Chapitre VII.
Éducation de la sensibilité
Il peut arriver que des natures brutes et incultes, dans une violente agitation, rendent avec facilité ce qu’elles éprouvent, mais cela est rare. Pour bien dire ce qu’on sent, il faut le savoir, et presque toujours on le sait mal. Il y a toute une éducation de la sensibilité, qui met de l’ordre et des nuances dans le chaos des émotions, qui surtout rend nettes et perceptibles les impressions confuses et faibles, qui développe le tact de l’âme, et fait qu’au plus léger attouchement elle frémit de joie et de peine, enregistrant les moindres phénomènes comme un instrument délicat.
Sans doute c’est l’affaire à la réflexion de lire dans l’âme les émotions ; et c’est en appliquant à l’observation intérieure la même attention qu’à la réalité externe, qu’on s’habituera à démêler ses sentiments. Ce retour sur soi-même, on le fera sans cesse, si on lit de la façon que j’ai dit, et chacune de ces études soutiendra l’autre et s’y alimentera.
On tâchera de se surveiller soi-même à tout moment, de se prendre sur le fait dans les accès de passion et de vive sensibilité, de voir où l’on est, où l’on va dans ses emportements : en un mot de se dédoubler, et d’être le spectateur infatigable et impartial de soi-même. Sans doute la chose a ses dangers : par cette incessante critique de soi-même, on risque de tuer en soi la spontanéité, de supprimer le premier mouvement, de détruire cette énergie primesautière, qui a tant de grâce. Mais il faudrait pousser la réflexion à un degré où elle va rarement, et peu d’hommes ont souffert de cette double vie morale, où l’on s’empêche d’agir à force de se regarder faire. Surtout je ne crains guère ce danger pour les jeunes gens, et c’est par l’aveuglement sur soi, par l’entraînement, par l’inconscience, qu’ils pêchent presque toujours.
En demandant souvent à la sensibilité ce qu’elle sent, on la forcera à sentir. Nous sommes sujets à la léthargie du cœur comme à celle de l’esprit. Ce n’est pas impuissance ou grossièreté de nature, mais rudesse et manque de culture, qui fait que devant une œuvre d’art, un poème, un paysage, on reste morne et muet, sans émotion, que factice, sans idée, que convenue, sans parole, que banale,
Par cet effort de conscience, on contraindra les sentiments à se préciser : le nuage confus des émotions se divisera, et de l’obscure vapeur qui bout dans l’âme surgiront des couleurs et des formes, de plus en plus nettes et délicates. Que l’on vous demande si vous aimez de même façon votre mère, votre chien, votre bel habit, et votre poète favori, vous direz non sans doute : mais quant à dire la différence de ces affections et de ces goûts, quant à en distinguer la nuance et la portée, vous en seriez bien empêché, n’est-il pas vrai ? Et c’est pourtant où il faut parvenir, et c’est où la réflexion vous mènera sans trop de peine.
Vous vous proposerez surtout de reconnaître votre tempérament propre et vos aptitudes spéciales. Vous vous pénétrerez de votre nature, pour ne pas la contrarier et pour la diriger au contraire plus sûrement dans le sens où elle se porte : on n’écrit bien qu’à ce prix.
On vous recommande d’être naturels, et on a raison. Au moment d’écrire, vous vous dites : Soyons naturels, et vous vous imaginez l’être quand vous vous abstenez de réfléchir et que vous faites courir la plume sur le papier. N’y a-t-il pas des jeunes gens qui s’étudient à rencontrer quelque tour bizarre, quelque incorrection qu’ils croient pittoresque ? On pense que ce négligé volontaire donnera l’air naturel au style.
C’est une erreur : la propreté, qui exige l’attention et l’effort, est essentielle à la simplicité. De même l’attention et l’effort dans les productions de l’esprit ne détruisent pas plus le naturel, que l’irréflexion et la négligence ne le manifestent. Si l’on connaît sa nature, et si l’on s’applique à n’en pas altérer la pure et franche expression, on n’en a que plus de naturel. Mme de Sévigné laissait trotter sa plume, mais elle l’avait bien en main, et ne la quittait pas de l’œil : elle pesait ses mots avec une décision rapide et sûre qu’elle tenait de son goût naturel et d’un fréquent exercice. La Fontaine, le plus abandonné des écrivains, travaillait durement ses vers charmants.
Que de fois arrive-t-il que, faute de se connaître, on écrit d’un style qui ne représente pas la personne qu’on est ! On confond sa mémoire avec soi-même. Surtout on ne fait pas ce qu’on peut faire. On décrit, on peint, on colore les choses d’épithètes flamboyantes, quand on a l’esprit sec et délié. On poursuit les métaphores musicales, quand on n’entend rien à la musique. On affecte la sobriété nerveuse, quand on a la conception vaste, un peu grossière, et ardente. Les myopes contemplent l’infiniment grand, et les presbytes se penchent sur l’infiniment petit. On subit le joug d’une lecture récente ou favorite : on fait du Pascal, du Bossuet ou du La Bruyère, du Taine, du Renan ou du Daudet ; et, si réussi que soit le pastiche — les plus médiocres y excellent, — mieux vaudrait rester et exprimer l’humble soi-même.
Essayez de démêler les principaux traits de votre caractère et de votre esprit, et ne prenez que ce qui en vient directement. Vous écrirez ainsi naturellement et expressivement. N’allez point, bien entendu, affecter de dire : je suis tel ; il faut que cela se voie sans le dire. Il en de si peu naturel aussi que de vouloir mettre toute son âme, tout son esprit dans chaque mot. Ce jugement qu’on porte sur soi doit servir de règle et d’épreuve dans la recherche des idées et des expressions, mais sans étroitesse et sans minutie : il en est du style comme des mines et des gestes ; vouloir faire transparaître son Ame à tous moments est le comble de l’affectation et l’antipode du naturel.
Surtout ne prenez pas à tâche de vous épancher, ne poursuivez pas les effusions. Il arrive souvent que les jeunes gens s’imaginent que les démonstrations prolixes de sentiments, les abondantes confidences sont le devoir et le signe de l’amitié. De là tant de diffusion, d’emphase, de bavardage, de fausseté dans ce que beaucoup d’entre eux écrivent. Mais il est des natures sobres, réservées, qui ne peuvent pas ouvrir leur intime pensée et qui aiment en silence, toutes concentrées dans leur profondeur : que ceux-là ne se donnent pas une forme de sensibilité qui ne pourrait être en eux qu’un mensonge. Ils sauront, sans effusions, peindre l’énergie de leurs sentiments, et, sans confidences, se confier à ceux qu’ils aiment.
Quelques-unes de ces réflexions paraîtront peut-être singulières, et ces procédés artificiels : ils le sont en effet, mais à la façon des exercices de gymnastique. Il faut inventer des difficultés et des obstacles, imposer à son activité des conditions restrictives, se lier par des conventions, sauter le fossé quand le pont est à deux pas, se hisser à la force du bras sans autre objet que de redescendre dès qu’on sera en haut : tout cela est artificiel, mais cela développe toutes les énergies physiques. De même il faut enlever son intelligence sur des obstacles choisis, ou même imaginaires. Le résultat utile, ce ne sera pas d’avoir passé, ce sera d’avoir sauté, et ramassé sa force dans un effort qui l’accroît.
Je ne pouvais trop insister sur la nécessité de l’éducation générale qui prépare à bien écrire. Sans elle, on aura beau s’abreuver de toutes les rhétoriques, se consumer sur les sujets particuliers qui s’offriront, on n’arrivera jamais qu’à se souvenir et à amplifier ; on n’aura jamais une façon d’écrire naturelle et personnelle.
Autrefois tout y préparait l’homme : c’était la plupart du temps hors du collège qu’il acquérait le meilleur de sa science, et le plus cultivé n’était pas toujours celui qui avait le plus étudié. La lecture et la conversation le formaient. Les lettres lui offraient dans la prose, dans la poésie, au théâtre, dans la chaire, des réflexions sur l’âme humaine, exactement liées et logiquement déduites. Il était impossible de lire distraitement même un roman, de tourner les pages avec une langueur somnolente, en sautant tout ce qui prend l’air sérieux : dans ces formidables romans en dix tomes, diffus, interminables, bourrés de conversations et de dissertations, débordant de distinctions et d’analyses, l’histoire, les faits étaient peu de chose, et s’ils offraient à la curiosité frivole l’attrait de l’actualité et des allusions, c’était par les caractères finement dessinés, dont il fallait regarder de près les ressemblances. Plus sévère était la tragédie, avec sa fable le plus souvent banale et rebattue, la comédie avec son éternelle intrigue éternellement nouée et dénouée de même façon, plus sévères enfin les dessins sobres et nets du moraliste, les raisonnements vigoureux et serrés du prédicateur. Quelle activité d’esprit ne fallait-il pas pour goûter de tels livres qui provoquaient encore à observer en soi-même la vérité qu’ils annonçaient ! Au siècle suivant, en dépit de la suprême clarté dont se piquaient les philosophes, et des polissonneries facétieuses dont ils paraient leur matière, il fallait de l’attention et de la pénétration pour les suivre, et on ne sentait point tout l’agrément de la forme, si l’on ne comprenait le sérieux du sujet. Et avec cela, comme au siècle précédent, la conversation, où toute matière était touchée, où, devant les femmes et par elles, jamais avec pesanteur, parfois avec profondeur, étaient agitées les plus sérieuses questions de morale et de religion, de politique et d’économie. En somme, la société de l’ancien régime, qui n’avait qu’à se divertir, a toujours eu, quelles qu’aient été ses faiblesses, le goût des divertissements qui tiennent l’esprit en éveil. Enfin je ne sais si, au xviie siècle, les habitudes religieuses, le souci de la perfection intérieure, l’obligation de déclarer ses fautes, entretenant dans l’âme une inquiétude qui la ramenait sans cesse en elle-même, ne contribuaient pas fortement à donner à l’esprit une vue nette et fine des faits moraux et le don de les exprimer aisément avec précision. Depuis, les assauts qu’a subis la religion ayant tourné vers les dogmes et les pratiques l’attention de l’âme croyante, l’influence qu’a exercée malgré tout sur elle la philosophie, ayant fait passer au premier rang l’exercice des vertus bienfaisantes et la poursuite du bien extérieur, la dévotion n’est plus aussi fréquemment qu’autrefois accompagnée d’un progrès intellectuel.
Aussi voyait-on autrefois que des femmes à qui l’on n’avait appris que le catéchisme et des révérences, des gentilshommes qui ne savaient que danser et se battre, mettaient fort mal l’orthographe, mais avaient plus d’idées et un meilleur style que bien des académiciens de notre temps. L’insuffisance de leur éducation première tournait à leur avantage : on ne leur avait pas mâché la besogne. Il fallait se former soi-même : dans le monde, dans les lectures, au théâtre, payer de sa personne, et ne pas s’endormir ; hors de soi, ni en soi, on n’avait de souffleur, qui dispensât de la peine. Aussi quand on avait à écrire, comme lorsqu’on parlait, on y allait de tout son cœur et de tout son esprit ; on faisait donner toutes ses forces, et par cet élan vigoureux et spontané, on trouvait naturellement les mots qui représentaient les choses.
Aujourd’hui, l’on a tant de choses à apprendre qu’on ne remplit que la mémoire. On y emmagasine, tout comme dans un vaisseau, le plus de choses dans le moindre espace qu’on peut : il ne s’agit pas de mettre en usage cette lourde cargaison, mais seulement de l’amener au port où l’on s’en décharge pour jamais : je veux dire à l’examen, après lequel on se hâte d’oublier ce qu’on s’était hâté d’apprendre. Les maîtres préparent les élèves qui ne se préparent pas eux-mêmes. On les gave de science, somnolents, inertes, passifs. Puis on a prôné l’éducation agréable, qui instruit en amusant ; les enfants se laissent amuser, ils ne s’instruisent pas. Dans les livres de Jules Verne on lit le roman : combien y en a-t-il qui ne sautent pas les explications scientifiques ? On tient en grande estime la grammaire et l’orthographe : les candidats aux diplômes écrivent correctement les mots dont ils ne comprennent pas le sens, et analysent très exactement toutes les proportions qui composent une phrase : il n’y a que l’idée, dont ils ne savent que dire, ni si elle est juste ni si elle est fausse, ni même quelle elle est. Les programmes sont vastes, on n’en peut parcourir l’étendue que par les manuels faits pour dégoûter de la science et de la lecture à tout jamais. Aussi, hors de l’école, hommes ou femmes, on ne lit guère en France. S’il n’y a pas un homme sur mille qui relise de sa vie, après le baccalauréat, une page de grec ou de latin, combien y en a-t-il même qui, bacheliers ou brevetés, ouvriront un volume de Bossuet, de Corneille on même de Molière pour se divertir ? Je vais plus loin : combien y en a-t-il qui liront V. Hugo, Leconte de Lisle, ou Sully-Prudhomme ? Michelet, Taine ou Renan ? des romans même, autres que les succès bruyants du jour, par mode, ou les histoires intriguées, fades et fausses, par goût ?
Il faut donc résister à l’éducation, et résister ensuite au monde. Le temps présent est dur pour la culture délicate de l’esprit.