XIII. George Sand.
[I.] Indiana. — Valentine.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XII, i.]
[II.] Lélia.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XII, ii.]
[III.] Jacques.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XII, iii.]
XIV. Auguste Barbier.
Auguste Barbier occupe un rang glorieux dans la poésie contemporaine ; ce rang, il ne le doit qu’à ses œuvres, car la critique n’a pas eu besoin d’intervenir et d’expliquer à la foule le sens et la valeur des paroles du poète. L’auteur de la Curée, de l’Idole et de la Popularité, a conquis par lui-même, sans le secours des amitiés complaisantes, la place à laquelle il avait droit de prétendre. Mais il lui est arrivé ce qui arrive aux hommes les plus heureux, à ceux même qui, comme lui, ont le temps d’attendre la maturité de leur pensée, et ne sont jamais forcés de la montrer avant son entier épanouissement : le rapide succès des Ïambes a persuadé au plus grand nombre que la satire est le seul domaine où il puisse librement se déployer. Ni l’élégance virgilienne du Pianto, ni la gravité philosophique de Lazare, n’ont trouvé grâce devant l’opinion ignorante. M. Barbier s’était posé comme poète satirique, il devait demeurer à tout jamais ce qu’il avait été d’abord. Pourquoi tenter des voies nouvelles et ne pas se renfermer dans sa première manière ? Pourquoi ne pas marcher vers le but que lui désignaient d’unanimes suffrages ? Sa part n’était-elle pas assez belle pour qu’il dût s’en contenter ? C’est à ces questions que nous voulons répondre.
Le sujet des Ïambes est heureusement choisi, nous nous hâtons de le reconnaître ; mais le sujet, si riche qu’il soit, n’eût été entre des mains vulgaires qu’une matière stérile. Pour découvrir et mettre en œuvre tous les trésors de cette mine féconde, il fallait plus qu’un ouvrier, plus qu’un lapidaire, il fallait un artiste éminent, et M. Barbier n’est pas demeuré au-dessous de sa tâche. Entre ses Ïambes, il en est trois que l’opinion générale a distingués dès le premier jour, la Curée, l’Idole et la Popularité ; et l’opinion plus sévère et plus dédaigneuse des hommes lettrés, des hommes qui font profession d’étudier ou de pratiquer la poésie, s’est ralliée à l’opinion générale. La foule qui se presse dans nos théâtres, qui court aux scènes sanglantes de nos boulevards, comme le peuple romain courait aux combats de gladiateurs, sait à peine que M. Barbier a écrit un ïambe comparable, pour l’énergie et la grandeur, à la Curée, à l’Idole, à la Popularité, je veux parler de Melpomène ; mais la critique, chargée de défendre les lois du goût et du bon sens, doit, par reconnaissance, signaler à l’admiration l’ïambe de Melpomène. Le point de vue où se place M. Barbier n’est pas le nôtre ; nous avons toujours séparé, nous séparerons toujours les lois morales et les lois poétiques ; mais quelle que soit la mutuelle indépendance du devoir et de la poésie, la poésie, en méconnaissant le domaine du devoir, méconnaît son propre domaine ; dès qu’elle abandonne la région des sentiments pour la région des sens, le théâtre idéal pour le théâtre matériel, elle se condamne à la médiocrité ; dès qu’elle préfère les luttes musculaires aux luttes de la conscience, elle oublie sa mission et n’est plus qu’un exercice indigne d’occuper les esprits élevés. M. Barbier a le mérite d’avoir flétri les débauches dramatiques de notre temps, et ce mérite ne peut être méconnu sans ingratitude.
Cependant nous concevons très bien que la Curée, l’Idole et la Popularité aient obtenu la préférence sur Melpomène ; car les trois idées personnifiées dans ces ïambes vengeurs sont, par leur nature, plus facilement pénétrables, accessibles à un plus grand nombre d’intelligences. Croire que M. Barbier ait voulu rayer l’ambition politique du nombre des devoirs humains, ce serait se tromper étrangement ; une pareille pensée n’est jamais venue au poète ; et la foule, qui pour juger ne consulte que ses impressions personnelles, n’a jamais vu dans la Curée une telle signification. Cet absurde commentaire ne pouvait venir que des hommes qui se sentaient profondément blessés par cette satire équitable et voulaient dérouter l’opinion. Ce que M. Barbier s’est proposé de flétrir, c’est la cupidité. Les hommes que le bon sens public a désignés sous le nom d’hommes du lendemain sont dessinés dans la Curée avec une rare énergie, avec une rare vérité. Entre la cupidité qui partage avidement les dépouilles du vaincu, entre les chiens qui se précipitent sur le cadavre du sanglier, et les hommes animés d’une ambition vraie, préparés par leurs études, par leurs convictions, au gouvernement du pays, il n’y a nulle comparaison, nulle alliance ; et ce n’est pas aux champions glorieux de la raison, de la justice, de la liberté que s’adresse la satire.
Pour attaquer l’Idole, il fallait un courage plus que ordinaire ; pour oser maudire Napoléon, il fallait compter sur l’éloquence de la vérité ; ni le courage, ni l’éloquence n’ont manqué à M. Barbier. Il a personnifié admirablement la France asservie et le capitaine victorieux ; il a trouvé, pour peindre l’invasion, l’insolence des armées alliées et la lâcheté impudique des femmes qui s’offraient à leurs baisers, des paroles qui sont gravées dans toutes les mémoires, mais qui malheureusement ne diminueront ni le prestige de la gloire, ni les chances de servitude réservées à nos neveux, s’ils oublient la défense pour la conquête. Dans le choix et le développement d’un pareil thème, il y a plus que du bonheur, plus que du talent, il y a l’inspiration d’une conscience élevée, généreuse, l’intelligence impartiale et désintéressée de l’histoire ; celui qui a écrit l’Idole porte à son pays un amour sérieux et sévère, une affection pleine de franchise, et ne craint pas d’exciter la colère de son auditoire en lui rappelant la honte du passé. Si la poésie, dans le temps où nous vivons, empruntait plus souvent ses inspirations à cet ordre d’idées, l’adulation et la servilité deviendraient plus rares, ou du moins ne se glorifieraient plus dans la poussière où nous les voyons ramper.
La Popularité, qui a le défaut, très grave sans doute, de rappeler presque littéralement le mouvement et les images de la Curée, rachète heureusement ce défaut par le courage, je devrais dire par la nouveauté des sentiments qu’elle développe ; car soutenir que l’accomplissement des devoirs politiques doit passer avant le bruit des applaudissements, soutenir que le témoignage de la conscience est supérieur à la popularité, c’est pour la foule qui regarde et pour la foule qui agit, pour le peuple des orateurs et pour le peuple des auditeurs, quelque chose qui tient du paradoxe. M. Barbier ne partage pas l’avis de la foule, et nous croyons qu’il fait bien. Il voit dans l’amour effréné de la popularité l’origine et la cause de la plupart des maux qui affligent la France, et nous croyons qu’il a raison. Lorsqu’il écrivait la Popularité, cette vérité ne souffrait guère de contradiction ; cinq ans plus tard, sans changer de langage, il eût compris que la corruption ne travaille pas moins sûrement que la popularité à la ruine des droits, au sacrifice des intérêts généraux ; sans effacer ses premières paroles, il eût écrit sur la corruption un ïambe digne de ses frères aînés.
Les Ïambes de M. Auguste Barbier, dont la forme rappelle André Chénier, mais dont la substance entière appartient bien en propre à celui qui les a signés, ont résolu pour la seconde fois, c’est-à-dire d’une façon définitive, la question relative à la dignité poétique de la satire. La démonstration commencée par l’illustre auteur de l’Aveugle, et complétée par l’auteur de la Curée, est désormais entourée d’une si lumineuse évidence, que le doute n’est plus permis qu’à l’ignorance. La satire, telle que l’avait comprise André Chénier, telle que la comprend M. Barbier, se déploie librement dans les plus hautes régions de la poésie. Le vers proverbial du lyrique latin▶ nous est pleinement expliqué ; nous comprenons l’ïambe furieux d’Archiloque. Il y a plusieurs formes pour la satire, c’est au poète seul qu’il appartient de choisir entre ces formes de valeur diverse ; selon l’instinct de sa pensée, selon ses habitudes sociales, selon la trempe de son caractère, il se décide pour l’une ou pour l’autre. Personne n’a le droit de le chicaner sur le parti qu’il a pris ; le public et la critique n’ont à s’occuper que de l’œuvre accomplie. La déclamation, dans le sens le plus élevé du mot, peut atteindre jusqu’à l’éloquence. L’ironie, l’invective, le sarcasme, dans les mains d’un déclamateur vigoureux, peuvent devenir des armes terribles ; Juvénal est un exemple magnifique de la déclamation éloquente. La folie des vœux humains et le libertinage des femmes romaines ont été pour lui l’occasion de triomphes éclatants. Il a aiguisé avec tant de persévérance, il a trempé si habilement le métal amolli de l’idiome ◀latin▶, que son vers pénètre dans la chair comme la pointe de l’épée. Mais, quel que soit le mérite de la satire sur les vœux et de la satire sur les femmes, nous ne pouvons méconnaître la monotonie de ces deux pièces. La parole de Juvénal étincelle et retentit comme le fer sur l’enclume. La perpétuelle répétition des mêmes procédés, les coups multipliés qui s’acharnent sur le vice terrassé, épuisent bientôt la patience la plus courageuse ; l’admiration survit à la sympathie. On aime à voir un esprit généreux se glorifier dans sa colère ; mais on voudrait plus de variété dans l’expression de l’indignation, si vertueuse qu’elle soit.
La satire didactique, dont Horace nous a laissé des modèles si parfaits, et que Boileau, chez nous, a su renouveler et rajeunir heureusement, est moins vive, mais plus variée, que la déclamation satirique. Dans le poète ◀latin▶, elle est souvent voisine de la comédie. Elle se complaît dans l’anecdote, dans les portraits, dans l’analyse des caractères, comme pourraient le faire Plaute ou Molière. Elle sourit et s’égaye de son sourire ; elle a plus de malice que de colère, et préfère volontiers la raillerie à l’invective. Assurément, les hommes que l’éducation a rendus sensibles aux délicatesses du langage, au maniement ingénieux de la plaisanterie, à la finesse du dessin, ne se lasseront jamais de lire et de relire les satires d’Horace ; mais la satire qui s’asseyait à la table de Mécène est plutôt un enseignement qu’une attaque ; elle disserte, au lieu de frapper ; elle se propose moins de corriger le vice que de se proclamer supérieure à lui au nom du ridicule qu’elle lui inflige. La satire ainsi comprise devient un emploi élégant de la parole, un délassement de lettrés ; mais elle arrive difficilement à la puissance, au gouvernement de la société. Ce que je dis d’Horace, je pourrais le dire de Boileau. Le jugement porté sur le premier atteint naturellement le second ; le poète français, inférieur au poète ◀latin▶ en ce qui concerne le mouvement et l’originalité des pensées, lutte avec lui de précision et de propriété dans l’expression ; mais ces deux qualités, si précieuses, ne suffisent pas pour dominer la foule. Boileau, comme Horace, son maître et son modèle, ne plaît et ne plaira jamais qu’aux lettrés. Il faut avoir lutté soi-même avec les difficultés de la langue, il faut avoir compté les promesses, les infidélités de l’expression, pour comprendre, pour estimer toute la valeur d’Horace et de Boileau. Ces deux poètes, qui appartiennent à une civilisation très avancée, ne s’adressent pas à toute la famille humaine, mais à cette famille étroite pour qui la lecture est surtout une étude ; or, la satire doit-elle s’interdire l’émotion ? Nous ne le pensons pas. Souvent il nous arrive de chercher dans la satire didactique un plaisir purement littéraire ; mais ce plaisir est de telle nature, que nous pouvons, à notre gré, le quitter, le reprendre, sans éprouver aucun regret. À ce signe nous reconnaissons que la satire didactique n’est pas la forme la plus élevée, la forme suprême de la satire.
Reste la satire lyrique, le mouvement de l’ode associé à la colère. À notre avis, cette dernière forme est la plus belle, celle en même temps qui exige les plus riches facultés poétiques. La déclamation et l’ironie, maniées habilement, peuvent très bien se passer d’imagination ; mais l’ode impérieuse ne se contente pas à si peu de frais. Pour chanter la colère, comme pour célébrer les vainqueurs des jeux olympiques, il faut plus que de la finesse, plus que de l’élégance ; il faut de la force, de la grandeur : à ces conditions seulement il est permis de tenter la satire lyrique. L’ode pure, celle qui se voue exclusivement à la peinture de l’enthousiasme en présence de la gloire ou de la beauté. plus élevée en apparence que la satire lyrique, présente peut-être une tâche plus facile. L’enthousiasme, en effet, en détachant l’âme des choses de la terre, donne à toutes les paroles qui s’échappent de nos lèvres une ardeur, une sérénité qui, seules, forment déjà la meilleure partie de la poésie ; mais la satire lyrique, par la nature même de la mission qu’elle se donne, est incessamment ramenée vers la réalité. Pour se maintenir dans les régions poétiques, elle a besoin d’un perpétuel effort de volonté. Le poète qui veut concilier l’ode et la satire, ou plutôt exprimer la satire par l’ode, doit faire de sa vie intellectuelle deux parts bien distinctes, l’une pour l’étude, l’autre pour le chant. S’il veut chanter en même temps qu’il étudie, son chant devient vulgaire et descend peu à peu jusqu’à la prose. S’il a soin, au contraire, de se pénétrer profondément de la réalité avant de l’attaquer, il trouve, pour chanter sa colère, une multitude d’images obéissantes ; tout entier à la forme de sa pensée, il discipline la parole et la conduit aussi loin qu’il veut. Je sais très bien que cette division de la vie intellectuelle est d’une grande utilité dans tous les travaux d’imagination, je devrais dire dans tous les travaux de la pensée ; mais je crois que la satire lyrique a besoin, plus que l’ode elle-même, plus que l’élégie, de séparer l’impression de l’expression. Les difficultés que présente la satire lyrique s’effacent devant une intelligence où se trouvent réunies l’imagination et la sagacité. Quoique ces deux facultés ne soient pas habituées à vivre ensemble, elles sont loin de se contredire, et même rien ne serait plus aisé que de montrer comment et pourquoi toutes les imaginations vraiment fécondes sont alliées à une rare clairvoyance, comment l’invention et la raison s’enrichissent mutuellement. Les Ïambes de M. Barbier appartiennent à la satire lyrique, et concilient très bien l’ode et la satire. J’ai souvent entendu reprocher à la Curée, à l’Idole, l’exagération des images ; ce reproche serait parfaitement mérité, s’il s’agissait de la satire déclamée ou de la satire didactique ; mais, appliqué à la satire lyrique, il me semble dénué de justesse. Quant à l’exagération prise en elle-même, abstraction faite des images qui lui servent d’interprète, je crois fermement qu’elle est nécessaire dans la satire, comme dans la comédie, comme dans toutes les œuvres poétiques. Nier la nécessité de l’exagération, c’est nier les conditions mêmes de toute poésie, c’est nier la poésie même. Dans la peinture des souffrances ou dans l’élégie, le besoin d’exagération se fait sentir moins vivement ; mais ce besoin trouve satisfaction à l’insu même du poète. Tout entière à la douleur qu’elle tente d’exprimer, l’intelligence ne s’aperçoit pas que les objets grandissent sous son regard ; elle les représente tels qu’elle les voit, et ne sait pas qu’elle s’élève au-dessus de la réalité. Dans la comédie, l’adoration est d’une utilité plus évidente, mais non plus grande ; dans la satire qui se propose, non pas le ridicule, mais la flétrissure, l’exagération est d’une nécessité absolue. Le poète qui se plaint et qui veut exciter la sympathie, est entraîné malgré lui à dépasser la réalité ; le poète qui veut infliger le ridicule aux vices de son temps, est amené au même résultat, et il a conscience de ce qu’il fait. Quant au poète satirique, il méconnaîtrait son but s’il omettait de doubler, de tripler les proportions de ses modèles. Que veut-il, en effet ? Attirer tous les yeux sur les plaies qui dévorent la société, réveiller toutes les âmes endormies, en leur montrant dans chaque vice un ennemi à combattre. Or, pour atteindre ce but, le poète satirique doit imiter les acteurs du théâtre d’Athènes, qui plaçaient de chaque côté de la scène des vases retentissants, et parlaient sous un masque d’airain ; il doit exagérer sa pensée comme les acteurs grecs exagéraient leur voix, car il s’adresse à un auditoire aussi nombreux et moins attentif. Quand les yeux sont fixés sur la scène, l’intelligence n’est guère menacée de distraction ; mais le poète satirique, réduit au seul secours de la parole, risquerait de n’être pas entendu, s’il négligeait d’agrandir les proportions de sa pensée. Depuis Juvénal jusqu’à André Chénier, il est facile de vérifier cette affirmation. Quand l’hyperbole, interprète de la colère, se sert du langage ordinaire, comme dans Juvénal, par exemple, elle est forcée d’envahir successivement tous les éléments de la pensée. Dès que la déclamation s’est résolue à grossir les objets qu’elle représente, il n’y a plus pour elle ni trêve ni repos ; elle s’enivre de sa parole, et chaque fois qu’elle ouvre la bouche, c’est pour s’éloigner de plus en plus de la réalité qu’elle veut peindre. L’unité dans la colère, ainsi comprise, ainsi rendue, est une tâche difficile. Il ne suffit pas que le poète soit animé d’une indignation sincère, qu’il prenne un intérêt sérieux à la pensée qu’il exprime, qu’il soit réellement affligé des vices qu’il gourmande ; il faut encore qu’il puisse renouveler ses forces à mesure qu’il les dépense, qu’il trouve dans la lutte même un redoublement d’énergie. Or, assurément cette condition est d’un accomplissement difficile ; aussi presque toutes les satires déclamatoires ont plutôt une chaleur factice qu’une chaleur vraie. Lues à haute voix, elles emplissent les oreilles, mais laissent l’âme indifférente. L’habileté du poète, si grande qu’elle soit, ne peut réussir à trouver dans la colère, indéfiniment agrandie, un moyen d’émotion.
La satire lyrique procède autrement. Associée à l’ode, elle lui emprunte le maniement continu des images. Dès qu’elle a trouvé pour sa pensée un symbole qui lui paraît exprimer nettement tout ce qu’elle veut, elle oublie son point de départ, l’idée même qui lui a servi à préluder, pour ne plus s’occuper que du symbole qu’elle a choisi. Elle le suit à travers tous les mouvements qui lui sont imposés par sa nature ; la pensée première, ainsi transformée, n’est plus une simple vue de l’esprit, mais quelque chose de réel et de vivant ; l’intérêt, en se déplaçant, est devenu plus durable. Forcé, en suivant toutes les évolutions d’un symbole unique, de ne jamais manquer aux lois de l’analogie, le poète acquiert sur le lecteur une autorité singulière ; car chaque face de sa pensée a presque la rigueur d’une démonstration. On peut voir dans la Curée, dans l’Idole, dans la Popularité, combien le symbole, suivi fidèlement, donne de grandeur et de beauté à la satire lyrique. La lecture de chacune de ces pièces une fois entamée, l’esprit n’est pas libre de s’arrêter ; il s’attache aux premiers mouvements de cette pensée personnifiée, et ne se repose qu’après l’avoir vue se reposer elle-même ou expirer dans la lutte. C’est à la continuité des symboles que les Ïambes devront leur durée.
Sous la restauration, les Ïambes n’eussent pas été possibles ; et si d’aventure il se fut rencontré un poète pour les écrire, ce poète n’eût pas été écouté ; car si l’on excepte un petit nombre de puissantes intelligences qui vivaient par elles-mêmes, et d’une vie indépendante, les écoles littéraires de la restauration se préoccupaient, à peu près exclusivement, de la forme prise en elle-même, de la forme égoïste ; et les Ïambes, malgré la beauté de forme qui les recommande aussi bien que l’énergie de la pensée, n’eussent pas paru assez coquettement ciselés. C’est donc une œuvre née du temps même où elle est venue, et le poète a réussi nécessairement : il était attendu, il a été ce qu’il devait être, sincère, énergique, hardi. Mais de ce qu’il a tracé dans le champ de la satire un sillon profond et lumineux, faut-il conclure qu’il doit rester dans le champ de la satire, et ne jamais tenter de fouiller un autre sol ? À notre avis, cette limitation impérieuse de la pensée ne peut être approuvée. Sans doute c’est un grand bonheur pour le poète de trouver des cœurs qui attendent sa parole, et qui la reçoivent comme une rosée fécondante ; mais si le poète ne chantait qu’avec la certitude d’être écouté, il oserait bien rarement rompre le silence. Il est donc naturel qu’il cherche hors du cercle des sentiments généraux le thème de ses méditations. Il ne sera écouté qu’à la condition d’éveiller dans l’âme de l’auditoire une série de sentiments pareils à ceux qu’il exprime : mais, si personnel que soit le thème de ses méditations, il est assuré de la sympathie, s’il n’est pas sorti de la vérité ; il rencontre au fond des cœurs des souvenirs confus qui ne savent comment se révéler, et qui sont heureux de trouver un interprète. Ne pas chanter parce qu’il n’apercevrait pas autour de lui un besoin évident qui demande un organe, ce serait de sa part une défiance puérile. D’ailleurs l’esprit le plus logique dans ses volontés ne peut pas se condamner à l’exécution d’une série d’œuvres uniformes. Je conçois très bien que la satire n’ait pas offert à M. Barbier un champ indéfini, et qu’il ait tourné ses regards vers l’Italie. En changeant le sujet de ses études, il a, je crois, consulté l’opinion publique autant que ses propres dispositions ; il a senti que les passions politiques ne sont, pas plus que les passions d’un autre ordre, capables de durer sans se déplacer, et sans doute il s’est promis d’attendre, pour recommencer son œuvre satirique, que des vices nouveaux se fussent révélés. À notre avis, c’est de la sagesse.
Rajeunir éternellement les sujets déjà traités, non seulement par la nouveauté de l’expression, mais par le fond même des pensées, est un des privilèges les plus beaux et les moins contestés de l’imagination ; M. Barbier a donc bien fait dose proposer l’Italie connue thème, malgré les poèmes nombreux que cette terre consacrée a déjà inspirés ; il a bien fait de se confier dans ses forces, et de ne pas reculer devant les difficultés d’une pareille tâche. Il a cru que l’originalité était possible, même en parlant de l’Italie, et son espérance n’a pas été déçue ; car le Pianto est un des poèmes les plus beaux de notre langue, et en même temps une des œuvres les plus personnelles que nous ayons lues depuis longtemps. Rien de singulier, lien qui étonne ; mais une harmonie calme et sévère, qui rappelle la grande manière des poètes et des peintres de l’Italie. L’Italie, en effet, enseigne à ceux qui l’étudient sérieusement, par les lignes mêmes de son paysage, par la clarté de son ciel, par les monuments et les ruines dont elle est semée, une simplicité de style que l’artiste chercherait vainement ailleurs ; et cet enseignement, une fois gravé dans l’âme du poète, s’efface difficilement. Lors même que la patrie de Virgile et de Raphaël ne pourrait pas inspirer à l’imagination des chants nouveaux et glorieux ; lors même qu’il serait défendu d’inventer, de produire sa pensée sous une forme individuelle et inattendue, en peignant les grands horizons de la campagne romaine, il serait encore profitable d’étudier l’Italie et de la chanter ; car ce n’est assurément pas une chose indifférente que d’acquérir un style simple et grand, une manière pleine de noblesse et de grâce, qui, plus tard, pourra s’appliquer à toutes les œuvres de la fantaisie. Il est probable qu’en partant pour l’Italie, M. Barbier avait la même opinion que nous ; dans tous les cas, quelle que fût sa pensée à l’heure du départ, il est impossible qu’en écrivant le Pianto il ne soit pas arrivé aux mêmes conclusions. Chaque jour il a dû sentir que sa manière s’agrandissait et se rapprochait de plus en plus de la grâce antique ; chaque jour il a dû se féliciter de l’épreuve à laquelle il s’était résolu ; car cette épreuve, en même temps qu’elle pouvait devenir glorieuse, était, à coup sûr, instructive et féconde. Que la popularité accueillît ou dédaignât le Pianto, M. Barbier était sûr désormais de trouver, dès qu’il le voudrait, la grandeur simple et naïve, et cette certitude était par elle-même une assez belle conquête.
La division du Pianto est habile et heureuse. Quoiqu’il n’y ait pas entre les diverses parties de ce poème un enchaînement évident et rigoureux, cependant il est facile de concevoir comment le poète passe de l’art catholique de Pise aux ruines païennes de Rome ; comment le spectacle de l’art dégradé le conduit à méditer sur la liberté déchue, sur Naples insouciante et asservie, et enfin à s’apitoyer sur la profanation de l’amour dans les orgies vénitiennes. Si l’unité de ce poème n’est pas explicite, du moins elle est facilement intelligible, et dans un poème de cette nature, cette unité est suffisante. Sans doute il eût mieux valu relier entre elles ces diverses parties et trouver un pivot central qui réglât tous les mouvements de la pensée ; mais il est probable que M. Barbier a préféré la division avouée à l’unité apparente ; qu’il s’est résolu à couper son poème en plusieurs chants pour éviter la succession monotone des apostrophes, et s’il ne s’est pas senti assez fort pour éviter cet écueil, sa conduite a été prudente. Le Campo Santo, qui forme la première partie du Pianto, rappelle en plusieurs endroits l’énergie virile des Ïambes. Le dialogue d’Orcagna et du poète sur les misères de la vie humaine, sur le néant des grandeurs, la fragilité des trônes et la sainteté de l’art, est uni par une étroite parenté à l’Idole et à Melpomène. Pourtant le lecteur sent déjà circuler dans le Campo Santo un air plus pur, une lumière plus abondante. Il est visible que le poète respire et chante sous un ciel plus chaud et contemple un paysage plus richement coloré. Pour peu qu’on ait le goût des analogies, il est facile de surprendre un air de famille entre les parties graves du dialogue et les tercets de la Divine Comédie. À notre avis, cette ressemblance ne diminue aucunement l’originalité du poète français : car elle est tout entière dans la tournure des pensées plutôt que dans la série des expressions. Que les tombeaux et les fresques de Pise aient inspiré à M. Barbier un chant triste et religieux pareil à ceux que l’illustre Florentin composait dans son exil, il n’y a pas à s’en étonner : la lecture habituelle de la Divine Comédie et le spectacle de la solitude expliquent très bien cette ressemblance sans altérer l’individualité poétique de M. Barbier.
Le Campo Vaccino n’a qu’une parenté très lointaine avec les Ïambes. En quittant Orcagna pour Raphaël, M. Barbier a tout à fait dépouillé le vieil homme ; il a oublié la colère, la satire, la poussière et la boue de nos rues ; il s’est transformé, il est devenu Italien. Comme les pâtres de la campagne romaine, il s’assied sur un tronçon de colonne et suit les progrès de l’ombre qui s’abaisse ; il mesure d’un œil indolent la marche de la nuit envahissante et les derniers reflets de la lumière sur les cimes dorées de l’horizon. Il respire si librement dans le Campo Vaccino, il nomme si bien par leurs noms toutes les ruines qui parlent du passé et racontent la grandeur évanouie de la ville aux sept collines ; il s’est si bien familiarisé avec le sens et l’origine de tous ces marbres mutilés, que nous croyons entendre plutôt un exilé qu’un voyageur. Chacun des regrets qu’il exprime est empreint d’une telle sincérité qu’il a l’air d’avoir vécu longtemps dans la société de ces mines et qu’il nous impose toutes ses sympathies. Un des plus grands charmes du Campo Vaccino, c’est l’alliance à peu près constante du caractère pittoresque et de l’interprétation morale du paysage. Cette alliance, pour se soutenir sans singularité, exigeait à la fois une grande finesse de coup d’œil et une grande sérénité de pensée ; M. Barbier, nous devons le dire, n’a manqué à aucune de ces deux conditions. Il décrit les ondulations du terrain, la succession des plans, l’ordonnance des ruines et le jeu de la lumière avec une précision, une clarté digne de Claude Gelléea, et en même temps il dit avec une simplicité austère, avec une élégance pleine de sobriété les pensées que ces ruines éveillent, dans son âme ; il peint et il explique, il dessine et il commente la campagne romaine, de façon à satisfaire le regard et l’intelligence. Par une transition naturelle, il va des ruines romaines aux grandes morts qui ont affligé le domaine de l’art ; il passe de Rome à Goetheb et cette comparaison concilie par un admirable accord la justesse et la vivacité. Tous les esprits qui ont étudié Goethe ailleurs que dans Faust et dans Werther reconnaissent en effet dans le poète allemand un fond de paganisme invincible. Goethe avait beau se proposer Shakespearec pour modèle dans Gœtz de Berlichingen d et dans Egmont, dans son Iphigénie, dans ses poésies lyriques, il se rapproche de Sophocle et de Phidias, et la manière inexpliquée jusqu’ici dont il était parvenu à subjuguer, à régir l’inspiration, le rattache évidemment aux traditions de la poésie païenne. C’est pourquoi M. Barbier a eu raison de confondre dans un commun regret les ruines de Rome et la mort de Goethe.
Le ton de Chiaia, c’est-à-dire du troisième chant du Pianto, n’est, à proprement parler, ni celui du Campo Santo, ni celui du Campa Vaccino. Après la manière de Dante et la manière de Claude Gellée, nous avons celle de Théocrite et de Virgile. Le dialogue de Salvator et du pécheur, sur la liberté déchue, rappelle, en effet, d’une façon frappante, les chants alternés des pâtres siciliens. Les images que chacun des deux interlocuteurs appelle à son aide, la limpidité du langage dans lequel il exprime sa pensée, la brièveté sentencieuse avec laquelle il peint ses regrets et ses espérances, sont de la même famille que les premiers chants virgiliens. Entre les paroles du pêcheur et celles de Salvator il y a pourtant une diversité habilement ménagée. Le pêcheur qui est seul avec la nature, et qui oublie sa pauvreté dans le spectacle des flots et des îles couronnées de verdure, raconte ses espérances avec une sérénité plus voisine de l’art antique ; Salvator, qui a vécu dans les villes, qui a coudoyé l’orgueil et l’envie, dont l’indigence s’est aigrie en présence de la richesse insolente, se laisse aller à plus d’âpreté ; il y a dans son désespoir plus de colère que d’abattement. Mais le souvenir vivant des collines qu’il a parcourues pour instruire son pinceau colore parfois son langage d’une teinte païenne ; aux gémissements de Naples asservie se mêle impérieusement un hymne d’amour pour l’éternelle beauté de la nature, et peu à peu la voix du pêcheur et celle de Salvator, comme deux liâtes arcadiennes, s’unissent pour redire à l’écho la même mélodie. Le caractère païen de Chiaia pourrait choquer les lecteurs français, si l’auteur eût écrit sur l’Italie un poème descriptif ; mais la forme dialoguée qu’il a choisie se prête si bien au style antique, les pensées brèves et animées du pêcheur et de Salvator se succèdent avec tant de grâce et de simplicité, qu’on oublie la date de l’ouvrage pour ne plus songer qu’à l’intérêt de la lecture. Je conçois sans peine qu’à Naples, dans la patrie de Salvator et de Masaniello, M. Barbier se soit laissé séduire par le souvenir des pâtres de Virgile, et qu’au lieu de parler en son nom il ait placé ses pensées dans la bouche d’un peintre et d’un pêcheur : cette répudiation de sa personnalité donne aux plaintes et aux espérances du poète une naïveté qu’il eût rencontrée difficilement dans une autre voie. Chacun, après avoir achevé la lecture de Chiaia, s’associe aux vœux de Salvator, et cette sympathie est un triomphe pour M. Barbier.
Bianca est une gracieuse figure dont l’histoire contraste douloureusement avec la déchéance de la reine de l’Adriatique. Cette jeune fille, qui s’éprend d’un argentier jeune et beau comme elle, et qui ne voit à son amour d’autre dénouaient que le bonheur de celui qu’elle aime, qui n’hésite pas un seul instant à se donner, qui obéit à l’instinct de sa passion comme à un ordre divin, excite chez le poète un regret plein d’amertume. Il parcourt les lagunes, il épie d’un œil inquiet les gondoles joyeuses, et au lieu de l’amour pur et sincère, hardi et confiant, il aperçoit une jeune fille qui a vendu son corps pour quelques sequins, un voyageur blasé qui a loué pour la soirée une courtisane et une gondole, des flambeaux et de la musique ; il entend les stances du Tasse répétées par des bouches mercenaires, des baisers qui, au lieu de célébrer l’amour confiant et plein d’espérance, racontent la pauvreté avilie. Certes un pareil spectacle, comparé au souvenir touchant de Bianca, a de quoi émouvoir les âmes les plus indifférentes. Si usées que soient les passions par les mécomptes et par les années, il reste aux plus endurcis la faculté de s’apitoyer sur l’amour profané. M. Barbier a trouvé pour l’abaissement de Venise, des paroles pleines de tristesse et d’éloquence. Amené, par une pente invincible, de la profanation de l’amour à la profanation de l’art, il a noblement exprimé une pensée qui sommeille au fond de bien des âmes, et qui se révélerait par une plainte unanime, si toutes les lèvres savaient parler ; il a montré comment le mépris de la passion sincère, de la passion pure et désintéressée, mène fatalement au mépris de la pensée elle-même, et de toutes les œuvres de la pensée, comment le plaisir, prenant la place de l’amour, diminue les sympathies de la multitude pour la poésie, la peinture, la statuaire, et comment, à son tour, le mépris de l’art pousse la multitude aux jouissances brutales. Le caractère de Bianca se rapproche de l’élégie plus décidément que les trois premières parties du Pianto. Cette différence s’explique sans peine ; l’art catholique du Campo Santo, les lignes harmonieuses de la campagne romaine, l’ardeur et l’éclat du ciel napolitain, n’étaient pas faits pour inspirer les mêmes pensées que Venise vendant ses filles et le chant de ses gondoliers à la satiété opulente de l’étranger. M. Barbier, en assombrissant les couleurs de sa pensée, a obéi à la nature du modèle qui posait devant lui ; il a été logique dans sa diversité.
L’auteur a séparé les trois premiers chants du Pianto par des sonnets sur Michel-Ange, Raphaël, Masaccio, Corrègee, Titien, Dominiquin, Léonard de Vinci, Allegri et Cimarosa. Plusieurs de ces sonnets sont des chefs-d’œuvre de grâce ou d’énergie ; je citerai particulièrement les sonnets sur Raphaël, Corrège, Michel-Ange et Dominiquin. En général, il manie cette forme si rebelle avec une grande liberté ; pourtant il lui est arrivé plusieurs fois, je ne sais pourquoi, de ne pas croiser les rimes du premier ou du second quatrain. Cette irrégularité serait sans importance dans une pièce de longue haleine ; mais dans une pièce aussi courte, je crois sage de l’éviter. Les noms que M. Barbier a choisis indiquent assez qu’il a voulu personnifier dans ces sonnets les différentes faces, les différentes époques de l’art italien. Je regrette qu’il n’ait pas jugé à propos d’encadrer ce qu’il avait à dire de ces artistes éminents dans les divers chants de son poème ; nous aurions perdu les sonnets que nous aimons, mais l’unité du poème eût été plus complète. D’ailleurs, une fois engagé dans cette voie, le poète se condamne à des oublis nombreux, à des injustices involontaires. Pourquoi Michel-Ange sans Ghiberti et Donatello ? Pourquoi Cimarosa sans Palestrina ? Pourquoi Titien sans Paul Véronèse ? Puisque chacun de ces hommes illustres représente une face, un moment de l’art italien, et que chacun de ces moments appartient tantôt à une ville, tantôt à une autre, n’eût-il pas été simple et naturel de rattacher Raphaël et Michel-Ange à Rome, Titien et le Véronèse à Venise ? Il me semble que cette méthode, en éliminant les sonnets, n’aurait pu qu’ajouter à la valeur générale du Pianto. M. Barbier, par un caprice bien excusable, a préféré la forme du sonnet, et a écrit sur les grands artistes de l’Italie des hymnes très purs et d’une rare élégance. Notre admiration pour ces rubis d’une si belle eau, et si parfaitement taillés, ne nous permet pas d’insister sur le reproche que nous lui adressons ; mais nous croyons que ce reproche est fondé. Nous ne pensons pas que la fantaisie doive régner en souveraine, même dans le domaine de la poésie ; l’invention poétique, aussi bien que l’enseignement scientifique, est soumise à des lois impérieuses ; quelle que soit la beauté d’un morceau pris en lui-même, si, au lieu de concourir à l’effet général, il distrait l’attention et obscurcit le sens de l’œuvre où il est placé, il est utile d’avertir l’inventeur qu’il s’est trompé, qu’il a manqué aux lois de l’ordonnance, line faut pardonner de pareilles fautes qu’aux écoliers.
Si l’on se demande à quel genre appartient le Pianto, on reconnaît sans peine que c’est un poème élégiaque. Cette question, sans doute, n’a qu’une médiocre importance ; mais cependant il n’est pas hors de propos de la formuler, car c’est le moyen d’apprécier plus nettement le mérite général du poème. Les tons divers que nous avons signalés dans les quatre parties du Pianto se succèdent sans se contredire, et n’altèrent pas le caractère élégiaque. Dans le cimetière de Pise comme dans la campagne romaine, sous le ciel napolitain comme dans les lagunes de Venise, le poète n’a qu’une seule et même pensée : le contraste d’hier et d’aujourd’hui, de la grandeur et de l’abaissement. Cette pensée, il l’a poursuivie avec une persévérance et une habileté qui prouvera aux plus incrédules toute la souplesse de son talent. Par cette grande élégie sur l’Italie, il a montré que toute sa destinée poétique n’est pas renfermée dans la satire. Pour notre part, nous n’avons jamais cru que les facultés humaines fussent condamnées irrévocablement à l’accomplissement d’une tâche unique ; cette croyance n’est favorable qu’à la paresse. Il est bon que chacun, dans l’intérêt de son nom, dans l’intérêt de son bonheur, n’applique pas sa volonté à des points trop multipliés ; mais la volonté, pour ne pas s’engourdir, a besoin de s’exercer dans un cercle étendu et varié : M. Barbier, en s’acharnant à la satire, courait le danger d’appauvrir ses facultés. S’il n’eût pas détourné ses regards de la société française, il eut été amené, malgré lui, à oublier la pureté pour l’âpreté. En s’habituant au maniement exclusif de l’hyperbole, à l’expression constante de la colère, il eût donné à son langage une sonorité métallique dont le succès est assuré dans la satire, mais dont l’application est ailleurs difficile ou inopportune. Puisqu’il est jeune encore, il fait sagement d’employer les plus belles années de sa vie à des études variées ; c’est à ce prix seulement qu’il prendra possession de l’avenir. L’amitié imprévoyante lui conseillait de ne rien tenter au-delà de la satire, de ne pas abandonner l’instrument dont il connaissait si bien toutes les ressources ; il n’a pas écouté ces conseils, et il est récompensé de son courage, car le Pianto, moins populaire que les Ïambes, est une œuvre plus pure, plus digne d’admiration, plus estimée que les Ïambes par les hommes familiarisés depuis longtemps avec les plus beaux monuments de la poésie. La popularité du Pianto se développera plus lentement, mais aura plus de durée.
Nous avouons franchement n’avoir pas saisi l’unité de Lazare. À proprement parler, Lazare n’est pas un poème, mais bien une suite de pièces détachées dont l’ordre est à peu près arbitraire. Il n’est pas absolument impossible d’apercevoir une sorte de progression dans la nature et le mouvement des idées exprimées par le poète dans les dernières pages ; mais cette progression est si peu sensible et si facile à nier, il y a si peu d’injustice à la méconnaître, qu’il vaut mieux, dans l’intérêt du poète, étudier individuellement chacune des pièces de ce recueil sans se préoccuper de l’enchaînement de cette pièce avec celle qui précède ou celle qui suit ; c’est le parti que nous prenons. En lisant sur la première page le nom de Lazare, nous avions pensé que l’Irlande jouerait le principal rôle dans le poème de M. Barbier, et que l’auteur s’était proposé de sonder courageusement cette plaie profonde et saignante dont la seule vue suffit pour contenir l’orgueil de l’aristocratie anglaise ; nous nous étions trompé. L’Irlande paraît à peine dans le poème de M. Barbier ; l’auteur, en inscrivant sur la première page de son œuvre le nom de Lazare, a cédé à un caprice dont il nous laisse ignorer le motif. Pour notre part, nous renonçons à le deviner, et nous jugeons toutes les pièces de Lazare comme les pièces d’un recueil lyrique. M. Barbier, en écrivant les Ïambes et le Pianto, c’est-à-dire en produisant sous la forme poétique ce qu’il pense de la France et de l’Italie, avait choisi le moule de la satire, puis le moule de l’élégie ; en écrivant sur l’Angleterre, il a entremêlé habilement l’ode, la satire et l’élégie. La pièce sur Londres est d’une signification assez vraie, mais je regrette que cette pièce manque à la fois de développement et de clarté. Les comparaisons ne sont pas toujours heureuses ; quelques-unes, loin de présenter la pensée de l’auteur sous une face nouvelle et de la commenter, auraient besoin d’être expliquées. Sans doute, Londres est triste, même dans ses quartiers les plus opulents, même dans ses parcs si vantés ; mais la tristesse de la ville est moins dans les briques de ses maisons, que dans l’attitude et la démarche de ses habitants. L’élégance fastueuse de quelques familles ne suffit pas pour animer les rues d’une ville habitée par douze cent mille âmes, et l’industrie, si active qu’elle soit, est plus bruyante que gaie. L’accroissement de la richesse est une application légitime de la volonté humaine ; mais lorsque l’immense majorité d’un peuple voue toutes ses forces à la pratique de la seule industrie, l’homme est envahi par la chose, ou plutôt passe lui-même à l’état de chose, et c’est à l’effacement de la personne humaine qu’il faut rapporter la tristesse de Londres. Je sais très bien que cette idée, telle que je la présente, n’a par elle-même rien de poétique ; mais je la tiens pour vraie, et je ne doute pas qu’il ne fût possible à M. Barbier de la rendre acceptable. Bedlam vaut mieux que le tableau de Londres ; l’auteur, au lieu de s’arrêter à la surface du sujet, s’est résolu sagement à peindre l’idée suscitée par la folie plutôt que la folie elle-même. Çà et là il y a bien trace d’un amour immodéré pour la réalité visible, mais, en général, le poète s’attache de préférence à chercher, à montrer l’origine des maux qu’il contemple. La poésie, ainsi comprise, est à nos yeux la seule poésie vraie, la seule qui mérite d’être discutée ; Bedlam eût été, pour l’école réaliste, l’occasion d’une amplification indéfinie ; M. Barbier s’est abstenu de l’amplification, et nous lui savons gré de la sobriété avec laquelle il a peint les grimaces, les cris et les mouvements tragiques ou burlesques dont Bedlam est chaque jour témoin. Il a plongé son regard au fond de la folie, et sous les flots tumultueux de cette énigme terrible il a lu, en toutes lettres, les deux syllabes du mot orgueil. Sans doute cette explication ne comprend pas toutes les formes de la folie, mais nous croyons que dans le plus grand nombre des cas la science se trouve d’accord avec la poésie. L’orgueil est en effet la maladie qui dévore chez nous, comme de l’autre côté de la Manche, les esprits mêmes qui professent la modestie la plus obstinée. Ceux qui avouent cette maladie ont une chance de salut dans le ridicule qui leur est infligé, s’ils ne justifient pas l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes par l’élévation de leurs idées ou de leurs œuvres, par la sagesse ou la grandeur de leur conduite ; ceux qui s’adorent et n’osent l’avouer succombent sous l’orgueil, comme le Spartiate sous les dents du renard dérobé ; le corps demeure debout, mais l’intelligence tombe en ruines, et l’orgueilleux devient fou. C’est là ce que M. Barbier a très bien montré dans sa pièce sur Bedlam ; c’est là ce que l’école réaliste n’eût pas même entrevu.
Le Minotaure est un des morceaux les plus élevés de la poésie moderne. Jamais, je crois, l’avilissement de la beauté n’avait été raconté en termes aussi poignants. Toutes les jeunes filles que l’Angleterre envoie chaque année à la débauche insatiable de Londres, comme Athènes envoyait au Minotaure les vierges désignées par le sort, se disent l’une à l’autre, avec une simplicité pathétique, avec une confusion qui touche au repentir et presque à l’expiation, comment elles sont tombées dans l’abîme où elles se débattent sans espoir de salut. Depuis la pauvreté, mauvaise conseillère, jusqu’à l’oisiveté, dont les suggestions ne sont guère moins perfides, jusqu’à l’amour trompé, jusqu’à l’abandon, jusqu’au désespoir qui se précipite dans les plaisirs effrontés pour s’étourdir et s’oublier, jusqu’à la vanité qui souille l’âme pour parer le front, le poète n’a rien omis. Il a su prêter à toutes ces voix gémissantes un accent de vérité qui éveille la compassion sans jamais exciter le dégoût. Certes, s’il y a au monde un sujet glissant et difficile, c’est celui du Minotaure. Pour marcher d’un pas ferme sur ce terrain, il faut éviter à la fois le cynisme et la pruderie ; M. Barbier a su passer entre ces deux écueils. Après avoir lu le Minotaure, il est impossible de ne pas se sentir saisi d’une sympathie profonde pour ces plaintes où la colère ose à peine se montrer. Le poète a merveilleusement concilié la franchise de la pensée et la pudeur de l’expression ; il a toujours dit ce qu’il voulait dire, sans restriction, sans pusillanimité ; mais il a trouvé pour les idées les plus hardies des paroles graves et chastes, qui forcent à l’attention les esprits les plus indifférents et les plus étroits. Qu’on ne dise pas qu’un pareil sujet n’est pas du ressort de la poésie ; qu’on ne dise pas que l’imagination ne peut, sans se flétrir, promener ses yeux sur les plaies hideuses de la société moderne ; il n’y a pas une face de la vérité qui ne soit pour l’imagination un thème glorieux ; toute la difficulté se réduit à interpréter dignement le thème dont le vulgaire détourne son regard. Quoique la tâche du poète se distingue nettement de la tâche du moraliste, il n’est pas défendu au poète de s’associer à la tâche qui n’est pas la sienne ; l’imagination, en appelant la sympathie publique sur les souffrances que la multitude accepte comme inguérissables, ne perd ni sa grandeur, ni sa pureté ; elle émeut, et l’émotion qu’elle produit vient en aide à l’enseignement dialectique. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour comprendre et pour admirer le Minotaure.
Les belles Collines d’Irlande expriment sévèrement, avec une tristesse pénétrante, ce qui se passe dans l’âme du paysan irlandais enlevé à son village natal, et forcé, pour ne pas mourir de faim, de labourer, d’arroser, de féconder de ses sueurs le champ d’autrui. Les premières stances sont graves, et le lecteur croirait volontiers que la plainte va tourner à la satire ; mais peu à peu le souvenir des belles collines d’Irlande donne à la pensée du pauvre paysan une sérénité pleine de grandeur ; en pleurant ses collines chéries, il cède au besoin de les chanter, de les peindre ; il en décrit la beauté avec tant de précision, tant de pureté, qu’il oublie un instant sa douleur dans l’admiration de la terre absente. Cette pièce est assurément une des plus belles de Lazare ; les développements sont traités avec une rare sobriété, et cette sobriété même ajoute à la pensée une valeur nouvelle. Comme il n’y a dans cette plainte mélancolique aucune parole inutile, chaque parole porte coup. La concision, ainsi comprise, n’a rien de commun avec la sécheresse, et n’appartient qu’à une habileté consommée. Pourquoi l’Irlande, qui joue aujourd’hui un rôle si important dans les affaires de la Grande-Bretagne, ne paraît-elle qu’une fois dans le recueil de M. Barbier ? Est-ce de la part du poète un oubli ou un artifice ? Si c’est un oubli, cet oubli, je l’avoue, s’explique difficilement ; si c’est un artifice, je crois que l’auteur s’est mépris sur les proportions qui conviennent à l’Irlande dans un poème sur la Grande-Bretagne ; car depuis quarante ans l’Irlande s’est réveillée plusieurs fois, et son sommeil même suffit pour effrayer l’Angleterre. Depuis le duc de Wellington jusqu’à lord Grey, depuis sir Robert Peel jusqu’à lord John Russell, il n’y a pas un homme d’État, à quoique opinion qu’il appartienne, qui ne s’inquiète de l’Irlande ; il n’y en a pas un qui ose prendre une décision de quelque gravité en ce qui touche l’Église, le droit criminel ou l’administration municipale, sans se demander si cette décision ne suscitera pas de nouveaux cœurs d’acier. Quelle que soit donc la perfection des Belles Collines d’Irlande, je pense que M. Barbier eût bien fait de ne pas s’en tenir à cette mélancolique élégie ; je pense qu’il aurait dû étudier ce thème sous plusieurs faces, et le représenter plus d’une fois, pour en bien démontrer toute la valeur.
La pièce sur Shakespeare n’a pas rempli mon attente ; pourtant je la trouve très belle. À quelle cause faut-il donc attribuer mon désappointement ? Jamais l’immortel auteur d’Hamlet et de Roméo n’a été loué en termes plus magnifiques ; jamais aucune parole humaine n’a célébré plus dignement l’inaltérable vérité empreinte dans les créations du poète anglais Mais je crois que cette pièce ne produit pas tout l’effet qu’elle pourrait produire, parce que l’auteur, en l’écrivant, n’a pas tenu compte de la place qu’il lui avait assignée. Si, au lieu de déplorer la cruelle nécessité qui ravit à la terre le grand poète aussi bien que l’homme inutile et justement ignoré, ce qui n’est pas un thème très neuf, il se fût contenté de rapprocher la grande image de Shakespeare et la société anglaise contemporaine, le génie universel qui nous a légué une si glorieuse famille et l’égoïsme cupide qui domine maintenant la patrie de Shakespeare, je suis sûr que la pièce eût été plus belle encore, parce qu’elle fût devenue plus vraie. Les Français ignorent généralement que Shakespeare n’est nulle part moins estimé, moins admiré, que dans sa patrie ; cet oubli injurieux, non pour le poète méconnu, mais pour l’ingrate multitude, offrait à M. Barbier l’occasion d’une colère grande et généreuse. Mais c’est à peine si cet oubli est indiqué dans la pièce dont je parle. Il y a deux ans, quand le duc de Wellington fut nommé chancelier d’Oxford, l’aristocratie anglaise se pressait dans l’enceinte de l’université pour entendre quelques fragments de Shakespeare traduits en vers grecs ; mais à Drury-Lane, à Covent-Garden, Othello et Macbeth paraissent bien rarement sur l’affiche : les drames bourgeois de Sheridan Knowles ont le pas sur Richard III et le Roi Lear. À Oxford, c’était un tour de force qui excitait la curiosité ; peut-être même la curiosité n’entrait-elle pour rien dans l’affluence des auditeurs, peut-être faut-il expliquer par le seul esprit de parti le nombre des personnes réunies pour assister à l’installation du duc de Wellington. D’ailleurs, les humanistes qui traduisent Shakespeare en vers grecs sont loin de représenter le goût des salons. Ils aiment Shakespeare comme ils aiment Sophocle, parce qu’ils ont lu et compris Shakespeare et Sophocle ; mais le beau monde préfère Sheridan Knowles à Shakespeare, comme il préfère une étoffe nouvelle à une étoffe du dernier siècle. Pour lui la valeur de Shakespeare n’est pas une question littéraire, mais une question de mode. C’est pourquoi je pense que M. Barbier eût bien fait d’abandonner la mortalité providentielle de Shakespeare et d’insister exclusivement sur l’ingratitude de sa patrie ; car ce n’est pas en élevant au poète de Stratford une statue de bronze de quatre-vingts pieds, et en construisant une taverne dans la tête de ce colosse, que l’Angleterre prouvera qu’elle ne manque pas de mémoire : un tel monument, si jamais il s’élève, et nous avons le droit de le craindre, ne révélera chez les souscripteurs qu’une puérile vanité.
La pièce sur Westminster me paraît très supérieure à la pièce sur Shakespeare, non que la forme soit plus précise et plus pure ; mais l’idée choisie par le poète est mieux définie, plus facile à embrasser et plus juste en elle-même. En effet, il n’y a pas un voyageur qui, en visitant l’abbaye de Westminster, n’ait demandé à voir le tombeau de Byron. Or, les cendres de Byron sont à quelques lieues de Newstead Abbey, dans une église de village, et quoique nous sachions, par le témoignage de Washington Irving, avec quel soin le colonel Wildman, aujourd’hui propriétaire de Newstead Abbey, a recueilli tout ce qui se rattache au souvenir de Byron, cette assurance n’excuse pas l’ingratitude de l’Angleterre envers le seul poète quelle puisse mettre à côté de Shakespeare et de Milton. La religion du colonel Wildman n’est pas la religion du pays. Que la naissance et la richesse obtiennent un tombeau sous les voûtes de Westminster, ce n’est pas là un sujet d’étonnement ; mais que le pays confie au ciseau de Chantrey l’image de James Watt, et que ce même pays ne trouve pas un penny pour élever une statue à Byron, pour recueillir ses cendres et les placer à côté de Newton ; que la société anglaise, qui a trouvé de l’or pour honorer la mémoire d’un illustre mécanicien, laisse passer sans les retenir les débris mortels d’un homme dont la gloire rayonne sur l’Europe entière, voilà ce qui est une honte, voilà ce que M. Barbier a bien fait de flétrir. Si l’idée mère de Westminster est juste et grande, le style de cette pièce n’a pas constamment toute la clarté désirable. Les plaintes exprimées directement par Byron, les apostrophes adressées par M. Barbier au pèlerin immortel, ont quelquefois besoin d’être étudiées à plusieurs reprises ; souvent il arrive que les images manquent d’analogie et rendent la pensée obscure.
La pièce du Pilote, adressée à William Pitt, n’a peut-être pas reçu tous les développements qu’elle méritait. Le rôle joué en Europe par le second fils de lord Chathamf a laissé des traces si profondes dans l’histoire qu’il y avait lieu, nous le croyons du moins, de retracer plus largement la personne et la conduite de cet homme singulier ; car William Pitt n’a vécu que pour la puissance ; il n’a jamais eu d’autre passion, d’autre désir, d’autre volonté que le gouvernement de son pays. Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a conçu, tous les actes de sa vie, conformes ou contraires au droit, ne se proposaient qu’un but unique, la gloire et la suprématie de l’Angleterre. Pour atteindre ce but, il n’a pas craint de prodiguer l’or de son pays et d’engager l’avenir ; il a soudoyé l’Europe et déchaîné contre la France, rivale de l’Angleterre, des armées aussitôt réunies que dispersées. Il est mort à la tâche ; mais a son lit de mort il n’a pas abjuré la pensée qui avait dominé toute sa vie : il s’accusait auprès de l’évêque de Winchester d’avoir négligé la prière ; mais il croyait sincèrement avoir accompli ses devoirs envers sa patrie. Certes, un homme de cette trempe, premier ministre à vingt-quatre ans, maître de son pays pendant plus de vingt ans, étranger à toutes les joies qui ne sont pas le pouvoir, mort pauvre, obligé de recommander ses nièces à la générosité publique après avoir régné sur l’Angleterre et sillonné l’Europe de sa volonté, est une figure digne d’étude. C’est pourquoi je regrette que M. Barbier se soit arrêté à la surface du sujet qu’il avait choisi. La pièce du Pilote est remplie d’énergie et de grandeur ; mais je crois qu’il eût été bon d’insister plus longuement sur la lutte de la volonté contre l’histoire : car non seulement la pensée de Pitt a été vaincue par la révolution française et par la réforme parlementaire de la Grande-Bretagne, mais sa défaite se poursuit encore aujourd’hui sous nos yeux. L’émancipation des catholiques d’Irlande et la réforme des corporations municipales sont autant de victoires remportées sur cette pensée obstinée. Il était naturel de rattacher à William Pitt toute l’histoire de la Grande-Bretagne depuis la rentrée des Bourbons en France. M. Barbier, en circonscrivant le champ de ses méditations, a réussi à produire une belle pièce ; mais il n’a pas mis en lumière toutes les richesses contenues dans le seul nom de Pitt ; il s’est exagéré l’importance de la sobriété.
La Lyre d’airain personnifie d’une façon poignante la misère laborieuse. Il est impossible d’exprimer plus clairement à quel prix l’industrie se développe, à quel prix l’homme triomphe des choses ; le dialogue du maître et de l’ouvrier, de la mère et des enfants, résume avec une évidence accablante l’une des plus graves questions soulevées depuis cinquante ans, la question des salaires. Ce n’est pas à la poésie qu’il appartient de résoudre une pareille question, mais il ne lui est pas défendu de la poser. Puisqu’elle s’adresse à l’imagination, et que son rôle est d’émouvoir la multitude, elle fait bien de présenter sous une forme populaire les idées qui ne sont pas encore généralement comprises, et qui ont besoin d’être discutées dans le sein des familles avant d’être écoutées à la tribune. Les académiciens et les collèges ne comprennent pas ainsi la tâche de la poésie ; mais le poète, pour exprimer sa pensée, ne doit s’inquiéter ni des académies ni des collèges. Sans empiéter sur le domaine de la science, il peut frapper l’intelligence de la foule par le tableau des souffrances que la réforme des lois est seule appelée à guérir. À Dieu ne plaise que je conseille jamais à personne de versifier la discussion des questions sociales ! Une pareille entreprise exciterait justement le dédain de la science et de la poésie ; mais le poète, sans oublier sa mission, qui est d’émouvoir, peut être pour la science un utile auxiliaire, et à ce titre, la Lyre d’airain mérite nos éloges. Quelquefois cependant il est arrivé à M. Barbier de méconnaître la limite qui sépare la description technique de la description poétique ; il a tenté de peindre les métiers et les machines, les chaudières et les soupapes, et je dois dire que cette peinture manque absolument de clarté. Ce qui est, pour les mécaniciens, erreur ou confusion, devient, pour les lecteurs ordinaires, une nuit impénétrable. S’il est permis à la poésie d’introduire dans ses tableaux le mouvement de l’industrie, c’est à la condition de négliger les détails pour ne montrer que les résultats généraux ; en violant cette condition, elle se condamne à la sécheresse ou à l’obscurité. Dans la Lyre d’airain, M. Barbier n’a pas su éviter le dernier de ces deux écueils ; toutefois, malgré cette tache, la pièce est assurément l’une des meilleures de Lazare, et les détails obscurs pourraient facilement être supprimés.
La dernière pièce du recueil, la Nature, est, à mon avis, la plus belle de toutes. Le poète, en présence de l’industrie, se demande ce que deviendra la Nature ; il s’inquiète et s’afflige, il craint que l’imagination, la rêverie, les passions et le bonheur ne succombent, et n’expient par leur anéantissement l’implacable succession de métamorphoses que la volonté humaine accomplit comme pour se jouer de la volonté divine ; c’est une noble et touchante inquiétude que M. Barbier a traduite avec une rare éloquence. Le cantique orgueilleux des défricheurs, la plainte du poète et la réponse de la Nature expriment très bien les relations de l’industrie et de l’imagination, les espérances et les craintes qui les divisent, et la raison qui doit un jour les réunir. Que l’industrie, exclusivement occupée à multiplier la valeur des choses par la transformation et le déplacement, proscrive les rêveurs comme inutiles, et n’assigne aucune limite à la puissance humaine, c’est, un préjugé facile à constater ; que les poètes redoutent l’industrie qu’ils n’ont pas étudiée et qui ne les comprend pas, c’est un fait non moins évident. Si ces craintes avaient besoin d’être réfutées, l’Angleterre elle-même, qui semble personnifier l’industrie, et dont toute la conduite, depuis les premiers voyages de Walter Raleigh, se réduit en apparence à des spéculations de comptoir, qui signe et déchire les traités pour agrandir ses ateliers, brûler sa houille et vendre son acier, l’Angleterre nous fournirait un argument victorieux. Car tandis qu’elle employait les séances de son parlement à discuter la concession des chemins de fer, la poésie anglaise continuait son œuvre avec autant d’éclat et de bonheur que dans l’enfance de l’industrie. Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme d’agrandir une de ses facultés au point d’étouffer toutes les autres. Qu’il se propose l’utilité, et que pour l’atteindre, il abaisse les montagnes et enferme les fleuves, il ne lui sera jamais donné d’accroître sa richesse sans appeler la science à son aide. Or, la science ne peut continuer à se développer sans ouvrir à l’imagination de nouvelles perspectives ; c’est-à-dire que l’industrie, la science et la poésie, qui représentent des facultés diverses, sont assurées de la même durée que ces facultés. Cette vérité que nous exprimons sous la forme dogmatique, M. Barbier l’a rendue dans un admirable dialogue.
Cependant, malgré toutes les belles pièces que j’ai distinguées dans Lazare, et le nombre de celles que je viens d’analyser équivaut à la moitié du poème, je ne puis m’empêcher de préférer le Pianto à Lazare. Les parties recommandables de ce dernier recueil peuvent se comparer au Pianto ; mais il manque au poème de Lazare un élément indispensable, un élément sans lequel il n’y a pas de véritable poème : cet élément, c’est l’unité. Pour que Lazare fût un poème et non pas un recueil, il eût fallu que M. Barbier réunît autour d’une pensée centrale toutes les pensées successives que nous avons essayé de caractériser ; il eût fallu, par exemple, que l’industrie gouvernât toutes ces pensées comme l’essieu gouverne les rayons d’une roue. M. Barbier, en négligeant de satisfaire à cette condition impérieuse, s’est privé certainement de la moitié du succès qu’il méritait. Les meilleures parties de Lazare n’ont pas été appréciées justement parce que la disposition de ces parties est, sinon arbitraire, du moins dépourvue de nécessité, parce que cette disposition pourrait être changée à l’insu du lecteur.
Il est probable que M. Barbier connaît aussi bien que nous toute l’importance de l’unité ; pourquoi donc a-t-il écrit un poème sans unité ? Je crois le savoir. En présence de toutes les pensées incomplètes qui se produisent, qui, faute de temps, viennent au monde borgnes ou boiteuses, l’auteur justement applaudi des Ïambes et du Pianto s’est exagéré l’utilité du loisir. Pour ne pas faillir comme ceux qui n’ont pas attendu l’heure de l’enfantement, il s’est imposé une trop longue attente. En possession d’une richesse dont personne ne connaît aussi bien la valeur que les hommes de science et d’imagination, maître du temps, libre de produire à son heure, il a laissé passer le moment fatal où il devait se décider à vouloir, et, ce moment une fois emporté dans l’abîme du passé, il n’a plus retrouvé que les pierres dispersées et rebelles du monument qu’il avait rêvé ; c’est à ces pierres qu’il a donné le nom de Lazare. Le temps manque au plus grand nombre des poètes, la volonté a manqué à M. Barbier ; c’est dans la combinaison de ces deux éléments que se trouve la gloire. Que M. Barbier parte pour l’Espagne ou pour les bords du Rhin, et qu’il prenne sa revanche.
XV. Eugène Sue.
Latréaumont.
Jusqu’ici M. Eugène Sue s’était proposé, dans ses romans, de démontrer, ou du moins de mettre en scène, le triomphe du mal. Atar-Gull, la Salamandre et la Vigie de Koat-Ven g sont, dans la pensée de l’auteur, autre chose que de simples romans, et viennent à l’appui du système qu’il a embrassé. Il est impossible de se méprendre sur les prétentions philosophiques de M. Eugène Sue, car il a pris soin de formuler dans de nombreuses préfaces ce qu’il veut démontrer. Si les principes qu’il croit avoir découverts, et qui lui semblent régir les sociétés humaines, ne sont pas nettement exposés dans les préfaces qui précèdent chacun de ses ouvrages, c’est, surtout à la diffusion, à la prolixité de son langage qu’il faut attribuer l’obscurité dont sa doctrine demeure enveloppée. Cependant, il est permis d’ajouter sans injustice, que M. Eugène Sue, chaque fois qu’il a voulu exposer ses principes, a prouvé qu’il n’avait jamais étudié les questions philosophiques au milieu desquelles il se fourvoie. Le public s’est montré plein d’indulgence pour l’auteur d’Atar-Gull et de la Salamandre, et n’a cherché dans les romans de M. Eugène Sue qu’une pure distraction. À l’exemple du public, la critique n’a pas semblé attacher grande importance aux préfaces pessimistes du romancier, et sans doute ses nombreuses et inutiles professions de foi seraient aujourd’hui effacées de toutes les mémoires, si l’auteur n’eût pris la peine de les rappeler et de les contredire dans les premières pages de son nouveau livre. Les lecteurs qui ont trouvé dans Atar-Gull, dans la Salamandre et dans la Vigie de Koat-Ven intérêt ou plaisir, n’ont pas songé à se demander si chacun de ces trois récits étayait ou ruinait les doctrines pessimistes de M. Eugène Sue ; mais il paraît que la réputation de romancier est loin de suffire au philosophe, et nous sommes dûment avertis par la préface de Latréaumont, que l’auteur, sans renoncer d’une façon irrévocable au système qu’il a professé jusqu’ici, croit cependant devoir suspendre ses hostilités contre les esprits candides qui confondent l’idée de bonheur et l’idée de vertu. À notre avis, cette déclaration n’est qu’une maladresse. Puisque les doctrines philosophiques de M. Eugène Sue avaient passé parfaitement inaperçues, l’auteur aurait dû se résigner au rôle modeste de romancier, et ne plus tenter d’enseigner la sagesse à ses contemporains. Le point important pour lui était d’écrire Latréaumont avec plus de simplicité, plus de correction que ses précédents ouvrages. Pourquoi faut-il qu’il ait méconnu sa nullité philosophique et réveillé malencontreusement le souvenir de ses préfaces lourdes et diffuses ? Le succès d’Atar-Gull, de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Ven a été ce qu’il devait être, il y avait dans ces trois récits de quoi émouvoir la foule, et la foule émue a battu des mains. La plupart des personnages étaient exagérés ; la farce, la bouffonnerie, la caricature s’y mariaient au mélodrame, et la critique sérieuse ne pouvait, sans oublier ses devoirs et sa mission, classer M. Sue parmi les représentants littéraires du roman. Mais comme l’auteur d’Atar-Gull semblait traiter la langue avec un dédain absolu, et sautait à pieds joints par-dessus toutes les lois du style, la critique s’est abstenue de protester contre les applaudissements prodigués à M. Sue. Elle a dû croire, elle a cru que l’auteur d’Atar-Gull se contenterait d’un succès de trois mois, et ne prétendrait pas à la durée. Aujourd’hui, cette illusion n’est plus possible ; il n’est plus permis d’ajouter foi à la modestie de l’auteur, et nous sommes forcé de le juger sévèrement, car la manière dont il parle de lui-même et de ses ouvrages éloigne toute pensée d’indulgence.
Pourquoi l’auteur, en écrivant Latréaumont, s’est-il abstenu de soutenir le triomphe du vice ? Pourquoi a-t-il modifié ses doctrines philosophiques ? La préface de son nouveau livre est loin de nous donner des renseignements complets sur ce sujet important. Nous savons seulement que M. Sue, à mesure qu’il expérimentait la vie, a vu les idées absolues, qu’il avait professées jusque-là, exposées à de nombreux démentis, et qu’il a fini par reconnaître ce qu’il appelle le néant des idées absolues. Malgré sa prédilection obstinée pour les thèses philosophiques, il ne paraît pas se douter de la différence qui sépare l’expérience de l’expérimentation, et confond, comme à plaisir, le langage des sciences physiques et celui des sciences sociales. Si nous relevons cette faute, qui semble, au premier aspect, toute vénielle, c’est qu’elle nous paraît de nature à expliquer clairement pourquoi M. Sue est si mal assuré de ses propres idées. Il est impossible, en effet, de faire quelque progrès dans une science quelconque sans avoir préalablement étudié la langue de cette science. Or, puisque M. Sue ignore complètement la langue philosophique, comment serait-il reçu à parler philosophie ? Le bégayement de sa parole n’est que l’écho du bégaiement de sa pensée. Obscur pour lui-même, comment serait-il clair pour le lecteur ?
Malheureusement, outre ses prétentions philosophiques, M. Sue affiche encore des prétentions historiques, il croit sincèrement avoir fait une découverte en exhumant des manuscrits de la bibliothèque royale la conspiration du chevalier de Rohan, décapité sur la place de la Bastille en 1674. À l’entendre, tous les historiens qui ont écrit sur le règne de Louis XIV se sont mépris sur le caractère de cette conspiration. Personne, avant l’auteur de Latréaumont, n’avait entrevu le mot de cette énigme. Latréaumont n’est pas seulement un roman, mais bien aussi et surtout un ouvrage historique de la plus grande nouveauté, destiné à mettre en lumière une découverte authentique, irrécusable, à compléter pour la postérité curieuse le récit du règne de Louis XIV. Cependant les six dernières pages du septième chapitre des mémoires du marquis de La Fareh contiennent de nombreux détails sur la conspiration du chevalier de Rohan. Tous les personnages mis en scène par M. Sue sont indiqués par le marquis de La Fare ; le caractère de ces personnages est nettement défini ; toute leur conduite est exposée avec précision. À quoi donc se réduit la découverte de l’auteur de Latréaumont ? En vérité, cette prétendue découverte est bien peu de chose, et je crois même qu’il est permis de la considérer comme nulle. M. Sue prétend que la conspiration du chevalier de Rohan était républicaine, et que les historiens ont ignoré le véritable caractère de cette conspiration ; à l’appui de cette assertion, il cite plusieurs fragments des statuts républicains rédigés en ◀latin▶ par l’un des agents de la conspiration, par un maître d’école hollandais. Mais ce maître d’école figure dans la conspiration comme agent et non comme acteur. À vrai dire, il n’est qu’un instrument passif dont tous les mouvements sont réglés par la volonté de Latréaumont. Or, de l’aveu de M. Sue, comme d’après le témoignage du marquis de La Fare, Latréaumont n’a jamais nourri de principes républicains. Il a trouvé sous sa main un homme savant, probe et crédule, capable d’un dévouement sans bornes aux idées républicaines, et, pour l’associer à ses projets, il lui a montré dans un prochain avenir l’établissement d’une république. Il avait besoin, pour obtenir les vaisseaux et l’argent de l’Espagne et de la Hollande, du nom d’un grand seigneur, et il a trouvé un cadet de famille ruiné, le chevalier de Rohan, qui a vendu son nom pour cent mille écus. Or, le chevalier de Rohan, en s’avilissant pour cent mille écus, ne songeait pas à fonder une république.
Il est probable que le public, habitué à ne voir, à ne chercher dans M. Eugène Sue qu’un romancier, oubliera ses prétentions historiques comme il a oublié ses prétentions philosophiques. Pour notre part, nous renonçons de grand cœur à prolonger cette discussion, et nous acceptons volontiers Latréaumont comme un roman. Un bon roman n’est pas chose si commune que la critique ait le droit de le dédaigner ; et puisque M. Sue, en commentant une série de romans historiques, semble promettre de s’amender et de traiter sérieusement, avec soin, avec patience, l’invention des personnages et des épisodes qu’il avait jusqu’ici traitée cavalièrement, nous étudierons son œuvre nouvelle avec toute l’attention que l’auteur ne craint pas de solliciter. Est-ce orgueil ou modestie de sa part ? peu nous importe. Il croit avoir fait un bon livre ; s’il se trompe, le public saura bien l’éclairer ; s’il a raison, si la bonne opinion qu’il a de lui-même ne trouve pas de contradicteurs, les applaudissements qu’il aura recueillis seront pour lui un utile encouragement.
Les personnages de Latréaumont ne sont pas nombreux, et cependant, à mesure qu’un de ces personnages entre en scène, le lecteur se sent saisi d’un mouvement d’impatience. Pourquoi ? C’est que chacun de ces personnages est annoncé comme un événement de la plus haute importance, et que la curiosité, d’abord vivement excitée, ne se trouvant pas satisfaite, provoque dans l’esprit du lecteur une sévérité inévitable. Pour juger impartialement les acteurs de cette tragédie singulière qui a passé presque inaperçue dans le récit du règne de Louis XIV, mais qui cependant, comme nous l’avons montré, n’a pas été omise dans les mémoires des contemporains, il faut consentir à oublier les préfaces interminables et innombrables qui servent comme de piqueurs à toutes les figures qui passent sous nos yeux. Nous nous résignons de bonne grâce à cet oubli, car nous voulons offrir à l’auteur de Latréaumont toutes les chances d’une épreuve loyale.
Or, nous avons vu avec regret le caractère de Louis XIV réduit à deux éléments fort simples assurément, et enregistrés par l’histoire, mais qui sont loin, à notre avis du moins, de composer le personnage entier. M. Sue ne voit dans Louis XIV que l’égoïsme et la brutalité. Il nous semble que ces deux vices ne suffisent pas à expliquer tous les événements accomplis en France et en Europe, par l’intervention de la France, depuis 1660 jusqu’en 1715. Que Louis XIV fût égoïste et brutal, qu’il fût puérilement jaloux de tous les hommes de sa cour, et qu’il traitât ses maîtresses comme une chose dévouée à ses plaisirs, nous ne songeons pas à le nier ; car, malgré les pompeux récits tracés par la main des courtisans, à l’appui des vices que M. Sue prête à Louis XIV les témoignages abondent. Cependant le roi gourmand, grossier, impérieux, n’est pas le roi de l’histoire, mais seulement le roi de Versailles et de Fontainebleau. La France et l’Europe, qui n’assistaient pas au petit lever de Louis XIV, qui n’étaient conviées ni à sa table, ni à son jeu, ni à ses parties de chasse, étaient forcées de voir en lui autre chose que l’égoïsme et la gourmandise. Le devoir du romancier, même en racontant des scènes où la politique ne joue pas le premier rôle, était de ne pas effacer, de ne pas rejeter dans l’ombre les qualités qui assurent à Louis XIV un rang si glorieux dans l’histoire. Quelles que soient les fautes commises par l’élève de Mazarin, quelles que soient les railleries qu’il ait méritées, par son ignorance et son entêtement, de la part de ses ministres et de ses ambassadeurs, il est impossible néanmoins de ne voir en lui qu’un homme vulgaire, et l’amour le plus passionné pour les institutions démocratiques n’excuserait pas une pareille injustice. Nous inclinons à penser que M. Sue, en traçant le portrait de Louis XIV, a cédé au désir de le présenter sous une face nouvelle, plutôt qu’à un sentiment de haine contre la monarchie absolue. À notre avis, le désir d’être nouveau l’a égaré bien loin de la vérité. Sans doute les mémoires du duc de Saint-Simon sont excellents à consulter en mainte occasion, mais il s’en faut de beaucoup que le témoignage de Saint-Simon soit à l’abri de tout soupçon. N’interroger, n’écouter que lui pour peindre Louis XIV, c’est se condamner à l’ignorance et souvent à l’injustice. M. Sue paraît avoir pris à tâche de renchérir sur Saint-Simon, car il a supprimé tous les traits avantageux du modèle pour ne garder que les traits misérables et grossiers. Aussi la critique la plus bienveillante est-elle forcée de déclarer que l’auteur de Latréaumont a complètement défiguré le personnage de Louis XIV en le mutilant.
Louis de Rohan n’est guère traité avec plus de justice. Insouciant, faible, sans volonté, il pouvait être généreux ; du moins l’histoire ne défendait pas de lui attribuer des mouvements de franchise et de bonté. Mais en dessinant ce personnage, M. Sue est revenu malgré lui à son ancienne prédilection pour le mal. Il n’a pas compris la nécessité de corriger la faiblesse par la bonté, et il a fait de Louis de Rohan un caractère plus odieux peut-être que celui de Louis XIV ; car l’égoïsme sans volonté, sans persévérance, se pardonne plus difficilement que l’égoïsme habitué à gouverner sa conduite avec prévoyance, avec suite. Je pense donc que le personnage de Louis de Rohan est conçu d’après une donnée fausse.
Latréaumont, à qui est confié le rôle le plus important, a le malheur d’être dessiné avec une vérité grossière. C’est ce qu’on appelle, en langage vulgaire, un sacripant, et une fois cette donnée acceptée, je ne puis contester que M. Sue ne l’ait mise en œuvre avec assez de vraisemblance. Toutefois je dois ajouter que ce personnage, quoique vrai en lui-même, n’a pas la vérité que réclame son rôle. En présence de vauriens de son espèce, il pourrait tout à son aise étaler ses maximes cyniques et professer librement le mépris du juste et de l’injuste ; mais placé entre Louis de Rohan et Van den Enden, il n’excite qu’un profond dégoût, et force le lecteur à se demander comment un homme faible, mais éclairé, et un homme crédule, mais intègre, peuvent ajouter foi aux paroles de Latréaumont. À coup sûr, si Latréaumont a trouvé moyen d’engager dans une conspiration absurde un prince de la maison de Rohan, s’il a réussi à faire, d’un savant justement vénéré, un instrument docile à toutes ses volontés, il n’a pas dû tenir le langage que lui prête M. Sue ; car s’il en était ainsi, Louis de Rohan et Van den Enden passeraient nécessairement pour deux enfants.
Van den Enden est une conception évidemment laborieuse, mais en même temps vulgaire. Je suis sûr que l’auteur, en dessinant ce personnage, s’est applaudi et félicité. Cependant j’ai peine à comprendre qu’un savant du premier ordre, lorsqu’il se mêle de conspirer ou du moins d’intervenir comme agent dans une conspiration, ne se croie pas obligé d’étudier le peuple et le pays qu’il veut, qu’il espère régénérer par une révolution. C’est là, si je ne m’abuse, une étrange invraisemblance. Bien que Van den Enden s’occupe à la fois de mathématiques, de philologie, de jurisprudence et de chimie, il est impossible qu’il n’éprouve pas le besoin de s’éclairer avant de s’engager dans un complot où il risque sa tête. Ses études, si ardentes et si multipliées qu’elles soient, ne justifient pas son imprévoyance.
Je ne dis rien du personnage d’Auguste des Préaux, qui soupire tendrement pour une femme digne de son amour, et qui joue sa tête avec une inconcevable étourderie.
La marquise de Vilars, dont la vertueuse résistance jette Auguste des Préaux dans la folle entreprise de Latréaumont, est à mon avis la meilleure figure du livre. Elle aime bien, et sait se faire bien aimer. Lorsqu’elle se résout à partager le sort de son amant, sa conduite paraît toute naturelle. Elle s’élève jusqu’à l’héroïsme sans renoncer à sa première simplicité.
Quant à Maurice d’O, fille d’honneur de la reine, qui se dévoue à la fortune de Louis de Rohan, je ne saurais ni l’aimer ni l’approuver ; car une femme ne peut aimer longtemps, sans s’avilir, un homme quelle méprise.
Quels que soient les défauts, les lacunes et les contradictions que présentent les personnages choisis ou créés par M. Suc, assurément il n’était pas impossible de construire, avec ces données imparfaites, une fable intéressante, animée, pareille, en un mot, aux précédents ouvrages de l’auteur ; car, malgré notre prédilection bien légitime pour les ouvrages d’un mérite vraiment littéraire, nous serions injuste si nous méconnaissions l’intérêt qui anime la Salamandre et la Vigie de Koat-Ven. Mais en écrivant Latréaumont, M. Sue a rompu brusquement avec ses habitudes. Au lieu d’entrer de plain-pied dans l’action qu’il veut raconter, il a cru devoir se condamner à une longue exposition. Préoccupé de sa tâche d’historien, il a presque oublié sa tâche de romancier. L’exposition de Latréaumont remplit tout le premier volume, et quoique chacun des renseignements contenus dans cette première moitié du livre ait par lui-même une véritable importance, cependant il est impossible de ne pas reconnaître que cette exposition n’est pas en proportion avec le drame proprement dit. Je dois ajouter que la lenteur et le nombre des moyens à l’aide desquels l’auteur prépare son récit ne sont pas les seuls défauts du premier volume. Non seulement, en effet, les personnages et les incidents se multiplient sans que l’action principale s’engage ou promette de s’engager, mais il n’y a aucune relation nécessaire entre les différents chapitres de ce premier volume. De vingt pages en vingt pages, le lecteur assiste au début d’une action nouvelle qui ne se continue pas ; il voit paraître de nouveaux personnages qui ne demeurent pas en scène. Le rapport de succession est perpétuellement substitué au rapport de génération. L’action, au lieu d’être préparée par cette énumération préliminaire d’incidents et de personnages, semble ajournée indéfiniment, et l’esprit impatient croit voir dans chaque nouveau chapitre la promesse d’un nouveau livre qui ne commence jamais. Certes, c’est là un défaut grave et qui ne se rencontrait pas dans les premiers ouvrages de M. Sue. Comment l’auteur, dont les débuts datent déjà de sept ans, est-il tombé dans cette singulière méprise ? comment est-il arrivé à confondre la succession et l’enchaînement ? Il est probable qu’il s’est exagéré la nécessité des préparations en raison directe de l’importance du sujet. Abordant l’histoire pour la première fois, il s’est cru obligé de prouver son érudition ; préoccupé de sa prétendue découverte, il s’est imposé comme un devoir de multiplier les preuves destinées à en démontrer l’authenticité. C’est là, si je ne m’abuse, l’origine de l’exposition interminable qui remplit le premier volume de Latréaumont. Pris en eux-mêmes, abstraction faite de l’action qui va suivre, et qu’ils devraient préparer, les différents chapitres de ce premier volume ne manquent certainement pas d’intérêt ; mais pour trouver quelque plaisir dans cette lecture, il est indispensable d’oublier que l’auteur nous a promis une tragédie ; car pour peu que l’esprit se souvienne de cette promesse, il arrive naturellement à s’interroger d’heure en heure, et chacune des questions qu’il s’adresse n’obtient d’autre réponse qu’un perpétuel désappointement.
L’exposition de Latréaumont se divise en trois parties. Je me sers du mot division, faute d’en trouver un qui traduise plus nettement ma pensée ; car, en vérité, il serait permis de placer la seconde partie avant la première, la troisième avant la seconde, sans que cette transposition nuisît à la chute du récit. Or, il est évident que là où les parties d’un tout ne sont pas ordonnées d’une façon nécessaire, le tout m’existe pas, et que, par conséquent, les parties elles-mêmes sont réduites à l’état de purs éléments et attendent, pour mériter le nom de parties, une organisation définitive. Que si cette distinction paraissait à M. Sue et aux lecteurs de Latréaumont plus subtile que vraie, je prierais l’auteur et les lecteurs de vouloir bien descendre en eux-mêmes et se demander à quelles conditions un récit quelconque leur paraît doué de vie ; je m’assure qu’après quelques minutes de réflexion, ils arriveraient à la conclusion que j’énonce.
Après ces réserves, nous pouvons sans danger employer le langage ordinaire. Donc, dans la première partie, nous voyons Latréaumont chez Van den Enden. Le contraste de ces deux figures est heureusement marqué. Peut-être cependant eut-il mieux valu dessiner plus sobrement la famille de Van den Enden. Quoique la femme et la fille du savant hollandais reparaissent dans le second volume, il n’était pas nécessaire d’insister sur le caractère de Clara Van den Enden, ni de nous la montrer suppléant son père dans l’enseignement de la politique. Tous ces détails absorbent sans profit l’attention du lecteur et le tiennent sur le qui-vive. En voyant se dessiner toute la famille de Van den Enden, l’esprit se demande naturellement si le drame promis va se concentrer dans cette famille. Quant à Latréaumont, il dépasse les limites de l’insolence permise au plus hardi vaurien ; il traite Van den Enden avec une grossièreté qui devrait lui fermer la porte de son hôte ; il professe et déduit la théorie de sa fainéantise, de sa gloutonnerie, de sa prodigalité, avec un cynisme révoltant. Ce que Latréaumont dit de lui-même, l’auteur pourrait le dire. Mais un tel personnage, qui s’explique si franchement, s’expose à de nombreuses mésaventures et ne peut duper personne.
La seconde partie de l’exposition se passe à Fontainebleau. Le chevalier Louis de Rohan paraît enfin sur la scène ; mais ce nouveau personnage, sans qui l’action tout entière du livre deviendrait impossible, ne pressent pas le rôle qui lui est réservé, et le lecteur, en le voyant agir, demeure dans la même ignorance. Aussi cette seconde partie n’est guère plus utile que la première. Nous voyons l’ouvrir devant nous l’intérieur de la cour. Nos yeux se promènent de la marquise de Montespan à la duchesse de La Vallière, de madame de Noailles à M. de Villarceaux ; mais rien ne présage la tragédie qui doit éclater cinq ans plus tard. Les acteurs de Fontainebleau ont l’air de poser devant nous dans l’unique dessein de nous initier aux misères et aux souffrances de la grandeur. Ils continuent leur vie habituelle, mais ne tendent vers aucun but déterminé. Plus tard, il est vrai, le souvenir des paroles échangées à Fontainebleau expliquera clairement la conduite de Louis de Rohan ; mais jusqu’au moment où le grand veneur se décide à la trahison, toute cette seconde partie demeure obscure et inutile.
La troisième partie, qui se passe à Eudrevillc, en Normandie, a le même défaut que les deux premières. Auguste des Préaux et son père, la marquise de Vilars et son mari, sont dessinés avec bonheur, et remplissent, à mon avis, les meilleurs chapitres du livre. Mais à quoi bon peindre minutieusement la tendresse austère du père pour son fils, la tendresse respectueuse de la marquise pour son mari ? Chacun de ces tableaux nous distrait d’Amsterdam et de Fontainebleau, et nous offre une nouvelle promesse pour nous conduire à un nouveau désappointement. Les amours d’Auguste des Préaux et de la marquise de Vilars, le dévouement filial de la marquise pour son mari, le départ désespéré d’Auguste nous emportent bien loin de Latréaumont, de Van den Enden et du chevalier de Rohan. C’est un troisième livre qui commence, et qui ne s’achèvera pas plus que les deux premiers. Cette triple conception et ce triple avortement sont si évidents, qu’ils n’ont pas échappé au regard de l’auteur ; car M. Sue, dans la préface de Latréaumont, réclame l’indulgence du lecteur pour ce qu’il appelle les innombrables perspectives de son exposition.
Le drame si longuement et si laborieusement préparé par M. Sue se noue et se dénoue avec une simplicité qui peut convenir à l’histoire, mais qui, à coup sûr, ne convient pas au roman. Sans exiger, en effet, de l’auteur de Latréaumont, qu’il construisît sur les données de l’histoire un imbroglio à l’espagnole, le lecteur avait le droit d’espérer que la catastrophe ne serait pas imminente et prévue dès les premières pages. Or, dès que M. Sue a terminé la revue de ses personnages, dès qu’il se décide à les mettre aux prises, il n’est plus possible de conserver le doute le plus léger, de nourrir la plus faible espérance. Chacun des acteurs marche à la mort sans qu’aucun incident, aucune passion retarde la catastrophe. Latréaumont traîne Louis de Rohan au supplice comme une victime prédestinée ; à vrai dire, il n’y a pas de lutte engagée entre le grand seigneur disgracié et le soldat de fortune. Aussi le lecteur le moins clairvoyant, le plus étranger à l’histoire de Louis XIV, prévoit l’inévitable dénouement de cette tragédie. L’absence de toute incertitude équivaut évidemment à la négation même de la poésie. Réduit à ces mesquines proportions, le récit de la conspiration n’est plus qu’un procès-verbal, et ne peut légitimement prétendre au titre de poème ou de roman. C’est tout simplement une série de chapitres qui s’appellent l’un l’autre et n’excitent aucune curiosité. Cependant je ne puis me refuser à reconnaître que M. Sue a traité la seconde moitié de son livre avec un soin remarquable, dont jusqu’ici il n’avait pas donné d’exemple. Quoique le drame proprement dit, conçu selon les lois poétiques, demeure perpétuellement à l’état d’embryon, les éléments dramatiques sont triés avec soin. Si le drame n’est pas fait, du moins les matériaux ne manquent pas, et l’auteur les a rassemblés, sinon combinés, avec une louable vigilance. La rencontre de Latréaumont et de Louis de Rohan dans la forêt de Fontainebleau est présentée avec habileté. La rivalité du grand veneur et de M. de Villarceaux, de la grande meute et des chiens du cabinet, est peut-être exposée avec prolixité ; mais les détails, quoique trop multipliés, sont ingénieusement mis en scène et ne provoquent pas d’impatience. Quant à la subite intervention de Maurice d’O, je ne saurais l’approuver ; c’est tout au plus si je puis accepter la blessure faite à Louis de Rohan par le cerf aux abois, comme pour donner à Latréaumont l’occasion de mériter la reconnaissance du chevalier.
À peine l’action s’est-elle ainsi nouée, à peine Latréaumont a-t-il saisi sa proie, que le récit fait une halte inexplicable. Pour le lecteur, il n’y a aucune incertitude sur l’issue du complot ; mais l’auteur paraît prendre plaisir à éloigner indéfiniment ce qui est prévu. La retraite de Louis de Rohan à Saint-Mandé, ses entretiens avec Maurice et avec Latréaumont, son désespoir, son repentir, ses projets de réforme et de bonheur, ses larmes, ses promesses, et sa misérable frayeur devant les menaces et les railleries de son complice, encadrés autrement, c’est-à-dire précédés et suivis de chapitres engendrés l’un de l’autre, et non juxtaposés sans aucune raison nécessaire, offriraient assurément un touchant tableau. Placé entre une femme qui l’aime et un démon qui l’entraîne au fond de l’abîme, entre Maurice, qui lui sacrifie son honneur, qui lui offre sa fortune, et Latréaumont, qui l’a ruiné afin de pouvoir acheter son nom, Louis de Rohan pouvait devenir un personnage vraiment tragique. Mais, pour opérer cette transformation, il fallait ne pas promener l’attention du lecteur de Saint-Mandé à Eudreville, d’Eudreville à Versailles ; car ce continuel éparpillement de la pensée fatigue l’esprit, et n’éveille aucune sympathie. La tendresse de Maurice s’exprime avec effusion, mais souvent d’une façon vulgaire. Le lecteur reconnaît avec surprise dans les paroles prononcées par une fille d’honneur de la reine, plusieurs phrases qui ont acquis sur les théâtres du boulevard une célébrité proverbiale. Quant aux railleries de Latréaumont, quant aux menaces qu’il adresse au chevalier tremblant, elles surpassent en cynisme, en effronterie, les tirades récitées par Frédérick Lemaître dans le plus populaire de ses rôles.
Nous quittons bientôt Saint-Mandé pour retourner à Eudreville. Le marquis de Vilars est mort ; Auguste des Préaux, toujours amoureux de Louise, se prépare à l’épouser. La marquise a promis à son mari mourant de rester veuve pendant deux ans ; et ce serment, qui retarde le mariage d’Auguste et de Louise, donne à Latréaumont le temps de rappeler à son neveu, au chevalier des Préaux, la promesse imprudente qu’il a reçue. Marié à Louise, peut-être le chevalier des Préaux eut il renoncé à conspirer ; car le bonheur éteint facilement le goût des aventures. Le terme fixé par Louise change la destinée d’Auguste ; et Latréaumont, avec deux ou trois tirades sur l’honneur et la loyauté, ressaisit son autorité sur son neveu. Dès que Louise connaît l’engagement pris par Auguste, elle n’hésite pas à entrer dans la conspiration, avec l’unique espérance de partager le sort du chevalier des Préaux.
L’arrestation de Latréaumont par Brissac, sa résistance désespérée, sa mort, nous amènent rapidement aux dernières scènes du livre, à la Bastille, à l’échafaud. Je ne dis rien de l’interrogatoire subi par Latréaumont pendant son agonie. Je passe sous silence l’inutile torture à l’aide de laquelle la justice essaye d’obtenir des aveux ; mais je ne puis omettre les hautaines railleries du patient. Je ne pense pas que ces paroles servent à dessiner le caractère de Latréaumont, et je suis sûr qu’elles exciteront un dégoût universel. Il n’y a là rien de tragique, rien qui émeuve, qui effraye ; c’est tout simplement une grimace sanglante. Sans doute les derniers moments de Latréaumont méritaient d’être racontés, mais il fallait mettre dans ce récit plus de mesure et de choix.
Arrivé au terme de sa tâche, l’auteur, comme saisi d’une subite défaillance, abandonne la forme narrative, et divise l’interrogatoire et la mort des conjurés en plusieurs dialogues. Pourquoi ? Rien ne motive ce changement. M. Sue avait déjà pris ce parti malencontreux dans la Vigie de Koat-Ven ; mais il aurait dû recueillir les voix et ne pas renouveler une faute généralement blâmée. Cette multiple agonie, partagée en chapitres dialogues, soulève le cœur, et n’ajoute rien à la vraisemblance du récit. L’auteur a pris la peine de transcrire, d’après les pièces du procès, tous les cris poussés par chacun des patients pendant les épreuves successives de la torture. À mon avis, c’est une triste manière de comprendre et de peindre la vérité. Je ne crois pas qu’il se trouve un seul lecteur capable de s’intéresser à ce catalogue d’exclamations. Les réponses des accusés aux juges-commissaires chargés d’instruire le procès suffisaient amplement à prouver la réalité historique du dénouement. Mais ces réponses, malgré leur importance, devaient être résumées plutôt que transcrites. L’auteur, en insistant sur tous les détails de cet interrogatoire, a cru, sans doute, donner à son livre un caractère d’authenticité irrécusable ; je pense qu’il s’est trompé ! Personne ne songe à contester la mort du chevalier de Rohan et de ses complices, ni les causes qui l’ont amenée ; la transcription de l’interrogatoire se propose donc de réfuter des doutes imaginaires.
L’entretien de Louis XIV avec. Louvois et Colbert, avant l’exécution, est empreint d’une cruauté froide, et appelle la haine sur la tête du roi sans exciter aucune sympathie en faveur de Louis de Rohan. Quel que fût l’égoïsme de Louis XIV, je ne puis voir dans cet entretien une scène historique ; je n’y vois qu’un pamphlet très inutile.
Trois épisodes de Latréaumont méritent un blâme spécial, car ces trois épisodes sont à la fois inutiles et traités avec une grande prétention. Le premier est l’entretien des filles d’honneur de la reine ; le second, la chasse à courre de Fontainebleau ; et le troisième, le duel de Latréaumont et de Châteauvillain au cabaret des Trois Cuillers. Quand ces trois épisodes seraient entièrement supprimés, non seulement l’action principale n’y perdrait rien, mais elle deviendrait, par cette élimination, plus simple et plus digne. M. Sue, pour expliquer la subite colère de Louis XIV contre le chevalier de Rohan, suppose que le roi, placé dans une logette séparée de la chambre des filles d’honneur par une mince cloison, écoute leurs mutuelles confidences, et entend, de la bouche même de Maurice, l’éloge amoureux de Louis de Rohan. L’égoïsme orgueilleux du roi ne peut se résigner à cette humiliation ; pour se venger d’une jeune fille qui a osé dire à ses compagnes : Louis de Rohan est plus beau, plus élégant dans sa toilette, plus habile à manier un cheval que le roi de France, il forme le projet de témoigner publiquement au grand veneur son mécontentement et sa colère. Après avoir ordonné à Louis de Rohan de préparer la chasse à courre, il commande à M. de Villarceaux de lancer le cerf avec la meute des chiens du cabinet. Louis de Rohan, indigné de cette injustice, renonce à la charge de grand veneur et quitte la cour. Ainsi la disgrâce de Louis de Rohan et le complot insensé dans lequel il se laisse entraîner par sa haine contre Louis XIV, ont pour cause première un babillage de jeunes filles. Non seulement cette explication me semble mesquine, mais l’entretien des filles d’honneur manque d’élégance et de finesse, et se prolonge au-delà de toute mesure. L’auteur se complaît dans le récit de ces puériles confidences comme s’il oubliait entièrement le sujet principal de son livre. Avant d’arriver aux paroles prononcées par Maurice, qui vont changer la destinée du grand veneur, le lecteur est obligé de subir des causeries sans fin et qui n’ont aucun rapport direct ou indirect avec les personnages engagés dans l’action. Cet inconvénient, très grave assurément, passerait peut-être inaperçu, si le ton du dialogue avait de la grâce et de l’élévation ; mais, en vérité, les filles d’honneur de la reine parlent entre elles comme des caillettes de province, et n’ont pas l’air d’avoir vécu dans la cour la plus élégante de l’Europe. Elles causent lourdement, s’expriment en termes vulgaires et ne mettent dans leurs propos ni vivacité, ni jeunesse. L’action gagnerait beaucoup à se dégager de ce dialogue diffus.
Le second épisode que je blâme non moins sévèrement, celui de la chasse à courre, présente un défaut assez rare jusqu’ici dans les livres de M. Sue ; il est empreint d’un remarquable pédantisme. L’auteur semble prendre à tâche de prouver qu’il connaît à fond l’art de la vénerie ; et, pour arriver à cette démonstration, il accumule dans vingt pages tous les termes techniques que sa mémoire peut lui fournir. Dans la peinture de la vie maritime, il n’avait pas fait parade de son érudition ; sans se refuser au plaisir de nommer les agrès d’un vaisseau, il avait traité son lecteur avec ménagement, avec, politesse. Dans le tableau de la chasse à courre il n’a pas su garder la même mesure. Il a exposé en vrai professeur de vénerie la division des enceintes, la différence du cerf dix cors, et du cerf dix cors jeunement, toutes choses fort bonnes à connaître assurément, mais qui ne sont pas à leur place dans Latréaumont. Tous ces détails, tous ces hors-d’œuvre, ralentissent le récit et provoquent l’impatience. S’il prenait fantaisie au lecteur de s’instruire dans l’art de la vénerie, ce n’est pas dans un roman qu’il irait chercher cet enseignement. Il a donc le droit de se lâcher ou du moins de sourire dédaigneusement, lorsque M. Sue, à propos d’une chasse à courre, déploie un luxe d’érudition parfaitement inutile. Je veux croire que l’auteur de Latréaumont n’a pas appris la vénerie dans les livres, et qu’il a lui-même mis en pratique les savants et excellents préceptes qu’il expose dans le texte et dans les notes de son roman ; j’irai même, si l’on veut, jusqu’à espérer qu’il ne se tromperait pas de trois mois sur l’âge d’un cerf en interrogeant les fumées du gibier. Je lui fais belle part, et je le tiens pour un maître consommé. Mais toute cette érudition théorique et pratique n’ajoute rien à l’intérêt du récit. Si le lecteur consent à suivre Louis de Rohan dans une chasse, c’est avec l’unique espérance de voir se dessiner le personnage du chevalier ; or, tous les préceptes de la vénerie ne lui apprennent rien sur ce qu’il désire savoir. M. Sue, en traitant avec de nombreux développements de l’âge et des mœurs du gibier, n’a pas réussi à contenter les chasseurs de profession qui, sans doute, lui reprocheront plus d’une lacune, et j’ai l’assurance qu’il n’a pas conquis un disciple à l’art savant de la vénerie. Plus d’un lecteur ignorant verra dans cette érudition empressée le symptôme d’une étude récente, et se demandera si l’auteur n’a pas fait un extrait de ses lectures pour graver dans sa mémoire les préceptes qu’il n’avait pas eu l’occasion de pratiquer. Nous serons plus généreux ou plus crédule ; mais nous avouerons franchement que l’érudition de M. Sue n’a réussi ni à nous instruire, ni à nous amuser.
Le duel de Latréaumont et du marquis de Châteauvillain, dans le cabaret des Trois Cuillers, donne lieu à des remarques semblables. L’auteur, en racontant les chances diverses du combat, oublie qu’il ne parle pas devant les élèves d’une salle d’armes ; il décrit les coups de tierce et de quarte, les engagements d’épée, les demi-cercles, les temps de prime et de seconde, avec une précision très louable assurément, mais parfaitement inutile. Ce reproche n’est pas le seul que je doive adresser au duel de Latréaumont et de Châteauvillain. Lors même, en effet, que l’auteur, docile aux lois du goût, se fût abstenu de prodiguer les termes techniques dans le récit de ce combat, le lecteur aurait encore le droit de demander à M. Sue à quoi sert ce duel. Si querelleur que soit Latréaumont, il n’est guère probable qu’il aille jouer sa vie pour lire trois lignes de la Gazette de Hollande. Au moment de partager avec Louis de Rohan l’or promis aux conjurés, quand il touche au but de ses vœux, ira-t-il au-devant d’un coup d’épée pour lire, avant personne, les trois lignes qu’il attend ? Cette gazette, qui joue un si grand rôle dans le roman de M. Sue, pouvait très bien arriver entre les mains de Latréaumont sans coûter une goutte de sang ; d’ailleurs, en la demandant pour la vingtième fois, le chef de la conspiration commet une imprudence inexplicable. Il excite l’attention, tandis qu’il devrait éviter tout ce qui peut appeler les regards sur lui.
Je ne saurais non plus accepter comme un personnage utile le convive de Latréaumont, l’avocat Nazelles, dont j’ai négligé de parler jusqu’ici, parce qu’en effet cette figure joue, dans l’action, le rôle de la mouche du coche. M. Sue me répondra que Nazelles dénonce Latréaumont et Louis de Rohan ; mais cette réponse est loin de me satisfaire, car la police de Louis XIV suffisait amplement à découvrir le complot. D’ailleurs, les motifs qui décident Nazelles à trahir le secret de Latréaumont ne conviennent qu’au mélodrame. Nazelles, en effet, s’est mis en pension dans l’école de Van den Enden pour faire plus librement la cour à Clara, qui supplée son père dans ses leçons. Si Clara consentait à lui céder, il n’écrirait pas à Louvois, il ne lui révélerait pas le nom des conjurés. S’il parle, c’est pour se venger, c’est pour châtier la résistance dédaigneuse de Clara ; c’est qu’il espère l’envelopper dans la ruine de Van den Enden, l’un des conjurés. Dans la pensée de M. Sue, Nazelles est donc un ressort utile ; mais l’action pouvait très bien se passer de ce ressort, et l’absence de Nazelles n’eût laissé aucune lacune. Cette ignoble trahison, toutes ces têtes livrées au bourreau pour punir l’orgueilleuse vertu d’une jeune fille, font tache dans le récit, et compliquent tristement la marche de la tragédie.
Puisque M. Sue se propose d’écrire une série de romans historiques empruntés à la France, nous croyons utile de lui dire franchement qu’il s’est trompe eu écrivant Latréaumont. La nouvelle série qu’il commence lui impose des conditions qu’il paraît ignorer. Nous sommes loin de lui conseiller l’imitation, car nous ne croyons pas que l’imitation la plus habile, la plus patiente, puisse jamais produire une œuvre vivante ; nous ne lui dirons pas de relire Ivanhoé ou les Puritains d’Écosse, car ces modèles si justement admirés du roman historique veulent être étudiés, et non copiés. Mais nous appellerons son attention sur le vrai caractère de l’histoire et des personnages historiques. Dès que l’écrivain aborde la biographie d’une nation, dès qu’il cherche dans cette biographie les éléments d’un poème ou d’un roman, il ne peut, sans manquer au dessein qu’il a conçu, bannir de la scène la nation à laquelle appartiennent les personnages de son poème ou de son roman. Or, dans Latréaumont, la nation proprement dite ne paraît pas une seule fois. Tous les incidents du drame se préparent et s’accomplissent sans que la nation intervienne comme acteur ou comme témoin. Latréaumont n’est donc pas un roman historique ; car toutes les fois que la nation est absente, l’histoire disparaît et fait place à l’anecdote. Il est possible de trouver dans une seule famille le sujet de plusieurs tragédies ; mais si la nation ne prend aucune part directe ou indirecte aux malheurs de cette famille, les tragédies ou les romans dont cette famille aura fourni le sujet ne seront pas historiques. Pour encadrer le roman dans l’histoire, quelques rapides lectures ne suffisent pas. Il ne s’agit pas en effet d’accumuler à la hâte, à propos du personnage principal, une masse de documents connus au inconnus, mais bien de parler de tous les épisodes qui se rattachent au sujet, de tous les acteurs subalternes qui ont hâté ou ralenti la marche de l’action, en parfaite connaissance de cause, c’est-à-dire après s’être familiarisé avec ces épisodes, avec ces acteurs, par des lectures nombreuses, lentes, sagement choisies, et interprétées à loisir par la réflexion. Or, il est évident que M. Sue n’a satisfait à aucune de ces conditions. Les acteurs de son roman portent des noms historiques, mais l’histoire ne joue aucun rôle dans son ouvrage ; car ni Louis XIV, ni Louvois, ni Colbert, ne sont présentés d’une façon sérieuse. Quoique la nation, sous Louis XIV, différât singulièrement de la génération à laquelle nous appartenons, cependant il est impossible que la disgrâce, la conjuration et la mort de Louis de Rohan n’aient pas produit une impression profonde sur la France du xviie siècle. M. Sue nous devait compte de cette impression, Eh bien, tout se passe dans Latréaumont comme si la France était muette, comme si la nation se réduisait aux conspirateurs qui ont joué leur tête, aux juges qui les condamnent.
Pour donner à son livre une couleur historique, M. Sue a multiplié les fragments biographiques. Ainsi, avant de mettre en scène Louis de Rohan, il s’est cru obligé de nous donner une notice tout à la fois très prolixe et très incomplète sur Henri de Rohan, avec qui le cardinal de Richelieu fit plusieurs fois la paix. Cette notice, démesurément longue, puisqu’elle est inutile, ne dispensera pas les lecteurs qui voudront connaître Henri de Rohan d’étudier attentivement les guerres de religion du règne de Louis XIII. Elle n’explique pas un seul trait du caractère de Louis de Rohan, et par conséquent n’ajoute rien à l’intérêt du livre. Sans doute le lecteur qui n’aurait jamais entendu parler du guerrier habile et hardi devant qui plia plusieurs fois la volonté de Richelieu, aurait peine à comprendre comment l’Espagne et la Hollande ont pu traiter avec Louis de Rohan ; mais, pour mettre le lecteur au courant du passé, il n’était pas nécessaire de rédiger ou de transcrire une notice biographique. Quelques phrases pleines et concises suffisaient amplement. Cette substitution de la biographie à l’histoire est si fort du goût de M. Sue, qu’il s’est donné le plaisir de rédiger une notice sur la plupart de ses personnages. Il a cru nécessaire de nous raconter les travaux et la vie de Van den Enden avant de l’introduire devant nous. Latréaumont, Auguste des Préaux et la marquise de Vilars ont été annoncés par le même procédé. Ainsi conçu, le roman historique manque évidemment d’animation et d’unité. Ce perpétuel éparpillement de la pensée convertit en une lecture fastidieuse, ou du moins très monotone, un récit qui devrait être nourri d’émotions.
À quelle cause faut-il attribuer ce défaut ? Je ne crois pas qu’il soit possible de conserver un doute à cet égard. Il est évident que M. Sue, en substituant la biographie à l’histoire, a cédé à un instinct de paresse. Habitué à de faciles succès, il n’a pas eu le courage de consulter les sources qu’il devait connaître avant de se mettre à l’œuvre ; puis, une fois l’œuvre commencée, il a feuilleté à la hâte quelques livres choisis presque au hasard, et il a pris pour nouveau ce qui n’était nouveau que pour lui. Il nous a présenté comme renseignements importants et généralement ignorés, des anecdotes, des idées et des faits qui sont entrés depuis longtemps dans le domaine public. Cette erreur était inévitable. La science incomplète et recueillie à la hâte doit toujours produire chez l’écrivain cette enfantine illusion. Plus éclairé, il serait sobre dans ses leçons et ne parlerait du passé qu’avec réserve ; à demi instruit des choses et des hommes qu’il veut peindre, il exagère à son insu la valeur et la nouveauté des idées qu’il expose.
Quant au style de Latréaumont, bien qu’il vise à l’élégance, à la pureté, il n’est vraiment ni plus élégant ni plus pur que le style des précédents ouvrages de l’auteur. Les mots sont souvent détournés de leur sens naturel, ou même pris à contresens. Quelquefois M. Sue applique au passé une expression qui n’a jamais signifié qu’une pensée contemporaine de la parole. Ainsi, par exemple, il lui arrive de dire, en parlant d’un personnage de son livre : Il était apparemment généreux, au lieu de : Il était généreux en apparence. Ce contresens se représente plus de trente fois. Souvent même, j’ai regret à le dire, M. Sue commet des fautes prévues et corrigées expressément dans les traités destinés aux écoles primaires ; il ne se refuse ni les femmes prêtes à pleurer, ni les femmes prêtes à s’évanouir. Assurément, il y aurait de l’enfantillage à insister sur ces fautes grammaticales ; mais nous sommes forcé de les indiquer, car si la grammaire ne contient pas le style tout entier, du moins elle expose les lois sans lesquelles il n’y a pas de style possible. La correction ne peut dissimuler ni l’absence de la pensée, ni la pauvreté de l’imagination ; mais elle ajoute constamment à la clarté de la pensée, à la richesse de l’imagination.
M. Sue déclare, dans la préface de Latréaumont, qu’il croit avoir fait une œuvre sérieuse ; la critique, en le prenant au mot, est obligée de se montrer sérieuse à son tour. Elle oublie volontiers les précédents romans de l’auteur, qui sont plutôt des ébauches que des œuvres ; mais elle ne peut voir dans Latréaumont un livre d’une valeur vraiment littéraire. En examinant successivement tous les éléments de ce livre, en discutant le choix et l’ordonnance de ces éléments, elle fait preuve d’impartialité. Mais, bien qu’elle désire encourager la conversion de M. Sue, bien qu’elle ait hâte de le compter parmi les écrivains et de le rayer de la liste des improvisateurs, il ne lui est pas permis cependant d’accepter l’intention pour l’action. M. Sue a voulu faire un livre sérieux, il ne l’a pas fait. Tout en lui tenant compte du louable dessein qu’il avait conçu, nous ne pouvons nous dispenser de l’éclairer sur les fautes qu’il a commises. Il ne peut mettre en doute la loyauté de nos reproches ; s’il veut bien descendre en lui-même, interroger sa conscience, il reconnaîtra qu’il a été jusqu’ici récompensé au-delà de ses mérites, et qu’il n’a rien fait encore pour obtenir une renommée de quelque durée. Si l’auteur d’Atar-Gull et de la Salamandre, de la Vigie de Koat-Ven et de Latréaumont avait dès à présent sa place marquée parmi les premiers noms de l’art contemporain, le public serait coupable d’une grande injustice. C’est à l’étude, c’est au travail qu’appartient légitimement la renommée ; le devoir de M. Sue est donc de mériter par l’étude, par le travail, l’approbation et les suffrages de ses juges.
XVI. Edgar Quinet.
Napoléon.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XIII.]
XVII. Chateaubriand.
À l’âge où la plupart des hommes se reposent, M. de Chateaubriandi se remet à la tâche, comme s’il avait sa gloire à faire et son nom à fonder. Tout en écrivant ses mémoires, qui seront, nous le croyons sans peine, le plus beau et le plus durable de tous les monuments qu’il a élevés, il se délasse de lui-même et des souvenirs de sa vie en traduisant Milton ; et à propos de Milton il se met à feuilleter l’histoire entière de la littérature anglaise. C’est tenter d’un seul coup deux hardies entreprises, et pour notre part, quelle que soit notre admiration pour le talent et l’activité littéraire de M. de Chateaubriand, nous n’avons pas pu nous défendre d’une défiance douloureuse en le voyant poser et résoudre, comme en se jouant, deux problèmes si graves et si difficiles. Nous n’avons jamais cru à l’improvisation, et ce n’est pas sans étonnement que nous avons lu dans les journaux dévoués à l’illustre poète, qu’il avait traduit le Paradis perdu et résumé l’histoire de la littérature anglaise dans l’espace de dix-huit mois. À moins que l’auteur, au milieu de sa vie politique, n’ait trouvé moyen de lire et de relire les historiens, les philosophes et les poètes de la Grande-Bretagne, ce qui nous paraît douteux, il est évident qu’il n’était pas préparé à la tâche qu’il s’est proposée ; ce n’est pas en quelques mois qu’il aura pu, je ne dis pas étudier, mais seulement apercevoir les questions innombrables dont se compose l’histoire de la littérature anglaise. J’admets qu’il ait pu, s’il sait l’anglais, traduire en six mois le Paradis perdu ; mais je n’admettrai jamais qu’un an lui ait suffi pour lire, pour comparer, pour juger tous les monuments littéraires de la Grande-Bretagne, depuis la conquête normande jusqu’à nos jours, c’est-à-dire toutes les pensées exprimées par une grande nation dans l’espace de sept cent soixante-dix ans. Énoncer la question c’est affirmer en même temps que M. de Chateaubriand ne l’a pas résolue, et ne pouvait pas la résoudre. Eût-il été laborieux comme Leibnizj, il ne lui était pas donné d’accomplir, dans l’espace d’une année, un travail qui touche à tant de points, et dont les seuls matériaux ne peuvent être rassemblés par l’intelligence la plus active et la plus pénétrante, dans un temps si court.
C’est donc, et nous ne voulons pas le cacher, avec une curiosité mêlée de crainte, que nous avons ouvert les nouveaux volumes de M. de Chateaubriand. Nous n’aimons pas les tours de force et nous pensons qu’ils ne portent profit à personne. Mais comme nous avons la certitude que le courage littéraire n’est pas moins rare que le courage politique, comme nous prévoyons que la presse française s’abstiendra de juger franchement les volumes que nous avons sous les yeux, nous agrandirons volontairement notre tâche, et nous essayerons de juger l’homme tout entier, je veux dire l’écrivain, depuis ses débuts jusqu’à son avènement, depuis ses premières luttes, jusqu’à sa gloire paisible et acceptée, afin que notre opinion sur la copie de Milton et sur l’histoire de la littérature anglaise, quelque sévère qu’elle soit, ne puisse passer aux yeux de personne pour une boutade étourdie.
Et d’abord qu’est-ce que le Génie du christianisme ? Moins que personne nous sommes disposé à contester le succès éclatant obtenu par cet ouvrage. La popularité rapide acquise au nom de l’auteur est un fait tellement public, si profondément gravé dans toute l’histoire du Consulat et de l’Empire que, pour le nier, il faudrait se résoudre à nier la lumière. Mais le succès, qui absout aux yeux de la foule, n’absout pas aux yeux de la réflexion. Or, si l’on se demande sérieusement à quelle forme de la pensée appartient le Génie du christianisme, il est fort difficile de trouver une réponse satisfaisante. La philosophie, la théologie ou l’histoire n’ont pas grand-chose à voir dans cette succession ingénieuse, élégante et variée de tableaux et de rêveries. Il est vrai que le titre ne promet pas beaucoup plus qu’une amplification de rhétorique touchant la religion chrétienne. Mais on aimera à voir le titre démenti ou dépassé ; on aimerait à voir l’auteur agrandir le sujet qu’il a choisi, ou plutôt reconnaître que le sujet choisi n’a par lui-même aucune valeur réelle, et que, pour établir le mérite poétique du christianisme, pour démontrer l’action de la loi nouvelle sur toutes les formes de la fantaisie, il faut entrer profondément dans la question religieuse, et si bien éclairer les prémisses philosophiques, environner d’une évidence si radieuse la donnée chrétienne, que le mérite poétique de cette donnée se déduise comme une conséquence invincible et nécessaire. M. de Chateaubriand a compris autrement le Génie du christianisme : il a écrit douze cents pages pour éviter la question qu’il avait posée. Il a négligé volontairement le problème philosophique, le problème du sentiment religieux formulé dans la foi chrétienne, et s’est abstenu de traiter sérieusement le problème littéraire. La première faute devait naturellement amener la seconde ; en morcelant la démonstration littéraire, l’auteur s’est conduit avec une logique rigoureuse ; puisqu’il n’avait pas pris la peine d’étudier et d’enseigner comment et pourquoi la nouvelle formule religieuse est supérieure à celles qui l’ont précédée, il était tout simple qu’il n’apportât pas dans la seconde partie de son sujet plus de soin et de dévouement. Il a voulu faire un livre amusant, un livre capable d’apprivoiser, de séduire au christianisme les intelligences les plus indifférentes, et on ne peut pas dire qu’il ait complètement échoué. Mais s’il se fût trouvé parmi les femmes du Consulat un esprit de la trempe de madame Du Deffandk, le livre de M. de Chateaubriand eût été qualifié plus sévèrement que l’Esprit des lois ; il aurait pu s’appeler sans injustice les Agréments de la religion chrétienne. Car, en vérité, ni l’histoire, ni la philosophie, ni l’art envisagé dans ses expressions diverses, ne trouvent leur compte dans le Génie du christianisme. C’est un livre écrit pour les femmes oisives, pour les jeunes gens qui partagent leur vie entre le jeu, l’escrime et l’équitation ; pour les esprits sérieux qui font de la lecture autre chose qu’une distraction, c’est une nourriture appauvrie, un fruit sans saveur, une plante épuisée, une poussière inutile. Mais cette poussière est éclatante et dorée, elle reluit au soleil et amuse les yeux. Le livre ne signifie rien, mais l’écrivain fait preuve d’une rare habileté. Il n’a jamais la netteté philosophique ou la ferveur chrétienne, mais il a toujours et partout l’abondance et la beauté poétique. C’est un parleur qui pense rarement, mais il parle très bien, et l’auditoire oublie en l’écoutant que l’image est égoïste et n’enveloppe qu’une idée grêle et à peine saisissable.
Cela est si vrai qu’Atala et René dominent de bien haut toutes les pages de ce livre si applaudi. Tous les hommes compétents s’accordent à regarder comme médiocres l’érudition et la sagacité de l’auteur ; ils ne lui attribuent pas une connaissance bien profonde de l’antiquité grecque et ◀latine▶, des Pères de l’Église, des littératures de l’Europe moderne, ni surtout un amour bien courageux pour l’analyse poussée à ses dernières limites ; mais ils ne peuvent contester la valeur pittoresque de son langage ; ils ne peuvent lire sans admiration Atala et René.
Quoique Atala soit plus populaire que René, je trouve cependant que le premier de ces deux épisodes est fort inférieur au second. Je conçois très bien et je m’explique facilement la prédilection de la foule pour les amours de Chactas. Mais en acceptant cette prédilection comme un fait irrécusable, je ne renonce pas à ma préférence que je crois fondée. Il y a dans Atala des teintes crues, des tons criards qui plaisent à la multitude, mais que le goût réprouve, et qui ne se retrouvent pas dans René. D’ailleurs, qu’on ne l’oublie pas, la poésie descriptive tient le premier rang dans Atala ; dans René, le poème entier repose sur l’analyse de l’âme humaine. Or, une fois réduite à ces termes, la comparaison ne permet pas le doute. Quand M. de Chateaubriand n’aurait écrit que René, il compterait encore parmi les premiers écrivains de la France.
Certes, il y a dans les Martyrs, comme dans Atala, comme dans René, un remarquable talent d’écrivain ; mais il faut bien le dire, et le cacher serait une lâcheté véritable, c’est un livre mortellement ennuyeux. Plus d’une page de ce poème prétendu rappelle heureusement les périodes les plus pures et les plus harmonieuses de Fénelon ; l’auteur a retrouvé, pour peindre la Grèce et l’Italie, la langue majestueuse et savante du xviie siècle. Il a mérité plus d’une fois l’épithète d’irréprochable ; il a ramassé les plis de son style avec une chasteté persévérante. Mais il eût mieux valu qu’il se montrât moins vertueux et qu’il risquât la faute pour atteindre la nouveauté. Quel que soit le mérite phraséologique des Martyrs, c’est, avant tout et surtout, un poème inanimé, un récit mort, et dont les personnages n’ont jamais vécu. Homère et Virgile, la Bible et les Pères de l’Église sont habilement pillés par M. de Chateaubriand ; mais ce pillage, si habile qu’il soit, ne saurait fonder une propriété légitime, ni surtout une propriété glorieuse. Car ces dépouilles éclatantes, ces confuses richesses auraient besoin, pour s’ordonner, de subir d’abord une transformation impérieuse ; tous ces fragments de javelots et de boucliers, de casques et d’armures demandent à devenir lingots, avant de servir à fondre une statue. Dans les Martyrs, nous n’avons ni lingots, ni statue ; chacun des fragments dérobés à l’antiquité hébraïque, grecque ou ◀latine▶, se dénonce et trahit son origine.
Lors même que les Martyrs seraient un poème énergique et vivant, lors même qu’Eudore et Cymodocée ne seraient pas calqués sur l’Énée de Virgile, sur la Nausicaa d’Homère, la démonstration n’aurait aucune valeur décisive ; entre le livre didactique et le livre poétique, on ne pourrait établir la relation du corollaire au théorème ; car la question n’est pas posée en termes équitables. Pour prouver la supériorité poétique du christianisme, il ne fallait pas opposer l’imitation d’Homère et de Virgile à l’imitation de David et de saint Jérôme, mais laisser à leur place ces athlètes vigoureux et engager la lutte sans imiter personne. Je ne révoque pas en doute la richesse poétique du christianisme ; Dante et Milton, le Tasse et Klopstock sont là pour proclamer les trésors enfouis dans les traditions hébraïques. Pour continuer la démonstration commencée par ces illustres aïeux, il fallait suivre leurs traces et inventer à leur exemple dans le cercle des idées chrétiennes ; copier patiemment l’Iliade et l’Énéide, c’était courir au-devant d’un danger inévitable, c’était se condamner à la tâche d’un rhéteur.
Assurément nous ne croyons pas que la première condition imposée au génie poétique soit, comme le répètent à l’envi quelques hommes frivoles à qui l’ignorance ne permet pas même l’oubli, de considérer, comme non avenus, tous les monuments de l’intelligence antérieurs au moyen âge. Nous pensons que tous les âges de la vie humaine ont une valeur digne d’étude et féconde en enseignements ; nous sommes convaincu sans retour que l’originalité la plus puissante a toujours beaucoup à gagner dans l’intime contemplation des monuments antiques. Mais, à nos yeux, la création vraie, la création durable, celle qui marque un moment déterminé dans l’histoire de l’intelligence, est séparée de l’imitation par un intervalle immense. La mémoire et [‘imagination sont, à coup sûr, unies entre elles par une étroite parenté ; mais il est impossible de confondre le soldat qui commence l’apprentissage des armes avec celui qui a gagné ses épaulettes sur le champ de bataille. Le génie le plus hardi relève à la fois de l’invention et de la tradition, de l’avenir et du passé. Méconnaître l’une de ces deux lois, c’est ne comprendre qu’une moitié de la poésie. Cependant celui qui invente sans se souvenir a par lui-même une plus grande valeur que celui qui se souvient sans inventer. Le poème de l’inventeur qui dédaigne la tradition peut offrir une moindre perfection de détails ; mais il a sur le poème auquel la tradition seule a présidé une supériorité incontestable, celle de la volonté. M. de Chateaubriand, en composant les Martyrs, n’a fait que juxtaposer l’expression de trois traditions diverses, David, Homère et Virgile. Comme il était facile de le pressentir, il imite en raison inverse de l’éloignement ; il est plus virgilien qu’homérique et plus homérique que biblique. Il écrit pour démontrer la supériorité poétique du christianisme, et met dans son style une coquetterie presque toujours païenne. Si le combat qu’il a livré était un combat suprême, si la guerre était close, si l’intelligence n’avait pas le privilège de réveiller éternellement les questions endormies, il serait permis d’affirmer sans injustice que les Martyrs réfutent le Génie du christianisme, il serait permis de voir dans l’antiquité païenne un climat plus favorable que le ciel chrétien au développement des facultés poétiques.
Heureusement la guerre n’est pas close et, dès demain, elle peut se ranimer. La cause compromise par M. de Chateaubriand n’est pas une cause perdue. Le tribunal et le barreau sont tout prêts à recommencer les débats et les plaidoiries ; un nouvel Homère, un nouveau Moïse pourraient seuls traiter dignement la question ; mais, pour être par eux-mêmes des hommes vraiment nouveaux et vraiment grands, il leur faudrait s’abstenir sévèrement d’imiter Moïse ou Homère. Peut-être, à l’époque où nous vivons, serait-il impossible de tenter sans puérilité une épopée païenne ; car l’épopée n’a pas, comme l’ode et le drame, la faculté de se renfermer dans l’expression des passions solitaires ou militantes ; elle ne peut se dispenser de s’associer au génie d’un lieu et d’une nation ; et l’Europe moderne étant donnée comme auditoire au poète épique, peut-être serait-il sage de concevoir l’épopée dans le cercle de la tradition chrétienne qui régit l’Europe moderne. Mais nos doutes ne proscrivent pas la tentative d’une épopée païenne.
M. de Chateaubriand, en écrivant les Martyrs, a laissé la question entière, et quoique la druidesse Velléda nous semble une digne sœur d’Atala et de René, nous pensons que les Martyrs, dans l’ordre poétique, signifient encore moins que le Génie du christianisme dans l’ordre philosophique. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem, destiné selon l’auteur à expliquer le poème des Martyrs, à familiariser le lecteur avec les différents climats, les différents paysages qui servent d’encadrement à l’action épique, est loin assurément de réaliser la promesse de M. de Chateaubriand. C’est un livre d’une lecture fatigante, qui n’apprend rien ou presque rien, mais qui accuse chez le narrateur un singulier désir de briller à tout prix. Pour rencontrer les pages vraies, poétiques, animées qui appartiennent au voyageur, il faut subir l’innombrable catalogue de tous les livres que l’auteur a feuilletés, ou dont il a seulement lu les titres. Lors même que ce pompeux étalage serait justifié par une érudition réelle, nous serions encore forcé de reprocher à l’auteur le bruit et la poussière qu’il nous inflige à tout propos au milieu du récit de son voyage. Si l’on retranchait de l’Itinéraire toutes les citations parasites, toutes les dissertations inutiles, tous les hors-d’œuvre paléographiques et archéologiques, il resterait à peine deux cents pages. Vraiment, ce n’est pas la peine de parcourir la Grèce et la Judée pour éplucher les rayons de nos bibliothèques. Cette laborieuse besogne dont je ne veux pas contester absolument l’opportunité, peut très bien s’achever dans les murs de Paris ; mais, ici comme en Judée, l’entassement des textes n’a rien à voir avec l’érudition vraie ; là-bas comme ici, énumérer n’est pas conclure. Si M. de Chateaubriand, au lieu de jouer à l’Académie des inscriptions, se fût sérieusement occupé à regarder le pays qu’il avait sous les yeux, les Martyrs vivraient et l’Itinéraire serait un voyage. Mais le poème et le voyage sont également inanimés, c’est-à-dire également infidèles au titre qu’ils portent. Si M. de Chateaubriand dans les Martyrs n’a tracé que des peintures virgiliennes, homériques ou bibliques et n’a rien inventé excepté Velléda, c’est qu’à Jérusalem, comme à Paris, il tenait, avant tout, à paraître savant. Voir et raconter, se souvenir et peindre librement lui semblaient une tâche mesquine ; c’est pourquoi, en écrivant son voyage et son poème il n’a jamais, ou presque jamais, mérité le nom de voyageur ou de poète. Dans l’Itinéraire comme dans les Martyrs, il a trouvé des pages admirables ; mais malgré la magnificence de plusieurs descriptions, malgré les amusantes hâbleries de plusieurs épisodes, je ne puis me résoudre à voir dans l’Itinéraire un livre sérieux. Je pardonnerais volontiers à M. de Chateaubriand de brûler avec l’amorce de ses pistolets la moustache de douze janissaires, s’il consentait à nous raconter ce qu’il a vu ; mais je ne puis lui pardonner d’avoir fait tant de chemin pour nous dire si peu de chose.
L’Essai historique sur les révolutions, où les belles pages sont rares, réimprimé sous la Restauration pour imposer silence aux récriminations calomnieuses, révèle chez l’écrivain de vingt-sept ans le goût d’érudition hâtive que M. de Chateaubriand devait garder toute sa vie. Je pense que l’auteur a bien fait de réimprimer en 1826 un livre composé en 1796 et de se montrer tout entier sans craindre les accusations d’inconséquence ; mais je suis loin de souscrire aux éloges complaisants qu’il se décerne dans les notes. Je suis loin d’admirer comme une révélation de génie mathématique les équations inintelligibles où il représente la démocratie, la théocratie et la monarchie par des lettres algébriques. Ces puérilités n’ont pas même le mérite de l’invention ; car, longtemps avant M. de Chateaubriand, la morale avait été soumise à l’arithmétique et à l’algèbre. Or, ce qui est parfaitement ridicule dans la discussion des droits et des devoirs humains, n’est pas, que je sache, plus digne de respect dans la discussion politique.
Sans doute l’Essai historique atteste chez le jeune écrivain une grande variété de lectures ; mais cette variété indéfinie m’afflige plus encore qu’elle ne m’étonne. Toutes les citations dont les chapitres sont criblés signifient plutôt la fièvre que la réflexion. Cette ardeur de tout savoir, de tout embrasser est bonne tout au plus comme une excitation au travail ; mais si elle persévère elle s’oppose directement à l’étude. Non seulement, et tout le monde le comprendra sans peine, c’est la dernière des méthodes, mais c’est le renversement de toute logique, l’abolition formelle de toute pensée scientifique. S’il est nécessaire pour éclairer profondément une question, quelle qu’elle soit, de connaître toutes les questions diverses auxquelles elle se rattache, il n’est pas moins nécessaire assurément de renoncer à l’encyclopédisme dès qu’on veut entamer la démonstration d’un point déterminé. Hormis l’Intelligence divine, nulle intelligence ne peut savoir et enseigner qu’à la condition d’ignorer et de taire les vérités qui n’appartiennent pas directement au sujet de l’étude et de la leçon. C’est pourquoi l’Essai historique en visant à l’omniscience, n’a pas même touché le but annoncé sur la première page. Le seul mérite réel que je reconnaisse dans ce livre c’est le sentiment et la peinture du malheur. Il y a dans la pauvreté rêveuse, dans l’isolement du génie une émotion que les lectures les plus désordonnées ne réussissent pas à étouffer. Cette émotion, M. de Chateaubriand l’a traduite avec une grande vérité. Dans les promenades solitaires de l’émigré, dans le tableau des rues brumeuses de Londres, on trouve le germe de René.
Les Natchez, dont M. de Chateaubriand avait détaché plusieurs descriptions qu’il a placées dans le Génie du christianisme, et même les deux épisodes d’Atala et de René, espèce de pantologie américaine où l’auteur avait entassé l’histoire naturelle, l’histoire politique, le tableau des mœurs et du climat, dégagés de toutes les richesses confuses que le poète a distribuées dans un ordre meilleur, et ramenés aux proportions de l’épopée, sont assurément un livre digne d’attention et d’étude, puisque nous devons y chercher le point de départ de l’illustre écrivain. La dissemblance des deux moitiés de ce poème qui commence dans le monde virgilien et s’achève dans le monde du roman, produit sur le lecteur une impression douloureuse, et cette impression, quand la lecture est achevée, se transforme en véritable colère. Si M. de Chateaubriand est sincère dans la préface des Natchez, si la première moitié de ce poème ressemblait d’abord à la seconde, nous sommes tenté de maudire le caprice littéraire qui nous a gâté ce livre. En effet, excepté la moisson de la folle avoine et la lutte rieuse de Mila et d’Outougamiz, excepté la gracieuse figure de cette naïade américaine, toute la première partie des Natchez est une caricature déplorable, une affligeante parodie de l’épopée antique. Les incroyables efforts de l’auteur pour décrire les grenadiers et les dragons dans la langue des traditions homériques ressemblent à une gageure contre le bon sens. La figure même de Céluta, quoique bien posée d’abord, ne se meut pas librement au milieu des évolutions stratégiques de cette menteuse épopée. Outougamiz, malgré sa vérité, intéresse médiocrement. René seul produit quelques émotions fugitives ; mais le mari de Céluta est bien loin de l’amant d’Amélie. Quant à Chactas, c’est à mon avis, le plus entêté parodiste qui se puisse rencontrer. La cour de Versailles et le salon de Ninon de l’Enclos sont travestis dans le récit du Sachem avec un courage imperturbable ; mais ce courage éveille plutôt l’impatience que le sourire. Il est impossible de concevoir comment Chactas, parlant à René, ne se résigne pas à nommer les choses et les hommes par leur nom. Ce perpétuel logogriphe rebute l’admiration la plus complaisante. Peindre l’Amérique dans le style d’Homère est assurément très inutile et très ridicule ; peindre la France dans le style des Sachems ne me semble pas moins digne de risée. Cette lutte assidue de la forme et de la pensée, de la langue et des personnages, imprime au poème entier un caractère maladif. Nous sommes heureux que le temps ait manqué à M. de Chateaubriand pour achever la métamorphose qu’il avait projetée. Si le temps ne lui eût pas manqué, il ne resterait rien des Natchez.
Tel qu’il est, ce livre offre des personnages nouveaux qui ne demandent qu’à vivre sous le ciel où ils sont nés, mais qui, après avoir fatigué leurs poumons dans l’atmosphère homérique, ne retrouvent qu’avec peine leur première vigueur au milieu de l’air natal. C’est une belle occasion perdue ; car les Natchez écrits simplement auraient pu être bien supérieurs aux Martyrs.
Les Études historiques se divisent en trois parties bien distinctes : les discours sur la chute de l’empire romain, l’analyse de l’histoire de France et enfin la préface. Les discours sont un bel exercice de parole, une amplification harmonieuse, un compromis ingénieux et disert entre la science désintéressée de Gibbon et l’indignation éloquente des Pères de l’Église ; mais cette introduction pourrait aussi bien convenir à l’Espagne ou à l’Italie qu’à la France. C’est un portique splendide et inutile. L’analyse de l’histoire de France est plutôt un programme qu’un résumé. L’auteur s’amuse à mettre sous les dates d’une table chronologique des pensées qui ne touchent pas aux faits. Il n’abrège pas même à la manière de Velleius et il conclut comme s’il était Montesquieu. Les fragments ont la même valeur que les discours et sont écrits d’un style ample et majestueux ; mais je doute qu’une histoire ainsi faite conciliât la science et l’art, qui sont les éléments indispensables d’une véritable histoire : les fragments révèlent un art égoïste. La préface des Études est assurément un morceau très remarquable, si l’on n’envisage que le plaisir purement littéraire ; mais après le premier éblouissement produit par l’infinie variété des hommes et des choses qui passent devant nos yeux, si nous cherchons à deviner la pensée qui préside à ce panorama, nous sommes forcé de reconnaître que l’auteur s’est proposé de nommer tout le monde ; il a voulu prouver qu’il sympathise de cœur et d’intelligence avec les espérances, avec les idées les plus nouvelles ; sa préface, loin d’être une démonstration, n’est qu’un dénombrement.
Cette rapide expression de notre pensée soulèvera peut-être bien des colères, bien des récriminations et cependant nous avons l’assurance que notre opinion n’est pas une opinion salutaire. Nous ne sommes pas seul à juger M. de Chateaubriand comme nous le jugeons, mais nous sommes seul à parler de lui franchement, sans réserve, sans ménagement, comme s’il ne vivait plus à l’heure où nous parlons. Il y a dans la gloire de cet illustre écrivain quelque chose de singulier que plusieurs entrevoient et que personne n’ose dire. Le secret de cette renommée retentissante n’est à mes yeux qu’une innocente supercherie, et pour la révéler il ne faut qu’un sincère amour de l’indépendance. M. de Chateaubriand, pair, ambassadeur et ministre, avait persuadé à ses lecteurs qu’il était grand homme d’État, qu’il faisait de la poésie à ses heures perdues et la foule s’étonnait de cette universalité de génie ; M. de Chateaubriand auteur du Génie du christianisme, des Martyrs et de l’Itinéraire, avait persuadé aux législateurs du Luxembourg, aux ambassadeurs de l’Europe et aux rois de la Restauration, qu’il était avant tout et surtout homme de poésie et d’éloquence et que, par la beauté de sa parole, il dominait les chambres et la diplomatie. L’homme d’État et l’écrivain s’agrandissaient mutuellement et ne permettaient pas à la multitude de les séparer l’un de l’autre ; envisagés individuellement, l’homme d’État et l’écrivain redescendent à des proportions beaucoup moins merveilleuses. Nous ne trouvons plus dans M. de Chateaubriand qu’un lecteur de beaux discours, un écrivain de premier ordre, mais dont le nom vivra plus longtemps que les ouvrages ; l’auteur de plusieurs centaines de pages admirables qui, dans toute sa vie, n’a pas écrit un beau livre ; car René, dans le Génie du christianisme, et Velléda, dans les Martyrs, sont comme un chêne dans une bruyère immense.
L’Essai sur la littérature anglaise justifie malheureusement toutes nos craintes et je pourrais presque dire toutes nos prévisions. La lecture attentive du titre de ces deux volumes suffit en effet pour révéler assez nettement tout le désordre, toute l’indécision des études de M. de Chateaubriand sur la littérature anglaise. Comme si le sujet n’était pas assez vaste par lui-même, l’auteur essaye de l’agrandir, que dis-je ? d’enfermer dans le cercle de la littérature anglaise l’universalité de l’histoire et de la philosophie ; car, si je ne me trompe, le génie des hommes, des temps et des révolutions n’équivaut pas à moins que cela. Cette fois-ci encore, M. de Chateaubriand a sacrifié l’être au paraître. Malgré son voyage de Grèce, il n’a pas su profiter du distique de Solon. Or, le conseil du législateur athénien n’est pas moins utile dans l’ordre littéraire que dans l’ordre moral ou politique. Dans son ardeur d’encyclopédisme, dans son ambition inapaisable, M. de Chateaubriand a parlé de tout à peu près, de lui-même très longuement et à tout propos, mais fort, peu du sujet de son livre, c’est-à-dire de la littérature anglaise. J’estime comme de beaux morceaux plusieurs fragments des Mémoires de l’illustre écrivain ; mais ces fragments, quelques beaux qu’ils soient, ne sont pas à leur place et ne peuvent combler les lacunes immenses et innombrables de l’Essai. Je comprends très bien que M. de Chateaubriand se console en parlant de lui-même et oublie dans le spectacle de sa biographie embellie et poétisée toutes les grandeurs qu’il a perdues, la pairie qu’il a résignée, le pouvoir qu’il aimait et qu’il ne pourra jamais ressaisir. Qu’il se compose à son usage une galerie éclatante de toutes les illustrations qu’il a coudoyées depuis son entrée dans les carrosses de Louis XVI jusqu’à son entrée au conseil de Louis XVIII, c’est une noble manière de tromper ses ennuis ; mais il fallait avoir le courage d’avouer hautement cet impérieux égoïsme.
Si M. de Chateaubriand attribue à sa plume la même importance qu’à l’épée de Napoléon, qu’il ne rougisse pas de le dire, qu’il renonce à une modestie pusillanime. S’il croit avoir joué un rôle du premier ordre dans le drame européen, s’il croit avoir pesé dans les destinées de la France depuis quarante ans, qu’il le dise clairement. Car le reproche d’aveuglement et de jactance vaut mieux que le reproche de coquetterie mondaine et de fausse abnégation. Si M. de Chateaubriand n’a vu dans la littérature anglaise qu’un prétexte ingénieux pour parler de lui-même, nous le plaignons sincèrement ; nous pardonnons à tous les hommes que la gloire a touchés du doigt de s’estimer très haut, pourvu qu’ils osent le dire ; mais nous ne saurions pardonner à l’écrivain le plus renommé de se réfugier derrière Shakespeare et Milton pour respirer plus à l’aise l’odeur de l’encens qu’il a lui-même allumé, et de se servir de ces deux grandes ombres comme d’un bouclier contre ses contemporains. Si M. de Chateaubriand est vraiment saisi de pitié à l’aspect des vanités jalouses qui divisent notre littérature, il n’a besoin ni de Milton ni de Shakespeare pour exprimer franchement sa pensée, pour appeler par leurs noms les personnages de cette vivante comédie.
Il y aurait plus que de l’injustice, il y aurait de la cruauté à chercher dans les deux volumes de M. de Chateaubriand un essai sur la littérature anglaise. Il est hors de doute qu’il n’a pas eu le temps ni la volonté, je ne dis pas de remplir, mais seulement d’arrêter le programme d’un pareil travail. Aussi m’abstiendrai-je de le chicaner sur le désordre et la confusion de son livre. Il n’y a pas un chapitre qui ait une place nécessaire. Hormis les grandes divisions chronologiques qui appartiennent à David Hume aussi bien qu’à Samuel Johnson, tout marche à l’aventure et ressemble plutôt à des notes éparses qu’à l’ébauche d’un livre. Que si, prenant ces deux volumes pour ce qu’ils sont, pour une réunion de pages involontaire et fortuite, nous essayons d’analyser les chapitres les plus développés, notre étonnement redouble, et notre impatience ne sait quel nom donner à cette armée sans chef et sans discipline.
Shakespeare et Milton, qui occupent le tiers à peu près de l’Essai sur la littérature anglaise, sont loin d’être appréciés, malgré l’étendue matérielle des chapitres qu’ils remplissent. M. de Châteaubriand applique à ces deux grands hommes la méthode qu’il a si souvent et si malheureusement mise en pratique, la méthode de l’universalité. À propos du théâtre anglais sous Élisabeth et Jacques Ier, il tente l’esquisse générale de l’Europe au xvie siècle. Il déduit le génie dramatique de Shakespeare des hommes et des choses que Shakespeare n’a jamais connus ; il place le poète au centre d’un panorama impossible non seulement pour l’auteur d’Hamlet, mais pour François Bacon, pour Sully, pour les diplomates les plus éclairés, pour les plus savants hommes d’État du xvie siècle. Il construit a posteriori une rêverie ou plutôt une vision historique, et s’amuse à renverser sur le papier tous les noms compris entre le berceau et le tombeau de Shakespeare. Il s’accuse d’avoir mal jugé autrefois l’auteur de Roméo et de Richard III ; mais il se trompe s’il croit avoir fait amende honorable en disant que Michel-Ange attendait pour mourir la naissance de Shakespeare, et en terminant une série de louanges vulgaires par cet axiome incomparable et vraiment neuf : écrire est un art. Sur ce dernier point, nous sommes absolument de l’avis de M. de Chateaubriand ; mais nous ne comprenons guère pourquoi ce précepte souverain se trouve encadré entre Shakespeare et Michel-Ange. Des vérités d’un ordre si élevé sont bien partout, c’est-à-dire partout inutiles.
Milton fournit à M. de Chateaubriand l’occasion de coudre à de nombreux fragments de ses Mémoires plusieurs pensées qui ont déjà figuré dans les Quatre Stuarts et qui possèdent tous les genres de mérite, hormis le mérite littéraire. Le récent travail de sir Egerton Brydges sur le même sujet, avec moins de prétentions, a beaucoup plus de valeur ; car si le dernier éditeur de Milton, en réfutant les insinuations politiques et théologiques de Samuel Johnson, témoigne plus de bienveillance que de sagacité, si, tout en se montrant juste et loyal pour l’homme, il s’abstient trop souvent de juger le poète, du moins il fait preuve d’une remarquable érudition et n’essaye jamais de se mettre en scène, ni de substituer la philosophie politique à la philosophie littéraire.
J’ignore si M. de Chateaubriand a reçu autrefois une lettre signée : George Gordon ; j’ignore s’il a négligé de répondre à celui qui plus tard devait s’appeler lord Byron. Mais l’explication donnée par l’auteur des Martyrs sur le silence et l’oubli du poète anglais me semble une très mesquine puérilité. J’ajouterai que M. de Chateaubriand s’est bien vengé en traitant avec une singulière frivolité le plus grand nom poétique du xixe siècle, car Goethe appartient surtout au xviiie . Je dois relever comme un symptôme de la maladie que j’ai précédemment qualifiée, je veux dire de l’encyclopédisme, ce que M. de Chateaubriand dit de Chatterton. L’illustre auteur de René est né, si j’ai bonne mémoire, en 1769 ; or, l’auteur d’Œlla et de la bataille d’Hastings est mort à dix-huit ans, en 1770 ; et pourtant M. de Chateaubriand, qui a passé en Angleterre les six dernières années du xviiie siècle, n’hésite pas à dire : J’ai vu mourir Chatterton. Assurément je ne conteste pas l’ubiquité du génie ; mais quand Chatterton s’est empoisonné, M. de Chateaubriand était encore en nourrice. Il me semble qu’en parlant du poète qui préféra la mort aux bienfaits de lord Beckford, il s’est rendu coupable d’un anachronisme un peu plus que poétique.
J’arrive au Paradis perdu et je me hâte d’accomplir une tâche ingrate et affligeante. J’ai dit que M. de Chateaubriand pouvait traduire en six mois le chef-d’œuvre de Milton. Mais j’ai ajouté : s’il sait l’anglais ; or il est loin de satisfaire à cette condition inéluctable. Malgré son émigration, malgré son ambassade, il est loin de savoir l’anglais aussi bien qu’homme de France, comme il le dit dans sa préface. Pour mettre dans un jour éclatant ses connaissances philologiques, il s’est proposé de traduire littéralement le Paradis perdu ; mais ce dessein qui, réalisé sagement, aurait pu produire un livre très beau, très simple et très utile, a conduit M. de Chateaubriand à des conséquences déplorables. Très souvent la page française en regard de la page anglaise est complètement inintelligible ;
il est impossible, à moins d’avoir le texte sous les yeux, de deviner ou même d’entrevoir qu’elle a été l’intention du poète ; les mots français sont placés sous les mots anglais, je le veux bien, mais placés de telle sorte qu’ils n’expliquent rien et ne présentent pas de sens palpable. Si M. de Chateaubriand a vraiment traduit Milton, s’il s’est occupé personnellement de ce travail, et je n’ai aucune raison plausible pour le nier, s’il n’a pas signé de son nom des pages écrites par une autre plume, je suis forcé de lui dire qu’il a imité en maint endroit les interprétations ◀latines▶ de l’antiquité grecque dont se servent les écoliers paresseux, et que les paroles françaises alignées par lui en regard des vers de Milton sont un piège tendu à l’ignorance et à la paresse. Sans doute il est possible, en ordonnant ces paroles, de construire des phrases raisonnables ; mais pourquoi la construction n’est-elle pas toute faite ? Je connais depuis longtemps la parenté qui unit traduire à trahir ; mais je n’ai lu nulle part que traduire soit synonyme de détruire ; or très souvent M. de Chateaubriand, au lieu de copier le monument qu’il a sous les yeux, se borne à placer sur le sol le même nombre de pierres, sans prendre même la peine de les numéroter pour qu’une main plus persévérante les mette à leur place et de ces pierres fasse des murailles, des colonnes et des voûtes. Citer les pages inintelligibles qui se présentent dans le Paradis perdu
traduit par M. de Chateaubriand serait au-dessus de la patience la plus résolue. C’est un malheur qu’il suffit d’affirmer et qui se constate avec une invincible évidence. En lisant ces pages il est impossible de décider si le traducteur comprend ou ne comprend pas le texte anglais ; c’est une énigme insoluble et qui ressemble à l’oracle :
Romanos Pyrrhum vincere posse
; il faudrait un Œdipe pour éclairer ces ténèbres.
Chemin faisant, M. de Chateaubriand multiplie les barbarismes avec une insouciance et une prodigalité qui tiennent du délire ; il traite la langue française comme le conseiller Krespel traitait les murs de sa maison neuve ; au lieu de percer des fenêtres entre les lattes et les moellons, il fait dans la trame de notre idiome de larges trouées, d’énormes déchirures qui n’ont pas comme le caprice du musicien allemand l’excuse de l’utilité. Il emparadise, il enténèbre, il égratigne nos oreilles sans aucun profit pour la pensée de Milton, ou pour l’intelligence des lecteurs français. Quelquefois, quand il a sous la main une expression usitée aujourd’hui, il va fouiller dans les chroniques du xive et du xve siècle, il dérobe à Froissartl, à Commynesm une expression tombée en désuétude, et il se trouve que cet archaïsme non seulement ne remplace pas le vocable moderne d’une façon avantageuse, mais encore que le vocable ancien n’a jamais eu la signification que M. de Chateaubriand lui attribue.
Parlerai-je des contresens qui s’ajoutent aux pages inintelligibles et aux barbarismes inutiles ? Désignerai-je d’un doigt accusateur dans le neuvième livre le passage où M. de Chateaubriand traduit The evil one, le méchant, par le mal unique, comme s’il y avait The only evil ? discuterai-je grammaticalement la valeur adjective et substantive du mot evil, la valeur comparée de one et de only ? noterai-je dans le huitième livre la conversation d’Adam et de l’ange Raphaël sur les mouvements des corps célestes, où M. de Chateaubriand, faute de connaître bien nettement les lois de la déclinaison anglaise, confond le datif et l’accusatif, c’est-à-dire le régime indirect et le régime direct, et arrive, par cette erreur purement lexicologique, à faire d’une figure géométrique, décrite hypothétiquement par le soleil, un astre nouveau, inconnu de tous les astronomes, et qu’il néglige de signaler à l’Académie des sciences ? De pareils contresens se comptent par centaines dans les cinq cents pages du texte français. Mais en vérité je répugne à éplucher des phrases, à vanner des prépositions, des adjectifs et des adverbes comme dans une école de village : je me contente de déclarer que M. de Chateaubriand, quoique émigré, quoique ambassadeur, malgré son séjour en Angleterre, qui a duré plusieurs années, ne sait pas l’anglais, et vient de le prouver. Sans doute la connaissance complète de la langue anglaise est un mérite très médiocre ; car non seulement l’anglais s’apprend plus facilement que le grec ou l’allemand, le sanscrit ou le chinois, il est d’une étude beaucoup plus rapide et beaucoup plus simple que le français ; mais, s’il n’y a aucune gloire à savoir l’anglais, il y aurait du moins quelque sagesse à ne pas se vanter d’une science absente ; et cette sagesse a manqué à M. de Chateaubriand. Car sa traduction de Milton n’est, à parler nettement, ni littérale, ni française, ni fidèle. Cet avis semblera sévère ; mais il n’est que juste, et si nous voulions résumer tous les griefs que nous avons contre ce livre, il semblerait indulgent.
Nous sommes maintenant parvenu au terme de notre tâche, il nous reste pourtant une dernière question à poser. M. de Chateaubriand a-t-il jamais compris le mouvement littéraire du xixe siècle ? nous ne le pensons pas. Par sa réaction de rhéteur en faveur du christianisme, par son imitation servile de l’épopée virgilienne, par ses dissertations bibliographiques sur Jérusalem, a-t-il accéléré la marche des idées philosophiques ou poétiques ? Par l’Essai sur les révolutions et les Études historiques, a-t-il élargi l’intelligence du passé ? Ce n’est pas à nous qu’il appartient de répondre ; en décomposant la question générale que nous avons posée, en dégageant une à une toutes les valeurs de cette équation, nous sommes dispensé de nous prononcer.
Que si l’on nous reproche la franchise absolue de notre opinion et surtout, la clarté des formules à l’aide lesquelles nous l’exprimons, nous renverrions les mécontents au second volume de l’Essai sur la littérature anglaise, au chapitre intitulé : Effet de la critique sur les langues ; critique en France ; nos vanités ; mort des langues. On y verra comment l’auteur défend la censure rigoureuse, comme il prend en pitié les clameurs du génie qui s’adore, comme il tance les talents sans pareil qui s’obstinent dans leurs défauts, qui veulent dompter le siècle, qui pensent que le monde est ébranlé sur sa base si leur mérite est mis en question ; enfin on y apprendra que la critique n’a jamais tué ce qui doit vivre, et que l’éloge surtout n’a jamais fait vivre ce qui doit mourir. Qui a dit toutes ces vérités ? M. de Chateaubriand. Nous ne pouvons donc mieux faire que de les lui appliquer ; en parlant de lui nous avons suivi les préceptes qu’il nous donne. Notre sévérité n’a tué ni René ni Atala, ni Velléda ; notre indulgence n’aurait fait vivre ni l’Essai sur la littérature anglaise, ni surtout la traduction du Paradis perdu.
Nous croyons sincèrement que M. de Chateaubriand n’a pas écrit dans sa vie un seul beau livre ; nous croyons qu’il n’a ni compris, ni hâté le mouvement littéraire de son temps ; et, pourtant, malgré ce double malheur, nous espérons qu’il vivra longtemps, nous espérons que son nom, quoique porté sur un esquif léger, ne fera pas naufrage sur l’océan houleux de la gloire humaine ; il nous semble que nous ne l’avons pas condamné.
XVIII. F. Guizot.
La réception de M. Guizot à l’Académie française n’a pas été moins singulière que son élection. Lorsqu’il s’est présenté aux suffrages de la troisième classe, tous les hommes littéraires qui s’étaient mis sur les rangs ont renoncé à leur candidature ; lorsqu’il a prononcé devant la troisième classe son discours de remerciement, les hommes littéraires, bon gré, mal gré, ont abandonné les places qui leur appartenaient légitimement dans l’enceinte de l’Institut. Le conseil des ministres, le corps diplomatique, le conseil d’État, les pairs et les députés, ont envahi tous les bancs, et c’est à peine s’il a été permis à quelques journalistes persévérants de pénétrer au milieu de l’auditoire. L’Académie, dans cette occasion, n’a pas fait preuve de goût, mais elle a reconnu implicitement que M. Guizot n’a rien à démêler avec la littérature, et sur ce point nous sommes parfaitement de son avis.
En effet, quels ont été jusqu’ici les travaux de M. Guizot ? Ces travaux, nous le savons, et nous le proclamons plus haut que personne, sont d’une grande importance ; mais il faut une complaisance bien rare pour y découvrir un mérite littéraire. Les Essais sur l’Histoire de France, qui ont commencé la réputation de M. Guizot, appartiennent exclusivement au domaine de l’érudition. Dans ce livre, composé d’une suite de mémoires, plusieurs questions obscures et difficiles sont discutées sérieusement et résolues avec une précision scientifique ; les origines de plusieurs faits, enregistrés par l’histoire à l’heure la plus éclatante de leur développement, sont poursuivies et découvertes avec une sagacité remarquable. Assurément ce livre ne pouvait être produit par une intelligence vulgaire ; mais dans cette suite de mémoires, d’ailleurs très estimables et très utiles, l’art ne se montre nulle part. Les faits sont remis à leur place, l’évolution historique des droits que la philosophie déclare éternels, et qui n’apparaissent que successivement dans le monde réel, est décrite avec une patience et une clarté très dignes d’éloges ; mais il n’y a pas dans l’expression de ces idées la moindre trace de composition. C’est tout simplement une masse de matériaux dont la connaissance est désormais indispensable à tous ceux qui étudient notre histoire ; M. Guizot n’a pas songé à revêtir les éléments qu’il avait recueillis d’une forme littéraire. Avec cet unique volume, il pouvait se présenter hardiment à l’Académie des inscriptions ; son ambition ne devait pas frapper aux portes de l’Académie française.
L’Histoire de la Révolution d’Angleterre, encore inachevée aujourd’hui, mais assez avancée cependant pour être jugée sans légèreté, est-elle plus littéraire que les Essais sur l’Histoire de France ? Nous ne le pensons pas, et voici pourquoi. Dans ce livre, consacré au récit d’une période à jamais mémorable, les faits occupent très peu de place, et l’exposition des idées suscitées par les faits, que nous entrevoyons tout au plus, envahit la plus grande partie de l’espace. À proprement parler, cette histoire n’est pas une histoire, c’est plutôt un commentaire politique sur les faits dont l’auteur pouvait s’occuper historiquement, c’est-à-dire pour les raconter et les interpréter en les racontant, mais dont il aime mieux parler à son aise en les supposant connus d’avance. Sans doute, il serait possible d’apporter dans ce commentaire politique des qualités vraiment littéraires ; sans doute, il serait possible d’encadrer l’histoire dans la logique, et d’imposer au développement des idées le baptême d’un fait sans se résoudre pourtant à raconter le fait qui nommerait l’idée. Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, a montré qu’il y a place pour les plus grandes beautés de style dans la philosophie politique aussi bien que dans le tableau des passions. Mais M. Guizot, après avoir mis la logique à la place de l’histoire, a oublié de mettre dans la logique le style qui aurait pu donner à l’exposition de ses idées de l’intérêt et de la vie. Je sais que cet avis n’est pas celui des amis de l’auteur ; je sais que plusieurs esprits éminents ont vu dans le second volume de ce livre, qui va jusqu’à la mort de Charles Ier, une théorie complète des révolutions, et qu’ils ont même recommandé ce volume comme une recette excellente et infaillible à l’usage des peuples mécontents et décidés à revendiquer leurs droits. Mais je suis loin de partager cet enthousiasme, et tout en reconnaissant l’élévation naturelle et constante des idées développées dans l’histoire de la révolution anglaise, je dois blâmer chez l’auteur une prétention à la généralité qui ne trouve pas toujours à se satisfaire légitimement, c’est-à-dire qui transforme souvent l’expression d’un fait unique pour faire passer ce fait dans le monde des idées, au lieu de résumer dans une idée vraiment générale une série de faits analogues. Ainsi ce livre, qui, dans sa forme, n’est pas littéraire, n’est pas construit d’après une méthode légitime ; le style est diffus en même temps que les motifs de l’enseignement, c’est-à-dire les faits, sont triés avec avarice et ne justifient pas les idées qui leur servent d’enveloppe.
Ces défauts se retrouvent, et avec plus de saillie encore, dans l’Histoire de la Civilisation européenne et dans l’Histoire de la Civilisation française. La méthode est la même, les résultats devaient être pareils. Mais l’enseignement oral favorisait singulièrement le goût de M. Guizot pour la diffusion, et le professeur a dépassé l’historien dans son dédain pour les formes du style et pour la légitimité des idées générales. Certes, nous ne penserons jamais à nier ni même à contester le mérite de ces deux livres, dont le second, encore inachevé, s’arrête au commencement du xive siècle ; mais nous déclarons sincèrement que ces deux histoires nous paraissent dépourvues à la fois des qualités historiques et des qualités littéraires. Non seulement les faits n’y sont pas racontés, mais les idées substituées aux faits ne sont pas l’interprétation réelle de tous les faits omis. Plusieurs de ces leçons révèlent un remarquable talent d’analyse ; mais ce talent ne s’applique pas avec le même empressement à tous les éléments d’une époque donnée, ou plutôt il prend plaisir à circonscrire le champ de ses études, en déterminant a priori les éléments qu’il se propose d’interroger. L’esprit de l’auteur, entraîné par une ambition singulière, se suppose toujours préexistant aux événements qu’il interprète ; avant de les décomposer en tant que faits accomplis, il les décompose en tant que faits possibles, et, de cette manière, il arrive naturellement à supprimer plusieurs éléments de la réalité. Entre l’histoire, telle que la conçoit M. Guizot, et l’histoire telle qu’elle se manifeste par les événements, il y a la même différence qu’entre la mécanique rationnelle et la mécanique appliquée à un genre déterminé de corps. Mais les formules de la mécanique rationnelle permettent de résoudre tous les problèmes de la mécanique appliquée, tandis que l’histoire a priori de M. Guizot est souvent muette pour l’explication de l’histoire a posteriori, c’est-à-dire de la véritable histoire. L’étude de ces leçons sur l’histoire de la civilisation n’est pas une étude sans profit ; loin de là. Mais il ne faut y chercher ni l’histoire proprement dite, ni surtout le style. Car le professeur, comme s’il voulait dissimuler l’absence des faits en multipliant les formes de sa pensée, puise à pleines mains dans le vocabulaire, et semble craindre de n’être jamais assez clair. Or, chez lui, la multitude des formes ne sert pas à l’élucidation des idées ; la lumière dont il les environne est une lumière abondante, mais diffuse, qui dévore ou plutôt, qui abolit les contours, qui engloutit toutes les vérités particulières dans une vérité générale, indéterminée, insaisissable. Assurément, l’Histoire de la Civilisation ne devait pas ouvrir à l’auteur les portes de l’Académie française.
Si la troisième classe de l’Institut veut demeurer fidèle à sa mission, si elle veut vivre par elle-même et ne pas accepter une vie d’emprunt, elle n’a évidemment qu’un seul parti à prendre, c’est de se recruter parmi les hommes littéraires, c’est-à-dire parmi les écrivains qui ont fait de la langue une étude sérieuse, qui, à l’aide de la parole, ont accompli des œuvres élégantes ou sévères. L’histoire et la philosophie se prêtent aussi bien que la poésie à toutes les grâces de la langue ; mais l’histoire et la philosophie proprement dites sont représentées à l’Académie des inscriptions et à l’Académie des sciences morales. C’est donc parmi les romanciers et les poètes lyriques ou dramatiques, en un mot parmi les hommes d’imagination, que l’Académie française est naturellement appelée à se recruter. Non seulement cette préférence est naturelle, mais encore elle est utile aux progrès de la langue. Car, malgré la parité incontestable qui existe sous le rapport des ressources littéraires entre l’histoire, la philosophie et la poésie, cependant on conçoit sans peine que les poètes s’occupent du renouvellement, de la richesse ou de la pureté des formes avec une prédilection plus constante que les historiens ou les philosophes. Les poètes ont en vue l’expression de la beauté, tandis que les historiens se proposent la réalité, et les philosophes la vérité. Or, quoique la réalité et la vérité puissent avoir la prétention légitime de se montrer sous une forme élégante et belle, cette ambition ne leur est pas indispensable, tandis que l’imagination, résolue à l’expression de la beauté, compte l’étude de la forme parmi ses devoirs les plus impérieux. Si ces idées sont vraies, et nous les tenons pour telles, il nous semble que la conduite de l’Académie est toute tracée. Si la troisième classe de l’Institut veut bien jeter les yeux autour d’elle, si elle veut bien s’enquérir des poèmes et des romans qui se publient, elle n’aura pas de peine à rencontrer un écrivain capable de satisfaire à toutes les conditions que nous venons d’énoncer. Je ne dis pas qu’elle trouvera des Homères et des Pindares par douzaines ; mais elle mettra facilement la main sur des hommes égaux aux meilleurs de ses membres, supérieurs au plus grand nombre. Et s’il arrivait que les hommes vraiment dignes d’entrer à l’Académie française fussent retenus par une injuste défiance, le devoir de l’Académie serait d’encourager, de provoquer leur candidature, et de la rendre nécessaire en la montrant infaillible. Il est possible que les traditions combattent le conseil que je donne ; mais dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, la raison me semble supérieure aux traditions, et doit l’emporter sur elles.
Que si par malheur les poètes manquaient, l’Académie française, pour se compléter, serait légitimement admise à choisir un historien, un philosophe, un naturaliste, un géomètre. Mais avant de l’appeler à elle, elle aurait à examiner autre chose que la valeur historique, philosophique, physiologique ou mathématique du candidat. Elle devrait s’assurer que l’historien ou le philosophe, le naturaliste ou le géomètre, a montré dans l’expression des vérités spéciales qu’il poursuit des qualités vraiment littéraires, qu’il a trouvé pour le récit des faits ou l’exposition des idées pures, pour la description des phénomènes organiques ou la déduction des propriétés de la grandeur, des ressources de langage inconnues avant lui, ou du moins égales à celles des hommes les plus habiles qui ont traité les mêmes matières. L’admission au sein de l’Académie française d’un savant qui posséderait, avec la science, le talent d’un grand écrivain, pourrait alors s’appeler un acte de sagesse ; car la langue de la science peut rendre à la langue poétique d’importants services. Elle peut, et selon nous c’est un grand bonheur, faire à la rhétorique, c’est-à-dire à l’art de bien dire, pris en lui-même et indépendant de la pensée, une guerre implacable, et débarrasser l’imagination d’un luxe inutile. Mais les grands écrivains voués à l’expression d’un ordre spécial de vérités ne sont pas nombreux ; l’Académie le sait aussi bien que nous. Il y a parmi les savants, comme dans la foule, un préjugé profondément enraciné, qui dispense la science du style, et qui va même jusqu’à proclamer le danger du style dans la science. Ce préjugé repose sur la notion inexacte et incomplète du style. Évidemment le style de l’ode ou du roman ne convient ni à la physiologie, ni à la géométrie. Mais il est raisonnable de chercher, il est possible de trouver un beau style pour l’expression des vérités physiologiques ou géométriques. S’il y a des géomètres et des naturalistes qui déclament au lieu de démontrer, c’est un malheur dont le style n’est pas responsable, et ce malheur n’arriverait pas si tous les géomètres et tous les naturalistes avaient pour le style un respect véritable. Quant à la science prise en elle-même, sous quelque nom qu’elle se présente, nous ne la croyons pas appelée à l’Académie française, fût-elle précédée d’une gloire européenne ; car l’Académie des sciences doit servir à quelque chose.
Le plus impardonnable de tous les choix que puisse se permettre l’Académie française, c’est un choix politique. Sans doute l’éloquence serait une excuse, mais cette excuse serait-elle valable dans la bouche d’une académie qui a préféré M. Viennet à Benjamin Constant ? Y a-t-il une comparaison possible entre le talent oratoire de M. Berryer et celui de M. Guizot ? Assurément non. Entre M. Berryer et M. Guizot, il y a toute la différence qui sépare la véritable éloquence de la déclamation hautaine et diffuse. M. Guizot, lors même qu’il a raison, ne peut réussir à émouvoir ; M. Berryer, lors même qu’il défend la plus mauvaise cause, trouve moyen de produire une impression profonde. Pourquoi ? C’est que M. Berryer a toutes les qualités d’un grand orateur, tandis que M. Guizot prend la tribune pour une chaire, et perd son temps à expliquer, avec des circonlocutions dédaigneuses, ce qu’il devrait affirmer avec l’accent de la conviction. Berryer se sait, mais ne s’avoue pas supérieur à son auditoire, et traite avec lui sur le pied d’une parfaite égalité. M. Guizot, en parlant à la chambre comme aux bancs d’une école, se condamne à la verbosité, aux redites perpétuelles, et m’atteint pas à l’éloquence. Pourquoi donc l’Académie française a-t-elle choisi M. Guizot ? N’est-ce pas parce que M. Guizot semble depuis six ans aux esprits paresseux, c’est-à-dire au plus grand nombre, un ministre inévitable ? Il est si simple et si commode d’accepter une croyance toute faite, que la foule, et l’Académie, qui suit la foule, ajoutent volontiers foi à l’excellence politique de M. Guizot, par cette seule raison que M. Guizot proclame à tout propos son excellence politique. M. Guizot est si sûr de lui-même, que ni la foule ni l’Académie n’osent douter de lui. .Mais quand il serait vrai, et nous ne le croyons pas, que M. Guizot fût un ministre inévitable ; quand la royauté, en le perdant, serait livrée sans retour à la démocratie et réduite au plus complet effacement, quand les libertés publiques, privées de ce modérateur impérieux, courraient le danger d’une ruine irréparable ; quand la cour et la nation ne pourraient se passer de lui, la nécessité politique de M. Guizot ne saurait transformer son enseignement verbeux en véritable éloquence. Quand il serait le premier homme de France, il lui resterait encore, pour entrer à l’Académie française, à devenir grand orateur ou grand écrivain. Or, à nos yeux, M. Guizot, esprit éminent, n’est ni orateur ni écrivain, et ne possède pas même les éléments de l’éloquence ou du style.
M. Guizot avait à peindre et à juger la philosophie du xviiie siècle. Assurément, pour un orateur qui eût bien voulu prendre le temps d’étudier un pareil sujet, ou préparé depuis longtemps à le traiter, c’eût été une belle occasion d’élargir et de renouveler les formes du discours académique. Il eut été digne d’un historien, qui a toujours cherché dans le tableau des faits accomplis quelque chose de supérieur aux faits pris en eux-mêmes, de comprendre et d’expliquer sérieusement, dans une assemblée littéraire, la mission et le rôle de la philosophie française au xviiie siècle ; mais pour comprendre et pour expliquer le véritable caractère, la véritable puissance de la philosophie française, il fallait se résoudre à sortir des généralités purement oratoires, et malheureusement M. Guizot, en réduisant sa tâche aux proportions du plaisir phraséologique, en se proposant comme terme suprême l’harmonie et le nombre des périodes, n’a montré qu’inexpérience et gaucherie. Il n’a pas dit un mot qui révélât chez lui la notion précise de la philosophie française au siècle dernier, pas un mot qui indiquât la connaissance des origines de cette philosophie, l’intelligence du mouvement que la France continuait, mais n’avait pas commencé. Il a parlé pendant trois quarts d’heure, et si nous exceptons quelques phrases de respect filial, bien promptement démenties, il n’a pas développé une pensée qui s’élevât au-dessus des lieux communs de collège. Il n’y a pas de rhéteur de province qui n’eût aligné en une matinée les idées vulgaires présentées par M. Guizot ; car toutes ces idées, ramenées à leur plus simple expression, ne vont pas au-delà du pamphlet de La Harpe, et se bornent à voir dans la philosophie française du siècle dernier le germe de la révolution qui a renversé la monarchie. Certes, pour découvrir, pour exposer une vérité de cette valeur, il n’est pas nécessaire d’avoir consacré vingt ans de sa vie à l’étude de l’histoire moderne, d’avoir contrôlé dans le maniement des affaires publiques les enseignements de la réflexion ; il suffit de feuilleter les volumes distribués aux pensionnats de Saint Denis et de Saint-Germain. Est-il concevable qu’un historien, un homme d’État, confonde la science philosophique et les salons philosophiques du xviiie siècle ? Est-il concevable que M. Guizot, qui partout et à tout propos se donne pour un homme grave, embrasse dans le même blâme, dans la pitié, je devrais dire dans la même colère, la démonstration, la déduction désintéressée des vérités poursuivies par la science, et les espérances tumultueuses conçues d’après cette démonstration, mais, à coup sûr, profondément distinctes de la science prise en elle-même ? Que ces espérances fussent filles de la philosophie, personne ne voudra le nier ; mais un homme qui, par ses études et ses fonctions, occupe le premier rang, un homme qui se vante de diriger non seulement les affaires, mais l’intelligence du pays, se devait à lui-même d’expliquer nettement les relations de la science et de la volonté française, au xviiie siècle. Car, il faut bien l’avouer, et la chose est toute naturelle, la plupart des salons qui avaient accepté l’apostolat philosophique prenaient peu de souci des origines mêmes de la science, et voyaient dans l’égalité des conditions une question beaucoup plus importante que les lois de l’intelligence humaine. Les salons appliquaient, mais ne continuaient pas la philosophie ; ils obéissaient aux philosophes, mais ils n’étaient pas la philosophie elle-même. Or, il nous semble que, pour montrer clairement les liens qui unissaient les salons à la science, il eût été raisonnable de définir nettement le caractère de la science philosophique à la fin du dernier siècle ; étant donné deux termes dont l’un commande au second, la pensée prise en soi et la société vivante, il y a au moins de la puérilité à parler de l’obéissance du second terme sans avoir décomposé, c’est-à-dire expliqué, le premier. C’est pourtant ce qu’a fait M. Guizot : il a rhabillé pour l’usage de l’Académie toutes les phrases qui traînent sur les bancs des écoles, et qui semblaient depuis longtemps hors de service ; il a répété, sur l’imprévoyance et l’étourderie de nos pères, toutes les récriminations que chacun sait par cœur, et qui, dans la bouche du récipiendaire, n’avaient pas même le mérite de l’élégance ; car M. Guizot, en abandonnant le terrain de la pensée pour celui de la parole, n’avait pas prévu les dangers qui l’attendaient. Plus d’une fois, dans son discours, il lui est arrivé de broncher devant une épithète, de chanceler devant un synonyme. Résolu à dire le moins possible, il n’a pas toujours dit ce qu’il voulait, ou du moins ce qu’il aurait dû dire dans les limites oratoires de son sujet.
Arrivé à la révolution française, il a semblé reprendre haleine et respirer plus librement. Débarrassé de la science, dont il avait parlé avec une brièveté presque énigmatique, il est rentré sur un sol qui lui est familier, sur le sol de la déclamation politique. Il a fait sonner bien haut son admiration pour l’Assemblée constituante ; mais son admiration se démentait elle-même par son emphase, et n’avait guère plus de valeur que les formules dévouées d’une lettre. Il était facile d’entrevoir, sous ce respect officiel pour les lumières et les espérances de la Constituante, le dédain et presque le mépris. L’Assemblée législative a été traitée avec moins d’égards, avec une sévérité presque paternelle. La Convention ne pouvait trouver grâce devant la sagesse clairvoyante de .M. Guizot ; aussi est-ce sans étonnement que nous avons vu l’orateur confondre dans la même colère, dans la même flétrissure l’énergie sincère et la fureur hypocrite, et transformer la défense héroïque du territoire en égarement, en folie. Pour ceux qui connaissent le caractère et la pensée de M. Guizot, il n’y a là rien de surprenant. Dans son amour égoïste pour les idées qu’il professe, il est naturellement injuste. Comme il ne lui est pas possible d’encadrer dans ses théories politiques la conduite active de la Convention, il est amené à déclarer fou ce qu’il n’aurait pas fait, à traiter avec un dédain superbe les colères qu’il ne partage pas, l’entraînement qu’il eût combattu, qu’il n’eût pas compris ; il condamne, au nom d’une logique toute personnelle, les événements accomplis hors du cercle de ses idées. Tout cela s’explique de soi-même et n’a pas besoin de réfutation.
Le directoire, le consulat, l’empire et la restauration, occupent, dans le discours de M. Guizot, une place moins importante que les trois premières périodes de la révolution française. Les jugements portés par l’orateur sur tous ces moments de notre histoire n’ont rien d’original ni de nouveau, et sont exprimés en termes si vagues, qu’il est vraiment difficile de savoir si l’académicien approuve ou condamne l’homme d’État, si les théories politiques de M. Guizot s’accordent ou ne s’accordent pas avec ses périodes oratoires. Les débauches de la nouvelle régence, l’ambition et l’aveuglement du nouveau César, l’entêtement et l’ignorance des Bourbons, qui ne voulaient pas se souvenir des Stuarts, sont entrés depuis longtemps dans le domaine de la rhétorique inoffensive, et ne peuvent ni blesser ni réjouir les partis.
Au milieu de ces déclamations insignifiantes, comment découvrir l’opinion philosophique de M. Guizot sur M. de Tracy ? Comment déduire de cette colère oratoire contre la révolution française la pensée du récipiendaire sur les travaux de son prédécesseur ? Est-il même raisonnable de chercher cette pensée ? Est-il probable que M. Guizot ait songé un seul instant à se former une idée précise de ces travaux ? Les livres de M. de Tracy appartiennent exclusivement à la science philosophique. Or, M. Guizot, en parlant du xviiie siècle, n’a jamais franchi la limite des généralités académiques, et n’a pas dit un mot qui intéressât directement la science. Il était donc naturel qu’il traitât M. de Tracy comme il avait traité le xviiie siècle, c’est-à-dire qu’il le suivît sur les bancs de la Constituante, du sénat et de la pairie, sans essayer de définir et de caractériser ses travaux philosophiques. S’il eût entrepris d’analyser les Éléments d’idéologie de M. de Tracy, il y aurait eu contradiction évidente entre cette analyse et le tableau du xviiie siècle. Je vais plus loin : la philosophie de M. de Tracy, séparée de la philosophie du xviiie siècle, n’eût pas été intelligible, ou du moins n’eût été comprise que des hommes spéciaux, et eût fait tache dans le discours du récipiendaire. M. Guizot, après avoir escamoté la première partie de son sujet, ne pouvait donc se dispenser d’escamoter la seconde. Il a circonscrit le thème de son éloge dans les étroites limites de la biographie ; il nous a montré M. de Tracy débutant, comme Descartes, dans la carrière des armes avant d’aborder l’étude de la philosophie ; il nous a parlé du château de ses aïeux ; il nous a récité jusqu’à la devise inscrite au front de ce château ; mais après avoir épuisé la biographie extérieure, la vie sociale de M. de Tracy, il n’a pas entamé la biographie intellectuelle, la biographie du philosophe. Il nous l’a donné pour un admirateur de Rousseau, de Montesquieu et de Voltaire ; mais ce renseignement, réduit à sa juste valeur, ne signifie absolument rien, car aucun de ces trois grands noms n’appartient à la philosophie proprement dite. Cette lacune était facile à prévoir, mais il est utile de la signaler.
Cependant, malgré la généralité académique de ses périodes, M. Guizot a trouvé moyen de semer, chemin faisant, plusieurs erreurs assez singulières. Ainsi, par exemple, il accuse la philosophie du xviiie siècle d’avoir mis en doute l’existence de Dieu, l’existence même de l’homme, et ne balance pas à expliquer ces doutes affligeants par la tendance constante de cette philosophie, c’est-à-dire par le sensualisme. Or, si M. Guizot eût pris la peine de consulter, sur ces deux questions, quelqu’un des élèves de l’École normale, à qui tout récemment il se proposait pour exemple et pour encouragement, il saurait que cette double affirmation est une double bévue. Car s’il est vrai que Hume et Berkeley, en partant de la doctrine de Locke, sont arrivés, l’un à douter des relations légitimes de cause et d’effet, l’autre à nier l’existence de la matière, il est également vrai que la philosophie française du xviiie siècle n’a souscrit ni au doute de Hume, ni à la négation de Berkeley. Quant à l’existence de Dieu, s’il est arrivé à quelques philosophes sensualistes de la France de la nier, cette négation, dans leur bouche, n’a jamais eu le caractère scientifique et impérieux de la négation exprimée sur le même sujet par la philosophie critique de l’Allemagne, par Emmanuel Kant. Or, assurément, Emmanuel Kant n’a rien de commun avec l’école sensualiste de la France. Et pourtant personne n’a jamais nié Dieu avec plus d’assurance que le professeur de Königsbergn. Si plus tard, dans sa Raison pratique, il a proclamé Dieu, qu’il avait nié dans sa Raison pure, il ne faut pas oublier que son affirmation, dans le système de la philosophie critique est loin d’avoir la même autorité que sa négation. La pensée de Kant a bien assez d’importance pour que M. Guizot en tienne compte, et n’impute pas au seul sensualisme une opinion partagée par la philosophie critique de l’Allemagne. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, le savoir n’eût pas été un mérite bien recommandable ; mais le bon sens conseillait à M. Guizot de ne pas discuter une question qu’il ignore.
Si nous insistons sur ces deux bévues, ce n’est pas que nous comptions le savoir encyclopédique parmi les devoirs du ministre de l’instruction publique. M. Guizot, toutefois, n’a pas la même excuse qu’un homme du monde ; car il n’est pas même forcé d’ouvrir un livre pour s’éclairer sur une question, quelle qu’elle soit. Il a autour de lui, sous sa juridiction, des livres vivants, et qui répondent à toute heure. Ce qu’il ne sait pas, d’autres le savent pour lui. Toutes les parties de la science humaine sont à sa disposition, et s’il lui plaît d’interpeller un astronome, un philosophe, il est sûr de ne pas l’interpeller en vain. Il est donc coupable lorsqu’il parle sur une question comme pourrait le faire le premier étourdi. M. Guizot, que nous sachions, n’a pas l’habitude d’agir légèrement ; c’est pourquoi nous ne pouvons imputer au hasard les bévues de son discours. Il se présente une explication plus naturelle, que nous adoptons. M. Guizot doit à sa réputation d’historien la place qu’il occupe au conseil ; il est tout simple qu’il estime l’histoire comme une science souveraine, et traite avec dédain les sciences qui ne sont pas l’histoire, qu’il attribue aux questions qui ne sont pas historiques, dans le sens politique du mot, une valeur indigne de son intelligence. Il a tort sans doute, mais ce tort est facile à concevoir. Or, la langue de l’histoire n’est pas celle de la philosophie ; les paroles qui suffisent à exprimer les faits ne suffisent pas toujours à exprimer les idées ; comme la langue de toutes les sciences joue un rôle important dans l’exposition, aussi bien que dans la recherche de la vérité, ignorer la langue d’une science est à peu près la même chose qu’ignorer cette science elle-même, et M. Guizot ignore la langue de la philosophie. S’il eût connu la langue propre aux idées dont il parlait, il se fût aperçu bien vite qu’il ne connaît pas ces idées ; plus clairvoyant, il eût été plus modeste. A-t-il compté sur l’ignorance de son auditoire ? Nous ne lui ferons pas l’injure de le penser ; car il sait que les études philosophiques, sans avoir la même popularité que les études chimiques ou physiologiques, ne sont cependant pas abandonnées. Non, il s’est trompé en toute sécurité, parce qu’il connaît l’admiration de la foule pour les hommes revêtus du pouvoir. Or, l’admiration dispense de l’attention.
Mais le véritable but, le véritable sujet du discours de M. Guizot, c’est l’éloge du xixe siècle ; la biographie de M. de Tracy, racontée avec une complaisance apparente, et le jugement porté par l’orateur sur la révolution française, ne sont, à proprement parler, que les prémisses d’un hardi syllogisme, facile à découvrir, il est vrai, dès que le discours du récipiendaire est soumis à l’analyse, mais cependant assez habilement masqué pour ne pas blesser l’orgueil de l’auditoire. M. Guizot, en louant avec une indulgence assez tiède le philosophe qu’il est appelé à remplacer, en insistant avec une modération perfide sur les fautes, peut-être inévitables, du xviiie siècle, ne voulait que préparer le panégyrique de son temps, et arriver à l’apothéose de la raison. Cette conclusion n’a rien d’imprévu ni de singulier dans la bouche de M. Guizot ; car c’est le résumé fidèle de toutes les harangues prononcées par le récipiendaire depuis six ans dans une autre enceinte. À la tribune de la Chambre, comme devant le pupitre de l’Académie, M. Guizot ne développe pas volontiers un autre thème que l’apothéose de la raison. Reste à savoir si le xixe siècle, si la France contemporaine acceptera l’éloge que lui décerne M. Guizot ; reste à savoir si la génération à laquelle nous appartenons voudra bien ne voir, dans la génération qui nous a précédés, qu’une foule enthousiaste, imprévoyante, exagérée dans ses vœux comme dans ses espérances, entêtée dans l’impossible, incapable de fonder des institutions durables. Il est au moins permis de discuter cette opinion, et dès que cette opinion est discutée, il n’est plus nécessaire d’attribuer à notre temps la raison suprême, la souveraine clairvoyance. Si sages que nous soyons, nous ne sommes plus obligés de nous placer au rang des dieux. Si serein et si pur que soit le jour au milieu duquel nous apparaît l’avenir, nous pouvons nous abstenir de nous adorer ; la modestie n’a plus rien de messéant ni de pusillanime ; la conscience de notre mérite ne nous prescrit pas d’entonner un cantique en l’honneur de nous-mêmes ; tout en admirant dans un saint respect la splendeur de nos vertus, nous ne sommes pas forcés de fermer les yeux pour n’être pas éblouis. Mais une pareille modestie ne ferait pas le compte de M. Guizot ; car il ne faut pas s’y tromper, le récipiendaire, en louant le xixe siècle, en remerciant la génération présente de toutes les bonnes actions qu’elle a faites, de toutes les choses excellentes qu’elles a voulues, goûtait le plaisir divin de se complimenter lui-même, de se féliciter dans le passé d’hier, de se glorifier dans l’avenir de demain. S’il consent à proclamer le triomphe de la raison, c’est à la condition que la raison se résume en lui ; s’il sait bon gré à notre temps de ne pas persévérer dans toutes les espérances du siècle dernier, c’est qu’il personnifie en lui-même l’impartialité, la pénétration ; c’est qu’il est l’expression absolue de la sagesse ; c’est que chacune de ses paroles contient un enseignement ; c’est que toutes les pensées qui s’échappent de ses lèvres devraient être recueillies comme la manne céleste. Notre siècle vaut mieux que le siècle passé, parce que M. Guizot est de notre siècle, parce que le siècle passé n’a pu profiter des avis de M. Guizot. Si la Constituante et la Convention avaient pu consulter le récipiendaire, nous n’aurions à déplorer ni les théories impraticables, ni l’impitoyable énergie du siècle dernier ; si le consulat et l’empire avaient pu interroger M. Guizot sur l’injustice du pouvoir absolu et le néant de la gloire, la France n’aurait pas subi une double invasion ; si la restauration eût pris pour guide l’historien des Stuarts et lui eût demandé quelles sont les vraies limites de la liberté politique, quels sont les droits du peuple et de la royauté, le trône des Bourbons serait encore debout ; c’est-à-dire que le xixe siècle n’est vraiment sage, vraiment éclairé, vraiment raisonnable, que depuis l’avènement de M. Guizot au ministère. Si cette théorie est exacte, toutes les fois que M. Guizot rentre dans la vie privée, il entame par sa retraite la sagesse de notre temps. Si nous voulons persévérer dans la raison et mériter les éloges que nous a décernés le récipiendaire, il faut lui souhaiter un portefeuille viager, il faut lui assurer, par tous les moyens qui sont à notre disposition, la perpétuelle présidence du conseil. C’est là le sens intime du discours prononcé par M. Guizot. Nous croyons rendre service, non seulement à l’Académie, mais aux Chambres, mais à la presse, mais à la nation tout entière, en expliquant ce que nous avons entendu, en révélant la vérité cachée sous la pompe de la parole ; et c’est avec plaisir que nous accomplissons cet impérieux devoir.
Si nous pouvions douter un seul instant du sens que nous attribuons aux paroles de M. Guizot, une phrase de son discours suffirait pour nous ramener à notre conviction première. Cette phrase merveilleuse, irrésistible, n’est autre chose que l’éloge de l’ambition. M. Guizot, dans sa paternelle bienveillance, nous dit : Défiez-vous de l’ambition ; mais il ajoute : N’y renoncez jamais ! comme s’il voulait, par ces simples paroles, nous rassurer sur l’avenir de la France, et nous promettre qu’il fera tout pour ne pas abandonner le pouvoir. Oui, M. Guizot a raison, l’ambition est une belle et grande chose, une noble passion, une passion nécessaire ; c’est, pour les hommes d’État, un devoir, une vertu. Mais il faut bien s’entendre sur le caractère de l’ambition vraie. Or, l’ambition vraie n’est pas l’amour obstiné du pouvoir, c’est le désir et le courage d’accomplir une volonté conçue dès longtemps, discutée par la conscience, dans la solitude et le recueillement, dont la sagesse évidente prescrit l’accomplissement. L’ambition, ainsi définie, et nous ne croyons pas possible de la définir autrement, est-elle bien l’ambition de M. Guizot ? les allées et les venues de cet homme d’État, depuis six ans, indiquent-elles chez lui cette volonté persévérante et sûre d’elle-même qui, selon nous, constitue la véritable ambition ? les alliances parlementaires de M. Guizot satisfont-elles à cette condition d’immutabilité sans laquelle il n’y a qu’une ambition artificielle, nominale, digne tout au plus de l’estime des enfants ? Savoir ce qui convient aux besoins du pays, connaître sur quelles bases peut se fonder la prospérité du présent, à quel prix peut se préparer la prospérité de l’avenir, et poursuivre sans relâche l’application des vérités devenues évidentes pour l’intelligence, c’est là, certainement, une destinée digne d’envie : l’ambition ainsi comprise ne mérite pas la défiance conseillée par M. Guizot. Mais l’ambition qui ne voit dans le maniement des affaires du pays que le plaisir de commander, de concentrer sur soi l’attention publique, d’occuper chaque jour, de ses paroles et de ses projets, les conversations de la France entière, l’occasion de se proclamer à tout propos supérieur à son auditoire, de se donner comme l’unique dépositaire de la vérité, l’ambition, réduite à ces proportions mesquines, mérite non seulement la défiance, mais encore le dédain ; car cette ambition n’est qu’un nom pompeux sous lequel se cache l’orgueil. Nous laissons à M. Guizot le soin de se juger.
M. Philippe de Ségur, en répondant au récipiendaire, semble avoir essayé de décourager tous les panégyristes. Il a passé en revue les principaux ouvrages de M. Guizot ; et nous devons avouer qu’il a trouvé pour le louer des formes qui, à défaut de nouveauté, ont au moins le mérite de l’emphase. Toutefois, si M. Guizot pèse les compliments au lieu de les compter, il n’a pas dû être satisfait ; car M. de Ségur, en parlant des travaux historiques du nouvel académicien, les a caractérisés assez confusément ; il a compris dans la même série de phrases admiratives l’Histoire de la Civilisation européenne et l’Histoire de la Civilisation française, comme s’il se fût agi d’une histoire unique ; il a exalté cette histoire comme un monument impérissable, comme l’accomplissement d’une immense volonté, comme la réalisation d’une idée trop grande pour être mise en œuvre par un seul homme, et pourtant menée à bonne fin par M. Guizot : il a remercié son héros de m’avoir pas désespéré, d’avoir repris et continué sa tâche sans s’effrayer des obstacles semés sur sa route. Or, M. Guizot a bonne mémoire, et se souvient très bien qu’il n’a pas achevé l’Histoire de la Civilisation française, qu’il lui reste beaucoup à faire avant de pouvoir s’appliquer l’exegi monumentum dont le gratifie si libéralement M. de Ségur. En écoutant le directeur de l’Académie, le récipiendaire a dû naturellement se poser un dilemme assez embarrassant : « Ou M. de Ségur n’a pas lu mes livres, et c’est de sa part une négligence offensante, ou il les a lus et ne s’en souvient pas, et cet oubli prive de toute valeur l’admiration qu’il exprime pour moi. » Ce n’est pas nous qui résoudrons le dilemme. Nous admettrons volontiers que l’Histoire de la civilisation européenne suppose des lectures nombreuses ; mais nous croyons que la vie moyenne d’un homme suffit à l’achèvement d’un pareil ouvrage ; car cette histoire n’est à proprement parler, que le programme d’un livre. Plus d’une fois, en écoutant son panégyriste, M. Guizot a dû se demander si les paroles prononcées par M. de Ségur n’étaient pas une cruelle raillerie ; car il lui était bien difficile de prendre au sérieux l’emphase de l’orateur. Pour avoir esquissé le sommaire d’une histoire, pour avoir commencé deux ouvrages importants, le récipiendaire n’est pas obligé de se placer à côté de Tacite ; et, s’il fallait en croire M. de Ségur, Tacite auprès de M. Guizot, ne serait qu’un écolier. Dans la pieuse ferveur de son admiration, le directeur de l’Académie n’a pas même osé nommer Tacite ou Thucydide ; il n’a pas trouvé dans le passé un terme de comparaison pour louer dignement son héros. Il s’est résolu tout simplement à le proclamer excellent et inimitable.
Cependant, il s’est demandé si son amitié publiquement avouée pour le récipiendaire le dispensait de rappeler les mérites de M. de Tracy, et par ce détour ingénieux il est revenu à la philosophie française du xviiie
siècle. Il a paru d’abord
vouloir justifier le prédécesseur de M. Guizot et séparer la science de l’action. Mais ce n’était de sa part qu’une vaine promesse, car il s’est hâté d’avouer son impuissance à lutter avec le récipiendaire ; et il a courageusement ajouté : « Vous avez épuisé le sujet, et ce serait folie de ma part de vouloir le traiter à mon tour. »
Il a présenté sur l’ensemble des facultés humaines et sur la spiritualité de l’âme quelques réflexions qui sont et demeurent pour nous parfaitement inintelligibles. Nous dirons la même chose de la différence établie par M. de Ségur entre l’influence d’un siècle sur un homme, et celle d’un homme sur son siècle. Nous déclarons ingénument qu’il nous a été impossible de pénétrer la pensée de l’orateur. Jamais la philosophie, dont M. de Ségur voulait entretenir son auditoire, n’a parlé dans aucun temps, dans aucun pays une langue aussi confuse.
Mais si l’orateur, profondément convaincu de son insuffisance, renonçait à juger la philosophie française, il ne renonçait pas à briser l’encensoir sur le visage du récipiendaire. Passant de l’excellence historique à l’excellence politique, il a fait de M. Guizot un nouveau Moïse, ou plutôt un nouveau Jéhovah. Il a comparé les passions factieuses de notre temps aux flots de la mer Rouge, et condamné l’historien homme d’État à entendre de ses oreilles ces paroles mémorables et toutes bibliques : « Vous leur avez dit d’une voix
toute-puissante : Vous n’irez pas plus loin. »
Certes l’ambition humaine, si avide qu’elle soit, ne peut souhaiter un éloge plus splendide ; le génie politique n’a jamais été célébré dans un psaume plus humble et plus fervent. Après avoir entendu le panégyrique prononcé par M. de Ségur, la France, si elle ne veut pas mériter le reproche d’ingratitude, doit élever un temple à M. Guizot.
XIX. De l’état du théâtre en France.
De toutes les parties de la poésie contemporaine, le théâtre est assurément celle que la critique semble surveiller avec le plus de vigilance ; mais il faut bien le dire, et la franchise en cette occasion n’a pas le mérite de la nouveauté, de toutes les parties de la critique littéraire, la critique dramatique est tout à la fois la plus bruyante et la plus paresseuse. Chaque semaine voit éclore d’innombrables feuilletons qui dressent le procès-verbal des pièces représentées du lundi au samedi ; mais il est bien rare que le feuilleton aille au-delà du procès-verbal. Quand il a fait l’inventaire des entrées et des sorties ; quand il a raconté acte par acte, scène par scène, la fable d’une pièce, il croit sa tâche accomplie et se repose comme s’il venait d’achever le plus laborieux des chapitres. À proprement parler, le feuilleton ainsi conçu ne mérite ni blâme ni éloge, car il n’a rien à démêler avec la littérature sérieuse. Il enregistre les succès et les chutes, mais se déclare incapable de juger ; ou lorsqu’il lui arrive d’énoncer un avis, il le motive si lestement, qu’il ne peut obtenir aucune autorité. Le public vient en aide à cette paresse du feuilleton ; et comme s’il était impossible d’écrire sur une pièce de théâtre quelque chose de sincère et d’élevé, il se contente du procès-verbal et se défie volontiers des hommes qui se proposent une tâche plus difficile. Quand un écrivain met sa parole au service de la réflexion et poursuit dans l’analyse d’une œuvre dramatique le respect ou la violation des vrais principes de la poésie ; quand il essaye d’éprouver ce qu’il a entendu par l’histoire ou par la philosophie ; quand il discute séparément la vérité locale et passagère, la vérité humaine contemporaine de tous les siècles, et possible en tout lieu ; quand il étudie un à un tous les personnages de la pièce ; quand il soumet au contrôle de la raison les caractères qui se combattent, il n’obtient guère pour récompense que l’accusation d’envie ou de morosité. Chacun des arguments qu’il a développés fournit aux amis de l’auteur le sujet d’une raillerie ; quelquefois même l’orgueil poétique, ingénieux dans sa colère, voit dans la franchise un acte d’improbité. Le critique, pour dire toute sa pensée, a besoin de se résigner à la haine des hommes qu’il juge ; cependant il serait temps que le feuilleton dramatique devînt plus sévère et plus sérieux : car le théâtre, malgré son apparente fécondité, est réellement, à l’heure où nous écrivons, la plus indigente de toutes les formes poétiques.
Commençons par le plus populaire et le moins lettré de tous les écrivains dramatiques, je veux dire par M. Scribe. Il est aujourd’hui bien démontré par le Mariage d’argent, par Bertrand et Raton, par l’Ambitieux, et tout récemment par la Camaraderie, que M. Scribe est incapable de produire un grand ouvrage. Dans les quatre comédies que nous venons de nommer et que l’auteur a composées sans le secours de ses innombrables collaborateurs, il n’y a pas trace d’invention, et pourtant le second et le quatrième de ces ouvrages ont obtenu les applaudissements de la foule. C’est là un fait que nous ne pouvons contester. Nous ne sommes pas de ceux qui méprisent les faits, mais nous tenons beaucoup à ne pas les admettre sans les expliquer. Or, le succès obtenu par M. Scribe au boulevard Bonne-Nouvelle et rue Richelieu s’explique facilement et n’a rien de glorieux, soit pour l’auteur, soit pour le public. M. Scribe a vu de bonne heure que la société se partage entre les enthousiastes et les hommes positifs, entre les passions et les intérêts, ou plutôt que les intérêts gouvernent seuls la société et prennent en pitié les passions. Il a compris, et la chose était facile, que
le droit n’a pas souvent raison contre le fait, que la pauvreté dévouée à l’accomplissement du devoir s’expose aux railleries de la richesse égoïste. Il a réuni dans une commune compassion la crédulité généreuse et la niaiserie impuissante, et, par un entraînement bien naturel, il est arrivé à identifier la sagesse et le succès. Une fois pénétré de ces vérités prétendues dont se compose la morale mondaine, il avait devant lui une route longue et facile. Après avoir pris pour évangile cet axiome incomparable : « Les riches ont raison d’être riches et les pauvres ont tort d’être pauvres »
, il ne pouvait concevoir aucun doute sur le but légitime de la comédie. Évidemment ce but, selon la poétique de M. Scribe, n’est autre que l’éloge perpétuel de la richesse et le ridicule infligé aux hommes qui ne savent pas devenir riches. C’est là, si je ne me trompe, le thème développé par M. Scribe depuis vingt ans. Rue de Chartres, au boulevard Bonne-Nouvelle et rue Richelieu, c’est toujours et partout la glorification de la richesse et le dédain de la pauvreté. En se conformant à cet inflexible évangile, M. Scribe, il est vrai, se condamne à quelque monotonie ; mais il connaît son public et sait bien que la variété n’est pas une condition indispensable au succès. Loin de là ; il voit dans l’éternelle répétition des mêmes idées un moyen de popularité ; et à ne prendre la popularité que dans le sens le plus grossier, nous sommes forcé de nous ranger à son avis.
La foule aime à retrouver de vieilles plaisanteries, et s’applaudit volontiers d’une clairvoyance qui ne la met pas en frais d’attention. Elle aime à se proclamer intelligente et ingénieuse, et salue avec reconnaissance les bons mots qu’elle écoute pour la centième fois. Plus une pensée paraît hors de service, plus elle a de chances pour réussir auprès de la foule. M. Scribe doit à l’intelligence parfaite de cette vérité la meilleure partie de ses succès, et nous devons avouer qu’il a usé largement de la recette. Si l’auteur se bornait à montrer le triomphe perpétuel de l’intérêt sur la passion, nous pourrions blâmer le choix de ses personnages et reconnaître en même temps la réalité des caractères qu’il leur attribue. Mais il va plus loin. Il célèbre en toute occasion l’intérêt victorieux et la passion humiliée, et jamais il ne trouve une larme de sympathie pour les souffrances du cœur. Il jette une jeune fille dans le lit d’un vieillard ; et sans s’inquiéter de l’amant désespéré, il vante ce mariage monstrueux comme une bonne affaire. Ramenées à leur expression générale, la plupart des comédies de M. Scribe n’ont pas d’autre conclusion que celle-ci : Devenez riches, n’importe comment, et l’estime du monde ne vous manquera pas ; mais si vous êtes assez fous pour vous entêter dans une passion sincère, vous serez la risée des honnêtes gens, c’est-à-dire des gens qui sont nés ou devenus riches. Si j’avais à qualifier ce conseil comme moraliste, je
n’hésiterais pas le proscrire ; au nom de la critique littéraire, je crois pouvoir le traiter avec la même sévérité. Une pareille poétique ne va pas à moins qu’à supprimer tous les éléments élevés de notre nature, c’est-à-dire la meilleure partie de la poésie.
Vainement objecterait-on que la comédie vouée à l’expression du ridicule n’a pas à tenir compte de l’idéal ; l’exemple de Molière parle plus haut que toutes les arguties.
Le succès de M. Casimir Delavigne s’explique par d’autres causes. Mais à notre avis ces causes, quoique plus voisines de la littérature, ne sont pas précisément littéraires. M. Delavigne n’est pas applaudi pour ce qu’il fait, mais bien pour ce qu’il ne fait pas. Il n’invente pas, car l’invention est un jeu dangereux, et M. Delavigne a trop de prudence pour tenter un jeu qui ne serait pas sûr ; il s’interdit comme péchés mortels toutes les singularités qui effarouchent le goût général, et de toutes les fautes qu’il a évitées ou qu’il n’a pas osé commettre, il s’est composé une sorte de gloire négative, plus sûre et plus solidement assise que celle de la plupart des poètes contemporains. Toutefois nous devons lui rendre cette justice, qu’il se montre courageux et persévérant. Il n’a jamais fait de grandes choses, mais il a fait, du moins nous le croyons, tout ce qu’il pouvait faire. Dans la conception et l’exécution de ses pièces, dans le choix de ses personnages, dans la césure et la rime de ses vers, il n’est jamais resté au-dessous des devoirs que lui imposait la probité poétique. Il a été ingénieux, passionné, dans la mesure de ses forces.
La conduite de M. Casimir Delavigne depuis la naissance du roi de Rome, époque de ses premiers débuts, est un modèle d’habileté, et mérite d’être étudiée, ne fût-ce que pour découvrir à quels éléments du goût public le poète s’est adressé, quel but il s’est proposé, en un mot quelles sont les conditions historiques de son succès.
M. Delavigne a pris pour point de départ le respect entêté de la tradition. Il n’a pas cru que la perpétuelle imitation de Corneille et de Molière suffît au succès d’un nouveau répertoire ; mais il a écrit sur son drapeau Tartuffe o et Cinna, sûr qu’à la faveur de ces deux grands noms il obtiendrait toujours l’approbation de la foule, quoi qu’il pût tenter, d’ailleurs, pour ou contre les modèles du xviie siècle. Il ne s’est pas enquis du sens précis de la tradition ; il ne s’est pas demandé quelle valeur il faut attribuer au passé, si les ouvrages admirés conseillent la servilité ou l’indépendance, s’il convient de les copier, ou d’engager la lutte et de créer à son tour. Toutes ces questions, bien que sérieuses, ne paraissent pas avoir préoccupé M. Delavigne. Il semble n’avoir vu dans la tradition et dans le respect qu’il a toujours professé pour les maîtres de notre langue qu’un moyen de se concilier la sympathie publique. L’événement n’a pas démenti son espérance ; la tradition a rendu à M. Delavigne d’incontestables services. Ce n’est pas que l’auteur des Vêpres siciliennes et de l’École des Vieillards ait continué Corneille ou Molière, car ces deux ouvrages, réduits à leur juste valeur, ne sont tout au plus qu’une tragédie sonore et une épître ingénieuse. Mais l’auteur a eu l’adresse de placer les Vêpres siciliennes et l’École des Vieillards sous l’invocation du patriotisme littéraire. Dans le prologue ou dans le dialogue de ses pièces il ne s’est pas fait faute de publier son respect pour les poètes du grand siècle, et sa profession de foi a passé auprès de bien des gens pour un brevet de génie.
Si M. Delavigne se fût contenté de proclamer en toute occasion son respect pour les maîtres, nous ne songerions pas à incriminer la mystification du public. Sans voir dans le succès de ses ouvrages un motif légitime d’admiration, nous consentirions à prendre ses déclarations de principes pour une ruse de bonne guerre. Mais il s’est permis une malice moins innocente. Il a pris parti contre les poètes qui veulent inventer ; il s’est fait l’écho des railleries vulgaires, des quolibets ignorants ; au lieu d’étudier ou du moins de tolérer comme une nécessité glorieuse les tentatives littéraires qui se multipliaient autour de lui, il s’est mêlé à la foule des rieurs ; il a placé dans la bouche de ses héros bourgeois des plaisanteries qui traînaient depuis longtemps dans les arrière-boutiques et dans les salons de la rue Saint-Louis. En épousant le dédain aveugle de la foule, il n’avait plus le mérite de l’espièglerie. Il ne jouait personne, il s’enrôlait, et l’enrôlement lui a réussi.
Cependant, malgré son respect officiel pour les maîtres de la scène française, malgré ses railleries complaisantes contre les novateurs. M. Delavigne n’aurait pas conquis la popularité dont il jouit parmi nous, s’il n’eût pris soin de modeler ses œuvres sur la timidité du goût public. Louer en toute occasion Corneille et Racine, c’était beaucoup assurément ; traiter avec une malice paternelle les tentatives de la littérature contemporaine pouvait passer pour un calcul assez adroit. Mais après avoir exposé ses principes, M. Delavigne se devait à lui-même de les appliquer. Or, comme ces principes n’ont en eux-mêmes rien de vital et d’actif, il était naturel que les œuvres de M. Delavigne fussent empreintes d’un caractère pareil, c’est-à-dire qu’elles eussent la prétention de continuer le xviie siècle en lui imposant un vêtement nouveau, d’accepter plusieurs points des doctrines contemporaines en les interprétant d’après les conseils d’une sagesse bienheureuse. Et en effet, toutes les œuvres de M. Delavigne répondent parfaitement à l’opinion générale de la bourgeoisie. Elles participent à la fois des maîtres pour la forme extérieure, pour les lignes du plan, et des essais contemporains par quelques traits détachés fort étonnés du cadre où ils sont placés. Il est évident que M. Delavigne n’a pas de volonté personnelle, qu’il se propose pour but unique le succès, et rien de plus : il a pris la tradition comme un appui, mais non comme un autel. S’il s’efforce de copier l’alexandrin de Racine, ce n’est pas qu’il préfère les césures et les périodes d’Andromaque aux hardiesses de Nicomède ou de l’École des Femmes ; c’est qu’il connaît dès longtemps le respect de la majorité pour la périphrase et les hémistiches disciplinés, et que l’imitation de Racine lui semble une spéculation profitable. S’il dérobe çà et là quelques scènes à Shakespeare pour les mutiler, ce n’est pas qu’il ait une haute estime pour le roi de la scène anglaise : mais il sait l’engouement de la jeunesse pour les nouveautés étrangères, et il voit dans ce larcin un assaisonnement qui piquera la curiosité. Assurément la malveillance n’entre pour rien dans l’explication que nous proposons ; cette explication nous paraît si vraie, si évidente, que nous l’énonçons avec une entière confiance. Ce n’est pas une conjecture, mais une conclusion. Nous croyons sincèrement que tous les lecteurs de bonne foi partageront notre conviction après avoir comparé M. Delavigne avec les poètes dramatiques de la France et de l’Angleterre. Nous ne craignons pas d’affirmer que l’auteur de Louis XI et des Enfants d’Édouard doit la meilleure partie de sa popularité aux œuvres qu’il n’a pas faites plutôt qu’aux œuvres qu’il a signées.
M. Dumas, dont les débuts ne remontent pas au-delà de 1829, et qui pourtant semble menacé d’un prochain oubli, a du moins le mérite de s’être proposé un but net et bien défini. S’il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, s’il n’a pas tenu toutes les promesses de sa première victoire, s’il n’a entrevu que bien rarement les conditions littéraires de l’art dramatique, il faut reconnaître qu’il a voulu franchement réagir contre l’école dramatique du xviie siècle. Il a trouvé sur sa route les traditions entourées du respect de la foule, et s’est proposé de renverser les traditions. Il a vu les spectateurs pénétrés d’une admiration religieuse pour la beauté idéale des types grecs, pour la grandeur surhumaine des types romains, et a conçu le projet de substituer à ces types admirés un type plus voisin de la nature. S’il eût éclairé par la méditation toutes les parties de ce problème dont aujourd’hui seulement il paraît comprendre l’importance, mais qu’il analyse et définit avec une déplorable confusion, je m’assure qu’il n’eût pas fait fausse route, ou que du moins, en se trompant, il fût demeuré dans les limites du champ littéraire. Mais M. Dumas n’est pas habitué à décomposer ses pensées ; chez lui, l’action succède au désir avec une rapidité enfantine ; aussi s’est-il hâté de combattre la tradition sans avoir mesuré la valeur du monument qu’il voulait ruiner. Si, avant de se mettre à l’œuvre, il se fût demandé sérieusement ce que signifie la tradition, ce qu’elle représente, ce qu’elle exprime, il aurait compris que les plus hardis génies, quel que soit l’ordre d’idées auquel ils s’adressent, peuvent bien modifier la tradition, c’est-à-dire la continuer au nom d’un principe nouveau, mais jamais l’abolir et l’effacer. Tout en reconnaissant dans la tragédie française du xviie siècle plusieurs éléments périssables qui s’expliquent par le milieu où ils se sont produits, il n’aurait pas nié les éléments immortels de cette même tragédie, qui ne relèvent ni des événements, ni des lieux, qui n’appartiennent ni à la Grèce, ni à la France, mais bien à l’humanité entière. M. Dumas, qui, aujourd’hui, annonce la régénération de la tragédie, mais qui comprend cette régénération d’une façon toute personnelle, et, selon nous, très étroite, a commencé par écrire pour le théâtre avec des intentions toutes différentes. Préoccupé de Shakespeare et de Schiller, dont il n’apercevait que les qualités extérieures, et plus vivement encore des drames écrits en France pour la seule lecture, il a entrepris la guerre contre l’idéal, c’est-à-dire contre la poésie elle-même. Il a confondu dans une commune haine les parties fausses et les parties vraiment belles de la tragédie française. Il a formé le dessein d’élever un théâtre nouveau, sans songer à déterminer les conditions fondamentales de la poésie dramatique. M. Dumas croit que le but suprême de la poésie dramatique est l’imitation ou plutôt la reproduction de la nature, et tout ce qu’il a écrit pour le théâtre est conçu d’après cette théorie. M. Dumas a contre lui tous les artistes sérieux. La musique et l’architecture sont évidemment hors de cause. Mais la peinture et la statuaire, qui, par les moyens dont elles disposent, semblent au premier coup d’œil astreintes plus rigoureusement que la poésie à l’imitation de la nature, ont toujours été entre les mains des hommes éminents une interprétation, et jamais une copie littérale du modèle. Prenez la peinture et la statuaire aux plus splendides époques de leur histoire, et jamais vous ne les trouverez séparées de l’interprétation, c’est-à-dire de l’idéal. Or, ce qui est vrai pour les arts du dessin n’est pas moins vrai pour la poésie. Si la forme et la couleur, en traduisant le modèle humain, sont obligées, non pas de le reproduire, mais de l’expliquer en l’agrandissant, de le rendre intelligible tantôt en exagérant, tantôt en effaçant certaines parties, la parole, en se proposant une tâche analogue, ne peut se soustraire aux conditions que nous venons d’énoncer. Si le marbre et la toile ne sont pas dispensés d’inventer en imitant le modèle, la parole n’a pas le privilège d’atteindre à la poésie par l’imitation littérale. Je sais bien que la foule, qui n’a jamais posé ni discuté de pareilles questions, persiste à voir dans la reproduction servile de la nature le dernier mot de l’art humain. Mais en face d’une erreur grossière, d’une ignorance obstinée, il ne faut pas craindre d’attaquer l’opinion de la majorité. Si la nature est le dernier mot de l’art humain, Phidias et Raphaël sont bien au-dessous des figures de Curtius. Si le génie de l’artiste est directement proportionnel à l’illusion, la cire colorée, vêtue de serge, est bien supérieure aux métopes du Parthénon, aux fresques du Vatican. Pour professer de bonne foi que la nature, copiée servilement, est la plus haute expression de l’art dans la peinture, la statuaire et la poésie, il faut n’avoir jamais entrevu, jamais étudié les lois de l’imagination, soit dans le domaine de la conscience, soit dans le domaine des œuvres proclamées belles par le consentement unanime de tous les esprits cultivés. Soutenir la doctrine du réalisme dans l’art, c’est méconnaître la cause même de l’admiration conquise par les belles œuvres, c’est demeurer aveugle à la beauté, c’est affirmer son incompétence dans toutes les questions esthétiques.
Mais lors même que la nature serait le but suprême de l’art humain, lors même que l’interprétation serait rayée de la liste des devoirs poétiques, M. Dumas serait encore bien loin de compte ; car il n’a reproduit dans ses œuvres que la partie la plus grossière de la nature. Il s’est proposé de copier l’homme tel qu’il est, et n’a copié de l’homme que l’élément physiologique. Il a voulu peindre la passion ramenée à ses lois primitives, et, à parler franchement, il n’a pas même entrevu la passion ; il a pris sur le fait, non pas les sentiments, mais les appétits. Il a décoré du nom d’amour l’entraînement d’un sexe vers l’autre, et n’a jamais présenté sur le théâtre l’amour vrai, l’amour pur, l’amour poétique. Il a toujours et partout substitué l’animal au héros, la chaleur du sang à l’espérance exaltée. Non seulement il n’a pas idéalisé la réalité qu’il avait sous les yeux, mais il n’a pas représenté la réalité complète. S’il eût exprimé sans élimination le modèle qu’il voulait copier, il n’aurait pas pris rang dans la famille des poètes ; mais du moins les poètes l’auraient compris sans lui accorder l’honneur d’une sympathie fraternelle. S’il eût accompli jusqu’au bout la tâche qu’il s’était prescrite, il n’aurait pas fait preuve de puissance poétique ; mais il aurait mis sous les yeux de la foule l’élément que la poésie dégage et idéalise, plus un élément inutile et importun dans l’ordre littéraire, que la poésie néglige sans le méconnaître, et la foule, sans avoir conscience de l’élément inutile, aurait dû à M. Dumas des émotions d’un ordre élevé. En circonscrivant le drame dans les limites physiologiques, il s’est condamné à la perpétuelle répétition d’une scène qui ne varie jamais, et dont les seuls acteurs sont et seront toujours la force qui désire et la faiblesse qui ne peut se défendre. Hier il y avait, et demain il y aura encore des spectateurs et des applaudissements pour cette scène invariable ; mais cette objection est sans valeur dans la discussion littéraire. Quand M. Dumas compterait par centaines les victoires qu’il appelle dramatiques, notre opinion ne serait pas ébranlée, et nous persisterions à croire que le drame physiologique est incomplet en face de la réalité, et nu en face de la poésie. Cet avis paraîtra singulier aux hommes qui dédaignent la réflexion comme un labeur importun ; mais nous avons la certitude que les admirateurs mêmes de M. Dumas se rangeraient de notre côté, s’ils voulaient descendre dans leur conscience et se rendre compte de leur approbation ; car ils ne trouveraient dans leurs souvenirs que le trouble des sens et jamais l’émotion poétique.
M. Hugo est arrivé au théâtre comme au roman, par l’ode. Aussi les trois premiers drames qu’il a écrits pour la scène sont-ils exclusivement lyriques. Cromwell, qui n’a jamais été conçu en vue de la représentation, contient, il est vrai, plusieurs odes de longue haleine ; mais le caractère dominant de cette œuvre se trouve tout entier dans l’expression du grotesque. Marion de Lorme, Hernani et Triboulet sont voués plus nettement au développement de l’élément lyrique. Assurément cette tentative n’est pas sans importance et mérite d’être examinée sérieusement ; cependant nous croyons qu’elle n’intéresse pas directement le théâtre ; car tous les drames conçus d’après cette donnée, quelle que soit d’ailleurs leur valeur littéraire, ne peuvent exercer sur la foule une action durable. Or, le théâtre doit agir sur la foule. Marion, Hernani et Triboulet resteront comme des monuments de la volonté du poète ; il sera toujours curieux d’étudier l’épanouissement d’une ode, dont tous les rayons se partagent entre les personnages nés de la seule fantaisie. Reste à savoir si les rayons d’une ode, si lumineuse qu’elle soit, suffisent à douer de vie les personnages dont ils éclairent le front ; reste à savoir si l’ode peut traiter les acteurs du drame où elle s’établit comme le musicien traite les instruments de son orchestre, et régner sur eux sans les consulter. À notre avis, la question se résout en se posant. L’ode, en se divisant sur plusieurs têtes, se multiplie sans se transformer. Toutes les merveilles qu’elle accomplit sont et demeurent des merveilles lyriques ; les strophes qui retentissent au théâtre sont toujours des strophes ; elles étonnent, mais n’émeuvent pas ; ou du moins l’émotion qu’elles produisent n’est pas une émotion dramatique. Je suis loin de penser que l’élément lyrique n’ait aucun rôle à jouer dans la composition du drame ; mais il ne doit jamais empiéter sur le drame lui-même, c’est-à-dire sur la vie et les passions des personnages. Il doit attendre, pour se montrer, que l’action proprement dite fasse une halte naturelle. L’élément lyrique ainsi compris a rendu d’éminents services à Corneille, à Molière, à Shakespeare. Mais ce n’est pas ainsi que le comprend M. Hugo : Marion, Hernani et Triboulet sont lyriques avant d’être vivants, c’est-à-dire dramatiques. La courtisane amoureuse, le bandit et le fou du roi sont moins préoccupés de la conduite qu’ils ont à tenir que de l’évolution des images qu’ils emploient. Ils s’écoutent, et s’inquiètent de l’expression de leur pensée bien plus que de leur pensée même. Ils chantent leur passion et oublient d’être passionnés. Cependant l’élément lyrique ne régit pas avec une égale puissance les trois pièces que j’ai nommées. Dans Marion de Lorme, l’ode est moins impérieuse que dans Hernani ; dans Triboulet, elle commence à plier devant un élément nouveau que M. Hugo n’avait pas annoncé en écrivant sa poétique. Cet élément, que la préface de Cromwell avait négligé de signaler, s’appelle antithèse. Quoiqu’il fût possible d’entrevoir dans Hernani et Marion la perpétuelle opposition de la liqueur et du vase, du diamant et de la gangue, de l’âme et du corps, cependant, cette opposition ne se manifestait pas encore aussi hardiment que dans Triboulet. La pudeur renaissante de la courtisane, l’héroïsme et la noblesse du bandit ne relevaient pas de l’antithèse aussi directement que la grande âme enfouie sous les grelots d’un fou. La destinée malheureuse de ce drame n’a pas fléchi la volonté nouvelle de M. Hugo. Habitué dès longtemps à ne consulter que lui-même, le poète a marché sans se troubler dans la voie qu’il venait d’ouvrir. Il s’est dévoué à l’antithèse comme il s’était dévoué à l’ode. Après avoir caché l’âme de Socrate dans le corps d’un valet, il a jeté l’amour maternel dans le cœur d’une femme adultère, incestueuse, qui partage son lit entre son père et ses frères. Plus tard, il a placé le billot et la hache dans l’alcôve d’une reine ; enfin, il a mis face à face le devoir et la passion, ou plutôt, car il faut nommer les choses par leur vrai nom, la fidélité conjugale et le partage singulier du corps avili et de l’âme immaculée, l’épouse chaste et résignée, et la courtisane vendue à l’homme qu’elle hait et qui la possède, amoureuse de l’homme qui la désire, à qui elle refuse de se livrer ; et il s’est applaudi de cette puérile antithèse, comme s’il eût inventé deux caractères vraiment nouveaux et dramatiques. Il y a certainement un intervalle immense entre les trois premiers et les trois derniers drames de M. Hugo, non seulement parce que l’antithèse, prise en elle-même, est fort au-dessous de l’élément lyrique, mais encore parce que l’antithèse, une fois acceptée par M. Hugo comme loi souveraine du théâtre, devait le conduire et l’a conduit en effet à se proposer la splendeur du spectacle comme la plus haute expression du génie dramatique. Une fois résolu à chercher dans l’antithèse la source de toutes les émotions, sans se demander si l’antithèse a jamais ému personne, il devait se laisser entraîner vers l’antithèse la plus facile, c’est-à-dire vers le contraste des couleurs, vers la bure et la soie, la serge et le velours, les ténèbres de la prison et les palais illuminés. Il n’a pas échappé aux conséquences du principe qu’il avait embrassé ; par l’ode, il rendait impossible, et je dirais volontiers inutile, la vie de ses personnages ; par l’antithèse, il arrivait naturellement au spectacle. Dans Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo, il a voulu pour l’antithèse et le spectacle tout ce que le décorateur, le machiniste et le costumier peuvent réaliser. Il a disposé de la couleur et du mouvement avec une largesse toute royale. Il a dépensé en trappes et en serrures secrètes, en panneaux dorés et en coupes ciselées, en perles et en fleurons, en couronnes et en manteaux, en colliers et en armures, de quoi subvenir aux magnificences de la plus riche cour d’Europe. Mais ni l’ode, ni l’antithèse, ni le spectacle, n’ont enchaîné la sympathie publique. L’ode a tenu la curiosité en suspens pendant quelques mois, et n’a pas pénétré au-delà des classes lettrées. L’antithèse et le spectacle ont amusé la foule pendant quelques jours, et provoqué chez les esprits sérieux une colère qui bientôt s’est transformée en indifférence. Y a-t-il eu, de la part des spectateurs, ignorance, ingratitude ou injustice ? Nous ne le pensons pas. Pour s’intéresser pendant trois heures aux odes récitées par des hommes sans caractère, sans passion, sans vie, il faut être voué depuis longtemps aux études littéraires, et la foule ne peut suivre avec une attention bien empressée cette palestre lyrique. Pour assister sans ennui à l’antithèse perpétuelle de la laideur corporelle et de la beauté morale, de la débauche et du dévouement, de la reine et du bourreau, de la prostitution et de la vertu, il faut ne pas aimer les sérieuses pensées, ou redevenir enfant, et l’oubli des ans n’est pas toujours facile. Il nous semble donc que la fortune des pièces de M. Hugo a été ce qu’elle devait être, et que le poète n’a pas le droit de se plaindre. Tant qu’il est demeuré dans les conditions littéraires, tant qu’il a essayé de naturaliser l’ode au théâtre, quoiqu’il méconnût le but de la poésie dramatique, les hommes lettrés lui ont tenu compte de son amour pour la poésie à laquelle il devait ses premiers succès. Il se trompait, mais son erreur devenait glorieuse par la persévérance. Il voulait l’impossible, mais il le voulait par des moyens que l’art avoue, et ceux même qui ne se rangeaient pas à son avis, respectaient la sincérité de sa conviction. Dès qu’il a quitté le terrain lyrique pour offrir à la foule l’antithèse et le spectacle, les hommes lettrés se sont éloignés de lui, parce qu’il n’avait plus rien à leur apprendre. Ils l’ont laissé au milieu de ses marionnettes dorées, et n’ont pas essayé de troubler le triomphe passager que lui décernait la multitude ignorante. En écrivant Lucrèce Borgia, M. Hugo trahissait les promesses de Marion de Lorme ; avant d’avoir entendu Angelo, les esprits éclairés n’espéraient plus pour lui la gloire dramatique.
M. Alfred de Vigny, en écrivant pour le théâtre, s’est placé sur un terrain personnel. Quoiqu’il y ait entre son premier et son second ouvrage une remarquable différence, cependant il est facile de saisir dans la Maréchale d’Ancre et dans Chatterton un caractère commun. Il serait absurde assurément de vouloir comparer le plan et la fable de ces deux pièces, dont l’une semble vouée au développement des événements, tandis que l’autre est exclusivement consacrée à l’expression d’un caractère. Mais si la marche et la conception de ces deux pièces n’ont aucune analogie extérieure, si la première paraît signifier le mouvement, tandis que la seconde signifie manifestement la réflexion, il n’est pourtant pas impossible de rapprocher Leonora Galigaï de Chatterton. Nous admirons sincèrement plusieurs scènes de la Maréchale d’Ancre ; nous ne contestons pas la finesse et le bon goût des conversations qui préparent la pièce. Mais, à parler franchement, nous devons dire que dans la Maréchale d’Ancre les événements prennent trop souvent la place de l’action. Or, si les événements suffisent au récit, ils ne suffisent pas au drame : les événements, en tant qu’événements, appartiennent à l’histoire ; l’action seule appartient au poète. Nous n’avons pas oublié tout ce qu’il y a de grand et de pathétique dans l’interrogatoire de Leonora Galigaï et dans le duel qui termine la pièce ; mais si vivants que soient nos souvenirs, nous persistons à croire que la Maréchale d’Ancre est loin de satisfaire aux conditions de la poésie dramatique. Le talent de M. de Vigny se distingue surtout par la grâce, la délicatesse, et semble convenir expressément à la plainte. Quoique l’excellence dans un genre n’exclue pas nécessairement l’excellence dans un genre différent, cependant il faudra toujours au poète élégiaque des épreuves multipliées pour atteindre à l’animation dramatique. Or, M. de Vigny n’a encore soumis qu’à deux épreuves, assez éloignées l’une de l’autre, ses habitudes poétiques. Dans la Maréchale d’Ancre, il semblait tenter décidément la composition dramatique ; dans Chatterton, il est revenu à l’élégie, et c’est de l’élégie seule qu’il a voulu tirer tous les éléments qu’il se proposait de mettre en œuvre. Nous n’avons pas à examiner ici la valeur morale de cette œuvre ; et si nous entamions cet examen, nous serions plus indulgent que les déclamateurs qui accusent M. de Vigny de saper tous les fondements de la société ; nous nous renfermons dans la discussion purement littéraire. Chatterton est une élégie ; or, quelles sont les conséquences naturelles du génie élégiaque ? N’est-ce pas la contemplation assidue de la conscience et le dédain constant de tous les mouvements extérieurs ? N’est-ce pas l’ivresse de la douleur et le mépris de la vie réelle ? Il nous semble que ces conséquences se présentent d’elles-mêmes, et qu’il ne faut pas une grande clairvoyance pour les apercevoir dans le drame de Chatterton. Le spiritualisme constant qui domine dans cet ouvrage a exercé sur le goût public une influence salutaire, et nous serions ingrat si nous ne reconnaissions pas que M. de Vigny a rendu un véritable service à la littérature dramatique. Le succès de Chatterton a opéré une réaction pressentie dès longtemps, mais qui semblait cependant difficile après les applaudissements prodigués à MM. Dumas et Hugo. Une pièce en trois actes qui repose tout entière sur la solitude et la pauvreté d’un poète, écoutée avec une attention religieuse, a prouvé aux plus incrédules qu’il y a place sur notre scène pour autre chose que l’entraînement des sens ou la pompe du spectacle. Cependant il ne faut pas s’abuser sur la valeur dramatique de Chatterton ; c’est une élégie harmonieuse, pleine de sentiments admirablement exprimés ; mais de pareilles tentatives, quoique utiles à la réforme du goût public, ne pourraient se multiplier sans amener bientôt d’indifférence. M. de Vigny a bien fait de chercher dans l’homme une partie que MM. Dumas et Hugo avaient négligée ; il a bien fait d’abandonner le visible pour l’invisible, et de réagir contre le sensualisme grossier qui régnait sur le théâtre. Mais, à notre avis, ce serait un étrange aveuglement que de proclamer la partie gagnée parce que Chatterton a été applaudi. Il ne faut pas oublier à quelle époque Chatterton a été représenté. La pièce de M. de Vigny arrivait après les ouvrages de MM. Dumas et Hugo, et s’adressait à un public blasé. La foule était lasse de l’adultère et de l’échafaud, et demandait impérieusement des émotions d’un ordre plus élevé. Le mutuel et silencieux amour de Chatterton et de Kitty Bell n’a pas satisfait tous les désirs de la foule ; mais il a eu du moins le mérite de reposer l’attention haletante, et c’est à ce mérite qu’il faut attribuer une part du succès. D’ailleurs le style de la pièce devait concilier au poète la sympathie et le respect.
Si M. de Vigny persévérait dans ses habitudes élégiaques, il serait forcé de renoncer au théâtre. Sans attendre l’indifférence de l’auditoire, il reconnaîtrait l’inutilité de ses efforts ; mais nous espérons que l’auteur de Chatterton saura faire de son talent un usage mieux entendu : nous espérons qu’il acceptera franchement les lois de la poésie dramatique. Soit qu’il invente de toutes pièces les personnages de ses drames, soit qu’il mette en scène des caractères historiques, il se résoudra certainement à placer l’action au-dessus des événements, au-dessus de la plainte, en un mot, à montrer les passions au lieu de les analyser. La différence même que nous avons signalée entre la Maréchale d’Ancre et Chatterton témoigne assez clairement que M. de Vigny ne se croit pas lié par ses précédents et qu’il ne verra pas dans le succès obtenu par Chatterton l’obligation de produire une série d’œuvres conçues dans le même système. En écrivant la Maréchale d’Ancre, il a pris la succession des événements pour l’action des personnages et le développement des caractères. Cette erreur est d’autant plus singulière, que M. de Vigny avait traduit l’Othello de Shakespeare et devait distinguer très bien l’action des événements ; mais en concevant Chatterton d’après une donnée décidément élégiaque, en ne laissant aux événements aucune part dans la fable dramatique, il a prouvé qu’il ne cherche pas dans ses œuvres passées le type inviolable de ses œuvres à venir, et nous lui savons bon gré de cette mobilité. Si maintenant M. de Vigny se résout à écrire une troisième pièce, il est probable qu’il ne mettra plus les événements à la place de l’action, ni la pensée à la place de la vie. Il n’y a pas à craindre qu’il commette les fautes que nous avons reprochées à MM. Dumas et Hugo ; car il est séparé par un immense intervalle du drame sensuel et du drame splendide. Quoi qu’il fasse, il ne prendra jamais le désir pour la passion, ni le spectacle pour le développement des caractères. Qu’il prenne l’étoffe de ses créations à venir dans ses souvenirs personnels ou dans les récits de l’histoire, il ne perdra pas la délicatesse de son goût ; les habitudes de sa pensée, aussi bien que les habitudes de son style, nous sont un sûr garant qu’il ne désertera pas la cause de l’idéal.
Nous avons dit toute notre pensée sur les hommes qui écrivent aujourd’hui pour le théâtre ; nous n’avons déguisé aucune de nos répugnances, aucune de nos sympathies. Sans doute, nous paraîtrons sévère au plus grand nombre ; mais les reproches qui nous seront adressés et que nous prévoyons n’ébranleront pas notre conviction. L’accusation de pessimisme est à nos yeux sans valeur et sans portée ; car ceux même qui n’osent publier l’opinion que nous professons ne se résoudraient pas à la réfuter. Ils partagent notre avis et n’osent l’avouer ; ils demandent s’il est utile de dire tout haut ce qu’on pense tout bas. Le doute est-il permis ? À quoi bon discuter avec soi-même le sens et le mérite des œuvres poétiques, si l’on renonce au droit de dire la conclusion à laquelle on est arrivé ? Se taire sur ces questions, ou du moins les poser sans les résoudre, c’est peut-être le moyen de se faire à bon marché une réputation de bonhomie ; mais les amitiés qui ne résistent pas à la franchise valent-elles un regret ? Nous croyons sérieusement que la poésie lyrique et le roman sont aujourd’hui très supérieurs au théâtre, c’est-à-dire sont représentés par des œuvres plus glorieuses, plus durables, plus conformes aux lois générales de l’art ; cette croyance n’est pas née chez nous en un jour ; c’est le troisième terme d’un syllogisme que nous avons posé depuis plusieurs années ; il nous semble raisonnable d’énoncer sans restriction la croyance à laquelle nous sommes arrivé. Il nous serait plus doux d’avoir à louer les œuvres dramatiques de notre temps ; mais pour les louer, il faudrait nous résoudre à parler contre notre pensée, et ce mensonge ne servirait personne.
Si l’on essaye de résumer ce que nous avons dit, ou verra que les écrivains dramatiques s’adressent à trois classes bien distinctes : M. Scribe à la finance, M. Delavigne à la bourgeoisie, MM. Dumas, Hugo et de Vigny à la jeunesse lettrée. Le public du premier n’est pas le public du second, le public du second n’est pas celui des trois derniers. Au fond de toutes les pièces de M. Scribe, on trouve un lingot d’or ; au fond de toutes les pièces de M. Delavigne, on aperçoit clairement une morale constante : le bonheur dans le repos et la médiocrité. Ni M. Scribe ni M. Delavigne ne se préoccupent sérieusement des conditions littéraires du théâtre. Ils écrivent uniquement pour vanter en toute occasion la richesse et la médiocrité et l’auditoire qu’ils ont discipliné ne songe pas à leur demander autre chose. L’art dramatique est donc aujourd’hui entre les mains de MM. Dumas, Hugo et de Vigny. Ces trois écrivains personnifient nettement l’ardeur des sens, la splendeur du spectacle et l’élégie mélodieuse. Il est évident que pas une de ces personnifications ne réalise le type complet de l’art dramatique ; il est évident que si MM. Hugo et de Vigny ont à leur service un style plus pur, plus châtié, M. Dumas, quoique étranger par ses œuvres à toutes les questions de style, est supérieur à MM. Hugo et de Vigny par l’animation brutale mais réelle de ses personnages. Vers lequel des trois doivent se porter nos espérances ? Il y aurait de la témérité à se prononcer ; mais d’avance nous pouvons assurer que chacun des trois sera nécessairement amené à modifier sa nature, à élargir le cercle de ses études, et ne pourra poursuivre ses travaux qu’à la condition de changer sa méthode. Nous ne conseillerons pas à M. de Vigny de copier M. Dumas, car ce serait lui conseiller l’impossible ; nous ne dirons pas à M. Dumas de se faire élégiaque, ce serait lui prescrire de renoncer à lui-même ; mais il y a dans chacun des trois de quoi féconder l’imagination des deux autres.
Quels sont les éléments de la poésie dramatique ? Ramenés à leur plus haute généralité, dégagés de toutes leurs formes passagères et locales, ces éléments ne sont-ils pas l’histoire et la société ? Nous ne croyons pas possible d’apercevoir au-delà de l’histoire et de la société un élément mis en œuvre par la poésie dramatique. Mais à quelles conditions l’histoire paraît-elle sur le théâtre ? Est-il nécessaire, est-il raisonnable d’accepter sans réserve, sans restriction, la réalité consacrée par les récits authentiques ? L’emploi de l’histoire au théâtre n’est-il pas soumis à des lois très différentes des lois du récit historique ? Je me prononce hautement contre l’acceptation littérale des données de l’histoire. La thèse contraire à celle que je soutiens a été défendue plusieurs fois avec un talent remarquable ; mais l’élégance et la vigueur du plaidoyer n’ont pas altéré ma conviction. Je persiste à penser qu’il y aura toujours un immense intervalle entre l’invention et la réalité. La plus belle page de Tacite, mise en scène, pourrait très bien ne produire qu’un effet assez médiocre. Pourquoi ? Parce que Tacite s’est proposé de raconter, mais non d’inventer ; parce qu’il n’avait en vue que l’expression de la réalité, parce que la réalité la plus belle n’est pas un poème complet. Que l’histoire, réduite à ses seules ressources, offre plus d’intérêt et de grandeur que la plupart des pièces enfantées chaque jour, je ne veux pas le nier ; car ce serait parler contre l’évidence ; mais ce n’est pas une raison pour confondre l’histoire et la poésie. Si l’histoire et la poésie n’étaient vraiment qu’une seule et même chose, nous serions forcé d’accepter une conclusion plus que singulière : M. Vitet serait très supérieur à Shakespeare et à Schiller. Les Barricades, les États de Blois et la Mort de Henri III, domineraient Richard III et Jules César, Guillaume Tell et Wallenstein ; car M. Vitet est plus près de l’histoire que Shakespeare et Schiller. Or cette conséquence extrême du principe des réalistes est évidemment inadmissible. Nous ne contesterons jamais la patience ingénieuse qui a présidé aux restitutions de M. Vitet ; mais restituer n’est pas créer, et le poète qui ne crée pas ne mérite pas le nom de poète. Lors même que Georges Cuvier eût reconstruit par la pensée toutes les espèces zoologiques aujourd’hui effacées de notre globe, ce ne serait pas une raison pour croire qu’il aurait pu créer et mettre en œuvre tous les systèmes anatomiques et physiologiques aperçus par son intelligence. Nous ne voulons pas comparer M. Vitet à Georges Cuvier, encore moins Shakespeare au Créateur ; mais si une pareille comparaison pouvait être admise un seul instant, nous dirions, pour éclairer notre pensée, que M. Vitet est à Shakespeare ce que Georges Cuvier est à Dieu. Non, il n’est pas vrai que l’histoire comprenne la tâche entière de la poésie ; M. Vitet a rigoureusement appliqué la doctrine que nous combattons, et ses œuvres n’ont pas pris rang parmi les monuments de la poésie. Les amitiés les plus complaisantes n’ont pu persévérer dans leur admiration. Non, il n’est pas vrai que savoir et inventer soient une seule et même chose. Cette affirmation a pu avoir son utilité comme moyen de réagir contre la poésie de pure convention, contre l’application inintelligente des traditions littéraires ; mais elle a fait son temps. La réalité est aujourd’hui en possession d’une assez haute estime pour que la critique consente à la distinguer de la poésie. Il n’y a nul danger à séparer nettement la tâche de l’historien et la tâche du poète. La tradition ne règne plus en souveraine ; loin de là, elle est méconnue et détrônée. Il ne s’agit plus de l’abattre, elle est gisante à nos pieds. Elle n’entrave plus le mouvement de la discussion. L’impartialité nous est facile, car notre colère ne saurait où se prendre ; et le respect de la vérité nous défend de confondre l’histoire et la poésie.
Mais si l’histoire n’est pas la poésie, comment la poésie doit-elle employer l’histoire ? Arrivée à ce point, nous en avons l’assurance, la discussion n’a plus rien d’embarrassant. La loi suprême de l’emploi de l’histoire au théâtre n’est autre que l’interprétation. Or, interpréter une vérité, quelle qu’elle soit, c’est évidemment en développer tous les éléments, en montrer toutes les faces, toutes les origines et toutes les conséquences. La loi d’interprétation ne permet donc pas, comme l’ont pensé plusieurs poètes contemporains, de transformer capricieusement la donnée historique ; car le commentaire ne peut mentir au texte, sans cesser d’être commentaire. Interpréter l’histoire poétiquement, c’est agrandir, exagérer à propos les parties sur lesquelles on a résolu d’appeler l’attention, et qui, dans le modèle historique, n’ont qu’une importance secondaire ; c’est éclairer d’une lumière abondante les faces d’un événement ou d’un caractère que l’histoire a laissées dans l’ombre. Mais à moins que les mots dont se composent les langues humaines iraient une valeur absolument arbitraire, à moins que les rapports de l’expression et de l’idée ne soient condamnés à une mobilité indéfinie, interpréter et méconnaître ne seront jamais une seule et même chose ; car pour agrandir, pour exagérer la donnée historique, il faut commencer par l’affirmer, par la proclamer. Ignorer, oublier ou méconnaître la donnée historique, c’est violer la loi d’interprétation, c’est rendre l’application de cette loi absolument impossible ; c’est vouloir élargir un portique sans savoir dans quel ordre d’architecture il a été conçu, expliquer une page sans l’avoir lue ; à proprement parler, c’est vouloir une chose insensée. Et pourtant il s’est rencontré de nos jours des hommes qui, au nom de la fantaisie, souveraine maîtresse de leur pensée, se sont arrogé le droit de traiter l’histoire comme un pays conquis, d’inscrire au front d’un siècle ou d’un roi des sentiments que le roi et le siècle n’avaient jamais connus. Ils ont cru que le génie tout entier se réduit à l’apothéose du caprice, et ils se sont glorifiés dans leur ignorance, comme s’ils eussent aperçu, en fermant les yeux, une lumière divine. Il est évident pour tous les juges désintéressés que ces contempteurs de la vérité historique ne valent pas mieux que les continuateurs inintelligents de la tradition ou les esprits voués à la restitution patiente de la réalité.
La société contemporaine, c’est-à-dire le milieu même où vit le poète, est soumise à la loi d’interprétation, aussi bien que l’histoire. Les hommes et les choses d’aujourd’hui, aussi bien que les hommes et les choses d’autrefois, ont besoin, pour s’élever jusqu’à la beauté poétique, d’être agrandis, exagérés. Les événements qui s’accomplissent autour de nous, les caractères au développement desquels nous assistons, reproduits littéralement, ne sont et ne seront jamais que les éléments d’un poème dramatique. Mais pour combiner ces éléments, pour les ordonner selon les conditions de la poésie, il est indispensable de les interpréter, de changer leurs proportions. La société contemporaine a eu, comme l’histoire, ses poètes réalistes ; comme l’histoire, elle a été racontée sur la scène par des esprits mesquins, qui se croyaient inventeurs. Mais le présent ne pouvait pas plus que le passé satisfaire par lui-même, sans le secours de l’interprétation, aux conditions de la poésie. Il n’offrait que des héros de boudoir ou de cour d’assises, des chevaliers d’industrie ou des charlatans de tribune ; et quoique chacun de ces personnages, interprété par une imagination féconde, put devenir un type poétique, il n’a pas été donné aux hommes les plus habiles d’élever la réalité au rang de la poésie. Non seulement en transcrivant leurs souvenirs, ils n’ont pas fait une œuvre poétique ; mais il est arrivé, ce qui était facile à prévoir, qu’ils sont demeurés fort au-dessous de leur modèle. Quoique résolus à l’imitation littérale, ils n’ont pu cependant conserver la réalité tout entière, et chacune de leurs omissions a diminué l’intérêt de leur ouvrage. Ils avaient engagé la lutte avec un adversaire invincible, et ils ont été vaincus. Les poètes réalistes auront beau s’évertuer et reproduire les paroles, les regards et le geste des hommes que la passion conduit à l’adultère, au meurtre, au suicide, ils n’arriveront jamais à égaler la précision d’un greffier. Le plus misérable réquisitoire, l’acte d’accusation le plus maladroit sera toujours plus riche en renseignements, en scènes ignobles ou sublimes, que les conceptions dramatiques inspirées par le ministère public. L’acteur le plus habile ne réussira jamais à rendre toutes les singularités d’un personnage contemporain ; qu’il se propose l’imitation de Mirabeau ou de Napoléon, si l’auteur, en retraçant le caractère de l’orateur ou du capitaine, n’a pas consenti à l’interprétation de la réalité, s’il a voulu obstinément copier le modèle, l’acteur, s’appelât-il Talma, sera toujours au-dessous de Mirabeau, que nos pères ont entendu, au-dessous de Napoléon, que nous avons vu à la tête de ses armées.
Ce que nous disons de la réalité dans la poésie dramatique, nous pourrions le dire avec une égale justesse de la réalité dans la peinture ou la statuaire. En effet, si le peintre, en composant un paysage, se propose de lutter avec la réalité qu’il a sous les yeux ; s’il veut, par exemple, copier toutes les nervures d’une feuille, toutes les fibres d’une fleur, il est évident qu’il sera vaincu. De pareilles tentatives ont été faites à plusieurs reprises, et chacune de ces luttes insensées n’a enfanté que des œuvres sans nom. Que le statuaire, au lieu de chercher dans le marbre les plans généraux, les grandes lignes de la forme humaine, se prescrive, comme un devoir impérieux, de reproduire avec son ciseau jusqu’aux pores de la peau ; qu’il essaye de nous montrer, non pas la forme abstraite, la forme harmonieuse et intelligible de son modèle, mais la forme telle qu’il l’aperçoit, telle qu’elle se révèle à tous les yeux, souple, transparente, animée, s’appelât-il Phidias, il sera vaincu et nous donnera une statue absurde.
Non, la poésie dramatique, pas plus que la peinture ou le statuaire, ne doit se proposer la réalité comme but suprême de ses efforts. Plusieurs fois déjà nous avons exprimé cette pensée ; mais le réalisme est aujourd’hui si populaire, qu’on ne saurait trop souvent le combattre. Ni l’histoire, ni la société contemporaine ne peuvent se montrer sur la scène sans interprétation. La vie humaine n’est qu’une matière poétique et ne devient poème qu’en traversant la pensée d’Homère ou de Shakespeare. Nous insistons à dessein sur cette distinction, et nous espérons que le lecteur verra pourquoi. Ce n’est pas, de notre part, une obstination puérile, car cette distinction contient la réforme entière de la poésie dramatique. C’est pour avoir confondu la poésie et la réalité, la matière poétique et le poème, que le théâtre est aujourd’hui si malade. C’est pour avoir méconnu cette vérité, si simple qu’il y a presque de la naïveté à l’énoncer, que les poètes qui écrivent pour la scène voient chaque jour s’éloigner d’eux les intelligences élevées.
Voyons maintenant quelle est la division naturelle des formes dramatiques.
Si la tragédie, la comédie et le drame sont des formes vraies, chacune de ces formes doit se rapporter à un but distinct. Or, la tragédie, ramenée à son expression la plus générale, ne se propose-t-elle pas l’analyse et la peinture de la douleur morale, des passions qui agitent l’âme humaine, et qui la poussent au désespoir et au crime ? Nous ne croyons pas possible de nier cette définition. La tragédie, en effet, chez quelque nation qu’on la prenne, en Grèce, en Italie ou en France, n’a en vue que la passion. Le poète tragique sait très bien que la vie tout entière n’est pas faite de passion ; mais il se voue à la peinture exclusive de la passion, et trouve dans l’étude attentive de la souffrance et des mouvements tantôt variés, tantôt contradictoires, accomplis sur le théâtre de la conscience, une étoffe assez riche pour employer toutes les forces de son imagination, un thème assez fécond pour se prêter à tous les développements de la pensée.
Il circonscrit volontairement le champ de ses investigations ; il ne prétend pas embrasser d’un regard toutes les faces de l’âme humaine ; mais dans le champ où il s’enferme, sur la face de l’âme qu’il étudie et qu’il s’efforce de reproduire à l’exclusion de toutes les autres, il découvre et il met en relief des trésors ignorés du vulgaire, et qui, pour être aperçus, ont besoin d’être cherchés longtemps et patiemment. Du moment où le poète tragique s’est résolu à ne contempler dans l’âme que la seule passion, il est naturel qu’il se plaise à l’orner d’une grandeur et d’une dignité sans lesquelles la passion se présente habituellement ; il est naturel qu’il idéalise la souffrance, précisément parce qu’il envisage la souffrance sans tenir compte des sentiments d’un autre ordre qui jouent un rôle important dans la vie humaine. Cet agrandissement de la douleur, loin d’être une violation de la vérité, n’est qu’une intelligence plus parfaite, une manifestation plus complète de cette partie déterminée de la vérité. À proprement parler, la tragédie est à la douleur ce que la statuaire est aux formes sensibles du modèle humain. La tragédie est donc une forme vraie.
La comédie, telle que nous l’a transmise l’antiquité, telle que la France l’a continuée glorieusement dans la seconde moitié du xviie siècle, se propose l’étude et la peinture exclusive du ridicule. De même que la tragédie se résout à ne voir que la passion, la comédie se résout à ne voir que le ridicule. À la place de la sympathie, elle met la raison ; au lieu de pleurer sur les souffrances de la vie humaine, elle détourne ses yeux du spectacle de la douleur, et s’attache courageusement à découvrir les mobiles les plus mesquins de nos actions ; elle néglige à dessein les moments où l’âme exaltée atteint les cimes les plus hautes du dévouement, de l’abnégation, et se renferme dans l’analyse de l’amour de soi ; elle suit l’égoïsme humain à travers ses diverses métamorphoses. Qu’il s’appelle prudence ou économie, dévotion ou probité, elle sait le démasquer et lui donner son vrai nom. La comédie n’ignore pas que la vie, réduite à l’égoïsme, ne serait pas possible ; que l’amour de soi, clairvoyant et obstiné, perpétuerait la guerre, et ferait de la société un supplice permanent. Aussi ne prétend-elle pas comprendre dans ses tableaux la conscience humaine tout entière. Mais ayant à choisir entre la passion et le ridicule, elle choisit le ridicule ; ce dernier côté de l’âme, moins grand en apparence que le premier, n’est cependant ni moins varié, ni moins animé, ni moins profond. Pour sonder toutes les misères, toutes les lâchetés de la vie ordinaire, pour découvrir et montrer les trahisons et les mensonges qui se cachent sous le nom de prudence et d’habileté, il ne faut pas un regard moins sûr, une parole moins puissante, que pour compter les blessures de la passion. Ici encore nous retrouvons la nécessité, la légitimité de l’idéal. La comédie, renfermée dans l’étude exclusive du ridicule, sent le besoin d’agrandir et d’élever le sujet de sa contemplation. Pénétrée de l’importance des vérités qu’elle a surprises, elle comprend qu’il faut, pour les montrer, non seulement les éclairer d’une lumière abondante, mais encore exagérer les proportions primitives de ces vérités. Tout en demeurant fidèle aux contours généraux des caractères qu’elle analyse, elle amplifie ces contours pour les rendre plus frappants et plus intelligibles. Elle ne viole pas la vérité, mais elle l’explique. La forme comique n’est donc pas moins légitime que la forme tragique.
Reste le drame. Or, en quoi le drame diffère-t-il de la tragédie et de la comédie ? Ce que la tragédie et la comédie étudient séparément, la passion et le ridicule, le drame l’embrasse d’un seul regard. Il réunit dans une chaîne unique les anneaux dispersés de la conscience humaine : en d’autres termes, il se propose l’étude et la peinture de la totalité de l’âme. Il voit, il regarde et il montre les deux faces de la vie, l’égoïsme et l’exaltation, l’abnégation et l’amour de soi, la prudence et l’entraînement, l’aveuglement et la clairvoyance. Il s’attache à reproduire les mouvements du cœur et de la pensée, sans tenir compte de la nature diverse de ces mouvements ; et il espère, grâce à cette impartialité courageuse, ne pas rester au-dessous de la réalité. Il croit que la passion sans le ridicule, et le ridicule sans la passion, n’expriment qu’imparfaitement l’humanité, et il veut, par la mise en œuvre de tous les éléments de la réalité, s’élever jusqu’à la vérité générale, universelle. Le projet est beau, et digne assurément de tenter les plus hautes ambitions. Montrer l’âme dans ses alternatives de défaillance et de courage, suivre à la fois et d’un même regard, peindre sur une toile unique et du même pinceau le mendiant et le roi, la chaumière et le palais, c’est une tâche immense, mais une tâche glorieuse. Cependant, quoique le drame se propose la vérité totale par la peinture de la réalité complète, il n’est, pas plus que la tragédie ou la comédie, dispensé de l’idéalité. Si la tragédie et la comédie, pour accomplir la tâche plus étroite qu’elles ont choisie, sont forcées d’exagérer les proportions de leurs modèles, le drame, pour accomplir la tâche plus vaste qu’il préfère, est obligé de trier les éléments ridicules et passionnés qu’il met en œuvre, et d’agrandir ces éléments avant de les combiner. S’il méconnaît cette condition, il tombe dans la mesquinerie du procès-verbal ; il abdique son caractère poétique et se fait chronique. Pour le drame, aussi bien que pour la tragédie et pour la comédie, idéaliser c’est comprendre la réalité plus profondément que les esprits vulgaires, c’est expliquer et rendre visible à tous les yeux le sens caché de tout homme et de toute chose ; le drame, fidèle à cette loi impérieuse, n’est pas moins vrai, moins légitime que la tragédie et la comédie.
Si donc toutes les formes de la poésie dramatique consacrées par l’histoire sont également légitimes, à quelles conditions s’accomplira la réforme du théâtre moderne ? Ne faut-il pas chercher en quoi la tragédie et le drame diffèrent, en quoi la tragédie et le drame se ressemblent ? S’il y a en effet une différence profonde entre ces deux formes de la poésie, malgré l’égale légitimité de ces deux formes, il y aura lieu cependant à préférer l’une à l’autre. Si au contraire la différence n’est qu’apparente, s’il se trouve dans toutes deux un caractère commun, il sera naturel et sage, non pas de tenter la conciliation de la tragédie et du drame, mais de poursuivre la peinture dramatique des passions, sans exclure le drame au profit de la tragédie, ou la tragédie au profit du drame, sans croire à la mutuelle exclusion de ces deux formes.
Or il nous semble que la tragédie et le drame se personnifient admirablement dans Sophocle et dans Shakespeare, car chacun de ces deux hommes a fondé une dynastie poétique. Racine et Alfieri appartiennent à Sophocle, comme Schiller et Goethep appartiennent à Shakespeare. Nous pouvons donc sans injustice étudier la tragédie dans Sophocle et le drame dans Shakespeare. Quels que soient les changements imposés au génie grec par la France et l’Italie, au génie anglais par l’Allemagne, nous avons la certitude de juger les enfants en jugeant le père.
Les personnages, le chœur et la fable de la tragédie antique nous frappent également par leur simplicité. Les héros de Sophocle n’expriment guère qu’un sentiment unique ; il est rare qu’ils offrent au spectateur la succession ou le combat de sentiments contraires. Il règne dans l’expression de la passion à laquelle ils appartiennent tout entiers je ne sais quelle majesté sûre d’elle-même et de sa puissance, qui dédaigne d’appeler à son aide une passion rivale. C’est à l’unité idéale des héros de Sophocle qu’il faut rapporter l’harmonie constante, l’élégance soutenue de toutes les paroles qu’ils prononcent. Comme ils ne songent jamais à exprimer plusieurs sentiments à la fois, il n’y a pas lieu de s’étonner s’ils traduisent avec une limpidité lumineuse le sentiment qui les domine. Face à face avec une idée qu’ils contemplent fidèlement, ils trouvent pour la peindre, pour l’expliquer à l’auditoire, une série opulente de tropes, une multitude empressée d’images, qui saisissent l’idée au passage pour la revêtir et la parer.
Le chœur de la tragédie antique, pour être bien compris, ne doit pas être envisagé comme un personnage ; car il est bien rare qu’il se mêle à l’action. Le chœur est une ode vivante qui se charge d’exprimer dans la strophe et l’antistrophe, non seulement les sentiments qui animent les personnages de la pièce, mais encore une partie de ceux qui s’éveillent dans l’âme des spectateurs. À proprement parler, il joue le rôle d’interprète. Tantôt il explique à l’auditoire ce que les acteurs, dominés par la passion personnifiée en eux, n’ont pas le loisir de révéler, et dans ce cas il complète, sinon dramatiquement, du moins intellectuellement, l’œuvre du poète ; tantôt il se sépare de la pièce et des acteurs pour expliquer à l’auditoire l’auditoire lui-même. Quoiqu’il demeure sur le théâtre, il oublie pourtant la place qu’il occupe pour présenter sur l’action, un instant suspendue, les réflexions des spectateurs. Il est évident que le chœur, ainsi compris, n’appartient pas directement à l’œuvre tragique et ne peut ni accroître ni diminuer la vraisemblance de la pièce. Il lui arrive rarement de se passionner, et lorsqu’il se décide à partager l’entraînement de l’acteur, la sympathie revêt chez lui le caractère de l’approbation ; les accents de sa colère ou de son désespoir n’ont presque rien d’humain, et ressemblent à la voix divine. Je ne crois pas que le chœur signifie nécessairement l’enfance de l’art dramatique. Cette intervention de l’intelligence libre et clairvoyante dans la double lutte des acteurs entre eux et du poète contre l’auditoire me paraît, au contraire, appartenir aune littérature très avancée.
Quant à la fable de la tragédie antique, elle participe nécessairement du caractère des personnages. Étant donnée la simplicité des acteurs, il est facile de prévoir et d’affirmer la simplicité de l’action. Si les acteurs obéissent exclusivement à une seule passion, l’action où ils s’engageront ne pourra jamais se compliquer au point de substituer la curiosité à l’intérêt ; et, en effet, rien de pareil m’arrive jamais dans la tragédie antique ; du moins Sophocle n’offre pas un seul exemple d’une pareille faute. Il serait possible, sans doute, de relever dans Euripide un grand nombre de scènes qui contredisent formellement ce que je dis de l’action tragique ; mais Euripide est loin d’exprimer l’art grec dans toute sa pureté. Quoiqu’il fût contemporain de Sophocle, il ne se proposait pas le même but, et n’employait pas les mêmes moyens pour agir sur son auditoire. C’est dans Sophocle qu’il faut chercher le type le plus élevé de la tragédie antique. La grandeur d’Eschyle inspire plus d’effroi que d’admiration. Son énergie a quelque chose de titanien, et d’ailleurs il ne paraît pas avoir entrevu un élément que Sophocle a mis en œuvre avec une habileté toute-puissante, je veux dire l’élément féminin. S’il était possible de croire un instant que la simplicité de la fable s’oppose à l’expression pathétique. Sophocle réfuterait victorieusement cette croyance. Il n’y a pas une des tragédies de ce maître illustre dont l’action ne soit intelligible pour un enfant de douze ans ; mais dans aucun de ses ouvrages la simplicité des ressorts ne ralentit le mouvement. Le Destin, supérieur à la volonté même des dieux, pourrait, en étreignant d’une main violente toute les parties de l’action, la simplifier jusqu’à l’immobilité. Mais la gloire de Sophocle est précisément d’avoir vaincu le Destin, ou du moins d’avoir rendu aux dieux et aux hommes une part de liberté ; s’il n’a pas donné aux habitants de l’Olympe et de la terre l’indépendance attribuée par le christianisme au Créateur et à la première de ses créatures, il est juste cependant de reconnaître qu’il a fait faire un grand pas à la tragédie, en mettant l’élément divin et l’élément humain en regard de l’élément fatal, au lieu de mettre les dieux et les hommes sous les pieds du Destin. Œdipe, conduit à l’inceste et au parricide par une puissance inconnue, est plus près de la piété, plus près de la liberté, que Prométhée enchaîné.
Entre Sophocle et Shakespeare il y a la différence de la simplicité et de la complexité. En effet les personnages de Shakespeare ne sont pas, comme ceux de Sophocle, voués à l’expression exclusive d’une passion unique. Ils subissent et traduisent dans le court espace de deux mille vers une série indéfinie de doutes et de contradictions. Ils se partagent entre des idées et des passions diverses ; sans cesser d’être eux-mêmes, ils se métamorphosent et se multiplient. C’est là, si je ne me trompe, le caractère principal des pièces de Shakespeare ; c’est à cette complexité qu’il faut rapporter l’admiration mêlée d’étonnement que la lecture de ses œuvres ne cesse d’exciter parmi les générations qui se succèdent. Si la complexité des personnages de Shakespeare n’était qu’une variété capricieuse, un assemblage irréfléchi de doutes inexpliqués et de passions sans but, l’étonnement dominerait l’admiration, ou plutôt lui imposerait silence. Mais il s’en faut de beaucoup que la complexité de ces personnages obéisse au seul caprice. Loin de là, toutes les parties, contradictoires en apparence, du caractère que le génie de Shakespeare a créé par sa seule volonté, se relient constamment dans une harmonieuse unité. L’homme du premier acte n’est pas précisément l’homme du second ; souvent le troisième acte nous montre dans ce même homme les symptômes irrécusables d’une révolution inattendue ; mais jamais aucun de ces trois hommes, sous quelque aspect qu’il se révèle à nous, ne réfute l’homme qui l’a précédé. Jamais la face nouvelle sous laquelle nous apparaît le caractère enfanté par le génie du poète n’équivaut à la négation de la face antérieurement étudiée. Unité dans la variété, variété dans l’unité, tel est le double point de vue sous lequel il convient d’envisager l’œuvre de Shakespeare. Que le poète anglais s’adresse à l’histoire de son pays ou à l’histoire romaine ; qu’il peigne Henri VIII ou Coriolan, Richard III ou .Iules César, il se montre constamment un et varié. Il ne répudie aucun des accidents humains qui peuvent compléter le portrait de son héros ; il ne dédaigne aucun des détails familiers enregistrés par la biographie ; mais il ne s’abstient jamais de soumettre ces accidents et ces détails aux grandes lignes tracées par sa volonté toute-puissante. Lors même qu’il emprunte aux nouvelles italiennes du xvie siècle, à Giraldi, à Bandello, le thème de ses inventions comiques ou tragiques, il ne se croit pas dispensé d’obéir à cette loi impérieuse. Il s’attribue et il pratique librement le droit de modifier, d’élargir, d’interpréter les récits des conteurs italiens. Dès qu’il a décidé le nombre et la nature des épisodes qu’il admettra, il les coordonne et les met en bataille d’après une logique inflexible. Car il sait que les personnages nés de la seule fantaisie sont, aussi bien que les personnages historiques, appelés à l’accomplissement des lois qui régissent les facultés humaines. Ce que je dis des héros de Shakespeare, je puis le dire, avec une égale franchise, avec une égale justice, des fables où ces héros sont engagés. Les programmes dramatiques de cet homme si profondément sage dans ses plus hardies singularités, si prévoyant et si sûr de lui-même dans ses plus impétueux caprices, ont la même complexité que ses héros. Mais ce serait bien mal comprendre et bien mal apprécier la construction savante de ces drames que d’y chercher et d’y voir l’intention exclusive d’exciter la curiosité et d’enchaîner l’attention par la rapide succession des incidents. Soumis à l’épreuve d’une dialectique impitoyable, il n’y a pas un de ces mille incidents qui ne soit, entre les mains du poète, un ressort utile ou nécessaire. Les moyens se multiplient, mais ne s’annulent jamais ; et c’est en cela précisément que consiste l’immense habileté de Shakespeare. Il pratique la volonté sur une échelle effrayante ; mais il ne perd jamais de vue un point quelconque de sa volonté pour se préoccuper étourdiment du point suivant. Ce qu’il a voulu, il le veut encore, quoiqu’il propose à son activité un but nouveau. Il embrasse de son regard un champ immense, mais il n’oublie pas les lignes du paysage que ses yeux ont déjà parcourues. Si donc il lui arrive d’ajouter à sa machine dramatique un rouage qui vous semble inutile, soyez sûrs que vous ne tarderez pas à être détrompés. La machine qui vous paraissait complète eût été impuissante à produire les effets résolus par l’auteur. Elle était tout ce qu’elle devait être pour réaliser vos prévisions ; mais pour réaliser celles du poète, elle attendait le surcroît de force qu’il vient de lui donner. Il lui arrive sans doute plus d’une fois d’abandonner la ligne directe et de décrire, avant de toucher le but, des sinuosités nombreuses ; mais chacun de ces détours, loin d’être une distraction puérile, prépare l’intelligence de l’auditoire à mieux comprendre le dénouement résolu.
Le dialogue de Shakespeare ne possède assurément pas l’évidente unité du dialogue de Sophocle. Étant donnés les héros et les fables créés par le poète anglais, le dialogue de ses pièces ne pourrait sans absurdité se proposer l’unité grecque. Il ne faut donc pas songer à estimer le langage de Richard III ou de Roméo, d’Hamlet ou du roi Lear, d’après le langage d’Œdipe ou d’Antigone, d’Ajax ou de Philoctète. Cette comparaison pourrait tout au plus fournir la matière d’une amplification d’école. Ce qu’il faut chercher dans le dialogue de Shakespeare, ce n’est pas l’unité explicite, mais bien l’unité implicite. À des caractères complexes quel langage peut convenir, si ce n’est un langage complexe ? La seule condition légitime que nous puissions imposer à la parole de ces personnages, c’est de ramener tous les rayons divergents de la pensée vers un centre commun. Or, je crois sincèrement que Shakespeare n’a jamais manqué à l’accomplissement de cette condition. Je ne prétends pas donner comme des modèles de goût, comme des perles inestimables tous les concetti qui enchantaient les seigneurs de la cour d’Élisabeth, toutes les plaisanteries grossières qui égayent les matelots ; mais ccs concetti laborieux, ces grossières plaisanteries peuvent se détacher du dialogue sans en altérer la trame. À proprement parler, ces fils de soie dorée et de laine vulgaire ne tiennent que faiblement au corps de l’étoffe ; ce n’est pas dans ces hors-d’œuvre qu’il faut étudier le dialogue de Shakespeare. Le poète, malgré l’impartialité de son génie, malgré son admirable bon sens, a payé tribut à son temps. Il a imposé silence aux esprits ignorants et aux esprits blasés, en leur jetant comme une pâture digne d’eux des concetti énigmatiques et de triviales plaisanteries. Mais il y a sous cette écorce périssable un arbre immortel ; sous cette gangue opaque, il y a un diamant d’une limpidité lumineuse ; sous le poète du xvie siècle, il y a un poète de tous les temps, et c’est du dernier seulement que nous devons parler. Le langage de ce poète, qui appartient à toutes les générations, sans rappeler en rien le langage du tragique grec, n’est cependant ni moins puissant, ni moins logique. Il n’est pas coulé dans le même moule, mais il est d’un métal aussi pur, et traduit avec un égal bonheur l’énergie militaire et la majesté royale.
Il y a donc entre Sophocle et Shakespeare une étroite parenté. Le roi du théâtre antique et le roi du théâtre moderne, bien que fondateurs de deux dynasties, appartiennent donc à la même famille. Or, si le génie anglais et le génie grec ont une majesté de même origine, il est hors de doute que la réforme dramatique, pour être légitime et durable, ne devra pas proclamer l’apothéose d’Hamlet en haine et en mépris d’Œdipe roi. Si la beauté tragique devant laquelle s’agenouillait le peuple d’Athènes se compose des mêmes éléments que la beauté dramatique applaudie par la cour d’Élisabeth, la raison veut que la réforme ne se montre pas moins impartiale que l’histoire. Quelle que soit l’originalité des novateurs, ils ne pourront jamais méconnaître impunément une partie du passé ; car ce n’est qu’en embrassant d’un regard patient et paisible tous les anneaux de la tradition, qu’ils arriveront à comprendre la voix de ces illustres aïeux. Une fois résolus à l’impartialité, ils oublieront les différences de la tragédie grecque et du drame anglais, pour affirmer comme nous l’identité humaine de Sophocle et de Shakespeare.
Cette affirmation ne sera pas stérile ; elle résoudra victorieusement toutes les questions que la réforme a posées. Non que je prétende lire dans l’histoire du théâtre le programme entier de la réforme dramatique ; mais les conseils renfermés dans cette affirmation n’ont pas moins de valeur qu’un programme. Si Shakespeare et Sophocle sont unis entre eux par la vérité humaine de leurs créations, et personne, je crois, ne pourrait le nier de bonne foi après les avoir étudiés avec une égale attention, la conclusion est toute simple et se déduit sans effort. Ni le mouvement lyrique, ni la grâce élégiaque, ni le trouble des sens, ni la pompe du spectacle ne peuvent remplacer l’élément humain, l’élément auquel Sophocle et Shakespeare doivent leur immortalité.
Les personnages, la fable et le dialogue du drame futur, quel qu’il soit, seront également soumis à la vérité humaine. Que le poète demande à l’histoire ou à la société contemporaine le type de ses créations, il ne sera jamais dispensé de mettre l’élément humain au-dessus de l’élément historique ou anecdotique. Dès que la nécessité d’obéir à cette loi impérieuse sera reconnue par les novateurs, l’érudition ne sera plus qu’un moyen, utile sans doute, mais cessera d’être un but. Il ne sera pas hors de propos de connaître les chartes et le blason ; mais le blason et les chartes n’équivaudront plus à des brevets de génie dramatique. L’étude de l’histoire et l’étude de la société ne seront plus superficielles, mais profondes. Le poète qui voudra mettre en scène un roi célèbre, ou un vice qu’il aura coudoyé, abandonnera la lecture des pamphlets pour la lecture des annales authentiques, et le portrait satirique pour le portrait comique. S’il se propose la peinture de la passion, sans acception de temps ni de lieu, il évitera résolument la partie sensuelle pour exprimer de préférence la partie intelligible, la partie idéale du sujet qu’il aura choisi ; car il saura que la partie sensuelle de la passion commence précisément où finit la poésie.
Les personnages une fois modifiés dans le sens humain, la fable et le style subiront naturellement une modification pareille. Dès que l’homme aura repris dans la poésie dramatique le rang et le rôle qui lui appartiennent légitimement, la pompe du spectacle, la variété puérile des incidents, la sonorité ou la sensualité du langage ne seront plus possibles. Et, certes, le jour où nous verrons disparaître du théâtre tous les fléaux que nous venons d’énumérer, méritera d’être salué par nos acclamations.
Que si les poètes nous reprochaient d’affirmer des vérités inutiles, et de nous complaire dans l’équation de deux quantités connues, nous aurions une réponse toute prête. L’histoire de la peinture et de la statuaire parlerait plus haut que l’orgueil blessé. Depuis Phidias jusqu’à Jean Goujon, depuis Raphaël jusqu’à Rubens, quel est, dans les monuments glorieux de la statuaire et de la peinture, l’élément qui domine tous les autres ? n’est-ce pas l’élément humain ? Pourquoi les parques du Parthénon et les caryatides du Louvre sont-elles assurées d’une admiration impérissable ? Pourquoi la Transfiguration et la Descente de croix sont-elles proposées à tous les amants de la peinture comme des chefs-d’œuvre dignes d’adoration ? n’est-ce pas que Phidias et Jean Goujon, Raphaël et Rubens, ont toujours préféré la vérité humaine à la vérité locale et passagère ? Consultez l’Académie des inscriptions, elle découvrira dans la Transfiguration et dans la Descente de croix des fautes de costume vraiment impardonnables, des fautes que MM. Caminade et Granger ne commettraient pas. Mais Rubens et Raphaël sont immortels malgré ces fautes. Les paysages bibliques de Nicolas Poussin fourniraient la matière de nombreux mémoires à celui qui voudrait relever toutes les erreurs de ce maître illustre. Mais ces erreurs, qui toutes se rapportent à la forme des vêtements, à l’aspect des lieux, au style de l’architecture, n’entament pourtant pas la valeur de ces admirables paysages ; car nous n’avons qu’une sympathie assez tiède pour la partie érudite de la peinture, pour celle qui s’apprend dans les livres et les estampes ; nous réservons notre amour et notre enthousiasme pour la partie vraiment savante, pour la partie humaine, que les livres et les estampes n’enseigneront jamais.
Il est donc certain que les poètes qui se proposent la réforme du théâtre, ou qui croient l’avoir accomplie, seront amenés, tôt ou tard, à reconnaître la vérité de nos conclusions. Quand ils verront le public accueillir avec indifférence, avec dédain, la vingtième épreuve du système qu’ils ont construit, et détourner les yeux du drame splendide aussi bien que du drame physiologique, ils comprendront la nécessité de chercher dans l’histoire et dans la société, non pas le costume et le scandale, mais bien les passions qui agitent et les devoirs qui gouvernent l’humanité. Pour interpréter ainsi l’histoire et la société, il faut, il est vrai, quelque chose de plus que l’admiration de soi-même, il faut du génie.
XX. Les amitiés littéraires.
Si les poètes de nos jours, en se plaignant de la critique, n’allaient pas au-delà du reproche d’injustice et d’ignorance, la critique devrait se taire et accepter l’accusation connue inoffensive ; dans tous les temps, les hommes qui produisent des œuvres d’imagination ont eu pour leurs paroles et leurs pensées une admiration persévérante et obstinée ; dans tous les temps, soit à l’aurore, soit au déclin de leur gloire, ils se sont crus méconnus par leur siècle ; cette plainte éternelle et vulgaire ne mérite pas d’être discutée. Car pour un Milton réduit à tenir une école, achevant un poème immortel dans la solitude et la pauvreté, combien de rimeurs sans verve et sans génie ! Mais les poètes de nos jours vont plus loin dans leurs reproches que les poètes d’autrefois ; à les entendre, ils n’ont pour juges que leurs élèves ; souvent la critique ne saurait où prendre les premiers éléments de la discussion ; sans leurs leçons bienveillantes, les commentateurs seraient muets et réduits à la plus docile des adorations ; aussi, dès que leur mérite est mis en question, dès que le doute ose atteindre un seul de leurs poèmes, ils crient à l’ingratitude. Ce dernier reproche est plus grave que celui d’injustice et d’ignorance, et c’est pour le réduire à sa juste valeur que j’essaye aujourd’hui de raconter comment naissent, grandissent et meurent les amitiés littéraires. Dans ce récit sommaire, fondé sur de nombreuses expériences, je m’abstiendrai de tous les traits qui pourraient avoir un caractère satirique ; je resterai dans la région des idées générales, et si les épisodes de ce chapitre s’appliquent, avec une littéralité rigoureuse, à plusieurs physionomies contemporaines, ce sera la faute de la vérité, mais non pas la mienne. Je serai franc dans tout ce que je dirai, je n’inventerai rien, je n’essayerai pas de grossir ce que j’ai vu, d’exagérer les confidences que j’ai reçues ; je ne chercherai pas l’effet aux dépens de la fidélité ; j’accomplirai religieusement les devoirs de l’historien, mais je ne serai jamais personnel. J’espère que cette esquisse mettra le public à même d’apprécier ce que signifie l’ingratitude littéraire.
Pour n’omettre aucun des points de ce sujet difficile, je prends le poète à son début. Il est seul, ignoré ; il n’a pas encore eu le temps ou la force de se révéler ; il rêve la gloire et ne sait pas s’il l’atteindra. Il cherche dans le champ de la poésie une montagne ou une vallée qui n’ait pas été défrichée ; il parcourt toutes les voies tentées par l’imagination humaine, afin de découvrir quel chemin il doit se frayer, vers quel but il doit diriger ses efforts. Il se promène autour des traditions consacrées comme un soldat autour des murailles d’une place ennemie pour surprendre une pierre ébranlée, un pan de rempart chancelant, et arrêter dans sa pensée par où il fera brèche et pénétrera dans la place. Car il aspire au titre de novateur. Plus tard, peut-être, il comprendra que la nouveauté n’est pas la garantie la plus sûre de la durée ; plus tard il mesurera la distance qui sépare l’invention de la singularité ; mais aujourd’hui le loisir et la réflexion lui manquent pour discerner la beauté, la nouveauté ; il veut appeler sur son nom l’attention publique, et le moyen le plus rapide pour atteindre ce but lui semble naturellement le meilleur moyen. Plein de confiance dans sa jeunesse, dans la sève exubérante de ses pensées, il construit à la hâte une poétique hardie qui contredit toutes les idées de la foule, mais qu’il espère défendre glorieusement en multipliant ses ouvrages comme autant de sorties contre l’ennemi. Quel que soit son courage, quel que soit son génie, qu’il ait projeté à priori la ruine des traditions qui l’embarrassent, ou qu’il ait été amené, par la pente insensible de sa rêverie, à désirer le renversement des préceptes qui obstruent sa route, il ne réussit pas du premier coup à conquérir la sympathie ou même seulement la curiosité. Bien que la solitude enivre comme le vin, bien que le dialogue assidu de l’homme avec sa pensée exalte parfois jusqu’à la folie l’intelligence imprévoyante, cependant le poète qui débute est forcé de se heurter contre la réalité. Il a beau dans sa fierté complaisante se bâtir un palais, et du haut de son trône imaginaire contempler ses vassaux futurs, il lui arrive souvent de se réveiller en sursaut, et de suivre d’un œil désolé ses illusions qui se dispersent comme les nuages sous le vent. Souvent il est saisi d’un désespoir profond ; il doute de lui-même et de l’avenir, il se demande si le vœu qu’il a formé n’est pas un vœu insensé, s’il n’a pas tenté l’impossible, s’il ne ferait pas mieux de rentrer dans les voies battues et frayées depuis longtemps. Il est pris de compassion en voyant l’intervalle qui le sépare de la foule ; il mesure d’un regard découragé le désert où il s’est enfermé, et malgré son admiration pour l’œuvre ignorée de son génie, il sent au-dedans de lui-même un vague désir de popularité, un besoin de louange et d’applaudissement ; il commence à comprendre qu’il lui faut un auditoire, et que si personne ne vient à son secours, il est condamné à une éternelle obscurité. Dans ces heures douloureuses de défaillance, le poète ne songe pas à faire de l’égoïsme une arche inviolable et sacrée ; il est bien loin de croire que le monde lui appartienne, et que le doute, même bienveillant et poli, soit une impardonnable injure. Par un instinct de conservation qu’il oubliera plus tard, ou du moins qu’il ne voudra plus entendre, il descend des hauteurs solitaires de sa rêverie, et consent à discuter avec ses amis la valeur et la probabilité de ses opinions. Il dépouille l’orgueil impérieux qui l’avait emporté si loin de la réalité, se fait simple et indulgent pour les objections, accepte comme des conseils les arguments les plus vifs, les plus hostiles, se trouve dans cet échange familier de sentiments et d’idées la plus douce et la plus vraie des consolations. Peu à peu son âme se rassérène et s’apaise ; il respire plus librement, son regard s’assure et s’éclaircit ; il voit plus nettement, il apprécie avec une impartialité plus mûre tous les côtés de la question poétique. Il analyse une à une toutes les difficultés qu’il avait d’abord méconnues, et découvre au fond du préjuge populaire des parcelles de bon sens et de raison qu’il n’avait pas soupçonnées. Il s’explique la résistance qu’il a rencontrée sur sa route, et à mesure qu’il juge mieux ses adversaires, il sent faiblir sa colère et grandir son espérance. Il arrive enfin à estimer la foule qu’il combat, à prévoir la durée de la guerre ; il trace avec une lenteur persévérante ses lignes de circonvallation ; il se retranche dans son camp en attendant l’ouverture de la campagne. Il n’a plus l’enivrement de la solitude ; il est tout à la fois résolu et clairvoyant, hardi et réservé, ambitieux et prudent. Mais à quoi doit-il ce progrès inattendu ? À qui, si ce n’est à l’amitié ? N’est-ce pas dans la discussion franche et complète de ses idées qu’il a puisé le courage de les soutenir jusqu’au bout ? N’est-ce pas dans la discussion qu’il a entrevu pour la première fois la nécessité d’étudier l’armée ennemie avant de l’attaquer ?
L’heure dont je parle est à coup sûr l’heure la plus heureuse de la vie du poète. Il n’est plus seul, il est compris. À mesure qu’il accomplit sa pensée, il entend résonner à son oreille des paroles d’encouragement et de bienveillance. Dans l’émotion qu’il lit sur un visage ami, il entrevoit l’enthousiasme populaire ; le présent, si modeste qu’il soit, est riche d’un avenir immense, indéfini. Amené sans effort et sans contrainte à dérouler tous les mystères de sa volonté, il arrive à se mieux comprendre lui-même. Dans l’intimité de ses épanchements qui ne connaissent ni la honte ni l’embarras, n’ayant rien à cacher, rien à taire, ne rougissant pas de livrer sa pensée inachevée, il s’aperçoit, au moment même où il parle, de la faute où il allait tomber, il se corrige en se révélant, et souvent ne veut déjà plus ce qu’il annonce vouloir. Ce perpétuel contrôle qu’il exerce sur lui-même, cet enseignement familier auquel il se livre chaque jour à propos de son œuvre, donne à toutes ses idées une clarté singulière. Le mouvement de la conversation entraîne son intelligence au milieu de régions imprévues, et pose devant lui des problèmes sans cesse renaissants, que l’invention, réduite à l’emploi solitaire des facultés, n’aurait pu ni deviner ni résoudre. Il se fait alors en lui deux parts bien distinctes, l’une spontanée, active, impétueuse, l’autre calme, réfléchie, prévoyante. En même temps qu’il invente, il sait pourquoi il invente ; il ne va plus se jeter tête baissée dans les abîmes sans fond ; il mesure le danger avant de l’affronter, et s’il échoue dans une hardie tentative, du moins il n’a pas à se repentir de sa présomption ou de son ignorance ; il ne reçoit que les blessures au-devant desquelles il a marché ; et certes dans la douleur même, si cuisante qu’elle soit, c’est une consolation puissante de se souvenir que la douleur était prévue. Or, je crois être dans la vérité en affirmant que le poète livré à lui-même, sans ami et sans interlocuteur, n’ayant pour s’éprouver chaque jour que sa seule conscience, ne recueillerait pas une si riche moisson de clairvoyance et de sagacité, qu’il ferait souvent fausse route, et qu’après avoir trébuché, il n’aurait pas toujours le courage de se remettre en marche. Sans l’amitié il serait peut-être aussi fort, mais il ne serait pas aussi persévérant.
De son côté, le confident du poète s’éclaire par les questions mêmes qu’il lui adresse. En le voyant à l’œuvre, en assistant chaque jour aux progrès de la pensée qui est née sous ses yeux, en surveillant avec une attention assidue l’épanouissement et la floraison du germe déposé dans le sol fécond de la réflexion, il acquiert fatalement une subtilité d’interrogation, une précision de curiosité qu’il n’aurait jamais pu atteindre, s’il n’avait pas eu devant lui l’expérience vivante de la poésie, le spectacle intérieur d’une intelligence aux prises avec l’inspiration. L’étude vigilante de l’œuvre qui s’accomplit sous ses yeux développe en lui une finesse de jugement, une délicatesse de perception à laquelle il ne serait jamais arrivé sans le secours de cette excitation quotidienne. Les impressions de chaque jour éveillent en lui une sensibilité qui ne se serait jamais manifestée, si elle n’eût pas été sollicitée par la présence d’une œuvre inachevée, dont chaque agrandissement est pour lui un problème d’un égal intérêt, d’une égale nouveauté. Certes la lecture attentive des monuments de la poésie antique et moderne peut révéler aux intelligences sérieuses bien des secrets de composition, et développer chez elles une rare pureté de goût. La comparaison de ces monuments entre eux, et des transformations successives à l’aide desquelles ils s’engendrent dans un ordre logique, peut fournir des données précieuses sur la perpétuité de la tradition, sur la valeur de la nouveauté envisagée absolument ; mais toutes ces révélations de la lecture sont lentes, laborieuses, et ne réussissent pas toujours à éclairer d’un jour complet le mystère de l’enfantement poétique. Le poète à l’œuvre, qui se débat sous le dieu et frémit sur le trépied, est par lui-même un enseignement inappréciable, une leçon vivante, et que nulle lecture ne saurait remplacer. Assister au développement progressif, à l’élargissement régulier de la pensée, voir comment les idées s’ordonnent et s’enferment concentriquement l’une dans l’autre, c’est plus qu’apprendre la stratégie, c’est assister à une bataille. Privé du secours de cette leçon vivante, le critique pourrait poser des prémisses très vraies, et déduire de ces prémisses des conclusions irrécusables ; mais il ne porterait pas la lumière de la dialectique dans toutes les parties de la discussion, ou plutôt il ne poserait pas tous les problèmes particuliers compris dans un problème général, parce qu’il ne lui serait pas donné d’entrevoir tous ces problèmes par la seule force de l’induction.
Il est donc vrai que le poète et le critique, en vivant dans une intime familiarité, s’instruisent mutuellement et agrandissent chaque jour le champ de leur pensée. Il est donc vrai que l’inspiration, surveillée par la réflexion, et la réflexion, fécondée par le spectacle permanent de l’inspiration, se doivent une mutuelle reconnaissance. Dans cette involontaire initiation, chacun donne et reçoit dans la même mesure ; celui qui se montre et celui qui regarde, celui qui interroge et celui qui répond, s’enrichissent dans une proportion égale, et n’ont rien à regretter dans leur générosité. Chacun des deux étant pour l’autre l’occasion et la cause d’un enseignement, n’a qu’à se féliciter de ce perpétuel échange de pensées. Il serait impossible de déterminer lequel des deux joue le premier rôle, lequel des deux est l’obligé. Car cette initiation a cela de singulier, que les deux interlocuteurs sont à la fois prêtres et néophytes ; le poète et le critique ont toujours une question à offrir en échange de la question qu’ils viennent de résoudre. Ces deux intelligences, qui s’épient et se guettent, non par ruse, mais par bienveillance, non pour se tromper, mais pour s’éclairer mutuellement, ont droit au même respect, à la même soumission. Le poète qui crée et qui souvent limite sa pensée à l’horizon de son œuvre, ne peut traiter avec dédain l’esprit auquel il confie tous ses projets, et qui, n’ayant enchaîné son activité à aucune idée déterminée, traverse librement le domaine entier de l’imagination humaine. Mais la liberté vagabonde de la réflexion désintéressée doit contempler avec une sollicitude fraternelle l’intelligence du poète penchée sur son œuvre comme l’aigle sur sa proie, et suivre avec dévouement, avec émotion, cette volonté qui s’accomplit.
Cette estimation de la poésie et de la critique pourra sembler singulière aux esprits enthousiastes qui n’admettent pas volontiers la parité de l’inspiration et de la réflexion. Toutefois, ce serait se méprendre singulièrement sur le sens de nos paroles que de nous accuser de prédilection pour la réflexion inactive. Nous savons, aussi bien que personne, la distance qui sépare le génie de la science ; mais dans la question que nous traitons, il ne s’agit pas de la valeur absolue de ces deux formes de la pensée, il s’agit des services que chacune des deux rend à l’autre ; or, à cet égard, le poète et le critique sont sur un pied d’égalité parfaite.
Convaincus de cette vérité, le poète et le critique vivent ensemble dans une heureuse harmonie. Leur amitié repose sur un mutuel respect, c’est-à-dire sur la mutuelle intelligence des services qu’ils ont reçus et rendus. Alors il n’est pas rare de voir le critique s’interposer entre le poète et la foule, et, profitant de l’intimité dans laquelle il a vécu et continue de vivre avec lui, expliquer aux esprits indifférents ou blasés, hostiles ou ironiques, la pensée qui a présidé à la conception et à l’exécution d’une œuvre poétique. Dans ces occasions, qui se représentent fréquemment, le critique ne demande au poète aucune reconnaissance. Il trouve en lui-même ou dans le spectacle des conversions qu’il a produites sa récompense la plus douce. S’il est éloquent, s’il possède l’art de persuader ou de convaincre, s’il sait remuer les passions ou entourer d’une lumineuse évidence le théorème auquel il se dévoue, il s’applaudit de sa puissance et ne songe pas à réclamer un salaire pour les sympathies qu’il enchaîne, pour les colères qu’il apaise, pour les dédains qu’il ramène à la docilité. Si le poète, dans un mouvement de gratitude, comble d’éloges son ami et son interprète, si dans un élan d’enthousiasme il lui promet les plus hautes destinées, le critique, sans révoquer en doute la sincérité des paroles qu’il entend, ne se laisse pourtant pas aveugler. Il sait très bien ce qu’il vaut et ce qu’il peut ; il a mesuré ses forces et son courage, et s’abstient avec une égale persévérance de la fausse modestie et de la fierté emphatique. Il accueille la louange et le remerciement comme une effusion spontanée, mais ne permet pas à l’émotion du poète de troubler la sérénité de sa pensée. Il assiste à la gloire de son ami avec un entier désintéressement. Un jour peut-être il changera de rôle et tentera pour son compte de gravir les cimes laborieuses de la renommée ; aujourd’hui sa tâche est plus humble, mais réclame cependant l’emploi de toutes ses forces. C’est à lui qu’il appartient d’aller au-devant des doutes qui ne sont pas encore nés, d’épier sur les lèvres immobiles le sourire incrédule qui n’a pas encore plissé la bouche, et de réfuter les doutes et les sourires avant qu’ils soient devenus contagieux. Cette tâche assurément n’a rien d’éclatant ni de glorieux, mais suffit à contenter une âme généreuse et dévouée.
Interpréter chaque jour devant la foule inattentive et distraite l’œuvre dont il a suivi l’entier épanouissement, est pour le critique sérieux un rôle presque aussi actif que celui du poète. Les applaudissements, s’ils lui arrivent, ne lui appartiendront jamais sans partage. S’il a révélé dans un drame ou dans un roman, dans un recueil d’odes ou d’élégies, des beautés mystérieuses qu’une rapide lecture n’aurait pas découvertes, si par d’habiles transformations il a simplifié, sans l’altérer, la pensée du poète, c’est au poète que reviendra la meilleure partie des applaudissements. Mais le poète et le critique sont unis entre eux par une amitié trop étroite pour que la jalousie puisse les diviser ; car le critique, sans être pour le poète ce que le gui est pour le chêne, n’a cependant pas, à cette heure de dévouement et d’abnégation, une personnalité assez nette, assez tranchée, pour vivre par lui-même d’une vie indépendante et complète. Résolu à aider de toutes ses forces l’avènement du poète dont il a entendu les premiers bégayements, décidé à construire de ses mains le trône sur lequel il veut asseoir son ami, il met toute sa joie dans la joie qu’il contemple, il est heureux du bonheur qu’il a fait, et n’entrevoit pas, dans un avenir prochain, le bonheur égoïste et solitaire.
La condition intellectuelle que j’essaye de peindre en la réduisant à ses éléments les plus généraux, prépare au poète et au critique des triomphes multipliés. Appuyés l’un sur l’autre, ils marchent d’un pas assuré à la conquête des esprits rebelles. Dégagé du souci de la discussion, le poète se renferme tout entier dans sa création ; lorsqu’il se mêle au monde, c’est pour recueillir les louanges amassées par l’intervention bienveillante de son interprète. De son côté, le critique, ramené sans cesse par le spectacle de la poésie active aux formules les plus précises de la discussion, ne court pas le danger de s’égarer dans les espaces imaginaires, et de poser des problèmes ou insolubles ou inutiles. Il ne sépare pas la théorie de l’application, et sans abdiquer son individualité, sans renoncer à son libre arbitre, il côtoie cependant le navire qu’il a vu sur le chantier et dont il épie le sillage. Livré à lui-même, il ne pourrait se défendre du besoin de construire, pour son seul plaisir, des formules absolues, impérieuses, qui ne violeraient pas la vérité, mais ne pourraient recevoir aucune application immédiate ; il dépenserait son énergie dans un combat sans victoire.
Quand le poète emporté loin de sa retraite studieuse se rappelle les heures paisibles que je raconte, il n’a plus l’intelligence assez sereine, assez désintéressée, pour restituer à chaque chose le caractère qui lui appartient. Il ne consent pas à reconnaître l’égalité fraternelle dans laquelle il vivait avec son interprète. Étourdi par les rêves orgueilleux de sa vie nouvelle, il proteste contre le passé, et récuse le témoignage de sa mémoire. Il baptise de noms étranges et hautains l’intime familiarité à laquelle il a dû ses plus douces journées. Dans celui qui le soutenait et qui marchait près de lui, il ne veut plus voir qu’une plante parasite, incapable de pousser par elle-même des branches vigoureuses et feuillues ; il s’attribue, dans les jours qui ne sont plus, une force et un courage qu’il n’avait pas ; de son ami, il fait un disciple obéissant ; il oublie les clameurs envieuses, les railleries insultantes que seul il eût écoutées en frémissant, et auxquelles il n’eût peut-être pas résisté si personne n’eût été près de lui pour relever son courage ; il oublie les conseils qu’il a reçus, les conversations pleines de franchise et d’entraînement où il a puisé plus d’une leçon imprévue. Mais, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, il ne peut réduire sa mémoire au silence, il ne peut rayer les jours inscrits au livre de ses souvenirs, les jours où il se confiait sans réserve et sans fausse limite à la discrétion d’un ami, où il ne craignait pas d’avouer tour à tour ses rêves ambitieux, ses soudaines défaillances. Le passé dont il se détourne parle plus haut que son orgueil, et sait bien le contraindre au regret et au repentir.
Oui, le poète et le critique, lorsqu’ils fondent chacun leur puissance, vivent dans une égalité fraternelle ; et cette égalité fait leur force. Le créateur et l’interprète, en s’avouant mutuellement leurs doutes et leurs tâtonnements, arrivent par une voie plus directe au but qu’ils se proposent, à la gloire et à la clairvoyance. C’est pour avoir méconnu cette vérité incontestable que les poètes d’aujourd’hui ont proféré contre leurs juges des reproches si amers et si injustes ; c’est pour avoir nié comme imaginaire cette fraternité intellectuelle, qu’ils ont prononcé le mot si singulier d’ingratitude. En rétablissant dans leur vrai jour tous les épisodes de la vie littéraire, nous démolissons pièce à pièce l’échafaudage de l’accusation, et la défense se simplifie en se réduisant au rôle unique d’historien.
Nous voici arrivés à l’époque décisive de la vie du poète. La lutte est achevée, ou du moins, si elle continue, elle changera de caractère ; la gloire va prendre la place de la douleur. Préparé à son avènement par des combats multipliés, quand il sent la gloire venir à lui, il l’accueille avec une émotion sérieuse. Il comprend que la dignité nouvelle dont il est revêtu lui impose des devoirs nouveaux. Tant qu’il a vécu dans l’obscurité, bien que toutes ses veilles fussent dévouées à l’avenir, bien que chacune des ciselures patientes de sa pensée fût destinée à diviser la lumière en rayons glorieux, cependant la nuit indulgente où ses travaux s’enfouissaient lui laissait la faculté de revenir sur sa première volonté, d’émonder les parties inutiles, d’agrandir, de corriger la première forme de sa pensée ; s’il se trompait, le loisir ne lui manquait pas pour réparer sa faute ; il n’avait pas à craindre qu’une voix importune gourmandât sa maladresse ou son ignorance. Il régnait paisiblement dans son petit domaine et ne redoutait ni la curiosité ni l’insolence des passants. Si la semence qu’il avait jetée dans le sillon ne rencontrait pas dans le sol assez de sucs nourriciers, le blé, au lieu de mûrir et d’étendre sur la plaine un tapis doré, s’arrêtait dans sa croissance et ne donnait au moissonneur qu’une paille sans épis, il pouvait se consoler dans l’espérance d’une année meilleure sans avoir à subir les railleries jalouses. Aujourd’hui la gloire, en le touchant du doigt, a fait de lui un autre homme. L’attention publique va se concentrer sur chacune de ses œuvres. Chacune de ses paroles, une fois prononcée, sera pour lui une occasion de louange ou de blâme. Désormais il ne s’appartient plus. Sa volonté une fois réalisée, prudente ou étourdie, aveugle ou clairvoyante, est acquise à la multitude et soumise irrévocablement au jugement le plus sévère. Aussi, dès ce moment, le poète devient de plus en plus grave, de plus en plus réfléchi. Il renonce aux aventures et ne se décide pas au départ avant d’avoir reconnu la route où il va marcher. Il s’interdit le caprice comme une faute irréparable ; il se consulte longtemps avant d’agir, parce qu’il sait qu’en agissant il livre sa conduite à l’inexorable contrôle de la foule. Il surveille la destinée de son nom avec une anxiété, une sollicitude que rien ne peut ralentir : il n’ignore pas que l’admiration est inconstante et rétive et pour l’enchaîner il abrège son sommeil et entame sa liberté.
Mais la gloire, d’abord si sérieuse et si difficile à porter, se métamorphose et devient plus indulgente. Quand elle succédait à la lutte, elle exigeait du poète une résignation pleine d’angoisses. En se familiarisant avec lui, en apprenant à le connaître, elle perd chaque jour quelques-unes de ses défiances, elle sourit et se déride : enfin, elle change de nom et s’appelle la popularité. Dès qu’elle a reçu ce nouveau baptême, elle se montre pleine de prévenance et d’obséquiosité. Elle fait du poète son enfant gâté. Tout ce qu’il dit est bien dit. Chacune de ses paroles est une révélation : chacun de ses projets est une preuve de sagesse ; chacun de ses caprices, si étourdi qu’il soit, est estimé à l’égal d’une volonté prévoyante. Il peut tout se permettre sans danger. S’il parle des choses qu’il ignore, s’il confond les hommes et les temps, s’il traite l’histoire comme un pays conquis, pas une voix ne s’élèvera pour l’accuser d’outrecuidance ; pas une voix n’osera le tancer comme un écolier paresseux et le renvoyer à l’étude. Il poursuivra sa route indolente au milieu des applaudissements ; il lira dans tous les yeux l’unanime admiration que ses œuvres inspirent ; et à mesure que le bruit grandira autour de lui, à mesure que les louanges retentiront à ses oreilles, il oubliera sa première gloire, sa gloire sérieuse et inquiète ; il croira que ce qui est a toujours été. Certes, il faudrait une nature singulièrement forte pour résister à la popularité. À moins d’être habituée dès longtemps à compter chaque jour avec elle-même, à moins de préférer en toute occasion l’approbation silencieuse de sa conscience aux battements de mains, l’âme s’amollit et s’énerve ; elle s’endort au bruit des applaudissements, comme un enfant au bruit des chansons de sa nourrice. La poésie n’est plus pour elle qu’un jeu ou un métier. À quoi bon dépenser les nuits dans la méditation ? à quoi bon feuilleter les livres poudreux pour retrouver le sens des siècles évanouis, puisque l’admiration est acquise d’avance à toutes les paroles qui s’échapperont de la bouche du poète ? Pourquoi risquerait-il dans des veilles imprudentes la fraîcheur de ses joues et l’éclat de ses yeux, puisque la science n’ajouterait pas une feuille au laurier de sa couronne, puisque chacune de ses fantaisies est acceptée sans contrôle ? Il ne peut, faillir, il est inspiré ; il devine ce qu’il ne sait pas, ou plutôt il n’y a pour lui ni science ni étude. Il lui suffit de porter sa pensée sur un sujet quel qu’il soit pour l’éclairer d’une subite lumière, pour en pénétrer toute la profondeur.
L’indolence n’est pas le seul danger de la popularité. La demeure du poète est bientôt trop étroite pour contenir ses admirateurs. Quand il luttait contre l’indifférence, et plus tard quand il commençait l’épreuve de la gloire, un petit nombre d’amis lui suffisait ; il était heureux de réunir autour de lui quelques intelligences associées à ses projets par une sympathie sérieuse. Ses vœux n’allaient pas au-delà de cette petite famille ; et s’il lui arrivait de rêver la multitude, ce n’était pas pour se placer au milieu d’elle, mais seulement pour la dominer un jour. Aujourd’hui, cette famille est pour lui comme si elle n’était pas. Les amis qui se glorifiaient autrefois de ses confidences sont perdus dans la foule des courtisans. Bientôt le poète est tellement blasé qu’il ne distingue plus la saveur des louanges qui lui arrivent. Toutes les lèvres qui approuvent, toutes les mains qui applaudissent ont pour lui une valeur égale, une égale autorité. Que dis-je ? Un panégyriste inconnu vaut mieux pour lui qu’un ami silencieux. Le poète une fois entouré de la multitude compte les suffrages au lieu de les peser ; son orgueil glouton ne peut se rassasier de louanges ; il lui faut chaque matin à son réveil un troupeau d’auditeurs ébahis préparés à recueillir toutes ses paroles comme autant d’oracles ; qui le complimentent sur son œuvre de la veille et même sur son œuvre du lendemain ; qui, sur le seul titre d’un livre encore à faire, le haranguent et le félicitent comme s’il avait conquis un royaume. La foule, en chatouillant à toute heure l’orgueil du poète, le déprave et l’étourdit, si bien qu’il ne peut plus se recueillir en lui-même et s’interroger sincèrement sur la portée de ses projets. Au milieu du bourdonnement des louanges, il n’a plus qu’un seul sentiment, celui de sa grandeur ; il devient incapable de réflexion et de prévoyance. Avant même de se mettre à l’œuvre, son premier mouvement est de s’admirer ; avant même d’avoir noué la fable de son poème, avant d’avoir posé ses personnages, il se complimente et se sait bon gré de ce qu’il va faire.
Au milieu de cette cohue, que deviennent ses amis ? Leur voix se fait-elle entendre parmi ces voix confuses ? Ils prennent le seul parti sage : ils se taisent et regardent.
Peu à peu le poète s’habitue aux flatteries de la foule ; il règne sans contrôle, et ne reconnaît plus d’autre loi que son seul caprice. Il renonce à l’analyse et à la discussion qui, autrefois, remplissaient les heures les plus sereines de sa journée ; il ne sait plus, comme à ses débuts, se reposer de l’inspiration dans les épanchements d’une amitié franche et hardie. Ce qu’il veut et ce qu’il aime, c’est une multitude obéissante et empressée, qui ne réponde jamais que par un sourire d’admiration. Les objections les plus timides seraient pour lui maintenant plus qu’une contrariété, presque qu’une injure. Le doute qui se hasarderait jusqu’à l’interrogation serait à ses yeux une faute impardonnable. Sur le trône absolu où il est assis, il n’écoute, n’entend que lui-même, et s’il lui arrive de jeter les yeux sur les visages muets dont il est entouré, ce n’est que pour y voir le reflet de sa pensée, pour s’admirer dans tous ces regards où se peint l’extase. Vainement l’amitié courageuse essaierait de le rappeler à la clairvoyance, et de recommencer les conversations oubliées ; vainement elle tenterait de ramener le poète à la tolérance, à l’impartialité de ses premières années ; il est trop tard maintenant. Dans la voie où il est entré, l’amitié ne serait pas inutile ; mais comment venir jusqu’à lui ? Comment franchir les rangs pressés d’admirateurs qui se partagent la parole du maître comme la manne céleste ? L’amitié, en présence d’un pareil spectacle, n’a qu’un rôle à jouer, rôle triste, je l’avoue, et bien capable de décourager les âmes les plus généreuses ; c’est d’attendre que la foule, en se renouvelant, lui ouvre un passage jusqu’au poète égaré. Quelquefois l’occasion se présente, et l’amitié la saisit avec empressement, mais cette tentative est bien rarement heureuse ; le poète reconnaît à peine l’interlocuteur qui l’aborde ; il l’écoute d’un air distrait, confus ou impatient, et lui donne à comprendre que l’heure de la franchise ne doit plus revenir. Si l’interlocuteur persévère, il n’obtient plus même l’honneur d’une réponse évasive.
Les courtisans, si humbles qu’ils soient près du roi qu’ils adorent, ne renoncent pourtant pas aux joies de l’orgueil ; ils consentent bien à proclamer le génie du maître, mais ils se consolent en se proclamant à leur tour plus clairvoyants et plus sages que la foule dévouée aux royautés voisines. Ils croiraient n’avoir accompli que la moitié de leur tâche, s’ils ne persuadaient pas au poète qu’il est supérieur à tous les hommes de son temps. À cette condition seulement, ils se pardonnent l’abdication de leur libre arbitre. Le poète, aux yeux de ses courtisans, n’a de rivaux à craindre ni dans le passé, ni dans le présent. La splendeur souveraine de sa pensée ne permet pas au regard d’apercevoir dans l’espace entier d’autre lumière que la sienne. S’il a écrit des odes, il laisse bien loin derrière lui Pindare et David ; il concilie, par un privilège inattendu, la pureté grecque et la hardiesse hébraïque. S’il a dit un jour : Je veux régénérer le théâtre, et, si, pour le prouver, il a encadré quelques-uns de ses caprices dans une série de noms historiques, ses courtisans lui répètent chaque matin qu’il réunit en lui-même Shakespeare, Calderon et Schiller, qu’il a touché les cimes les plus élevées de la passion, de la fantaisie et de la philosophie. S’il a consenti à tenter le roman par bienveillance pour les esprits du second ordre, s’il a résolu d’offrir sa pensée à la multitude sous le modeste vêtement de la prose, tous les génies de l’Europe moderne qui ont mis dans le roman l’histoire des nations ou l’histoire du cœur, ne sont que les précurseurs du poète-roi. C’est pour avoir annoncé sa venue qu’ils méritent d’être nommés dans les annales de l’intelligence humaine. Et qu’on ne dise pas que j’exagère à plaisir, que j’accumule sur la tête d’un seul homme toutes les folies qui se peuvent inventer. Dans tout ce que je raconte, l’imagination ne joue pas le plus petit rôle ; je me souviens et j’écris sous la dictée de ma mémoire. Ceux qui doutent de la vérité de mes paroles, de la fidélité de mon récit, n’ont jamais étudié les développements de l’orgueil poétique. Ils ne connaissent guère cette maladie de l’âme humaine que par quelques vers du lyrique ◀latin ; s’ils avaient eu l’occasion de voir par eux-mêmes ce que j’ai vu, d’entendre ce que j’ai entendu, ils seraient les premiers à proclamer mon récit incomplet.
Placé dans un nuage d’encens, que voulez-vous que devienne le poète ? Il a connu la gloire et la popularité, il ne lui reste plus à subir que l’apothéose, il devient dieu. La société lui appartient tout entière ; législation, gouvernement, magistrature, tout relève de son génie. Se mêler au mouvement réel des affaires serait profaner la majesté divine de sa pensée ; mais il se tient prêt à distribuer ses conseils. Réfugié dans son oisiveté clairvoyante comme au fond d’un sanctuaire, il attend que les hommes à qui est dévolu le soin de renouveler et d’appliquer les lois ouvrent enfin les yeux sur leur néant et leur impuissance, et viennent s’éclairer de son regard ; il attend que le pays, convaincu sans retour de l’insuffisance des institutions qu’il s’est données, accoure auprès de lui pour lui demander un nouveau décalogue. Si le pays se résigne à comprendre qu’il est dans une fausse voie, qu’il a besoin d’un sauveur, le poète transfiguré se résignera courageusement à l’accomplissement de sa mission. Il est bien loin à cette heure des paisibles travaux de l’imagination ; l’art de nouer et de dénouer une fable poétique n’est plus qu’un point à peine perceptible dans le champ immense de son ambition. Émouvoir et charmer, réveiller au fond des cœurs les passions endormies, amener sur les paupières brûlantes des flots de larmes, n’est plus pour lui qu’une gloire secondaire. Il ne consent pas à prendre dans le gouvernement de la société un rôle déterminé par la nature de ses travaux ; il ne reconnaît pas en lui-même le limon commun de l’humanité ; c’est pourquoi le seul rôle qui lui semble digne de lui, le seul qu’il puisse accepter sans déroger, n’est autre que la souveraineté absolue. Ne lui parlez pas de la gloire qui a couronné ses premiers poèmes ; ne lui parlez pas du plaisir de régner par la seule puissance de l’imagination ; du haut des régions divines qu’il habite, il ne vous entendrait pas. Il a pris au sérieux son apothéose ; il possède désormais l’omniscience intuitive, et s’il n’est pas encore parvenu à ébranler l’Olympe en fronçant le sourcil, du moins il lui suffit de vouloir pour éclairer, en se jouant, les questions les plus obscures ; et même à parler nettement, il n’y a pas pour lui de véritable question. Il sait et comprend toute chose. Il voit la vérité face à face, pure, entière et splendide. Si la société refuse de le consulter sur ses prochaines destinées, elle tombera dans le désordre et la confusion ; mais il est généreux et magnanime, et à l’heure du péril sa voix ne refusera pas de se faire entendre.
L’amitié, inquiète devant la gloire, muette devant la popularité, n’a plus même la ressource du silence devant l’apothéose. Elle se retire à pas lents, avec la crainte de ne jamais revenir sur ses pas. Quand elle avait une lutte à soutenir, quand elle pouvait espérer de ramener le poète à la sagesse, à la modération, son devoir était de demeurer fidèlement près de lui ; quoique le terrain de la défense se rétrécît chaque jour, cependant il ne lui était pas permis de déserter. Mais aujourd’hui, demeurer plus longtemps, serait inutile et insensé. Entre un dieu et un homme, il n’y a de possible que la prière et la clémence ; or, ni la clémence ni la prière n’appartiennent à l’amitié. Dès que l’égalité fraternelle a cessé, dès que les deux intelligences, unies autrefois par une intimité de tous les instants, n’ont plus les mêmes droits et les mêmes devoirs, l’amitié n’est plus qu’une parole vide, qu’un nom sonore et menteur. Le critique, en abandonnant le poète, accomplit un acte de bon sens et de dignité. Il n’a rien à se reprocher, puisque son rôle est terminé. S’il consentait à garder le titre d’ami, lorsqu’il ne peut plus exprimer franchement son avis, il se rendrait coupable de lâcheté ; il perdrait sa propre estime et n’obtiendrait pour prix de sa complaisance, qu’un sourire dédaigneux ; il revêtirait la livrée d’un valet, et n’aurait pas même la reconnaissance du maître qu’il se serait donné. Car l’obéissance ne suffit pas au poète transfiguré ; il lui faut l’adoration ; tout autre sentiment est pour lui sans valeur, et ne mérite pas un regard. L’amitié agit donc sagement en laissant le poète au milieu de la foule qui a bâti son temple ; en quittant cette multitude agenouillée, elle n’a rien à regretter ; loin de là, elle doit se féliciter de ne s’être pas avilie dans la pratique d’un culte impie ; elle doit se glorifier d’avoir conservé la sérénité de sa pensée parmi les idolâtres. En consultant sa mémoire, en interrogeant chacune des journées qui ne sont plus et qui ne peuvent renaître, elle voit que son énergie et son dévouement ne pouvaient aller au-delà, qu’elle a été fidèle selon la mesure de ses facultés, et que l’heure de la retraite a vraiment sonné pour elle. Elle peut jeter sur le passé un regard désolé ; pour se mêler à la cohue des dévots, il faudrait qu’elle eût perdu toute pudeur.
Le poète, livré à lui-même, consentira-t-il à voir dans l’ami qu’il a perdu un homme pareil à tous les autres ? S’il le rencontre parmi ses juges, se résignera-t-il à l’écouter sans colère ? Ne craindra-t-il pas à chaque instant que ce confident dont il voulait faire un disciple ne livre le mot d’ordre, et ne révèle les secrets de la royauté qu’il a refusé de servir ? Dans chacune des réflexions présentées par le critique initié, n’apercevra-t-il pas le germe d’une trahison ? Ne sera-t-il pas forcé de reconnaître dans les paroles qu’il entendra les pensées qu’autrefois il exprimait lui-même ? Cette perpétuelle comparaison du présent et du passé n’éveillera-t-elle chez lui aucun dépit, aucune impatience ? Ne l’espérez pas. Quel que soit le désintéressement du critique, quels que soient les ménagements avec lesquels il exprime son avis, le poète se tiendra pour offensé ; il cherchera dans les paroles les plus paisibles une intention injurieuse. Il fera de chaque mot une énigme perfide, et se mettra en frais de sagacité pour découvrir sous une syllabe innocente une goutte de poison mortel. Il n’aura pas de repos qu’il n’ait persuadé à la foule obéissante sur laquelle il règne souverainement, qu’il est calomnié, qu’il est puni cruellement de sa confiance. L’éloge même dans la bouche du critique initié, s’il ne s’élève pas jusqu’à l’enthousiasme, jusqu’au délire, s’il se permet seulement quelques réserves, l’éloge est une trahison. « J’aimerais mieux, dit le poète irrité, j’aimerais mieux cent fois être attaqué franchement, et savoir à quoi m’en tenir. Ces louanges prudentes sont plus dangereuses qu’une hostilité déclarée. Il y a dans ces restrictions plus de perfidie et de méchanceté que dans le blâme le plus sévère. En me louant avec cette mesure, il se donne un air de supériorité vraiment insultant ; il me fait la leçon comme à un véritable écolier. Voilà pourtant ce que j’ai gagné en lui accordant mon amitié. J’aurais dû le fuir comme une vipère. » Si cette haine insensée s’adresse malheureusement à une nature irritable, elle peut exciter une haine pareille. Mais si le critique se souvient de son ancienne amitié, s’il tient compte au poète de l’aveuglement de la gloire, de l’orgueil de la popularité, du délire de l’apothéose, la haine du poète demeure impuissante, le dieu révolté ne rencontre dans son juge que le calme et la sérénité. Le critique, sans s’émouvoir des paroles furieuses qui lui sont rapportées chaque jour, sans se croire offensé par le dédain superbe qui retentit jusqu’à lui, continue publiquement l’analyse des œuvres qu’il appréciait autrefois dans l’intimité du poète ; il poursuit sa tâche laborieuse, et ne s’inquiète pas de l’injuste colère que ses paroles éveilleront. Il ne renie pas les enseignements du passé ; il reconnaît avec une entière franchise combien il a recueilli de vérités inattendues dans les épanchements d’une amitié familière, mais, en écoutant le témoignage de sa mémoire, il n’abdique pas sa personnalité. Il ne voit pas ce qu’il gagnerait dans ce renoncement. C’est pourquoi il persévère dans le chemin qu’il a choisi. Quoi qu’il arrive, que la haine du poète s’apaise ou s’excite à la vengeance, peu lui importe ; il ne changera pas de rôle. Tôt ou tard l’évidence triomphera ; le poète lui-même sera forcé d’avouer qu’il s’est trompé, qu’il a été jugé sur pièces, sans jalousie et sans partialité. Un jour viendra où la foule, en adoptant l’opinion du juge, imposera silence à la colère. Le poète comprendra que la théorie, en cheminant solitairement, peut souvent s’écarter de la ligne suivie par la poésie, sans se rendre coupable d’ignorance ou d’injustice ; il comprendra que l’équité, réduite à ses véritables éléments, n’implique pas nécessairement une approbation sans réserve. Ce jour-là le poète et le critique seront réconciliés ; mais ce bonheur est bien rare dans les amitiés littéraires.
XXI. De la critique française.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XXII.]
XXII. Les royautés littéraires.
Lettre à M. Victor Hugo.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XXI.]
XXIII. De la langue française.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XXIII.]
XXIV. Moralité de la poésie.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XXIV.]