(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre I. Les Saxons. » pp. 3-71
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(1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre I. Les Saxons. » pp. 3-71

Chapitre I.
Les Saxons.

I. L’ancienne patrie. —  Le sol, la mer, le ciel, le climat. —  La nouvelle patrie. —  Le pays humide et la terre ingrate. —  Influence du climat sur le caractère.

Si vous longez la mer du Nord depuis l’Escaut jusqu’au Jutland, vous vous apercevrez d’abord que le trait marquant du pays est le manque de pente ; marécages, landes et bas-fonds : les fleuves, péniblement, se traînent, enflés et inertes, avec de longues ondulations noirâtres ; leur eau extravasée suinte à travers la rive, et reparaît au-delà en flaques dormantes. En Hollande le sol n’est qu’une boue qui fond ; à peine si la terre surnage çà et là par une croûte de limon mince et frêle, alluvion du fleuve que le fleuve semble prêt à noyer. Au-dessus planent les lourds nuages, nourris par les exhalaisons éternelles. Ils tournent lentement leurs ventres violacés, noircissent, et tout d’un coup fondent en averses ; la vapeur, semblable aux fumées d’une chaudière, rampe incessamment sur l’horizon. Ainsi arrosées, les plantes pullulent ; à l’angle du Jutland et du continent, dans un sol gras, limoneux, « la verdure est aussi fraîche qu’en Angleterre8. » Des forêts immenses couvrirent la contrée jusqu’au-delà du onzième siècle. C’est ici la séve du pays humide, grossière et puissante, qui coule dans l’homme comme dans les plantes, et par la respiration, la nourriture, les sensations et les habitudes, fait ses aptitudes et son corps.Cette terre ainsi faite a un ennemi, la mer. La Hollande ne subsiste que par ses digues. En 1654, celles de Jutland se rompirent, et quinze mille habitants furent engloutis. Il faut voir la houle du nord clapoter au niveau du sol, blafarde et méchante9 ; l’énorme mer jaunâtre arrive d’un élan sur la petite bande de côte plate qui ne semble pas capable de lui résister un seul instant ; le vent hurle et beugle, les mouettes crient ; les pauvres petits navires s’enfuient à tire-d’aile penchés, presque renversés, et tâchent de trouver un asile dans la bouche du fleuve, qui semble aussi hostile que la mer. Triste vie et précaire, comme devant une bête de proie ; les Frisons, dans leurs lois antiques, parlent déjà de la ligue qu’ils ont fait ensemble contre « le féroce Océan. » Même pendant le calme, cette mer reste inclémente. « Devant les yeux s’étale le grand désert des eaux ; au-dessus voguent les nuées, ces grises et informes filles de l’air, qui de la mer avec leurs seaux de brouillards, puisent l’eau, la traînent à grand’peine, et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, inutile et fastidieuse10. » « À plat ventre étendu, l’informe vent du nord, comme un vieillard grognon, babille d’une voix gémissante et mystérieuse, et raconte de folles histoires. » Pluie, vent et houle, il n’y a de place ici que pour les pensées sinistres ou mélancoliques. La joie des vagues elles-même a je ne sais quoi d’inquiétant et d’âpre. De la Hollande au Jutland, une file de petites îles noyées11 témoigne de leurs ravages ; les sables mouvants que les flots apportent obstruent d’écueils la côte et l’entrée des fleuves12. La première flotte romaine, mille vaisseaux, y périt ; encore aujourd’hui les navires demeurent en vue des ports un mois et davantage, ballottés sur les grandes vagues blanches, n’osant se risquer dans le chenal changeant, tortueux, célèbre par les naufrages. L’hiver, une cuirasse de glace couvre les deux fleuves ; la mer repousse les glaçons qui descendent ; ils s’entassent en craquant sur les bancs de sable, et oscillent ; parfois on a vu des vaisseaux, saisis comme par une pince, se fendre en deux sous leur effort. Figurez-vous, dans cet air brumeux, parmi ces frimas et ces tempêtes, dans ces marécages et ces forêts, des sauvages demi-nus, sortes de bêtes de proie, pêcheurs et chasseurs, mais surtout chasseurs d’hommes ; ce sont eux, Saxons, Angles, Jutes, Frisons aussi13, et plus tard Danois, qui au cinquième et au neuvième siècle, avec leurs épées et leurs grandes haches, prirent et gardèrent l’île de Bretagne.Pays rude et brumeux, semblable au leur, sauf pour la profondeur de sa mer et la commodité de ses côtes, qui plus tard appellera les vraies flottes et les grands navires : la verte Angleterre, ce mot ici vient d’abord aux lèvres, et dit tout. Là aussi l’humidité surabonde ; même en été, le brouillard monte ; même dans les jours clairs, on le sent qui va venir de la grande ceinture maritime, ou sortir de l’immense prairie toujours abreuvée, qui, dans les bas-fonds, sur les hauteurs, ondule, coupée de haies, jusqu’au bout de l’horizon. Çà et là, un jet de soleil s’abat sur les hautes herbes avec un éclat violent, et la splendeur de la verdure devient éblouissante et brutale. L’eau regorgeante dresse les tiges mollasses ; elles foisonnent fragiles et emplies de séve, et cette séve est incessamment renouvelée ; car les nuages grisâtres rampent sur un fond de brouillard immobile, et de loin en loin, le bord du ciel est brouillé par une averse. « Il y a encore des commons, comme aux temps de la conquête, abandonnés14, sauvages, pleins d’ajoncs et d’herbes épineuses, avec un cheval çà et là qui paît dans la solitude. Triste aspect, médiocre terre15. Quel travail il a fallu pour l’humaniser ! Quelle impression elle a dû faire sur les hommes du Midi, sur les Romains de César ! Je pensais, en la voyant, aux anciens Saxons, aux vagabonds de l’Ouest et du Nord, qui étaient venus camper dans ce pays de marécages et de brumes, sur la lisière des vieilles forêts, au bord de ces grands fleuves limoneux, qui roulent leur bourbe à la rencontre des vagues. Il leur fallait vivre en chasseurs et en porchers, devenir, comme auparavant, athlétiques, féroces et sombres. Mettez la civilisation en moins sur ce sol. Il ne restera aux habitants que la guerre, la chasse, la mangeaille et l’ivrognerie. L’amour riant, les doux songes poétiques, les arts, la fine et agile pensée sont pour les heureuses plages de la Méditerranée. Ici le barbare, mal clos dans sa chaumière fangeuse, qui entend la pluie ruisseler pendant des journées entières sur les feuilles des chênes, quelles rêveries peut-il avoir quand il contemple ses boues et son ciel terni ? »

II. Le corps. —  La nourriture. —  Les mœurs. —  Les instincts rudes en Germanie, en Angleterre.

De grands corps blancs, flegmatiques, avec des yeux bleus farouches, et des cheveux d’un blond rougeâtre ; des estomacs voraces, repus de viande et de fromage, réchauffés par des liqueurs fortes ; un tempérament froid, tardif pour l’amour16, le goût du foyer domestique, le penchant à l’ivrognerie brutale : ce sont là encore aujourd’hui les traits que l’hérédité et le climat maintiennent dans la race, et ce sont ceux que les historiens romains leur découvrent d’abord dans leur premier pays. On ne vit point, en ces contrées, sans une abondance de nourriture solide ; le mauvais temps enferme les gens chez eux ; il faut, pour les ranimer, des boissons fortes ; les sens y sont obtus, les muscles résistants, les volontés énergiques. Par toutes ses racines corporelles l’homme en tout pays plonge dans la nature, et il y plonge d’autant davantage qu’étant plus inculte, il en est moins affranchi. Ceux-ci en Germanie, sous leurs tempêtes, dans leurs misérables bateaux de cuir, parmi les rigueurs et les périls de la vie maritime, se trouvaient entre tous façonnés pour la résistance et l’entreprise, endurcis au mal et contempteurs du danger. Pirates d’abord : de toutes les chasses, la chasse à l’homme est la plus profitable et la plus noble ; ils laissaient le soin de la terre, et des troupeaux aux femmes et aux esclaves ; naviguer, combattre et piller17, c’était là pour eux toute l’œuvre d’un homme libre. Ils se lançaient en mer sur leurs barques à deux voiles, abordaient au hasard, tuaient, et allaient recommencer plus loin, ayant égorgé en l’honneur de leurs dieux le dixième de leurs prisonniers, et laissant derrière eux la lueur rouge de l’incendie. « Seigneur, disait une litanie, délivrez-nous de la fureur des Jutes. » « De tous les barbares18, ce sont les plus fermes de corps et de cœur, les plus redoutés », ajoutez les plus « cruellement féroces. » Quand le meurtre est devenu un métier, il devient un plaisir. Vers le huitième siècle, la décomposition finale du grand cadavre romain, que Charlemagne avait tenté de relever et qui s’affaissait dans sa pourriture, les appela comme des vautours à la proie. Ceux qui étaient restés en Danemark avec leurs frères de Norvége, païens fanatiques, et acharnés contre les chrétiens, se lancèrent sur tous les rivages. Leurs rois de mer19, « qui n’avaient jamais dormi sous les poutres enfumées d’un toit, qui n’avaient jamais vidé la corne de bière auprès d’un foyer habité », se riaient des vents et des orages, et chantaient : « Le souffle de la tempête aide nos rameurs ; le mugissement du ciel, les coups de la foudre ne nous nuisent pas ; l’ouragan est à notre service et nous jette où nous voulions aller. » « Nous avons frappé de nos épées, dit un chant attribué à Ragnar Lodbrog ; c’était pour moi un plaisir égal à celui de tenir une belle fille à mes côtés !… Celui qui n’est jamais blessé mène une vie ennuyeuse. » Un d’entre eux, au monastère de Peterborough, tue de sa main tous les moines, au nombre de quatre-vingt-quatre ; d’autres, ayant pris le roi Ælla, lui coupent les côtes jusqu’aux reins, et lui arrachent les poumons par l’ouverture, de façon à figurer un aigle avec sa plaie. Harold Pied de Lièvre, ayant saisi son compétiteur Alfred avec six cents hommes, leur fit crever les yeux et couper les jarrets, ou scalper le crâne, ou dévider les entrailles. Supplices et carnages, besoin du danger, fureur de destruction, audaces obstinées et insensées du tempérament trop fort, déchaînement des instincts carnassiers, ce sont là les traits qui apparaissent à chaque pas dans les anciennes Sagas. La fille du Iarl danois, voyant Egill qui veut s’asseoir auprès d’elle, le repousse avec mépris, lui reprochant « d’avoir rarement fourni aux loups des mets chauds, de n’avoir pas vu dans tout l’automne le corbeau croassant au-dessus du carnage. » Mais Egill la saisit et l’apaise en chantant : « J’ai marché avec mon glaive sanglant, de sorte que le corbeau m’a suivi. Furieux, nous avons combattu, le feu planait sur la demeure des hommes, et nous avons endormi dans le sang ceux qui veillaient aux portes de la ville. » Par ces propos de table et ces goûts de jeune fille, jugez du reste20.Les voici maintenant en Angleterre, plus sédentaires et plus riches : croyez-vous qu’ils soient beaucoup changés ? Changés peut-être, mais en pis, comme les Francs, comme tous les barbares qui passent de l’action à la jouissance. Ils sont plus gloutons, ils dépècent leurs porcs, ils s’emplissent de viandes, ils avalent coup sur coup l’hydromel, la bière, le vin de pigment, toutes ces fortes et âpres boissons qu’ils ont pu ramasser, et se trouvent égayés et ranimés. Ajoutez-y le plaisir de se battre. Ce n’est pas avec de tels instincts qu’on atteint vite à la culture ; pour la trouver naturelle et prompte, il faut aller la chercher dans les sobres et vives populations du Midi. Ici le tempérament lent et lourd21 reste longtemps enseveli dans la vie brutale ; au premier aspect, nous autres, gens de race latine, nous ne voyons jamais chez eux que de grandes et grosses bêtes, maladroites et ridicules quand elles ne sont pas dangereuses et enragées. Jusqu’au seizième siècle, le corps de la nation, dit un vieil historien, ne se composa guère que de pâtres, gardeurs de bêtes à viande et à laine ; jusqu’à la fin du dix-huitième, l’ivrognerie fut le plaisir de la haute classe ; il est encore celui de la basse, et tous les raffinements des délicatesses et de l’humanité moderne n’ont point aboli chez eux l’usage des verges et des coups de poing. Si le barbare carnivore, belliqueux, buveur, dur aux intempéries, apparaît encore sous la régularité de notre société et sous la douceur de notre politesse, imaginez ce qu’il devait être lorsque, débarqué avec sa bande sur un territoire dévasté ou désert et pour la première fois devenu sédentaire, il voyait à l’horizon les pâturages communs de la Marche, et la grande forêt primitive qui fournissait des cerfs à ses chasses et des glands à ses porcs ! Ils étaient « d’appétit grand et grossier22 », disent les anciennes histoires. Encore au temps de la conquête23, « la coutume de boire excessivement était le vice commun des gens du haut rang, et ils y passaient, sans interruption, les jours et les nuits entières. » Henri de Huntington, au douzième siècle, regrettant l’antique hospitalité, dit que les rois normands ne fournissent à leurs courtisans qu’un repas par jour, tandis que les rois saxons en fournissaient quatre. Un jour qu’Athelstan visitait avec les nobles sa parente Ethelflède, la provision d’hydromel fut épuisée du premier coup par la grandeur des rasades ; mais saint Dunstan, ayant deviné, l’immensité de l’estomac royal, avait muni la maison, en sorte « que les échansons, selon la coutume des fêtes royales, purent toute la journée servir à boire dans des cornes et autres vaisseaux. » Quand les convives étaient rassasiés, la harpe passait de mains en mains, et la rude harmonie de ces voix profondes montait haut sous les voûtes. Les monastères eux-mêmes, au temps du roi Edgard, retentissaient jusqu’au milieu de la nuit de jeux, de chants et de danses. Crier, boire, s’agiter, sentir ses veines échauffées et gonflées par le vin, entendre et voir autour de soi le tumulte de l’orgie, c’était le premier besoin des barbares24. La pesante brute humaine s’assouvit de sensations et de bruit.Pour cet appétit, il y a une pâture plus forte, j’entends les coups et les batailles. En vain, ils s’attachent au sol et deviennent cultivateurs en troupes distinctes et en des endroits distincts, enfermés25 dans leur marche avec leur parenté et leurs compagnons, liés entre eux, séparés d’autrui, bornés par des limites sacrées, par des chênes séculaires où ils ont gravé des figures d’oiseaux et de bêtes, par des perches plantées au milieu des marais et dont le violateur est puni de supplices atroces. En vain ces Marches et ces Gaus se groupent en états et finissent par former une société demi-réglée, pourvue d’assemblées, et régie par des lois, conduite par un roi unique ; sa structure même indique les besoins auxquels elle pourvoit. C’est pour maintenir la paix qu’ils s’assemblent ; ce sont des traités de paix qu’ils concluent entre eux dans leurs parlements ; ce sont des provisions pour la paix qu’ils établissent dans leurs lois. La guerre est partout et journalière ; il s’agit de ne pas être tué, rançonné, mutilé, pillé, pendu, et, par surcroît, violée si l’on est femme26. Chaque homme est tenu d’être armé, et prêt, avec son bourg ou sa ville, de repousser les maraudeurs ; ceux-ci vont par bandes ; il y en a de trente-cinq et au-delà. L’animal est encore trop puissant, trop fougueux, trop indompté. La colère et la convoitise le jettent tout d’abord sur sa proie. L’histoire, telle que nous l’avons des Sept-Royaumes27, ressemble à « celle des corbeaux et des milans. » Ils ont tué ou asservi les Bretons, ils combattent les Gallois qui restent, les Irlandais, les Pictes, ils se massacrent entre eux, ils sont hachés et taillés en pièces par les Danois. En cent ans, sur quatorze rois de Northumbrie, il y en a sept tués et six déposés. Penda le Mercien tue cinq rois, et, pour prendre la ville de Bamborough, démolit tous les villages voisins, amoncelle leurs ruines en un bûcher immense capable de brûler les habitants, entreprend d’exterminer les Northumbres, et périt lui-même par l’épée à quatre-vingts ans. Beaucoup d’entre eux sont assassinés par leurs thanes ; tel thane est brûlé vif ; les frères s’égorgent en trahison. Chez nous, la culture a interposé entre le désir et l’action le tissu entre-croisé et amollissant des réflexions et des calculs ; ici la détente est soudaine, et le meurtre et toute action extrême en partent à l’instant. Le roi Edwy28, ayant épousé Elgita, sa parente à un degré prohibé, quitta, le jour même du couronnement, la salle où l’on buvait, pour aller près d’elle. Les nobles se crurent insultés, et sur-le-champ l’abbé Dunstan s’en fut lui-même chercher le jeune homme. « Il trouva la femme adultère, dit le moine Osbern, sa mère et le roi ensemble sur le lit de débauche. Il en arracha le roi violemment, et, lui mettant la couronne sur la tête, le ramena devant les thanes. » Alors Elgita envoya des hommes pour arracher les yeux de l’abbé, puis, sur une révolte, se sauva avec le roi, « en se cachant par les chemins ; mais les gens du Nord, l’ayant saisie, « lui coupèrent les muscles des jarrets, puis lui firent subir la mort dont elle était digne. » Barbarie sur barbarie : « À Bristol, au temps de la conquête29, la coutume était d’acheter des hommes et des femmes dans toutes les parties de l’Angleterre et de les exporter en Irlande pour les vendre avec profit. Les acheteurs engrossaient ordinairement les jeunes femmes, et les menaient enceintes au marché afin d’en tirer un meilleur prix. Vous auriez vu avec chagrin de longues files de jeunes gens des deux sexes de la plus grande beauté, liés avec des cordes et journellement exposés en vente… Ils vendaient ainsi comme esclaves leurs plus proches parents et même leurs propres enfants… » Et le chroniqueur ajoute qu’ayant abandonné cet usage, « ils donnèrent ainsi un exemple à tout le reste de l’Angleterre. »  — Veut-on savoir ce qu’étaient les mœurs dans les plus hauts rangs, dans la famille du dernier roi30 ? Harold servait à boire au roi Édouard le Confesseur. Soudain Tosti, son frère, irrité de sa faveur, le saisit aux cheveux ; on les sépare. Tosti s’en va à Hereford, où Harold avait fait préparer un grand banquet royal, tue les serviteurs d’Harold, leur coupe la tête et les membres qu’il met dans des vases de bière, de vin, d’hydromel et de cidre, et envoie dire au roi : « Si tu vas à ta ferme, tu y trouveras force chair salée, mais tu feras bien d’emporter quelques autres pièces avec toi. » L’autre frère d’Harold, Sweyn, avait violé l’abbesse Edgive, assassiné le thane Beorn, et, banni du pays, s’était fait pirate. À voir leurs coups de main, leur férocité, leurs ricanements de cannibales, on devine qu’ils n’avaient pas beaucoup de chemin à faire pour redevenir rois de la mer et parents de ces sectateurs d’Odin qui mangeaient la chair crue, pendaient des hommes aux arbres sacrés d’Upsal en guise de victimes, et se tuaient eux-mêmes pour mourir dans le sang comme ils avaient vécu. Vingt fois le vieil instinct farouche reparaît sous la mince croûte du christianisme. Au onzième siècle, « Sigeward31, le grand duc de Northumberland, atteint d’un flux de ventre et sentant sa mort prochaine : « Quelle honte pour moi, dit-il, de n’avoir pu mourir dans tant de guerres, et de finir ainsi de la mort des vaches ! Au moins revêtez-moi de ma cuirasse, ceignez-moi mon épée, mettez mon casque sur ma tête, mon bouclier dans ma main gauche, ma hache dorée dans ma main droite, afin qu’un grand guerrier comme moi meure en guerrier. » On fit comme il disait, et il mourut ainsi honorablement avec ses armes. » Ils avaient fait un pas hors de la barbarie, mais ce n’était qu’un pas.

III. Les instincts nobles en Germanie. —  L’individu. —  La famille. —  L’État. —  La religion. —  L’Edda. —  Conception tragique et héroïque du monde et de l’homme.

Sous cette barbarie native, il y avait des penchants nobles, inconnus au monde romain, et qui de ses débris devaient tirer un meilleur monde. Au premier rang, « un certain sérieux qui les écarte des sentiments frivoles et les mène sur la voie des sentiments élevés32. » Dès l’origine, en Germanie, on les trouve tels, sévères de mœurs, avec des inclinations graves et une dignité virile. Ils vivent solitairement, chacun près de la source ou du bois qui lui a plu33. Même dans leurs villages, leurs chaumières ne se touchent pas ; ils ont besoin d’indépendance et d’air libre. Nul goût pour la volupté : chez eux l’amour est tardif, l’éducation dure, la nourriture simple ; pour tous divertissements, ils chassent l’uroch et sautent parmi les épées nues. L’ivresse violente et les paris dangereux, c’est de ce côté qu’ils donnent prise ; ils sont enclins à rechercher, non les plaisirs doux, mais l’excitation forte. En toutes choses, dans les instincts rudes et dans les instincts mâles, ils sont des hommes. Chacun chez soi, sur sa terre et dans sa hutte, est maître de soi, debout et entier, sans que rien le courbe ou l’entame. Quand la communauté prend quelque chose de lui, c’est qu’il l’accorde. Il voté armé dans toutes les grandes résolutions communes, juge dans l’assemblée, fait des alliances et des guerres privées, émigré, agit et ose34. L’Anglais moderne est déjà tout entier dans ce Saxon. S’il se plie, c’est qu’il veut bien se plier ; il n’est pas moins capable d’abnégation que d’indépendance : le sacrifice est fréquent ici, l’homme y fait bon marché de son sang et de sa vie. Chez Homère, le guerrier faiblit souvent, et on ne le blâme point de fuir. Dans les Sagas, dans l’Edda, il est tenu d’être trop brave ; en Germanie, le lâche est noyé dans la boue, sous une claie. À travers les emportements de la brutalité primitive, on voit percer obscurément la grande idée du devoir, qui est celle de la contrainte exercée par soi sur soi en vue de quelque but noble. Chez eux le mariage est pur et la pudicité volontaire. Chez les Saxons, l’homme adultère est puni de mort, la femme obligée de se pendre, ou percée à coups de couteau par ses compagnes. Les femmes des Cimbres, ne pouvant obtenir de Marius la sauvegarde, de leur chasteté, se sont tuées par multitudes de leur propre main. Ils croient qu’il y a dans les femmes « quelque chose de saint », n’en épousent qu’une, et lui gardent leur foi. Depuis quinze siècles, l’idée du mariage n’a pas changé dans cette race35. L’épouse, en entrant sous le toit de son mari, sait qu’elle se donne tout entière36, « qu’elle n’aura avec lui qu’un corps, qu’une vie ; qu’elle n’aura nulle pensée, nul désir au-delà ; qu’elle sera la compagne de ses périls et de ses travaux ; qu’elle souffrira et osera autant que lui dans la paix et dans la guerre. » Comme elle, il sait se donner : quand il a choisi son chef, il s’oublie en lui, il lui attribue sa gloire, il se fait tuer pour lui ; « celui-là est infâme pour toute sa vie, qui revient sans son chef du champ de bataille37. » C’est sur cette subordination volontaire que s’assiéra la société féodale. L’homme, dans cette race, peut accepter un supérieur, être capable de dévouement et de respect. Replié sur lui-même par la tristesse et la rudesse de son climat, il a découvert la beauté morale pendant que les autres découvraient la beauté sensible. Cette espèce de brute nue qui gît tout le long du jour auprès de son feu, inerte et sale, occupée à manger et à dormir38, dont les organes rouillés ne peuvent suivre les linéaments nets et fins des heureuses formes poétiques, entrevoit le sublime dans ses rêves troubles. Il ne le figure pas, il le sent ; sa religion est déjà intérieure, comme elle le sera lorsqu’au seizième siècle il rejettera le culte sensible importé de Rome, et consacrera la foi du cœur39. Ses dieux ne sont point enfermés dans des murailles ; il n’a point d’idoles. Ce qu’il désigne par des noms divins, c’est ce je ne sais quoi d’invisible et de grandiose qui circule à travers la nature et qu’on devine au-delà d’elle40, mystérieux infini que les sens n’atteignent pas, mais que « la vénération révèle  » ; et quand plus tard les légendes précisent et altèrent cette vague divination des puissances naturelles, une idée reste debout dans ce chaos de rêves gigantesques : c’est que ce monde est une guerre et que l’héroïsme est le souverain bien.Au commencement, disent ces vieilles légendes écrites en Islande41, il y avait deux mondes : Nilflheim le glacé et Muspill le brûlant. Des gouttes de la neige fondante naquit un géant, Ymer. « Ce fut le commencement des siècles,  — quand Ymer s’établit. —  Il n’y avait ni sables, ni mers, ni ondes fraîches. —  On ne trouvait ni terres, ni ciel élevé. —  Il y avait le gouffre béant,  — mais de l’herbe nulle part. »  — Il n’y avait qu’Ymer, l’horrible Océan glacé, avec ses enfants, nés de ses pieds et de son aisselle, puis leur informe lignée, les Terreurs de l’abîme, les Montagnes stériles, les Ouragans du Nord, et le reste des êtres malfaisants, ennemis du soleil et de la vie. Alors la vache Andhumbla, née aussi de la neige fondante, mit à nu, en léchant le givre des rochers, un homme, Bur, dont les petits-fils tuèrent Ymer. « De sa chair ils firent la terre, de son sang le sol et les fleuves, de ses os les montagnes, de sa tête le ciel, et de son cerveau enfin les nuées. » Ainsi commença la guerre entre les monstres de l’hiver et les dieux lumineux, fécondants, Odin, le fondateur, Balder, le doux et le bienfaisant, Thor, le tonnerre d’été qui épure l’air et par les pluies nourrit la terre. Longtemps les dieux combattront contre « les Iotes glacés », contre les noires puissances bestiales, contre le loup Fenris, qu’ils tiendront enchaîné, contre le grand Serpent, qu’ils plongeront dans la mer, contre le perfide Loki, qu’ils lieront sur des rochers, sous une vipère dont le venin distillera incessamment sur son visage. Longtemps les braves qui par une mort sanglante ont mérité d’être mis « dans les enclos d’Odin et s’y livrent un combat chaque jour », aideront les dieux dans leur grande guerre. Un jour pourtant viendra où, dieux et hommes, ils seront vaincus : « Alors tremble le grand frêne d’Yggdrasil. —  Il frissonne, le vieil arbre. —  Le Iote Loki brise ses liens. —  Les ombres frémissent sur les routes de l’Enfer,  — jusqu’à ce que le feu de Surtr — ait dévoré l’arbre. —  Le nocher Hrymr s’avance de l’Orient, un bouclier le couvre. —  Izrmungandr se roule — avec une rage de géant. —  Le serpent soulève les flots,  — l’aigle bat des ailes,  — l’oiseau au bec pâle déchire les cadavres. —  Le navire Naglfar est lancé. —  Surtr arrive du Midi avec les épées désastreuses. —  Le soleil resplendit sur les glaives des dieux héros. —  Les montagnes de rochers s’ébranlent,  — les géantes tremblent. —  Les ombres foulent le chemin de l’enfer,  — le ciel s’entr’ouvre. —  Le soleil commence à noircir,  — la terre s’affaisse dans la mer. —  Elles disparaissent du ciel,  — les étoiles brillantes. —  La fumée tourbillonne — autour du feu destructeur du monde. —  La flamme gigantesque joue — contre le ciel même. » Les dieux périssent tour à tour dévorés par les monstres, et la légende céleste, lugubre et grandiose ici comme l’histoire humaine, annonce des cours de combattants et de héros.Nulle crainte de la douleur, nul souci de la vie. Ils en font litière sitôt que leur idée les prend. Le frémissement des nerfs, la répugnance de l’instinct animal qui, devant les plaies et la mort, se rejette en arrière, tout disparaît sous la volonté irrésistible. Voyez dans leur épopée42 le sublime pousser au milieu de l’horrible, comme une éclatante fleur de pourpre au milieu d’une mare de sang. Sigurd a enfoncé son épée dans le cœur du dragon Fafnir, et « à ce moment tous deux se regardent. » Alors Fafnir chante en mourant : « Jeune homme, jeune homme !  — de quel jeune homme es-tu né ?  — de quelle race d’hommes es-tu ?  — Car tu as trempé et rougi dans Fafnir — ton épée, cette épée étincelante. —  Ton fer s’est arrêté dans mon cœur. » « C’est mon cœur qui m’a poussé. —  Ce sont mes mains qui ont accompli l’œuvre,  — mes mains et mon fer aigu. —  Rarement il devient brave — et aguerri aux blessures,  — celui qui tremble — au moment du danger ! » Sur ce cri d’aigle triomphant, Régin, le frère de Fafnir, arrive, lui arrache le cœur, boit le sang de la blessure et s’endort. Cependant Sigurd, qui faisait rôtir le cœur, porte sans y penser son doigt sanglant à sa bouche. Aussitôt il comprend le langage des oiseaux qui gazouillent au-dessus de lui dans les feuilles vertes des arbres. Ils l’avertissent de se défier de Régin. Sigurd coupe la tête de Régin, mange le cœur de Fafnir, boit son sang et celui de son frère. C’est parmi « cette rosée de meurtres » que végètent ici le courage et la poésie. Sigurd a conquis Brynhild, la vierge indomptée, en traversant la flamme et en lui fendant sa cuirasse, et il a dormi avec elle trois nuits, mais ayant placé entre elle et lui son épée, « sans prendre entre ses bras la jeune fille florissante, sans lui donner un baiser », parce que, selon la foi jurée, il doit la remettre à son ami Gunnar. Elle, amoureuse de lui, « demeurait assise seule,  — à la chute du jour,  — et ouvertement,  — se dit en elle-même : — J’aurai Sigurd,  — ou je mourrai,  — Sigurd, l’homme florissant de jeunesse,  — je l’aurai dans mes bras. » Mais le voyant marié, elle le fit tuer. « Alors elle rit, Brynhild,  — la fille de Budli,  — cette fois-là seulement,  — de tout son cœur,  — lorsque du lit,  — on put entendre — le cri éclatant de la veuve. » Elle-même, revêtant sa cuirasse, se perça de son glaive, et, pour dernière demande, se fit étendre sur un grand bûcher avec Sigurd, l’épée entre eux, comme au jour où ils avaient dormi ensemble, avec des boucliers, avec des esclaves ornés d’or, avec deux faucons, avec cinq femmes, avec huit serviteurs, avec son père nourricier et sa nourrice, et tous brûlèrent ensemble. Cependant Gudrun, la veuve, restait immobile près du corps et ne pouvait pleurer. Les femmes des chefs vinrent près d’elle, et chacune pour la consoler lui conta ses propres peines, toutes les calamités des grandes dévastations et de l’antique vie barbare. « Alors parla Gjaflogd,  — sœur de Gjuki : — « Je sais que sur la terre — je suis entre toutes la plus dénuée de joie. —  De cinq maris — j’ai souffert la perte,  — et aussi de deux filles,  — de trois sœurs,  — de huit frères ; — pourtant me voilà, et je survis seule. »  — Alors parla Herborgd,  — reine de la terre des Huns : — « Moi j’ai à raconter — un deuil plus cruel. —  Mes sept fils,  — dans la région de l’Est,  — et mon mari le huitième — sont morts dans la bataille. —  Mon père et ma mère,  — mes quatre frères,  — le vent a joué avec eux — dans la mer. —  Le flot a battu — le plancher de leur vaisseau. —  Moi-même j’étais forcée de recueillir leurs corps,  — moi-même j’étais forcée de veiller à leur sépulture,  — moi-même j’étais forcée — de faire leurs funérailles. —  Tout cela, je l’ai souffert — en une année,  — et pendant ce temps,  — nul d’entre les hommes — ne m’a apporté de consolation. —  Cependant j’étais enchaînée — et captive de guerre,  — quand six mois de cette année se furent écoulés. —  J’étais forcée de parer — la femme d’un chef de guerre — et de lui attacher sa chaussure — chaque matin. Elle me menaçait — par jalousie, et me frappait de rudes coups. »  — Tout cela est vain, nulle parole ne peut mouiller ces yeux secs ; il faut qu’on mette le corps sanglant sur ses genoux pour lui tirer des larmes. Alors elle éclate, s’affaisse, et les cygnes de sa cour répondent à ses cris. Elle mourrait, comme Sigrun, sur le cadavre de celui qu’elle a uniquement aimé, si par un breuvage magique on ne lui faisait perdre la mémoire. Ainsi dénaturée, elle part pour épouser Atli, le roi des Huns. Et néanmoins elle part malgré elle, avec des prédictions sinistres. Car le meurtre engendre le meurtre ; et ses frères, les meurtriers de Sigurd, attirés chez Atli, vont tomber à leur tour dans un piége pareil à celui qu’ils ont tendu. Gunnar est lié, et l’on veut qu’il livre le trésor ; il répond avec l’étrange rire des barbares : « Je demande qu’on me mette dans la main —  le cœur de mon frère Högni,  —  le cœur sanglant, —  arraché de la poitrine du puissant cavalier, —  du fils de roi, —  avec un poignard émoussé. » —  Ils arrachèrent le cœur —  de la poitrine de l’esclave Hjalli. —  Ils le mirent sanglant sur un plat —  et le portèrent à Gunnar… —  Alors parla Gunnar, —  le chef des hommes : — « Ici est le cœur —  de Hjalli le lâche. —  Il ne ressemble pas au cœur de Högni le brave. —  Il tremble beaucoup — maintenant qu’il est sur le plat. —  Il tremblait davantage — quand il était dans sa poitrine. »  — …« Högni rit — lorsqu’on coupa jusqu’à son cœur,  — jusqu’au cœur vivant du guerrier qui savait arranger le panache des casques. —  Il ne pensa pas du tout à pleurer. —  Ils mirent le cœur sanglant dans un plat —  et le portèrent à Gunnar. —  Gunnar, d’un visage serein, parla ainsi, —  le vaillant Niflung ! —  « Voici le cœur —  d’Högni le brave ! —  Il ne ressemble pas au cœur —  de Hjalli le lâche. —  Il tremble peu —  maintenant qu’il est dans le plat. —  Il tremblait beaucoup moins —  quand il était dans sa poitrine. —  Que n’es-tu, —  Atli, —  aussi loin de mes yeux —  que tu seras toujours loin —  de nos colliers, de notre trésor ! —  À moi seul est confié maintenant —  tout le trésor caché, —  toute la richesse des Niflungs. —  Car Högni n’est plus parmi les vivants. —  Je n’étais point rassuré —  tant que nous vivions tous deux. —  Mais maintenant je suis tranquille,  —  car je survis seul. » Suprême insulte de l’homme sûr de soi, à qui rien ne coûte pour s’assouvir, ni sa vie ni celle d’autrui. On l’a jeté parmi les serpents, et il y est mort, frappant du pied sa harpe. Mais la flamme inextinguible de la vengeance a passé de son cœur dans celui de sa sœur ; cadavre sur cadavre, on les voit tomber tour à tour l’un sur l’autre ; une sorte de fureur colossale les précipite les yeux ouverts dans la mort. Elle a égorgé les enfants qu’elle a eus d’Atli, elle lui donne à manger leurs cœurs dans du miel, un jour qu’il revient du carnage, et rit froidement en lui découvrant de quelle pâture il s’est repu. Les Huns hurlent, et sur les bancs, sous les tentes, chacun pleure ; elle ne pleure point ; elle n’a point pleuré depuis la mort de Sigurd, ni sur ses frères « au cœur d’ours », ni sur « ses tendres enfants, ses enfants sans défiance. » La nuit venue, elle égorge Atli dans son lit, met le feu au palais, brûle tous les serviteurs et toutes les femmes guerrières. Jugez par ce monceau de dévastations et de carnages à quels excès la volonté ici est tendue. Il y avait des hommes parmi eux, les Berserkirs43 qui, dans la bataille, saisis par une sorte de folie, déchaînaient tout d’un coup une force surhumaine et ne sentaient plus les blessures. Voilà le héros tel qu’il est conçu dans cette race à sa première aurore. N’est-il pas étrange de les voir mettre le bonheur dans les batailles et la beauté dans la mort ? Y a-t-il un peuple, Hindous, Persans, Grecs ou Gaulois, qui se soit formé de la vie une conception aussi tragique ? Y en a-t-il qui ait peuplé sa pensée enfantine de songes aussi funèbres ? Y en a-t-il un qui ait chassé aussi entièrement de ses rêves la douceur de la jouissance et la mollesse de la volupté ? L’effort, l’effort tenace et douloureux, l’exaltation dans l’effort, voilà leur état préféré. Carlyle disait bien que dans la sombre obstination du travailleur anglais subsiste encore la rage silencieuse de l’ancien guerrier scandinave. Lutter pour lutter, c’est là leur plaisir. Avec quelle tristesse, quelle fureur et quels dégâts un pareil naturel se déborde, on le verra dans Byron et dans Shakspeare ; avec quelle efficacité, avec quels services il s’endigue et s’emploie sous les idées morales, on le verra dans les puritains.

IV. Les instincts nobles en Angleterre. —  Le guerrier et son chef. —  La femme et son mari. —  Poëme de Beowulf. —  La société barbare et le héros barbare.

Ils viennent s’établir en Angleterre, et si désordonnée que soit la société qui les assemble, elle est fondée, comme en Germanie, sur des sentiments généreux. La guerre est à chaque porte, je le sais, mais les vertus guerrières sont derrière chaque porte ; le courage d’abord, et aussi la fidélité. Sous la brute il y a l’homme libre et aussi l’homme de cœur. Il n’y a point d’homme parmi eux qui, à ses propres risques44, ne puisse faire des ligues, aller combattre au dehors, tenter les entreprises. Il n’y a pas de groupe d’hommes libres parmi eux qui, dans leur Witanagemot, ne renouvelle incessamment ses alliances avec autrui. Chaque parenté, dans sa marche, forme une ligue dont tous les membres, « frères de l’épée », se défendent l’un l’autre, et réclament l’un pour l’autre, aux dépens de leur sang, le prix du sang. Chaque chef dans sa salle compte qu’il a des amis, non des mercenaires, dans les fidèles qui boivent sa bière, et qui ayant reçu de lui, en marque d’estime et de confiance, des bracelets, des épées et des armures, se jetteront entre lui et les blessures le jour du combat45. L’indépendance et l’audace bouillonnent dans ce jeune monde avec des violences et des excès ; mais en elles-mêmes ce sont des choses nobles, et les sentiments qui les disciplinent, je veux dire le dévouement affectueux et le respect de la foi donnée, ne le sont pas moins. Ils apparaissent dans les lois, ils éclatent dans la poésie. C’est la grandeur du cœur ici qui fournit à l’imagination sa matière. Les personnages ne sont point égoïstes et rusés comme ceux d’Homère. Ce sont de braves cœurs, simples46 et forts, « fidèles à leurs parents, à leur seigneur dans le jeu des épées, fermes et solides envers ennemis et amis », prodigues de courage et disposés au sacrifice. « Tout vieux que je suis, dit l’un d’eux, je ne bougerai pas d’ici. Je pense à mourir au côté de mon seigneur, près de cet homme que j’ai tant aimé… Il tint sa parole, la parole qu’il avait donnée à son chef, au distributeur des trésors, lui promettant qu’ils reviendraient ensemble à la ville, sains et saufs dans leurs maisons, ou que tous les deux ils tomberaient dans l’armée, à l’endroit du carnage, expirant de leurs blessures. Il gisait comme un fidèle serviteur auprès de son seigneur. » Quoique maladroits à parler, leurs vieux poëtes trouvent des mots touchants quand il s’agit de peindre ces amitiés viriles. On est ému quand on les entend conter comment le vieux « roi embrassa le meilleur des thanes, et lui mit ses bras autour du col… », comment « les larmes coulaient sur les joues du chef à tête grise… Le vaillant homme lui était si cher !  — Il ne pouvait point arrêter le flot qui montait de sa poitrine. Dans son cœur, profondément dans les liens de sa pensée, il soupirait secrètement après ce cher homme ! » Si peu nombreux que soient les chants qui nous restent, ils reviennent sur ce sujet : l’homme exilé pense en rêve à son seigneur47 ; « il lui semble dans son esprit — qu’il le baise et l’embrasse,  — et qu’il pose sur ses genoux — ses mains et sa tête,  — comme jadis parfois,  — dans les anciens jours,  — lorsqu’il jouissait de ses dons. —  Alors il se réveille,  — le mortel sans amis. —  Il voit devant lui — les routes désertes,  — les oiseaux de la mer qui se baignent,  — étendant leurs ailes,  — le givre et la neige qui descendent, mêlés de grêle. —  Alors sont plus pesantes — les blessures de son cœur. »  — « Bien souvent, dit un autre, nous étions convenus tous deux — que rien ne nous séparerait,  — sauf la mort seule. —  Maintenant ceci est changé,  — et notre amitié est — comme si elle n’avait jamais été. —  Il faut que j’habite ici — bien loin de mon ami bien-aimé,  — que j’endure des inimitiés. —  On me contraint à demeurer — sous les feuillages de la forêt,  — sous le chêne, dans cette caverne souterraine. —  Froide est cette maison de terre. —  J’en suis tout lassé. —  Obscurs sont les vallons — et hautes les collines,  — triste enceinte de rameaux — couverte de ronces,  — séjour sans joie… —  Mes amis sont dans la terre. —  Ceux que j’aimais dans leur, vie,  — le tombeau les garde. —  Et moi ici avant l’aube,  — je marche seul — sous le chêne,  — parmi ces caves souterraines… —  Bien souvent ici le départ de mon seigneur — m’a accablé d’une lourde peine. » Parmi les mœurs périlleuses et le perpétuel recours aux armes, il n’y a pas ici de sentiment plus vif que l’amitié, ni de vertu plus efficace que la loyauté.Ainsi appuyée sur l’affection puissante et sur la foi gardée, toute société est saine. Le mariage l’est comme l’État. On voit la femme apparaître mêlée aux hommes, dans les festins, sérieuse et respectée48. Elle parle et on l’écoute ; on n’a pas besoin de la cacher ni de l’asservir pour la contenir ou la préserver. Elle est une personne et non une chose. La loi exige son consentement pour le mariage, l’entoure des garanties et la pourvoit de protections. Elle peut hériter, posséder, léguer, paraître dans les cours de justice, dans les assemblées du comté, dans la grande assemblée des sages. Plusieurs fois le nom de la reine, le nom de plusieurs autres dames est inscrit dans les actes de Witanagemot. Comme l’homme et à côté de l’homme, la loi et les mœurs la maintiennent debout. Comme l’homme et à côté de l’homme, c’est le cœur qui l’attache. Il y a dans Alfred49 un portrait de l’épouse qui, pour la pureté et l’élévation, égale tout ce qu’ont pu inventer nos délicatesses modernes : « Ta femme vit maintenant pour toi, pour toi seul. À cause de cela, elle n’aime rien, excepté toi. Elle a assez de toutes les sortes de biens dans cette vie présente, mais elle les a dédaignés tous à cause de toi seul. Elle les a tous laissés là parce qu’elle ne t’a pas avec eux. Ton absence lui fait croire que tout ce qu’elle possède n’est rien. Ainsi, pour l’amour de toi, elle se consume et elle est bien près d’être morte de larmes et de chagrin. » Déjà, dans les légendes de l’Edda, on a vu Sigrun au tombeau d’Helgi, « avec autant de joie que les voraces éperviers d’Odin lorsqu’ils savent que les proies tièdes du carnage leur sont préparées », vouloir dormir encore dans les bras du mort et mourir à la fin sur son sépulcre. Rien de semblable ici à l’amour tel qu’on le voit dans les poésies primitives de la France, de la Provence, de l’Espagne et de la Grèce. Toute gaieté, tout agrément lui manque ; en dehors du mariage, il n’est qu’un appétit farouche, une secousse de l’instinct bestial. Nulle part il n’apparaît avec son charme et son sourire ; nulle chanson d’amour dans cette vieille poésie. C’est que l’amour n’y est point un amusement et une volupté, mais un engagement et un dévouement. Tout y est grave, et même sombre, dans les associations civiles, comme dans la société conjugale. Comme en Germanie, parmi les tristesses du tempérament mélancolique et les rudesses de la vie barbare, on ne voit dominer et agir que les plus tragiques facultés de l’homme, la profonde puissance d’aimer et la grande puissance de vouloir.C’est pour cela que le héros, ici comme en Germanie, est véritablement héroïque. Parlons-en à loisir ; il nous reste un de leurs poëmes presque entier, celui de Beowulf. Voici les récits que les thanes, assis sur leurs escabeaux, à la clarté des torches, écoutaient en buvant la bière de leur prince : l’on y voit leurs mœurs, leurs sentiments, comme les sentiments et les mœurs des Grecs dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. C’est un héros que ce Beowulf, et un chevalier avant la chevalerie, comme les conducteurs des bandes germaines sont des chefs féodaux avant l’établissement féodal50. Il a « ramé sur la mer, son épée nue serrée dans la main, parmi les vagues sauvages et les tempêtes glacées, pendant que la fureur de l’hiver bouillonnait sur les vagues de l’abîme ; les monstres de la mer, les ennemis bigarrés le tiraient au fond, le tenaient serré dans leur griffe hideuse. Mais il a atteint les misérables avec sa pointe, avec sa hache de guerre. La grande bête de l’Océan a reçu par sa main l’assaut de la guerre, et il a tué neuf nicors51. » Maintenant le voilà qui vient à travers les flots pour secourir le vieux roi Hrothgar, qui est assis affligé dans « la grande salle à hydromel, haute et recourbée », avec ses thanes. Car « un hideux étranger, un démon habitant des marais », Grendel, est entré la nuit dans sa salle, a saisi trente nobles qui dormaient, et s’en est retourné dans sa bauge avec leurs cadavres ; depuis douze ans, « l’ogre des repaires », la bestiale et vorace créature, le parent des Orques et des Iotes, dévore les hommes et « vide les meilleures maisons. Beowulf, le grand guerrier, s’offre pour le combattre seul, corps à corps, vie pour vie, sans épée ni cotte de mailles, « car la peau du maudit ne s’inquiète pas des armes », demandant seulement que si la mort le prend, on emporte son corps sanglant, on l’enterre, on marque « sa demeure humide52 », et qu’on renvoie à son chef Hygelac « la meilleure de ses chemises d’acier. » Il s’est couché dans la salle, « confiant dans sa force hautaine », et quand les brouillards de la nuit se sont levés, voici venir Grendel, qui arrache avec ses mains la porte, et saisissant un guerrier, « le déchire à l’improviste, mord son corps, boit le sang de ses veines, l’avale par morceaux coup sur coup. » Mais Beowulf à son tour l’a saisi, « se levant sur son coude. » « La salle royale tonnait. —  La bière était répandue… —  Ils étaient tous deux de furieux,  — d’âpres et forts combattants. —  La maison résonnait. —  Alors ce fut une grande merveille — que la salle à boire — pût résister aux deux taureaux de la guerre,  — et qu’il ne croulât point à terre — le beau palais. Le bruit s’éleva — encore une fois. —  Pour les Danois du Nord,  — ce fut une terreur affreuse — pour tous ceux qui du mur — entendirent ce hurlement,  — entendirent l’ennemi de Dieu — chanter son chant lugubre,  — son chant de défaite — et se lamenter de sa blessure… —  L’infâme maudit — subissait la blessure mortelle. —  Il y avait à son épaule — une grande plaie visible. —  Les muscles avaient été arrachés,  — les jointures des os avaient craqué. —  La victoire dans la bataille — était pour Beowulf. —  Grendel était contraint — de fuir, atteint à mort,  — dans son refuge des marais,  — de chercher sa lugubre demeure. —  Il savait bien — que la fin de sa vie — était venue,  — que le nombre de ses jours était rempli. » Car il avait laissé par terre sa main, son bras et son épaule, et dans le lac des Nicors, où il s’était renfoncé, « la vague enflée de sang bouillonnait, la source impure des vagues était bouleversée toute chaude de poison, la teinte de l’eau était souillée par la mort, des caillots de sang venaient avec les bouillons à la surface. » Restait un monstre femelle, sa mère, « qui habitait comme lui les froids courants, et la terreur des eaux », qui vint la nuit, et qui parmi les épées nues, arracha et dévora encore un homme, Œschere, le meilleur ami du roi. Une lamentation s’éleva dans le palais, et Beowulf s’offrit encore. Ils allèrent vers la bauge, dans un endroit désert, refuge des loups, près des promontoires où le vent souffle, où « un torrent des montagnes se précipitant sous l’obscurité des collines, faisait un flux sous la terre. » « Les bois se tenant par leurs racines avançaient leur ombre au-dessus de l’eau. La nuit, on y pouvait voir une merveille, du feu sur les vagues  » ; le cerf, lassé par les chiens, « aurait plutôt laissé son âme sur le bord » que d’y plonger pour y cacher sa tête. D’étranges dragons, des serpents y nageaient, et de temps en temps « le cor y sonnait un chant de mort, un chant terrible. » Beowulf se lança dans la vague, il descendit, à travers les monstres qui choquaient sa cotte de mailles, jusqu’à l’ogresse, jusqu’à « la détestable homicide », qui, l’empoignant dans ses griffes, l’emporta vers son repaire. Un pâle rayon y luisait, et là, il vit en face « la louve de l’abîme,  — la puissante femme de la mer. —  Il donna l’assaut de la guerre — avec sa lame de bataille. —  Il n’arrêta point l’essor de l’épée, en sorte que, sur sa tête,  — le glaive chanta bien haut — une âpre chanson de guerre. » Mais voyant que ni le tranchant ni la pointe n’entamaient la chair, il la tordit de ses bras et l’abattit par terre, pendant qu’elle, « de son couteau large au tranchant brun », essayait de percer la chemise d’acier qui le couvrait. Ils roulèrent ainsi jusqu’à ce que Beowulf aperçut près de lui, parmi les armes, une lame fortunée dans la victoire,  — une vieille épée gigantesque,  — fidèle de tranchant,  — bonne et prête à servir,  — ouvrage des géants. —  Il la saisit par la poignée,  — le guerrier des Scyldings ; — violent et terrible, tournoyait le glaive. —  Désespérant de sa vie,  — il frappa furieusement ; — il l’atteignit rudement — à l’endroit du col ; — il brisa les anneaux de l’échine,  — la lame pénétra à travers toute la chair maudite. —  Elle s’affaissa sur le sol,  — l’épée était sanglante. —  L’homme se réjouit dans son œuvre. —  La lumière entra. —  Il y avait une clarté dans la salle, comme lorsque du ciel,  — luit doucement — la lampe du firmament. » Alors il vit Grendel mort dans un coin de la salle, et quatre de ses compagnons, ayant soulevé avec peine la tête monstrueuse, la portèrent par les cheveux jusqu’à la maison du roi.C’est là sa première œuvre, et le reste de sa vie est pareil : lorsqu’il eut régné cinquante ans dans sa terre, un dragon dont on avait dérobé le trésor sortit de la colline et vint brûler les hommes et les maisons de l’île « avec des vagues de feu. » Alors le refuge des comtes — commanda qu’on lui fît — « un bouclier bigarré — tout de fer », sachant bien qu’un bouclier en bois de tilleul ne suffirait pas contre la flamme. « Le prince des anneaux — était trop fier — pour chercher la grande bête volante — avec une troupe,  — avec beaucoup d’hommes. —  Il ne craignait pas pour lui-même cette bataille. —  Il ne faisait point cas — de l’inimitié du ver,  — de son labeur, ni de sa valeur. » Et cependant il était triste et allait contre sa volonté, car « sa destinée était proche. » Il vit une caverne, « un enfoncement sous la terre — près de la vague de l’Océan,  — près du clapotement de l’eau,  — qui au dedans était pleine — d’ornements en relief et de bracelets. —  Il s’assit sur le promontoire,  — le roi rude à la guerre,  — et dit adieu — aux compagnons de son foyer  » ; car, quoique vieux, il voulait s’exposer pour eux, « être le gardien de son peuple. » Il cria, et le dragon vint jetant du feu ; la lame ne mordit point sur son corps, et le roi fut enveloppé dans la flamme. Ses camarades s’étaient enfuis dans le bois, sauf un, Wiglaf, qui accourut à travers la fumée, « sachant bien que ce n’était pas la vieille coutume d’abandonner son parent, son prince, de le laisser souffrir l’angoisse, de le laisser tomber dans la bataille. » « Le ver devient furieux,  — l’ignoble étranger perfide,  — tout bigarré de vagues de feu… —  Brûlant et féroce dans la guerre,  — il accrocha tout le col du roi — avec ses griffes empoisonnées. —  Il s’ensanglanta — du sang de la vie. —  Le sang bouillonnait en vagues. » Eux, de leurs épées, ils le fendirent par le milieu. Cependant la blessure du roi devint chaude et s’enfla, il connut que le poison était en lui, et s’assit près du mur, sur une pierre « regardant l’ouvrage des géants,  — comment avec ses arches de pierre — l’éternelle caverne — se tenait au dedans — ferme sur des piliers. » Puis il dit : « J’ai tenu en ma garde ce peuple — cinquante hivers. Il n’y avait pas un roi — de tous mes voisins — qui osât me rencontrer — avec des hommes de guerre,  — m’attaquer avec la peur. —  J’ai bien tenu ma terre. —  Je n’ai point cherché des embûches de traître ; — je n’ai point juré — injustement beaucoup de serments. —  À cause de tout cela, je puis,  — quoique malade de mortelles blessures,  — avoir de la joie… —  Maintenant, va tout de suite — voir le trésor — sous la pierre grise, cher Wiglaf… Ce monceau de trésors,  — je l’ai acheté,  — vieux que je suis, par ma mort. —  Il pourra servir — dans les besoins de mon peuple… —  Je me réjouis d’avoir pu,  — avant de mourir, acquérir un tel trésor — pour mon peuple… —  À présent, je n’ai plus besoin de demeurer ici plus longtemps. » C’est ici la générosité entière et véritable, non pas exagérée et factice, comme elle le sera plus tard, dans l’imagination romanesque des clercs bavards, arrangeurs d’aventures. La fiction n’est pas ici bien éloignée des choses, et l’on sent l’homme palpiter sous le héros. Toute grossière que soit leur poésie, celui-ci y est grand ; c’est qu’il l’est simplement et par ses œuvres. Il a été fidèle à son prince, puis à son peuple ; il a été de lui-même, dans une terre étrangère, s’exposer pour délivrer les hommes ; il s’oublie en mourant pour penser que sa mort profite à autrui. « Chacun de nous, dit-il quelque part, doit arriver à la fin de cette vie mortelle. Ainsi que chacun fasse justice, s’il le peut, avant sa mort. » Regardez à côté de lui ces monstres qu’il détruit, derniers souvenirs des anciennes guerres contre les races inférieures et de la religion primitive, considérez cette vie dangereuse, ces nuits passées sur les vagues, ces efforts de l’homme aux prises avec la nature brute, cette poitrine invaincue qui froisse contre soi les poitrines bestiales, et ces muscles colossaux qui, en se tendant, arrachent aux monstres un pan de chair ; vous verrez, dans le nuage de la légende et sous la lumière de la poésie, reparaître les vaillants hommes qui, à travers les folies de la guerre et les fougues du tempérament, commençaient à asseoir un peuple et à fonder un État.

V. Poëmes païens. —  Genre et force des sentiments. —  Tour de l’esprit et du langage. —  Véhémence de l’impression et aspérité de l’expression.

Un poëme presque entier, deux ou trois débris de poëmes, voilà tout ce qui subsiste de cette poésie laïque en Angleterre. Le reste du courant païen, germain et barbare, a été arrêté ou recouvert, d’abord par l’entrée de la religion chrétienne, ensuite par la conquête des Français de Normandie. Mais ce qui a subsisté suffit et au-delà pour montrer l’étrange et puissant génie poétique qui est dans la race, et pour faire voir d’avance la fleur dans le bourgeon.Si jamais il y eut quelque part un profond et sérieux sentiment poétique, c’est ici. Ils ne parlent pas, ils chantent, ou plutôt ils crient. Chacun de leurs petits vers est une acclamation, et sort comme un grondement ; leurs puissantes poitrines se soulèvent avec un frémissement de colère ou d’enthousiasme, et une phrase, un mot obscur, véhément, malgré eux, tout d’un coup, leur vient aux lèvres. Nul art, nul talent naturel pour décrire une à une et avec ordre les diverses parties d’un événement ou d’un objet. Les cinquante rayons de lumière que chaque chose envoie tour à tour dans un esprit régulier et mesuré arrivent dans celui-ci à la fois, en une seule masse ardente et confuse, pour le bouleverser par leur saccade et leur afflux. Écoutez ces chants de guerre, véritables chants, heurtés, violents, tels qu’ils convenaient à ces voix terribles : encore aujourd’hui, à cette distance, séparés de nous par les mœurs, la langue, et dix siècles, on les entend : « L’armée sort53. —  Les oiseaux chantent. —  La cigale bruit. —  La poutre de la guerre54 résonne,  — la lance choque le bouclier. —  Alors brille la lune — errante sous les nuages ; — alors se lèvent les œuvres de vengeance,  — que la colère de ce peuple — doit accomplir… —  Alors on entendit dans la cour — le tumulte de la mêlée meurtrière. —  Ils saisissaient de leurs mains — le bois concave du bouclier. —  Ils fendirent les os du crâne. —  Les toits de la citadelle retentirent,  — jusqu’à ce que dans la bataille — tomba Garulf,  — le premier de tous les hommes — qui habitent la terre,  — Garulf, le fils de Guthlaf. —  Autour de lui beaucoup de braves — gisaient mourants. —  Le corbeau tournoyait — noir et sombre comme la feuille de saule. —  Il y avait un flamboiement de glaives,  — comme si tout Finsburg — eût été en feu. —  Jamais je n’ai entendu conter — bataille dans la guerre plus belle à voir. » « Ici le roi Athelstan55,  — le seigneur des comtes,  — qui donne des bracelets aux nobles,  — et son frère aussi — Edmond l’Étheling,  — noble d’ancienne race,  — ont tué dans la bataille,  — avec les tranchants des épées,  — à Brunanburh. —  Ils ont fendu le mur des boucliers,  — ils ont haché les nobles bannières,  — avec les coups de leurs marteaux,  — les enfants d’Edward !… Ils ont abattu dans la poursuite — la nation des Scots,  — et les hommes de vaisseaux,  — parmi le tumulte de la mêlée,  — et la sueur des combattants. —  Cependant le soleil là-haut,  — la grande étoile,  — le brillant luminaire de Dieu,  — de Dieu le seigneur éternel,  — à l’heure du matin,  — a passé par-dessus la terre,  — tant qu’enfin la noble créature — s’est précipitée vers son coucher. —  Là gisaient les soldats par multitudes,  — abattus par les dards ; — les hommes du Nord, frappés par-dessus leurs boucliers,  — et aussi les Scots — las de la rouge bataille… —  Athelstan a laissé derrière lui — les oiseaux criards de la guerre,  — le corbeau qui se repaîtra des morts,  — le milan funèbre,  — le corbeau noir — au bec crochu,  — et le crapeau rauque,  — et l’aigle qui bientôt — fera festin de la chair blanche — et le faucon vorace qui aime les batailles,  — et la bête grise,  — le loup du bois. » Tout est image ici. Les événements n’apparaissent pas nus dans ces cerveaux passionnés, sous la sèche étiquette d’un mot exact ; chacun d’eux y entre avec son cortége de sons, de formes et de couleurs ; c’est presque une vision qu’il y suscite, une vision complète, avec toutes les émotions qui l’accompagnent, avec la joie, la fureur, l’exaltation qui la soutiennent. Dans leur langue, les flèches « sont les serpents de Héla, élancés des arcs de corne », les navires sont « les grands chevaux de la mer », la mer est la coupe des vagues, « le casque est « le château de la tête  » ; il leur faut un langage extraordinaire pour exprimer la violence de leurs sensations, tellement que lorsque avec le temps, en Islande où l’on a poussé à bout cette poésie, l’inspiration primitive s’alanguit et l’art remplace la nature, les Skaldes se trouvent guindés jusqu’au jargon le plus contourné et le plus obscur. Mais quelle que soit l’image, ici comme en Islande, elle est trop faible, si elle est unique. Les poëtes n’ont point satisfait à leur trouble intérieur, s’ils ne l’ont épanché que par un seul mot. Coup sur coup, ils reviennent sur leur idée, et la répètent : « Le soleil là-haut ! La grande étoile ! Le brillant luminaire de Dieu ! La noble créature ! » Quatre fois de suite ils l’imaginent et toujours sous un aspect nouveau. Toutes ses faces se sont levées en un instant devant les yeux du barbare, et chaque mot a été comme un accès de la demi-hallucination qui l’obsédait. On juge bien que, dans un tel état, l’ordre régulier des mots et des idées est à chaque pas brisé. La suite des pensées dans le visionnaire n’est pas la même que dans le raisonneur tranquille. Une couleur en attire une autre, d’un son il passe à un autre son ; son imagination est une enfilade de tableaux qui se suivent sans s’expliquer. Chez lui, la phrase se retourne et se renverse, il crie le mot vivant qui lui vient, au moment où il lui vient ; il saute d’une idée dans une idée lointaine. Plus l’âme est transportée hors d’elle-même, plus elle franchit vite de grands intervalles. D’un élan, elle parcourt les quatre coins de son horizon, et touche en un instant des objets qui semblent séparés par tout un monde. Pêle-mêle ici, les idées s’enchevêtrent ; tout d’un coup, par un souvenir brusque, le poëte, reprenant la pensée qu’il a quittée, fait irruption dans la pensée qu’il prononce. On ne peut traduire ces idées fichées en travers, qui déconcertent toute l’économie de notre style moderne. Souvent on ne les entend pas56 ; les articles, les particules, tous les moyens d’éclaircir la pensée, de marquer les attaches des termes, d’assembler les idées en un corps régulier, tous les artifices de la raison et de la logique sont supprimés57. La passion mugit ici comme une énorme bête informe, et puis c’est tout ; elle surgit et sursaute en petits vers abrupts ; point de barbares plus barbares. L’heureuse poésie d’Homère se développe abondamment en amples récits, en riches et longues images. Il n’a point trop de tous les détails d’une peinture complète ; il aime à voir les objets, il s’attarde autour d’eux, il jouit de leur beauté, il les pare de surnoms splendides ; il ressemble à ces filles grecques qui se trouveraient laides si elles ne faisaient ruisseler sur leurs bras et sur leurs épaules toutes les pièces d’or de leur bourse et tous les trésors de leur écrin ; ses larges vers cadencés ondoient et se déploient comme une robe de pourpre aux rayons du soleil ionien. Ici des mains rudes entassent et froissent les idées dans un mètre étroit ; s’il y a une sorte de mesure, on ne la garde qu’à peu près ; pour tout ornement ils choisissent trois mots qui commencent par la même lettre. Tout leur effort est pour abréger, resserrer la pensée dans une sorte de clameur tronquée58. La force de l’impression intérieure qui, ne sachant pas s’épancher, se concentre et se double en s’accumulant, l’aspérité de l’expression extérieure, qui, asservie à l’énergie et aux secousses du sentiment intime, ne travaille qu’à le manifester intact et fruste en dépit et aux dépens de toute règle et de toute beauté, voilà les traits marquants de cette poésie, et ce seront aussi les traits marquants de la poésie qui suivra.

VI. Poëmes chrétiens. —  En quoi les Saxons sont prédisposés au christianisme. —  Comment ils se convertissent au christianisme. —  Comment ils entendent le christianisme. —  Hymnes de Cœdmon. —  Hymne des Funérailles. —  Poëme de Judith. —  Paraphrase de la Bible.

Une race ainsi faite était toute préparée pour le christianisme, par sa tristesse, par son aversion pour la vie sensuelle et expansive, par son penchant pour le sérieux et le sublime. Quand les habitudes sédentaires eurent livré leur âme à de longs loisirs, et diminué la fureur qui soutenait leur religion meurtrière, ils inclinèrent d’eux-mêmes vers une foi nouvelle. La vague adoration des grandes puissances naturelles qui éternellement se combattent pour se détruire et renaissent pour se combattre, avait depuis longtemps disparu dans un lointain obscur. La société, en se formant, amenait avec soi l’idée de la paix et le besoin de la justice, et les dieux guerriers languissaient dans l’imagination des hommes, en même temps que les passions qui les avaient faits. Un siècle et demi après la conquête59, des missionnaires romains, portant une croix d’argent avec un tableau où était peint le Christ, arrivèrent en procession, chantant des litanies. Bientôt le grand prêtre des Northumbres déclara en présence des nobles que les dieux anciens étaient sans pouvoir, avoua « qu’auparavant il ne comprenait rien à ce qu’il adorait », et lui-même le premier, la lance en main, renversa leur temple. De son côté un chef se leva dans l’assemblée, et dit :

« Tu te souviens peut-être, ô roi, d’une chose qui arrive quelquefois, dans les jours d’hiver, lorsque tu es assis à table avec tes comtes et tes thanes. Ton feu est allumé et ta salle chauffée, et il y a de la pluie, de la neige et de l’orage au dehors. Vient alors un passereau qui traverse la salle à tire-d’aile ; il est entré par une porte, il sort par une autre ; ce petit moment, pendant lequel il est dedans, lui est doux ; il ne sent point la pluie ni le mauvais temps de l’hiver ; mais cet instant est court, l’oiseau s’enfuit en un clin d’œil, et de l’hiver il repasse dans l’hiver. Telle me semble la vie des hommes sur la terre, en comparaison du temps incertain qui est au-delà. Elle apparaît pour peu de temps ; mais quel est le temps qui vient après, et le temps qui est avant ? Nous ne le savons pas. Si donc cette nouvelle doctrine peut nous en apprendre quelque chose d’un peu plus sûr, elle mérite qu’on la suive. »

Cette inquiétude, ce sentiment de l’immense et obscur au-delà, cette grave éloquence mélancolique, sont le commencement de la vie spirituelle60 ; on ne trouve rien de semblable chez les peuples du Midi, naturellement païens et préoccupés de la vie présente. Ceux-ci, tout barbares, entrent de prime abord dans le christianisme par la seule vertu de leur tempérament et de leur climat. Ils ont beau être brutaux, épais, bridés par des superstitions enfantines, capables, comme le roi Knut, d’acheter pour cent talents d’or le bras de saint Augustin ; ils ont l’idée de Dieu. Ce grand Dieu de la Bible, tout-puissant et unique, qui disparaît presque entièrement au moyen âge61, offusqué par sa cour et sa famille, subsiste chez eux, en dépit des légendes niaises ou grotesques. Ils ne l’effacent pas sous des romans pieux, au profit des saints, ni sous des tendresses féminines, au profit de l’Enfant Jésus et de la Vierge. Leur grandiose et leur sévérité les mettent à son niveau ; ils ne sont pas tentés, à l’exemple des peuples artistes et bavards, de remplacer la religion par le conte agréable ou beau. Plus qu’aucune race de l’Europe, ils sont voisins par la simplicité et l’énergie de leurs conceptions du vieil esprit hébraïque. L’enthousiasme est leur état naturel, et leur Dieu nouveau les remplit d’admiration comme leurs dieux anciens les pénétraient de fureur. Ils ont des hymnes, de véritables odes qui ne sont qu’un amas d’exclamations. Nul développement ; ils sont incapables de contenir ou d’expliquer leur passion ; elle éclate ; ce ne sont que transports à l’aspect du Dieu tout-puissant. C’est le cœur tout seul qui parle ici, un grand cœur barbare. Cœdmon, leur ancien poëte62, était, dit Bède, un homme plus ignorant que les autres, et qui ne savait aucune poésie, en sorte que dans la salle, lorsqu’on lui passait la harpe, il était obligé de se retirer, ne pouvant chanter comme ses compagnons. Une fois qu’il gardait l’étable pendant la nuit, il s’endormit ; un étranger lui apparut, qui lui demanda de chanter quelque chose ; et les paroles suivantes lui vinrent dans l’esprit : « À présent, nous louerons — le gardien du royaume céleste,  — et les conseils de son esprit,  — le père glorieux des hommes !  — comment, de toute merveille,  — l’éternel Seigneur !  — il a établi le commencement. —  Il a formé d’abord,  — pour les enfants des hommes,  — le ciel comme un toit,  — le saint Créateur !  — Puis le gardien du genre humain !  — l’éternel Seigneur !  — c’est la région du milieu — qu’il fit ensuite,  — c’est la terre pour les hommes, le maître tout-puissant ! » Ayant retenu ce chant à son réveil, il vint à la ville, et on le mena devant les hommes savants, devant l’abbesse Hilda, qui, l’ayant entendu, pensèrent qu’il avait reçu un don du ciel, et le firent moine dans l’abbaye. Là il passait sa vie à écouter les morceaux de l’Écriture, qu’on lui expliquait en saxon, « les ruminant comme un animal pur, et les mettant en vers très-doux. » Ainsi naît la vraie poésie ; ceux-ci prient avec toute l’émotion d’une âme neuve ; ils adorent, ils sont à genoux ; moins ils savent, plus ils sentent. Quelqu’un a dit que le premier et le plus sincère des hymnes est ce seul mot ô ! Ils n’en disent guère plus long ; ils ne font que répéter coup sur coup quelque mot passionné, profond, avec une véhémence monotone. « Tu es, dans le ciel,  — notre aide et notre secours — resplendissant de félicité !  — Toutes choses se courbent devant toi !  — devant la gloire de ton esprit. —  D’une seule voix, elles appellent le Christ !  — Toutes s’écrient : — « Tu es saint, saint,  — le roi des anges du Ciel,  — notre Seigneur,  — et tes jugements sont — justes et vastes,  — ils règnent éternellement partout — dans la multitude de tes ouvrages. » On reconnaît là les chants des anciens serviteurs d’Odin, tonsurés à présent et enveloppés dans une robe de moine ; leur poésie est restée la même ; ils pensent à Dieu, comme à Odin, par une suite d’images courtes, accumulées, passionnées, qui sont comme une file d’éclairs ; les hymnes chrétiennes continuent les hymnes païennes. Un d’entre eux, Adlhem, s’était établi sur le pont de sa ville, et répétait des odes guerrières et profanes en même temps que des poésies religieuses, pour attirer et instruire les hommes de son temps. Il le pouvait sans changer de ton. Il y a tel chant, un chant de funérailles, où c’est la Mort qui parle, l’un des derniers composés en saxon, d’un christianisme terrible, et qui en même temps semble sortir des plus noires profondeurs de l’Edda. Le mètre, bref, tinte brusquement à coups pressés comme le glas d’une cloche. Il semble qu’on entende les sourds répons retentissants qui roulent dans l’église pendant que la pluie fouette les vitraux ternes, que les nuages déchirés roulent lugubrement dans le ciel, et que les yeux, fixés sur la face pâle du mort, sentent d’avance l’horreur de la fosse humide où les vivants vont le jeter63.

« Pour toi une maison fut bâtie — avant que tu fusses né. —  Pour toi un moule fut façonné — avant que tu fusses sorti de ta mère ; — sa hauteur n’est point marquée,  — ni sa profondeur mesurée ; — il ne sera point fermé,  — si long que soit le temps,  — jusqu’à ce que je t’amène — là où tu resteras,  — jusqu’à ce que je mesure — toi et les mottes de la terre. —  Ta maison n’est pas à haute charpente. —  Elle n’est pas haute, elle est basse — quand tu es dedans. —  L’entrée est basse. —  Les côtés ne sont pas hauts. —  Le toit est bâti — tout près de ta poitrine. —  Ainsi tu habiteras — dans la terre froide,  — obscure et noire,  — qui pourrit tout. —  Sans portes est cette maison,  — et il fait sombre au dedans. —  Là, tu es solidement retenu,  — et la mort tient la clef. —  Hideuse est cette maison de terre,  — et il est horrible d’habiter dedans. —  Là, tu habiteras,  — et les vers avec toi. —  Là, tu es déposé,  — et tu quittes tes amis. —  Tu n’as pas d’ami — qui veuille venir avec toi. —  Qui jamais s’enquerra — si cette maison t’agrée !  — Qui jamais ouvrira — pour toi la porte,  — et te cherchera !  — Car bientôt tu deviens hideux,  — et odieux à regarder. »

Jérémie Taylor a-t-il trouvé une peinture plus lugubre ? Les deux poésies religieuses, la chrétienne et la païenne, sont si voisines, qu’elles peuvent fondre ensemble leurs disparates, leurs images et leurs légendes. Dans l’histoire de Beowulf, toute païenne, Dieu apparaît comme un Odin plus puissant et plus calme, et ne diffère de l’autre que comme un Bretwalda sédentaire diffère d’un chef de bandits aventurier et héros. Les monstres scandinaves, les Iotes ennemis des Ases ne se sont point évanouis ; seulement ils descendent de Caïn, et des géants noyés par le déluge64 ; l’enfer nouveau est presque le Nastrond antique, « mortellement glacé, plein d’aigles sanglants et de serpents pâles  » ; et le formidable jour du jugement dernier, où tout croulera en poussière pour faire place à un monde plus pur, ressemble à la destruction finale de l’Edda, à « ce crépuscule des dieux », qui s’achèvera par une renaissance victorieuse, et par une joie éternelle « sous un soleil plus beau. »

Par cette conformité naturelle, ils se sont trouvés capables de faire des poëmes religieux qui sont de véritables poëmes ; on n’est puissant dans les œuvres de l’esprit que par la sincérité du sentiment personnel et original. S’ils peuvent conter des tragédies bibliques, c’est qu’ils ont l’âme tragique et à demi biblique. Ils mettent dans leurs vers, comme les vieux prophètes d’Israël, leur véhémence farouche, leurs haines meurtrières, leur fanatisme, et tous les frémissements de leur chair et de leur sang. Un d’entre eux, dont le poëme est mutilé, a conté l’histoire de Judith ; avec quel souffle, on va le voir ; il n’y a qu’un barbare pour montrer en traits si forts l’orgie, le tumulte, le meurtre, la vengeance et le combat :

« Alors and Holopherne — fut échauffé par le vin. —  Dans les salles de ses convives,  — il poussa des éclats de rire et des cris,  — il hurla et rugit,  — de sorte que les enfants des hommes — purent entendre de loin — quelle clameur, quelle tempête de cris — poussait le chef terrible,  — excité et enflammé par le vin. —  Les coupes profondes — furent souvent portées — derrière les bancs. —  De sorte que l’homme pervers,  — le farouche distributeur de richesses,  — lui et ses hommes,  — pendant tout le jour — s’enivrèrent de vin,  — jusqu’à ce qu’ils fussent tombés,  — gisants et soûlés ; — toute sa noblesse,  — comme s’ils étaient morts. »

La nuit venue, il commande que l’on conduise dans sa tente « la vierge illustre, la jeune fille brillante comme une fée  » ; puis, étant allé la retrouver, il s’affaisse ivre au milieu de son lit. Le moment était venu pour « la fille du Créateur, pour la sainte femme. »

« Elle saisit le païen — fortement par la chevelure,  — elle le tira par les membres — vers elle ignominieusement. —  Et l’homme malfaisant,  — odieux,  — fut livré à sa volonté. —  La femme aux cheveux tressés — frappa le détestable ennemi — avec l’épée rouge — jusqu’à ce qu’elle eût tranché à demi son cou. —  De sorte qu’il était gisant,  — évanoui et blessé à mort. —  Il n’était pas encore mort, ni tout à fait sans vie. —  Elle frappa alors violemment,  — la femme glorieuse en force !  — une seconde fois,  — le chien païen,  — jusqu’à ce que sa tête — eût roulé sur le sol. —  L’ignoble carcasse gisait sans vie ; — son âme alla tomber sous l’abîme,  — et là fut plongée au fond,  — attachée avec du soufre,  — blessée éternellement par les vers. —  Enchaîné dans les tourments,  — durement emprisonné, il brûle dans l’enfer. —  Après sa vie,  — englouti dans les ténèbres,  — il ne peut plus espérer — qu’il s’échappera de cette maison des vers. —  Mais il restera là,  — toujours et toujours,  — sans fin, dorénavant — dans cette caverne — vide des joies de l’espoir. »

Quelqu’un a-t-il entendu un plus âpre accent de haine satisfaite ? Quand Clovis eut écouté la Passion, il s’écria : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » Pareillement ici le vieil instinct guerrier s’enflammait au contact des guerres hébraïques. Sitôt que Judith est rentrée,

« Les hommes sous leurs casques — sortent de la sainte cité — dès l’aurore. —  Ils font gronder les boucliers. —  Ils rugissent bruyamment. —  À ce cri se réjouissent — dans les bois le loup maigre — et le corbeau décharné,  — l’oiseau avide de carnage ; — tous les deux accourent de l’Ouest,  — parce que les fils des hommes ont — pensé à leur préparer — leur soûlée de cadavres. —  Et vers eux volent dans leurs sentiers — le rapide dévorateur, l’aigle — aux plumes grises ; — le milan de son bec recourbé — chante la chanson d’Hilda. —  Les nobles guerriers s’avancèrent,  — les hommes aux cottes de mailles, vers la bataille,  — armés de boucliers,  — les bannières gonflées… —  Promptement ils firent voler — des pluies de flèches,  — serpents d’Hilda,  — de leurs arcs de corne. —  Il y avait dans la plaine — une tempête de lances. —  Furieusement se déchaînaient — les ravageurs de la bataille. —  Ils envoyaient leurs dards — dans la foule des chefs… —  Eux qui auparavant avaient enduré — les reproches des étrangers,  — les insultes des païens,  — leur payèrent à ce jeu des épées — tout ce qu’ils avaient souffert. »

Entre tous ces poëtes inconnus65, il y en a un dont on sait le nom, Cœdmon, peut-être l’ancien Cœdmon, l’inventeur du premier hymne, en tout cas semblable à l’autre, et qui, repensant la Bible avec la vigueur et l’exaltation barbare, a montré la grandeur et la fureur du sentiment avec lequel les hommes de ce temps entraient dans leur nouvelle religion. Lui aussi, il chante quand il parle ; quand il nomme l’Arche, c’est par une profusion de noms poétiques, « la maison flottante, la plus grande des chambres flottantes, la forteresse de bois, le toit mouvant, la caverne, le grand coffre de mer », et dix autres. Chaque fois qu’il y pense, il la voit intérieurement, comme une rapide apparition lumineuse, et chaque fois sous une face nouvelle, tantôt ondulant sur les vagues limoneuses entre deux bandes « d’écume », tantôt allongeant sur l’eau son ombre énorme, noire, haute comme celle « d’un château, « tantôt enfermant dans ses « flancs caverneux » le fourmillement infini des animaux entassés. Comme les autres, il combat de cœur avec Dieu ; il triomphe, en guerrier, de la destruction et de la victoire ; et quand il conte la mort de Pharaon, il balbutie ivre de colère, les regards troubles, parce que le sang lui monte aux yeux. » Le peuple fut épouvanté,  — le flot terrible arriva sur eux. —  Le vent frémissant — faisait un hurlement de mort… —  La mer vomissait du sang — il y avait une lamentation sur les eaux… —  L’obscurité de l’abîme commençait. —  Les Égyptiens — s’étaient retournés. —  Ils fuyaient effrayés !  — Ils sentirent la crainte jusqu’au fond de leur cœur. —  L’armée aurait bien voulu — rentrer dans son pays. —  Leur orgueil était abattu. —  Une seconde fois le terrible roulement des flots — vint les saisir. —  Il n’y avait pas un d’eux qui pût revenir,  — pas un des guerriers qui pût rentrer dans sa maison. —  La Destinée, au milieu de leur course,  — par derrière, les avait enfermés. —  Là où tout à l’heure la voie était ouverte,  — roulait la mer furieuse. —  L’armée fut engloutie. —  Les flots s’enflaient. —  La tempête montait — bien haut dans le ciel. —  L’armée se lamentait. —  Ils criaient, ô douleur !  — jusqu’à la nue ténébreuse,  — d’une voix défaillante. —  Avec un frémissement affreux,  — la fureur de l’Océan se déchaînait,  — réveillée de son sommeil. —  Les terreurs se levaient,  — et les cadavres roulaient. »

Le cantique de l’Exode est-il plus saccadé, plus véhément et plus sauvage ? Ces hommes peuvent parler de la création comme la Bible, puisqu’ils parlent de la destruction comme la Bible. Ils n’ont qu’à descendre dans leur fond intime ils y trouveront une émotion assez forte pour tendre leur âme jusqu’au niveau du Tout-Puissant. Cette émotion était déjà dans leurs légendes païennes, et Cœdmon, pour raconter l’origine des choses, n’a besoin que de trouver les anciens rêves, tels qu’ils se sont fixés dans les prophéties de l’Edda.

« Il n’y avait encore — rien qui fût,  — sauf l’obscurité,  — comme d’une caverne ; — mais le vaste abîme — s’ouvrait profond et obscur,  — étranger à son Seigneur,  — sans forme encore et sans usage. —  Sur lui le roi sévère — tourna les yeux,  — et contempla le gouffre triste. —  Il vit les noirs nuages — se presser sans repos,  — noirs, sous le ciel — sombre et désert. —  Il fit d’abord, l’éternel Seigneur !  — le Père de toutes les créatures !  — la terre et le firmament. —  Il mit en haut le firmament,  — et cette vaste étendue de la terre, il l’établit — par sa force redoutable,  — le tout-puissant Roi !… —  La terre n’était pas encore — verte de gazon ; — mais l’Océan,  — noir d’une obscurité éternelle,  — au loin et au large — couvrait les chemins déserts66. »

Ainsi parlera plus tard Milton, héritier des voyants hébreux, dernier des voyants scandinaves, mais muni, pour développer sa pensée, de toutes les ressources de l’éducation et de la civilisation latines. Et néanmoins il n’ajoutera rien au sentiment primitif. On n’acquiert point l’instinct religieux ; on l’a dans le sang et on en hérite ; il est ainsi des autres, en premier lieu de l’orgueil, de l’indomptable énergie qui a conscience d’elle-même, qui révolte l’homme contre toute domination, et l’affermit contre toute douleur. Le Satan de Milton est déjà dans celui de Cœdmon, comme un tableau dans une esquisse ; c’est que tous les deux ont leur modèle dans la race ; et Cœdmon a trouvé ses originaux dans les guerriers du Nord, comme Milton dans les puritains.

« Pourquoi implorerais-je — sa faveur — ou m’inclinerais-je devant lui — avec quelque obéissance ?  — Je puis être — un Dieu, comme lui. —  Debout avec moi !  — forts compagnons,  — qui ne me tromperez pas dans cette lutte !  — Guerriers au cœur hardi,  — qui m’avez choisi — pour votre chef !  — Illustres soldats !  — Avec de tels guerriers, en vérité !  — on peut choisir un parti ; — avec de tels combattants,  — on peut saisir un poste. —  Ils sont mes amis zélés,  — fidèles dans l’effusion de leur cœur. —  Je puis, comme leur chef,  — gouverner dans ce royaume,  — je n’ai pas besoin de flatter personne,  — je ne resterai plus dorénavant — son sujet ! »

Il est vaincu ; sera-t-il plié ? Il est précipité « dans la cité d’exil, dans le séjour des gémissements et des haines âpres, dans la nuit éternelle, hideuse, traversée de fumée et de flammes rouges  » ; va-t-il se repentir ? Il s’étonne d’abord, il se désespère ; mais c’est le désespoir d’un héros :

« Est-ce là le lieu étroit67 — où mon maître m’enferme ?  — Bien différent, en effet, des autres — que nous connaissions — là-haut dans le royaume du ciel !  — Oh ! si j’avais — le libre pouvoir de mes mains,  — et si je pouvais, pour un temps,  — sortir !  — seulement pour un hiver,  — moi et mon armée !  — Mais des liens de fer — m’entourent,  — des nœuds de chaînes me tiennent abattu. —  Je suis sans royaume !  — Les entraves de l’enfer — me serrent si étroitement !  — m’enlacent si durement. —  Ici sont de larges flammes,  — au-dessus et au-dessous ; — je n’ai jamais vu — de campagne plus hideuse. —  Ce feu ne languit jamais ; — sa chaleur monte par-dessus l’enfer. —  Les anneaux qui m’entourent,  — les menottes qui mordent ma chair — m’empêchent d’avancer,  — m’ont barré mon chemin ; — mes pieds sont liés,  — mes mains emprisonnées. —  Voilà où Dieu m’a confiné. »

Puisqu’il n’y a rien à faire contre lui, c’est à sa nouvelle créature, à l’homme, qu’il faut s’en prendre ; à qui a tout perdu, la vengeance reste ; et si le vaincu peut l’avoir, il se trouvera heureux, « il reposera doucement, même sous les chaînes » dont il est chargé.

VII. Pourquoi la culture latine n’a point de prise sur les Saxons. —  Raisons tirées de la conquête saxonne. —  Bède, Alcuin, Alfred. —  Traductions. —  Chroniques. —  Compilations. —  Impuissance des latinistes. —  Raisons tirées du caractère saxon. —  Adhelm. —  Alcuin. —  Vers latins. —  Dialogues poétiques. —  Mauvais goût des latinistes.

C’est ici que s’est arrêtée la culture étrangère ; par-delà le christianisme, elle n’a pu greffer sur ce tronc barbare aucun rameau fructueux ni vivant. Toutes les circonstances qui ailleurs avaient adouci la séve sauvage, manquaient ici. Les Saxons avaient trouvé la Bretagne abandonnée des Romains ; ils n’avaient point subi comme leurs frères du continent l’ascendant d’une civilisation supérieure ; ils ne s’étaient point mêlés aux habitants du sol ; ils les avaient toujours traités en ennemis ou en esclaves, poursuivant comme des loups ceux qui s’étaient réfugiés dans les montagnes de l’Ouest, exploitant comme des bêtes de somme ceux qu’ils avaient conquis avec le sol. Tandis que les Germains de la Gaule, de l’Italie et de l’Espagne devenaient Romains, les Saxons gardant leur langue, leur génie et leurs mœurs, faisaient en Bretagne une Germanie hors de la Germanie. Cent cinquante ans après la conquête, l’importation du christianisme et le commencement d’assiette acquise par la société qui se pacifiait, firent germer une sorte de littérature, et l’on vit paraître Bède le Vénérable, plus tard Alcuin, Jean Érigène et quelques autres, commentateurs, traducteurs, précepteurs de barbares, qui essayaient non d’inventer, mais de compiler, de trier ou d’expliquer dans la grande encyclopédie grecque et latine ce qui pouvait convenir aux hommes de leur temps. Mais les guerres danoises vinrent écraser cette humble plante qui d’elle-même eût avorté68. Quand Alfred69 le libérateur devint roi, « il y avait très-peu d’ecclésiastiques, dit-il, de ce côté de l’Humber, qui pussent comprendre en anglais leurs prières latines, ou traduire aucune chose écrite du latin en anglais. Au-delà de l’Humber, je pense qu’il n’y en avait guère ; il y en avait si peu, qu’en vérité je ne me rappelle pas un seul homme qui en fût capable, au sud de la Tamise, quand je pris le royaume. » Il essaya, comme Charlemagne, d’instruire ses sujets, et mit en saxon à leur usage plusieurs livres, surtout des livres moraux, entre autres la Consolation de Boëce ; mais cette traduction même témoigne de la barbarie des auditeurs. Il récrit le texte pour l’approprier à leur intelligence ; les jolis vers de Boëce, un peu prétentieux, travaillés, élégants, peuplés de souvenirs classiques, d’un style raffiné et serré, digne de Sénèque, se changent en une prose naïve, longue, traînante, et pourtant hachée, semblable à un conte de fées qu’une nourrice fait à un enfant, expliquant tout, recommençant et brisant les phrases, tournant dix fois autour d’un détail, tant il faut descendre pour se mettre au niveau de cet esprit tout neuf, qui n’a jamais pensé et ne sait rien70.

« Il arriva autrefois qu’il y avait un joueur de harpe dans le pays qu’on appelait Thrace ; c’était un pays en Grèce. Ce joueur de harpe était extraordinairement bon. Son nom était Orphée. Il avait une femme très-bonne, elle s’appelait Eurydice. Alors les gens commencèrent à dire de ce joueur de harpe, qu’il savait si bien jouer de la harpe que les bois dansaient et que les pierres se remuaient au son, et que les bêtes sauvages accouraient à lui et restaient là comme si elles eussent été apprivoisées, si tranquilles que, quand même des hommes ou des chiens venaient contre elles, elles ne les évitaient pas. Et on dit aussi que la femme du joueur de harpe mourut et que son âme fut conduite en enfer. Alors le joueur de harpe devint très-triste, si bien qu’il ne pouvait plus demeurer avec les autres hommes ; mais il allait dans les bois, et s’asseyait sur les montagnes, la nuit comme le jour, et pleurait et jouait de la harpe ; alors les bois se remuaient et les rivières s’arrêtaient, et nul cerf ne fuyait les lions, et nul lièvre les chiens ; et nulle bête ne ressentait peur ou haine des autres, à cause de la douceur du son. Alors il sembla au joueur de harpe que rien ne lui plaisait plus dans ce monde. Alors il pensa qu’il pourrait aller trouver les dieux de l’enfer, et essayer de les adoucir avec sa harpe, et les prier de lui rendre sa femme. »

Voilà comme on parle quand on veut faire entrer une pensée bégayante. Boëce avait pour lecteurs des sénateurs, des hommes cultivés qui entendaient aussi bien que nous les moindres allusions mythologiques ; toutes ces allusions, Alfred est obligé de les reprendre, de les développer, à la façon d’un père ou d’un maître qui prend entre ses genoux son petit garçon, lui contant les noms, qualités, crimes, châtiments que le latin ne fait qu’indiquer ; mais l’ignorance est telle que le précepteur lui-même aurait besoin d’être averti ; il prend les Parques pour les Furies, et donne gratuitement trois têtes à Caron comme à Cerbère. Enfin, voici Orphée devant Pluton :

« Quand il eut longtemps et longtemps joué de la harpe, alors parla le roi des habitants de l’enfer. Et il dit : Donnons à l’homme sa femme. Car il l’a gagnée par sa musique. Il lui commanda alors de bien faire attention de ne pas regarder par derrière après qu’il serait parti, et dit que, s’il regardait par derrière, il perdrait sa femme. Mais les hommes ont beaucoup de peine, si même ils le peuvent, à retenir leur amour. Las ! las ! Voilà qu’Orphée emmena sa femme avec lui jusqu’à ce qu’il fût venu à la borne de la lumière et de l’obscurité. Puis venait après lui sa femme. Quand il fut arrivé à la lumière, il regarda derrière lui du côté de sa femme. Alors aussitôt elle fut perdue pour lui. »

Nul ornement dans ce récit ; nulle finesse comme dans l’original ; Alfred a bien assez de se faire comprendre. Que va devenir entre ses mains la noble morale platonicienne, l’adroite interprétation imitée de Jamblique et de Porphyre ? Tout s’alourdit. Il faut appeler ici les choses par leur nom, appliquer les yeux des gens sur une grosse idée bien visible. Encore celle-ci est peut-être trop relevée pour eux :

« Cette fable apprend à tout homme qui veut fuir les ténèbres de l’enfer et arriver à la lumière du vrai bien, à ne point regarder ses anciens vices, de façon à les pratiquer derechef aussi pleinement qu’auparavant. Car quiconque, avec une pleine volonté, tourne son âme vers les vices qu’il avait auparavant quittés, et les pratique, ils lui agréent pleinement, il ne pense jamais à les quitter, et il perd tout son ancien bien, si derechef il ne s’amende. »

Le sermon est approprié à son auditoire de thanes ; les Danois, qu’Alfred venait de convertir par l’épée, avaient besoin d’une morale claire. Si on leur eût traduit exactement les derniers mots de Boëce, ils auraient ouvert de grands yeux stupides et se seraient endormis.

C’est que tout le talent d’une âme inculte gît dans la force et dans la sincérité de ses sensations. Hors de là, elle est impuissante ; l’art de penser et de raisonner est au-dessus d’elle. Ceux-ci perdent tout génie en perdant leur fièvre ardente. Ils balbutient gauchement et lourdement de sèches chroniques, sortes d’almanachs historiques. Vous diriez des paysans qui, en sortant du labour, viennent inscrire avec de la craie, sur une table enfumée, la date d’une disette, le prix du blé, les changements de temps et les décès71. De même, à côté des maigres chroniques de la Bible qui bégayent la suite des règnes et des massacres juifs, se déploient l’exaltation des Psaumes et le délire des prophéties. Le même poëte lyrique peut être tour à tour une brute et un homme de génie, parce que son génie vient et s’en va comme une maladie, et qu’au lieu de le posséder, il le subit :

« Année du Seigneur, 611. Cette année Cynegills succéda à la royauté dans le Wessex et l’occupa trente et un hivers. Cynegills était le fils de Céol, Céol celui de Cutha, Cutha celui de Cyuric.

« 614. Cette année Cynegills et Cwichelin combattirent à Bampton, et tuèrent deux mille quarante-six Gallois.

« 678. Cette année apparut une comète en août, et elle brilla chaque matin pendant trois mois, comme un rayon de soleil. —  L’évêque Wilfrid ayant été chassé de son évêché par le roi Everth, deux évêques furent consacrés à sa place.

« 901. Cette année mourut Alfred, le fils d’Ethelwolf, six jours avant la messe de tous les saints. Il était roi de toute la nation anglaise, excepté de cette partie qui était sous le pouvoir des Danois. Il tint le gouvernement trente hivers, moins un an et demi. Et alors Edward, son fils, prit le gouvernement.

« 902. Cette année il y eut un grand combat dans l’Holme entre les hommes de Kent et les Danois.

« 1077. Cette année furent réconciliés le roi des Franks et Guillaume, roi d’Angleterre ; mais cela ne dura que peu de temps. Cette année Londres fut brûlée, la nuit d’avant l’Assomption de sainte Marie, si terriblement qu’elle ne l’avait jamais été autant depuis qu’elle fut bâtie. »

Ainsi parlent avec une sécheresse monotone les pauvres moines qui, après Alfred, compilent et notent les gros événements visibles ; de loin en loin, quelques réflexions pieuses, un mouvement de passion, rien de plus. Au dixième siècle, on voit le roi Edgard donner un manoir à un évêque à condition qu’il mettra en saxon la règle monastique écrite en latin par saint Benoît. Alfred lui-même est presque le dernier des hommes cultivés ; il ne l’est devenu, comme Charlemagne, qu’à force de volonté et de patience. En vain les grands esprits de ce temps essayent de s’accrocher aux débris de la belle civilisation antique, et de se soulever au-dessus de la tumultueuse et fangeuse ignorance où les autres clapotent ; ils se soulèvent presque seuls, et, eux morts, les autres se renfoncent dans leur bourbe. C’est la bête humaine alors qui est maîtresse ; l’esprit ne peut trouver sa place parmi les révoltes et les appétits du sang, de l’estomac et des muscles. Même dans le petit cercle où il travaille, son labeur n’aboutit pas. Le modèle qu’il s’est proposé l’opprime et l’enchaîne dans une imitation qui le rétrécit ; il n’aspire qu’à bien copier ; il fait des assemblages de centons qu’il appelle vers latins ; il s’étudie à retrouver les tournures vérifiées des bons modèles ; il n’arrive qu’à fabriquer un latin emphatique, gâté, hérissé de disparates. En fait d’idées, les plus profonds récrivent les doctrines mortes d’auteurs morts. Ils font des manuels de théologie et de philosophie d’après les Pères ; Érigène, le plus docte, va jusqu’à reproduire les vieilles rêveries compliquées de la métaphysique alexandrine. À quelle distance ces spéculations et ces réminiscences planent-elles au-dessus de la grande foule barbare qui hurle et s’agite dans les bas-fonds ? nulle parole ne peut le dire. Il y a tel roi de Kent, au septième siècle, qui ne sait pas écrire. Figurez-vous des bacheliers en théologie qui disserteraient devant un auditoire de charretiers, non pas de charretiers parisiens, mais de charretiers tels qu’il y en a encore aujourd’hui en Auvergne ou dans les Vosges. Seul parmi ces clercs qui pensent en écoliers studieux d’après leurs chers auteurs, et sont doublement séparés du monde à titre d’hommes de collége et à titre d’hommes de couvent, Alfred, à titre de laïque et d’esprit pratique, descend par ses traductions en langue saxonne, par ses vers saxons, à la portée de son public ; et l’on a vu que son effort, comme celui de Charlemagne, s’est trouvé vain. Il y avait un mur infranchissable entre la savante littérature ancienne et l’informe barbarie présente. Incapables d’entrer dans l’ancien moule, et obligés d’entrer dans l’ancien moule, ils le tordaient. Faute de pouvoir refaire les idées, ils refaisaient le mètre. Ils tâchaient d’éblouir leurs collègues en versification par le raffinement de la facture et le prestige de la difficulté vaincue. Pareillement, dans nos colléges, les bons élèves imitent les coupes savantes et la symétrie de Claudien plutôt que l’aisance et la variété de Virgile. Ils se mettaient des fers aux pieds, et prouvaient leur force en courant avec leurs entraves. Ils s’imposaient les règles de la rime moderne avec les règles de la quantité antique. Ils y ajoutaient l’obligation de commencer chaque vers par la même lettre que le précédent. Quelques-uns, comme Adlhem, écrivaient des acrostiches carrés, où le premier vers, répété à la fin, se retrouvait encore sur la gauche et sur la droite du morceau ; ainsi formé par les premières et dernières lettres de tous les vers, il embrasse toute la pièce, et le morceau de poésie ressemble à un morceau de tapisserie. Étranges tours de force littéraires, qui transforment les poëtes en artisans ; ils témoignent de la contrariété qui opposait alors la culture et la nature et gâtait à la fois la forme latine et l’esprit saxon.

Par-delà cette barrière, qui séparait invinciblement la civilisation de la barbarie, il y en avait une autre non moins forte qui séparait le génie saxon du génie latin. La puissante imagination germanique, où les visions éclatantes et obscures affluent subitement et débordent par saccades, faisait contraste avec l’esprit raisonneur dont les idées ne se rangent et ne se développent qu’en files régulières, en sorte que si le barbare, dans ses essais classiques, gardait quelque portion de ses instincts primitifs, il ne parvenait qu’à produire une sorte de monstre grotesque et affreux. Un d’entre eux, cet Adlhem, parent du roi Ina, qui sur le pont de la ville chantait à la fois des ballades profanes et des hymnes sacrées, trop imbu de la poésie nationale pour imiter simplement les modèles antiques, décora les vers latins et la prose latine de toute « la pompe anglaise72. » Vous diriez d’un barbare qui arrache une flûte aux mains exercées d’un artiste du palais d’Auguste, pour y souffler à pleine poitrine comme dans une trompe mugissante d’auroch. La langue sobre des orateurs et des administrateurs romains se charge, sous sa main, d’images excessives et incohérentes. Il accouple violemment les mots par des alliances imprévues et extravagantes ; il entasse les couleurs ; il atteint le galimatias extraordinaire et inintelligible des derniers scaldes. En effet, c’est un scalde qui latinise, et transporte dans son nouveau langage les ornements de la poésie scandinave, entre autres la répétition de la même lettre, tellement que, dans une de ses épîtres, il y a quinze mots de suite qui commencent de même, et que, pour compléter ce nombre de quinze, il met un barbarisme grec parmi les mots latins73. Maintes fois chez les autres, chez les légendaires, on retrouvera cette déformation du latin violenté par l’afflux de l’imagination trop forte. Celle-ci éclate jusque dans leur pédagogie et leur science. Alcuin, dans les dialogues qu’il compose pour le fils de Charlemagne, emploie en manière de formules les petites phrases poétiques et hardies qui pullulent dans la poésie nationale. « Qu’est-ce que l’hiver ? L’exil de l’été. —  Qu’est-ce que le printemps ? Le peintre de la terre. —  Qu’est-ce que l’année ? Le quadrige du monde. —  Qu’est-ce que le soleil ? La splendeur de l’univers, la beauté du firmament, la grâce de la nature, la gloire du jour, le distributeur des heures. —  Qu’est ce que la mer ? Le chemin des audacieux, la frontière de la terre, l’hôtellerie des fleuves, la source des pluies. » Bien plus, il achève ses instructions par des énigmes dans le goût des scaldes, comme on en trouve encore dans les vieux manuscrits avec les chants barbares. Dernier trait du génie national, qui, lorsqu’il travaille à comprendre les choses, laisse de côté la déduction sèche, nette, suivie, pour employer l’image bizarre, lointaine, multipliée, et remplace l’analyse par l’intuition.

VIII. Opposition des races germaniques et des races latines. —  Caractère de la race saxonne. —  Elle persiste sous la conquête normande.

Telle est cette race, la dernière venue, qui, dans la décadence de ses sœurs, la grecque et la latine, apporte dans le monde une civilisation nouvelle avec un caractère et un esprit nouveaux. Inférieure en plusieurs endroits à ses devanciers, elle les surpasse en plusieurs autres. Parmi ses bois, ses boues et ses neiges, sous son ciel inclément et triste, dans sa longue barbarie, les instincts rudes ont pris l’empire ; le Germain n’a point acquis l’humeur joyeuse, la facilité expansive, le sentiment de la beauté harmonieuse ; son grand corps flegmatique est resté farouche et roide, vorace et brutal ; son esprit inculte et tout d’une pièce est demeuré enclin à la sauvagerie et rétif à la culture. Alourdies et figées, ses idées ne savent pas s’étaler aisément, abondamment, avec une suite naturelle et une régularité involontaire. Mais cet esprit exclu du sentiment du beau n’en est que plus propre au sentiment du vrai. La profonde et poignante impression qu’il reçoit du contact des objets et qu’il ne sait encore exprimer que par un cri, l’exemptera plus tard de la rhétorique latine, et se tournera vers les choses aux dépens des mots. Bien plus, sous la contrainte du climat et de la solitude, par l’habitude de la résistance et de l’effort, le modèle idéal s’est déplacé pour lui ; ce sont les instincts virils et moraux qui ont pris l’empire, et parmi eux, le besoin d’indépendance, le goût des mœurs sérieuses et sévères, l’aptitude au dévouement et à la vénération, le culte de l’héroïsme. Ce sont là les rudiments et les éléments d’une civilisation plus tardive, mais plus saine, moins tournée vers l’agrément et l’élégance, moins fondée sur la justice et la vérité74. En tout cas, jusqu’ici, la race est intacte, intacte dans sa grossièreté primitive ; la culture qui lui est venue de Rome, n’a pu ni la développer, ni la déformer. Si le christianisme y est entré, c’est par des affinités naturelles et sans altérer le génie natif. Voici venir une nouvelle conquête qui, cette fois, avec des idées apporte aussi des hommes. Mais les Saxons, selon l’usage des races germaines, races vigoureuses et fécondes, ont multiplié énormément depuis six siècles ; il y en a peut-être deux millions en ce moment, et l’armée normande est de soixante mille hommes75. Ces Normands ont beau s’être altérés, francisés ; d’origine et par quelque reste d’eux-mêmes ils sont parents de leurs vaincus. Ils ont beau importer leurs mœurs et leurs poëmes, faire entrer dans la langue un tiers de ses mots ; cette langue reste toute germanique, de fonds et de substance76 ; si sa grammaire change, c’est d’elle-même, par sa propre force, dans le même sens que ses parentes du continent. Au bout de trois cents ans, ce sont les conquérants qui sont conquis ; c’est l’anglais qu’ils parlent ; c’est le sang anglais qui, par les mariages, a fini par maîtriser le sang normand dans leurs veines. Après tout, la race demeure saxonne. Si le vieux génie poétique disparaît après la conquête, c’est comme un fleuve qui s’enfonce et coule sous terre. Il en sortira dans cinq cents ans.