La métaphore
Les bêtes et les fleurs
Dans l’état actuel des langues européennes, presque tous les mots sont des métaphores. Beaucoup demeurent invisibles, même à des yeux pénétrants ; d’autres se laissent découvrir, offrant volontiers leur image à qui la veut contempler. Des actes, des bêtes, des plantes portent des noms dont la signification radicale ne leur fut pas destinée primitivement ; et cependant ces noms métaphoriques ont été choisis, assez souvent sur toute la surface de l’Europe, comme d’un commun accord . Il y a là une sorte de nécessité psychologique parfois inexplicable ou même que l’on voudrait ne pas expliquer pour lui laisser son caractère même de nécessité, c’est-à-dire de mystère.
Roitelet.
Telle métaphore semble vraiment s’imposer au nomenclateur. Ayant à nommer l’oiseau appelé roitelet, l’idée de petit roi est celle qui vient à l’esprit de l’homme : grec, il dit [mot en caractères grecs] ; latin▶, regaliolus 139 ; allemand, zaunkœnig (roi des haies)140 ; anglais, kinglet ; suédois, kungsfagel (l’oiseau roi) ; espagnol, reyezuelo ; italien, reattino ; hollandais, koningje ; flamand, kuningsken ; polonais, krolik 141. Pourquoi ? Peut-être parce que le tout petit oiseau porte sur la tête une huppe qui semble l’ironie d’une couronne. Il faut que cela suffise, car on ne peut invoquer ni la phonétique, ni, sans doute, une langue antérieure où toutes les langues auraient puisé, ni les communications interlinguistiques. Il y a bien un conte populaire très répandu où le roitelet joue un rôle important, mais qui ne contient aucune allusion pouvant faire croire que ce soit là l’origine de ce surnom royal. Il reste que le paysan français, devant le minuscule oiseau, a été obligé de dire : petit roi, tout comme, vingt siècles plus tôt, le paysan grec.
Cependant si le cas de roitelet était unique ou rare ; si l’on ne trouvait dans les langues européennes que trois ou quatre exemples de cette sorte, on pourrait imaginer une chanson, un conte, une de ces traditions populaires qui traversent les siècles, les montagnes, et les océans ; mais, au contraire, à la moindre recherche les exemples se multiplient et l’on est forcé de ramener la plupart des causes à une seule, la nécessité psychologique. Quelques-uns de ces phénomènes linguistiques sont moins obscurs ; c’est quand l’objet nommé ou surnommé est très caractéristique de forme ou de couleur : ainsi l’able ou ablette (albula) est dite poisson blanc par les Hollandais, les Anglais, les Polonais : witfisch, white hait, bialoryb ; ainsi le choucabus (à tête ; caput, chabot142, caboche) est aussi pour les Allemands, kopfkohl, et pour les Italiens, capuccio ; ainsi le phénicoptère des Grecs, l’oiseau aux ailes de flamme, est pour nous le flamant.
Lézard.
M. Michel Bréal, dans sa récente Sémantique 143, écrit, à propos de la singularité de certaines métaphores : « Si l’on disait qu’il existe un idiome où le même mot qui désigne le lézard signifie aussi un bras musculeux, parce que le tressaillement des muscles sous la peau a été comparé à un lézard qui passe, cette explication serait accueillie avec doute, ou bien croirait-on qu’il est parlé des imaginations de quelque peuple sauvage. Cependant il s’agit du mot ◀latin▶ lacertus, lequel veut dire lézard, et que les poètes ont maintes fois employé pour désigner le bras d’un héros ou d’un athlète. » Mais s’il est surprenant déjà qu’une telle image ait été formée une fois, car elle est très étrange, quoi que très juste, et elle aurait pu, certes, ne jamais sortir du réservoir profond des sensations, quel étonnement de la voir périodiquement retrouvée, qu’il s’agisse de lézard ou de souris, au cours des siècles et des langues ! M. Bréal, lui-même, la signale, en grec moderne, où mys pontikos, rat d’eau, et par abréviation pontikos, signifie aussi muscle ; musculus en ◀latin▶, et souris en français, ont, comme on le sait, une double et parallèle signification ; il en est encore de même en polonais où souris se dit mysz et où le muscle du bras est la petite souris : myszka ; en suédois et en hollandais, où mus et muis ont les deux sens. Le hollandais spécifie les muscles de la main. Cependant je viens de lire : « Elle agite ses petits bras de lézard et me dit »144 … ; alors je suis assuré qu’appeler lézard le bras est, aujourd’hui comme il y a des siècles, une idée qui peut entrer spontanément au cerveau par l’œil, car je connais l’auteur : il est de ceux qui tiennent à créer leurs images, et s’il a refait la métaphore ◀latine▶ elle-même, c’est qu’elle s’est imposée à lui, comme elle s’imposa jadis à un poète ou à un paysan romain.
Grue. Chevalet, Chèvre, Singe, Mule, etc.
On a souvent noté que les noms des instruments de force ou des bois de charpente sont empruntés aux animaux ; cette habitude est universelle. Comme nous disons grue un oiseau et une machine, les Grecs appelaient [mot en caractères grecs] l’oiseau et la « gloire »145, et, [mot en caractères grecs] notre machine vulgaire à lever les fardeaux ; les Allemands appellent l’oiseau kranich et la machine, krahn ; les Polonais disent zorav (grue), dans les deux sens ; notre chevron, petite chèvre, répond au capreolus des ◀Latins▶ ; les Portugais, pour chevron disent asna (ânesse) ; notre poutre 146, notre poutrelle, notre chevalet, notre poulain correspondent à equleus et le chevalet est [mot en caractères grecs] en grec moderne ; horse en anglais veut dire cheval et chevalet ; les Allemands et les Danois disent un bouc (bœck, buk), les Flamands et les Hollandais, un âne (ezel), ce qui correspond à notre bourriquet ; le Portugais a potro au sens de poulain et de chevalet. Chevalet se retrouve naturellement en espagnol, en italien, en portugais, cabalette, cavalletto, cavallete. Hebebock est le nom allemand de la chèvre mécanique que les Anglais confondent avec la grue (crane) ; chèvre revient en espagnol, cabria, et en portugais, cabrite. Le chevron se dit en polonais koziel, bouc. Beaucoup de ces mots ont également servi à former des dérivés dont le sens, tout métaphorique, est identique en beaucoup de langues. Un animal qui a échappé à la métamorphose en machine147, le singe, a fourni presque partout un verbe qui est le péjoratif d’imiter et que le grec n’avait pas, ni le ◀latin▶, malgré la parenté syllabique de simius à simulare 148. A côté du français singe-singer, il y a l’allemand affe-nachaffen ; le suédois apa-esterapa ; le danois abe-esterabe ; le flamand aep-waapen ; l’anglais ape-ape ; l’italien scimio-scimiottare ; le portugais : macaco-macaquear ; le polonais malpa-malpowac ; le grec moderne [mot en caractères grecs]. (singerie). C’est une belle progéniture. « Bâton, dit Brachet, origine inconnue. » C’est assurément le petit bât ; la relation directe entre l’ancien français bast et baston semble évidente. L’Espagnol dit basto, bât, et baston, bâton. Le bâton a été considéré tantôt comme le bât, tantôt comme la bête de somme tout entière ; c’est ce dernier sens qu’il prend lorsqu’on se sert du mot bourdon (◀latin▶ burdonem), qui est proprement le bardot, variété du mulet. Muleta signifie béquille en espagnol et en portugais, et mula, bâton en italien. Les paysans qui marchent à pied appellent volontiers leur bâton, mon cheval ; plaisanterie qui se retrouve un peu partout. Ainsi, comme on voyait toujours les franciscains marcher à pied, on avait jadis surnommé le bâton des voyageurs el caballo de S. Francisco, en Espagne, et en France, la haquenée des Cordeliers 149.
Chien, Chenet, Chiendent, Chenille.
Le chenet est le petit chien du foyer, chiennet ; le portugais dit caes da chamine, les chiens de la cheminée ; le provençal, cafuec, et l’anglais, fire-dog, le chien du feu ; l’allemand, feuerbock, et le danois, ildbuk, le bouc du feu ; l’espagnol, morillo, le petit Maure du feu, et l’idée est bien espagnole, de faire rôtir éternellement l’ennemi national ; mais il est probable que la métaphore n’est plus comprise, pas plus que celle, plus douce, qui a fait chez nous du chien le fidèle gardien du foyer. Il est possible que le fire-dog des Anglais vienne de France ; le bouc des pays germaniques représentait peut-être une des figures du diable.
Chien (de fusil) ne se retrouve guère qu’en italien, cane, où il s’appliquait déjà au rouet de l’arquebuse ; les Espagnols et les Portugais disent petit chat, gatillo, gatilho ; dans les langues non ◀latines▶, le chien de fusil est un coq ; allemand, hahn ; hollandais, haen ; danois et luédois ; hane ; polonais, kurek.
Le nom de la plante appelée chiendent, parce que le chien la mordille volontiers, se retrouve littéralement en allemand, hundszahn ; le danois, le flamand et l’anglais disent herbe au chien, hundegroes, hondsgras, dog’s grass. Le chien a encore donné son nom à la chenille, en ◀latin▶ vulgaire canicula, la petite chienne. Cette manière de voir n’est guère répandue en Europe ; on trouve cependant cagnon, petit chien, dans l’italien dialectal qui fournit aussi gata et gattola, petite chatte. L’idée de chat semble d’abord se retrouver dans le mot anglais si singulier caterpillar ; cela, devient peu probable si l’on rapproche le mot anglais de la forme normande carpleuse (on trouve aussi les variantes charpleuse, chapleuse, chaplouse). En effet carpleuse et charpleuse semblent dérivés de l’ancien verbe charpir, qui nous a légué charpie. La charpleuse, ce serait la faiseuse de charpie, la dépeceuse, et cela qualifie bien la chenille et sa voracité. Mais le français du xvie siècle est formel ; il dit chattepelue et chattepeleuse 150. Est-ce une déformation ? Les Portugais l’appellent lézard, lagarta ; pour les Polonais, c’est une petite oie, gasienica. Ces appellations répondent au besoin de transférer les noms d’un animal à l’autre, le plus souvent d’un gros à un petit. Le cloporte en est un exemple amusant, car rien ne ressemble moins à un cochon qu’un cloporte.
Cloporte.
Son nom est cependant clair ; du moins, malgré la phonétique, il est permis de supposer que cloporte est une altération de claus-porc (clausus-porcus). C’est l’opinion de Brachet. Elle serait bizarre, si la même image ne se retrouvait en plusieurs langues ou dialectes et si le français du xvie siècle ne nous donnait la forme inattendue closeporte, déformation à laquelle correspond peut-être le vieux hollandais dorworm. Porcellio est un des noms ◀latins▶ du cloporte ; c’est le nom populaire opposé à oniscus ; en Italie on appelle aussi les cloportes, porcellini, les petits cochons ; en Champagne, c’est : cochon de S. Antoine ; en Dauphiné : kaïon (cochon), et en Anjou : tree (truie) . Le Glossaire du Centre donne : cochon, cloporte. La forme porcelet est assez répandue dans une partie de la France151. Enfin, rapprochement inattendu, le cloporte s’appelle, en suédois, le cochon gris, grasugga. L’idée de cochon pour nommer le cloporte a eu à lutter avec l’idée d’âne, qui n’est pas plus explicable par les logiques ordinaires : l’oniscus ◀latin▶ est l’[mot en caractères grecs] (petit âne), mais les paysans romains connaissaient aussi le mot asellus, et l’allemand assel doit sans doute être rapproché de esel (âne). On sait que le cochon a encore donné son nom au petit ver qui se rencontre dans les noisettes ; ce petit cochon se retrouve en anglais, pig-nut 152. Les Anglais appellent également pig le lingot que nous disons saumon et les allemands, salm.
Fauvette. Bergeronnette. Linotte. Loriot. Chardonneret.
Que la fauvette à tête noire ait été nommée en grec [mot en caractères grecs]153, en ◀latin▶ atracapilla ; qu’elle soit, en italien, la capinera, et en portugais toutinegra (chignon noir) cela n’a rien que de fort logique ; on ne sera pas surpris davantage que des petits oiseaux aient été comparés à des mouches : notre moineau est littéralement l’oiseau mouche (muscionem, de musca) et la fauvette, alors désignée d’après sa petitesse et sa légèreté, devient la mouche d’herbe (all. : grasmuch ; flam. grasmuch). Il ne faut d’ailleurs être surpris de rien au pays des métaphores ; les Grecs n’appelaient-ils pas du même mot, struthio, le moineau et l’autruche ?
La jolie métaphore qui a transformé en petite bergère l’oiseau qui vit dans les prés et voltige autour des troupeaux ne se trouve, il semble, qu’en français : les mœurs de la bergeronnette n’ont frappé que nos bergers154. Les Anglais, qui lui ont laissé son autre nom, hoche-queue (wagtail)155, ont cependant fort bien remarqué la fraternité du bouvreuil et du bœuf ; ils le nomment bull-finch, le pinson du bœuf ; mais que ce nom est loin d’être joli comme le nôtre qui signifie le petit bouvier (bovariolus) ! La linotte, c’est l’oiseau au lin ; les ◀Latins▶ s’étaient décidés pour un nom pareil et disaient linaria ; les Allemands et les Polonais appellent la linotte, l’oiseau du chanvre, haenfling konopka, et les Flamands lui donnent le même nom qu’au chanvre femelle, kemphaen 156. Ce passage du lin au chanvre est tout à fait extraordinaire, car si les deux plantes sont d’un usage identique, elles diffèrent absolument pour le reste et il ne semble pas que même une linotte puisse les confondre, ni leurs graines qui n’ont pas précisément les mêmes propriétés. Il faut peut-être voir là une confusion de noms, pour parité d’usage, entre le lin et le chanvre 157.
Du mot aureolus le français à fait oriol 158, puis par agglutination de l’article (l’), loriol, devenu loriot ; c’est l’oiseau d’or, et les Allemands appellent également le loriot goldamsel, le merle doré ; les Anglais lui ont donné le beau nom de marteau d’or, gold hammer ; pour les Polonais c’est la plume d’or, zlotopior (zloto, or) ; les Portugais le nomment oriolo et oropendula, l’horloge d’or. Mais pourquoi les Danois l’appellent-ils le Suédois (Swenske) et les Flamands, le Wallon 159 ? Peut-être parce qu’ils donnent au loriot le nom de leurs meilleurs amis. Les Flamands possèdent également la métaphore allemande : merle doré (goudmeerle).
Comme le lin a donné son nom à la linotte, le chardon a servi à désigner le chardonneret (anc. fr. : chardonnet 160, c’est proprement l’oiseau au chardon). L’idée de cette relation se retrouve dans presque toutes les langues de l’Europe et dans les deux langues classiques : [mot en caractères grecs]161, carduelis, l’italien cardellino traduisent exactement chardonnet ; la branche germanique se sert de l’expression pinson du chardon ; en allemand, distelfink ; en flamand, distelvink ; en suédois, tistelfink ; en anglais thistle-finch. L’Anglais l’appelle aussi goldfinch, pinson doré.
Brochet. Bélier.
Le ◀latin▶ lucius ne s’est perpétué qu’en italien, luccio ; à ce mot le français a substitué l’idée d’une pique, d’une broche, d’où brochet 162 ; simultanément l’anglais adoptait le mot pike (pique). Cette idée semble d’origine germanique ; les noms du brochet en allemand, hecht, et en danois, giedde, semblent la contenir ; elle est évidente dans le suédois gadda (gadd, aiguillon).
L’églantier doit son nom à une comparaison analogue ; c’est proprement l’arbuste couvert d’aiglants (aculenta), de piquants. Je n’ai pu retrouver dans les langues européennes de formesanalogues, comme pour brochet163, mais le procédé est connu, logique, et très ancien, puisqu’en sanscrit le lion est proprement le chevelu et l’éléphant le dentu. L’hébreu est plein de noms analogues : le bouc est le poilu ; l’ours, le barbu ; le loup, le jaunet ; l’hyène, la bringée 164.
Cependant lucius a vécu dans merluche (brochet de mer), expression qui, avec des mots de sens identiques, se retrouve dans l’allemand seehecht. Ce qui montre bien l’incohérence de la plupart de ces dénominations, c’est que les Romains donnaient à la merluche exactement le même nom qu’au cloporte, asellus. C’est ce que font encore les Vénitiens, disant nasello. Le poisson que le ◀latin▶ appelait mustela, l’italien l’appelle donnola, et nous allons voir plus loin que ces deux noms se retrouvent appliqués à la belette.
L’idée de nommer l’aries, mouton à clochette, mouton bélier165, bélier se constate en français, en anglais et en hollandais (bell-wether, belhamel) ; les moutons des vagues sont des brebis en italien, pecorelle ; et dans toutes les langues, depuis le grec, la machine de guerre à heurter les murailles s’est dite du même nom d’animal, bélier ou mouton, [mot en caractères grecs], aries, ram (ang.), stormram (holl.), ariete (esp.).
Belette.
La belette est peut-être l’animal qui pourrait donner lieu à la plus curieuse dissertation sémantique. Dans presque toutes les langues son nom est une antiphrase. C’est une bête fort redoutée des paysans, comme le renard, comme la fouine, dont elle est parente. Or, on l’appelle à l’envi la jolie, la belle, la douce ! Son nom français vient du vieux mot bele, du ◀latin▶ bella ; la belette, cela veut dire la petite belle . Les Anglais la nomment166 la jolie ou la fée, fairy : les Bavarois, la jolie petite bête, schoenthierlein ; les Danois167, la jolie, kjoenne ; les Suédois, la joueuse lekatt ; les Italiens et les Portugais, la petite dame, donnola, doninha ; les Espagnols, la petite commère, comadreja ; les Grecs d’aujourd’hui, la petite bru [mot en caractères grecs]. A cette liste, il faut peut-être joindre son nom allemand, passé en hollandais, en anglais, en danois, wiesel ; on y trouverait la blanche. La même idée, ou celle de douceur, s’imaginerait dans le grec [mot en caractères grecs], la blanche, la douce 168, et ce serait encore la douce dans le ◀latin▶ mustela. Ces rapprochements paraîtront moins invraisemblables lorsqu’on saura que les idées de beau, de blanc, de doux sont, dans la tradition populaire, les antiphrases naturelles de l’idée de mauvais. En Roumanie, les malae divae, les mauvaises fées, les Ièlé, ne sont jamais appelées que les Bonnes, les Puissantes, les Belles, les Blanches, les Douces 169. L’explication des folkloristes est que la belette, étant un animal dont on a peur, on ne prononce jamais son nom, car, croyance universelle, quand on parle du loup, on en voit la queue, quand on invoque le diable, le diable paraît ; prononcer le vrai nom de la belette, c’est attirer la méchante bête et c’est aussi, par cela même, la contrarier, puisqu’on la dérangée, l’exciter à la dévastation. Mais si on lui donne des noms d’amitié, c’est comme si on la caressait, et elle devient — ce qu’on la nomme. Il m’est agréable de rencontrer l’idéalisme verbal à l’état de tradition populaire et j’admets d’autant plus volontiers l’explication qu’elle n’explique rien, — en ce sens qu’il reste à nous faire comprendre comment le même euphémisme se retrouve dans les temps et les pays les plus éloignés ; il reste aussi à découvrir les vrais noms de la belette, si nous n’en sommes plus, comme les Grecs, à la confondre avec le chat. En somme, ici comme devant le roitelet, nous constatons un phénomène psychologique. L’euphémisme est, d’ailleurs, assez fréquent dans la nomenclature populaire, mais il règne avec une grande fantaisie. Si l’inoffensive couleuvre qui, au pire, mangera quelques œufs, est parfois nommée, elle aussi, la jolie, elle est la vermine en Portugal (bicha), et on voit, dans nos dialectes provinciaux, l’épervier170 redoutable nommé tout crûment le voleur ; il est le laire en Auvergne et le laron en Dauphiné, et sans doute y reconnaît-il facilement le ◀latin▶ latro 171.
Pic. Plongeon. Pélican. Rouget. Dormiliouse.
Le pic, espec, pivert, est dit aussi bêche-bois, mot qui se trouve exactement en anglais, woodpecker ; le plongeon (en ◀latin▶ mergus) est le plongeur en allemand, taucher, le pélican (en ◀latin▶ platea) s’appelle en allemand l’oie à cuillère, loffler, loffelgans ; ce qui correspond aux vieux noms français de cet oiseau, pale, pelle, pelle creuse, truble, et à son nom populaire anglais, shovelard. L’idée de rouge ou de lumière a toujours servi à caractériser le rouget ; le grec disait [mot en caractères grecs] ; le ◀latin▶, rubellio ; et pour les Hollandais, c’est le coq de mer, zec haen, et pour les Italiens, la lanterne, lucerna. Il y a un poisson volant ou sautant qu’on appelle hirondelle de mer ou le volant, le papillon ; c’est le [mot en caractères grecs] et l’hirundo des anciens, le volador des Espagnols, le zee swaluwe des Hollandais.
Un autre poisson à gros yeux est appelé par Pline, oculata ; c’est l’ochiado du populaire, à Rome, et le nigr’oil du même populaire, à Marseille où l’on appelait aussi dans le même temps (au xvie siècle) la torpille172 une dormiliouse, ce qui traduit délicieusement torpedo. La rainette, raine verte, verdier, en ancien français, c’est, en allemand, la grenouille feuille, laubfrosch.
Tournesol.
Les noms de fleurs, qui sont parfois si étranges, témoignent particulièrement de la nécessité de certaines métaphores. Il est impossible que l’idée de soleil n’entre pas dans le nom de la grande fleur jaune appelée tournesol ; elle ressemble exactement aux faces du soleil dans les vieilles gravures et, de plus, elle se tourne sensiblement vers l’astre qu’elle semble suivre avec inquiétude : ses deux noms français, tournesol et soleil 173, traduisent cette double impression.
C’est une fleur relativement nouvelle en Europe ; elle fut apportée du Pérou, au xvie siècle. Le tournesol des ◀Latins▶, solsequia, c’est notre souci, diminutif ou ébauche de la grande solanée américaine. La forme italienne de tournesol est girasole et l’espagnole, girasol : elles rappellent les trois mots grecs [mot en caractères grecs], [mot en caractères grecs], [mot en caractères grecs] dont le dernier désigne particulièrement le souci. Car une fleur bien différente, la verrucaire 174, en gréco-français héliotrope, tourne aussi selon le soleil ses odorantes fleurs violettes, et il semble qu’[mot en caractères grecs] ait été traduit littéralement en allemand et en hollandais par sonnenwende et zonnewende ; ces deux langues possèdent, en effet, les formes sonnenblume et zonnebloem qui s’appliquent bien au soleil175 ; le suédois dit solrose 176 ; le danois, solsikke ; l’anglais, sunflower ; le polonais, slonecznie. Les langues sémitiques ont des expressions pareilles : en arabe chems, soleil, et echchems, tournesol.
Coquelicot.
Au ◀latin▶ papaver qui a fourni en français tant de formes singulières, pavot, pavon, papon, paveux, pavoir — le goût populaire substitua en plusieurs régions l’idée de rouge, et le ◀latin▶ du moyen âge appelle rubiola, la plante que la science qualifie de papaver rubeum ; cependant l’idée de rouge se fixa sur la crête de coq, puis sur le coq et enfin sur le chant du coq que rendait l’onomatopée coquelicot ou coquericot. Cette idée était, d’ailleurs, contenue soit directement, soit par confusion, dans le nom même du coq (◀latin▶ : coccum)177 ; et c’est ainsi que les mêmes syllabes ont pu désigner deux choses aussi différentes qu’une fleurette et le chant d’un oiseau. L’exemple n’est pas unique, puisque la même aventure, mais pour d’autres motifs, est arrivée, comme on sait, au mot coucou 178, fleur et oiseau, tous les deux de printemps et de la même heure ; on a cru que la fleur naissait pour l’oiseau et pour le nourrir, — c’est une croyance générale que rien dans la création ne saurait être inutile ; mais cette fleur ou cette herbe, dédaignées des hommes et des bêtes domestiques, ou ces baies qui mûrissent loin dans les bois, à quoi servent-elles donc ? La réponse est écrite dans ces termes : herbe au loup, herbe à la vierge, herbe au diable. Elles servent à Dieu, à ses saints, au diable, — ou au loup ; les Arabes disent : ou au chacal ; elles servent aux animaux que nous ne voyons pas manger et qui vivent ; elles servent aux êtres surnaturels qui descendent pendant les nuits claires et à ceux qui rôdent pendant les nuits sans lune. Outre leurs noms distinctifs, presque toutes les plantes sauvages ont ainsi un surnom qui souvent est commun à des espèces fort différentes ; la flore populaire se meut dans l’heureuse imprécision de la poésie et de la nonchalance.
Il ne faut pas s’attendre à retrouver coquelicot, ou l’une des formes diverses de cette onomatopée, en dehors du domaine roman : la plus lointaine est le roumain kukuriek, et en France même elle s’est partagé les dialectes avec papaver. Cependant le coquelicot éveilla aussi, en Angleterre, l’idée de crête de coq et l’on y rencontre cocks head, cock’s comb, cockrose (écossais). Les langues germaniques se contentent en général de l’expression rose ou fleur des blés qu’elles appliquent, d’ailleurs, avec indiff’érence, à la fois, au coquelicot et au bleuet.
Renoncule. Joubarbe. Fumeterre.
La renoncule, connue sous le nom de bouton d’or, a reçu dans les langues et les dialectes d’Europe179 deux séries de noms ; les uns la désignent d’après la forme de sa feuille, les autres d’après la couleur de sa fleur. Les noms qui veulent expliquer sa feuille contiennent presque tous l’idée de pied de poule (ou de coq), ou l’idée de patte de grenouille180, cette dernière idée souvent abrégée en l’idée de grenouille ; ceux qui veulent peindre sa fleur, l’idée d’or ou de jaune.
« Pied de poule » se rencontre en letton, gaila pehdas ; en allemand, hahnenfuss ; en hollandais, haanevaet ; en danois, hanefod. Le ◀latin▶ pulli pedem a donné à nos dialectes de nombreuses formes dont les types sont piépou et poupié ; ce dernier mot est devenu le français pourpier.
La « patte de grenouille » figure dans l’anglo-saxon, lodewort (herbe au crapaud) ; dans le moyen haut allemand, froscfusz, que traduit l’appellation normande, patte de raine. La « grenouille » toute seule, c’est le grec [mot en caractères grecs] ; le ◀latin▶, ranunculus 181, le roumain, ranunchiu ; le sarde, erbo de ranas ; l’ancien français, grenouillette ; le polonais, zabiniek 182.
L’idée de jaune s’exprime en français par bouton d’or, jaunet, bassin d’or, fleur au beurre, idées que l’on retrouve dans le suédois et le danois, smorblomster (smœr, beurre), dans l’allemand dialectal, botterblum (fleur de beurre), dans l’anglais, butter-rose, golden cup, horse-gold : cette dernière image, qui appelle les fleurs de la renoncule l’or du cheval, est particulièrement curieuse. Un dialecte suédois et l’islandais appellent le bouton d’or fleur du soleil (solœga et soley) : c’est encore l’idée d’or ou de couleur jaune.
Ce partage de métaphores est assez fréquent ; ainsi la renouée, en ◀latin▶ centinodia (herbe aux cent nœuds), porte le même nom (herbe aux nœuds) en anglais, knot-grass ; en flamand, knoopgras ; tandis que les langues scandinaves la dénomment herbe du chemin (danois : weigraes ; suédois : trampgraes). C’est le plantain que les Allemands disent wegerich. Cependant Hœfer183 cite d’après le De physica de S. Hildegarde le mot weggrasz, le traduit par traînasse et l’identifie au polygonum aviculare, lequel est bien la renouée. Burbaun184 traduit centinodia par wegetritt.
Une renonculacée est appelée populairement queue de souris ; c’est aussi le nom que lui ont donné les paysans dans une grande partie de l’Europe : cola de raton (Espagne) ; mauseschwans (Suisse) ; mouse tail (Angleterre) ; musehale (Danemark) ; musrumpa (Suède) ; myszy ogon (Pologne) ; myschei kvost (Russie).
Dans joubarbe on retrouve jovis barba ; c’est la barbe du dieu du tonnerre, parce que cette herbe garantit les maisons du tonnerre, d’après Opilius, qui l’appelle vesuvium. Cette idée se rencontre en Allemagne et en Hollande, où la joubarbe est donderbaert. Il n’y a pas trace de l’image conservée par le français du xvie siècle, patte de cheval dans les noms actuels du populage ou tussilage, mais l’allemand dit rosshuf, sabot de cheval, le hollandais hoesbladen, herbe sabot, l’italien unghia di cavallo, l’espagnol una de asno ; c’est le ◀latin▶ officinal ungula caballina. Le fumeterre, fumus terrae a le même nom en allemand, erdrauch et eerderoock. Enfin la petite serpentaire a reçu en Allemagne et en France les mêmes vilains noms185.
Adonis. Nielle.
La fleur d’Adonis n’est plus rougie par le sang du jeune dieu oublié, mais tantôt par celui de Vénus, tantôt par celui de Jésus : sang de Jésus, sang deVénus, les deux grandes religions unies une fois de plus dans le geste de cueillir la même fleur. L’idée de sang semble inséparable de cette renonculacée186 et son nom populaire français, goutte de sang, lui est donné en beaucoup de pays. On trouve en Italie gozze de sangue (Vérone), gioze de sangue (Trévise) ; en Espagne, gota de sangre ; en Suisse, bluatstrœfli et blutstrœpfli, en Carinthie, bluetstrœpflan ;
en Suède, bloddroppar. L’idée toute nue de rouge, mais d’une petite chose rouge, encore d’une goutte de pourpre, se rencontre dans l’ancien français rubitz ; dans le dialectal rougeotte (Vosges) ; dans l’avignonnais roubisso ; dans l’anglais pheasant’s eye (œil de faisan) et rose-a-ruby (rouge rubis) ; dans le sicilien russulida et dans le roumain, rushcutça.
Nielle, c’est la « petite Noire », nigella ; les Grecs disaient de même [mot en caractères grecs] et ils disent encore [mot en caractères grecs]. Le français nielle n’a, sans doute, jamais contenu l’idée qui est évidente dans nigella ; pour la retrouver, il faut aller chercher les formes verbales où la nielle est appelée l’herbe au poivre187 et voici la poivrette, la piperelle, les spezii, les épices (Parme), l’alipivre (portugais) ; on trouve en allemand Schwarz kümmel, (le carvi noir) mais les langues modernes ont surtout baptisé la nielle d’après sa très vague ressemblance avec des cheveux, de la barbe, de la laine, une toile d’araignée et, rencontre assez curieuse, la nielle et l’agnelle, si différentes sémantiquement, ont fraternisé sur le terrain phonétique : on trouve dans le domaine d’oc, les formes niella, gniella, niello, aniello, aniella et, en Piémont, agnela. Le vieux français disait barbute et barbue ; à Parme, c’est comme en Normandie la barbe de capucin, barba de fra ; en Roumanie, la barbe de boyard, barba boïarului ; en Allemagne, la chevelure de Vénus, Venushaar et, image plus pittoresque, la fille de crin, braut in haren ; en Angleterre, la barbe blanche, oldman’s beard ; en Catalogne aranyas, image que se disent nos patois avec arogne et irogné (toile d’araignée).
Violette de chien. Hépatique. Anémone.
Il y a une violette sauvage, très pâle et sans odeur, qui s’appelle dans une grande partie de la France violette de chien, c’est-à-dire bonne pour les chiens. Cette expression se retrouve en Wallonie viyolette de tchin ; en Galicie, viola de can ; en Allemagne, hundsveilchen ; en Luxembourg, honzfeiol ; en Flandre, hondsvioletten ; en Angleterre, dog’s violet ; en Suède et en Danemarck, hundefiol. Le ◀latin▶ de nomenclature viola canina est la traduction de ces appellations populaires ; peut-être cependant l’a-t-il propagée dans quelques langues188.
L’hépatique ne semble pas avoir189 de nom français, et on ne connaît pas son nom populaire ◀latin▶. Sans qu’on puisse les soupçonner d’avoir littéralement traduit le ◀latin▶ savant trifolium hepaticum, les divers dialectes méridionaux lui ont, cependant, donné le nom d’herbe au foie, erba del fetje, d’aou fégé, au fedzo, etc. ; en italien, c’est aussi la fegatella ; en catalan, l’erba fetgera ; en espagnol, la higadela. Les langues germaniques, scandinaves et slaves constatent la même relation : anglais, liver-wort ; hollandais, leverkruid ; allemand, leberblume et leberkraut ; transylvanien, liewerkrockt ; islandais, lifrarurt ; suédois, lefverrœt et lefverblad ; danois, leverurt ; polonais, watrobnik.
L’histoire de l’anémone est pareille et tout aussi concluante. Son nom français le plus répandu semble coquelourde, où il est peut-être possible de reconnaître clocca lurida ; du moins l’idée de cloche se retrouve-t-elle clairement dans plusieurs des noms donnés à cette fleur : clochette, en certaines parties de la France ; kuhschelle 190 (clochette de vache) et osterschelle (clochette de Pâques), en Allemagne ; klockenblome (fleur à la cloche), aux environs de Brême ; Coventry bells (cloches de Coventry), dans le centre de l’Angleterre191. Mais il était particulièrement intéressant de savoir si la valeur du mot grec [mot en caractères grecs] se rencontrait dans les noms véritables de l’anémone ou dans ses surnoms populaires. Or, partout, en Europe, l’anémone est l’herbe au vent, la fleur ou la rose du vent192 : erba del vent (Gard), erba de vent (Milanais), erba do vento (Galicie), flor del viento (Espagne) ; c’est, en Allemagne : windroschen (la rose du vent) ; en Flandre, windkruid (herbe au vent) ; en Danemarck, windrose ; en Russie, wetrezina, la fleur du vent.
Aubépine. Chèvre-feuille. Rouge-Gorge. Fourmi-lion.
Il est tout simple que l’aubépine (albispina), la blanche épine, porte ce même nom en presque toutes les langues, depuis l’italien biancospino jusqu’au danois hvidtorn. De même on s’explique assez facilement la fréquence linguistique du chèvrefeuille (ital. : caprifoglio ; all. : geissblatt ; holl. : geitenblad ; dan. : giedeblad ; suéd. : getblad), tous ces noms modernes ne sont peut-être que la traduction de caprifolium. Quand le mot ◀latin▶ est très explicite et quand toutes les formes linguistiques sont identiques, l’hypothèse de la traduction est admissible. Les dictionnaires donnent du mot chèvrefeuille cette plaisante interprétation : ainsi appelé parce que les chèvres aiment à brouter ses feuilles. Comme si les chèvres n’aimaient pas à brouter tout ce qui est vert ! Le chèvrefeuille, c’est la plante chèvre, la plante grimpante, tout simplement. Varron appelle caprea la vrille de la vigne et l’italien dit dans le même sens capreolo. Le mot ◀latin▶ s’est substitué, sans qu’on en comprenne le sens, aux noms indigènes qui avaient sans doute été faits, comme en Angleterre, avec l’idée de fleur qui a goût de miel, honey sukkle, ou celle de lien sauvage, lien des bois, wood bine 193. Il en a peut-être été de même pour le rouge-gorge. Dans toutes les autres langues, de l’italien, pettirosso, à l’allemand, rothkehlchen, au danois, rotkielke, au polonais czerwonogardl, on soupçonne des mots ◀latins▶ et ces mots nous en avons l’écho dans le vers déjà cité à propos du roitelet :
… Et rubro pectore Progne194.
Cependant, il est fort possible et bien conforme au mécanisme de l’esprit humain que la trouvaille rouge-gorge ou rodkielke soit spontanée dans chacune des langues où on la rencontre. Le vieux français disait : rubéline.
Mais pour le fourmi-lion, aucun doute n’est possible, puisque ce mot n’est que le résultat d’une trop bonne prononciation de l’l mouillée ou d’une mauvaise lecture du mot ◀latin▶. Formica-leo est, en effet, soit une forme bâtarde calquée sur notre fourmi-lion, soit une déformation, par étymologie trop savante, du bas-latin formiculo, formiculonem, diminutif de formica. Formiculonem a donné en français fourmillon. Comme l’idée de fourmi-lion se retrouve dans beaucoup de langues d’Europe, son absurdité doit sans doute être mise à la charge des latinisants. L’anglais ant-lion, l’allemand ameiselawe, le flamand mierenleeuw, le danois myretove, le suédois myrlejon, le polonais mrowkolew se traduisent tous avec une exactitude singulière par formica-leo, mais si fourmi-lion veut bien dire en français « fourmi qui est comme un lion », ant-lion signifie en anglais « lion qui est comme une fourmi », ou « lion qui mange les fourmis », etc. ; c’est lion-ant qu’il faudrait pour rendre formica-leo. L’idée plaisante que le fourmi-lion est le « lion des fourmis » égaie quelques dictionnaires : que de mal ont pris les grammairiens pour expliquer logiquement les mœurs d’un insecte par une déformation linguistique !
Autres mots : Corset. Clairon. Amadou. Navette. Béryl. Railler.
La formation de métaphores, durables ou passagères, est dominée par un ensemble de lois psychologiques que nous ne pouvons connaître que par la trace qu’elles laissent dans les combinaisons verbales. Ainsi l’idée de petit corps se retrouve dans presque tous les mots qui signifient aujourd’hui corset 195, comme Brachet l’a constaté ingénieusement, mais sans analyser le phénomène. Voici, semble-t-il, la marche de cette métaphore qui n’a pu naître qu’avec le costume moderne des femmes, lorsque, l’« ajustement » remplaçant la draperie, la robe dut se partager en deux moitiés, le haut et le bas. Considérée en son ensemble, vide et dressée comme une armure, la robe se compose de la jupe et du buste ou corps de la jupe : ensuite toutes les femmes ayant la prétention d’être minces, le corps de la jupe196 est devenu par courtoisie un petit corps ou corset et il deviendra sans doute un corselet. Dans cet exemple c’est aux lois de l’analogie que l’esprit a obéi ; une expression intermédiaire nous le certifie.
Certaines métaphores sont si singulières qu’on hésite même devant l’évidence. Pour identifier plus sûrement les deux mots du provençal, perna, qui veulent dire l’un jambon et l’autre bavolette, M. Antoine Thomas rappelle fort à propos que de [mot à caractères grecs], chapeau, les Grecs avaient formé [mot à caractères grecs], jambon : « Ce serait un rapport inverse qui aurait fait baptiser, perna, bavolette, par les Gallo-Romains197. » Le mot ◀latin▶ gracilis 198 avait pris le sens de trompette au son grêle ou clair ; c’est exactement notre mot clairon. Nous ne pouvons reconnaître dans amadou le sens primitif d’appât, puisque la racine de ce mot est scandinave, mais nous trouvons réunies les deux significations dans l’esca des ◀Latins▶, dans l’adescare des Italiens, dans l’[mot en caractères grecs] des Grecs modernes. L’amadou, c’est la nourriture et l’appât du feu199 . Il y a loin, semble-t-il, de l’idée de navire à celle de navette de tisserand ; on serait tenté de séparer les deux mots, si l’italien navicella, nacelle, et l’allemand schiff, bateau, ne couraient également sur l’eau et sur la trame des métiers. On a déterminé l’origine du mot briller ; c’est beryllare, scintiller comme le béryl200 . Que ne diraient pas les professeurs de belles-lettres si quelque « décadent » forgeait, briller n’ayant vraiment plus qu’un sens abstrait, émerauder ou topazer ! Le mot railler a la même origine ◀latine▶ que raser (radere, rasus, raticulare) qui a pris lui-même récemment un sens péjoratif ; on trouve en allemand scheren, raser, et scherzen, railler, en flamand scheren, raser, et scherts, raillerie.
Compter et conter. Dessein et Dessin. Pupille. Prunelle.
On sait avec quel soin les grammairiens distinguent l’un de l’autre compter et conter. A les entendre il n’y aurait pas deux mots plus éloignés, malgré leurs sonorités identiques, et il a fallu pour les confondre l’ignorance et la barbarie du moyen âge. Or il se trouve précisément que les deux ne sont qu’un : compter et conter, mot unique né du ◀latin▶ computare. Pour l’homme de tous les temps et de tous les climats, compter et conter représentent une seule et même opération ; un mot les traduit tous les deux : énumérer. Des chiffres ou des faits, on les énumère, on les compte. L’italien et l’espagnol sont d’accord en cela avec l’allemand et avec le danois : contare et contar ont, dans les deux premières langues, la double signification de nos deux mots ; en allemand compter, c’est zahlen, et conter, erzalen ; en danois compter, c’est toele et conter, fortoelle. Ce toele nous rappelle que l’anglais tale (conter) a eu primitivement la signification de compter ; il l’a perdue en partie, quand le mot account est entré dans la langue ; mais account a gardé, en partie, un peu du sens de tale. Il en est de même de notre mot compte, malgré tous les grammairiens ; dans compte-rendu d’un livre, on voit le mot computare au point mort où il ne signifie plus compte et ne veut pas encore dire conte. En différenciant les deux mots, la grammaire nous oblige à toutes sortes de petits mensonges, car il nous est réellement impossible parfois de savoir si nous comptons ou si nous contons. On ne devrait pas laisser les cuistres toucher à des organismes aussi délicats que le langage : du moins pourra-t-on désormais leur enseigner que les « tropes » sont une branche de la psychologie générale et qu’il faut réfléchir très longtemps avant que d’oser couper en deux morceaux et tailler à arêtes vives un bloc verbal que l’esprit humain laisse volontairement informe. Ils ont opéré la même scission entre dessin et dessein sans s’apercevoir, les pauvres gens, que la langue, incorrigible, recommençait exactement avec le mot plan les mêmes et indispensables confusions sans lesquelles les hommes cesseraient bientôt de se comprendre. Comme le mot conte, le mot dessin est unique ; le ◀latin▶ designare avait déjà tous les sens concrets et abstraits que comporte l’idée de dessiner. Le mot anglais design porte sans peine, avec une légère restriction (drawing lui ayant enlevé quelques-unes de ses nuances), la plupart des significations contenues dans notre double mot ; il en est de même en suédois avec utkast, en italien avec disegno et dans presque toutes les langues.
Bien d’autres mots seraient à noter que les dictionnaires séparent arbitrairement, quoique l’un ne soit que la métaphore de l’autre. Pupille est dans ce cas : qu’il signifie l’orpheline pourvue d’un tuteur ou la prunelle de l’œil, c’est toujours le ◀latin▶ pupilla, diminutif de pupa, petite fille (pupata, de la même famille, a donné poupée). La pupille de l’œil, c’est si bien la fille de l’œil que l’expression se retrouve tout entière en portugais où la pupille se dit menina do olho. Pareillement la prunelle des haies et la prunelle des yeux ne font qu’un. Le centre de l’œil a été comparé à la petite prune d’un noir bleu ou violacé qui mûrit parfois après les gelées ; par une métaphore analogue, mais bien moins jolie et bien moins juste, les Anglais appellent la prunelle de l’œil eye-apple et les Flamands, oogappel, la pomme de l’œil. Le polonais qui a le verbe zrzeniac, commencer à mûrir, appela zrzenica la prunelle de l’œil ; je ne sais dans quel ordre il faut établir les rapports de ces deux mots201.
Un des inconvénients de la liberté prise avec dessin, conte, pupille, prunelle et tels autres mots par les grammairiens, c’est de rendre invisible la métaphore et ainsi d’engrisailler la langue. Séparé de l’idée qu’il représente, dessein n’est plus qu’une de ces abstractions verbales à moitié mortes dès le jour qu’elles sont nées et destinées à disparaître bien avant la langue dont elles ont fait partie. L’abstraction est une des causes de la mort des mots.
On voit donc que si le mécanisme de la métaphore est quelquefois mystérieux, ses oscillations n’en sont pas moins assez régulières et que la différence des langues n’implique pas une différence de marche ou de méthode202. Méthode, s’il fallait voir dans le choix des images l’influence d’une intelligence volontaire, comme le désire M. Michel Bréal ; marche, s’il s’agit le plus souvent, et c’est notre avis, d’associations passives d’idées . Sans doute, quelle que soit la métaphore, son âge ou son habitat, elle a toujours été une création personnelle ; ni les mots ni les idées ne peuvent être sérieusement considérés comme le produit naturel de cet être mythique qu’on appelle le Peuple. Pas plus que les contes ou les chansons populaires les mots métaphoriques ne sont une végétation sporadique analogue à la crue matinale des champignons dans les forêts ; les contes ont un auteur, les images verbales ont un auteur . Mais le même conte ou le même mot ont pu être créés plusieurs fois et même simultanément ; pour les mots nous en avons la certitude par la coexistence des mêmes combinaisons d’images dans des langues très différentes ; pour les contes, cela est fort vraisemblable. Je crois que cela revient à dire que tous les cerveaux humains sont des horloges très compliquées et très fragiles, mais toutes construites sur le même plan et douées des mêmes rouages. La banalité de cette conclusion nécessaire me réjouit, car une étude de ce genre doit, pour avoir son intérêt, aboutir, quoique par un chemin détourné et nouveau, à la vieille route royale piétinée par les longues caravanes.