(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Note »
/ 1472
(1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Note »

Note

Je ne me dissimule pas, en les relisant, que ces articles sur Béranger peuvent aujourd’hui paraître un peu disproportionnés. Il y avait en moi, dans ces années, un trop-plein de sensibilité et d’enthousiasme, un besoin d’admirer et de pousser à l’idéal chaque objet de mon culte, tellement qu’il n’aurait pas été inutile, pour continuer de paraître vrai, que l’objet disparût presque aussitôt, et moi-même peu après. Mais au lieu de cela nous vécûmes, et la réalité, comme toujours, amena avec elle ses diminutions et ses mécomptes. Je ne saurais mieux définir le sentiment de profonde affection et comme de piété que je portais alors jusque dans la critique littéraire, qu’en rappelant un passage de mon roman de Volupté, où Amaury s’écrie (chap. xxi) : « … Dans les Lettres mêmes, il est ainsi des âmes tendres, des âmes secondes, qui épousent une âme illustre et s’asservissent à une gloire : Wolff, a dit quelqu’un, fut le prêtre de Leibnitz. Dans les Lettres sacrées, Fontaine suivait Saci, et le bon Camus M. de Genève. Oh ! quand il m’arrivait d’entrer pas à pas en ces confidences pieusement domestiques, comme ma nature admiratrice et compréhensive se dilatait ! comme j’aurais voulu avoir connu de près les auteurs, les inspirateurs de ces récits ! Comme j’enviais à mon tour d’être le secrétaire et le serviteur des grands hommes !… » On se figure aisément combien j’eus à rabattre de cette sensibilité excessive dans le commerce habituel et prolongé des amours-propres. Presque chacune de ces biographies fournirait matière à un petit appendice à l’appui de La Rochefoucauld et aurait ainsi son revers. L’Étude sur Béranger ne fut pas sans amener ses incidents. On peut voir dans la Correspondance, publiée par M. Paul Boiteau, les lettres du célèbre chansonnier qui se rapportent à ces articles (7 octobre, 21 novembre, 3 décembre 1832, et 5 mars 1833). L’amitié resta entière entre nous jusqu’à la publication de mon roman de Volupté, qui, je ne sais pourquoi, déplut fort a Béranger par son esprit, et même lui porta ombrage en quelques endroits. La même Correspondance renferme une lettre de Béranger (9 décembre 1834) en réponse à l’une des miennes, par laquelle je m’étais plaint à lui de ses soupçons. Pour mieux fixer cette première altération dans nos rapports, je ne crois pouvoir rien faire de mieux que de mettre ici deux de mes lettres adressées à Béranger en 1834 et 1835, et qui m’ont été rendues par MM. Perrotin et Boiteau. Autant vaut qu’elles soient publiées par moi qu’après moi. 

Voici la première, qui exprimait mes plaintes pour certains propos qui me revenaient de Passy :

« Mon cher Béranger,

« Bien que j’eusse bien pris la résolution de me taire vis-à-vis de vous jusqu’à ce que le hasard me fit vous rencontrer, je crois pourtant sentir qu’il est mieux de vous demander franchement en quoi et comment j’ai pu avoir tort envers une personne que j’ai toujours fait profession d’honorer autant que vous. Il me revient encore récemment que vous avez fait dire à un tiers que vous n’avez pas pris parti contre lui dans l’affaire de M. Sainte-Beuve , et que même vous aviez à vous plaindre de moi. Si ce tiers n’a su de quoi il était question, comme cela a dû lui paraître, je ne le sais pas davantage ; et, en général, ce qui m’a été le plus clair depuis plusieurs mois, c’est que vous pensiez avoir quelque sujet de plainte sur mon compte et le disiez assez volontiers à beaucoup de personnes. On ajoutait que vous vous étiez reconnu dans un portrait du livre que je vous ai porté, la dernière fois que je vous ai vu. Cela d’abord m’a paru difficile, car je puis vous assurer en toute bonne foi que vous n’êtes pour rien dans aucun de ces portraits. Il y en a deux (à l’endroit qu’on m’indiquait)  de fort clairs, et si j’eusse voulu vous mettre dans le troisième, il ne m’eût pas été difficile de le faire plus reconnaissable. Mais vous n’êtes pas ce troisième, et même, à vrai dire, personne ne l’est, puisque les traits sont assez généraux pour convenir à deux ou trois personnes dont aucune ne serait vous. Quant au paragraphe qui suit ces trois portraits, et où vous auriez, m’a-t-on dit, trouvé quelque trait offensant, une lecture un peu moins prévenue vous aurait fait voir qu’il ne s’agissait plus des trois portraits précédents, mais de traits nouveaux s’adressant à d’autres caractères qui ne sont qu’à peine indiqués, et auxquels on ne pourrait, à moins d’être bien devin, rattacher aucun nom propre. Je rougis presque d’avoir à entrer dans ces détails, s’il y avait à rougir de demander un éclaircissement d’amitié à une personne comme vous. Hors ce point, je ne sais en quoi vous me faites des reproches. Pour moi, je vous l’avoue, je me croirais plutôt en droit de vous en adresser pour avoir cru aisément à une offense, sans vous en éclaircir auprès de moi, et pour avoir dit d’abord à beaucoup ce que j’aurais dû savoir de vous l’un des premiers. Si vous vous rappelez les circonstances, trop rares pour moi, d’une liaison que j’ai tant désirée et que j’ai bien moins cultivée que je n’aurais voulu, il doit vous paraître qu’elle a été de ma part toute de respect, et, j’ose dire, de déférence empressée, et fort peu exigeante en retour pour toutes choses, hormis un sentiment sûrement bienveillant de votre côté. Si dans cette dernière année je vous ai vu moins souvent que je ne le désirais, c’est que mes occupations étaient grandes, mes matinées prises ; ce n’est pas que je changeasse si volontiers d’amis, d’opinions, de principes, que sais-je ? car beaucoup de mes meilleurs amis ne se sont pas fait faute de s’inquiéter de moi, au point d’avoir et de manifester toutes ces craintes. Lorsque, dans l’isolement assez grand et dans l’étude où je vis de plus en plus, il m’est arrivé un peu tard quelque bruit de ces dires de mes amis. J’en ai plus été affligé qu’étonné, quoique j’en aie été étonné un peu, surtout de la part de certaines personnes : on a beau se croire une grande expérience des hommes, on persiste à se faire et à rêver des exceptions exprès pour soi tout seul. — C’en est assez, mon cher Béranger, pour vous poser fort incomplètement une question que vous saurez mieux préciser que moi : « Que me reprochez-vous à votre égard ? » Il est une chose à laquelle je tiens beaucoup, même dans l’éloignement entre amis et dans le relâchement des liens, c’est qu’il y ait et qu’il reste bienveillance réelle et souvenir affectueux, et sans amertume. C’est parce que j’ai senti ce besoin que je vous ai écrit le mot que voici, en vous priant de l’excuser pour l’intention, s’il avait le tort de vous déplaire. 

« Votre respectueux et dévoué,

« Sainte-Beuve.

« Ce 7 décembre 1834. »

Les explications données par Béranger réparèrent un peu les effets de la médisance et maintinrent de bons rapports entre nous, comme le prouve la lettre suivante, postérieure de quelques mois ; il y est question de bien des choses qui ne sont pas hors de propos dans ces volumes de contemporains :

« Mon cher Béranger,

« Une petite circonstance que je vous dirai (à la fin de ma lettre) me fournissant le prétexte de vous écrire, je le saisis avec une sorte d’empressement, bien justifié par le regret de ne vous avoir pas dit adieu et par l’incertitude où je suis du temps où je vous reverrai. J’avais toujours espéré, comme plusieurs de vos amis, que ce projet de Fontainebleau était une combinaison d’avenir, une retraite à l’horizon. On dit que Diderot, ayant un jour entendu vanter la campagne, se hâta d’aller vers le gouverneur de Meudon, qu’il connaissait, et retint une chambre au château ; mais voilà tout ce qu’il en fit ; il laissait passer les étés sans y aller, et comme Delille, sachant cela, lui demanda le logement pour quelques semaines : « Mon cher abbé, lui répondit Diderot, nous avons tous notre chimère, que nous plaçons loin de nous et que nous promenons à notre horizon ; si nous y mettons la main, elle se porte ailleurs ; je ne vais pas à Meudon, mais je me dis chaque jour : J’irai demain. Cela me suffit. Si je ne pouvais plus me le dire, j’en serais malheureux. » Je pensais donc qu’en ne vous contrariant pas et en disant oui à votre projet, vos amis vous garderaient encore longtemps à votre Passy, et que Fontainebleau vous serait le Meudon de l’autre. Mais voilà, par malheur, que vous n’avez du poëte que l’admirable talent de poésie, du reste exact, calculant vos termes et vous tenant parole à vous-même. Étant allé une fois à Passy, votre hôtesse, qui m’a reçu très-obligeamment, m’a donné de vos nouvelles : mais vous voudrez bien m’en donner vous-même, n’est-ce pas ? Un des avantages de votre retraite moins envahie sera du moins le travail, des vers que peut-être vous ne garderez pas tous en cage, de la prose qui aura sans doute aussi des ailes pour nous arriver. Dans les divers projets dont vous m’avez autrefois entretenu, celui du roman populaire, d’un Gil Blas moral, m’a souvent souri, comme allant à merveille à votre rôle et devant compléter votre œuvre. — Il se prépare ici une saison assez littéraire, assez poétique même : nous allons avoir dans une quinzaine un volume lyrique de Hugo ; il y aura des vers d’amour ; malgré toutes les hésitations, il se décide à son coup de tête, et bien que ce soit une unité de plus qu’il brise dans sa vie poétique (l’unité domestiqueaprès à politique et la religieuse), peu importe à nous autres frondeurs des unités et au public qui ne s’en soucie plus guère : les beaux vers, comme seront les siens, je n’en doute pas, couvriront et glorifieront le péché. Lamartine aussi prépare deux volumes de vers pour janvier. Quinet, à qui un jour vous avez conseillé le vers comme devant clarifier sa pensée, a profité du conseil : il a fait un poëme de Napoléon ; ce qui a été mis dans la Revue a été supprimé et n’en donnerait qu’une idée peu juste. Ce poëme, que plusieurs ont lu tout entier manuscrit (5,000 vers, s’il vous plaît, auparavant 8,000, — 3,000 supprimés), ce poëme est beau, il renferme quatre ou cinq grands morceaux qui classeront Quinet parmi les poètes ; son style, comme vous le pensiez, y a gagné. Après cela, ce n’est guère de cette poésie dont moi, en mon particulier, j’use ; ce n’est pas non plus la vôtre, c’est celle des générations tumultueuses, enivrées, qui n’y regardent pas de si près. L’Ombre de Napoléon projetée sur les nuages grossissants de l’horizon de l’avenir, voilà pour la réalité historique ; une inspiration orientale nous arrivant à travers les Nibelungen, et faisant pour la première fois invasion dans notre poésie, c’en est assez le caractère littéraire. Poésie de vin du Rhin, mais neuve, abondante et souvent incontestable de beauté. — M. de Chateaubriand est en plein dans son Milton. — Mais je vous ennuie de mes nouvelles : pour moi, puisque je sais que vous êtes assez bon pour y prendre intérêt, je travaille ; mais le labeur s’allonge, et j’en sortirai lentement. J’ai à écrire pour M. Guizot un mémoire sur l’étude qu’on a faite aux xvie, xviie et xviiie siècles de la littérature des xiie, xiiie, xive et xve siècles : c’est un travail minutieux, mais assez joli, qui me fait voir du pays et qui m’est utile . Port-Royal, un moment ralenti ou distrait par les jongleurs et les trouvères, reprendra ensuite pour moi cette démarche lente qu’il ne faut pas trop hâter. — J’ai fait assez de vers durant cette saison, de manière à m’assurer que mes doigts ne sont pas encore trop rouillés. Il me  faudrait deux ou trois mois pour mettre à fin des pièces commencées ou projetées qui, avec ce que j’ai déjà, seraient un troisième volume à ajouter à Joseph Delorme et aux Consolations, volume que je ne publierai pas quand il sera achevé, mais qui alors me laissera libre pour quelque autre essai poétique. Au fond, voyez-vous, c’est là ma prédilection secrète, mon courant caché ; et quand toutes mes digressions dans les bouquins me fournissent jour à un sonnet neuf, à un mot à bien encadrer, à un trait heureux dont j’accompagne un sentiment intime, je m’estime assez payé de ma peine ; et, en refermant mon tiroir à élégies, je me dis que cela vaut mieux après tout que tous les gros livres d’érudition, lesquels je veux pourtant faire de plus en plus profession d’estimer. — Mais, il faut en venir, mon cher Béranger, à l’objet de cette lettre. Un de mes bons amis, M. Piccolos, Grec de mérite, avec qui j’ai été vous visiter à la Force en 1829, a traduit grand nombre de vos chansons en grec moderne (il est à Bucharest actuellement, où il a rendu de grands services comme médecin et dans l’instruction publique) ; il voudrait publier son recueil de traductions avec toutes les notes d’un érudit minutieux. À propos de l’ode à Chateaubriand, il désirerait avoir la traduction en vers latins qu’en a faite un jeune homme dans le temps, la lettre du père de ce jeune homme à vous, et votre réponse. Tout à Bucharest qu’il est, il tient à ces détails comme un commentateur du Bas-Empire, et avec cela c’est un patriote grec de la Renaissance. Vous seul pouvez le satisfaire, s’il y a lieu. Si vous m’envoyez ces vers, je les copierai et vous renverrai le texte ; quant aux lettres, n’ont-elles pas été imprimées ? Et où, et quand ? — Adieu, mon cher Béranger, croyez à mes sentiments de profond et inviolable attachement et respect,

« Sainte-Beuve.

« Ce 3 septembre 1835. »

« P. S. Leroux, que j’ai rencontré l’autre jour, est dans une situation toujours bien grevée : de son travail, vous en pouvez juger par les excellents articles de l’Encyclopédie, mais sa situation personnelle empire plutôt. Reynaud voyage en Bretagne. »

Mes relations avec Béranger avaient, quoi qu’il en soit, reçu une atteinte. Elles se ralentirent peu à peu. J’y mis tous les intervalles et toutes les quarantaines convenables ; mais, quinze ans après, le 15 juillet 1850, je me crus en droit de revenir à neuf et comme si de rien n’était sur les Chansons de Béranger (voir Causeries du Lundi, tome II). Je n’ai cessé, au reste, de rendre justice à ses hautes qualités. Dans l’article du Moniteur qu’on me demanda pour ses funérailles, je n’ai rien dit que je ne pensasse (voir Causeries du Lundi, tome XV). Des amis tardifs de Béranger ont prétendu que j’avais prêté au poëte des sentiments qu’il n’avait pas. Je ne lui ai rien prêté. Béranger, qui était homme d’un bon esprit, eut celui de comprendre qu’ayant tout fait pour exalter et populariser l’Empire, il eût été ridicule à lui d’attaquer l’Empire revenu. Je ne dis pas qu’il y mit de l’enthousiasme, mais il eut le bon sens d’accepter ou de subir sans trop d’humeur le régime qu’il avait tout fait pour rappeler. L’Empire lui en a su gré ; c’est tout simple. Tout cela s’est passé officiellement ; c’était dans l’ordre. Le malheur de Béranger est d’avoir toujours eu autour de lui des écoliers qui ne le comprenaient pas. Lui mort, il y a eu entre eux des assauts d’orthodoxie sur son compte. Ç’a été, parmi les derniers venus, à qui se poserait en défenseur et en avocat d’office. Chacun tenait à accaparer sa mémoire. Il y a eu les grossiers parmi les zélés, il y a eu les pédants ; on m’a pris à partie, cela va sans dire ; on m’a fort découpé, sinon mis en pièces. Chicanes, ergoteries et misères ! J’ai rendu une dernière justice à cet homme excellent et supérieur malgré ses défauts, à propos de sa Correspondance(voir les Nouveaux Lundis, tome I). Ainsi je puis dire qu’avec Béranger, comme avec plus d’un personnage célèbre de nos jours, j’ai fait le tour de mon sujet, — et plutôt deux fois qu’une.