Autour de l’Académie
M. Paul
La statistique démontre qu’il meurt deux académiciens et demi par an.
M. Pierre
C’est une belle science. Mais nous n’avons perdu cette année que Boylesve et Richepin.
M. Paul
Il y a donc un demi-académicien de trop, et qui vit en fraude.
M. Pierre
Très bien calculé, mais je crois qu’il y en a beaucoup plus que cela qui sont de trop à l’Académie, du moins si le talent…
M. Paul
Toujours dans le bleu ! Il ne s’agit pas de cela.
M. Pierre
De quoi s’agit-il ?
M. Paul
L’Académie est un salon, c’est-à-dire un endroit où il est de mauvais goût de se faire remarquer.
M. Pierre
Les meilleurs académiciens sont donc ceux dont on ne se rappelle jamais le nom ?
M. Paul
Parfaitement ! De même que le véritable homme du monde est celui qui n’a jamais d’opinion sur rien.
M. Pierre
Cependant Victor Hugo, Lamartine, Renan, Taine…
M. Paul
… En furent, c’est entendu. Quelques hommes de lettres y sont tolérés. Mais ils doivent promettre d’être bien sages.
M. Pierre
Il me semble qu’Anatole France ne se gêna pas.
M. Paul
Aussi lui fit-on si grise mine qu’il ne reparut plus pendant des années.
M. Pierre
Il revint un jour.
M. Paul
Afin de voter pour Barthou. Barthou représentait quelque chose à la Chambre et dans les Basses-Pyrénées.
M. Pierre
Pourtant Léon Bérard…
M. Paul
Il était du même département et aurait fait double emploi. Marcel Prévost vous a expliqué que l’Académie était une carte d’échantillons des diverses élites sociales.
M. Pierre
Est-ce que cela donne une chance à Herriot ?
M. Paul
Sans doute. L’obstacle, c’est qu’il n’est que du Rhône. Lorrain, son élection serait faite. Tout dépendra de ce qu’on pense à l’Académie de son avenir politique.
M. Pierre
Et de son livre sur la Forêt normande ?
M. Paul
C’est un bon livre. Il pourrait lui nuire. Herriot a un meilleur atout en main. Il s’occupe d’améliorer le régime de l’impôt sur le revenu pour les écrivains.
M. Pierre
Qu’importe, puisque vous prétendez que la plupart des académiciens n’écrivent pas ?
m. Paul
Ils n’en tiennent que davantage à paraître intéressés dans la question.
M. Pierre
Quelle infamie que cet impôt sur le revenu, qui frappe durement le travail, et le plus sacré de tous ! qui obligerait Banville à faire des chiffres comme Rothschild ! qui réduit les poètes, les penseurs et les artistes à tenir une comptabilité comme des publicains.
M. Paul
Pour une fois, je suis de votre avis. Mais vous n’y changerez rien. Les politiciens n’ont cure des intellectuels, ou, quand ils y pensent, ils les détestent.
M. Pierre
Je m’effraye de pareils propos dans la bouche d’un esprit exact, dirait M. Prudhomme.
M. Paul
Il faut voir clair dans ce qui est. N’oublions pas, d’ailleurs, que beaucoup d’intellectuels sont dispensés d’additions et d’impôt global ou cédulaire, parce qu’ils gagnent moins que des terrassiers.
M. Pierre
Est-ce juste ?
M. Paul
S’il y a des passions, la justice en est une et des plus déréglées, disait Moréas.
M. Pierre
Je comprends pourquoi ce qui se passe à l’Académie ne vous indigne point.
M. Paul
Je tâche de rester calme, et je me contente d’en rire.
M. Pierre
Ah ! vous voyez bien ! Au fond, c’est la même chose.
M. Paul
Peut-être. Mais c’est plus hygiénique. Et la comédie académique est assurément une des plus drôles.
M. Pierre
Vous ne bouillez pas d’une sainte colère en voyant Louis Bertrand rabaisser son illustre prédécesseur Barrès en pleine Académie, dans son discours de réception, et ensuite dans les journaux ? Vous admirez pourtant Barrès !
M. Paul
Assurément. Barres est un grand écrivain. Mais je trouve que c’est bien fait.
M. Pierre
Comment cela ? Je voudrais bien savoir quelle excuse vous trouvez à Bertrand ?
M. Paul
Aucune. Je regrette même qu’on n’applique pas aux fauteuils académiques l’article du Code qui permet de déposséder des héritiers pour cause d’ingratitude notoire.
M. Pierre
Ah ! voilà une idée généreuse !
M. Paul
Je ne cherche qu’à être vrai. C’est pourquoi sans défendre Bertrand le moins du monde, je trouve le cas plaisant. Rappelez-vous que Barrès a toujours fait toutes les concessions aux gens de droite.
M. Pierre
On n’est jamais trahi que par les siens.
M. Paul
Oui, Don Quichotte, quoique vous parliez maintenant de Sancho. Un homme de gauche, tant soit peu lettré, aurait infiniment mieux traité Barrès. La droite a voulu un homme à elle. Elle a cru que Bertrand lui offrait toutes garanties. Bourget, qui s’était honoré en patronnant Barrès à ses débuts et en restant son fidèle ami, a cru devoir servir de parrain académique à Bertrand. Je dis que c’est bien fait pour Bourget et son parti.
M. Pierre
Ils sont tombés sur un fanatique, un intégriste…
M. Paul
Ils devaient le connaître, ou s’informer avant de lui donner leurs voix. Ils avaient bien exigé de Challemel-Lacour l’engagement précis d’éreinter Renan, à qui ils l’ont infligé comme successeur.
M. Pierre
Oh ! celui-là… Avez-vous lu la Correspondance de Renan, qui vient de paraître ? Sur la demande de Taine, leur ami commun, Renan a eu la bonté de recommander en 1860 Challemel-Lacour à Michel Amari, ministre de l’Instruction publique de Victor Emmanuel II, pour une chaire de littérature française à Turin. En voilà un qui méritait de tomber sous la clause d’ingratitude !
M. Paul
C’était un politicien de carrière. Il aurait aussi bien exécuté Dupanloup, si son fauteuil avait été vacant et que le succès eût dépendu de la gauche.
M. Pierre
On prenait Louis Bertrand pour un homme de lettres !
M. Paul
Il en avait peut-être l’habit, et non point l’âme. L’homme de lettres est celui pour qui la littérature passe avant tout.
M. Pierre
Certes ! Mais vous vous emballez aussi ! Je vous en félicite.
M. Paul
Nullement. Je donne des définitions précises. Aussi y a-t-il à l’Académie encore moins de gens de lettres qu’on ne croit. Certains qui méritaient ce titre lorsqu’ils y sont entrés par indulgence spéciale ne tardent pas à prendre le ton de la maison.
M. Pierre
Les héros sont rares.
M. Paul
Il me plaît que ce soit vous qui le disiez. Il n’y en a pas beaucoup non plus parmi les candidats. C’est parmi ces malheureux que la démoralisation est effroyable ; ils doivent s’extasier sur les plus insignifiants ouvrages, souscrire aux plus ridicules préjugés, renier leurs amis, trahir leurs convictions. On est tenté d’envier ceux qui n’en sont pas.
M. Pierre
À votre tour, modérez-vous !
M. Paul
C’est ce que je fais. Cette misérable Académie fausse toute la situation littéraire. Elle assure un rang dans l’opinion publique à des médiocres, parce qu’ils s’habillent en perroquet. Elle leur recrute des masses de flagorneurs et d’imitateurs. Elle accrédite les théories les plus creuses de l’esthétique la plus conventionnelle. Elle exerce une influence néfaste. On devrait la supprimer.
M. Pierre
Un de mes amis, député socialiste, m’a confié qu’aucun membre de la plus extrême gauche n’oserait proposer cette suppression, par crainte d’être qualifié de philistin et d’ennemi des lettres.
M. Paul
C’est au nom de l’intérêt des lettres qu’il faudrait la réclamer.
M. Pierre
Je crois qu’il serait préférable d’obtenir des réformes.
M. Paul
Et le moyen ?
M. Pierre
L’Académie n’est pas insensible à l’opinion des lettrés, lorsque ceux-ci la manifestent nettement. Elle a élu Porto-Riche et Paul Valéry, sans intrigue ni compromissions.
M. Paul
Oui, chez ceux-là, le caractère est égal au talent. Mais ce sont des exceptions astucieuses. Pour maintenir son prestige, dont bénéficieront ensuite des douzaines de nullités, ou simplement d’honnêtes gens qui n’ont rien à voir avec la littérature, l’Académie a besoin de quelques grands écrivains, pareils à ces articles-réclames que les grands magasins vendent à perte pour attirer la clientèle. Les vrais maîtres devraient tous faire grève ; comme Michelet, comme Flaubert, qui, en apprenant la candidature de son ami Renan s’écria : « Quelle modestie ! »
M. Pierre
Il faut croire que les journalistes sont modestes. Que pensez-vous de la campagne pour l’admission d’un journaliste à l’Académie ?
M. Paul
Cela est bien différent. Mais pourquoi pas ? Puisque l’armée, le clergé, la noblesse, le barreau, le professorat, le Parlement sont représentés, le journalisme n’a pas moins de droits à l’être aussi. Il l’a été jadis avec John Lemoinne, Édouard Hervé… Après tout, c’est parfois un genre littéraire.
M. Pierre
Vous avez sans doute reçu le questionnaire de Roger Giron, qui ouvre une enquête sur ce sujet dans L’Avenir. Qui choisiriez-vous comme candidat de la presse ?
M. Paul
Clément Vautel.
M. Pierre
Quoi ? Le président de l’Anti-Stendhal Club, l’ennemi de Baudelaire, de Mallarmé, de Valéry ?
M. Paul
Vautel est un excellent journaliste, qui tous les jours trouve une idée d’article et amuse un million de lecteurs. Si vous croyez que c’est facile !
M. Pierre
Mais quels jugements littéraires !
M. Paul
Ce sont des jugements fort académiques, et qui pourraient le conduire au secrétariat perpétuel. M. René Doumic a purement et simplement exclu de son Manuel de Littérature le nom même de Baudelaire. Il a, lui aussi, vilipendé Stendhal, traitant Le Rouge et le Noir de « roman baroque », rangeant Lucien Leuwen dans « la littérature de cabanon ». Brunetière jugeait La Chartreuse de Parme illisible. Cela ne l’a pas empêché d’être de l’Académie et directeur de la Revue des Deux-Mondes. Peut-être cela l’y a-t-il aidé. Vautel serait un très bon candidat. Et l’on peut espérer qu’il ne désignerait pas publiquement M. Victor Giraud comme le seul critique de notre temps.
M. Pierre
Vous avez des détours imprévus. Approuveriez-vous aussi, par hasard, l’élection du duc de La Force ?
M. Paul
Mais certainement. C’est un duc. Il en fallait un.
M. Pierre
Je n’en vois pas la nécessité.
M. Paul
Vous n’êtes pas un réaliste. Sous l’ancien régime, l’Académie était l’unique endroit du royaume où un poète crotté fût l’égal d’un duc et pair ou même d’un prince du sang. La profession en était socialement relevée, En reconnaissance du service que les ducs rendaient alors aux gens de lettres, ceux-ci doivent bien aujourd’hui à ceux-là quelques politesses. Même à notre époque soi-disant démocratique, la situation n’est peut-être pas aussi complètement retournée que vous semblez le croire. Pour vous, un duc est un homme comme un autre, et il n’y a rien au-dessus d’un éminent écrivain. Vous n’estimez que les valeurs intellectuelles. Vous avez raison, mais vous êtes un rêveur. Dînez-vous quelquefois en ville ?
M. Pierre
Jamais.
M. Paul
Vous verriez des auteurs dont vous admirez l’œuvre et l’esprit, relégués aux bouts de table — ce qui est plus agréable, d’ailleurs parce qu’il y a de jeunes femmes, mais ce qui vous choquerait, sans doute — tandis que des gens dont vous ne faites aucun cas et qui souvent sont plus jeunes, mais qui ont des titres nobiliaires, du galon ou de l’argent, trônent aux places d’honneur. Pourtant à moins qu’un des convives ne soit une altesse ou un ambassadeur, l’homme de lettres s’assied à droite de la maîtresse de maison, s’il est académicien. Vous voyez bien que l’Académie sert à quelque chose.
M. Pierre
Et vous vouliez sa mort il y a cinq minutes !
M. Paul
C’est que je ne la considérais pas du même point de vue.
M. Pierre
Vous seriez capable de vous y présenter un jour !
M. Paul
Qui peut savoir ?
La Guerre des Comités
M. Pierre
Encore une guerre ! Et, qui pis est, une guerre civile !
M. Paul
Est-ce pis ? Anatole France disait que les guerres civiles ont au moins cet avantage qu’on sait pourquoi l’on se bat.
M. Pierre
Voilà bien de vos paradoxes d’homme positif. Je vous parle de la guerre des comités.
M. Paul
Plus quam civilia bella !
La bataille n’est plus seulement entre concitoyens, mais entre confrères.
M. Pierre
Tous les hommes sont frères et citoyens du monde.
M. Paul
Si vous voulez, mais jusqu’à présent cela n’a pas eu beaucoup d’importance. Cela n’en aura peut-être jamais, puisqu’ils se battent avec d’autant plus d’acharnement qu’ils se connaissent mieux Il n’y a, provisoirement, qu’avec les habitants des autres planètes qu’ils demeurent en paix.
M. Pierre
Croyez-vous qu’il y ait des hommes de lettres dans la planète Mars ?
M. Paul
S’il y en a, les occasions de se chamailler ne doivent pas leur manquer.
M. Pierre
Peut-être discutent-ils noblement sur de grandes idées, par exemple sur les moyens de communiquer avec la Terre.
M. Paul
Le Ciel les en préserve ! En tout cas, je leur souhaite de n’avoir pas de comités,
M. Pierre
Qu’est-ce que ces pauvres comités vous ont fait ?
M. Paul
On me demande parfois : que vous a fait cet auteur ? Il m’a fait son livre. La haine d’un sot livre et d’un méchant comité nous est enseignée par Boileau.
M. Pierre
Mais enfin quels crimes ces comités ont-ils commis ?
M. Paul
Des masses ! Ils sont perdus de crimes, et même de dettes, comme les conspirateurs flétris par l’empereur Auguste.
M. Pierre
Je ne vois pas l’analogie.
M. Paul
Vous ne voyez jamais rien. Excellente condition pour être optimiste ! Suivez-vous les élections à l’Académie ?
M. Pierre
J’en ai peut-être oublié quelques-unes.
M. Paul
C’est probable. Ne vous rappelez-vous déjà plus ce nouvel académicien qui n’avait pour titres que d’avoir présidé dix ans un comité ?
M. Pierre
On peut bien être élu comme président, puisque tant d’autres l’ont été comme cardinaux ou comme ducs.
M. Paul
Mais les ducs et les cardinaux sont élus comme tels. Le président d’un comité littéraire prend à l’Académie figure d’homme de lettres. Le directeur, dans sa réponse, parlera tranquillement de ses ouvrages, comme s’ils existaient, de son talent, comme s’il en avait, et ira au besoin jusqu’à le comparer à Balzac.
M. Pierre
Pourquoi pas à Homère ?
M. Paul
Je n’invente pas. C’est authentique. Tout le monde a pu l’entendre, ou le lire, puisqu’on publie les discours académiques in extenso dans plusieurs quotidiens.
M. Pierre
Je ne les lis pas toujours.
M. Paul
Vous avez tort. C’est instructif, quoique parfois d’une façon que les orateurs n’avaient pas ¡prévue. Cette fois-là, le scandale était au comble, et l’on raconte que des académiciens de la minorité, qui avaient voté pour l’homme de talent battu par le comitard, étaient les premiers à le dire.
M. Pierre
Je suis obligé d’en convenir aussi.
M. Paul
C’est heureux. Maintenant, saisissez-vous les funestes conséquences d’un pareil précédent ? Il a tourné les têtes de certains écrivains médiocres, qui avec raison ne comptent pas sur leur mérite et leur réputation pour pénétrer à l’Académie, mais restent dans les règles de la modestie en ne se jugeant pas inférieurs à ce devancier, et qui peuvent s’y guinder tout aussi bien que lui par le comitardisme ?
M. Pierre
C’est plus facile.
M. Paul
Je ne sais pas. Becque disait d’un confrère qu’il avait franchi des distances incalculables à plat ventre. C’est une posture bien incommode.
M. Pierre
Tout dépend des caractères.
M. Paul
Mettons que cette façon de faire son chemin ne répond guère à la dignité et à l’intérêt des lettres. Le monde est livré à l’intrigue et à la platitude. Dans la plupart des cas, cela est bien différent. Un intrigant est peut-être même plus apte qu’un autre à occuper efficacement ces postes d’utilité pratique. En littérature, l’enjeu a plus de prix, et il importe que les valeurs vraies, qui valent en soi et par soi, ne se laissent pas éclipser par les contrefaçons. Peu me chaut qui est ministre ou préfet, mais j’enrage lorsqu’un écrivain éminent est primé par un arriviste sans style ni orthographe.
M. Pierre
Il y va des destinées de l’esprit.
M. Paul
Les grands mots sont inutiles, mais le fond de l’affaire est très sérieux.
M. Pierre
A-t-on vu poindre d’autres candidatures du même genre ?
M. Paul
Elles se préparent de loin. En attendant le moment favorable, il faut s’agiter, se mettre en avant et en vedette, rechercher les présidences décoratives…
M. Pierre
Pour celle de la Société des Gens de Lettres on a coupé court en y portant un académicien déjà pourvu.
M. Paul
Précaution opportune ! Au moins celui-là, qui d’ailleurs a composé de beaux romans, ne sera pas soupçonné de travailler pour l’habit vert. Mais sans y viser directement et à brève échéance, des comitards d’un autre lieu ont bien imprudemment provoqué ce que vous appelez une guerre.
M. Pierre
Je suis pacifiste.
M. Paul
Moi aussi, mais sous réserve de ne pas sacrifier le bon droit. Le Comité de l’Association de la critique outrepasse le sien en décidant de publier chaque mois des « Sélections » d’ouvrages nouveaux.
M. Pierre
Cela me paraît bien innocent.
M. Paul
Ce comité n’est pas chargé de cela, mais d’administrer une caisse de secours et pensions. Sur vingt et un membres, dont dix-huit élus et trois recrutés par cooptation, avec voix délibérative, quatre ou cinq doivent à leurs écrits une légitime autorité. La plupart des autres sont d’honnêtes gens insignifiants et inconnus. Plusieurs ne sont même pas critiques en exercice et n’ont point de collaboration active dans un journal ou une revue. Empiètement intolérable puisqu’ils laissent croire au public que leurs « sélections » sont approuvées par l’Association elle-même, voire par ceux de leurs confrères qui n’en font point partie : car tout le monde n’a pas l’Annuaire sous les yeux. D’ailleurs, il n’est pas tenu à jour, et tel y est encore inscrit qui déclare avoir donné sa démission. Ce n’est même pas le comité tout entier qui opère. Plusieurs de ses membres n’avaient pas été consultés. Beaucoup d’entre eux ne vont jamais aux séances. Tout est mené par une dictature occulte. Les jugements ne sont pas plus motivés que correctement signés. Mais le dictateur et ses quelques séides veulent ainsi se constituer une influence, exercer une action, se faire solliciter par les éditeurs et les auteurs, dont certains sont puissants, bref se pousser dans le monde, eux écrivains de profession, ou soi-disant tels, sans se donner le mal d’écrire une page.
M. Pierre
Oui, oui, oui… Je ne les défends plus. Mais que de violence ! Et est-ce là un crime ?
M. Paul
Abus de confiance, tromperie sur la marchandise, usurpation de fonctions, attentat contre l’esprit dont les destinées semblaient tant vous intéresser il y a cinq minutes.
M. Pierre
Diable d’homme ! Vous devez vous faire détester.
M. Paul
Il se peut. J’ai entendu parler d’égoïsme, d’infatuation et de prétention au monopole. C’est assez gai, lorsqu’on s’insurge contre celui que voudrait s’adjuger un Conseil qui ne serait même pas des Dix. Car ils ont beau dire que chaque critique resterait libre — et je n’aperçois pas comment ils pourraient l’empêcher — le public ne s’en rapporterait qu’aux « sélections » des comitards, s’il les croyait autorisées par l’Association en corps. Les indépendants ne passeraient plus que pour de bizarres hérétiques à éviter. Il s’agit donc bien d’une conjuration contre la liberté et d’une entreprise de tyrannie.
M. Pierre
Catilina est à nos portes… Mais vous parliez de dettes ?
M. Paul
C’est que toutes ces manigances comitardes reposent sur l’échange de bons procédés, et n’ont pas au fond d’autre objet. On ne se fabrique une espèce de pouvoir, artificiel dans ses origines mais réel en fait, que pour monnayer ses faveurs et placer des services à gros intérêts. Quand il s’agit de littérature, chose sacrée, c’est de la simonie.
M. Pierre
Croyez-vous que l’indépendance ne s’accompagne pas aussi de quelques défauts ?
M. Paul
Peut-être, mais elle permet de respecter ce qui en vaut la peine et de ne rien devoir à personne.
Sur un mot de Thibaudet
M. Paul
Vous lisez le Manuscrit Autographe ?
M. Pierre
Naturellement, comme tout le monde.
M. Paul
Vous avez vu cette piquante lettre d’Albert Thibaudet, qui reproche à Paul Souday, non pas d’aimer Paul Valéry — il l’aime aussi, il le dit et il l’a prouvé — mais de l’aimer contre quelqu’un.
M. Pierre
Oh ! il ne lui en fait pas un reproche. Il le constate, et peu s’en faut même qu’il ne lui en fasse compliment.
M. Paul
Mon cher idéaliste, vous ne comprenez pas l’ironie.
M. Pierre
Mon cher positiviste, vous en voyez partout.
M. Paul
Mais alors elle s’accentue davantage. Il s’accuse d’apporter dans la critique un tempérament féminin. Avec cette vigueur de pensée ! Et l’avez-vous aperçu ? Physiquement, il a l’air d’un robuste vigneron, grand chasseur et franc buveur, d’un vrai Bourguignon salé. Ses lectrices n’en reviendront pas, qui, souvent, perdent pied dans les subtils enchaînements que lui fournit sans relâche sa faculté d’invention dialectique. On conçoit malaisément une manière d’écrire plus opposée à celle de nos plus distinguées femmes auteurs, toutes plongées dans l’impressionnisme, le sensible et le concret, par exemple de Mme Colette ou de Mme Jeanne Ramel-Cals. Et lui qui fait galamment à tel de ses confrères les honneurs du glaive, il le manie au besoin comme un archange flamboyant. Récemment encore il a rudement déconfit et navré à mort d’un seul coup certain universitaire auteur d’un gros bouquin sur Bergson.
M. Pierre
Il ne souffre pas qu’on touche à ses dieux. Je comprends cela. À son ordinaire, il n’en est pas moins doux et conciliant.
M. Paul
Ne vous y fiez pas ! Dans les termes les plus amicaux, je l’avoue, il n’en vient pas moins de tailler à Paul Souday de rudes croupières.
M. Pierre
Cela m’échappe. Quel mal y a-t-il à aimer Valéry, ou tout autre, contre quelqu’un ?
M. Paul
Il n’y a aucun mal, et je ne vois même pas qu’on puisse faire autrement.
M. Pierre
À votre tour, vous allez loin.
M. Paul
Je ne bouge pas, mais votre interruption me prouve que vous sentez la pointe, après l’avoir niée par réflexe optimiste.
M. Pierre
Vous qui n’admettez cartésiennement que les idées claires et distinctes, vous parlez par énigmes.
M. Paul
Je vous rappelle tout simplement le principe de contradiction. Aimer, admirer, ou affirmer une chose — l’amour n’est qu’une affirmation énergique — c’est nécessairement haïr, mépriser ou nier son contraire. Entre A et non-A, entre le signe plus (+) et le signe moins (—), il faut choisir.
M. Pierre
Cependant Hegel…
M. Paul
L’identité des contraires ? C’est de la métaphysique, et de la plus aventureuse. Ne nous perdons pas dans les nuées.
M. Pierre
Et le romantisme ? Sa conquête essentielle, en critique et en histoire ? Ce fameux relativisme esthétique dont vous m’avez si souvent parlé ?
M. Paul
Voilà précisément l’équivoque qui rend si dangereux le coup de botte porté par Thibaudet dans cet assaut courtois. Oui, nous devons au romantisme d’avoir appris à comprendre et à sentir toutes les formes du beau : Homère et Virgile, Phidias et Michel-Ange, Raphaël et Rembrandt, Racine et Shakespeare, La Fontaine et Hugo, Mozart et Wagner. Celui qui aime l’un de ceux-là contre l’autre est un esprit étroit ou sectaire, excusable tout au plus si, lui-même producteur ou créateur comme on dit aujourd’hui, il ne peut vraiment apprécier que ce qui entre dans son propre système et nourrit sa personnalité féconde. Si c’est un critique, un historien des arts ou des lettres, il trahit ses devoirs, ne sait pas son métier, et gagnerait à être plutôt politicien ou maçon.
M. Pierre
De ce point de vue, je reconnais que le grief serait rude.
M. Paul
Mais notez que l’opposition entre ces grands hommes reste superficielle et n’égare que les esprits peu philosophiques, noyés dans les apparences. Entre eux, il y a certes des contrastes qui frappent à première vue, qui retiennent même toute l’attention des badauds ou des techniciens, mais qui s’atténuent en profondeur. Ils diffèrent, mais ne se contredisent pas. Ils n’ont pas les mêmes moyens de réalisation, ils ne suivent pas les mêmes rites, ne professent pas les mêmes concepts, mais ils honorent le même idéal essentiel et servent le même dieu. Dans l’hypothèse du mythe platonicien une seule et même idée suffit pour toute la lignée des génies à travers l’espace et le temps. C’est pourquoi notre père Hugo les a logés dans la région des égaux (je vous demande pardon pour l’assonance inévitable).
M. Pierre
Et à qui ou à quoi s’opposent-ils en réalité ?
M. Paul
Ils font bloc contre la laideur, la vulgarité, la sottise, le philistinisme, que les braves romantiques n’avaient jamais fini de flétrir.
M. Pierre
Et ils avaient bien raison. Qu’on est injuste pour ces dignes bousingots ! Il faudra les glorifier pendant le centenaire.
M. Paul
C’est aussi mon avis. Quant au critique des œuvres contemporaines, il doit pareillement avoir ou acquérir la largeur de vues, se montrer libéral et compréhensif, rendre justice à tous les talents, même aux plus divers et à ceux qui s’inspirent des convictions les plus séparées par des abîmes ou par des nuances (la nuance est plus grave, d’après Capus).
M. Pierre
Alors on ne peut pas aimer contre quelqu’un ?
M. Paul
Mais si ! Et pour deux raisons, ou à deux points de vue. D’abord, on doit soutenir toute la haute littérature contre les contrefaçons industrielles, tous les vrais artistes contre les galfâtres et les mercantis. L’admiration de Valéry implique logiquement, obligatoirement, le mépris de X… ou d’Y… poètes mirlitonnesques, romanciers à gros tirages populaires ou vaudevillistes à « combines », comme on dit dans le joli argot du théâtre actuel.
M. Pierre
Thibaudet n’en disconvient certainement pas, et se borne à ne pas pourfendre ces gens-là, qui n’en valent guère la peine, pour les mieux accabler d’un silencieux dédain.
M. Paul
Du moins pas aujourd’hui. Eh bien ! je conclus qu’on ne peut aimer pleinement Valéry, l’intellectualisme fait poète, que contre l’incohérence décadente, l’ignorance infatuée, le mysticisme fluidique, l’hystérie et — puisque Thibaudet a prononcé le nom — contre le bergsonisme, qui a été lui-même tant aimé et exploité contre l’intelligence. Il arrive à M. Bergson de s’effrayer devant les conséquences qu’on tire de son système, et de se déclarer plus intellectualiste qu’on ne l’a cru. Ses livres sont bourrés de science qui démontre au moins qu’il ne la condamne pas tout entière. Et certaines de ses thèses sont sans doute imprudentes, mais d’infidèles disciples ont dépassé et compromis le maître. Ajoutez le goût de l’aberration russe, des extravagantes complications dostoievskystes, d’une religiosité perverse, fondée sur la culture intensive du péché, etc…
M. Pierre
Nous versions un peu dans la déliquescence et la débilité mentale.
M. Paul
Contre elles, Paul Valéry est venu rétablir l’ordre et assurer le triomphe de l’esprit, en prouvant par ses chefs-d’œuvre que le dégoût de ce chaos n’est pas un préjugé bourgeois, mais s’allie très bien avec l’ascension sur les cimes et avec tous les raffinements d’un art souverain. Il faut donc aimer ce héros contre les monstres qu’il a vaincus.
M. Pierre
Mais c’est contre lui-même, Thibaudet, que celui-ci se confesse de l’aimer, indiquant ainsi qu’il accueille et nourrit en son for intérieur au moins quelques larves.
M. Paul
Coquetterie pure, comme son pacifisme littéraire. Mais cela, c’est bien la forme féminine de l’ironie.
Les salons littéraires
M. Pierre
Francis de Miomandre, qui vient de consacrer à la Mode un petit volume de notes et maximes, y déclare que les salons littéraires sont à la mode.
M. Paul
Cela m’est égal. J’y vais de moins en moins et cela ne m’y fera pas aller davantage. Je trouve que c’est inutile. On n’y apprend rien.
M. Pierre
On ne peut passer tout son temps à s’instruire.
M. Paul
Vous y allez donc, vous, le rêveur ?
M. Pierre
On n’y est pas mal pour rêver.
M. Paul
De quoi ? D’entrer à l’Académie ? Croyez-vous vraiment que c’en soit le chemin ?
M. Pierre
Quelquefois, mais ce n’est pas cela qui m’y attire. J’y vais afin que cela m’amuse, connue disait La Fontaine.
M. Paul
Vous vous amusez de peu de chose.
M. Pierre
N’est-ce rien qu’une réunion de jolies élégantes, souriantes et désireuses de plaire ?
M. Paul
Soit ! Je vous accorde les femmes.
M. Pierre
Plut au ciel que vous en eussiez le pouvoir !
M. Paul
Comment ! à votre âge !
M. Pierre
Il n’y a pas d’âge, ou, en tout ras, même à celui que j’ai, il y a le fluide, beaucoup plus agréable et plus réel que celui de l’abbé Brémond.
M. Paul
Alors, vous fréquentez les salons littéraires, pour y faire de la poésie pure ?
M. Pierre
Je la préférerais impure, mais c’est toujours cela.
M. Paul
Quel vice ! Je ne m’en étonne pas, puisque au fond vous êtes un mystique. Les mystiques sont capables de tout.
M. Pierre
Je le voudrais bien.
M. Paul
Mais on trouve des femmes dans tous les salons et même ailleurs. En quoi les salons littéraires se distinguent-ils des autres à votre point de vue ?
M. Pierre
En ce qu’on y reçoit des gens de lettres.
M. Paul
C’est bien ce qui m’en a dégoûté. Et vous aimez ces hommes-là ?
M. Pierre
Ils ne me gênent pas.
M. Paul
On voit que vous ne faites pas de critique.
M. Pierre
Mais j’y aperçois aussi des critiques, et même assez entourés.
M. Paul
Oui, pendant quelque temps, mais cela finit presque toujours par se gâter.
M. Pierre
Pourquoi donc ?
M. Paul
Reportez-vous à ce que dit Miomandre, que j’ai lu aussi. Il dit que ce n’est pas à la portée de tout le monde d’avoir un salon littéraire ; que les dames qui en ont un, à Paris, on les compte sur les dix doigts…
M. Pierre
Il suffit de sept, un pour chacun des jours de la semaine.
M. Paul
Miomandre ajoute que rien ne pose mieux une maîtresse de maison, parce qu’on croit que tous les écrivains qui viennent boire son thé sont amoureux d’elle…
M. Pierre
Cela peut très bien être vrai…
M. Paul
Et que toutes ses amies en sont jalouses. Mais pour exciter cette jalousie délectable et bien établir ce prestige d’idole qu’on adore à genoux, il faut qu’elle en obtienne des gages.
M. Pierre
Les intéressés ne demandent pas mieux.
M. Paul
Vous êtes lubrique. Mais elle aurait trop à faire et je parle de gages ostensibles, qui s’avouent et s’étalent au grand jour.
M. Pierre
À Paris, tout se sait.
M. Paul
Les poètes et les romanciers s’en tirent très bien, offrent leurs livres avec des dédicaces autographes et dithyrambiques, qui font un heureux effet sur les guéridons. Au besoin ils proclameront que la dame a été leur inspiratrice, leur conseillère, leur Egérie. C’est toujours flatteur.
M. Pierre
Et souvent exact. Qu’est-ce qui inspire mieux que la grâce et la beauté ?
M. Paul
Cela n’engage à rien. Pas plus que les louanges qu’ils peuvent distribuer prodigalement à tous les jeunes et vieux confrères qu’ils rencontrent là, sans même les avoir lus. Le porto et les petits fours inclinent à la bienveillance. Et autant en emporte le vent.
M. Pierre
Les bonnes paroles font toujours plaisir.
M. Paul
Mais le malheureux critique ! Pour démontrer son crédit, la dame lui présente et lui recommande un tas d’auteurs, dont certains ne viennent même chez elle que dans cet espoir Ces postulants l’entourent assidûment, comme vous l’avez remarqué, et lui donnent du « cher maître » à profusion. C’est touchant. Les jocrisses et les envieux diront qu’il a l’air d’exercer une dictature.
M. Pierre
Il n’est pas tellement à plaindre.
M. Paul
C’est un martyr. Car pour lui, tout ne se passera pas en paroles. Il faudra qu’il s’exécute. Il devra payer de sa personne, de sa plume, de ses veilles, et d’abord lire tous ces volumes que les autres louent de confiance.
M. Pierre
C’est son métier.
M. Paul
… Qui n’est pas drôle tous les jours, même sans ces complications. Mais que fera-t-il quand ces bouquins se révéleront idiots ?
M. Pierre
Il s’arrangera.
M. Paul
Vous en parlez à votre aise. En fait, il y a deux écoles. Les uns font cyniquement l’article de complaisance.
M. Pierre
Ce n’est pas bien grave…
M. Paul
Plus libérale que la célèbre bonté de Dieu, votre immoralité ne s’arrête pas à la littérature.
M. Pierre
Cela ne trompe personne.
M. Paul
Détrompez-vous ! Cela trompe d’abord l’auteur et sa patronne, qui témoignent leur satisfaction et continuent leurs amabilités.
M. Pierre
C’est ce qu’on voulait.
M. Paul
Mais le bon public, qui ne se compose pas de soi-disant idéalistes roués comme potence, est dupe aussi, y va de son argent, et, furieux à bon droit prend en grippe le critique qui l’a roulé. Celui-ci perd bientôt à ce jeu sa réputation et son influence même, si bien qu’en fin de compte les écrivains et les amphitryonnes pour qui il s’est déconsidéré le déclarent usé, vidé, et ne font plus attention à lui.
M. Pierre
Vous poussez au noir.
M. Paul
Ceux de l’autre école ne tiennent compte des recommandations ou ne s’en donnent l’apparence eutrapêlique que lorsque le livre est bon. Alors tout va bien. C’est une chance. Elle n’est pas éternelle. Après quelques abatages, le plus veinard tire une bûche. Le vrai critique, qui a la critique dans le sang, ne peut pas faire l’éloge d’un sot livre. Il en a la haine, comme disait Boileau, et ne saurait la surmonter. Sans même parler de conscience, de justice, de respect des bonnes lettres, du lecteur, et des talents, à qui l’on fait tort en louant des niaiseries, cela lui est physiquement impossible. Alors il éreinte, ou par extrême faveur, si le succès du mauvais ouvrage ne fait pas scandale, il se tait. Et c’est fini. On ne lui pardonne ni le blâme, ni le silence. Le voilà brouillé avec la protectrice et le protégé, rayé de la liste d’invitations, frappé d’ostracisme et mis au ban. Heureux quand on ne lui fait pas d’avanies publiques !
M. Pierre
Alors, d’après vous, un critique indépendant est condamné à vivre en ours ou en moine de Thébaïde sans la moindre Thaïs.
M. Paul
Je ne dis pas cela. Je crois qu’il peut garder face humaine, rester sociable et même se mêler à la bonne compagnie. Mais pour lui les salons littéraires sont particulièrement dangereux, et il fera sagement de préférer les autres. Dans tous, il y a des femmes, voire les mêmes femmes. Quant à l’élément masculin, les simples hommes du monde valent mieux que les gens de lettres, ils sont moins infatués, plus désintéressés, et d’une politesse plus solidement garantie.
M. Pierre
Votre Flaubert et vos autres romantiques s’étonneraient d’entendre cette apologie des philistins.
M. Paul
Ceux qui n’ont pas de prétentions sont très supportables et méritent à peine ce nom. Mais que de philistinisme essentiel chez beaucoup de gens de lettres d’aujourd’hui ! Que d’ignorance, de vanité, d’arrivisme, d’envie et de venin ! Il n’y a rien au-dessus d’un grand écrivain authentique : c’est l’honneur et la cime de l’humanité. Mais il n’y a rien de pire que la plèbe des écrivassiers. Ils sont encore inférieurs aux politiciens, qui conservent une espèce de bon garçonnisme.
M. Pierre
Cependant vos romantiques se retrouvaient entre eux, non pas il est vrai dans les salons, qu’ils n’aiment pas, mais au café.
M. Paul
Je ne pense pas qu’un de ces lieux de rendez-vous exclue nécessairement l’autre. Le café a son charme.
M. Pierre.
Il ne faut pas être un trop sec biberon, comme disait Ronsard à tel de ses disciples.
M. Paul
On y boit peut-être moins, mais on y est plus libre. J’ai entendu Emmanuel Chabier, le grand musicien, s’écrier un soir, au café Voltaire : « Je déteste les maisons où l’on ne peut pas dire M… » Malgré les progrès de la mauvaise éducation, le mot de Waterloo n’est pas encore couramment du vocabulaire mondain.
M. Pierre
Y a-t-il tant d’agrément à s’en emplir la bouche ?
M. Paul
Non, mais c’est un symbole. Cela signifie qu’on tient à pouvoir causer librement et discuter de tout sans ménagement, tandis que dans les salons, excepté pour quelques petits barbouilleurs mal élevés, qu’on ne tolérerait pas dans tous, il est convenu qu’on évite les sujets brillants et qu’on n’attaque ou ne contredit personne. C’est pourquoi la meilleure conversation y est celle des femmes et s’appelle le flirt.
M. Pierre
Miomandre prétend que les caillettes, qui raffolaient des intellectuels au temps d’Anatole France, les jugent assommants et n’apprécient plus aujourd’hui que les sportsmen, surtout les aviateurs. Qu’en pensez-vous ?
M. Paul
Cela vous inquiète ?
M. Pierre
Eh ! L’aviation est née trop tard pour moi.
M. Paul
Vous voyez bien que Miomandre se dément lui-même. Je ne suis pas sûr qu’en soi l’intelligence passionne tant les femmes, mais si les intellectuels n’avaient pour elles aucun attrait d’aucune sorte, il n’y aurait plus de salons littéraires. Retournez-y en paix !
Retour de vacances
M. Pierre
Vous avez passé des vacances agréables ?
M. Paul
Merci, mais je n’en ai pas pris du tout.
M. Pierre
Comment cela ? On vous a vu trois semaines à Luchon, et quinze jours à Hendaye ! Vous m’avez même envoyé des cartes postales.
M. Paul
Oui, mais, ayant travaillé exactement comme en temps ordinaire, je n’appelle pas cela des vacances. Je me demande si c’est la peine de passer quinze heures en wagon-lit pour aller faire de la copie dans une chambre d’hôtel, alors qu’on la ferait tout aussi bien et même mieux chez soi.
M. Pierre
Aussi suis-je resté à Paris.
M. Paul
Oh ! vous, qui ne faites que rêver et muser, vous êtes en vacances toute l’année.
M. Pierre
Erreur ! Les vraies vacances, c’est le changement. Aussi ai-je un peu travaillé cet été, par désœuvrement et pour me reposer un peu, les jours de pluie.
M. Paul
Dieu sait s’il y en a eu, un peu partout, excepté sur la Côte d’Azur, où il y avait des moustiques… Et peut-on connaître le sujet de votre grand travail ?
M. Pierre
J’ai essayé de comprendre divers problèmes du jour, car l’actualité littéraire ne chôme pas autant qu’on le dit pendant ces mois théoriquement chauds. Cela m’a beaucoup fatigué, c’est-à-dire délassé de mon repos habituel, et je m’en suis trouvé à merveille.
M. Paul
Qu’avez-vous compris ?
M. Pierre
Rien du tout, ou peu s’en faut. Mais peu m’importait. Je ne voulais que prendre un peu d’exercice.
M. Paul
Sur quoi vous êtes-vous exercé ?
M. Pierre
D’abord sur les fouilles de Glozel. Le gisement est-il néolithique, comme l’affirment le docteur Morlet et Salomon Reinach, ou gallo-romain, comme le déclare M. Camille Jullian, ou faux et confectionné par un mystificateur, comme le soutient M. René Dussaud ?
M. Paul
Je vous avoue que je n’en sais rien, et que je n’ai guère étudié la question.
M. Pierre
Je l’ai étudiée de toute mon attention et je n’en sais pas davantage. C’est ce qui fait que c’est passionnant.
M. Paul
Cependant j’ai lu ce qu’en rapportaient les journaux, et je crois entrevoir quelques lueurs.
M. Pierre
Je vous admire.
M. Paul
Il n’y a pas de quoi. Mais j’ai vu dans l’Illustration le fac-similé d’une inscription de Glozel, et le déchiffrage de M. Camille Jullian. Je ne l’aurais probablement pas déchiffrée tout seul, mais, la besogne étant faite par l’illustre historien des Gaules, sa version me paraît lumineuse. Il est clair que c’est du latin▶.
M. Pierre
Et vous ne croyez point qu’on parlât le ◀latin▶ quinze ou vingt mille ans avant Jésus-Christ ?
M. Paul
Comme disait Alfred Capus, il y a dans cette hypothèse un je ne sais quoi qui la rend difficile à croire. J’ajoute qu’il en va de même de l’authenticité d’une écriture quelconque, datant de l’époque néolithique.
M. Pierre
M. Salomon Reinach ne s’en étonne pas, et ramène cette époque jusque vers 5.000 ans avant notre ère.
M. Paul
Ce qui fait encore à tout le moins pas mal de milliers d’années depuis ces temps jusqu’à nos jours, où il y a encore pas mal de gens qui ne savent ni lire ni écrire.
M. Pierre
Pourtant, M. Salomon Reinach…
M. Paul
… Est un savant éminent, je me plais à le reconnaître, mais il arrive aux plus éminents savants de s’abuser. Rappelez-vous la tiare de Saïtapharnés, que le Louvre allait acheter, lorsque Clermont-Ganneau démontra qu’elle venait d’être ciselée à Montmartre. Et l’exemplaire du Pentateuque, remontant aux temps mosaïques, que les trustees du British Museum avaient décidé d’acquérir, pour un bon prix, lorsque Clermont-Ganneau déjà nommé, découvrit dans ce vénérable papyrus un filigrane de fabrication toute récente. Et je ne sais plus quelle supercherie analogue fut démasquée à Berlin par le même Clermont-Ganneau, alors que les herren professoren marchaient comme un seul homme. Pauvre Clermont-Ganneau ! Il avait bien de l’esprit, et un flair infaillible. Il a été, sa vie durant, la terreur des faussaires, des fumistes et de ses confrères, tant français qu’étrangers qui aiment mieux être roulés à l’insu du public que publiquement détrompés. Certains ont même refusé de lui mettre l’objet en main ! Mais son diagnostic était aussi sûr à distance. Quel dommage que nous ne l’ayons plus ! L’esprit critique n’est pas une chimère. Il se fût tout de suite débrouillé dans ce phénicien, ou ce préphénicien, ou ce ◀latin, et eût établi la vérité sur Glozel, comme sur la tiare, le Pentateuque et le reste.
M. Pierre
Pensez-vous que M. René Dussaud soit capable d’en faire autant ?
M. Paul
Je l’espère. J’ai une haute opinion du courage et de l’impartialité de M. René Dussaud, depuis qu’il n’a pas craint de proclamer l’érudition et la compétence de Renan comme philologue et orientaliste, alors que tant de sycophantes osaient accuser le grand écrivain de ne pas même savoir l’hébreu ! Edmond Scherer s’était déjà moqué de ces sots diffamateurs, qui, ne sachant rien, ne peuvent admettre que personne en sache plus long qu’eux, surtout lorsque l’homme informé contredit leurs opinions préconçues.
M. Pierre
Oui, mais si M. René Dussaud a raison pour Glozel, le gisement entièrement truqué ne serait pas plus gallo-romain que néolithique, et M. Camille Jullian se serait fourvoyé comme M. Salomon Reinach.
M. Paul
Vous m’en demandez trop. Il est possible que certains objets soient authentiques et d’autres faux. Le mystificateur, trouvant un embryon de gisement, l’aurait revu et considérablement augmenté. C’est l’avis du comte Begouen, professeur de préhistoire à l’Université de Toulouse. Tant que René Dussaud n’aura pas publié le texte complet de son rapport, attendons.
M. Pierre
En attendant, cette histoire nous aura aidé à supporter nos vacances.
L’art d’assassiner
M. Pierre
Que pensez-vous du meurtrier de Petlioura ?
M. Paul
Il est acquitté.
M. Pierre
Cela ne vous étonne pas ?
M. Paul
Non ! Le jury parisien acquitte toujours. Rappelez-vous le meurtrier de Jaurès.
M. Pierre
Alors vous ne croyez pas que le jury a voulu condamner les pogroms ?
M. Paul
Si vous voulez. Mais il condamnerait n’importe quoi pour arriver à un acquittement. Que la victime soit de droite, de gauche ou d’en face, l’important est d’innocenter celui qui l’a frappée. Je mets en fait que si le tsar Nicolas et Lénine avaient été pareillement assassinés à Paris à quelques années de distance, les deux assassins auraient également bénéficié de verdicts négatifs sur toutes les questions. Et tous deux nous auraient été présentés par les avocats comme des justiciers.
M. Pierre
Le tsar blanc et le tsar rouge étaient l’un et l’autre des tyrans.
M. Paul
Mais Jaurès n’en était pas un.
M. Pierre
On avait fait croire à quelques exaltés qu’il pourrait le devenir. Le peuple se laisse facilement tromper, mais il hait sincèrement la tyrannie.
M. Paul
Je l’ai cru jadis, à cause d’Harmodios et d’Aristogiton, à qui Athènes dressa des statues, et dont la gloire a bercé notre classique enfance. Maintenant j’en doute.
M. Pierre
Vous ne croyez à rien.
M. Paul
Voyez dans Shakespeare la foule acclamant Brutus qui a tué César et s’écriant : « Faisons-le César. » On ne résumera jamais mieux les remous de l’opinion publique.
M. Pierre
J’y vois la preuve que tout est dans Shakespeare, même la comédie rosse.
M. Paul
Pourquoi le peuple détesterait-il ma tyrannie ? Elle ne le gêne pas du tout, et même elle l’amuse, elle satisfait ses instincts niveleurs et envieux. Car ce sont les aristocrates, les intellectuels, les dirigeants, qui sont tyrannisés. Jules César et les empereurs romains s’appuyaient sur la plèbe et n’opprimaient que les patriciens. Les libertés abolies par les despotes antiques étaient celles des Sénats et des grandes familles qui gouvernaient en régime républicain. Au 2 Décembre, les faubourgs ne bougèrent pas. Que leur importaient les parlementaires ? Sous le Second Empire, la vie fut dure pour les journalistes et les gens qui faisaient de l’opposition. Ceux qui ne se mêlaient pas de politique n’avaient pas d’ennuis. Le populo était fort tranquille, et se moquait bien de la suppression du cours de Renan au Collège de France ou des mois de prison distribués par le président Delesvaux, dit Delesvache, aux polémistes démocrates.
M. Pierre
Vous ne niez pourtant pas la bienveillance du dit populo et de la petite bourgeoisie sentimentale pour les tyrannicides ?
M. Paul
Elle est évidente et suffisamment démontrée par les décisions de nos jurys, émanations de l’âme populaire.
M. Pierre
Alors, comment l’expliquez-vous ?
M. Paul
Pour la bourgeoisie, en partie par les souvenirs de collège ; pour tous, par la propension à considérer l’assassinat comme un des beaux-arts.
M. Pierre
Vous les soupçonnez d’avoir lu Quincey ?
M. Paul
Très peu, ni seulement de connaître le mot français de J.-J. Weiss : « C’est beau, un beau crime. » Ils trouvent le crime beau, mais spontanément et d’instinct.
M. Pierre
Cependant, Cartouche et Gamahut ne sont que célèbres, mais faiblement honorés.
M. Paul
Bien entendu ! C’étaient des voleurs. Leur célébrité est déjà pourtant un indice du prestige qui s’attache à tout criminel. Mais ceux-là ne faisaient vraiment pas de l’Art pour l’Art. Ils manquaient au premier devoir des vrais artistes, qui consiste à être désintéressé.
M. Pierre
Quelle délicatesse !
M. Paul
C’est celle des masses. Elles méprisent l’assassin qui travaille pour un vil souci d’argent, et respectent celui qui sert un idéal.
M. Pierre
Ô poésie ! Et comprenez-vous cet idéalisme ?
M. Paul
Dans le crime passionnel et le crime politique. Il faut y apporter des mains nettes et un cœur immaculé. Le cas d’un mari qui tue l’amant de sa femme ne pourrait devenir mauvais que si l’on prouvait qu’il tenait surtout à la dot. Si Schwartzbard avait essayé vainement de taper Petlioura, sa vengeance cessait d’être héroïque et il risquait le bagne. Dans l’ordinaire de la vie, bien des compromissions paraissent vénielles, mais on ne saurait mettre trop de scrupules dans le crime, l’état de grâce y est absolument nécessaire, comme pour approcher dignement des autels. On doit assassiner en esprit et en vérité.
M. Pierre
Vous trouvez cela drôle ?
M. Paul
Je ne juge pas, je constate. Stendhal, qui n’a suriné personne et n’aurait pas fait de mal à un Clément Vautel, n’en considérait pas moins les drames d’amour comme des preuves d’énergie. Cette esthétique de l’assassinat n’est pas sans avoir quelques avantages, ni sans promouvoir une certaine moralité.
M. Pierre
Vous estimez que tuer, c’est moral ?
M. Paul
Pas absolument, et il y a des vertus plus pures, mais l’exclusive donnée aux intérêts vulgaires, l’admiration du courage à braver le péril pour une cause réputée noble, ce ne sont pas là des sentiments entièrement fâcheux.
M. Pierre
Oh ! le péril ! Puisqu’on est relâché avec félicitations !
M. Paul
Ce n’est jamais tout à fait sûr, malgré les traditions établies. Et puis l’homme visé peut se défendre si l’on ne prend la précaution de l’attaquer par derrière, comme a fait Vilain au café du Croissant. Et ses amis peuvent vous écharper. Bref, il y a toujours un aléa. Le « potin dans la presse » comme disait Mme Bianchini, n’allèche pas non plus tout le monde. Il ne faut pas avoir froid aux yeux, et les timides n’assassinent guère.
M. Pierre
Enfin, vous approuvez et vous acquitteriez, si vous étiez juré ?
M. Paul
Moi ? Je condamnerais imperturbablement. Je suis impartial : je vois le pour et le contre. Mais ce romanesque, dont je reconnais les aspects relativement avouables, m’apparaît plus profondément comme une sottise. L’assassin désintéressé est un médiocre, qui veut à tout prix avoir raison et n’en possède pas d’autre moyen. La foule aime aussi qu’on ait raison et ne pourrait non plus suivre un raisonnement. Comme le jugement de Dieu au Moyen Âge, l’assassinat est la ressource des imbéciles. Les intellectuels ont d’autres critères. C’est pourquoi ils n’assassinent pas, du moins par le revolver ou le poignard. Leur seule arme est la plume. D’ailleurs, elle tue bien mieux.
Sur Baudelaire
M. Pierre
Encore des livres nouveaux sur Baudelaire.
M. Paul
Toujours votre éternel Baudelaire !
M. Pierre
Éternel, ou du moins immortel, je l’espère bien.
M. Paul
Je n’en doute pas non plus ; je crois pourtant qu’on abuse.
M. Pierre
On ne parlera jamais trop d’un si grand poète.
M. Paul
Grand, c’est entendu, mais on exagère cette grandeur.
M. Pierre
Qui cela ?
M. Paul
Eh bien ! d’abord votre ami Jean Royère.
M. Pierre
Vous n’aimez pas son livre ?
M. Paul
Si beaucoup !
M. Pierre
Mais vous préférez celui de Camille Mauclair.
M. Paul
Mauclair de la lune, comme disait Mirbeau ? Ah ! non. Celui-là je ne l’aime pas du tout.
M. Pierre
Il devrait pourtant vous plaire, à vous l’antibaudelairien.
M. Paul
Avez-vous remarqué ? Deux esprits aussi différents que Léon Daudet et Paul Souday se sont rencontrés sur ce propos.
M. Pierre
Sur quel propos ?
M. Paul
Sur Mauclair. Souday avait noté son ton de moralisme prudhommesque. Quelques jours après, Léon Daudet lui a décoché la même épithète.
M. Pierre
Mauvais signe pour Mauclair ! J’ai pourtant connu l’époque où Gaston Deschamps le traitait d’anarchiste.
M. Paul
Mais c’est bien un moraliste. Mirbeau ne s’y était pas trompé.
M. Pierre
Je ne le trouve pas si moral que cela.
M. Paul
Moral et moraliste sont deux. Il y a des moralistes, très immoraux, qui se plaisent à imaginer le mal pour l’agrément de le flétrir.
M. Pierre
Croyez-vous que Mauclair ait tant d’imagination ?
M. Paul
Je me souviens d’un article paru dans La Dépêche de Toulouse, où il insinuait qu’un confrère, qui faisait profession d’hellénisme, devait avoir des mœurs contre-nature. C’est ainsi qu’il comprend l’hellénisme. Le Charlus de Marcel Proust ne recherche pourtant pas son violoniste ou son giletier pour l’amour du grec.
M. Pierre
Et à qui Mauclair faisait-il allusion ?
M. Paul
Monsieur l’idéaliste, vous avez du goût pour les potins. Mais on n’a pu savoir. Les moralistes ne détestent pas de prêcher dans le vague.
M. Pierre
C’est plus sûr. Cependant Mauclair porte contre Baudelaire des imputations précises. Par exemple, d’être un fils de vieillard.
M. Paul
Il n’a rien dit de moins contestable.
M. Pierre
Et d’avoir été réduit par sa frigidité à des complications comme sa liaison avec Jeanne Duval, la Vénus noire.
M. Paul
Est-ce si original ! Il y a des négresses dans les meilleures maisons.
M. Pierre
Et que dites-vous de l’amour incestueux pour sa mère, qui contrairement à son père était jeune ?
M. Paul
Mauclair ne le prouve que par la jalousie de Baudelaire qui exécra réellement le général Aupick, au point de vouloir le faire massacrer par le peuple en 1848.
M. Pierre
N’est-ce pas une preuve ?
M. Paul
J’ai eu les confidences d’un de mes amis intimes, qui, tout enfant, perdit aussi son père. Il m’a, en toute sincérité, avoué qu’il eût été fort jaloux si sa mère s’était remariée, parce qu’il comptait bien accaparer toute l’affection et tout le dévouement dont elle disposait. C’est peut-être de l’égoïsme. Mon ami en convient, mais il ajoute qu’il n’a jamais été effleuré par un sentiment trouble, et qu’il eût plutôt pensé à l’impératrice de la Chine ou à la favorite du Grand Turc.
M. Pierre
Freud n’existait pas encore.
M. Paul
Le freudisme devait charmer la perversité des moralistes. Le père La Pudeur possédait une étonnante collection de bouquins et de gravures obscènes. Il eût savouré Freud.
M. Pierre
Henri Rochefort prétendait avoir reçu une carte farouchement moralisatrice, signée : « X…, marchand de cartes transparentes, ancien magistrat. »
M. Paul
Vous savez que la clientèle bourgeoise et populaire des journaux à gros tirages dévore avec délectation les histoires de viols et de crimes sadiques. Ce sont des choses que ces gens comprennent. Là-dedans, pour eux point d’obscurisme ! Le freudisme appartient à ce genre clair et alléchant de reportage ou de roman-feuilleton. Mauclair s’embourgeoisant devait devenir freudien. Cela le mènera peut-être à l’Académie.
M. Pierre
Je le lui souhaite, à condition qu’il n’y entre pas aux dépens du pauvre Baudelaire.
M. Paul
J’ignore si Mauclair a fait ce calcul, mais je doute qu’un candidat augmente ses chances en maltraitant Baudelaire. Il fut bien un temps où Brunetière et Faguet refusaient de le prendre au sérieux, et où M. Doumic n’osait même pas imprimer dans son Manuel de littérature française ce nom qui faisait scandale. On a changé tout cela.
M. Pierre
Heureux changement !
M. Paul
Oui, mais sans mesure. On a enfin découvert que Baudelaire était chrétien, catholique et antidémocrate. Il suffisait de le lire, mais on n’avait garde. Depuis qu’on s’est aperçu de ses opinions, on le porte aux nues. Un nouveau Joseph de Maistre ! Il n’en a pas fallu davantage au spirituel Capus pour le proclamer grand esprit. M. Stanislas Fumet vient de prononcer son panégyrique dans la collection si orthodoxe du Roseau d’or, dirigée par le thomiste et grand inquisiteur Henri Massis. De pieuses paroissiennes croient que ses femmes damnées le sont pour avoir lu Voltaire ou fait gras le vendredi. Il est au pinacle en attendant d’être canonisé. On l’utilise pour rabaisser Hugo.
M. Pierre
Je conviens qu’on a tort.
M. Paul
Mais quel service il rend ainsi à la bonne cause !
M. Pierre
Ce n’est pas à ce point de vue que se place mon ami Jean Royère.
M. Paul
Non certes ! Celui-là est un pur esthéticien, un amant et un paladin de la haute poésie. Il a donné un autre bel ouvrage à la louange de Mallarmé, qui n’a pas la faveur du public bien-pensant. Jean Royère ne songe qu’au grand art ; il en disserte avec une compétence et une ferveur remarquables.
M. Pierre
Que lui reprochez-vous ?
M. Paul
Il n’est même pas trop intolérant, et se permet de témoigner quelque estime pour La Fontaine.
M. Pierre
Il y a des baudelairiens qui vont jusqu’à Boileau.
M. Paul
Oui, pour sauter par-dessus Hugo à pieds joints. Hugo n’en demeure pas moins le plus grand poète français.
M. Pierre
C’est mon avis, quoique j’admire passionnément les Fleurs du mal.
M. Paul
Admiration juste, mais passion juvénile ! Observez que ni Moréas, ni Valéry ne sont baudelairomanes. C’est Henry Bataille qui a cru que Baudelaire avait inventé la poésie. Je persiste à croire qu’elle date au moins d’Homère.
Les petits papiers
M. Pierre
Voici l’Académie française qui se porte à l’aide de l’Académie Goncourt.
M. Paul
Toutes les Académies sont sœurs, mais à quoi faites-vous allusion ?
M. Pierre
Avez-vous lu les derniers ouvrages de Paul Bourget et d’Henry Bordeaux ?
M. Paul
Mais oui ! Et je vous avoue, j’aime encore mieux ces respectables auteurs que bien des jeunes qui se croient plus avancés.
M. Pierre
Je respecte aussi ces éminents académiciens pour leurs nobles doctrines.
M. Paul
Elles ne me persuadent guère. Mais j’estime ces hommes cultivés, qui font cas de la culture, qui savent composer, et gardent quelques apparences de santé intellectuelle, jusque dans le plus arbitraire des pragmatismes.
M. Pierre
Eh bien ! Ils vous donnent tort dans l’affaire du Journal des Goncourt, dont vous réclamez à cor et à cri la publication.
M. Paul
J’ai une longue habitude de n’être pas de leur avis. Mais je n’ai pas vu cela.
M. Pierre
Relisez donc le premier chapitre de Quelques témoignages. Voici le volume que j’apporte pour vous confondre. Bourget y condamne « l’abus fait aujourd’hui de révélations le plus souvent invérifiables, tantôt insignifiantes, tantôt scandaleuses, si bien que notre âge risque d’être tristement appelé un jour celui des petits papiers »
. Et au début du chapitre suivant, Bourget flétrit encore « les papotages d’office et d’alcôve »
.
M. Paul
Il me paraît surtout dur pour l’ancien secrétaire d’Anatole France. On ne peut trop savoir gré à l’esprit et au caractère du bon maître, dont il abomine forcément les idées. Bourget donne le noble exemple d’une impartialité de plus en plus rare.
M. Pierre
C’est si vrai que lui qui a parlé du « bluff Proust » il proteste contre la vente des lettres de Proust à Robert de Montesquiou.
M. Paul
C’est une autre affaire. Puisque les lettres appartiennent matériellement au destinataire, comment empêcher qu’il ne les vende lui-même ou qu’elles ne soient vendues après sa mort ? Et que nous importe ? C’est plus délicat de les conserver, mais des héritiers ne le peuvent pas toujours.
M. Pierre
On pourrait aussi les détruire.
M. Paul
Ah mais non ! Quand il s’agit des lettres d’un grand écrivain, c’est un crime contre l’esprit. Et si l’expéditeur tenait tant au secret éternel, il n’avait qu’à ne pas écrire. Je crois d’ailleurs que le plus souvent il n’y tient pas, ni son ou sa partenaire non plus.
M. Pierre
On m’a conté, en effet, qu’un illustre auteur à qui l’on apprit que ses lettres à une dame avaient été brûlées par la famille s’écria : « Quel dommage ! »
M. Paul
Si l’autodafé n’avait eu lieu après la mort de la dame, elle en eût dit peut-être autant. Mme de Staël et Benjamin Constant auraient préféré qu’on publiât leur correspondance au lieu de la jeter au feu.
M. Pierre
Il y a de beaux traits de grande amoureuse dans celles de Mme Staël qui ont par hasard échappé.
M. Paul
Il paraît établi qu’Adèle a connu le Livre d’amour et ne s’en est nullement indignée.
M. Pierre
Les œuvres de Sainte-Beuve sont pourtant bien mauvaises.
M. Paul
C’est son tort le plus grave. Mais les auteurs ont un œil de père pour tous leurs écrits, vers ou prose, y compris leurs lettres.
M. Pierre
Et je dois convenir qu’on eût frustré Mlle de Lespinasse d’une gloire immortelle en supprimant les siennes.
M. Paul
On lèse également les maîtresses des grands hommes si on étouffe celles qu’ils leur adressaient et si l’on raye leurs noms de l’histoire.
M. Pierre
Elles n’y ont pas toujours un rôle avantageux.
M. Paul
Tout vaut mieux que l’oubli. Grâce à la Colère de Samson, Marie Dorval restera toujours sur l’affiche ; pour une comédienne, cela prime tout. On ne lit plus beaucoup les romans de George Sand : même si les poésies de Musset déclinaient aussi, on se souviendrait toujours des amants de Venise. Sans Flaubert, Louise Colet aurait-elle eu la chance de passer à la postérité ?
M. Pierre
Cependant, on comprend les susceptibilités des familles.
M. Paul
C’était un honneur pour celles de la plus haute noblesse que de pourvoir le roi d’une favorite. C’en est un également d’en fournir un homme de génie. La plupart des souverains comptent peu en comparaison d’un Chateaubriand, d’un Liszt ou d’un Wagner, qui d’ailleurs ont été bien plus sincèrement aimés.
M. Pierre
J’avoue qu’un amour sincère est toujours beau.
M. Paul
Ce sont d’archaïques préjugés qui ont longtemps combattu ces révélations si honorables. On en voit heureusement la fin. Les lettres de Chateaubriand à Mme de Castellane, récemment éditées, n’ont excité qu’une admiration unanime.
M. Pierre
Soit, mais quand les documents posthumes nous révèlent des désordres coupables ou de fâcheuses maladies.
M. Paul
Il y a aussi contre certaines maladies, qui ne sont comme les autres que des malheurs, certains préjugés que Brieux n’a pu dissiper, mais qui finiront bien par disparaître aussi. Quant aux écarts de conduite, ne soyons pas trop pharisiens ! D’autant plus que les vrais poètes peuvent quelquefois commettre bien des fautes, mais n’ont jamais l’âme tout à fait vile. Pas même Villon !
M. Pierre
Mais est-ce bien utile de connaître tout cela ? Bourget le nie et demande qu’on ne s’occupe que des œuvres.
M. Paul
Les œuvres avant tout, c’est entendu. Mais comprendrait-on aussi bien Tristan sans Mathilde Wesendock, le Lac de Lamartine sans Elvire, Verlaine sans ses truandailles. Pascal et Baudelaire sans leur état pathologique ? La connaissance de l’homme est toujours intéressante en soi, et elle contribue à expliquer l’œuvre dans la plupart des cas.
M. Pierre
Bourget objecte que les lettres et les mémoires sont souvent faussés par l’influence du correspondant ou de l’interlocuteur, à qui l’on s’adapte pour lui plaire ou s’en faire entendre ; que les épistoliers et les mémorialistes forcent la note ou l’altèrent, suivant l’humeur du moment ou parce que leurs souvenirs ne sont pas sûrs, etc…
M. Paul
On le sait et l’on en tient compte. La critique s’exerce quasi sur les petits papiers.
M. Pierre
Bourget déclare en outre qu’il est vain de chercher, comme le faisait Sainte-Beuve, des contradictions entre la vie et les écrits publics, parce que le talent ne peut pas mentir.
M. Paul
Je le crois en ce sens que nos rêves sont faits de la même étoffe que nous-mêmes, L’œuvre ressemble forcément à l’imagination et à l’intelligence de l’écrivain sinon à la réalité de sa vie. C’est donc toujours lui qui s’exprime dans les deux registres, théorique et pratique, mais il est instructif de relever les accords complets ou les contrastes apparents.
M. Pierre
Pourtant nous accordons à cet écrivain ou à ses représentants le droit d’interdire les publications indiscrètes ?
M. Paul
Il le faut bien, mais il est plus que suffisant de nous faire attendre jusqu’à Feutrée dans le domaine public. Et c’est un argument contre la propriété littéraire indéfiniment prolongée. D’ailleurs quel rapport avec le Journal des Goncourt ?
M. Pierre
Dans le Calvaire de Cimiez, Henry Bordeaux se prononce lui aussi pour l’enterrement des papiers posthumes et blâme son héroïne de lire des lettres que le défunt auteur avait manifesté l’intention d’anéantir.
M. Paul
Bon ! Mais Edmond de Goncourt a catégoriquement formulé la volonté contraire. Et quand il y a un testament, l’héritier doit l’exécuter, ou renoncer à l’héritage.
Où va la Critique ?
M. Pierre
M. Maurice Rouzaud a ouvert dans les Nouvelles Littéraires une enquête sur cette question : « Où va la critique ? », vous lisez cela ?
M. Paul
Mais oui. C’est toujours drôle.
M. Pierre
Vous croyez que ces enquêtes peuvent résoudre un problème ?
M. Paul
Mais non. Elles m’amusent, et voilà tout.
M. Pierre
C’est vrai que le public en paraît friand puisqu’on en publie de tous côtés.
M. Paul
Il y a même des spécialistes du genre, comme Gaston Picard, promu prince des enquêteurs.
M. Pierre
En somme, ce qu’on appelle une enquête, c’est une série de lettres ou d’interviews.
M. Paul
Oui, et ce sont les interviews que je préfère. C’est plus vivant, plus imprévu. Pour l’interviewé, c’est moins fatigant.
M. Pierre
Il laisse échapper des vérités imprudentes qu’il n’écrirait pas telles quelles.
M. Paul
Pour un idéaliste, ce n’est pas mal vu. Joignez que parfois l’improvisation fait lâcher quelques bourdes.
M. Pierre
Sans compter celles que l’interviewer ajoute quelquefois de son crû.
M. Paul
J’en sais quelque chose. Qu’importe ? M. Renan ne rectifiait jamais.
M. Pierre
Parce que les lecteurs rectifieront d’eux-mêmes !
M. Paul
Peut-être pas tous. Mais l’opinion de ceux qui ne sauront pas rectifier n’existe pas. Ces interviews cahotées et un peu douteuses n’en sont que plus divertissantes pour tout le monde.
M. Pierre
Un peu inquiétantes cependant pour l’interviewé.
M. Paul
Il est le plus curieux de savoir ce qu’il a dit.
M. Pierre
Ou ce qu’on lui a fait dire.
M. Paul
Il s’égaye alors de l’imagination du journaliste.
M. Pierre
À condition d’avoir bon caractère.
M. Paul
La vie littéraire n’est pas possible si on ne l’a pas excellent.
M. Paul
Comme la vie conjugale.
M. Pierre
Encore dans celle-ci n’a-t-on affaire qu’à une femme, ou pas beaucoup plus. Deux ménages, c’est une moyenne rarement dépassée. Mais un homme de lettres doit s’entendre avec des centaines de confrères.
M. Pierre
Le pauvre ! Comment le pourra-t-il ?
M. Paul
C’est relativement aisé. Il suffit de leur donner des louanges massives tête à tête ou en toute occasion publique, et de ne les débiner que dans les conversations tout à fait intimes avec des personnes discrètes.
M. Pierre
Mais les critiques ?
M. Paul
Comme ils ne peuvent user de ce moyen court sans se disqualifier et perdre tout crédit, ils n’ont qu’à se résigner gaiement.
M. Pierre
Ils se feront éreinter et injurier par tous les auteurs mécontents.
M. Paul
Oui, c’est-à-dire par tous les auteurs, car un auteur n’est jamais tout à fait content. Ceux qui par hasard témoignent quelque sympathie à un ou à deux critiques en particulier, se rattrapent par un mépris de principe pour la critique en général.
M. Pierre
Ainsi procédait Victor Hugo.
M. Paul
Et les critiques impartiaux ne lui en veulent pas. Pour un Théophile Gautier et un Janin qui le soutenaient, combien avait-il de Sainte-Beuve, de Nisard, de Planche, de Veuillot, de Barbey d’Aurevilly et consorts à ses trousses ?
M. Pierre
Et presque tous les universitaires.
M. Paul
On ne peut pourtant pas supprimer l’Université ni empêcher les professeurs de parler et d’écrire, comme le voudrait Vandérem.
M. Pierre
Il y a eu pourtant des exceptions.
M. Paul
J’en connais une : mon ancien professeur de rhétorique, Ernest Dupuy, qui a fait sur Hugo un bon livre.
M. Pierre
Malheureusement paru après la mort du grand poète.
M. Paul
Ce n’est pas la faute de Dupuy.
M. Pierre
Grâce au ciel, Valéry est bien vivant…
M. Paul
Et immortel, autrement que comme académicien.
M. Pierre
Cependant, quand M. Maurice Rouzaud lui a demandé : « Où va la critique ?… »
M. Paul
Il a répondu ! « « Mais à sa perte, j’espère ! » Hugo aurait probablement fait la même réponse.
M. Pierre
Et vous n’en voulez pas non plus à Valéry.
M. Paul
Non. Songez à la meute qui le harcèle !
M. Pierre
Mais il a trouvé d’ardents défenseurs.
M. Paul
Les chiens aboient, la caravane passe. Seulement les aboiements importunent les nerfs sensibles comme sont ceux des poètes.
M. Pierre
La grande offensive antivaléryste de l’an dernier était odieuse et ridicule, j’en conviens. Mais puisque le coup est manqué et que l’affaire a tourné à l’avantage de Valéry…
M. Paul
Excepté les tsé-tsé d’Afrique, les moustiques ne tuent pas, et n’en sont pas moins excédants. D’ailleurs, on ne peut ne voir dans ce mot de Valéry qu’une boutade.
M. Pierre
En êtes-vous sûr ?
M. Paul
Si on ne pense pas à le nommer parmi les critiques d’aujourd’hui, c’est qu’il n’en fait pas sa profession, mais il ne l’est pas moins, et même de beaucoup le plus éminent.
M. Pierre
Vous ne le croyez pas poète avant tout ?
M. Paul
Certes, et essentiellement poète. Mais Variété, Eupalinos même, et tant de préfaces ou d’essais, qu’est-ce autre chose que la critique ?
M. Pierre
Dans un sens élevé, peut-être.
M. Paul
Pourquoi ne prendrait-on la critique que dans un sens vulgaire et bas ? Ce serait aussi raisonnable que d’attribuer le monopole du roman aux feuilletons d’aventures et celui de la poésie aux chansons de café-concert. Il y a une bonne et même une grande critique, puis il y en a une petite et une mauvaise. Tous les genres littéraires en sont là.
M. Pierre
Quand on parle de la critique, on vise généralement celle qui s’étale couramment dans les journaux et les revues.
M. Paul
Elle n’a pas la tâche commode. Elle doit suivre l’actualité.
M. Pierre
J’avoue qu’il paraît des quantités de volumes médiocres ou nuls.
M. Paul
Elle est souvent obligée d’en rendre compte. Et comment voulez-vous écrire un article intéressant sur un ouvrage qui ne l’est pas ?
M. Pierre
On peut faire un choix.
M. Paul
On le fait, mais forcément encore trop large. Et les auteurs dont on ne parle pas sont les plus enragés.
M. Pierre
Valéry ne se plaindra pas qu’on n’ait pas assez parlé de lui.
M. Paul
On en a souvent mal parlé parce que les journaux et périodiques sont trop nombreux et ne peuvent tous avoir des critiques compétents. En critique aussi comme dans tout le reste, il y a surproduction.
M. Pierre
Cela ne nous mènera-t-il pas à la faillite.
M. Paul
Au point de vue commercial, peut-être. Mais au point de vue intellectuel, le mauvais tombe, le bon surnage, et ce foisonnement sert comme un terreau à l’éclosion des plantes de qualité.
M. Pierre
C’est vous qui êtes optimiste aujourd’hui.
M. Paul
Pas précisément, puisque j’admets le mal, mais comme condition du bien. L’histoire montre que même dans les grands siècles, à côté d’un petit nombre de vrais génies, il y a eu des multitudes de grimauds, et que ceux-ci, maintenant bien oubliés, houspillaient et irritaient les quelques élus.
M. Pierre
Ne peut-il y avoir progrès ?
M. Paul
À cet égard, je ne crois pas. La presse et l’instruction primaire multiplient au contraire les grimauds. Mais des conquêtes nouvelles de l’esprit sont probables. Valéry lui-même conçoit la possibilité d’une nouvelle critique vraiment scientifique.
M. Pierre
L’abbé Brémond la nie.
M. Paul
Brémond et Valéry sont en opposition irréductible.
M. Pierre
Brémond a du goût : il aime la poésie, et notamment celle de Valéry.
M. Paul
En effet, mais on a vu dans la controverse sur la poésie pure et à tout propos, jusque dans son interview avec M. Maurice Rouzaud, qu’il n’a que des passions, des amitiés et des haines, avec une extrême difficulté à comprendre. Il appartient à l’école du P. Canaye. Voir dans Saint-Évremond relatant l’entretien avec le maréchal d’Hocquincourt, ce que c’est que cette canayerie (par un y). Point de raison, mon Père ! Point de raison !
Colette Baudoche et son Maire
M. Pierre
Êtes-vous allé à Sion-Vaudémont pour l’inauguration du monument Barrès ?
M. Paul
Je n’ai pas pu, et je le regrette, mais j’ai lu les discours, qui remplissaient près de deux pages du Temps.
M. Pierre
J’ai goûté particulièrement celui de M. Raymond Poincaré, l’autre prince lorrain, suivant le mot d’Albert Thibaudet.
M. Paul
Il y a aussi de belles ou d’excellentes choses dans ceux du maréchal Lyautey, de M. Paul Bourget et de M. Charles Moureu. Mais il y en a un que j’ai moins favorablement apprécié.
M. Pierre
Celui de Mgr Lagier, sans doute ?
M. Paul
Mais non ! Pour l’essentiel, je l’approuve.
M. Pierre
Je vous croyais anticlérical.
M. Paul
Mon ami, l’éminent psychologue Georges Dumas dont le cléricalisme est des plus modérés, mais qui connaît bien l’Amérique du Sud et les besoins de la propagande française, demande qu’on autorise les noviciats des congrégations missionnaires.
M. Pierre
Barrès le demandait aussi, en pensant surtout au pays du Levant.
M. Paul
Gambetta les eût appuyés.
M. Pierre
Mais quel est donc le discours qui vous a déplu ?
M. Paul
Je n’ai pu éviter une impression pénible en lisant la prosopopée de Colette Baudoche, par M. Vautrin, maire de Metz, il lui fait dire qu’« avec la réintégration de la Lorraine et de l’Alsace dans la France des difficultés sont mortes, mais d’autres sont nées »
.
M. Pierre
N’y a-t-il pas des difficultés partout ?
M. Paul
Oui, mais comment mettre sur le même pied celles de deux sortes si différentes ? L’Allemagne et la France ? le conquérant brutal et la mère-patrie ?
M. Pierre
Ni Colette Baudoche, ni M. le maire de Metz n’ont pu vouloir dire cela.
M. Paul
M. le maire de Metz prête à Colette ces phrases : « Nous avons juste sujet de nous enfermer dans l’attitude de défense à laquelle nous ont tristement accoutumés quarante-huit années. »
La Lorraine et l’Alsace se sentiraient donc aussi opprimées dans les bras de la France que sous la botte allemande.
M. Pierre
Ce n’est pas possible.
M. Paul
Écoutez encore : « Certains ont prétendu soumettre, dans nos provinces, tous les esprits à l’uniformité de la même discipline intellectuelle, la leur. Le vainqueur de 1870 avait eu, dans un autre dessein, une ambition semblable. Malgré sa puissance il a échoué, et nous ne sommes plus des vaincus. »
M. Pierre
J’avoue que la comparaison n’est pas heureuse.
M. Paul
Toute sentimentalité, et même tout sentiment national à part, elle pèche par la base. Ne parlons même plus de patriotisme, bien que nous ayons cru que le pire des malheurs — et le plus cruellement ressenti en Alsace-Lorraine après 1870 — fut le joug de l’étranger. Nous savions bien aussi, par une longue expérience, que dans un même pays tout le monde ne peut s’accorder en tout, mais nous pensions qu’entre compatriotes les divergences sont moins graves et plus supportables.
M. Pierre
On se dispute parfois, en famille, mais à moins d’être l’enfant prodigue qui finit d’ailleurs par s’en repentir, on aime mieux cela que de servir chez les autres.
M. Paul
Et d’abord l’analogie instituée par M. le maire de Metz est irrecevable parce que l’Allemagne impériale imposait un régime autoritaire en Alsace-Lorraine, tandis que la France libérale ne légifère que selon la volonté des électeurs. Les sujets annexés à un Empire peuvent être esclaves. Tout citoyen d’une République est libre par là même au même titre et dans la même mesure que tous les autres. En redevenant françaises, selon le désir qu’elles en ont manifesté avec éclat, par leur protestation en 1871 contre le traité de Francfort, et par leur enthousiasme de 1918 à l’entrée de notre armée qui les délivrait, l’Alsace et la Lorraine se sont retrouvées exactement dans la même situation que l’Ile-de-France, la Normandie, la Touraine, la Picardie, la Bourgogne, la Gascogne, la Provence, etc… Dans ces conditions, parler d’oppression est un non-sens.
M. Pierre
Mais les libertés provinciales ?
M. Paul
La liberté est la même pour toutes les provinces qui font partie d’un pays libre.
M. Pierre
Mais certaines lois votées par la majorité de la nation peuvent déplaire à certaines provinces en particulier.
M. Paul
Alors, qu’elles essayent de les faire changer pour tout le pays. C’est un droit qui appartient à tous les citoyens. L’unanimité absolue est matériellement irréalisable. Mais on n’échappe à l’anarchie qu’en acceptant la loi générale. On n’y a même pas grand mérite quand cette législation respecte les droits naturels et essentiels, les droits de l’homme, ainsi que c’est le cas en France et dans toute démocratie civilisée depuis 1789.
M. Pierre
Les immortels principes !
M. Paul
Souriez, mais notez d’ailleurs que votre régionalisme ne résoudrait rien, puisqu’il y a des dissidences non seulement d’une province à l’autre, mais entre villes d’une même province, et entre habitants d’un même village. Chaque individu a ses opinions et ses préférences. Si loin que vous poussiez la décentralisation, il y aura toujours des mécontents.
M. Pierre
Cependant, pour les questions religieuses.
M. Paul
Oui, tout est là, et il ne s’agit pas d’autre chose dans le discours de M. le maire de Metz ni dans l’autonomisme des abbés Haegy, Faschauer et consorts. Ces messieurs ne pardonnent pas à la France sa laïcité. Ce qu’ils veulent conserver et ce qu’ils voudraient consolider dans une Alsace-Lorraine autonome, c’est ce qui existait sous le Second Empire français et ce que l’Allemagne avait maintenu par conservatisme politique : à savoir ce qu’on appelle en termes vulgaires le gouvernement des curés.
M. Pierre
Vous allez encore vous faire comparer à M. Homais.
M. Paul
J’ai l’habitude. Je reconnais du reste que si tous les Alsaciens et tous les Lorrains en étaient partisans, on pourrait le regretter à un point de vue philosophique, mais la solution décentralisatrice et autonomiste répondrait aux données du problème. Au contraire en Alsace et en Lorraine, comme dans tous les départements français, il y a aussi des libres-penseurs, qui désirent l’école laïque, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et qui espéraient que la France les débarrasserait en même temps du cléricalisme et de l’Allemagne. Alors en accordant à MM. Haegy, Vauthrin, etc… ce qu’ils nomment leurs libertés, on opprime un certain nombre d’autres désannexés qui ne veulent pas de l’école confessionnelle pour leurs enfants.
M. Pierre
Le problème est donc insoluble ?
M. Paul
Pas du tout, puisqu’il est résolu dans le reste de la France.
M. Pierre
Les catholiques fervents s’y plaignent bien un peu.
M. Paul
Ils se plaignent toujours. Ce n’est pas moi seulement qui le constate, c’est également M. de Falloux dans un curieux texte cité par M. Louis Bertrand au cours de son dernier livre, la Nouvelle Éducation Sentimentale. Mais ils ne peuvent nier que la neutralité de l’Etat respecte les cultes et les consciences. Et leurs doléances se bornent ici aux moyens corrects. Il n’y a de venin que dans celles de leurs coreligionnaires du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, parce que là elles deviennent une machine de guerre anti-française.
M. Pierre
Qu’en eût pensé Barrès ?
M. Paul
Je ne puis croire qu’il eût, sous un tel changement de front, reconnu sa Colette Baudoche.
Les Antipenseurs
M. Pierre
Ce pauvre François de Curel n’a pas eu une trop bonne presse.
M. Paul
Taine non plus !
M. Pierre
Pour Taine, ce n’est pas la même chose.
M. Paul
Vous voulez dire que cela vous est égal ? Vous trouveriez bon que Cousin fût vengé ? Je vous savais spiritualiste…
M. Pierre
Mais je ne le suis pas à ce point. Je voulais dire seulement qu’on a fait à Taine surtout des querelles d’école.
M. Paul
Oui, les bergsoniens ont copieusement sévi. Notre ami Thibaudet, dans la Revue de Paris…
M. Pierre
Et M. Raymond Isay, dans la Revue de France. Qui est-ce ?
M. Paul
Je ne le connais pas. C’est la première fois que je vois son nom. D’après le « chapeau » de Marcel Prévost, il paraît que c’est un jeune.
M. Pierre
J’avoue que son article est bien vieillot.
M. Paul
Et M. Paul Hazard a cité dans son discours de la Sorbonne, à la cérémonie du centenaire, le mot d’un vrai jeune de sa connaissance, lequel admire Taine, parce que Taine est direct et fort.
M. Pierre
J’en conviens.
M. Paul
Et cette force, si franche du collier, n’est-ce pas la marque de la véritable jeunesse ? L’indépendance intrépide des Philolosophes français du xixe siècle et de tous les premiers ouvrages de Taine nous faisaient trépigner d’enthousiasme. Nous avions l’impression de soulever l’éteignoir scolaire et d’arriver enfin à l’air libre. La découverte de Taine a été le grand événement intellectuel pour les collégiens de ma génération.
M. Pierre
C’est la mienne aussi, et je ne suis pas non plus resté insensible à sa maîtrise, bien qu’il me bousculât un peu.
M. Paul
Rien de plus sain. Les assauts d’idées doivent être menés sans faiblesse. Les penseurs ne sont pas des entrepreneurs de ménagements. Et celui-là pensait.
M. Pierre
J’avoue qu’au fond, c’est peut-être ce qu’on lui reproche.
M. Paul
N’en doutez pas. Bergson est personnellement muni d’une vaste culture scientifique, mais le bergsonisme sert à prétexter le droit à l’ignorance et la démission de l’esprit.
M. Pierre
J’aime Bergson, mais, en effet, il y a des intuitionnismes bien compromettants.
M. Paul
Tous les illettrés et les paresseux donnent naturellement dans l’intuitionnisme. Cela les dispense de tout effort et autorise la confiance qu’ils placent dans leur génie.
M. Pierre
Si encore ils en avaient !
M. Paul
Même alors, ils le gâteraient, faute d’aliments substantiels et de bases solides.
M. Pierre
Quant aux simples amateurs, n’ont-ils pas le droit de suivre bonnement leur plaisir ?
M. Paul
C’est ce que réclamait un chroniqueur d’un journal de province qui a cru se débarrasser définitivement de Taine, en l’appelant l’homme à thèses.
M. Pierre
Les thèses sont-elles si nécessaires ?
M. Paul
Il me semble que personne ne s’en prive. La condamnation même des thèses en est une, et la plus désastreuse.
M. Pierre
On doit bien pouvoir démontrer qu’il est permis de s’en passer.
M. Paul
Oui, et je reprenais le vieil argument : s’il ne faut pas philosopher, il faut d’abord philosopher pour en fournir la preuve. Laissons cette question préalable, et ne considérons que le résultat.
M. Pierre
C’est la liberté.
M. Paul
C’est l’anarchie et l’abrutissement. L’instinct littéraire n’a pas la sûreté de l’instinct animal. Les purs instincts, sans culture et sans critique, ne comprennent rien aux grandes œuvres et se régalent de vulgaires balivernes. En philosophie, en politique et en tout, se décidant par caprice, ils tombent dans les mysticismes les plus absurdes et les pires superstitions.
M. Pierre
Votre confrère de province est donc réactionnaire ? Je le croyais radical-socialiste.
M. Paul
Il y a des obscurantistes dans tous les partis. C’est pourquoi Taine a tant d’ennemis à droite et à gauche.
M. Pierre
Oh ! à droite, on le soutient.
M. Paul
Comme la corde… On utilise partiellement — et partialement — ses Origines de la France contemporaine, mais on jette par-dessus bord ce qu’on appelle son scientisme. Voyez Paul Bourget.
M. Pierre
Bourget est devenu terriblement pragmatiste.
M. Paul
Contre l’intellectualisme, il y a une coalition. Ceux qui ne veulent pas qu’on pense, par suite de l’autorité et de l’orthodoxie, convergent avec ceux qui ne veulent pas penser, par idolâtrie de leur prétendue sensibilité et indolence de rois fainéants. C’est fatigant de s’instruire. Concevoir un ordre quelconque est ardu. Nos grands seigneurs trouvent cela au-dessous d’eux. Ils préfèrent se vautrer dans le chaos. Ce sont des catoblépas.
M. Pierre
Vous oubliez vos chers tortonistes.
M. Paul
Oh ! ils se plaçaient bien au même point de vue que les belphégoriens, avec le monocle et les calembours en plus. J’accorde même qu’ils étaient plus gais. Cependant, certains respectent parfois ce qui ne les amuse pas, mais qui leur paraît sérieux. Ils croient pouvoir trancher sur les arts et les lettres pures. Pour la science et la philosophie, l’abstention leur suffit. Ils ont houspillé Baudelaire, Wagner, Stendhal, Mallarmé, Moréas, Valéry, mais je n’ai pas vu le moindre article de Clément Vautel contre Taine.
M. Pierre
Et votre excellent Vandérem ?
M. Paul
Il ne s’est pas spécialement acharné sur Taine, dont il juge pourtant l’étude sur Balzac inférieure à je ne sais quelle notice du genre Larousse. Il s’est borné à railler en bloc la série des centenaires normaliens, et s’est de préférence escrimé contre Weiss qui est un fantaisiste, mais de rare et succulente qualité, dont Vandérem n’a pas le moindre soupçon.
M. Pierre
Il s’est déchaîné contre Curel.
M. Paul
Et il s’est fait ramasser à ce propos par Abel Hermant dans un bien spirituel article du Figaro. Pour Vandérem, il n’existe rien au monde de plus vain et de plus ridicule que de penser. Il croit avoir radicalement exécuté et enterré un écrivain lorsqu’il l’a traité de penseur.
M. Pierre
C’est peut-être qu’il se rappelle une historiette de l’ancien Figaro de la rue Drouot. Fernand de Rodays avait alors la manie de définir d’un mot ses collaborateurs. Et l’on peut avouer que ce puissant directeur n’était pas une lumière. Il y a sur lui un trait de Forain… Un jour on lui demanda : « Et Huret ? » Notez que Jules Huret était un très bon journaliste, un grand reporter de premier ordre. Mais on se détourna pour sourire lorsque Fernand de Rodays répondit très sérieusement : « Huret ? C’est un penseur. »
M. Paul
Très drôle. Mais il ne s’en suit pas que Taine ni Curel soient des sous-Huret. Leurs ennemis ont tort.
M. Pierre
Nous n’avions vraiment pas besoin de ces antipenseurs, ayant déjà les antipoètes.
M. Paul
Mais ce sont les mêmes.