(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Sabran et le chevalier de Boufflers »
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(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Sabran et le chevalier de Boufflers »

Madame de Sabran et le chevalier de Boufflers

Correspondance inédite de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers.

I

Cette publication était inattendue, mais la surprise qu’elle fit fut délicieuse. À l’exception presque unique des Lettres de Proud’hon, toujours en voie de publication et qui ont encore plus une valeur d’idées que ce qu’on entend par une valeur épistolaire, nous étions depuis quelques années accoutumés à un tel fretin, en fait de correspondances, que la sensation donnée par celle-ci fut une sensation véritablement transformée. Rappelez-vous, par exemple, les lettres insignifiantes de la comtesse d’Albany, bien placée pour en écrire de très intéressantes si elle n’eût pas été une sotte, puisqu’elle avait été la femme du dernier des Stuarts, le Prétendant, et qu’elle devint celle d’Alfieri. Rappelez-vous les quelques pauvres billets de Madame de Staël et de Madame Récamier, — lesquels n’étaient dignes ni de l’une ni de l’autre. J’ai toujours cru que Madame de Staël était trop passionnée et trop entraînée par la fureur de la conversation pour passer son temps à écrire des lettres. (En a-t-elle écrit, cependant, et la haute pruderie de sa famille n’oserait-elle les publier ?) Quant à Madame Récamier, elle avait de l’esprit comme la rose de Rivarol et de l’âme comme un ananas. Ces denrées écrivent peu. Rappelez-vous encore les Lettres à une inconnue, du triste Mérimée vieilli, devenu le croquemort de lui-même, et celles à la Princesse, de Sainte-Beuve (Trissotin à la princesse Uranie), et vous sentirez sur-le-champ la différence qui existe entre les lettres intimes de la comtesse de Sabran, écrites en toute vérité de sentiment et sans aucune préoccupation de la galerie, et toutes ces raclures de secrétaire et de chiffonnière que publient, après la mort des gens, des éditeurs intéressés ou badauds.

Ici, les éditeurs sont d’une autre espèce. C’est Elzéar de Sabran lui-même qui a désiré que les Lettres de sa mère fussent publiées, et les éditeurs se sont conformés à ce désir. Évidemment, un homme qui aurait eu une notion plus mâle de la famille n’aurait pas songé à publier ces lettres, qui ne sont pas adressées à son père, et il se serait souvenu davantage qu’il était Sabran, et non Boufflers… Mais ce ne sont pas là nos affaires… Le livre a paru, et c’est une chose charmante ! et, charme de plus ! douloureusement charmante ! C’est probablement la dernière goutte de ce breuvage aimé du xviiie  siècle, qui fut quelquefois un nectar : la Correspondance ; mais, allez ! il y a de quoi s’enivrer encore et nous pouvons faire rubis sur l’ongle avec cette goutte-là !

La correspondance est, en effet, le génie même du xviiie  siècle. Nul siècle n’en a davantage à son budget littéraire. Ni avant, ni après, nul siècle n’a écrit plus de lettres que le xviiie … Il en a fait orgie, comme de tant de choses. La lettre était une forme de la pensée qu’il adorait. Le roman du temps, le roman folie, le roman usurpateur de gloire, le roman qui empêchait les duchesses habillées de sortir et d’aller au bal, la Nouvelle Héloïse est en lettres, et le roman qui clôt le siècle, le monstrueux et infernal roman de Laclos, — les Liaisons dangereuses, — l’est aussi. Je ne parle pas de Clarisse, qui est un roman de l’esprit humain, à sa meilleure place, en Angleterre. Au xviie  siècle, vous n’avez, en France, que Madame de Sévigné. À elle seule, elle est, qu’on me passe le mot puisqu’il manque à la langue française ! toute l’épistolature de son temps. Il y eut plus tard Madame de Maintenon, — comme la raison après la fantaisie, comme la maturité après la jeunesse. L’une est le printemps épistolaire du xviiie  siècle ; l’autre en est l’automne. Ce n’est pas pour rien qu’elle portait des robes couleur feuille morte, cette automnale Madame de Maintenon ! Toutes deux purent suffire au besoin de Lettres de ce siècle aux grandeurs publiques, qui avait autre chose à faire que de se regarder dans l’âme, pour raconter ce qu’il y voyait, à la première personne, dans des épanchements ou des chuchotements particuliers. Le xviiie  siècle, tombé de cette hauteur, s’était pulvérisé en tombant. Il n’avait plus le ciment social qui unit et qui fond les hommes dans une préoccupation plus haute qu’eux, et ce fut alors d’eux qu’ils parlèrent. Les lettres, les correspondances, prirent l’importance de toutes les individualités déchaînées, de toutes les vanités, de tous les orgueils, de tous les amours, de tous les sentiments. Et comme les âmes, viriles par le fait seul de leur union dans une idée plus grande que chacune d’elles, s’étaient efféminées en se préférant à cette idée trop générale et devenue pour eux trop abstraite (la religion, par exemple, la patrie ou la royauté), hommes et femmes s’échappèrent et se ruèrent en correspondances, dans cette forme de lettres où le moi se roule comme le mulet dans l’herbe et peut se vautrer tout son saoul. Les femmes surtout, ces Narcisses de leurs sentiments, se mirèrent dans les lettres comme dans un miroir, mais les hommes eux-mêmes furent bientôt les Sardanapales de ce miroir. Les lettres furent peut-être, en ce moment, le meilleur de la littérature. On eut les lettres de Mademoiselle de Lespinasse, — celles de Madame Du Deffand, — celles de Mademoiselle Aïssé, — celles de Madame d’Épinay ; — on eut celles de Diderot à Mademoiselle Volland. Chose digne de remarque ! la forme de la lettre fut comme un joug jeté sur la pensée. Montesquieu fait les Lettres persanes (un pamphlet !) ; Madame de Graffigny les Lettres péruviennes (un roman !). Même l’histoire littéraire du xviiie  siècle prit cette forme de la lettre, le moule forcené du temps ; car cette histoire, c’est la Correspondance de Voltaire et la Correspondance de Grimm. Il n’y a pas d’autres histoires littéraires du xviiie  siècle. Après la Nouvelle Héloïse, d’autres romans affectèrent la forme épistolaire qui s’était imposée à Rousseau, laquais toujours, alors de Richardson… Quand Laclos finissait ses Liaisons dangereuses, cette pourriture sociale brassée et tripotée d’une main si puissante, Madame de Genlis écrivait, sous forme de lettres, son traité d’éducation, Adèle et Théodore, pour refaire des mœurs perdues, et Madame de Staël ce chef-d’œuvre de Delphine, où passe, idées et mœurs, toute la société du xviiie  siècle dans ce qu’elle avait de sain encore, dans ce qui avait échappé aux gangrènes décrites par Laclos.

C’est de ce reste de société qu’était précisément la comtesse de Sabran dont il va être question en ce chapitre. Ses lettres s’ajoutent aujourd’hui au torrent de lettres qui nous vient du xviiie  siècle, et, comme les autres lettres de ce magnifique roman de Delphine, c’est le dernier soupir, ardent et pur, que cette littérature épistolaire qui allait se taire ait poussé.

II

La comtesse de Sabran n’était Sabran que par mariage. Elle avait fait un de ces mariages de jeune fille à vieillard contre lesquels le moraliste Chamfort criait : « À la garde ! Allez chercher le commissaire ! On va faire un mauvais coup ici, ce soir ! » Elle n’était donc point de ce sang ardent des Sabran, qui avait bouillonné aux soupers capiteux de la Régence. Elle n’avait rien de cette fameuse et fière Bacchante de sa famille, qui disait au régent lui-même, son amant : que Dieu, ayant dépensé toute son argile à créer l’homme, prit de la boue et du crachat pour faire les princes et les laquais ! La comtesse de Sabran que voici n’était, eût dit le prince de Ligne, qui aimait ces échos, ni si Sabran, ni si sabrante. Regardez-la dans ce portrait de Madame Lebrun, gravé par Rajon, qui est à la tête du volume, et avant de l’avoir lu vous aurez déjà l’idée d’une femme qui ne ressemble aux femmes de son siècle ni par les passions, ni par les mœurs, ni par la beauté. Regardez-la bien ! elle n’est pas jolie comme on l’était au xviiie  siècle, où le beau, c’était le joli. Elle n’a ni le joli insolent, ni le joli intempérant, ni le joli extravagant de ce temps de plaisir et de renversement où les duchesses ressemblaient à des courtisanes et les courtisanes à des duchesses. Ravissante aurore de l’égalité ! Elle n’a point le nez à la Roxelane, qui plaisait tant aux goûts turcs des bons chrétiens d’alors, — un anachronisme ! Ses yeux ne sont pas grands, — et c’en était un autre ! — mais longs et comme mi-fermés avec une grâce pleine de morbidesse. Sa bouche n’est pas la sensuelle cerise des becquetages du temps. C’était une grande place pour le sourire, qui semble s’y étendre, même quand elle ne sourit pas. Ses cheveux n’ont ni boucles, ni étages compliqués, ni cannelures ; ils se dressent sur son front et font nimbe à son visage languissant et piquant à la fois… Sa robe seule est du xviiie  siècle. C’est le déshabillé zinzolin qui lui donne l’air d’une femme de Watteau sans bonheur ; car les femmes de Watteau sont heureuses… Elle ne le fut point, elle. Toutes les femmes l’étaient pourtant, à ce moment-là ! Ce fut leur règne. Non pas seulement le règne de Cotillon Ier ou de Cotillon II, comme disait le Roi de Prusse, mais le règne de tous les cotillons ! Elle ne fut point de ces jupes régnantes. Elle n’aima pas impudemment deux hommes comme Mademoiselle de Lespinasse, la femme qui aima le mieux d’un temps où chaque femme en aimait trente-six ! Elle n’en aima qu’un, avec une fidélité dévorante. Toute sa vie, à cette ravissante femme, ce fut un pastel qui brûlait…

Et de tous les hommes, de tous les mauvais sujets du xviiie  siècle, elle aima le plus exécrablement aimable ; car il en fut le plus léger ! Elle aima Boufflers, ce polisson de petit abbé à bénéfices de Boufflers, qui devint le chevalier de Boufflers, un chevalier de Malte comme ceux dont parle Guy Patin, « cadets de bonne maison qui voulaient bien ne rien savoir et ne rien valoir, mais qui voulaient tout avoir ». Il voulait, lui, avoir ses bénéfices, et il les garda tout en étant colonel de hussards ! un colonel qui porta son kolback comme il avait porté sa calotte. Il n’en eut plus que pour l’ennemi. Tout hussard qu’il fut, il avait parfois l’air d’un huron, dit la comtesse de Sabran elle-même, et le prince de Ligne, dans un portrait peut-être trop velouté, ajoute que souvent il « prenait l’air bête de La Fontaine et qu’il tournait ses pouces devant lui comme Arlequin ». Mais il ne tournait pas que les pouces, il tournait les têtes aussi, et il tourna celle de Madame de Sabran ! Elle aima ce fou gai, avec une folie sérieuse qui devint bientôt une folie triste. Elle l’aima comme Hermione aime Pyrrhus :

Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle ?…

Elle l’aima comme une femme aime un homme aimé des autres femmes ; car pour être aimé d’une, il faut être aimé de plusieurs ! Et il ne se contenta pas de lui être infidèle, même pour des laiderons, comme elle le lui reproche dans des vers sans orthographe mais non sans hiatus :

        Car la beauté et la laideur
        Ont les mêmes droits sur ton cœur,
Et tu prises aussi bien le chardon que la rose !

Et ce ne fut pas tout ! Il lui fut infidèle pour la plus laide de toutes les diablesses qu’il aima, pour cette grande et maigre coquine d’ambition ! L’aurait-on pu croire ? Boufflers, le chansonnier, l’auteur de la Reine de Golconde, de la Jeune fille et du Cheval, du Traité du cœur, Boufflers le léger, devint ambitieux et planta là sa pauvre comtesse amoureuse pour s’en aller au Sénégal gouverner des noirs (que même il administra fort bien le temps qu’il y fut), la laissant dans un Sénégal bien plus brûlant que le sien et non moins difficile à gouverner… le Sénégal de son cœur. Ce fut affreux, et, le dernier coup ! il se fit raisonnable. À toutes les déclarations d’amour et de désespoir de sa malheureuse maîtresse abandonnée, il répondit par : administration et gouvernement. Il lui parlait machine à dessaler l’eau pour les besoins de la colonie, et cela ne la dessala pas, cela ne la dégrisa pas de son amour ! Elle continua de l’adorer dans l’absence comme dans la présence, dans l’attente, dans les distractions inutiles, lui écrivant tous les soirs comme on fait sa prière, mettant, chaque soir, à la pile, une lettre de plus pour les futurs contingents du retour et qu’il ne lirait peut-être pas ! comme ces dévotes qui, à Rome, écrivent au bon Dieu des lettres qui, bien entendu, restent à la poste… Elle continua de l’aimer à travers le monde qu’elle voyait, ce terrible rival à plusieurs têtes. Bien plus, elle l’aima à travers ses enfants qu’elle aimait, et qui ne furent point pour lui des bourreaux comme ils le sont presque toujours des cœurs assez insensés pour aimer des mères. Elle l’aima sans illusion, les yeux ouverts, ces yeux qui ne se ferment que dans son portrait ; le jugeant, se jugeant, lui disant douloureusement sa vérité, mais ne pouvant s’empêcher de l’aimer comme une folle tranquille, — une de ces folles qui, précisément parce qu’elles sont tranquilles, ne guérissent jamais !

III

Et, en effet, le caractère de cet inguérissable amour de la comtesse de Sabran pour le chevalier de Boufflers exprimé dans ces Lettres, est, ne vous y trompez pas ! la fatalité. C’est la chose terrible et tragique qu’on appelle la fatalité, et qui n’est pas non plus une chose du xviiie  siècle ! Frivole et libertin, le xviiie  siècle peut avoir, malgré son libertinage et sa frivolité, quelques amours violents et vrais, — comme ceux de Mademoiselle de Lespinasse, par exemple, — mais l’effrayante et inexplicable fidélité qui apparaît comme la fatalité du cœur, n’était pas possible avec les âmes de cette époque corrompue. Madame de Sabran fait une exception. Pour mon compte, je ne connais point, dans tout le xviiie  siècle, un sentiment qui ressemble à l’amour de Madame de Sabran pour Boufflers, à cet amour malheureux qui, tout le temps de la durée de ses lettres et de sa vie, ne songe pas une seule fois à se reprendre à l’homme qui était véritablement pour elle le Destin… Les éditeurs de ces Lettres donnent à croire dans leur Notice que Madame de Sabran épousa le chevalier de Boufflers en émigration, mais cette fin de son triste roman ne dut rien changer à la nature d’un amour qui était la plaie immortelle d’un flanc qui saigne et qu’on lèche sans pouvoir la cicatriser, et que dis-je ? qu’on ne voudrait pas cicatriser ! Qu’était redevenu le chevalier de Boufflers, quand les événements l’eurent dépouillé de son caparaçon de gouverneur du Sénégal et qu’il eut été obligé de renoncer à ses ambitions politiques ? Sa légèreté première le reprit-elle pour faire souffrir à nouveau la femme que les grâces sorcières de son esprit avaient comme envoûtée ?… Le prince de Ligne, favorable aux légers et qui avait ses raisons pour cela, assure dans son portrait que Boufflers était au fond d’une grande bonté, — qu’il avait pitié jusque des méchants. Ce pauvre méchant ! disait-il, comme sainte Thérèse disait du Diable : Le malheureux ! Mais je sais combien les hommes bons, et même les meilleurs dans l’habitude ordinaire de la vie, en amour peuvent être atroces. Ils savent vous jeter par la fenêtre avec des procédés irréprochables. Cet aimable chevalier de Boufflers (il l’était même quand il la désolait) avait fait souffrir Madame de Sabran successivement par sa légèreté et par son sérieux. Les deux plis étaient faits, c’est-à-dire les deux blessures, le vase était imbibé… de larmes, et elle dut se débattre toute sa vie dans son sentiment pour cet homme aimé dont la grâce était la plus forte, comme dit Alceste de Célimène. C’est quelquefois l’homme qui est Célimène… « Je crois, parce que cela est absurde », disait saint Augustin. Elle l’aimait, elle, peut-être parce que c’était absurde de l’aimer. La fatalité est impénétrable. Si on la comprenait, elle ne serait plus la fatalité !

C’est là ce qui donne, selon moi, à ces lettres si simples, si peu surprenantes d’expression, si peu romanesques dans leur tour et dans leurs événements, passionnées infiniment dans leur profondeur mais de très peu de bouillonnement à la surface, quelque chose de si particulièrement attachant. Et de fait, on a vu des lettres d’amour de plus de flammes, de plus d’élancement de désir, de plus d’intensité et de torsion de désespoir, mais on n’en a pas vu de ce genre d’accent. L’âme de cette femme brûle sans flamber, elle se déchire sans faire de bruit, et tout ce que je connais de plus cruel, le sourire de la résignation, retrouvée toujours quand elle croit l’avoir perdue, revient bientôt planer au-dessus de toutes ses douleurs et de toutes ses agitations ! Elle éclaire et le voit tel qu’il est, cet homme bon du prince de Ligne, et elle en a peur, de cet homme si bon, et elle a raison d’en avoir peur, et ce n’est pas lui, mais c’est elle qu’elle frappe avec son flambeau ! « Ne va pas, — lui écrit-elle, — ne va pas me haïr, mon enfant, parce que je t’aime trop ! » Mot sublime ! C’était déjà une humilité de sentiment bien touchante et bien admirée que le mot de Juliette à Roméo : « Pardonne-moi de t’aimer, beau Montagu ! » mais le mot de Madame de Sabran est plus beau encore d’humilité divine et de tremblement… L’amour d’une pauvre petite femme qui aime dans l’obscurité a rencontré mieux que le génie du grand Shakespeare. Il y a bien des mots pareils en ces Lettres, des mots qui ne brillent pas et qui sont exquis (mais la perle ne brille pas non plus !). Ils y tombent de la plume d’une femme qui ne se doute même pas de leur beauté, tant elle est vraie, et spontanée, et naturelle, cette femme qui n’écrit que pour apaiser son âme, dans ce siècle faux et déclamatoire qui n’avait que l’hypocrisie de la nature dans ses déclamations et qui procédait déjà par avance à l’ampoulé de la Révolution Française !

Le naturel donc, le naturel dans un temps de rococo et de chinoiserie, dans un temps où Marivaux marivaudait et où Madame Necker écrivait que Diderot n’aurait pas été naturel s’il n’avait pas été exagéré. Le naturel ! ah ! que ce verre d’eau fraîche nous fait du bien en lisant ces lettres. Le naturel ! et dans la passion encore ! dans la passion qui casse presque toujours son instrument ou sa voix parce qu’elle joue ou chante trop fort ! Cette touche adorable sur les esprits et sur les cœurs, le naturel, Madame de Sabran l’avait. Elle l’eut dans la passion. Elle l’avait avant la passion. Elle était née naturelle, et la société à laquelle elle appartenait la développa dans ce sens. On ferait un livre bien piquant de l’influence de l’aristocratie sur le naturel ; car ce qui le gâte et ce qui le perds, c’est la prétention, et il n’y a de prétentions à rien dans un monde qui a droit à tout… Or, elle était de ce monde-là. Je me trompe pourtant quand je dis qu’elle n’eut de prétention à rien. Elle en eut une, et celle-là que je hais le plus ! Elle eut la prétention d’être littéraire. Mais ce fut peut-être par amour. Boufflers était un écrivain. La femme amoureuse est toujours un peu le caméléon de l’homme qu’elle aime. Elle se teint des rayons de son soleil. Boufflers était un chansonnier. Il tournait la chanson comme il tournait les têtes, — comme il tournait ses pouces, — et elle voulut aussi tourner la chanson, et il y en a deux, dans ses lettres, qui ne sont pas trop mal tournées ; mais, Dieu soit béni ! Boufflers ne put jamais lui apprendre à faire correctement un vers. Ce qui est plus grave, c’est qu’il voulut lui apprendre le latin, et qu’elle l’apprit, et qu’elle faillit ainsi devenir un bas-bleu, la tendre femme ! Seulement, elle ne put jamais parvenir à faire entrer sa jambe de femme comme il faut dans l’infâme chaussette du bas-bleuisme. Toujours, en voulant la mettre, elle la déchire, et c’est une lutte charmante dont le naturel sort vainqueur.

IV

La voilà, cette Correspondance ! toute d’amour pour ce que Madame de Sabran y a mis, et où les lettres de Boufflers mettent un Boufflers grave, — presque aussi grave que le bailli de Mirabeau, qui fut aussi un gouverneur de colonie, — un Boufflers enfin que Napoléon, qui le négligea sur sa réputation de faiseur de bouquets à Chloris, aurait pu très bien employer. Ce Boufflers me plaît moins que l’autre, et je chante comme l’autre :

Tous les goûts sont dans la nature,
Le meilleur est celui qu’on a !

Le seul intérêt profond de ces Lettres est donc Madame de Sabran. Les furets historiques, s’il en est, qu’ont alléchés ces dates : 1778-1788, seront dépaysés. Ils ne trouveront pas leur blaireau. Madame de Sabran vit tellement dans son amour qu’elle ne voit rien que son pauvre cœur, dans lequel toujours elle regarde. Il y a, en ce moment-là, une assemblée des Notables. La France craque de toutes parts. La Couronne chancelle. Elle s’en soucie bien ! Reviendra-t-il du Sénégal ? Ne reviendra-t-il pas ? Quand le verra-t-elle ?… Ses deux enfants, seuls, passent comme deux ombres de lumière rose sur la contemplation éternelle qui est le fond noir de sa vie. Le xviiie  siècle ne se doutait pas de la perle qui vivait ensevelie — car les perles vivent — sous la mer de fange et de chairs souillées qui allait devenir une mer de sang. Maintenant que nous avons la perle, notre siècle, à nous, en appréciera-t-il l’orient céleste ?… Je ne le crois point. C’est un temps trop athée à l’amour pour admirer cette dévote à l’amour d’un homme, et d’un homme qui ne méritait certes ! pas d’en inspirer un pareil.