(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XVII. Romans d’histoire, d’aventures et de voyages : Gebhart, Lemaître, Radiot, Élémir Bourges, Loti » pp. 201-217
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XVII. Romans d’histoire, d’aventures et de voyages : Gebhart, Lemaître, Radiot, Élémir Bourges, Loti » pp. 201-217

Chapitre XVII.
Romans d’histoire, d’aventures et de voyages :
Gebhart, Lemaître, Radiot, Élémir Bourges, Loti

I

La « Bibliothèque de romans historiques » comprend un nouveau volume : Autour d’une tiare (1075-1085), par M. Émile Gebhart. Car nous avons une bibliothèque de romans historiques. Les catalogues de M. Colin, libraire, attestent que, commencée il y a deux ou trois ans, elle compte déjà vingt-cinq volumes. D’aucuns furent des réimpressions : Salammbô, la Chronique du règne de Charles IX, Cinq-Mars. Certains, donnés inédits, manquaient tout de même un peu trop d’originalité comme ces Marguerites du temps passé, de Mme James Darmesteter, dont les pages les plus savoureuses avaient un parfum un peu vif de Brantôme : les musiciens, n’est-ce pas, madame, ne sont point seuls exposés aux fâcheuses réminiscences… D’autres écrivaines, Mesdames Bertheroy, Judith Gautier, Stanislas Meunier, Augustine Filon, Andrée Theuriet, et Jane Dieulafoy accaparèrent la Collection que, jusque hier, le seul M. Léon Cahun, savant sûr et écrivain probe, honorait d’une mâle collaboration.

À cette heure, une édition de romans historiques est nécessairement une bonne affaire. Il y a des raisons actuelles à son succès : l’acheteur veut échapper au roman naturaliste, trop avertisseur aux yeux des pères de famille, et en même temps, grave et suggestive coïncidence, trop pessimiste ; enfin trop ennuyeux. D’ailleurs, si l’intérêt de badauderie populaire est éveillé et retenu par les récits simplement mondains, évocateurs d’une vie de petits hôtels, de lampes à colonnes et de tous ces surahs, ce n’est pas trop de dire qu’il est captivé par la flatteuse confidence où les met un narrateur complaisant des gestes de personnages historiques. Aucun doute ne ternit la satisfaction d’en apprendre si long sur les dessous de personnages si élevés. La crédulité à l’imprimé demeure insondable. Cette certitude même du succès avilit le genre. Le rédacteur captive des sympathies qui vont non à ses créations, mais aux glorieux bonshommes pour qui il les fait passer. Il est évident que les Amours secrètes de Pie IX durent une jolie part de leur réussite en librairie au nom du souverain pontife qui s’étalait sur la couverture. Sauf rare exception, tout roman historique est plus ou moins un roman scandaleux.

L’exception, on la voit par sa souplesse indéfinie, il n’est point de matière à qui soit fermé le roman, et, si un bon écrivain le compose, le bon roman. Un artiste a le droit — on peut même le féliciter — de se passionner pour une époque. Il est légitime que l’émotion qui se dégage pour lui d’un moment d’histoire, il la veuille formuler en une légende personnelle. À la rigueur, si un fragment historique lui paraît sans retouche et sans coup de pouce « beau comme un roman », il peut l’écrire et faire œuvre d’historien avec ses outils de romancier. Mais c’est le cas exceptionnel. Le cas normal du roman historique, c’est une histoire thème d’une légende, prémisse évocatoire et propitiatrice à la sympathie, bon cadre mutuellement connu pour replacer où il les a ressenties les émotions que l’artiste veut communiquer. C’est avec des faiblesses traînardes ce qu’a essayé Vigny, avec une finesse un peu courte Mérimée, avec sa verve et son imagination sans loisir de regarder Victor Hugo, l’Hugo charmant de Notre-Dame de Paris, pas le feuilletonnier ténor de Quatre-vingt-treize. Flaubert, Salammbô, c’est la réussite même, malgré la lourdeur de la traîne archéologique. Il se pourrait que ce fût tout. Gœthe, historien, n’est qu’historien. Pour les romantiques anglais, ils valent dans le genre moins que les nôtres, avec l’aggravation d’avoir déplorablement trop produit. La rage les avait mordus de la restauration, de la reconstitution de toutes les époques et de tous les pays, Campbell, Lamb, Southey. — Walter Scott lui-même, si aimable comme descripteur de la vie écossaise, Walter Scott, malgré un succès qui n’est pas prêt de s’arrêter, est un piteux romancier historique, bien inférieur au père Dumas, qui, au moins, bafouillait ingénûment, portière d’une platine infatigable. On voit Walter Scott confortablement installé dans son château d’Abbotsford, au milieu de ses collections, du plus complet décrochez-moi-ça archéologique qu’amateur riche ait jamais réuni, et disposant ses aventures pseudo-historiques comme il s’amusait à faire ses défroques, en mascarade. Détestable écrivain, penseur nul, savant de détails mais fermé à l’intuition exacte, vive, nue et crue d’une civilisation, il s’attachait à l’exactitude morte, et il n’avait jamais songé que des hommes avaient pensé d’autre sorte que lui dans les cuirasses et parmi les tapisseries qu’il exhumait. C’est le contre-pied de la méthode artistique du roman d’histoire : — pénétration avertie, transposition libre.

Personne ne reprochera à M. Émile Gebhart de manquer de finesse, ou d’ignorer les annales contemporaines de son récit. Il connaît les épisodes du pontificat de Grégoire VII, et sa traversée si tragique sur la barque de saint Pierre, avec une sûreté et une aisance dont personne même ne peut mesurer la valeur, puisque nul ne sait sur ces matières à lui familières que ce que son érudition généreuse a bien voulu en apprendre au public.

À quelle fade, légendaire et trouble moyen-âge italien était-on réduit avant que Jules Zeller, puis Émile Gebhart n’eussent mis à la lumière cette extraordinaire histoire ? M. Gebhart, dont c’est le métier et sans nul doute le plaisir de revivre l’histoire d’Italie, surtout de l’Italie mystique, avoue s’être accordé une récréation : « celle de mêler un conte d’amour ingénu aux terreurs du règne de Grégoire VII et d’entourer d’une chanson d’abeille la tiare du trône de Canossa ».

Il n’est peut-être que des historiens capables d’écrire des romans historiques. Ceci n’est ni une méchanceté, ni un truisme. Je ne veux aucunement traiter de fables les récits voulus sincères, et nous n’excellons point en tant de genres qu’on doive dénigrer des travailleurs qui maintiennent mieux que tous autres en France, avec les meilleures méthodes, la tradition de l’investigation scientifique. Ce n’est pas non plus une vérité de La Palisse, car l’histoire a ses procédés, et l’art a des règles tout autres. Je pense seulement à ceci : qu’il est d’une douceur infinie de se délasser du travail par une occupation qui est presque le contraire de celle à qui l’on s’adonne d’ordinaire, et où pourtant l’on ne perd pas le bénéfice de ses compétences. Or la pensée impérieuse et presque accablante du travail historique, c’est le scrupule de l’exactitude, la crainte de l’imagination sacrilège de la vérité. Dès lors, quelle meilleure détente que de laisser courir cette imagination, avec la sécurité que les paysages et les figures qu’elle s’amusera à combiner seront tout de même de bon aloi historique, puisque cette imagination vagabonde est encore une imagination de savant. Cependant c’est la meilleure publicité des travaux de l’érudit qu’est l’occasionnel romancier ; rien n’attirera mieux aux volumes sévères que les légères brochures du même auteur ; on s’y apprivoise à des études qu’on ne soupçonnait pas suggestives de charmes si imprévus. Renan l’avait fort bien compris qui, dans la préface d’un de ses derniers recueils de pages fugitives, s’excusait sans aucune sincérité, son sourire l’avouait, de ses fantaisies sans conséquence, se reprochait, à un âge où on ne devrait plus s’occuper que de travaux sérieux, de vérités éternelles, de donner ses soins à des publications qui l’amusaient sans plus. Pourtant, l’Abbesse de Jouarre amorçait à Histoire du peuple d’Israël. Nul doute qu’Autour d’une tiare n’attire beaucoup de lecteurs aux solides et attachantes études sur l’Italie mystique, surtout sur Gerbert.

J’ai bien envie de les dire charmantes, ces études même, si je ne craignais que l’épithète ne diminuât leur grave valeur scientifique. Pourtant, c’est exactement le charme, la vertu maîtresse et constante d’Émile Gebhart. Il nous enchante par la triple baguette de la bonté, de la malice et de la modestie.

Il y a, dans Autour d’une tiare, où parmi les péripéties les plus grandioses et les plus douloureuses d’un étonnant pontificat, naît, sourd doucement, enfin clame l’amour de deux enfants, il y a des silhouettes sombres de moines fanatiques et meurtris, des aventuriers sataniques et des cardinaux de tapisserie ; mais la figure préférée, je suis sûr, c’est ce bon évêque Joachim, évêque sans évêché, puisqu’on l’a chassé, pour cause de pauvreté, de son diocèse d’Assise, et qui est devenu l’hôte du pape et le familier du Latran. Il est ingénu et savant, mais sa théologie ne l’embarrasse point. Il ne comprend de l’Église que la Charité : Jésus n’était ni comte, ni baron, ne possédait ni fiefs, ni bourgs, ni châteaux-forts, ni vassaux, et n’avait pas même une pierre pour reposer sa tête. Quand Joachim est confident, sans le vouloir d’un amour point spirituel, il ne s’indigne, ni ne réfléchit, et ne pense qu’au mariage nécessaire, oubliant tout à fait que l’Église ne permet pas le mariage pour la satisfaction de la volupté, mais seulement pour la création de la famille. Oh, le bon évêque ! Sa seule malice va à contrarier une vieille revêche, la gouvernante de la merveilleuse Pia, nièce du pape. Pourtant Grégoire VII le soupçonne un peu d’hérésie, et il n’a qu’à moitié tort. Car Joachim, malgré sa foi aveugle, en arrive au Dieu des bonnes gens, de la complaisance, presque de Béranger. Sous prétexte d’humilité évangélique, il s’en faut de bien peu qu’il descende à l’anarchie, à une anarchie consentie et voulue par les heureux, il est vrai, mais dont la pensée est tout de même un péché à la cour d’un pape-roi. Il manque un peu de jansénisme, si j’ose déjà m’exprimer ainsi. Ce n’est pas assez de mettre la foi hors de discussion quand on ne l’applique pas à vivre dévotement. M. de Sacy s’entretenant avec Pascal appliquait à Montaigne un jugement de saint Augustin : « Il met dans tout ce qu’il dit la foi à part ; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre part tout ce qu’il dit. » C’est M. de Sacy, c’est la vieille gouvernante revêche qui, catholiquement parlant, avaient raison.

Mais les écarts de théologie de Joachim nous le rendent plus aimable. Il n’a ni la vanité que donne le savoir, ni l’orgueil que donne la foi. Et il a la malice nécessaire pour n’être pas, aux yeux des autres hommes, qui ne sont pas des anges, une figure ennuyeuse. Or, M. Émile Gebhart est le moins ennuyeux des écrivains. Car, comprendre sans affectation, sourire sans faire mal, aussi, bien que ce soit de moindre prix, lire les poètes latins et italiens, voilà des mérites, assurez-vous-en, qui n’ornent pas seulement l’évêque d’Assise.

II

Les Rois, de M. Jules Lemaître, c’est encore un peu du roman historique, c’est un peu tout ce qu’on veut, sauf un bon livre. M. Lemaître, chez qui les idées s’associent avec tant de souplesse imprévue et nonchalante, s’enchaînent selon une grâce languide, telles les sarimpi javanaises dans la guirlande dénouée de leurs danses, M. Lemaître est fâcheusement dépourvu d’imagination. Il a donc fait son canevas d’un fait divers retentissant, dont les héros étaient princes héritiers d’une maison régnante d’Europe. Ce n’était rien perdre de l’intérêt anecdotique de la fiction et c’était ajouter ce ragoût : l’explication imaginaire d’un mystère européen, à dessein mal voilé sous des noms supposés. Ce n’est plus le roman historique proprement dit, c’est mieux le roman scandaleux. D’un scandaleux qui d’ailleurs ne me scandalise pas outre mesure.

Que vous appreniez comment Hermann, prince régent d’Alfanie de par l’abdication provisoire de son père le vieux roi Christian, et son frère Otto sont tués dans la même nuit, en chapitre final, le premier par sa femme Wilhelmine, le second par un garde-chasse, cela nous intéressera moins que le tragique fait-divers dont l’histoire d’une des grandes monarchies de l’Europe centrale a été éclaboussée l’autre année ; et j’aime mieux les imaginations successives qui m’expliquent, suivant le gré de l’heure, ce drame princier que l’affabulation de livraison populaire qu’y a, dans une préface qui est tout le roman, ajustée M. Jules Lemaître. L’intérêt des Rois est ailleurs. Le prince Hermann, sous l’influence d’une touchante aventurière, la jeune Frida de Thalberg, ancienne amie et élève de la socialiste internationaliste Audotia Latanief, est un roi très moderne. Comme ces fils de famille dont s’étonnait spirituellement M. de Wyzewa dans l’avant-propos de son Mouvement socialiste, qui pleins de sève et de santé, avec deux cent mille francs de rente par an, s’interrompent de la lecture d’Auteuil-Longchamp pour lire Le Socialiste de M. Guesde ou la Revue socialiste de M. Malon, Hermann ne croit pas au droit divin, et veut essayer des mesures socialistes. La nuance de son socialisme est assez vague, n’importe. Au moins, il est profondément démocrate pourtant, ses maladresses le rendent impopulaire, en même temps que sa bienveillance tolère des manifestations que les « meneurs » exploitent comme des témoignages de la faiblesse du pouvoir. Bref, il échoue. Qu’est-ce à dire ? Qu’il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions, mais qu’il faut à un souverain, fût-il démocrate, de la volonté, de l’esprit de suite et de l’adresse. Il est très difficile d’obliger les hommes, même ses sujets ; on s’en doutait. Maintenant, il est fâcheux que le prince Hermann, dont certaines tirades sont ingénieuses, soit, dans l’action, un simple serin, parce que la position fût, avec plus d’intérêt, devenue celle d’un prince valeureux qui eût employé son autocratie à organiser le socialisme, et eût abdiqué quand le dernier rouage aurait été mis en sa place. Mais il fallait la science du pauvre Malon et la grâce de M. France pour traiter un pareil sujet, il fallait au moins l’adresse avertie et loyale de Rosny. M. Lemaître est trop ignorant et compose trop de chic. Sa conception du socialisme est d’une puérilité touchante ; anarchisme, nihilisme, marxisme, guesdime, ces concepts doivent valser bien falots dans sa tête. Tout ça, n’est-ce pas, c’est des communards. Et c’est aussi, par un côté, des saints et des martyrs. Allons-y d’une pirouette.

Même négligence de l’art contemporain que de la sociologie moderne. « Votre cousin Renaud est un fou », avait dit à Hermann le roi Christian. Non, le prince Renaud n’était pas un fou, mais un amateur de l’art récent le meilleur. Il est exquis ce jeune prince latéral, fort intelligent et d’une fine sensibilité. « Et le jeune prince Renaud marchait par la ville escorté de jeunes gens généralement chevelus et mal bâtis, et qui, sous leurs esthétiques ambitieuses, dissimulent des prudences de notaires, des intolérances d’imbécile et quelquefois des aspirations de simples sodomites. » La voilà bien, la littérature d’aujourd’hui. Ça c’est pour nous. — Pourquoi, vous qui parlez avec tant d’ingéniosité et de gentillesse de Racine, de Marivaux et de Meilhac que vous savez bien, calomniez-vous gratuitement l’art moderne que vous ne connaissez pas, et dont vous ne voyez, au boulevard, que les ridicules spécimens ? C’est un peu trop naïf, à moins que ce ne le soit pas assez.

III

M. Paul Radiot sait ; il n’écrit que ce dont il est sûr, que ce qu’il a vivement senti. Ce n’est pas un styliste, c’est un discoureur, mais qui ne parle que pour dire quelque chose. Notre fille de France n’est pas l’ouvrage d’un romancier de métier. Voici un homme d’intelligence dont l’activité s’adonne au commerce du monde arabe. M. Radiot avait déjà écrit Tripoli d’Occident et Tunis. Le présent roman est sur l’Algérie. N’augurez pas qu’à la faveur d’une petite intrigue quelconque M. Radiot va juxtaposer des paysages de Fromentin. Son récit est local, profondément, mais il faut lui savoir gré d’épargner des descriptions de ciels et de palmiers déjà connus, gré davantage et point négativement d’avoir écrit un roman psychologique et social qui soit roman algérien. C’est là un bon travail dans le genre qu’on peut dénommer roman ethnographique, dans une mesure encore roman historique, puisque narrateur de civilisation et de mœurs authentiques et autres que les nôtres. Si la caractéristique du roman historique est le respect qu’inspirent ses héros proportionné à leur distance ( major e longinquo reverentia ), Racine, préface de Bajazet, a décisivement observé que « l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps ». Mais ce serait trop magister, s’attarder à développer des raisons à faire entrer le présent roman dans tel genre. Pourtant est-il historique au meilleur sens : il est vrai. À l’écriture même, simple et franche, ne s’informât-on pas de l’absolue compétence de l’auteur, on s’assure que cette histoire, d’un intérêt ethnique réel et de profit, est évoquée dans une atmosphère morale et sensuelle d’incontestable exactitude. C’est la peinture de mœurs administratives et de mœurs locales d’une sous-préfecture algérienne, avec ses puérilités paperassières plus ridicules sous certaines latitudes, en tels climats ; c’est une Algérie enfantine, vaniteuse et bavarde, c’est aussi un coin de l’Islam, un petit morceau de grandeur. On touche à une race, a une religion, à des routines impérissables, malgré des essais touchants de modernisme et ce spécial snobisme de l’Arabe nouveau jeu. Une très belle anecdote, lentement développée, souligne par l’opposition de ses deux héros l’infranchissable distance de deux civilisations, celle de la mère-patrie et de la colonie : l’aventure se poursuit, sentimentale, de la sous-préfète Clotilde Hardigny, femme d’esprit et de cœur, et du riche interprète arabe, Saïd-bel-hadj-Ali. Lentement, on n’a pas de hâte dans ce pays de paresse, ils découvrent qu’ils s’aiment et ni le devoir, ni les vains scrupules n’arrêtent Clotilde, mais seulement l’effroi physique instinctif, le recul au dernier moment devant un homme admirable, mais dont les lèvres ne sont point faites comme les nôtres, ni sans doute le cerveau. M. Radiot a symbolisé dans un roman de vif attrait une intuition profonde et instruite de tout un monde. Et l’on se sent son obligé quand on a achevé de le lire.

IV

Élémir Bourges est glorieusement ignoré du Tout-Paris éphémère qui n’emportera pas sa gloire en un bref et brillant tourbillon. Il a pensé, senti, écrit assez hors notre temps pour demeurer.

Le vrai roman, le beau roman d’histoire et de légendes ! Des aventures, des hommes, des princes, des caractères, des héros, des femmes merveilleuses et d’émotion, des âmes qui s’exaltent et crient et s’acharnent et s’apaisent, du malheur qui s’obstine, et du lyrisme, et du cœur, et des larmes.

C’est Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent. On n’avait peut-être pas écrit depuis un demi-siècle une fiction aussi chargée d’événements, et le concours des amateurs de Gaboriau même devrait être acquis à ce roman. Parmi les conjonctures les plus extrêmes, d’un îlot de déportés jusqu’à un trône de l’Europe orientale et jusqu’à un radeau de naufragés, de définitives figures se mesurent à la vie, apprennent pour les avoir entiers sentis le désastre et le bonheur, et reviennent désemparés et las du jeu d’enfer dont ils ont épuisé toutes les émotions. C’est ici du lyrisme vécu, et le nom de Shakespeare est justement évoqué dans l’Avertissement préliminaire. D’autres noms viennent : des grands poètes anglais du temps d’Élisabeth : Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher. Encore, ce livre d’histoires s’inspire justement du style du plus heureux historien de langue française, le duc de Saint-Simon.

Je tourne autour du sujet sans l’aborder, et je l’aborderai mal. Le grand-duc Floris, de par des antécédents de famille romanesques, est à sa naissance exclu de sa maison et élevé en Hollande, ignorant de son rang. Il court en France, à la Commune de Paris, est fait prisonnier, déporté, et approche la mort de misère. Des circonstances adviennent en son impériale famille à l’occasion desquelles il est avoué, recherché, trouvé dans les bagnes français, ramené en Orient, dans sa gloire, ses honneurs, avec, miracle, la princesse Isabelle, jadis aperçue à Rugen, dès lors adorée sans espoir, qu’une mère chérie lui retrouve et lui donne : le bonheur sans phrase, le bonheur des mains jointes, des extases, de l’impuissance à remercier le Créateur que crée le flux de notre félicité, à qui la vertu de notre reconnaissance veut une personnalité… La vie s’attaque à ce bonheur. C’est le caractère ardent, héroïque du duc Floris qui soulève des colères paternelles et fait couler des larmes de mère, de femme, de sœur. C’est des amours fous ou criminels, l’oubli de la femme chérie, le droit à changer d’objet que s’arroge l’Amour, et à choisir en aveugle, qu’il faut accepter puisqu’on n’a pas refusé son choix quand il avait fait une première sélection, providentielle ; c’est la sœur de l’épouse qu’on désire, et c’est deux femmes qu’on tue ; et l’envie dans le mal dont on se sent irresponsable de courir le monde et des cieux non témoins, et la lassitude finale de tout ce qu’on peut toucher dans la vie d’inutile, de tragiquement bête, de vaniteusement vain.

Et je n’arrive pas à donner une idée de ces prestigieuses aventures, plus grandes que nature où s’est complu le pur talent d’Élémir Bourges, et que tachent à peine, en fin de roman, de superflus dialogues d’un scepticisme facile. Je sais, depuis, maintenant, un nouveau livre où l’on peut pleurer, aux soirs noirs où c’est la jouissance désirée ; j’aurai la Mort d’Isabelle et ses ultimes paroles Floris, où, comme aux adieux de Wotan, toutes nos contraintes écorchées se fondront dans les sanglots, les sanglots de bénédiction qui sont, après le sommeil, le meilleur don des dieux mauvais aux hommes faibles.

V

Le Désert, sous ce titre popularisé par Félicien David, l’académicien lieutenant Pierre Loti conte sa promenade de l’Oasis de Moïse (Égypte) à Gaza, près Jérusalem. Son désert est donc le désert classique, biblique, arabique. Sables, mirages et chameaux nous sont notifiés sans ménagement. M. Loti les désigne par de rares indications de formes, par des étiquettes de couleurs indéfiniment ressassées. C’est un moyen naïf, d’illettré, mais sûr, de nous communiquer des impressions visuelles. L’autour en abuse avec une obstination de nègre. « Au loin les monotones horizons tremblent. Des sables semés de pierres grisâtres ; tout, dans des gris, des gris roses ou des gris jaunes. De loin en loin une plante d’un vert pâle. » (P. 8.) Toutes les huit pages, ces colorations sont rappelées à notre souvenance.

Par crainte adroite d’animer son désert, M. Loti néglige de rien dire de sa caravane. Son petit ami Léo est une silhouette à peine dessinée ; les renseignements sur les Bédouins accompagnateurs sont sommaires ; ils paraissent âpres, bruyants et loyaux. La description d’un vieux couvent grec n’excède pas le pittoresque des manuels de géographie.

Autrefois, avant l’Académie, les paysages de Loti encadraient des légendes agréables, parfois troublantes. La légende a disparu, les tapisseries ont perdu leurs personnages. À peine une anecdote. Léo a tué une pauvre chouette, Loti l’ensevelit ; et, la nuit venue, le mari de la chouette les réveille de ses « hou ! hou ! » discrets, un appel si doux, si plaintif…

M. Pierre Loti s’est évidemment ennuyé au désert. Qu’y allait-il donc faire ? S’y voir ? Alors, c’est du cabotinage, du cabotinage au long cours.