’il y a de plus
fort c’est que votre ami vous ferait voir, qu’il vous (dé)montrerait clair comme le jour,
(mais il ne le fera point, puisqu’il est votre ami), (c’est surtout ce jour-là qu’il s’en
gardera, de le faire, puisque vous êtes malheureux, puisque vous avez tort, et de rien
ajouter ; de rien faire qui puisse
aggraver un malheur, un accident
irréparable), (que tout le monde sent, que l’un et l’autre vous sentez irréparable), (de
rien faire qui puisse accroître), à défaut de votre ami un témoin, le célèbre témoin
impartial, témoignerait, (le célèbre témoin historique), un juge, le juge jugerait que
c’est vous qui avez tort, que cette amitié allait son droit chemin, et que c’est vous, on
ne sait par quelle aberration soudaine, par un coup de tête, par quelle sourde remontée
d’instinct, qui vous êtes mis en travers, qui vous êtes comme un étourdi jeté à la
traverse. Mais comme un étourdi préparé de longue main. C’est vous qui vous êtes fait
écraser. Et ce qu’il y a de plus fort c’est qu’ils ont raison. C’est que c’est vrai. Et
vous savez bien qu’il y aura toujours dans le cristal un fil, qui sera le fil de cette
fêlure. Et que dans la pierre et que dans le mur il y aura toujours un crépi, que l’on
aura refait, qui recouvrira cette fissure et cette crevasse. Votre ami aussi le sait,
ensemble avec vous, puisqu’il est votre ami. Et puisqu’il est la victime. Tout le monde le
sait. Votre ami sait (aussi) que vous le savez. Il sait que vous savez qu’il le sait. Vous
savez qu’il le sait ; et qu’il sait que vous le savez. Vous êtes, c’est pour cela que
désormais le même regard n’habitera plus vos yeux. Vous êtes comme deux bêtes blessées,
qui savent, qui ne regardent plus de même. Et une tendresse inconnue, inquiète, vous
vient, une liaison nouvelle, si inquiète, une compromission, une complicité, d’avoir été
victimes ensemble. D’avoir souffert ensemble. De la même blessure. L’un par l’autre.
D’avoir été pris dans le même piège. Dans le piège éternel. Alors on n’est plus brave. On
est comme deux prisonniers de guerre, qui eussent capitulé ensemble,
qui
eussent été pris le même jour et qui ensemble eussent subi cette commune humiliation, qui
la tête basse reviendraient ensemble des pontons anglais ou des casemates allemandes,
ayant beaucoup souffert, sachant ce que les autres ne savent pas, qui ensemble
rentreraient dans le commun pays. Ou est comme deux prisonniers qui se fussent un peu
déshonorés ensemble. Ainsi nous sommes devenus compagnons de chaîne. C’est l’état
d’humiliation, c’est l’état chrétien même, c’est proprement l’état de péché. Qui sait dans
cet état, dans cet accident de cet état, qui est le plus coupable, celui qui pèche, ou si
ce ne serait pas celui contre qui on pèche,
uter gravius peccet, qui
peccet, an qui peccatum patiatur ; (scilicet is adversus quem, contra quem
peccetur)
; qui des deux est le plus victime, le plus malheureux, le plus
offensé. Tel est l’état de péché. C’est un état qui dépasse de
beaucoup, qui dépasse infiniment le péché même, peccatum, qui le déborde
de toutes parts. Qui est même autre, au fond, infiniment autre, on peut le dire, qui est
tout autre chose. Il est certain que dans une prière que vous ignorez, Halévy, quand nous
disons
Ora pro nobis peccatoribus
nous donnons à ce mot
peccatoribus, ou plutôt ce n’est pas nous qui le lui donnons, ce mot
pécheurs a un tout autre sens, infiniment plus profond, infiniment
plus grave, et plus constitutionnel pour ainsi dire que le mot peccatum,
techniquement un péché ; que l’idée, que le fait, que le concept d’un
péché. Ce n’est pas du tout la même chose. C’est tout autre. Ce n’est pas du tout ce sens
intellectuel, historique, découpé. Ici c’est l’état même et la condition de l’homme, la
bassesse et la misère, l’infirmité. Et il est extrêmement remarquable, Halévy,
puisque nous parlons d’offenses, que dans une prière que vous connaissez, ce dont nous
demandons la rémission, et que dans le français nous nommons nos
offenses, dans le ◀latin▶ ce ne sont pas proprement nos péchés, peccata
nostra, mais exactement ce sont nos dettes, debita nostra.
§ 84. — Ne peuvent pas mener une vie chrétienne, c’est-à-dire ne peuvent pas être chrétiens ceux qui sont assurés du pain quotidien. Je veux dire temporellement assurés. Et ce sont les rentiers, les fonctionnaires, les moines.
Peuvent seuls mener une vie chrétienne, c’est-à-dire peuvent seuls être chrétiens : ceux qui ne sont pas assurés du pain quotidien. Je veux dire temporellement assurés. Et ce sont les joueurs (petits et gros), les aventuriers ; les pauvres et les misérables ; les industriels ; les commerçants ; (petits et gros) ; les hommes mariés, les pères de famille, ces grands aventuriers du monde moderne.
Cinquante ans est un âge moins terrible. On nous le dit de toutes parts et je crois que ce n’est pas seulement pour nous rassurer. Quarante ans est le commencement du devers, le commencement de l’autre versant. Quand je vois la solidité assise d’un Millerand, ce buste carré, ces épaules carrées, ce front carré, cette volonté carrée, ce jugement carré, assis comme une lourde table de chêne, cette énergie presque rude et presque comme sommaire, ces yeux plantés, sous une énorme arcade, sous cette broussaille de poils gris, ce regard bleu, gros, plein de force, je me laisse aller à croire, je crois volontiers que ce n’est qu’un temps, qu’il y a une deuxième jeunesse. Et quand je vois notre grand Laurens, le plus jeune de nous tous, je me laisse aller à compter que peut-être il peut être donné à un homme de conduire son œuvre peut-être pour ainsi dire presque jusqu’à son plein achèvement.
Un matin comme tous les matins vous partez innocent de votre innocente maison. Dans la journée vous ne faites rien. Rien de plus. Rien d’autre. Et le soir c’est fait. Un irréparable a été commis. C’est fini. Tout s’est fait sans vous. Le péché connaît très bien son affaire. Il s’est commis sous votre nom, sous votre responsabilité réelle, sans rien vous demander. Vous êtes inopiné.
Nous savons ce que c’est que d’avoir du regret, du remords, du souvenir, de la honte ; du repentir, de la pénitence ; de la contrition sans avoir failli et sans rien avoir à se reprocher ; du péché sans avoir péché ; et que ce sont les plus profonds et les plus ineffaçables.
Des autres mesures, des autres courages, des autres mémoires vous me permettrez, Halévy, de ne point rompre ce sceau et de ne point parler publiquement. Depuis que je vous connais je vous connais dans des épreuves sans nombre, dans des épreuves de toutes sortes. Depuis que vous me connaissez vous me connaissez battu des vents, comme vous, sinon des mêmes, battu d’épreuves, comme vous, souvent des mêmes, assailli de misères de toutes sortes. Vous aviez certainement (beaucoup) plus d’épreuves que je ne vous en connaissais, vous étiez constamment dans beaucoup plus d’épreuves que je ne le soupçonnais. C’est toujours ainsi. Et moi permettez-moi de vous le dire, moi aussi j’en ai eu plus que pour mon grade, j’en ai, au moment même où ce débat imprévu éclatait, j’en ai dont vous n’avez même, dont vous ne pouvez avoir aucune idée, aucune image, aucune représentation. J’en ai que vous ne soupçonnez pas. Allons-nous misérablement quereller qui de nous deux subit les plus dures épreuves. Je vous accorderais, hélas, immédiatement, que vous avez été infiniment plus éprouvé que moi. Je vous accorderais malheureusement tout. De telles épreuves, vous le savez, ne se mesurent point par des mesures temporelles. Vous les supportez d’un cœur stoïcien, que j’admire, que j’aime. Je les supporte, autant que je le puis, vous le savez, mieux que personne vous le savez, tant mal que bien, tant bien que mal, plutôt mal que bien, certainement plus mal que vous, peut-être beaucoup plus mal autant que je le puis je les supporte d’un cœur chrétien. Allons-nous quereller qui de nous deux supporte le plus courageusement les épreuves. Je suis si mécontent de moi que je vous accorderai tout. Ces mesures, ces grandeurs, vous le savez, ces épreuves, ces résistances ne se mesurent, ne se pèsent point par des balances temporelles. J’ai souvent admiré votre courage dans l’épreuve. Je n’y ai jamais admiré le mien. Voilà tout ce que je puis publiquement vous en dire. Et c’est déjà peut-être trop.
Je compte, Halévy, que vous ne réglerez point ces débats par les méthodes kantiennes, par
la philosophie kantienne, par la morale kantienne. Le kantisme a les mains
pures, mais il n’a pas de mains. Et nous nos mains calleuses, nos
mains noueuses, nos mains pécheresses nous avons quelquefois les mains pleines.
—
Agis, dit Fouillée, comme si tu étais
législateur en même temps que sujet dans la république des volontés libres et
raisonnables.
C’était une fois un fonctionnaire qui a eu du génie, du
plus grand. Mais il était fonctionnaire, une fois fonctionnaire ; il était célibataire,
deux fois fonctionnaire ; il était professeur, trois fois fonctionnaire ; il était
professeur de philosophie, quatre fois fonctionnaire ; il était fonctionnaire prussien,
cinq et septante fois fonctionnaire. Il n’a pu avoir qu’un (très grand) génie de
fonctionnaire. (Et de célibataire). Hélas législateur en même temps que
sujet. Hélas la république des volontés libres et raisonnables.
—
Agis de telle sorte, continue Fouillée, agis
de telle sorte que la raison de ton action puisse être érigée en une loi
universelle.
Agis de telle sorte que l’action de Fouillée puisse être
érigée en une loi universelle. Et même l’action de
Kant. Alors, pour
commencer, il n’y aurait plus d’enfants. Ça ferait un beau commencement. Tout devient si
simple, dès qu’il n’y a plus d’enfants. Sich zur allgemeinen Gesetzgebung
schicken. Hélas combien de nos actions pourront être érigées en une loi
universelle. Et combien de raison de nos actions. Zur allgemeinen
Gesetzgebung. Et cela ne nous est-il pas tellement égal. Cela ne nous est-il pas
tellement étranger. N’avons-nous point d’autres inquiétudes, d’infiniment autres
profondeurs. D’infiniment autres soucis. D’infiniment autres détresses. Combien de nos
actions ne pourraient point être érigées, geschickt, en loi universelle,
pour qui cet envoi ne présente même aucun sens ; et ce sont celles à qui
nous tenons le plus, les seules à qui nous tenions sans doute ; actions de tremblement,
actions de fièvre et de frémissement, nullement kantiennes, actions d’une mortelle
inquiétude ; nos seules bonnes actions peut-être ; nullement planes, nullement quiètes,
nullement calmes, nullement horizontales ; nullement législatives ; nullement tranquilles,
sûres de soi ; nullement dans la sécurité ; nullement sans remords, nullement sans
regrets ; des actions sans cesse combattues, sans cesse intérieurement rongées, nos seules
bonnes actions, les moins mauvaises enfin, les seules qui compteront peut-être pour notre
salut. Nos pauvres bonnes actions. Les seules, et ce sera si petit, que nous pourrons
présenter dans le creux de la main.
Also kann ein vernünftiges Wesen
sich seine subjectiv-praktischen Principien, d. i. Maximen, entweder gar nicht
zugleich als allgemeine Gesetze denken, oder es muss annehmen, dass die blosse Form
derselben, nach der jene sich zur allgemeinen Gesetzgebung schicken,
sie für sich allein
zum praktischen Gesetze mache.
Elle est loin,
l’allgemeine Gesetzgebung.
Il faut, Halévy, que nous soyons bien ensemble. Votre intérêt vous y pousserait, si vous étiez sensible à l’intérêt. Vous savez que je vais devenir très puissant. C’est entendu. C’est une affaire entendue avec Benda. Et tout ce qui est entendu avec Benda arrive toujours. Je vais enfin organiser mon parti. Depuis le temps que l’on me le demande. Ça ne sera plus seulement cet odieux parti péguyste que le parti intellectuel avait feint, avait fondé il y a quelque dix ans pour me dispenser de le fonder, (la seule fondation qu’il ait jamais faite), pour m’embêter, pour me le jeter dans les jambes. (Ça n’avait pas pris, d’ailleurs ; sont-ils capables seulement de lancer un nom, un surnom ; cognomen, un sobriquet ; nous nous leur avons bien imposé ce nom de parti intellectuel, qu’ils portent avec un orgueil mélangé (d’amertume). Ce sera (proprement) le pai’ti Péguy (même). Ou plutôt les partis Péguy. Car il y en aura deux, un seul ne suffit pas à ma grandeur.
Du premier des deux, Halévy, vous ne serez peut-être pas facilement. Rassurez-vous, c’est le petit. Mais M. Sorel en est depuis dix ans et plus et moi depuis toujours et nous nous en trouvons fort bien. M. Benda fait quelquefois semblant de n’en être point. Il va, il voyage jusqu’à Versailles pour n’en être point. Mais il se cache à Paris pour en être. C’est, ce sera le parti des gens qui ne quittent pas Paris pendant les mois d’été. Ce sera un peu long à mettre dans nos programmes. Mais les grands partis à présent ne se désignent plus que par leurs initiales. L. P. D. G. Q. N. Q. P. P. P. L. M. D. E. Un rêve. C’est un peu moins court que le S. F. I. O. Mais aussi ce sera plus puissant. Daviot même ne pourra pas en être. À cause des Sables d’Olonne. Paris n’appartient pas seulement à ceux qui se lèvent matin. (Et qui ainsi préparent, avant qu’on soit levé, la campagne, la bataille, la victoire de la journée, la journée même, comme on disait : la journée a été bonne, la journée a été mauvaise ; la journée a été gagnée, la journée a été perdue ; heureux temps où les batailles étaient des journées), à ceux qui montent la journée devant soleil levé. Cela c’est le vieux jeu, toujours bon, le premier jeu, l’ancien jeu, le (vieux) Balzac. (Toujours jeune). Voici le perfectionnement, le deuxième degré, le deuxième jeu. Paris appartient à ceux qui pendant les mois d’été préparent la campagne d’hiver.
§ 85. — Paris n’appartient à personne.
C’est sur le deuxième parti que je compte. C’est le grand parti. De ce deuxième parti
vous serez, non
plus seulement vous, Halévy, mais vous aussi, non point tout
à fait aujourd’hui, j’y consens, mais de ce deuxième parti quelque jour vous aussi vous
serez, ami lointain, cher entre tous, par l’amitié même, et comme en outre par
l’éloignement ; vous en serez, homme jeune, plein de sang ; qui naguère maréchal-des-logis
d’artillerie coloniale vous enivriez de la vitesse et de la force des batteries à cheval ;
qui avez un sabre, et c’est pour vous en servir ; qui dans une maison
glorieuse, (dans le siècle), de tant de gloire avez réintroduit l’antique gloire
militaire ; et aussi l’antique gloire navale, l’antique gloire coloniale ; qui dans une
maison glorieuse des travaux de la paix avez réintroduit la guerre et l’antique gloire
guerrière ; vous en serez, homme jeune, jeune de sang, homme au cœur pur ; qui dans une
maison laïque avez réintroduit la gloire antique, la première gloire, la gloire de la
guerre ; grand enfant, grand ami, homme au grand cœur ; vous qui fondez des camps et qui
fondez des villes ; artilleur ; colonial ; vous qui réveillant votre vieux sang breton, et
votre vieux sang méditerranéen, et votre vieux sang de patience hollandaise nous restituez
la vaillance antique aux héroïsmes des guerres mauritaniennes ; vous en serez ; ◀Latin▶,
Romain, Français vous qui de tous ces sangs nous faites un sang français et un héroïsme à
la française ; Romain héritier des guerres numidiennes ; Français héritier des guerres
jugurthiniennes ; artilleur héritier des antiques artilleries ; des balistiques romaines ;
cavalier héritier des cavaleries antiques, des antiques Numides ; artilleur héritier des
frondeurs baléares ; colonial héritier des colonies romaines ; et des autres colonies
grecques ; fondateur
héritier des fondateurs ◀latins▶ ; sous-lieutenant d’artillerie coloniale hors cadre, à Moudjéria, Mauritanie, par
Saint-Louis, Afrique Occidentale
Française, Grec héritier des colonies grecques ; gardien de notre
culture, héritier, décuple héritier, héritier de toutes parts, vous qui savez ce que c’est
que de fonder une ville ; ce qui était le métier d’Alexandre et le métier de César, fonder
une ville où il n’y a rien ; grand ami ; qui avez voyagé comme Ulysse, et connu les mœurs
de beaucoup d’hommes ; homme de grand soleil, homme aux yeux frais, au cœur émerveillé ;
vous qui connaissez le désert, et l’oasis dans le désert ; et ce que c’est qu’un pays où
il n’y a personne ; et ce que c’est qu’un pays où il n’y a rien ; et je ne peux plus
revoir sans penser à vous cette esplanade des Invalides, d’heureuse mémoire, et le dôme ;
et j’irai revoir la cour intérieure, la cour carrée, ce cloître militaire, si sévère et si
juste ; aux arcades alignées, si régulièrement austères ; officier à la Courier, cet autre
artilleur, qui dans votre cantine emportez du français ; car votre bibliothèque de
campagne ne comprend que les Pensées de Pascal, les Sermons de Bossuet, le Règlement d’artillerie de montagne, la
table des logarithmes de Dupuy, et un exemplaire de Servitude et Grandeur militaires auquel vous tenez, parce qu’il
composait l’unique bagage littéraire du sous-lieutenant de cavalerie Violet, mort à
l’ennemi ; qui sut si bien mourir à Ksar Teurchane en Adrar, l’an
dernier ; il était je pense votre ami, l’un de vous, l’un de vos camarades, braves comme
vous êtes tant, et vous étiez dignes l’un de l’autre ; et cinq autres petits livres que je
n’ai pas le droit de nommer ; vous en serez de mon grand parti ami aux yeux clairs, au
parler militaire,
plus près du cœur encore et plus près de la pensée par cet
éloignement constant, par cet éloignement qui recommence tous les deux ou trois ans ;
gardé (intact) par cet éloignement même, par cette occlusion, par cette réclusion à
distance, par cette réclusion libre ; qui dans un court séjour à Paris, un an, deux ans,
passés comme un jour, demeuriez comme un roi, vous et vos canons, sous-officier demeuriez
comme un roi dans notre grand palais de l’École Militaire, à deux pas de nos grandes
Invalides ; et quand vous alliez à la manœuvre, par les clairs matins de Paris, levés bien
de bonne heure pour des Parisiens, et quand vous en reveniez, à l’heure où nous autres
civils ne sommes pas encore descendus du train, quand il y a un train, vos canons de 75,
nos grêles canons modernes, si pertinents, un peu trop lourds toutefois pour vos batteries
à cheval, pour vos batteries de cavalerie, pour vos batteries volantes, et comme nous le
disons familièrement entre nous pour les
volantes, vos canons de 75, si grêles, (d’aspect), réellement si solides
et si incassables, défilaient respectueusement devant les canons
monstrueux ; tous les matins, avant la soupe, dans la fraîcheur de l’aube, ces
petits jeunes gens de canons modernes, ces gringalets de canons modernes au corps
d’insecte, aux roues comme des pattes d’araignée, serrés à la taille, défilaient sous la
gueule des canons monstrueux ; nos gringalets, nos freluquets ; et ces vieux anciens les canons monstrueux à ta porte accroupis, assis sur leur derrière, en
rang de canons, alignés encore tout au long du beau terre-plein, derrière le fossé, comme
pour une parade éternelle, avaient l’air de commander le défilé. Ils passaient
l’inspection.
Ces vieux canons invalides, non blessés toutefois généralement,
ces invalides de canons, tout neufs, (d’aspect), tout reluisants, tout astiqués. Les
canons qui avaient du ventre, qui osaient avoir du ventre. Sinon peut-être les canons de
Fontenoy et de Denain et de Malplaquet du moins les canons et les mortiers de Vauban, des
places et des camps, (au camp sous Maëstricht), (des obusiers
peut-être), le parc d’une artillerie ancien régime, les canons du roi, l’artillerie du
roi, le maître de l’artillerie,
bellum enim regum ultima
ratio
; les vieux canons de bronze, beaux comme des cloches, pansus et
rebondis comme des cloches, dorés comme des cuivres et des airains qu’ils étaient ; dorés
comme des vieux soleils un peu ombrés ; bronzes à la voix puissante, à la voix musicale ;
à la voix retentissante, à la voix redondante ; à la voix grave ; et dont les flots de
voix coulaient sur les plaines et sur les ravins, sur l’escarpe et dans le fossé comme des
inondations ; monstres à la voix puissante ; qui dans les batailles sonniez comme des
cloches ; comme d’énormes cloches ; monstres qui retentissiez comme le bourdon de
Notre-Dame. Tous les matins dans l’aube naissante ou née ou à naître vous regardiez passer
ces conscrits ; nos canons mathématiques, nos canons précis, nos canons à la voix grêle,
nos canons à la voix aigrelette ; fins et maigres comme tous les adolescents ; élancés ;
ces insectes gris bleu ; ces grandes sauterelles bleu gris ; ces durs aciers modernes ;
ces jantes grêles ; ces aciers gris bleu ; ces grandes pattes d’araignées ; ces grandes
pattes de faucheuses ; dans le fin brouillard bleu qui montait de la Seine vous regardiez
passer ces tubes gris de fer. Ces corselets. Et vous ne grondiez pas trop, vous ne
paraissiez point trop mécontents de ces canons respubliquains.
Un fin brouillard bleu de fleuve, une buée seulement monte des rives de Seine, gagne la
vallée, occupe l’Esplanade. Et la vieille artillerie regardait passer la jeune,
l’artillerie royale regardait passer notre artillerie de la troisième République. Les
Français, mon ami, ont repoussé deux grandes fois les barbares. Vous vous en souvenez
certainement. Une première fois, habilement dissimulés sous le nom de Grecs, ils
repoussèrent, ils refoulèrent l’Orient perse, la barbarie perse, la barbarie persane, la
barbarie orientale dans un petit chemin de montagne qui se nommait les
Portes-Chaudes ; ce devait être quelque station thermale ; et dans une sorte de
plaine en pente qui se nommait la plaine de Marathon, où il y avait un
coureur ; et par leurs vaisseaux auprès d’une petite île grande comme un mouchoir de
poche, peu conséquente, qui se nomme l’île de Salamine, et pourtant
cette île sera célèbre et célébrée entre toutes les îles. La deuxième fois, revêtus du nom
de Romains, ils arrêtèrent, ils repoussèrent, ils refoulèrent l’Orient punique, le même
Orient, la même invasion orientale, qui pour mieux nous tourner s’était faite méridionale,
le même Orient qui pour mieux nous tourner s’était fait le Midi. Et ils allèrent le
chercher jusque chez lui. C’est cet antique repoussement, mon ami, antiquam
illam repulsam, c’est ce refoulement, cette refoulée, cette repoussée, (et c’est
cette reculée), notamment la deuxième, reprise par les mêmes Français aux environs de
1830, que vous continuez, que vous ramassez, que vous acheminez, que vous poursuivez aux
héroïsmes des guerres mauritaniennes. Grec, héritier
de la sagesse antique.
Soldat qui dans le défaut de nos professeurs maintenez, défendez la culture. Français
héritier de la culture antique et de la même culture française. ◀Latin▶, Romain héritier de
la paix romaine, héritier de toutes parts, héritier de toutes mains, Romain héritier de la
force romaine, Romain héritier de la loi romaine, Romain héritier du droit romain ; jus atque lex, le droit et la loi, l’administration, le droit romain, la
loi romaine ; la province romaine ; Pacificateur, Édificateur, Organisateur ;
Codificateur, Justificateur ; héritier des courbes nautiques et des circumnavigations, dur
héritier des souples périples, Pacificateur, qui faites la paix à coups de sabre, la seule
qui tienne, la seule qui dure, la seule enfin qui soit digne ; la seule au fond qui soit
loyale et d’un métal avéré ; vous qui savez ce que, c’est qu’une paix imposée, et
d’imposer une paix, et le règne de la paix ; vous qui maintenez la paix
par la force ; vous qui imposez la paix par la guerre ;
bello pacem
qui imposuisti
; et qui savez que nulle paix n’est solide, n’est digne
qu’imposée ; que gardée par la guerre ; l’arme au pied ; vous qui faites la paix par les
armes, imposée, maintenue par la force des armes. ◀Latin, Romain, Français héritier de la
voie romaine, castramétateur, vous qui savez ce que c’est que de frayer une route et
d’asseoir un camp. De bâtir une route et de bâtir un
camp. Vous qui savez ce que c’est que le désert, et une route à dos de chameau. Vous qui
seul de nous avez entendu le silence. Dans des solitudes de trois et de quatre mois. Et
qui ainsi avez gardé la pureté de votre âme. Vous qui avez encore votre première âme. Vous
qui au besoin maintiendriez la culture par la force. Et au besoin, comme il faut, par la
force
des armes. Vous qui seul aujourd’hui savez, seul dans ces temps
modernes, ce que c’est que le silence enfin et d’écouter, de longs mois, le silence. Vous
qui savez ce que c’est que la solitude de l’âme et qui seul de nous en avez mesuré, en
avez pu mesurer la profondeur ; vous qui seul de nous avez pu méditer dans des solitudes
réelles, dans des créations solitaires ; vous qui contemplez des peuples enfants, des
créations premières ; des natures premières ; nullement émoussées, nullement fatiguées ;
vous qui avez entendu le silence de l’âme et qui ainsi avez gardé votre âme première ;
nullement émoussée, nullement fatiguée ; Grec, fils de Grec, Breton, grand Français pour
qui l’Iliade est vraiment un récit de guerres comme il y en a, et
l’Odyssée un récit de voyages comme il y en a ; Français qui selon le
rite antique, selon le rite grec, (hébraïque), (français) êtes nommé de votre père, et
prénommé de votre grand-père ; vous par qui la culture et les lettres françaises figurent
temporellement et aux confins géographiques et aux confins des héroïsmes militaires ; vous
qui faites les seules inscriptions historiques dont nous sommes sûrs
qu’elles se font en ce moment ; vous m’écriviez récemment, (mais il faut près de cinq
semaines pour que ça vienne), (ici, de là-bas), homme au regard pur ; et au moins vous ne
m’en voudrez pas, vous, mon grand ami, de penser à vous dans ces confessions. Vous êtes venu, vous, dans une des dernières contrées du monde, où l’on ait un peu
pensé à l’« histoire ». Vous êtes un exemple éclatant de ce que disait Barrès dans
son Adieu à Moréas, le 2 avril de cette année 1910, au
Cimetière du Père-Lachaise, que le romantique et le classique ne sont
point forcément, ne sont point toujours des étrangers
l’un à l’autre, mais
que le romantique peut, sous certaines conditions de culture, s’effectuer, s’achever, se
couronner en classique.
Vous ne me pardonnez pas seulement, mon ami, de vous citer du Barrès ; vous vous en
réjouissez dans votre cœur. La séparation, dit admirablement Halévy dans
ce si beau morceau d’histoire qu’est son apologie pour notre passé,
—
la séparation se fit en un instant
. À
l’intérieur de la bourgeoisie parisienne, — (de la bourgeoisie
parisienne, mon cher Halévy, tout notre débat est là), —
seule capable
de saisir promptement une affaire si nombreuse en ses détails, subtile en ses nuances,
chaque famille fut en peu de jours à son poste, sûre de ses manœuvres et retranchée
derrière ses portes closes
. Car Paris a ses familles comme
Florence eut les siennes, et ses maisons non couronnées de tours n’en abritent pas moins
des factions guerrières. Votre maison, mon enfant, était contre la maison de
Barrès. Violemment contre. Mais dix ans plus tard dans ce court séjour que vous fîtes à
Paris je sais combien vous l’aimez et admirez comme écrivain, combien vous aimez et
admirez son œuvre ; et pendant ce court séjour que vous fîtes vous avez éprouvé par un
acte, par le décernement d’un acte, combien il aimait votre livre. Je
crois, disait Barrès le 2 avril de cette année, dans cette sorte de cérémonie
antique païenne qu’il y eut,
Je crois que j’ai recueilli le testament
littéraire de Moréas. C’était il y a peu de jours, dans cette chambre où nous venons
pieusement de lever son corps. Il avait demandé qu’on nous laissât tout seuls, et la
garde elle-même s’éloigna. Nous avons causé de ce qui lui tenait le plus au cœur, de
littérature, et il m’a dit : « Il n’y a
pas de
classiques et de romantiques… C’est des bêtises… Je regrette de n’être pas mieux
portant pour t’expliquer… » Nous ne saurons jamais quels arguments se réservait de me
donner Moréas, mais je suis de son avis ; je crois qu’un sentiment dit romantique,
s’il est mené à un degré supérieur de culture, prend un caractère classique. J’ai vu
Moréas passer de l’une à l’autre esthétique, à mesure qu’il s’ennoblissait moralement,
et je me rends compte qu’il a trouvé ses perfectionnements d’art dans son cœur
assagi.
Vous entendrez parler souvent, mon ami, non point de cette esthétique nouvelle ; c’est plus qu’une esthétique nouvelle ; c’est simplement une reconnaissance poussée par un grand écrivain dans les profondeurs de l’esthétique éternelle. Sans aucun appareil dogmatique, sans aucun grossissement professoral vous avez reconnu là une de ces reconnaissances modestes profondes, une de ces propositions cardinales que l’on trouve dans un écrivain, et tout s’éclaire ; les débats s’éclairent ; soudain ; les difficultés tombent ; on les trouve, on trouve ces propositions, et on est tout saisi de les avoir trouvées. On les avait en dedans, depuis toujours, on les avait bien, on s’en servait, on vivait dessus, mais on ne se les était pas formulées. C’est une de ces quelques propositions cardinales autour de qui les positions tournent.
Ce bon ordre, continuait Barrès, cette économie souveraine qui règne dans ses poèmes, c’est la simplicité qu’il mettait dans sa vie si digne et si claire : son lyrisme concentré, c’est une mâle pudeur : ses raccourcis, son style énergique, ses belles inversions, c’est de la bravoure ; sa grâce fière, c’est la loyauté que nous aimions dans toutes ses mœurs.
Vous rencontrerez souvent, mon ami, cette proposition, cette distinction, cette reconnaissance. Vous pensez bien que je ne dis pas seulement que vous la retrouverez dans ma propre pensée, que vous voulez bien suivre ; vous la retrouverez dans la vôtre, vous serez tout surpris, tout saisi de la retrouver dans la vôtre. Vous le verrez, elle ne vous quittera plus. Que la différence, que la distance du classique au romantique est telle que par de la culture du romantique peut devenir du classique, s’acheminer, s’œuvrer, s’opérer en classique, culminer, s’achever, se couronner en classique. Vous la retrouverez partout dans la pensée commune. C’est une de ces propositions qui une fois posées, c’est une de ces découvertes qui une fois faites ne se perdent plus. On ne peut plus y revenir. Revenir sur elles, sur cet accroissement, sur cet acquêt. On ne peut plus les retirer. C’est une de ces quelques propositions simples, une de ces quelques découvertes simples que l’on peut nommer proprement des acquisitions. On ne peut plus s’en passer. Elles entrent dans la pensée commune, dans une sorte de trésor commun sur lequel tous nous veillons jalousement, dans cette perennis quaedam philosophia. Elles entrent, elles demeurent, sous la garde de tous, dans ce domaine commun de la pensée. Elles n’en sortent plus. Et on est tout surpris de les trouver à toutes les articulations. C’est une de ces propositions dont on ne peut pas se défaire.
Devenir classiques, messieurs, continuait Barrès, c’est décidément détester toute surcharge, c’est atteindre à une délicatesse d’âme qui rejetant les mensonges, si aimables qu’ils se fassent, ne peut goûter que le vrai : c’est, en un mot, devenir plus honnête.
Quand vous nous reviendrez, mon enfant, vous me demanderez cette petite brochure jaune où
l’on a publié cet adieu. Il m’est impossible de vous représenter
l’impression qu’elle nous fit ici. C’est une sorte de poème d’une pureté, d’une puissance
(d’évocation) sans doute inimitable. Et aussi d’une puissance de réalisation. Un très
court poème. Une sorte d’élixir de poème. Un poème en prose d’anthologie d’une pureté
parfaite, d’une fidélité, d’une piété, d’un classique, d’une rareté, d’une beauté
parfaite, et non pas seulement d’une ordonnance parfaitement harmonieuse, mais d’un ordre
même et d’une organisation, d’une régulation parfaite. Un chef d’œuvre, et une œuvre
parfaitement harmonieuse. En ces quelques pages une réussite unique. Il est dans les
carrières des jours fortunés. Je me le rappelle comme si ce fût d’hier soir. Je n’avais
point assisté à la cérémonie. Je n’étais point, vous le savez, un ami de Moréas. Les
hommes de ma génération, hélas, le connaissaient déjà peu. Je rentrais le soir. Dans le
coin de mon compartiment je commençais de lire le Temps. Quelque respect
que nous ayons pour le Temps, vous savez qu’une colonne de journal n’est
point toujours ce qui met le mieux en valeur un poème, un discours ; une oraison, un
adieu. On ne peut donc pas dire que j’étais surpris, disposé par la typographie, par
quelque charme de typographie. Mes yeux couraient. Je tombai sur ces funérailles, sur ce
discours. Les jours croissaient, on
était en avril. Instantanément tout
disparut. Et il n’y eut plus que cette pureté antique, ce poème antique, tout l’antique,
tout le païen, tout le tragique, toute l’harmonie évoquée, présente, dans peut-être pas
même une colonne de ce journal ; d’aujourd’hui ; mouillé des presses ; que l’on vient
d’acheter pour trois sous. Toute une élégie. Cœur de Français, écoutez encore cette
phrase :
J’ai vu Moréas marcher au côté de Verlaine. Mais déjà il se
mettait en mesure de rejoindre Ronsard, Villon et Rutebeuf.
Tout Homère
était là, et l’ensevelissement et les funérailles des héros, et la mort des héros, tout
Sophocle, et la mort des hommes mortels et les travaux et les jours.
Dans ces deux cents lignes, de prose, autant et plus qu’en un volume, autant et plus qu’en un livre, autant qu’en des vers, autant et plus qu’en un long poème.
Par quelle merveilleuse rencontre, mon enfant, c’est cela même que vous m’écrivez des
confins de Mauritanie. C’est cela, c’est cet écho qui nous revient de si loin. Mais un
écho si je puis dire lui-même originaire, un écho non parti, non lancé d’ici, un écho
autonome. Un écho sans voix originaire, sans voix initiale. Que dans une matière
romantique une pensée classique peut se mouvoir, vivre une vie classique, opérer une œuvre
classique. Par une sorte de nucléation, de polarisation organique. Vous m’écriviez naguère
et je recevais au commencement de cette semaine :
Il m’apparaît que
par exemple la mort de Violet (que je vous raconterai un jour) vaut celle de Baudin et
qu’elle remplit les conditions que vous assignez très justement à l’événement
particulièrement historique. — Voici une terrée qui est
parfaitement romantique et triplement romantique : par sa nature, son aspect
physique, par le caractère de ses habitants et par l’action que nous y exerçons
encore. Histoires de brigands, assassinats, combats épiques, pillages, sombres
intrigues, tout cela fleurit ici comme dans son terrain naturel.
Ainsi
c’est en pleine nature romantique, en pleine vie romantique, dans une terre romantique,
sous un climat romantique que vous poussez, que vous vivez, que vous concentrez, que vous
conduisez une pensée classique, que vous acheminez, que vous achevez, que vous couronnez
une pensée classique, une œuvre classique, cette œuvre classique qu’est une vie et une
pensée. C’est dans une matière romantique qu’une pensée classique vient et s’effectue,
qu’une œuvre s’opère.
Et tout conspire à cette impression. Les aspects
du pays, qui ne sont guère « jolis », ont cependant une beauté qui leur vient d’un
tragique puissant, une beauté sans grâce, mais bizarre et monstrueuse comme un décor
du second Faust. Des plaines sans eau de l’Agan, écrasées de soleil, du montueux
Tagant et de ses cirques de rochers noirs, des dunes sans fin de l’Aouker, du noir
Assaba, toute vie s’est retirée aujourd’hui et il reste un rude squelette minéral où
errent de pauvres tentes en poil de chameau et des troupeaux nomades. Les Maures de
ces contrées désolées sont parmi les plus rudes guerriers qui soient au monde. Ils
nous l’ont fait sentir plus d’une fois, et nous le feront encore sentir,
vraisemblablement. Cette noble et antique race qui se rattache à l’Orient mystique (il
y a ici des « Chiites » que les guerres du premier siècle de l’Islam avaient pourtant
rejetés et confinés en Perse sur les bords de l’Euphrate) et qui se ramifie vers
l’Est
jusqu’au-delà de Timbouctou (les Kounta du Tagant
s’échelonnent ainsi jusqu’au Nord de la boucle du Niger) présente un échantillon
d’humanité extrêmement évolué et où pourtant la simplicité des mœurs est restée
grande, où l’ardeur du sang primitif est restée vierge. Ces gens, d’esprit très
cultivé généralement, retors en politique, habiles dans la discussion, et qui, en
religion, vont jusqu’au mysticisme le plus ardent (Cheickh el Ghaswâni dévore en ce
moment un traité de mystique arabe sur la « prédestination » que lui a prêté le
Capitaine commandant le Cercle)
, (n’est-ce point admirable, mon enfant,
ce Capitaine français commandant le Cercle prêtant à Cheickh el Ghaswâni, qui le dévore,
un traité de mystique arabe sur la « prédestination ». La France est une grande puissance
musulmane, en Afrique. Quelle grande puissance elle serait, absolument, si elle était dans
le monde, subsidiairement, une certaine puissance chrétienne. Mais
voilà, que ferait-on au Capitaine commandant un Cercle qui prêterait aux peuples la Consolation internelle. Cela ne l’aiderait peut-être pas à passer chef
de bataillon.)
ces gens, tout en même temps, sont des gueux, vivent de
guerres et de rapines, sont fiers comme des mendiants, ardents à l’action, braves et
rusés. Jeunesse de cœur et vieillesse d’esprit, voilà la caractéristique
générale
.
C’est dans ce rude pays que nous avons essayé de nous installer par
la force de nos armes, et c’est un des derniers où l’on fasse encore œuvre de
soldat
, (nous venons justement d’en découvrir un autre, mon ami, un
nouveau, un deuxième, et il était temps ; il était situé originairement entre Versailles
et notre Lozère,
au cœur de notre Hurepoix. Mais très rapidement il a gagné.
Il s’est étendu un peu partout. Aujourd’hui il est situé un peu partout, pourvu qu’on prenne la précaution de s’élever d’abord d’au moins quelques mètres
au-dessus de terre, c’est le pays de l’Aéroplanie, ce nouveau territoire
(si je puis dire) militaire)
où l’on vive militairement. Enfin, c’est
une terre héroïque, pleine pour nous de nobles souvenirs, encore d’hier, toute chaude
encore du sang français. Combien il est évident, et surabondamment prouvé, que la
France
, (ici, mon ami, permettez-moi d’achever votre phrase), que la
France, même dans son âge moderne, ne laissera peut-être pas perdre cette gloire
guerrière, ne l’empêchera peut-être pas de devenir réalité
historique.
Vous m’écriviez encore :
Même ici, on a généralement peur de
l’Éternité. Pourtant moins qu’ailleurs.
Vous m’écriviez encore :
J’ai eu la chance, au début de mon séjour,
de mener la vie errante qui plaît à mes goûts et est adaptée au pays. Depuis deux
mois, je fais de la détention dans une Tériba (vous me répondrez si c’est bien
une Tériba) de 100 mètres carrés. Et pourtant la seule politique utile dans
ce pays-ci est celle qui se fait dans la brousse, avec, comme auxiliaires, quelques
bons mousquetons 92.
Vous qui connaissez la brousse et le bled, allons vous êtes bon. Vous en serez. Un jour vous serez mûr. Militaire je vous prends. Ernest Psichari, mon enfant, vous aussi vous serez de mon parti. C’est le grand parti. Ce n’est point encore ce grand parti des mécontemporains,
Dont Pesloüan fonda les premières assises.
C’est un parti plus proprement politique. Benda m’a bien opposé que nous serions mis, que ce parti serait amis en quarantaine ». Il fait toujours des objections. Il oppose tout le temps. J’ai résolu une fois pour toutes de ne point m’arrêter à des considérations de cette nature. Je vais fonder le grand parti des hommes de quarante ans. Quelqu’un récemment m’a reconduit durement dans la catégorie, m’a ramené vivement dans la classe des hommes de quarante ans. J’en profite. Le vieux politicien profite de tout. Je fonde le parti des hommes de quarante ans. Le premier point de notre programme, et qui restera certainement le meilleur, sera que nous n’aurons plus jamais des matins triomphants.
Je fonde le parti des hommes de quarante ans. Vous en serez, Halévy. On m’annonce de toutes parts des inscriptions.
Je suis, je reste votre dévoué