(1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIIe entretien. I. — Une page de mémoires. Comment je suis devenu poète » pp. 365-444
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(1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIIe entretien. I. — Une page de mémoires. Comment je suis devenu poète » pp. 365-444

XXIIIe entretien.
I. — Une page de mémoires.
Comment je suis devenu poète

I

Rompons la monotonie de ces études nécessaires sur la littérature antique ou récente par un retour sur nos propres temps et sur nous-même. Je vais vous dire comment je devins poète, ou plutôt comment je conçus ce goût pour la poésie qui fit de moi, non pas un véritable et grand poète, mais un de ces hommes qu’on appelle en italien un dilettante, en français un amateur de poésie et de littérature ; car je ne me fais aucune illusion, et je ne me suis jamais donné à moi-même, en poésie, une autre importance et un autre nom.

Un poète véritable, selon moi, est un homme qui, né avec une puissante sensibilité pour sentir, une puissante imagination pour concevoir, et une puissante raison pour régler sa sensibilité et son imagination, se séquestre complétement lui-même de toutes les autres occupations de la vie courante, s’enferme dans la solitude de son cœur, de la nature et de ses livres, comme le prêtre dans son sanctuaire, et compose, pour son temps et pour l’avenir, un de ces poèmes vastes, parfaits, immortels, qui sont à la fois l’œuvre et le tombeau de son nom.

Je ne fus point cet homme et je ne fis pas cette œuvre.

II

Je ne veux cependant ni m’exalter ni m’abaisser outre mesure sous le rapport poétique. Il me semble que je me juge bien en convenant, avec une juste modestie, que je ne fus pas un grand poète, mais en croyant, peut-être avec trop d’orgueil, que dans d’autres circonstances et dans d’autres temps j’aurais pu l’être.

Il aurait fallu pour cela que la destinée m’eût fermé plus hermétiquement et plus obstinément toutes les carrières de la vie active. Ma sensibilité et mon imagination, qui me poussaient violemment à l’action sous toutes les formes, auraient été refoulées en moi, et elles auraient fait explosion par quelque grande œuvre poétique.

Si j’avais concentré toutes les forces de ma sensibilité, de mon imagination, de ma raison, dans la seule faculté poétique ; si j’avais conçu lentement, écrit paisiblement, retouché sévèrement mon épopée sur un de ces grands et éternels sujets qui touchent à la fois à la terre et au ciel ; si j’avais semé à travers les dogmes et les hymnes de la philosophie religieuse ces épisodes d’héroïsme, de martyres et d’amour qui font couler autant de larmes que de vers dans les épopées du Tasse, de Camoëns ou du Dante ; si j’avais encadré mes drames épiques dans ces grandioses descriptions du ciel astronomique ou dans ces descriptions de la nature pastorale et maritime, de la terre et de la mer ; si j’avais emprunté les pinceaux et les couleurs tour à tour des grands poètes épiques de l’Inde, d’Homère, de Virgile, de Théocrite, et si j’avais répandu à grandes effusions toute la tendresse et toute la mélancolie de l’âme moderne d’Ossian, de Byron ou de Chateaubriand, dans ces sujets ; je me flatte, sans doute, mais je crois, de bonne foi, que j’aurais pu accomplir quelque œuvre, non égale, mais parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures.

Il en a été autrement ; il est trop tard pour revenir sur ses pas : sic voluere fata  ! J’y pense souvent, je le regrette quelquefois ; cependant, faut-il tout dire ? je regrette bien davantage encore de n’avoir pas suffisamment agi que de n’avoir pas suffisamment chanté. Une grande destinée militaire, une grande destinée civique, une grande destinée oratoire, ou plutôt toutes ces destinées actives et littéraires à la fois, comme à Rome, auraient été bien plus selon ma nature. Ces regrets mêmes de l’action perdue sont une preuve pour moi que j’étais né bien plutôt pour l’action que pour la poésie. Qu’est-ce que l’action, en effet, si ce n’est une poésie réalisée ?

III

À l’époque où j’entrai dans la vie, Bonaparte était déjà consul. Ma famille m’interdisait de le servir ; mes traditions paternelles m’auraient porté à la carrière des armes ; il n’y fallait plus penser.

On se borna à me faire poursuivre ces études classiques, sans but déterminé, qui sont le premier aliment de nos intelligences et l’exercice de nos jeunes facultés. Le mécanisme des langues n’eut ni attrait ni difficulté pour moi jusqu’aux classes véritablement lettrées où l’on traduit et où l’on compose. Là, ce n’est plus la mémoire seulement, c’est l’intelligence, l’imagination et le goût qui entrent en jeu. Je commençai à trouver du charme dans ces leçons, parce que j’y trouvais l’exercice de ma propre imagination et de mon propre discernement. La poésie d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Racine, de Boileau, de J.-B. Rousseau, entrait à petite dose choisie et épurée dans ces études. Cette langue antique, toute composée de syllabes sonores et d’images rayonnantes, m’étonnait et me ravissait ; il me semblait n’avoir entendu jusque-là que des mots ; mais ici c’était de la musique dans l’oreille, de la peinture dans les yeux, de l’enivrement dans tous les sens. J’étais comme un musicien inné à qui l’on ferait entendre pour la première fois un instrument à vent ou à cordes, où ses mélodies intérieures prennent tout à coup une voix réelle. J’étais comme un peintre encore sans palette, devant qui on découvrirait lentement la Transfiguration de Raphaël.

C’était surtout la partie descriptive et pastorale de ces poésies et de ces images qui m’enivrait ; c’est tout simple : j’étais né dans les champs ; mes premiers spectacles avaient été les ombres des bois, les lits des ruisseaux, les grincements de la charrue faisant fumer les gras sillons au lever du soleil dans le brouillard d’automne, les génisses dans l’herbe, les chevreaux sur les rochers, les bergers et les bergères accroupis sur les gazons au pied des blocs de grès, à l’entrée des cavernes, autour des feux de broussailles dont la fumée bleue léchait la colline et se fondait dans le firmament. Je devais retrouver avec délices, dans les descriptions de Théocrite, de Virgile, de Gessner, les images connues et embellies par l’imagination de ces poètes.

Et, à ce sujet, je ne puis m’empêcher de vous faire observer, en passant, que l’enfant, l’adolescent, le jeune homme, l’homme fait prendraient bien plus de goût à la littérature et à la poésie si les maîtres qui la leur enseignent proportionnaient davantage leurs leçons et leurs exemples aux différents âges de leurs disciples ; ainsi, aux enfants de dix ou douze ans, chez lesquels les passions ne sont pas encore nées, des descriptions champêtres, des images pastorales, des scènes à peine animées de la nature rurale, que les enfants de cet âge sont admirablement aptes à sentir et à retenir ; aux adolescents, des poésies pieuses ou sacrées, qui transportent leur âme dans la contemplation rêveuse de la Divinité, et qui ajournent leurs passions précoces en occupant leur intelligence à l’innocente et religieuse passion de l’infini ; aux jeunes gens, les scènes dramatiques, héroïques, épiques, tragiques des nobles passions de la guerre, de la patrie, de la vertu, qui bouillonnent déjà dans leur cœur ; aux hommes faits, l’éloquence, qui fait déjà partie de l’action, l’histoire, la philosophie, la comédie, la littérature froide, qui pense, qui raisonne, qui juge ; la satire, jamais ! littérature de haine et de combat, qu’il faut plaindre l’homme d’avoir inventée !

Un enseignement littéraire ainsi gradué sur l’âge, sur le goût, sur les forces, sur la température des années de notre vie auxquelles elle s’adapte rationnellement, donnerait à l’enfance, à l’adolescence, à la jeunesse, à l’âge mûr, un attrait bien plus naturel et bien plus universel pour les belles choses de l’esprit en harmonie avec l’âge et le sexe des disciples.

Mais revenons aux circonstances qui me prédisposèrent moi-même à la poésie.

IV

Le collège des jésuites où je faisais mes premières études était le collège de Belley. Les sites sont pour moi, comme pour toutes les natures impressionnables, la moitié des choses. Les lieux nous entrent dans l’âme par les yeux et s’incorporent à nos sensations, et ces sensations deviennent des caractères.

La petite ville de Belley, à l’extrémité de la Bresse qui touche à la Savoie, a déjà la physionomie alpestre et recueillie des profondes et noires vallées qui s’engouffrent, vers Chambéry, dans la Maurienne.

En quittant, pour se rendre à Belley, les plaines grasses et monotones de la Bresse, cette Lombardie française, on traverse la rivière d’Ain. Cette rivière, qui participe du fleuve et du torrent par sa largeur, par sa limpidité et par sa course effarée à travers les rochers, coule sur un lit de cailloux de toutes couleurs. Quoique son eau soit aussi bleue que si les laveuses de ses bords les avaient teintes de leur azur, leur prodigieuse transparence laisse voir jusqu’au fond les veines blanchâtres ou rosées de la mosaïque de pierres roulées qu’elle lave et qu’elle polit sans fin. On y voit même glisser, comme des ombres indécises et fuyantes, les innombrables truites qui remontent le courant, et qui frissonnent, sous le rayon du soleil, au bruit du filet du pêcheur. Tantôt cette rivière s’épand en circulant gracieusement dans les larges bassins du Dauphiné, tantôt elle se resserre et se contracte entre les rochers gris du Jura où elle prend sa source.

V

Après l’avoir traversée dans un bac, on roule rapidement dans une plaine aride et rocailleuse, sous les coteaux chargés de vignobles et de maisons blanches du beau village d’Ambérieux ; puis la plaine s’étrangle et s’assombrit entre deux hautes chaînes de montagnes, et on pénètre avec une secrète terreur dans les gorges célèbres de Saint-Rambert. C’est la frontière de la petite province du Bugey, dont Belley était la capitale.

Là, tout prend un caractère sauvage, âpre et presque sinistre. Les deux chaînes de montagnes se rapprochent comme si elles voulaient se confondre et fermer hermétiquement la route au voyageur. Leurs ombres noires et humides, assombries encore par le reflet des sapins qui les couvrent, impriment une imposante mélancolie à l’âme. Ces montagnes ne sont bientôt plus séparées que par un petit torrent étroit et encaissé entre les murailles du rocher. Cette rivière s’appelle l’Albarine ; elle écumait déjà ainsi du temps des Romains, qui lui ont donné ce nom emprunté à la blancheur de cette écume. Elle remplit la gorge d’un bruit tantôt caverneux, tantôt gai comme le gazouillement de milliers d’oiseaux invisibles qui empêche le voyageur de s’entendre.

Elle s’enfonce et disparaît en petites cascades dans les cavités invisibles de son lit, puis elle reparaît en nappe scintillante où tremblent les rayons brisés du soleil à travers les larges feuilles des aunes. Elle semble jouer avec le passant, causer avec lui et l’égayer par mille caprices, comme pour l’empêcher de sentir la longueur du chemin.

La petite ville de Saint-Rambert, noire comme une usine, est bâtie si à l’étroit sur ses deux bords que, dans certains endroits, l’Albarine, traversée et retraversée par de petits ponts de bois, lui sert de rue.

VI

En remontant toujours le cours de la même rivière, les rochers s’écartent un peu pour faire place aux ruines d’un vieux château fort où fut retenu longtemps prisonnier l’infortuné sultan Djem, frère du sultan Bajazet. Cette sinistre ruine est pleine encore des souvenirs des malheurs et des amours de ce prince ottoman avec la belle fille de son geôlier.

La route ensuite se poursuit à travers le Bugey montagneux, pays très aride et très pittoresque, qui rappelle les paysages de Calabre peints par Salvator Rosa. Du sommet d’une dernière colline on aperçoit à ses pieds la ville de Belley ; elle répand confusément ses maisons, bâties en pierres grises, dans une plaine ondulée aboutissant au Rhône. Un faubourg à toits de chaume ou d’ardoises ébréchées, une place irrégulière où sont les halles et les auberges, une large rue presque toujours déserte, un lourd et noir clocher de cathédrale, à l’extrémité de la rue une porte gothique ouvrant sur la campagne ; à gauche de la place, une plate-forme entourée d’un parapet, plantée de tilleuls séculaires et servant de promenoirs aux oisifs et aux enfants, complète la capitale de province. On n’y entend d’autre bruit que le marteau du forgeron matinal et le pas de la mule ferrée sur le pavé ; le paysan, aux longs cheveux et au large chapeau sans forme du Bugey, la chasse devant lui, chargée de sacs de farine de son moulin ou de charbon de sa forêt.

VII

Bien que le collège soit adhérent à la ville, il n’a ni la tristesse morne, ni l’enceinte obscure d’un édifice borné par d’autres édifices ou par des rues. Bâti sur la pente de la colline qui conduit à Belley, il est la première maison du faubourg. Grâce à cette situation suburbaine, il participe de trois côtés à la vue, à l’air libre, à la solitude de la campagne. De toutes ses fenêtres le regard tombe ou sur des jardins plantés de bouquets de charmille, ou sur un coteau où les vignes hautes d’Italie sont entrecoupés de larges sillons de culture et d’arbres fruitiers, amandiers, pêchers, aux fleurs précoces, aux feuilles sans ombre, ou sur de vertes prairies fuyantes à l’horizon, dans lesquelles paissent de blanches génisses.

Les longs corridors, les hauts dortoirs, la vaste église attenant à l’édifice, les portiques et les cours espacées sur lesquelles s’ouvrent les salles d’étude, donnent à tout l’ensemble de ce bâtiment l’aspect d’une magnifique abbaye de cénobites épris des champs, plutôt que la physionomie murale d’une prison d’enfants, physionomie trop habituelle à ces monuments d’étude.

À l’exception des heures où nous étions penchés, le livre ou la plume à la main, sur nos tables, nous pouvions plonger librement nos regards et nos pensées sur le ciel, sur la campagne, sur les spectacles agrestes, si délicieux à l’enfance. Nous pouvions nous croire encore dans la liberté des champs et des demeures paternelles. Les jésuites qui gouvernaient cette maison d’éducation n’épargnaient rien, il faut le reconnaître, pour donner à leur enseignement et à leur discipline l’agrément et même la grâce du foyer tant regretté où l’enfant avait laissé sa mère, ses sœurs, ses vergers, ses horizons du premier âge.

VIII

Je sortais d’une autre maison d’éducation toute vénale, dans un sombre et sordide faubourg de Lyon. Les maîtres y étaient froids comme des geôliers, les enfants aigris et méchants comme des captifs. Tout y était contrainte ou terreur, violence ou révolte. J’y avais pris l’horreur de ces bercails d’enfants. Le mal du pays ou plutôt le mal du foyer natal me dévorait. Je m’attendais, hélas ! à retrouver les mêmes chaînes et les mêmes supplices au collège de Belley. Je fus agréablement surpris d’y trouver dans les maîtres et dans les disciples une physionomie toute différente. Les maîtres me reçurent des mains de ma mère avec une bonté indulgente qui me prédisposa moi-même au respect ; les écoliers, au lieu d’abuser de leur nombre et de leur supériorité contre les nouveaux venus, m’accueillirent avec toute la prévenance et toute la délicatesse qu’on doit à un hôte étranger et triste de son isolement parmi eux ; ils m’abordèrent timidement et cordialement ; ils m’initièrent doucement aux règles, aux habitudes, aux plaisirs de la maison ; ils semblèrent partager, pour les adoucir, les regrets et les larmes que me coûtait la séparation d’avec ma mère. En peu de jours j’eus le choix des consolateurs et des amis. À cet accueil des maîtres et des élèves mon cœur aigri ne résista pas ; je sentis ma fibre irritée se détendre et s’assouplir avec une heureuse émulation. La discipline volontaire et toute paternelle de la maison, un autre régime firent de moi un autre enfant. Je ne puis pas dire que j’aimai jamais cette captivité du collège : né et élevé dans la sauvage liberté des champs, les murs me furent toujours odieux ; ils pèsent sur mon âme encore aujourd’hui : je vis dans l’horizon plus que dans moi-même.

IX

Mais, s’il y avait encore des murs entre la nature et moi, au moins il y avait au-delà de ces murs l’horizon champêtre et pittoresque dont j’ai parlé tout à l’heure. Mes pensées l’habitaient avec mes regards. Mon lit, dans le dortoir élevé, était à l’angle de la vaste salle, auprès d’une fenêtre ouvrant sur le coteau et sur les prairies en pente à demi voilées de saules et de frênes ; au printemps, les senteurs des fleurs de pêchers, de vignes, d’amandiers, y montaient pour m’enivrer des suaves réminiscences de mon pays. J’y entendais le rossignol darder dans la nuit taciturne ces notes tantôt éclatantes, tantôt plaintives, qui semblent avoir, dans une seule voix, toutes les consonances de la joie et de la tristesse de la nature. Ces notes plongent si avant dans le cœur que l’oiseau-poète de l’amour est aussi l’oiseau-poète de l’infini. Comment un si petit cœur peut-il contenir, exprimer, remuer de telles ondes de sensations dans l’air qu’il remplit de ses gémissements ou de ses hymnes ?

Les vents sonores qui sortent des forêts, et qui semblent conserver les bruissements de leurs feuilles, tintaient par bouffées contre les vitres et me faisaient frissonner de délices et de souvenirs dans ma couche. Quand la lune se répandait comme une silencieuse inondation de la lueur du ciel sur les prairies, je me soulevais sur le coude pour m’égarer en idée d’arbre en arbre et de ruisseau en ruisseau dans ces vallées ; des flots de pensées, ou plutôt d’ombres de pensées, montaient de ces horizons à mon âme. Je ne pouvais plus m’endormir ; je plaignais ceux qui dormaient à côté de moi, et j’écoutais avec une secrète pitié la respiration régulière de toutes ces poitrines assoupies, qui répondaient du dedans aux mélodies des oiseaux, des moissons, des feuillages, des cascades du dehors. Il y avait alors en moi des océans de choses vagues dont je ne savais ni la nature ni le nom, et qui étaient déjà poésie.

J’ai conservé par hasard et j’ai retrouvé récemment, au fond d’une vieille malle pleine de papiers à demi rongés des rats dans le grenier de mon père, quelques vers au Rossignol de ces nuits d’été à Belley, que je ne me souvenais pas d’avoir composés ; mais l’écriture à peine formée, le papier jaune et raboteux du collège attestent bien que ces vers furent un des premiers jeux de mon imagination. Je vous demande indulgence pour les rimes et pour les césures ; mais j’y découvre déjà le germe de la mélancolie, cet infini du cœur, qui, ne pouvant pas s’assouvir, s’attriste.

Que dis-tu donc à la lune,
Pauvre oiseau qui ne dors pas ?
Cesse ta plainte importune ;
Silence, ou gémis plus bas.

Tu vois bien qu’elle n’écoute
Ni la cascade, ni toi,
Et qu’elle poursuit sa route
Sans te répondre ; mais moi,

De la fenêtre où je veille,
Tout pensif, à tes accords,
Pendant qu’ici tout sommeille,
Mon âme s’enfuit dehors.

Ah ! si j’avais donc tes ailes,
Ô mon cher petit oiseau !
Je sais bien où tu m’appelles,
Mais regarde ces barreaux !…

Je crois que mes sœurs absentes
T’ont dit là-bas leur secret,
Et que les airs que tu chantes
Sont tristes de leurs regrets.

Ah ! dis-moi de leurs nouvelles,
Gris messager de la nuit ;
Sous l’églantier rose ont-elles,
Au printemps, trouvé ton nid ?

Ont-elles penché leur tête
Et jeté leurs cris joyeux
En voyant, tout inquiète,
Ta femelle sur ses œufs ?…

Ont-elles épié l’heure
Où tes petits sont éclos,
Tout près de notre demeure,
Pour jouir de tes sanglots ?

Dis-moi si tu les vois toutes
Folâtrer, comme jadis,
Dans l’herbe où tu bois les gouttes
Qui tombent du paradis.

Dis-moi si le sycomore
Prend ses feuilles de printemps ;
Si ma mère y vient encore
Garder ses jolis enfants ;

Si sa voix, qui les appelle,
A des accents aussi doux ;
Si la plus petite épelle
Le livre sur ses genoux ;

Si sa harpe dans la salle
Fait toujours, à l’unisson,
Tinter, comme une cigale,
Les vitres de la maison ;

Si la source où tu te penches,
Pour boire avant le matin
Dans le bassin des pervenches,
Jette un sanglot argentin ;

Si ma mère, qui l’écoute,
En retenant mal ses pleurs,
De ses yeux mêle une goutte
À l’eau qui pleut sur ses fleurs ;

Et si ma sœur la plus chère,
En regardant le ruisseau,
Voit l’image de son frère
Passer en rêve avec l’eau.

Je ne lus ces vers qu’à mes deux amis, Aymon de V… et Louis de V… Ils se récrièrent sur mon prétendu talent ; ils copièrent mon chef-d’œuvre pour le montrer à leurs parents ; mais nous nous gardâmes bien de le laisser voir à nos maîtres, car on nous interdisait avec raison de composer des vers français avant d’avoir des idées ou des sentiments à exprimer dans cette langue. L’amusement oiseux de la césure et de la rime nous aurait dégoûté des études élémentaires et sérieuses auxquelles on appliquait nos mémoires et notre intelligence. Cependant l’encouragement de mes deux amis plus âgés que moi suffisait pour me confirmer dans le goût prématuré des vers.

X

Après la nature, ce fut la religion qui me fit un peu poète. J’en retrouve les traces dans ce passage des Confidences qui peint vaguement ces premières sensations de l’infini dans un cœur d’enfant.

Ces sensations de la nature se mêlaient de jour en jour davantage dans mon âme avec les pensées et les visions du ciel. Depuis que l’adolescence, en troublant mes sens, avait inquiété, attendri et attristé mon imagination, une mélancolie un peu sauvage avait jeté comme un voile sur ma gaieté naturelle et donné un accent plus grave à mes pensées comme au son de ma voix. Mes impressions étaient devenues si fortes qu’elles en étaient douloureuses. Cette tristesse vague que toutes les choses de la terre me faisaient éprouver m’avait tourné vers l’infini. L’éducation éminemment religieuse qu’on nous donnait chez les jésuites, les prières fréquentes, les méditations, les sacrements, les cérémonies pieuses répétées, prolongées, rendues plus attrayantes par la parure des autels, la magnificence des costumes, les chants, l’encens, les fleurs, la musique, exerçaient sur des imaginations d’enfants ou d’adolescents de vives séductions. Les ecclésiastiques qui nous les prodiguaient s’y abandonnaient les premiers eux-mêmes avec la sincérité et la ferveur de leur foi. J’y avais résisté quelque temps sous l’impression des préventions et de l’antipathie que mon premier séjour dans le collège de Lyon m’avait laissées contre mes premiers maîtres ; mais la douceur, la tendresse d’âme et la persuasion insinuante d’un régime plus sain, sous mes maîtres nouveaux, ne tardèrent pas à agir avec la toute-puissance de leur enseignement sur une imagination de quinze ans. Je retrouvai insensiblement auprès d’eux la piété naturelle que ma mère m’avait fait sucer avec son lait. En retrouvant la piété je retrouvai le calme dans mon esprit, l’ordre et la résignation dans mon âme, la règle dans ma vie, le goût de l’étude, le sentiment de mes devoirs, la sensation de la communication avec Dieu, les voluptés de la méditation et de la prière, l’amour du recueillement intérieur, et ces extases de l’adoration, en présence de l’Éternel, auxquelles rien ne peut être comparé sur la terre, excepté les extases d’un premier et pur amour. Mais l’amour divin, s’il a des ivresses et des voluptés de moins, a de plus l’infini et l’éternité de l’être qu’on adore ! Il a, de plus encore, sa présence perpétuelle devant les yeux et dans l’âme de l’adorateur. Je le savourai dans toute son ardeur et dans toute son immensité.

Il m’en resta plus tard ce qui reste d’un incendie qu’on a traversé : un éblouissement dans les yeux et une tache de brûlure sur le cœur. Ma physionomie en fut modifiée ; la légèreté un peu évaporée de l’enfance y fit place à une gravité tendre et douce, à cette concentration méditative du regard et des traits qui donne l’unité et le sens moral au visage. Je ressemblais à une statue de l’Adolescence enlevée un moment de l’abri des autels pour être offerte en modèle aux jeunes hommes. Le recueillement du sanctuaire m’enveloppait jusque dans mes jeux et dans mes amitiés avec mes camarades. Ils m’approchaient avec une certaine déférence, ils m’aimaient avec réserve.

J’ai peint dans Jocelyn, sous le nom d’un personnage imaginaire, ce que j’ai éprouvé moi-même de chaleur d’âme contenue, d’enthousiasme saint répandu en élancements de pensées, en épanchements et en larmes d’adoration devant Dieu, pendant ces brûlantes années d’adolescence, dans une maison religieuse. Toutes mes passions futures encore en pressentiments, toutes mes facultés de comprendre, de sentir et d’aimer encore en germe, toutes les voluptés et toutes les douleurs de ma vie encore en songe, s’étaient, pour ainsi dire, concentrées, recueillies et condensées dans cette passion de Dieu, comme pour offrir au Créateur de mon être, au printemps de mes jours, les prémices, les flammes et les parfums d’une existence que rien n’avait encore profanée, éteinte ou évaporée avant lui.

Je vivrais mille ans que je n’oublierais pas certaines heures du soir où, m’échappant pendant la récréation des élèves jouant dans la cour, j’entrais par une petite porte secrète dans l’église déjà assombrie par la nuit et à peine éclairée au fond du chœur par la lampe suspendue du sanctuaire ; je me cachais sous l’ombre plus épaisse d’un pilier ; je m’enveloppais tout entier de mon manteau comme dans un linceul ; j’appuyais mon front contre le marbre froid d’une balustrade, et, plongé, pendant des minutes que je ne comptais plus, dans une muette, mais intarissable adoration, je ne sentais plus la terre sous mes genoux ou sous mes pieds, et je m’abîmais en Dieu, comme l’atome flottant dans la chaleur d’un jour d’été s’élève, se noie, se perd dans l’atmosphère, et, devenu transparent comme l’éther, paraît aussi aérien que l’air lui-même et aussi lumineux que la lumière.

Voici comment, sous le nom de Jocelyn, j’exprimais plus tard en vers moins novices ces inexprimables extases qui s’élèvent de l’âme jeune à Dieu. On y sent l’ivresse du mysticisme. Le mysticisme est le crépuscule de cette communion future de toute créature avec son Créateur ; on n’y voit que des ombres à demi lumineuses, mais ce sont des ombres d’une autre vie.

Souvent lorsque des nuits l’ombre, que l’on voit croître,
De piliers en piliers s’étend le long du cloître ;
Quand, après l’Angélus et le repas du soir,
Les lévites épars sur les bancs vont s’asseoir,
Et que, chacun cherchant son ami dans le nombre,
On épanche son cœur à voix basse et dans l’ombre,
Moi, qui n’ai pas encore entre eux trouvé d’ami,
Parce qu’un cœur trop plein n’aime rien à demi,
Je m’échappe ; et, cherchant ce confident suprême
Dont l’amour est toujours égal à ce qu’il aime,
Par la porte secrète en son temple introduit,
Je répands à ses pieds mon âme dans la nuit.
Ossian, Ossian ! Lorsque, plus jeune encore,
Je rêvais des brouillards et des monts d’Inistore ;
Quand, tes vers dans le cœur et ta harpe à la main,
Je m’enfonçais l’hiver dans des bois sans chemin,
Que j’écoutais siffler dans la bruyère grise,
Comme l’âme des morts, le souffle de la bise,
Que mes cheveux fouettaient mon front, que les torrents,
Hurlant d’horreur aux bords des gouffres dévorants,
Précipités du ciel sur le rocher qui fume,
Jetaient jusqu’à mon front leurs cris et leur écume ;
Quand les troncs des sapins tremblaient comme un roseau
Et secouaient leur neige où planait le corbeau,
Et qu’un brouillard glacé, rasant ses pics sauvages,
Comme un fils de Morven me revêtait d’orages ;
Si, quelque éclair soudain déchirant le brouillard,
Le soleil ravivé me lançait un regard,
Et d’un rayon mouillé, qui lutte et qui s’efface,
Éclairait sous mes pieds l’abîme de l’espace,
Tous mes sens, exaltés par l’air pur des hauts lieux,
Par cette solitude et cette nuit des cieux,
Par ces sourds roulements des pins sous la tempête,
Par ces frimas glacés qui blanchissaient ma tête,
Montaient mon âme au ton d’un sonore instrument
Qui ne rendait qu’extase et que ravissement.
Et mon cœur à l’étroit battait dans ma poitrine,
Et mes larmes tombaient d’une source divine,
Et je prêtais l’oreille, et je tendais les bras,
Et comme un insensé je marchais à grands pas,
Et je croyais saisir dans l’ombre du nuage
L’ombre de Jéhovah qui passait dans l’orage,
Et je croyais dans l’air entendre en longs échos
Sa voix, que la tempête emportait au chaos ;
Et de joie et d’amour noyé par chaque pore,
Pour mieux voir la nature et mieux m’y fondre encore,
J’aurais voulu trouver une âme et des accents,
Et pour d’autres transports me créer d’autres sens.

Ce sont de ces moments d’ineffables délices
Dont Dieu ne laisse pas épuiser les calices ;
Des éclairs de lumière et de félicité
Qui confondent la vie avec l’éternité ;
Notre âme s’en souvient comme d’une pensée
Rapide dont en songe elle fut traversée.
Ah ! quand je les goûtais, je ne me doutais pas
Qu’une source éternelle en coulait ici-bas !
Eh bien ! quand j’ai franchi le seuil du temple sombre,
Dont la seconde nuit m’ensevelit dans l’ombre ;
Quand je vois s’élever entre la foule et moi
Ces larges murs pétris de siècles et de foi ;
Quand j’erre à pas muets dans ce profond asile,
Solitude de pierre, immuable, immobile,
Image du séjour par Dieu même habité,
Où tout est profondeur, mystère, éternité ;
Quand les rayons du soir, que l’Occident rappelle,
Éteignent aux vitraux leur dernière étincelle,
Qu’au fond du sanctuaire un feu flottant qui luit
Scintille comme un œil ouvert sur cette nuit ;
Que la voix du clocher en sons doux s’évapore ;
Que, le front appuyé contre un pilier sonore,
Je la sens, tout ému du retentissement,
Vibrer comme une clef d’un céleste instrument,
Et que du faîte au sol l’immense cathédrale,
Avec ses murs, ses tours, sa cave sépulcrale,
Tel qu’un être animé, semble, à la voix qui sort,
Tressaillir et répondre en un commun transport ;
Et quand, portant mes yeux des pavés à la voûte,
Je sens que dans ce vide une oreille m’écoute,
Qu’un invisible ami, dans la nef répandu,
M’attire à lui, me parle un langage entendu,
Se communique à moi dans un silence intime,
Et dans son vaste sein m’enveloppe et m’abîme ;
Alors, mes deux genoux pliés sur le carreau,
Ramenant sur mes yeux un pan de mon manteau,
Comme un homme surpris par l’orage de l’âme,
Les yeux tout éblouis de mille éclairs de flamme,
Je m’abrite muet dans le sein du Seigneur,
Et l’écoute et l’entends, voix à voix, cœur à cœur.

Ce qui se passe alors dans ce pieux délire,
Les langues d’ici-bas n’ont plus rien pour le dire ;
L’âme éprouve un instant ce qu’éprouve notre œil
Quand, plongeant sur les bords des mers près d’un écueil,
Il s’essaye à compter les lames dont l’écume
Étincelle au soleil, croule, jaillit et fume,
Et qu’aveuglé d’éclairs et de bouillonnement,
Il ne voit plus que flots, lumière et mouvement ;
Ou bien ce que l’oreille éprouve auprès d’une onde
Qui des pics du Mont-Blanc s’épanche, roule et gronde,
Quand, s’efforçant en vain, dans cet immense bruit,
De distinguer un son d’avec le son qui suit,
Dans les chocs successifs qui font trembler la terre,
Elle n’entend vibrer qu’un éternel tonnerre.

Et puis ce bruit s’apaise, et l’âme qui s’endort
Nage dans l’infini, sans aile, sans effort,
Sans soutenir son vol sur aucune pensée,
Mais immobile et morte, et vaguement bercée,
Avec ce sentiment qu’on éprouve en rêvant
Qu’un tourbillon d’été vous porte, et que, le vent
Vous prêtant un moment ses impalpables ailes,
Vous planez dans l’éther tout semé d’étincelles,
Et vous vous réchauffez, sous des rayons plus doux,
Au foyer des soleils qui s’approchent de vous :
Ainsi la nuit en vain sonne l’heure après l’heure,
Et, quand on vient fermer la divine demeure,
Quand sur les gonds sacrés les lourds battants d’airain
Tournent en ébranlant le caveau souterrain,
Je m’éloigne à pas lents, et ma main froide essuie
La goutte tiède encor de la céleste pluie !…

XI

De telles extases que je goûtai alors sans songer à les exprimer sont la puberté de l’âme ; elles sont aussi la poésie elle-même dans sa substance la plus éthérée. Du jour où je les eus savourées dans la coupe enivrante de mon mysticisme d’adolescent, je sentis en moi comme une confuse révélation de poésie nouvelle. La mythologie classique de l’Olympe ne me donnait pas de tels enivrements ; je sentais que ces fables étaient mortes et qu’on nous faisait jouer aux osselets avec les os d’une poésie sans moelle, sans réalité et sans cœur. Je m’ennuyais de ce néant de mensonges ; le vrai m’attirait : je le pressentais dans la nature et dans son Auteur. Une circonstance accidentelle contribua, à la même époque, à développer davantage en moi ces pressentiments de poète.

Une croissance rapide et une imagination qui croissait en proportion plus accélérée encore que mes années m’avaient jeté dans des langueurs et dans des pâleurs qui alarmaient mes maîtres. Ils avaient, je dois le reconnaître, une prédilection vraiment maternelle pour leur élève favori. Le médecin du collège, consulté par eux, leur dit qu’il fallait me fortifier par quelques gouttes d’un vin généreux, de qualité supérieure à la fade boisson de mes condisciples, par un air moins renfermé que celui des cours et des salles, et par quelques heures d’un vigoureux exercice dans la campagne. Un des pères jésuites, professeur de belles-lettres, d’une santé délicate aussi, fut chargé par ses supérieurs de me conduire deux ou trois fois par semaine dans ces lointaines excursions à travers les montagnes du Bugey.

Ce professeur de belles-lettres s’appelait le père Varlet. Il était du pays de Calvin, de cette Picardie, pays âpre, où la terre froide, la culture uniforme, l’horizon bas, triste et sans autre borne que l’éternel sillon succédant à un sillon semblable, semblent refouler l’imagination de l’homme en lui-même et lui faire creuser l’infini, cet horizon intérieur de l’âme. La religion, qui est extérieure et sensuelle dans le Midi, est morne et contemplative dans ces climats. Le père Varlet avait l’austérité de foi et de physionomie de l’homme de son pays.

C’était un prêtre de quarante-cinq ans, d’une taille grêle et un peu courbée par l’habitude de lire en marchant ou de rester courbé longtemps sur l’autel en adoration fervente et tremblante devant l’hostie qu’il venait de consacrer.

Cette ferveur ascétique était le caractère dominant de son visage ; ses yeux bleus et vifs étant presque toujours perdus dans des regards qui ne voyaient de l’horizon que le ciel ; quelquefois ils étaient si visiblement retournés en sens inverse de la vision ordinaire qu’ils semblaient regarder en dedans plus qu’en dehors. Sa conscience, sans cesse et scrupuleusement examinée, était son seul horizon ; le monde extérieur n’existait pas pour lui ; sa piété toute littérale n’avait ni épanchement, ni onction, ni jouissance. C’était par obéissance qu’il s’égarait avec moi presque sans rien voir sous les allées des bois, aux bords des torrents et sur les montagnes de ce beau pays pendant ce printemps. On lui traçait le matin son itinéraire, ici ou là, et il allait parce qu’on lui avait dit d’aller. Il ne m’adressait pas deux paroles pendant les demi-journées que devaient durer nos promenades. Je marchais à quelque distance derrière lui, cueillant les fleurs, découvrant les nids, écoutant les merles, regardant l’écume des ruisseaux floconner sur les roches de leurs lits profonds, sans m’occuper davantage de lui que je ne m’occupais de l’ombre de mon corps, qui marchait devant moi quand je tournais le dos au soleil couchant.

Il tenait toujours un livre ouvert à la main ; ce n’était pas un livre profane : c’était bien assez pour lui de les lire et de les expliquer par devoir aux élèves de sa classe à l’heure des leçons. Toute cette littérature païenne et mythologique n’avait aucun charme pour lui ; ce livre était son bréviaire, son psautier, ou l’Imitation de Jésus-Christ, ou quelque livre latin de dévotion à l’usage de son ordre et recommandé par ses supérieurs. Il s’arrêtait de temps en temps, sans même s’en apercevoir, pour faire le signe de la croix, après l’antienne, avec une telle componction de visage qu’on voyait sa tête découverte, prématurément chauve, fumer de zèle plus que de sueur au soleil. Il ne vivait réellement pas sur la terre ; sa conversation, comme disent les mystiques, était toute avec les anges ; mais c’étaient des anges sévères, qui ne souriaient jamais aux charmes terrestres de la création.

XII

Tel était l’homme à qui ses supérieurs avaient assigné le rôle, importun sans doute, de me conduire, pour ma santé et pour la sienne, à travers les plus beaux sites de cette pittoresque contrée. Il n’y avait pas de guide plus mal choisi pour faire voir la belle nature, car lui-même ne voyait que son livre. Cette prodigieuse contention d’une pensée unique, dans un homme qui n’a certainement pas eu une heure de détente ou de délassement dans sa vie, ne devait cependant pas abréger ses jours, car il y a très peu de temps que j’ai reçu une lettre d’un de ses neveux qui me recommandait quelque chose ou quelqu’un en son nom. Cette lettre me disait que le saint vieillard ne m’écrivait pas lui-même, parce qu’il pensait que les opinions et les événements avaient élevé trop de barrières entre lui et moi. Il se trompait bien : les opinions et les événements ne prescrivent pas contre les devoirs du cœur. Quelques mois après, son neveu m’écrivit de nouveau pour m’apprendre la mort de son oncle ; il avait vécu, ou plutôt il avait pensé et prié jusqu’au-delà de quatre-vingts ans ; pur esprit qui ne laissait pas une pensée à la terre : elle n’avait été pour lui qu’un marchepied de son autel. La seule dépouille qu’il y laissa était son manteau de prêtre et sa pincée de cendres.

Revenons à nos courses silencieuses dans les gorges du Bugey.

XIII

Le père Varlet, tout absorbé dans ses méditations sur les psaumes et dans ses prières, balbutiées à demi-voix, ne m’adressait pas quatre paroles pendant les quatre ou cinq heures que durait notre promenade. Il me gardait seulement à vue comme le chevrier garde le chevreau qu’on lui a confié et qu’il doit ramener au bercail.

Quelquefois il s’arrêtait au bord d’un ruisseau, à l’ombre d’un bois ou sur un tertre de gazon, pour essuyer sa sueur et pour respirer entre deux psaumes.

Pendant ces haltes, je m’asseyais moi-même à quelque distance de mon guide, ou bien je m’égarais dans les prés et dans les clairières pour cueillir les muguets et les violettes qui embaumaient le printemps. Mais, le plus souvent, le long et obstiné silence de mon guide, la componction de son visage et de son attitude, le livre qu’il feuilletait, le mouvement imperceptible de ses lèvres qui prononçaient à demi-voix ses hymnes, les ténèbres de la forêt, le bruit des feuilles sous mes pieds, la fuite de l’eau gazouillant entre ses rives, le chant des oiseaux, les senteurs vives et enivrantes des simples de ces collines me portaient aussi à la contemplation. À défaut d’autres passions que mon cœur ne pressentait pas encore, je concevais une sourde et fervente passion de la nature, et, à l’exemple de mon surveillant muet, au fond de la nature j’adorais Dieu.

Je me souviens que je composais des prières fleuries, toutes formées, comme d’autant de grains de chapelet, des plus jolies fleurs champêtres cueillies çà et là sur ma route, et enfilées, en alternant les couleurs, par un fil arraché à mes bas. Les violettes y représentaient les saintes tristesses du repentir, les muguets l’encens qui s’élève de l’autel, l’aubépine la miséricorde qui pardonne et sourit après les sévérités divines, l’églantine la joie pieuse qui rentre dans le cœur et qui l’enivre, l’œillet rouge de poète y représentait le cantique, les marguerites et les boutons d’or les voluptés et les passions méprisables du monde, qu’il faut fouler aux pieds, sans les voir ou sans les compter, en marchant au ciel. Je m’amusais et je m’édifiais moi-même ainsi. En revenant vers la ville, je roulais entre mes doigts et entre mes pensées les dizaines de ce chapelet végétal, et je le jetais sur la route, à moitié fané, en repassant la grande grille du collège, pour en recommencer un autre le lendemain.

XIV

Quelquefois aussi je composais en silence des psaumes enfantins, à l’imitation de ceux de David que j’entendais sans cesse murmurer par le père Varlet récitant son bréviaire. J’en ai conservé quelques strophes incomplètes que j’avais données à mes sœurs en revenant à la maison aux vacances, et que j’ai retrouvées, il n’y a pas longtemps, en feuilletant les modèles d’écriture et de dessin livrés aux rats dans un cabinet noir de notre maison paternelle. Les voici : on y verra la pente et la première goutte de ce ruisseau de poésie qui devint plus tard des Harmonies. L’enfant est le germe d’un homme.

Cantique sur le torrent de Tuisy
près de Belley.

I

Qu’as-tu donc vu là-haut, torrent suant d’écume,
Pour reculer d’effroi comme un coursier rétif,
Pour te cabrer d’horreur dans le ravin qui fume,
Pour te briser hurlant de récif en récif ?
             Tes bonds, tes secousses,
             Les cris que tu pousses
             Dans leur nid de mousses
             Font peur aux oiseaux.
             La mère, qui tremble,
             Aux branches du tremble.
             Appelle et rassemble
Ses petits, tout trempés de la poudre des eaux !

II

L’aigle seul, assez fort pour lutter avec l’onde,
Se précipite en bas du sommet du rocher ;
Il se rit de ta peur, il te brave, il te sonde,
Il remonte, il descend comme un hardi nocher.
             Son aile intrépide
             Bat le roc humide,
             Se renverse, et ride
             Ton flot, qui s’enfuit ;
             L’abîme répète
             Le cri qu’il te jette ;
             Son duvet reflète
L’éclair de son soleil, qu’il porte dans ta nuit !

III

As-tu donc vu là-haut ton Dieu dans le nuage,
Torrent épouvanté, pour te sauver ainsi ?
Du Jéhovah des eaux as-tu vu le visage ?
Du froid de ses frissons es-tu resté transi ?
             Fuis ! c’est ton maître et ton juge ;
             Fuis ! c’est le Dieu sans refuge
             Qui sécha l’eau du déluge,
             Qui refoula le Jourdain ;
             Qui, pour ouvrir une route
             À son peuple ingrat qui doute,
             Prit la mer, et la tint toute
             Un jour au creux de sa main !

IV

Tu n’es qu’un élément, mais moi, je suis un homme !
Tu fuis, et moi j’adore, ô stupide torrent !
Quoi ! tu ne sais donc pas le nom dont il se nomme ?
Quoi ! tu ne lis donc pas dans ton flot transparent ?
             Moi, je le lis sans nuages
             Dans le livre à mille pages
             Que la nature et les âges
             Déroulent incessamment ;
             Dans les syllabes divines
             Qui luisent sur les collines,
             Majuscules cristallines
Dont l’étoile l’imprime au bleu du firmament.

V

Ah ! si tu le savais, flot sans yeux et sans âme,
Tu ne t’enfuirais pas avec ces cris d’horreur,
Tu ne te fondrais pas comme l’eau sur la flamme,
Tu ne remplirais pas ces rocs de ta terreur !
             Tu courrais, de cime en cime,
             De sa gloire grandir l’hymne ;
             Tu t’étendrais dans l’abîme
             Comme un limpide miroir ;
             Et ses anges sur leur plume
             Lui feraient monter ta brume
             Comme l’encens qu’on allume
Monte en sentant le feu du creux de l’encensoir.

VI

Et des petits oiseaux l’harmonieuse troupe
Aux soupirs de tes bords viendrait s’unir en chœur,
Boirait ta goutte d’eau comme dans une coupe,
Et riderait ton sein d’un battement de cœur.
             Ton écume vagabonde,
             Le limon, la feuille immonde,
             Qui roulent avec ton onde,
             Ne terniraient plus tes flots ;
             Las de ta fuite insensée,
             Ta vague, en sa main bercée,
             Serait, comme ma pensée,
Tout lumière au dehors, au dedans tout repos !

VII

Et les enfants viendraient, penchés sur tes eaux vives,
Regarder ce que Dieu sous la vague accomplit,
Et le sacré vieillard qui me guide à tes rives
S’assoirait pour prier sur les fleurs de ton lit,
             Et de ses saisons passées
             Les images retracées
             Feraient jouer ses pensées
             Autour de ses cheveux blancs,
             Comme, quand l’hiver assiège
             Le chaume qui les protège,
             On voit dehors, sur la neige,
Au seuil de leurs maisons jouer de blonds enfants !

VIII

Mais tu ne me réponds que par des coups de foudre ;
Tu ne fais que du vent, de l’écume et du bruit ;
Ton flot semble pressé de se réduire en poudre
Et d’échapper au vent dont l’aile te poursuit !
             Cours donc où va le tonnerre,
             Et le tremblement de terre,
             Et l’aigle échappé de l’aire,
             Et le coursier qui dit : Va !
             Toutes choses insensées,
             Par un vague instinct chassées,
             Et qui semblent si pressées
             D’échapper à Jéhovah !

IX

Mais moi, l’enfant du Père, et que ce nom rassure,
Je m’y sens attiré d’un invincible aimant.
Ce nom chante pour moi dans toute la nature,
Et mon cœur sans repos le sait même en dormant.
             Ainsi, fatigué de veille,
             L’enfant de chœur qui sommeille,
             Du cierge, qu’ourdit l’abeille,
             Laisse vaciller le feu ;
             Sur le parvis qu’il traverse,
             En dormant sa main le berce :
             La torche en vain se renverse ;
La flamme se redresse et monte encore à Dieu !

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XV

Je montrai un jour, en revenant à la ville, ce petit cantique au vieux prêtre. Il ne put s’empêcher de dérider les plis toujours un peu sévères de sa bouche ; il applaudit même à deux ou trois de mes images, surtout à celle des saintes pensées des vieillards comparés à des enfants qui jouent en hiver sur la neige sans sentir le froid, et à celle de l’enfant de chœur assoupi qui laisse pencher le cierge sans que la flamme cesse de monter à Dieu.

Il me demanda de lui écrire plus correctement ce cantique pour le faire lire au père Debrosse, supérieur du collège, mais il ne le lut point à ses élèves dans la classe, sans doute de peur de manquer à la discipline antipoétique de nos leçons.

Les jésuites cependant en eurent connaissance ; ils m’en firent plusieurs fois compliment depuis pendant les récréations, et, après leur dispersion, on dut retrouver cette ébauche, parmi les papiers du père Debrosse, dans les balayures des greniers du collège.

Cette ébauche ne méritait pas un autre sort. La poésie se compose de trois choses : sentiment, peinture, musique. Dans ce cantique d’enfant, il n’y avait encore que de la musique et un peu de peinture ; le rythme m’enivrait déjà ; mais le rythme seul ressemble à ce chef d’orchestre qui bat la mesure avec son archet pendant les silences de la mélodie.

XVI

Cependant les aspects tour à tour riants ou grandioses qui se déroulaient à mes yeux d’enfant, pendant ces longues et muettes excursions de quatre ou cinq heures dans ce beau pays, avant-scène des Alpes me remplissaient l’imagination d’images d’autant plus imprimées en moi que le silence obstiné de mon guide me permettait moins de distractions. Il me rendait contemplateur par force.

Cette belle et pittoresque nature était comme un livre qu’on m’aurait contraint à lire pendant un certain nombre d’heures par jour, en déchiffrant tout seul le sens. Je n’étais que trop prédisposé à m’y absorber tout entier ; je m’y plongeais par tous mes sens, ciel sur ma tête, herbes et fleurs sous mes pieds, Alpes lointaines, Rhône rapide, cascades écumantes, horizons sinistres ou gracieux sous mes regards ; bruits des eaux, des feuilles, des oiseaux, des insectes à mes oreilles, ombres des forêts sur mon front ; odeurs enivrantes des prés fauchés du matin, séchant en meules sur les revers des coteaux ; bains d’air rafraîchissants ou attiédis qui rendaient à tous mes membres la première élasticité de l’enfance, sentiment d’une telle légèreté et d’une telle volatilisation de corps qu’il me semblait que la brise n’avait qu’à souffler pour m’emporter avec l’insecte ailé ou avec la feuille flottante dans l’océan bleu de l’air des montagnes circulant autour de moi.

Ces impressions auraient rendu le rocher poète. Je le devenais davantage chaque jour, mais je ne savais guère encore ce que c’était que la poésie.

Une lecture que nous fit exceptionnellement dans notre salle de rhétoriciens un de nos maîtres les plus aimés, le père Béquet, m’en apprit davantage que tous les vers classiques de Virgile ou d’Horace interprétés péniblement jusque-là. Je revois d’ici le lieu, la place, le jour et l’heure. Toutes les grandes lectures sont une date de l’existence !

XVII

Le père Béquet n’était nullement, comme le père Varlet, un cénobite pétrifié dans sa cellule par son austère piété ou comme le limaçon fossile dans sa coquille : c’était un homme du monde. Il était entré tard, et après une vie répandue, dans l’ordre ; il avait voulu recueillir la maturité de sa vie et utiliser à l’instruction littéraire de la jeunesse ses talents et ses goûts, goûts et talents d’un lettré accompli. La littérature était pour lui la moitié de l’existence : sa piété même était littéraire. Il croyait que l’esprit humain est comme la glace de cristal, et que plus on le polit, plus il reflète de divinité dans ses œuvres.

Nous l’aimions tous, surtout les plus grands et les plus lettrés d’entre nous. Il était plutôt pour nous un condisciple avancé en années qu’un maître. Ses conversations familières avec nous dans les jardins, pendant les heures de délassement, étaient les meilleures et les plus charmantes de ses leçons. Son goût raffiné tenait un peu de la douce et exquise mollesse de son caractère. Ce caractère était gracieusement exprimé sur sa physionomie. Son visage était presque toujours déridé, non par un rire bruyant et ouvert, mais par ce sourire fin et pensif qui semble relever sur les lèvres une demi-pensée et un demi-mot. On voyait que ce qu’il contemplait en lui-même était toujours bon, spirituel, agréable à lui et aux autres. Ses lèvres en avaient contracté un pli : c’était la réticence de la bonté qui médite un plaisir à faire ou une amabilité à dire.

Le seul défaut littéraire de cet excellent homme tenait à ses qualités de cœur et d’esprit : il y avait un peu d’effémination dans son goût et de fleurs dans son style. Il y a un genre d’ornementation gothique qu’on appelle le gothique fleuri ; le style du père Béquet était du français fleuri. On juge de son attrait pour M. de Chateaubriand, le grand génie de cette magnifique corruption du style.

XVIII

M. de Chateaubriand venait de faire paraître alors le Génie du Christianisme. Le siècle militaire incarné dans Bonaparte allait s’incarner littérairement dans cet écrivain ; tout était réaction en France depuis la caserne jusqu’aux académies. Il fallait un décorateur du passé qu’on voulait faire revivre et régner sous ses deux formes de trône absolu et d’autel populaire ; l’auteur du Génie du Christianisme, grand poète qui cherchait un poème, s’offrit avec ses magiques pinceaux. Il fit un prodige d’imagination, il éblouit et il enchanta le monde avec son livre, il fut le génie des Ruines, tout paré de fleurs sépulcrales, de souvenirs, de traditions, de mystères, de sentiment, opposant le cœur à l’esprit, et reconstruisant le vieux temple avec ses débris ; il fut l’Esdras du christianisme après la captivité de Babylone.

Le gouvernement le favorisait sous main ; M. de Fontanes était le lien caché entre le trône nouveau et l’antique autel. Ami et patron de M. de Chateaubriand, il présentait le poète au soldat. Le soldat et le poète s’entendirent au premier mot.

On a prétendu qu’il y avait eu antagonisme de nature et de tendance entre ces deux hommes du passé, Bonaparte et M. de Chateaubriand : rien n’est plus faux ; ces deux hommes s’entendaient à merveille alors. Refaites-moi un temple avec votre poésie, disait le consul au poète, je vous referai un trône avec mon épée. Et le Génie du Christianisme ne tarda pas à paraître.

Le poète, récompensé par le consul, ne fut nullement retenu alors par le royalisme qu’il manifesta depuis pour les Bourbons ; il entra hardiment par un emploi diplomatique à Rome, et ensuite dans le Valais, dans la fortune de Bonaparte.

Bonaparte, devenu Napoléon, fut présenté comme un nouveau Cyrus au monde, dans l’exorde du discours à l’Académie française de M. de Chateaubriand.

Les jésuites, très favorisés alors par l’empire et par le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, saluèrent le Génie du Christianisme avec moins d’enthousiasme que le parti de l’empire et que le parti royaliste ne l’avaient salué ; ils ne se dissimulèrent pas que le secours apporté en apparence par ce livre à la religion était un secours dangereux, plus poétique que chrétien, et que les sensualités d’images et de cœur par lesquelles l’écrivain alléchait, pour ainsi dire, les âmes, étaient au fond très opposées à l’orthodoxie littérale et à la sévérité morale de dogme et de l’esprit chrétien. Mais, tout en élaguant très prudemment du livre les parties romanesques ou passionnées trop propres à allumer ou à efféminer les passions précoces de leur jeunesse, ils le laissèrent circuler à demi-dose dans leurs collèges. Un abrégé en deux volumes, épuré d’Atala, de René et de plusieurs autres chapitres trop remuants pour des âmes déjà émues, furent mis par eux dans les mains de leurs maîtres d’étude. À titre de professeur de belles-lettres, le père Béquet posséda le premier exemplaire. Il était trop ravi pour renfermer en lui-même son ivresse, et trop communicatif pour ne pas nous associer à son bonheur.

XIX

Un jour de printemps, les rayons du soleil de mai entraient avec les senteurs des jardins et des prés par la fenêtre ouverte de sa classe, au rez-de-chaussée ; la sève rajeunie de la saison circulait dans nos veines comme dans les plantes ; ces lueurs, ces odeurs, ces bourdonnements d’insectes, ces parfums de la campagne apportés par les bouffées du vent tiède appelaient toutes nos pensées au dehors.

Je ne sais quel vague ennui, phénomène ordinaire du printemps sur les hommes sédentaires, se trahissait en nous par l’inattention, les nonchalances d’attitude, les bâillements mal contenus sur les bancs de bois de la salle. Le père Béquet lui-même, très indulgent de sa nature, semblait atteint comme nous de cette sorte de somnolence générale ; il nous lisait et nous commentait, sans goût et sans verve, je ne sais quels vers ou quelle prose des livres classiques dont les images et les pensées étaient aussi usées pour lui et pour nous que le parchemin taché d’encre de nos livres d’étude.

Un autre livre broché en papier de couleur était fermé sous son bras, entre son habit noir et son coude ; on voyait qu’il y pensait malgré lui ; son regard, distrait de ses textes grecs et latins ouverts sur le pupitre de sa chaire, se détournait involontairement et tombait obliquement sur le livre pressé contre son cœur.

Nous-mêmes nous regardions avec curiosité ce livre, dont la couverture inusitée excitait notre étonnement. Nous avions comme le pressentiment ou comme l’attente de quelque chose d’extraordinaire contenu dans ce mystérieux volume.

XX

Tout à coup le père Béquet ferma ses livres grecs et latins. Il nous dit que la classe était finie par exception pour cette matinée, mais que, pour remplir plus agréablement l’heure qui nous restait encore avant la sortie, il allait nous faire une lecture dans un livre mondain qui venait de paraître, et dont l’auteur, inconnu jusque-là, s’appelait Chateaubriand.

Ce petit prologue, prononcé avec l’accent d’un homme qui annonce une bonne nouvelle à son auditoire et qui fait entendre plus qu’il ne dit, réveilla tout à coup notre attention. La sérénité du jour de fête entrant par la fenêtre grillée de la classe, le chant des oiseaux sous la charmille, l’espoir d’aller bientôt nous-mêmes respirer librement dans ces allées l’air du printemps, nous prédisposaient au plaisir. Nous fermâmes donc nos livres d’études dans nos pupitres, et, les coudes appuyés sur la table, la tête dans nos mains, nous prîmes l’attitude des disciples qui écoutent le maître dans le tableau de l’École d’Athènes de Raphaël.

« Mes amis, nous dit alors le bon professeur, je vais faire une chose inusitée, peut-être répréhensible, je vais tenter sur vos esprits une épreuve de goût ; je vais voir si l’impression qu’un livre tout moderne m’a faite ce matin en parcourant ses pages est une illusion de la nouveauté, ou si c’est une admiration légitime et motivée pour des images et pour un style aussi réellement beaux que l’antique où nous cherchons ensemble le beau. Écoutez avec attention les pages que je vais vous lire ; recueillez bien vos impressions et vos jugements ; je vous interrogerai ensuite sur vos propres sentiments, et je vous donnerai pour sujet de composition demain l’analyse raisonnée de ces pages. Ceux d’entre vous qui préfèrent, à cause de leur âge plus tendre, les promenades et les jeux de cette belle matinée à des délassements d’esprit peuvent se retirer ; les autres resteront librement avec moi pour jouir d’autres plaisirs. »

La foule s’élança dans les jardins avec des cris de joie qui se confondirent avec les gazouillements des oiseaux libres des charmilles ; huit ou dix adolescents des plus âgés ou des plus lettrés restèrent, retenus par la confiance qu’ils avaient dans le goût délicat du maître et par leur attrait déjà prononcé pour les plaisirs d’esprit. J’étais du nombre ; mes deux rivaux et mes deux amis, Louis de V. et Aymon de V., se groupèrent avec moi au pied de la chaire. Nous étions tout regard et toute oreille pour le phénomène promis.

XXI

« Il est un Dieu », commença le maître d’un accent solennel qui tenait à la fois du prêtre et du poète, « il est un Dieu ! Les herbes de la vallée et les cèdres de la montagne le bénissent, l’insecte bourdonne ses louanges, l’éléphant le salue au lever du jour, l’oiseau le chante dans le feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l’océan déclare son immensité. L’homme seul a dit : Il n’y a point de Dieu.

« Il n’a donc jamais, celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel, ou dans son bonheur abaissé ses regards vers la terre ? La nature est-elle si loin de lui qu’il ne l’ait pu contempler, ou la croit-il le simple résultat du hasard ? Mais quel hasard a pu contraindre une nature si désordonnée et si rebelle à s’arranger dans un ordre si parfait ? On pourrait dire que l’homme est la pensée manifestée de Dieu, et que l’univers est son imagination rendue sensible. Ceux qui ont admis la beauté de la nature comme preuve d’une intelligence supérieure auraient dû faire remarquer une chose qui agrandit prodigieusement la sphère des merveilles : c’est que le mouvement et le repos, les ténèbres et la lumière, les saisons, la marche des astres, qui varient les décorations du monde, ne sont pourtant successifs qu’en apparence et sont permanents en réalité. La scène qui s’efface pour nous se colore pour un autre peuple ; ce n’est pas le spectacle, c’est le spectateur qui change. Ainsi Dieu a su réunir dans son ouvrage la durée absolue et la durée progressive. La première est placée dans le temps, la seconde dans l’étendue ; par celle-là les grâces de l’univers sont unes, infinies, toujours les mêmes ; par celle-ci elles sont multiples, finies et renouvelées : sans l’une il n’y eût point eu de grandeur dans la création ; sans l’autre il y eût eu monotonie.

« Ici le temps se montre à nous sous un rapport nouveau ; la moindre de ses fractions devient un tout complet, qui comprend tout, et dans lequel toutes choses se modifient, depuis la mort d’un insecte jusqu’à la naissance d’un monde : chaque minute est en soi une petite éternité. Réunissez donc en ce moment, par la pensée, les plus beaux accidents de la nature ; supposez que vous voyez à la fois toutes les heures du jour et toutes les saisons, un matin de printemps et un matin d’automne, une nuit semée d’étoiles et une nuit couverte de nuages, des prairies émaillées de fleurs, des forêts dépouillées par les frimas, des champs dorés par les moissons : vous aurez alors une idée juste du spectacle de l’univers. Tandis que vous admirez ce soleil, qui se plonge sous les voûtes de l’occident, un autre observateur le regarde sortir des régions de l’aurore. Par quelle inconcevable magie ce vieil astre, qui s’endort fatigué et brûlant dans la poudre du soir, est-il dans ce moment même ce jeune astre qui s’éveille humide de rosée, dans les voiles blanchissants de l’aube ? À chaque moment de la journée, le soleil se lève, brille à son zénith et se couche sur le monde ; ou plutôt nos sens nous abusent, et il n’y a ni orient, ni midi, ni occident vrai : tout se réduit à un point fixe d’où le flambeau du jour fait éclater à la fois trois lumières en une seule substance. Cette triple splendeur est peut-être ce que la nature a de plus beau ; car, en nous donnant l’idée de la perpétuelle magnificence et de la toute-puissance de Dieu, elle nous montre aussi une image éclatante de sa glorieuse Trinité.

« Conçoit-on bien ce que serait une scène de la nature si elle était abandonnée au seul mouvement de la matière ? Les nuages, obéissant aux lois de la pesanteur, tomberaient perpendiculairement sur la terre ou monteraient en pyramides dans les airs ; l’instant d’après, l’atmosphère serait trop épaisse ou trop raréfiée pour les organes de la respiration ; la lune, trop près ou trop loin de nous, tour à tour serait invisible, tour à tour se montrerait sanglante, couverte de taches énormes, ou remplissant seule de son orbe démesuré le dôme céleste. Saisie comme d’une étrange folie, elle marcherait d’éclipse en éclipse, ou, se roulant d’un flanc sur l’autre, elle découvrirait enfin cette autre face que la terre ne connaît pas. Les étoiles sembleraient frappées du même vertige ; ce ne serait plus qu’une suite de conjonctions effrayante : tout à coup un signe d’été serait atteint par un signe d’hiver ; le Bouvier conduirait les Pléiades, et le Lion rugirait dans le Verseau ; là des astres passeraient avec la rapidité de l’éclair ; ici ils pendraient immobiles ; quelquefois, se pressant en groupes, ils formeraient une nouvelle Voie lactée ; puis, disparaissant tous ensemble et déchirant le rideau des mondes, selon l’expression de Tertullien, ils laisseraient apercevoir les abîmes de l’éternité.

« Mais de pareils spectacles n’épouvanteront pas les hommes avant le jour où Dieu, lâchant les rênes de l’univers, n’aura besoin pour le détruire que de l’abandonner. »

XXII

…… Nous étions déjà sous le charme de cette langue où les images dont nous ne pouvions pas contester la justesse se pressaient au fond de nous aussi nombreuses et aussi vagues que les étoiles dans la Voie lactée. Le maître sourit et reprit :

« La nature a ses temps de solennité, pour lesquels elle convoque des musiciens des différentes régions du globe. On voit accourir de savants artistes avec des sonates merveilleuses, des vagabonds troubadours qui ne savent chanter que des ballades à refrain, des pèlerins qui répètent mille fois les couplets de leurs longs cantiques. Le loriot siffle, l’hirondelle gazouille, le ramier gémit : le premier, perché sur la plus haute branche de l’ormeau, défie notre merle, qui ne le cède en rien à cet étranger ; la seconde, sous un toit hospitalier, fait entendre son ramage confus ainsi qu’au temps d’Évandre ; le troisième, caché dans le feuillage d’un chêne, prolonge ses roucoulements semblables aux sons onduleux d’un cor dans les bois. Enfin le rouge-gorge répète sa petite chanson sur la porte de la grange, où il a placé son gros nid de mousse. Mais le rossignol dédaigne de perdre sa voix au milieu de cette symphonie : il attend l’heure du recueillement et du repos, et se charge de cette partie de la fête qui se doit célébrer dans les ombres. »

Ici nouveau silence de nos haleines à peine entendues ; puis vint la page du rossignol, aussi mélodieuse que l’oiseau.

« Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées ; lorsque les forêts se taisent par degrés, que pas une feuille, pas une mousse ne soupire, que la lune est dans le ciel, que l’oreille de l’homme est attentive, le premier chantre de la création entonne ses hymnes à l’Éternel. D’abord ils frappent l’écho des brillants éclats du plaisir : le désordre est dans ses chants ; il saute du grave à l’aigu, du doux au fort ; il fait des poses ; il est lent, il est vif : c’est un cœur que la joie enivre, un cœur qui palpite sous le poids de l’amour. Mais tout à coup la voix tombe, l’oiseau se tait. Il recommence ! Que ses accents sont changés ! quelle tendre mélodie ! Tantôt ce sont des modulations languissantes quoique variées ; tantôt c’est un air un peu monotone comme celui de ces vieilles romances françaises, chefs-d’œuvre de simplicité et de mélancolie. Le chant est aussi souvent la marque de la tristesse que de la joie. L’oiseau qui a perdu ses petits chante encore ; c’est encore l’air du temps du bonheur qu’il redit, car il n’en sait qu’un ; mais, par un coup de son art, le musicien n’a fait que changer la clef, et la cantate du plaisir est devenue la complainte de la douleur.

« Ceux qui cherchent à déshériter l’homme, à lui arracher l’empire de la nature, voudraient bien prouver que rien n’est fait pour nous. Or le chant des oiseaux, par exemple, est tellement commandé pour notre oreille, qu’on a beau persécuter l’hôte des bois, ravir leurs nids, les poursuivre, les blesser avec des armes ou dans des pièges, on peut les remplir de douleur, mais on ne peut les forcer au silence. En dépit de nous il faut qu’ils nous charment, il faut qu’ils accomplissent l’ordre de la Providence. Esclaves dans nos maisons, ils multiplient leurs accords : il y a sans doute quelque harmonie cachée dans le malheur, car tous les infortunés sont enclins au chant. Enfin, que des oiseleurs, par un raffinement barbare, crèvent les yeux à un rossignol : sa voix n’en devient que plus mélodieuse. Cet Homère des oiseaux gagne sa vie à chanter, et compose ses plus beaux airs après avoir perdu la vue. “Démodocus”, dit le poète de Chio en se peignant sous les traits du chantre des Phéaciens, “était le favori de la muse ; mais elle avait mêlé pour lui le bien et le mal, et l’avait rendu aveugle en lui donnant la douceur des chants.” »

XXIII

Une exclamation d’enthousiasme éclata dans tout le jeune auditoire ; le père Béquet, qui s’était attendri, reprit sa voix virile en poursuivant la page.

« L’oiseau », continua-t-il à lire, « semble le véritable emblème du chrétien ici-bas : il préfère, comme le fidèle, la solitude au monde, le ciel à la terre, et sa voix bénit sans cesse les merveilles du Créateur.

« Il y a quelques lois relatives aux cris des animaux, qui, ce nous semble, n’ont point encore été observées, et qui mériteraient bien de l’être. Le divers langage des hôtes du désert nous paraît calculé sur la grandeur ou le charme du lieu où ils vivent et sur l’heure du jour à laquelle ils se montrent. Le rugissement du lion, fort, sec, âpre, est en harmonie avec les sables embrasés où il se fait entendre, tandis que le mugissement de nos bœufs charme les échos champêtres de nos vallées ; la chèvre a quelque chose de tremblant et de sauvage dans la voix, comme les rochers et les ruines où elle aime à se suspendre ; le cheval belliqueux imite les sons grêles du clairon, et, comme s’il sentait qu’il n’est pas fait pour les soins rustiques, il se tait sous l’aiguillon du laboureur et hennit sous le frein du guerrier. La nuit, tour à tour charmante ou sinistre, a le rossignol et le hibou ; l’un chante pour le zéphyre, les bocages, la lune, les amants, l’autre pour les vents, les vieilles forêts, les ténèbres et les morts. Enfin presque tous les animaux qui vivent de sang ont un cri particulier, qui ressemble à celui de leurs victimes. L’épervier glapit comme le lapin et miaule comme les jeunes chats ; le chat lui-même a une espèce de murmure semblable à celui des petits oiseaux de nos jardins ; le loup bêle, mugit ou aboie ; le renard glousse ou crie ; le tigre a le mugissement du taureau, et l’ours marin une sorte d’affreux râlement, tel que le bruit des récifs battus des vagues où il cherche sa proie. Cette loi est fort étonnante, et cache peut-être un secret terrible. Observons que les monstres parmi les hommes suivent la loi des bêtes carnassières. Plusieurs tyrans ont eu des traces de sensibilité sur le visage et dans la voix, et ils affectaient au dehors le langage des malheureux qu’ils songeaient intérieurement à déchirer. Néanmoins la Providence n’a point voulu qu’on s’y méprît tout à fait, et, pour peu qu’on examine de près les hommes féroces, on trouve sous leurs feintes douceurs un air faux et dévorant, mille fois plus hideux que leur furie. »

XXIV

Nous frémissions. Bientôt nous sourîmes de nouveau aux suaves peintures de l’industrie des oiseaux, si supérieurement décrite depuis par Audubon, Wilson, Toussenel, madame Michelet, ces historiographes de l’intelligence et de l’amour des animaux.

« Une admirable providence se fait remarquer dans les nids des oiseaux ; on ne peut contempler sans être attendri cette bonté divine qui donne l’industrie au faible et la prévoyance à l’insouciant.

« Aussitôt que les arbres ont développé leurs fleurs, mille ouvriers commencent leurs travaux : ceux-ci portent de longues pailles dans le trou d’un vieux mur, ceux-là maçonnent des bâtiments aux fenêtres d’une église, d’autres dérobent un crin à une cavale ou le brin de laine que la brebis a laissé suspendu à la ronce. Il y a des bûcherons qui croisent des branches dans la cime d’un arbre ; il y a des filandières qui recueillent la soie sur un chardon. Mille palais s’élèvent, et chaque palais est un nid ; chaque nid voit des métamorphoses charmantes : un œuf brillant, ensuite un petit couvert de duvet. Ce nourrisson prend des plumes ; sa mère lui apprend à se soulever sur sa couche. Bientôt il va se pencher sur le bord de son berceau, d’où il jette un premier coup d’œil sur la nature. Effrayé et ravi, il se précipite parmi ses frères, qui n’ont point encore vu ce spectacle ; mais, rappelé par la voix de ses parents, il sort une seconde fois de sa couche, et ce jeune roi des airs, qui porte encore la couronne de l’enfance autour de sa tête, ose déjà contempler le vaste ciel, la cime ondoyante des pins et les abîmes de verdure au-dessous du chêne paternel. Et pourtant, tandis que les forêts se réjouissent en recevant leur nouvel hôte, un vieil oiseau qui se sent abandonné de ses ailes vient s’abattre auprès d’un courant d’eau ; là, résigné et solitaire, il attend tranquillement la mort au bord du même fleuve où il chanta ses amours, et dont les arbres portent encore son nid et sa postérité harmonieuse.

« C’est ici le lieu de remarquer une autre loi de la nature. Dans la classe des petits oiseaux, les œufs sont ordinairement peints de la couleur dominante du mâle. Le bouvreuil niche dans les aubépines, dans les groseilliers et dans les buissons de nos jardins ; ses œufs sont ardoisés comme la chape de son dos. Nous nous rappelons avoir trouvé une fois un de ces nids dans un rosier ; il ressemblait à une conque de nacre, contenant quatre perles bleues ; une rose pendait au-dessus, toute humide. Le bouvreuil mâle se tenait immobile sur un arbuste voisin comme une fleur de pourpre et d’azur. Ces objets étaient répétés dans l’eau d’un étang avec l’ombrage d’un noyer qui servait de fond à la scène, et derrière lequel on voyait se lever l’aurore. Dieu nous donna, dans ce petit tableau, une idée des grâces dont il a paré la nature…… »

XXV

L’heure sonna trop prompte à la lugubre horloge de la chapelle : nous aurions voulu que le temps n’eût plus d’heures ; le grand peintre d’impressions et le grand musicien de phrases nous avait enlevé le sentiment du temps écoulé. Le livre était fermé que nous lui demandions encore des pages. Nous remerciâmes le maître de nous avoir fait anticiper ainsi sur le plaisir que nous nous promettions, en sortant, à la fin de l’année d’études, de lire à satiété ces volumes. Ces quelques gouttes n’avaient fait qu’irriter notre soif. Nous n’eûmes pas d’autre entretien tout le reste du jour ; nous en rêvâmes la nuit ; nous en recherchâmes les mélodies de pensées dans notre mémoire au réveil. De ce moment le nom de M. de Chateaubriand fut une fascination pour nous ; il remplit notre esprit d’un éblouissement d’images et notre oreille d’un enivrement de musique qui nous donnait le vertige de la poésie. Il fit le même effet sur Béranger plus avancé en âge.

Pourquoi ? Parce qu’indépendamment des beautés réelles de ce style, ce style était neuf, et qu’il y a dans la nouveauté une primeur de sensations qui est à elle seule une beauté littéraire. De même que chaque peuple, chaque civilisation et chaque siècle portent leurs pensées, ils portent aussi leur style. M. de Chateaubriand nous révélait le style du dix-neuvième siècle : style composite, comme le genre d’architecture auquel on applique ce nom ; style qui mêle tous les genres, qui associe le raisonnement, l’éloquence, l’élégie, le lyrisme, la peinture, la poésie, et qui recouvre le tout d’un vernis magique de paroles musicales pour faire illusion souvent sur le peu de solidité du fond.

XXVI

Aussi les œuvres de M. de Chateaubriand furent-elles un des premiers livres sur lesquels nous nous précipitâmes comme sur la proie de nos imaginations à la fin de nos études, en rentrant dans les bibliothèques de famille. Je dirai ailleurs, en examinant le mérite de ce grand prestidigitateur de style, ce que René et Atala, les Martyrs donnèrent de délires à mon imagination ; mais je dois dire aussi que, dès ces premières lectures au collège, tout en étant plus ému peut-être qu’aucun autre de mes condisciples de la peinture, de la musique et surtout de la mélancolie de ce style, je fus plus frappé que tout autre aussi du défaut de raisonnement, de naturel et de simplicité qui caractérisait malheureusement ces belles œuvres. Je me souviens qu’un jour, assis avec quatre de ces condisciples sur un tronc d’arbre au bord du Rhône, nous lûmes pendant toute la récréation quelques chapitres du Génie du Christianisme et que nous en fûmes émus jusqu’aux larmes d’admiration. Quand le livre fut fermé, nous nous interrogeâmes les uns les autres sur nos impressions réfléchies ; tout le monde s’écria que c’était le plus beau des livres qui fût jamais tombé sous nos yeux dans le cours de nos lectures. — Et toi ? me demandèrent mes camarades. — Moi, répondis-je, je pense comme vous ; c’est bien beau, mais ce n’est pas du vrai beau encore. — Et pourquoi ? ajoutent-ils. — Parce que c’est trop beau, répondis-je, parce que la nature y disparaît trop sous l’artifice, parce que cela enivre au lieu de toucher, et s’il faut tout vous dire en un mot, ajoutai-je, parce que les larmes que nous venons de verser en lisant ces pages sont des larmes de nos nerfs et non pas des larmes de nos cœurs.

Mes amis se récrièrent alors sur la sévérité de ce jugement précoce, qu’ils ont ratifié depuis ; ils m’ont rappelé bien souvent plus tard cette précocité de bon sens qui se laissait séduire, mais qui ne se laissait pas tromper par ce grand génie de décadence.

Cependant M. de Chateaubriand fut certainement une des mains puissantes qui m’ouvrirent dès mon enfance le grand horizon de la poésie moderne.

XXVII

Les poètes antipoétiques du dix-huitième siècle, Voltaire, Dorat, Parny, Delille, Fontanes, La Harpe, Boufflers, versificateurs spirituels de l’école dégénérée de Boileau, furent ensuite mes modèles dépravés, non de poésie, mais de versification. J’écrivis des volumes de détestables élégies amoureuses avant l’âge de l’amour, à l’imitation de ces faux poètes.

André Chénier n’avait pas encore été recueilli en volume ; je n’en connaissais que la sublime et divine élégie de la Jeune Captive, citée en partie par M. de Chateaubriand.

Bien qu’André Chénier, dans son volume de vers, ne soit qu’un Grec du paganisme, et par conséquent un délicieux pastiche, un pseudo-Anacréon d’une fausse antiquité, l’élégie de la Jeune Captive avait l’accent vrai, grandiose et pathétique de la poésie de l’âme. L’approche de la mort, qui attendait le poète à la porte de sa prison sur l’échafaud, avait changé le diapason de ce jeune Grec en diapason moderne. L’amour et la mort sont deux grandes muses ; grâce à leur inspiration réunie, la manière trop attique d’André Chénier était devenue du pathétique. Ces vers avaient coulé, non plus de son imagination, mais de son cœur, avec ses larmes. Voilà le secret de cette élégie tragique de la Jeune Captive, qui ne ressemble en rien à cette famille d’élégies grecques que nous avons lues plus tard dans ses œuvres.

XXVIII

Je m’écriai tout de suite en la lisant : Voilà le poète ! Cette révélation donna malgré moi le ton à plusieurs des essais de poésie vague et informe que j’écrivais au hasard dans mes heures d’adolescence.

On en retrouvera quelque trace dans l’élégie intitulée la Fille du pêcheur, qui n’a jamais été ni achevée ni publiée par moi. Je l’achève et je la publie ici pour la première fois. On a lu avec indulgence une page en prose de mes Confidences sous le nom de Graziella. J’ai dit, dans cette demi-confidence de première jeunesse, que, pendant notre séjour dans l’île, j’écrivais de temps en temps des vers mentalement adressés à la charmante fille du pêcheur, bien qu’elle ignorât ce que c’était que des vers et dans quelle langue ces vers étaient écrits. La Fille du pêcheur est une de ces élégies que j’esquissai au crayon sous le figuier et sous la treille dorée par le soleil de l’île ; on y retrouvera, à travers les réminiscences grecques de Théocrite et d’Anacréon, quelque pressentiment d’André Chénier, mais avant que la muse d’André Chénier eût pleuré, et quand elle jouait encore sur le sable de la mer d’Ionie avec les bas-reliefs et les débris des Vénus grecques roulés par les flots.

La Fille du pêcheur.
Graziella.

I

Quand ton front brun fléchit sous la cruche à deux anses
Où tu rapportes l’eau du puits pour le gazon ;
Quand, la nuit, aux lueurs de la lune, tu danses
Sur le toit aplati de la blanche maison,
Et que ton frère enfant, pour marquer la cadence,
Pinçant d’un ongle aigu les cordes de laiton,
Fait gronder la guitare ainsi qu’un hanneton,
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

II

L’autre jour je te vis (tu ne me voyais pas) ;
Tu portais sur ton front ta cruche toute pleine ;
Son poids de tes pieds nus rapetissait les pas,
Et la pente escarpée essoufflait ton haleine.
Un vieillard en sueur montait par le chemin
(Un frère mendiant qui glane sur la terre) ;
Il rapportait le pain et l’huile au monastère.
Il s’approcha de toi, son rosaire à la main ;
Toi tu compris sa soif et t’arrêtas soudain.
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

III

Avant qu’il eût parlé, tu lisais sa requête ;
Tu levas tes deux bras, anses de ton beau corps ;
Tu descendis la cruche au niveau de sa tête,
Et du vase incliné tu lui tendis les bords.
Il y but à longs traits, en relevant sa manche.
Il regardait ton front de honte coloré,
Et l’eau que le bouquet de tamarisque étanche
Ruisselait de sa lèvre et de sa barbe blanche,
Comme à travers les joncs s’égoutte l’eau d’un pré.
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

IV

Moi, cependant, caché par la vigne et l’érable,
Je regardais, muet, la scène d’Orient,
L’ombre que ce beau groupe allongeait sur le sable,
Ton visage confus, le vieillard souriant ;
Il te donna, pour prix de ta cruche d’eau pure,
Un chapelet de grains colorés de carmin,
Une croix de laiton, qui battait sa ceinture ;
Et toi, courbant ton cou sous sa manche de bure,
Tu plias les genoux et tu baisas sa main.
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

V

Je retenais de peur mon haleine insensible ;
Je pensais voir en toi sous ces cieux éclatants
Une apparition d’Homère ou de la Bible :
La Jeunesse au cœur d’or faisant l’aumône au Temps !
Ou quelque parabole empreinte d’Évangile :
La Charité, dont l’âme est l’unique joyau,
Au Dieu qui du même œil voit l’opale ou l’argile
Donnant mille trésors dans une goutte d’eau !…
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

VI

Ah ! que ne suis-je né pêcheur comme ton frère ?
Que n’ai-je eu pour berceau ces récifs inconnus ?
Pour berceuse la mer dont l’écume légère
Trempe ce sable tiède où plongent tes pieds nus ?
Que n’ai-je eu pour jouet et pour seul héritage
La barque, l’aviron, la mer creuse, et la plage
Où le soir, quand la proue accoste le rivage,
Le filet, tout gonflé d’écaille au jour changeant,
Tombe lourd sur la grève, avec un son d’argent ?
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

VII

Sans sonder l’horizon qui s’enfuit sous la brume,
Sans rêver au-delà je ne sais quel grand sort,
Dans ton île, au soleil toute enceinte d’écume,
Aucun de mes désirs n’en passerait le bord.
N’est-ce donc pas assez, belle enfant de ces treilles,
De te voir tous les jours, et puis de te revoir
Tantôt suçant tes doigts de l’ambre des abeilles,
Tantôt cousant la voile, ou tressant les corbeilles
Pour porter à deux mains la feuille au chevreau noir ?
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

VIII

Ou bien sous le figuier, de son sucre prodigue,
Assise sur le toit entre l’ombre et le fruit,
Éplucher en automne et retourner la figue
Que le vent de mer sale et que le soleil cuit ?
Ou quand le grand filet, fatigué par la pêche,
S’étend d’un arbre à l’autre et sur la grève sèche,
Jeune Parque tenant le fil et le ciseau,
Pour renouer la maille où l’écueil a fait brèche,
Entrevue à demi derrière ce réseau,
Passer et repasser comme une ombre sous l’eau ?
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

IX

Ou sur le bord moussu de la fontaine obscure
T’asseoir, te croyant seule, à la fin du soleil,
Comme un moineau son cou, lisser ta chevelure,
Dans tes petites mains prendre ton pied vermeil,
En laver d’un bain froid la blessure amortie,
Arracher de la peau l’épine des cactus,
Ou le dard de l’abeille, ou la dent de l’ortie,
Et d’une gouttelette avec elle sortie
Teindre d’un peu de sang la fleur d’or du lotus ?
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

X

Sous la grotte où jaillit le seul ruisseau d’eau douce,
Une figure en marbre est taillée au ciseau,
Vierge ou nymphe, on ne sait ; de sa conque de mousse
Un triton sur ses pieds verse une nappe d’eau ;
Dans l’une de ses mains un petit poisson joue ;
Dans l’autre un coquillage, enfant du bord amer,
Tout près de son oreille est collé sur sa joue
Comme pour lui chanter les chansons de la mer.
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

XI

De lichens et de joncs sordidement vêtue,
De ses habits mouillés le flot s’égoutte en vain ;
Dans ses haillons verdis la charmante statue
Sous l’outrage du sort conserve un front divin ;
Le filet de cristal que sa robe distille
Abreuve le pasteur, l’enfant, le matelot,
Fait boire l’oranger dans les ravins de l’île,
Et, quand il a rempli mille cruches d’argile,
Va jusque dans la mer se perdre à petit flot.
Jeune fille aux longs yeux, sais-tu ce que je pense ?

XII

Eh bien ! je crois te voir dans cet humble symbole,
Toi, source de mon cœur !… Quand tes filets pliés
Dégouttent d’eau de mer sur ton bras, où les colle
L’écume du récif qui te blanchit les piés ;
Ou bien quand tes cheveux, que la lame épouvante,
Battant ta maigre épaule, aiment à s’y jouer
Avec le flot qui monte, avec la mer qui vente,
Et que, tes bras levés, comme une urne vivante,
Tes deux mains à ton front veulent les renouer !
Jeune fille aux longs yeux, c’est à toi que je pense !

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C’est ainsi que d’abord la nature, puis l’imagination, puis la piété, puis l’amour me donnèrent les premiers instincts, puis les premières leçons de poésie. Je n’ai jamais eu une pensée dont je ne retrouve la racine dans un sentiment ; tout vient du cœur : nascuntur poetæ . J’ai trouvé l’autre jour cette inscription au crayon, et signée seulement d’une initiale, sur la vieille porte vermoulue de ma maison de village, à Milly. L’anonyme a raison, les poètes y naissent, et puissent-ils aussi y mourir !…

Lamartine.