Hégésippe Moreau. (Le Myosotis, nouvelle édition, 1 vol.,
Masgana.) —
Pierre Dupont. (Chants et poésies, 1 vol.,
Garnier frères.)
Je cause rarement ici de poésie, précisément parce que je l’ai beaucoup aimée et que je l’aime encore plus que toute chose : je craindrais d’en mal parler, ou du moins de n’avoir pas à en bien parler, à en dire assez de bien. Les productions de ces dernières années ont été faibles, surtout dans l’ordre lyrique, là même où l’on avait vu le plus de nouveauté et de richesse il y a vingt ou trente ans. Il semble qu’après l’heure de l’éclosion et celle de l’épanouissement, on soit à une fin de saison. Une école a fait son temps, et une autre qui mérite d’être saluée véritablement nouvelle se fait attendre. On tombe dans les redites, on tourne dans les variantes, on se jette dans les caprices. Quand viendra-t-elle donc, quand jaillira-t-elle encore une fois du rocher cette source, toujours attendue, d’une inspiration fraîche et charmante ? Il n’en est pas tout à fait des printemps de la poésie comme de ceux de la nature. Tous les ans, en avril, les oiseaux chantent ; je ne sais s’ils ne redisent pas à peu près les mêmes chansons, il suffit qu’ils recommencent, pour nous charmer ; mais dans l’art il faut absolument changer les airs. Aujourd’hui pourtant, je parlerai de deux poètes qui ont chanté avec quelque nouveauté ; dont l’un a déjà un nom, un nom consacré par une mort lamentable, et dont l’autre qui, heureusement, est plus en voix que jamais, obtient une sorte de vogue en ce moment : Hégésippe Moreau et Pierre Dupont.
Ces deux poètes, que je ne prétends point d’ailleurs appareiller ni rapprocher plus étroitement qu’il ne convient, se rattachent tous deux, par leurs origines, à cette jolie ville de Provins, la ville des vieilles ruines et des roses ; et ces roses, c’est un poète, c’est Thibaut, comte de Champagne, qui les a rapportées d’Asie au retour d’une croisade : voilà un bienfait. Les deux chantres plébéiens, successeurs à leur manière du trouvère féodal, ont passé une partie de leur enfance dans ce joli vallon où ni l’un ni l’autre n’eurent leur berceau, et ils ont respiré de bonne heure, et dans leur meilleure saison, le parfum de ce frais paysage qui convie à une douce et naturelle poésie.
Hégésippe Moreau, né à Paris en avril 1810, était fils d’un homme qui devint professeur au collège de Provins, et il fut conduit, tout enfant, dans cette ville. Sa naissance fut irrégulière, bien qu’il connût ses parents. Son père le laissa orphelin en bas âge ; sa mère se plaça chez une dame de Provins, Mme Guérard, depuis Mme Favier, et l’enfant, recueilli par cette bienfaitrice, grandit près d’elle ; les fils de la maison surtout s’intéressaient tendrement à lui. Il commençait à prendre des leçons au collège de Provins, lorsque des circonstances firent quitter la ville à ses bienfaiteurs, qui allèrent habiter la campagne. C’est alors qu’il fut placé, d’abord au petit séminaire de Meaux, puis à celui d’Avon, près Fontainebleau, où il fit ses études, d’excellentes études classiques, sans oublier les vers latins▶ qu’il variait et tournait sur tous les rythmes d’Horace. Au sortir du collège, sa mère n’était plus ; il pouvait se croire orphelin dans le monde et délaissé ; mais non, c’eût été une injustice, lui-même nous le dit :
Car de l’école à peine eus-je franchi les grilles,Que je tombai joyeux aux bras de deux familles.
Mme Favier, retirée à Champbenoist, lui
continuait encore ses soins ; surtout il trouvait un accueil affectueux et
délicat auprès de Mme Guérard, sa belle-fille, qui le
recevait à sa ferme de Saint-Martin : Moreau a consacré le souvenir de cette
hospitalité par la charmante romance de La Fermière. Vers le
temps de sa sortie du collège, il entra en apprentissage dans l’imprimerie de
M. Lebeau, maintenant encore imprimeur à Provins. La fille de celui-ci, Mlle Louise Lebeau (aujourd’hui Mme J.),
est celle même qu’il a célébrée si purement et si chastement sous le nom de ma sœur dans quelques-unes de ses plus jolies pièces, et à
laquelle il a dédié ses Contes.
« Je m’étais arrêté, dit-il quelque part, dans une imprimerie toute
petite, mais proprette, coquette, hospitalière ; vous la connaissez, ma
sœur. »
Mon cœur, dit-il encore :
Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste,S’emplit d’un chaste amour dont le parfum lui reste.J’ai rêvé le bonheur, mais le rêve fut court.
Il y eut en ces années un Hégésippe Moreau primitif, pur, naturel, adolescent, non irrité, point irréligieux, dans toute sa fleur de sensibilité et de bonté, animé de tous les instincts généreux et non encore atteint des maladies du siècle. Moment unique et rapide qu’il a essayé de ressaisir plus d’une fois, de retracer dans ses vers, et qui nous en marque aujourd’hui les plus doux passages. Il y a ainsi en chacun de nous, pour peu que notre fonds originel soit bon, un être primitif, idéal, que la nature a dessiné de sa main la plus légère et la plus maternelle, mais que l’homme trop souvent recouvre, étouffe ou corrompt. Ceux qui nous ont connu et qui nous ont aimé sous cette forme première continuent de nous voir ainsi, et si l’on a le bonheur d’avoir une sœur qui ait continué elle-même de vivre d’une vie simple et uniforme, d’une vie fidèle aux souvenirs, elle nous conserve à jamais présent dans cette pureté adolescente, elle nous garde un culte dans son cœur, elle nous adore tel que nous étions alors sous ces premiers traits d’un développement aimable et pudique. Ce nous-même d’autrefois, qui souvent, hélas ! n’est plus actuellement en nous, subsiste en elle et vit comme un ange de Fra Bartolomeo peint sur l’autel dans l’oratoire.
Hégésippe Moreau a eu ce bonheur au milieu de toutes ses infortunes, et
aujourd’hui, si l’on interroge sur le compte du poète celle qu’il appelait alors
sa sœur, elle répond en nous montrant au fond de son souvenir
ce Moreau de seize ans, « de l’âme la plus délicate et la plus noble,
d’une sensibilité exquise, ayant des larmes pour toutes les émotions pieuses
et pures »
.
Je prends plaisir à marquer ces premiers traits, parce que ceux qui ont le plus loué Moreau à l’heure de sa mort en ont surtout fait un poète de guerre, de haine et de colère. Il l’était trop devenu en effet, mais il ne l’était point d’abord ni aussi essentiellement qu’on le voudrait dire. Étendu sur son lit de mort à l’hospice de la Charité, le caractère qui était le plus empreint sur sa face, me dit une personne qui ne l’a vu que ce jour-là, était une remarquable douceur.
En parlant ici d’Hégésippe Moreau, je ne viens faire, on peut le croire, le procès ni à la société ni aux poètes. Les poètes sont une race à part, une race des plus intéressantes quand elle est sincère, quand l’imitation et la singerie (comme il arrive si souvent) ne s’y mêlent pas ; mais, dans aucun temps, cette race délicate ou sublime n’a paru se distinguer par une connaissance bien exacte et bien pratique de la réalité. Quant à la société, c’est-à-dire à la généralité des hommes réunis et établis en civilisation, ils demandent qu’on fasse comme eux tous en arrivant, qu’on se mette à leur suite dans les cadres déjà tracés, ou, si l’on veut en sortir, qu’alors, pour justifier cette prétention et cette exception, on les serve hautement ou qu’on les amuse ; et, jusqu’à ce qu’ils aient découvert en quelqu’un ce don singulier de charme ou ce mérite de haute utilité, ils sont naturellement fort inattentifs et occupés chacun de sa propre affaire. Peut-on s’en étonner ?
Hégésippe Moreau, en entrant dans la vie, avait pourtant rencontré deux familles, on l’a vu, plus que disposées à l’accueillir et presque à l’adopter. Dès son premier pas dans le monde, et hors de son premier cercle, il trouva également de l’appui. M. Lebrun, l’auteur de Marie Stuart, et notre confrère à l’Académie, n’est pas né à Provins, mais il en est depuis de longues années par les habitudes et par les liens de famille. Poète dont chacun sait le talent, mais homme dont ceux qui l’ont approché savent seuls toute la noblesse et la délicatesse de cœur, il considérait comme un devoir, lui, arrivé le premier, de tendre la main à ceux qui viendraient ensuite, et nous le trouvons également aux débuts d’Hégésippe Moreau et à ceux de Pierre Dupont. Moreau connut M. Lebrun dès 1828 ; il était alors âgé de dix-huit ans : c’était au moment où Charles X revenait d’un voyage que lui avait fait faire M. de Martignac. Le roi passa par Provins, et, à cette occasion, Moreau fit sa chanson patriotique qui a pour titre : Vive le Roi ! et pour refrain : Vive la Liberté ! J’ai sous les yeux quelques pièces de vers manuscrites adressées, vers cette époque, par le jeune homme à M. Lebrun, ou écrites d’après ses conseils, une pièce notamment en l’honneur de La Fayette, après son voyage triomphal d’Amérique. Moreau vint à cette époque à Paris, et, toujours par les conseils de M. Lebrun, il adressa à M. Didot son Épître sur l’imprimerie, qu’on peut lire dans ses Poésies, et dans laquelle se trouvent quelques jolis vers descriptifs :
Au lieu de fatiguer la plume vigilante,De consumer sans cesse une activité lenteÀ reproduire en vain ces écrits fugitifs,Abattus dans leur vol par les ans destructifs ;Pour donner une forme, un essor aux pensées,Des signes voyageurs, sous des mains exercées,Vont saisir en courant leur place dans un mot ;Sur ce métal uni l’encre passe, et bientôt,Sortant multiplié de la presse rapide,Le discours parle aux yeux sur une feuille humide.
Mais la fin de l’Épître est surtout heureuse ; le jeune compositeur s’y montre dévoré souvent du désir d’écrire, de composer pour son propre compte, tandis qu’il est obligé d’imprimer les autres :
Hélas ! pourquoi faut-il qu’aveuglant la jeunesse,Comme tous les plaisirs, l’étude ait son ivresse ?Les chefs-d’œuvre du goût, par mes soins reproduits,Ont occupé mes jours, ont enchanté mes nuits,Et souvent, insensé ! j’ai répandu des larmes,Semblable au forgeron qui, préparant des armes,Avide des exploits qu’il ne partage pas,Siffle un air belliqueux et rêve des combats…
Moreau, à cette date, n’avait que dix-neuf ans. Il fut admis dans l’imprimerie de M. Didot, rue Jacob, justement en face de cet hospice de la Charité, où depuis… — Placé, peu de temps après juillet 1830, à la direction de l’Imprimerie royale, M. Lebrun chercha à y introduire Moreau ; mais celui-ci, qui avait quitté l’imprimerie Didot, suivait dès lors une autre voie, et il n’était pas de ceux qui se laissent protéger aisément.
Moreau ressentait vivement les tortures secrètes de cette pauvreté que La Bruyère a si bien peinte, et qui rend l’homme honteux, de peur d’être ridicule. Ainsi, la première fois qu’il avait dû voir M. Lebrun à Provins, il n’avait pas voulu lui faire cette visite parce qu’il avait des bas bleus. Il ne se guérit point de cette disposition à Paris, lors même que les privations les plus réelles, les souffrances positives et poignantes vinrent y joindre leur aiguillon.
On me le peint alors déjà atteint par le souffle d’irritation et d’aigreur qui se fait si vite sentir sous les soleils trompeurs de Paris, méfiant, aisément effarouché, en garde surtout contre ce qui eût semblé une protection, ayant le dédain et la peur de la protection ; ne se laissant plus apprivoiser comme il s’était laissé faire à Provins quelques années plus tôt ; enfin ayant contracté déjà cette maladie d’amour-propre et de sensibilité qui est celle du siècle, celle de l’aristocratique René aussi bien que du plébéien Oberman ou du mondain Adolphe, celle de Jean-Jacques avant eux tous, comme depuis eux elle l’a été de tant d’autres qui ont eu la même maladie sous des formes et des variétés différentes. Il nous siérait peu à nous qui parlons, de nous montrer trop sévère, l’ayant ressentie à notre jour et même décrite autrefois dans notre jeunesse. Moreau fut donc malade de ce que j’appellerai la petite vérole courante de son temps ; il fut mécontent, sauvage, ulcéré, évitant ou repoussant ce qui eût été possible, voulant autre chose que ce qui s’offrait à lui, et ne se définissant pas cette autre chose. Pauvre, timide et fier, et à vingt ans, on est aisément pour les doctrines ardentes qui promettent le bouleversement du présent et la remise en question de l’avenir, de même qu’à cinquante ans, établi, rassis, ayant épuisé les passions, et raisonnant plus ou moins à son aise sur les vicissitudes diverses, on est naturellement pour un statu quo plus sage. Notre sagesse ou notre folie n’est guère en général que le résultat de notre âge et de notre situation. Pour s’élever au-dessus de ces circonstances en quelque sorte matérielles et physiques, deux choses sont nécessaires, et elles sont rares : du caractère et des principes. Hégésippe Moreau n’avait ni l’un ni l’autre ; il avait de l’âme et du talent, mais son caractère était faible, comme c’est trop souvent le cas des organisations d’artiste, et les impressions du dehors prenaient fortement et irrésistiblement sur lui. Ses poésies et ses inspirations, du moment qu’elles cessent d’être intimes, ne sont pour la plupart que le reflet ardent et mélangé, le conflit des divers éclairs qui se croisaient orageusement alors dans l’atmosphère politique.
Après les journées de juillet 1830, auxquelles il avait pris part vaillamment, Moreau quitta pendant un temps l’imprimerie ; il s’était fait maître d’études, mais ce n’était pas une carrière. Il s’accoutuma, durant cette période fatale et fiévreuse de deux ou trois années, à une vie irrégulière, désordonnée, errante, toute d’émotions et de convulsions. Il avait faim, et il composait à travers cela des chants qui se ressentaient de ce cri intérieur, par leur âpreté et leur amertume. Il rêvait au suicide ; il commençait à se détruire. Il eut, en 1833, une première maladie qui le força d’entrer à l’hospice. Convalescent, une bonne pensée le saisit ; il partit pour Provins et alla demander l’hospitalité à Mme Guérard à la ferme de Saint-Martin. Là, aux derniers rayons d’automne, repassant ses douloureux souvenirs, ceux de sa maladie, ceux de l’insurrection et des émeutes, et du choléra, rappelant même ses imprécations de colère, il se rétractait d’une manière touchante :
Ainsi, je m’égarais à des vœux imprudents,Et j’attisais de pleurs mes ïambes ardents.Je haïssais alors, car la souffrance irrite ;Mais un peu de bonheur m’a converti bien vite.Pour que son vers clément pardonne au genre humain,Que faut-il au poète ? Un baiser et du pain.Dieu ménagea le vent à ma pauvreté nue ;Mais le siècle d’airain pour d’autres continue…
Et se considérant lui-même comme délivré des soucis à l’approche de l’hiver, il souhaitait à d’autres le même soulagement et la même douceur :
Dieu, révèle-toi bon pour tous comme pour moi !Que ta manne, en tombant, étouffe le blasphème ;Empêche de souffrir, puisque tu veux qu’on aime ;Pour qu’à tes fils élus, tes fils déshéritésNe lancent plus d’en bas des regards irrités.Aux petits des oiseaux toi qui donnes pâture,Nourris toutes les faims ; à tout dans la natureQue ton hiver soit doux ; et, son règne fini,Le poète et l’oiseau chanteront : Sois béni !
Deux ans après, le souvenir de cette douce hospitalité lui revenait à la mémoire, et il envoyait pour étrennes (janvier 1836) cette délicieuse Romance à celle à qui il avait dû, pour un jour du moins, ses pures et innocentes Charmettes :
La fermière.
Amour à la fermière ! elle estSi gentille et si douce !C’est l’oiseau des bois qui se plaîtLoin du bruit dans la mousse.Vieux vagabond qui tends la main,Enfant pauvre et sans mère,Puissiez-vous trouver en cheminLa ferme et la fermière !
De l’escabeau vide au foyerLà le pauvre s’empare,Et le grand bahut de noyerPour lui n’est point avare ;C’est là qu’un jour je vins m’asseoir,Les pieds blancs de poussière ;Un jour… puis en marche ! et bonsoirLa ferme et la fermière !
Mon seul beau jour a dû finir,Finir dès son aurore ;Mais pour moi ce doux souvenirEst du bonheur encore :En fermant les yeux je revoisL’enclos plein de lumière,La haie en fleur, le petit bois,La ferme et la fermière !
Si Dieu, comme notre curéAu prône le répète,Paie un bienfait (même égaré),Ah ! qu’il songe à ma dette !Qu’il prodigue au vallon les fleursLa joie à la chaumière,Et garde des vents et des pleursLa ferme et la fermière !
Chaque hiver, qu’un groupe d’enfantsÀ son fuseau sourie,Comme les Anges aux fils blancsDe la Vierge Marie ;Que tous, par la main, pas à pas,Guidant un petit frère,Réjouissent de leurs ébatsLa ferme et la fermière !
Envoi.
Ma Chansonnette, prends ton vol !Tu n’es qu’un faible hommage ;Mais qu’en avril le rossignolChante et la dédommage.Qu’effrayé par ses chants d’amour,L’oiseau du cimetièreLongtemps, longtemps se taise pourLa ferme et la fermière !
Il fallait à Hégésippe Moreau, comme à tous les poètes doux et faibles, sauvages et timides, tendres et reconnaissants, il lui aurait fallu une femme, une sœur, une mère, qui, mêlée et confondue avec l’amante, l’eût dispensé de tout, hormis de chanter, d’aimer et de rêver : Cependant, avec la santé qui lui revenait, la nécessité, et aussi le génie ou le démon qui ne pardonne pas, le ressaisirent. C’était le moment du grand succès de Barthélemy, et sa Némésis produisait çà et là des imitations et des contrefaçons où il n’entrait guère que des violences. Hégésippe Moreau essaya de faire à Provins une Némésis à sa manière, un journal en vers sous le titre de Diogène, un vilain patron qu’il avait adopté depuis quelque temps, et que le doux automne passé à Saint-Martin ne lui avait pas fait assez abjurer. Le talent qu’il y montra ne put sauver une telle publication partout très aventurée, et qui l’était surtout au milieu des rivalités et des susceptibilités d’une petite ville. Il avait eu beau faire appel à toute la contrée de Brie et de Champagne, et s’écrier :
Qu’il me vienne un public ! ma poésie est mûre,
le public répondit peu. Le poète blessa et aliéna ceux mêmes qui l’avaient d’abord soutenu. Il eut finalement un duel, et dut s’en revenir bientôt à Paris, désappointé de nouveau et irrité comme après un échec.
De 1834 à 1838, sa vie ne fut qu’une lutte pénible et haletante, où son talent de plus en plus réel, et qui achevait de se dégager chaque jour, ne put triompher de la dureté des circonstances ni suppléer aux infirmités du caractère4. Qu’il suffise de rappeler qu’Hégésippe Moreau, au moment même où il venait de trouver un éditeur pour ses vers, et où Le Myosotis publié avec luxe (1838) et déjà loué dans les journaux allait lui faire une réputation, entrait sans ressource à l’hospice de la Charité et y mourait le 20 décembre 1838, renouvelant l’exemple lamentable de Gilbert et faisant un pendant trop fidèle au drame émouvant de Chatterton, dont l’impression était encore toute vive sur la jeunesse. Il n’avait pas vingt-neuf ans.
Si l’on considère aujourd’hui le talent et les poésies
d’Hégésippe Moreau de sang-froid et sans autre préoccupation que celle de
l’art et de la vérité, voici ce qu’on trouvera, ce me semble. Moreau est un
poète ; il l’est par le cœur, par l’imagination, par le style : mais chez lui
rien de tout cela, lorsqu’il mourut, n’était tout à fait achevé et accompli. Ces
trois parties essentielles du poète n’étaient pas arrivées à une pleine et
entière fusion. Il allait selon toute probabilité, s’il avait vécu, devenir un
maître, mais il ne l’était pas encore. Trois imitations chez lui sont visibles
et se font sentir tour à tour : celle d’André Chénier dans les ïambes, celle
surtout de Barthélemy dans la satire, et celle de Béranger dans la chanson. Dans
ce dernier genre pourtant, quoiqu’il rappelle Béranger, Moreau a un caractère à
lui, bien naturel, bien franc et bien poétique ; il a du drame, de la gaieté, de
l’espièglerie, un peu libertine parfois, mais si vive et si légère qu’on la lui
passe. Qu’on relise Joli Costume, Les Modistes hospitalières.
Une des pièces sérieuses qui me semblent le plus propres à démontrer ses
qualités et ses défauts est celle qui a pour titre : Un quart
d’heure de dévotion. Le poète, qui s’est vanté d’être un « païen
de l’Attique »
avec André Chénier et avec Vergniaud, qui a été trop
souvent impie, irrévérent jusqu’à l’insulte, a un bon retour pourtant. Un jour
de tristesse, un soir, il est entré dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont. Il
n’y entrait que par désœuvrement d’abord, pour regarder et admirer comme
d’autres curieux les merveilles d’architecture élégante et fine qu’offre cette
jolie église :
Et la rougeur au front je l’avouerai moi-même…Dans le temple au hasard j’aventurais mes pas,Et j’effleurais l’autel et je ne priais pas.
Mais insensiblement il se rappelle le temps où, dans sa première enfance, il priait, et où il servait même le prêtre à l’autel :
Autrefois pour prier, mes lèvres enfantinesD’elles-mêmes s’ouvraient aux syllabes ◀latines,Et j’allais aux grands jours, blanc lévite du chœur,Répandre devant Dieu ma corbeille et mon cœur.Mais depuis………………………………………
Et il énumère toutes les manières diverses d’égarements et de chutes, parmi lesquelles il a eu la sienne :
Combien de jeunes cœurs que le doute rongea !Combien de jeunes fronts qu’il sillonne déjà !Le doute aussi m’accable, hélas ! et j’y succombe :Mon âme fatiguée est comme la colombeSur le flot du désert égarant son essor ;Et l’olivier sauveur ne fleurit pas encor…
Ces mille souvenirs couraient dans ma mémoire,Et je balbutiai : — « Seigneur, faites-moi croire ! »Quand soudain sur mon front passa ce vent glacéQui sur le front de Job autrefois a passé.Le vent d’hiver pleura sous le parvis sonore,Et soudain je sentis que je gardais encoreDans le fond de mon cœur, de moi-même ignoré,Un peu de vieille foi, parfum évaporé.
Sous cette impression intérieure, sous le rayon de cette ferveur retrouvée, le poète, agenouillé devant le tombeau de Racine (qui se trouve dans cette église), fait un vœu. Ce vœu, ce n’est pas d’aller à Jérusalem en pèlerin, mais c’est d’y aller en idée et en poésie, c’est de retracer à sa manière, en une suite de chants, quelques-uns des sujets saints, à peu près, j’imagine, comme M. Victor de Laprade l’a pu faire depuis dans ses Poèmes évangéliques. Et réfléchissant avec humilité à l’étincelle qui peut jaillir sur les âmes de cette œuvre modestement accomplie, le poète se rappelle et s’applique un fabliau charmant que son aïeule bretonne, dit-il, lui a souvent raconté. Or, ce fabliau, le voici : Un jour, Dieu permit, dans ses desseins, que l’élément de vie, le feu, se retirât tout à coup de l’air, et vînt à manquer à la nature. Grand effroi soudain parmi les oiseaux. Tous s’effraient, se consternent ou s’effarent. Les vautours en deviennent plus méchants de terreur, et s’entrebattent de plus belle. Le rossignol se décourage, et, ayant chanté sa dernière chanson, il cache sa tête dans son nid. L’aigle lui-même, habitué à porter la foudre, la laisse s’éteindre cette fois et s’échapper. Dans cette agonie universelle, il n’y eut qu’un seul oiseau, le plus petit, le plus humble de tous, le roitelet, qui ne se découragea point, et qui voltigea tant et si bien, qu’il alla jusqu’au haut des cieux ressaisir l’étincelle pour la rapporter au monde. Mais il fut consumé en la lui rendant.
On sent tout ce qu’une telle pièce a d’élevé, de poétique et de touchant ; que lui manque-t-il donc pour être un chef-d’œuvre ? Il lui manque la pureté et le goût dans le style. Dès l’abord le poète nous montre le curieux, l’amateur artiste, qui entre à Saint-Étienne regardant et admirant les sculptures et les tableaux :
Époussetant de l’œil chaque peinture usée.
Ailleurs il parlera du livre des Évangiles :
Page de vérité qu’à sa ligne dernièreLe Golgotha tremblant sabla de sa poussière.
C’est ainsi que, dans une autre pièce, représentant l’entrée du Tasse à Rome au milieu d’une pluie de couronnes et de fleurs, il dira :
Le pauvre fou sentit, dans la ville papale,Une douche de fleurs inonder son front pâle.
Épousseter, sabler, douche de fleurs, voilà le détestable style moderne, le style matériel, prétentieux et grossier, que certes on ne s’aviserait jamais d’aller chercher si près du tombeau de Racine, et qui, j’ose le dire, n’aurait jamais dû entacher non plus et charger le berceau de notre école romantique, telle du moins que je l’ai toujours conçue. Oui, l’on pouvait se montrer plus voisin de la nature encore, de la réalité simple, modeste et sensible, que ne l’avaient été nos illustres poètes classiques, sans tomber pour cela dans ce style lourd, plaqué et technique, qui prévaut presque partout aujourd’hui. Hégésippe Moreau a eu le tort d’y trop sacrifier en commençant, et il n’a pas vécu assez pour s’en débarrasser et s’en affranchir.
On nous assure pourtant qu’il était tout à fait revenu, vers la fin, de l’illusion que lui avaient faite certains poètes ou rimeurs matériels et mécaniques, et plutôt robustes que réellement puissants.
Une de ses pièces irréprochables, et qu’on aime toujours à citer, est son Élégie à la Voulzie, jolie rivière ou ruisseau du pays où il était venu passer son enfance,
Bluet éclos parmi les roses de Provins.
On n’aurait point parlé convenablement de Moreau, si l’on ne rappelait chaque fois à son sujet ces vers délicieux, où il a comme rafraîchi son talent et son âme :
S’il est un nom bien doux, fait pour la poésie,Oh ! dites, n’est-ce pas le nom de la Voulzie ?La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ? Non ;Mais, avec un murmure aussi doux que son nom,Un tout petit ruisseau coulant visible à peine ;Un géant altéré le boirait d’une haleine ;Le nain vert Obéron, jouant au bord des flots,Sauterait par-dessus sans mouiller ses grelots.Mais j’aime la Voulzie et ses bois noirs de mûres,Et dans son lit de fleurs ses bonds et ses murmures.Enfant, j’ai bien souvent, à l’ombre des buissons,Dans le langage humain traduit ces vagues sons ;Pauvre écolier rêveur et qu’on disait sauvage,Quand j’émiettais mon pain à l’oiseau du rivage,L’onde semblait me dire : « Espère ! aux mauvais jours,Dieu te rendra ton pain. » — Dieu me le doit toujours !
Et rappelant tous ses malheurs, ses pertes douloureuses, tous ses mécomptes et même ses colères, il ajoute dans un sentiment attendri et qu’on lui voudrait plus habituel :
Pourtant je te pardonne, ô ma Voulzie ! et même,Triste, j’ai tant besoin d’un confident qui m’aime,Me parle avec douceur et me trompe, qu’avantDe clore au jour mes yeux battus d’un si long vent,Je veux faire à tes bords un saint pèlerinage,Revoir tous les buissons si chers à mon jeune âge,Dormir encore au bruit de tes roseaux chanteurs,Et causer d’avenir avec tes flots menteurs.
Si Moreau a pardonné à la Voulzie, ces charmants vers font aussi qu’on pardonne beaucoup à Moreau. On jette un voile sur ses faiblesses et sur ses erreurs ; on voudrait abolir toute trace des quelques taches affligeantes de sa muse. Lui-même, dans une pièce À mon âme, l’exhortant à s’envoler vers les cieux, et à laisser ce corps qu’il a trop souillé, il lui dit :
Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ;Fuis en chantant vers le monde inconnu !
Fuis sans trembler : veuf d’une sainte amieQuand du plaisir j’ai senti le besoin,De mes erreurs, toi, colombe endormie,Tu n’as été complice ni témoin.Ne trouvant pas la manne qu’elle implore,Ma faim mordit la poussière (insensé !) ;Mais toi, mon âme, à Dieu, ton fiancé,Tu peux demain te dire vierge encore !
On voit que Moreau renouvelle en un point la doctrine indulgente de certains mystiques, qui ne font point l’âme responsable et complice des absences et des distractions du corps. Je ne prétends pas donner cela pour de la théologie exacte, mais pour de la poésie charmante.
Les Contes en prose d’Hégésippe Moreau sont tout à fait purs et irréprochables ; ils pourraient même se détacher du reste des Œuvres et se vendre en un fascicule à part pour être donnés à lire aux jeunes personnes et aux enfants. On y voit à nu le fond de son âme et de son imagination aux heures riantes et aux saisons heureuses. Tel il était auprès de sa sœur, à seize ans, avant d’avoir laissé introduire dans son âme rien d’amer ni d’insultant. Conter, chez lui, n’était pas une moindre vocation que de chanter :
Je préfère un conte en novembreAu doux murmure du printemps.
La pitié, le sentiment fraternel porté jusqu’au culte, la compassion féminine la plus exquise, respirent dans Le Gui de chêne. La faiblesse tendre qui a besoin d’appui, la souffrance et le martyre d’un être délicat, se retrouvent mêlés à de l’espièglerie et à de la lutinerie gracieuse dans La Souris blanche ; c’est le plus joli conte de fées et le plus attendrissant ; c’est moins naïf que Perrault, mais aussi aimable, aussi léger, et cela ne se peut lire jusqu’à la fin sans une larme dans un sourire. Que dites-vous de cette Fée des Pleurs, la consolatrice des affligés, qui voltige plutôt qu’elle ne marche sur la pointe des gazons et des fleurs ?
Elle avait adopté cette allure, de peur, disait-elle à ceux qui s’en étonnaient, de mouiller ses brodequins dans la rosée, mais, en effet, parce qu’elle craignait d’écraser ou de blesser par mégarde la cigale qui chante dans le sillon, et le lézard qui frétille au soleil ; car elle était si prodigue de soins et d’amour, la bonne fée ! qu’elle en répandait sur les plus humbles créatures de Dieu.
Tel nous apparaît Moreau avant la politique, avant la misère extrême, avant l’aigreur ; tel il se retrouva sans doute à l’heure expirante et aux approches du grand moment qui élève les belles âmes et les pacifie. On devine, en lisant ces jolis récits et celui des Petits Souliers, et celui même de Thérèse Sureau, à voir cette imagination, cette gaieté, cette invention de détail, combien il devait être charmant quand il osait être familier, et qu’il consentait à être heureux.
J’ai tâché, en le peignant, de dégager sa figure poétique et naturelle des questions brûlantes et des déclamations de parti auxquelles on a tout fait pour le mêler. Je voudrais faire ainsi en disant quelques mots rapides sur M. Pierre Dupont, qui est un chantre à la fois populaire et de salons, socialiste pur si l’on en croit quelques-uns de ses vers, belliqueux même et violent à de certains jours, rural, agreste et pacifique, je le crois, quand il est dans sa meilleure et sa première nature. M. Pierre Dupont est né à Lyon le 23 avril 1821, d’un père provinois, d’une mère lyonnaise. Ses premiers vers furent consacrés à célébrer Provins, la Voulzie, les traces d’Hégésippe Moreau ; il y mêlait volontiers les souvenirs du Rhône et de la Saône, des vertes saulées où avait joué son enfance. Le sentiment de la famille et celui de la campagne furent de bonne heure développés en lui. Il a une sœur et un frère que ses Poésies nous font connaître ; une de ses plus jolies pièces est intitulée Ma sœur. Par son père et par son grand-père, il tient à la classe des artisans, et il put en étudier les mœurs dans ce qu’elles ont de plus honorable et de plus laborieux. Ayant perdu sa mère à l’âge de quatre ans, le jeune Pierre Dupont fut recueilli par son parrain et cousin, un vieux prêtre qui avait son presbytère à La Roche-Taillée-sur-Saône. Il y ébaucha librement ses études, qu’il alla suivre et terminer au petit séminaire de Largentière. Mais ne remarquez-vous pas comme tous ces poètes plébéiens et populaires sont sortis d’une première éducation ecclésiastique ? De retour à Lyon après ses études, il y fut placé dans une maison de banque ; les promenades rêveuses du soir, au bord du Rhône, ne le consolaient qu’à demi des dégoûts du jour et des ennuis du comptoir. Son grand-père, qui vivait à Saint-Brice, près Provins, l’y attirait quelquefois. C’est là, c’est à Provins que, lors de sa conscription, il vit M. Lebrun, qui le reconnut poète, s’intéressa à lui, fit souscrire à ses vers par des personnes de la ville, et le dégagea par ce moyen du service militaire auquel il allait être assujetti. M. Lebrun, toujours à l’occasion du même volume de vers (Les Deux Anges, 1844), le proposa et le fit agréer à l’Académie française pour le prix fondé par M. de Maillé-La Tour-Landry. M. Dupont eut même alors dans les bureaux de l’Institut une petite place qui l’attacha quelque temps en qualité d’aide aux travaux du Dictionnaire. Les premiers vers de M. Dupont respirent à chaque page la reconnaissance que lui inspira un procédé si généreux et si soutenu de la part de son premier patron. Je me plais à remarquer et le bienfait et la reconnaissance, pour faire sentir qu’ici encore, moins que jamais, il ne saurait y avoir lieu à toutes les déclamations par lesquelles on se plaît à accuser la société en masse au nom du talent méconnu. À un certain jour pourtant, M. Pierre Dupont sentit en lui le démon plus fort que la règle ; il brisa ou délia sa chaîne légère, je ne l’en blâme pas ; il voulut être tout à fait libre et indépendant, sans rester moins reconnaissant du passé. Cependant, avec une faculté d’expression vive, expansive et affectueuse, il tâtonnait, il se disposait à tenter le théâtre ; il cherchait encore sa veine, lorsque le succès inespéré de la chanson des Bœufs, faite un jour au hasard, lui ouvrit toute une perspective :
J’ai deux grands bœufs dans mon étable,Deux grands bœufs blancs marqués de roux, etc.
Bien des jolies bouches se mirent à l’instant à répéter à pleine voix cette cantilène piquante et naïve (naïve à demi) du laboureur, et lui poète, il sentit qu’il n’avait plus qu’à continuer de chanter dans ce ton les choses de la campagne, un peu à l’usage des villes et des salons, et en se souvenant toutefois de ses origines. Il fit quelques autres de ses jolies mélodies rurales : La Mère Jeanne, Ma vigne, Le Cochon, La Vache blanche, que bientôt tout le monde répéta.
Ces sortes de chants sont, à proprement parler, le pendant et l’accompagnement du genre d’épopée rustique et d’idylle que Mme Sand, au même moment, mettait à la mode par Le Champi, La Mare-au-Diable et La Petite Fadette. Mme Sand raconte, décrit et peint ; elle fait le drame. Pierre Dupont mène le chœur et remplit les intermèdes par ses chansons.
En même temps (et notez-le bien), avant février 1848, M. Pierre Dupont faisait aussi la chanson du Pain, un jour que le pain était cher, et Le Chant des ouvriers. En ne voulant que les réjouir et les réconforter, il les exaltait en des refrains un peu vagues. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il faisait cela spontanément alors, par un sentiment de sympathie pour ceux dont il avait observé de près les mœurs. On n’y entendait point trop malice encore.
Cependant la révolution de Février éclata et vint jeter quelque perturbation dans ces Chants, dont quelques-uns avaient très peu à faire pour devenir brûlants et tout à fait excitants. Ici, nous le dirons avec franchise et avec l’estime que nous inspire sa nature foncièrement aimable et bienveillante, M. Pierre Dupont s’est laissé plus d’une fois entraîner. Organisation ouverte et mobile, il a réfléchi les échos d’alentour, et y a prêté sa voix. Il a ouvert toutes ses voiles au vent populaire qui le prenait en poupe : il a suivi son succès et ne l’a pas dirigé. Dans son recueil d’aujourd’hui, il y a une espèce de chant prophétique, intitulé : 1852, où résonnent bien des promesses magnifiques et creuses :
Voici la fin de la misère,Mangeurs de pain noir, buveurs d’eau !
Dire cela au peuple est mal, l’aider à le chanter est pis encore. Ce n’est point ici une question de républicanisme, mais de bonne foi et de bon sens. Quoi ! pouvez-vous soutenir sérieusement que 1852, par cela seul qu’il remet tout en question, sera la fin de toutes les misères ? Eh bien ! ce qu’on n’oserait pas dire et articuler en prose, il ne faut pas qu’on le chante.
Mais, en général, le caractère des chants de M. Pierre Dupont est d’une meilleure nature, d’une nature plus conforme à celle même du poète et de l’homme, tel qu’il s’est peint à nous dans ses premiers vers. Le caractère propre de la muse populaire, c’est qu’elle soit avant tout pacifique, consolante, aimante ; que la chanson de chaque métier, par exemple, en exprime la joie, l’orgueil même et la douce satisfaction ; qu’elle en accompagne et en soulage le labeur ; qu’elle en marque les moments et les rende plus égayés et plus légers. Comment se fait-il, dit Horace dans sa première Satire, que personne ne soit content de son sort ni de son état, et qu’on porte toujours envie à celui du voisin ? L’effet de la chanson de chaque métier doit être, au contraire, de faire que chacun, tandis qu’il la chante, se sente intérieurement fier, orgueilleux même de son état, et le préfère décidément aux autres professions, sans mépris toutefois, sans insulte et sans amertume. C’est justice de rappeler qu’on trouve quelques-unes de ces intentions cordiales réalisées dans le recueil d’un poète artisan, dans les Chansons de chaque métier, par Charles Poney, de Toulon5. M. Pierre Dupont aussi a bien compris et vivement rendu cet esprit de joie, d’émulation et de sympathie, dans sa Chanson de la soie, dans celle du Tisserand et dans d’autres.
Au point de vue littéraire, les chants de M. Pierre Dupont perdraient à se séparer des airs, qui sont, la plupart, de son invention ou de son arrangement, et que, sans savoir beaucoup de musique, il trouve et il combine avec une facilité naturelle et un goût qui est un signe évident de vocation. Il faut l’entendre lui-même quand il chante : il commence avec une sorte de peine, avec une voix enrouée, un peu cassée, bientôt entraînante pourtant. Après la première demi-heure, il s’anime, il se déploie, il est dans la plénitude de ses moyens ; il jouit de son impression et en fait jouir les autres. Un sentiment sincère et fondamental respire à travers les combinaisons mêmes et le petit jeu de scène qui sont le fait de chaque artiste. La mélancolie rustique, l’insouciance et la bonhomie pas trop accusées, cette façon de chanter comme si l’on s’en revenait au milieu des champs, il sait tout cela sans feinte, et mieux qu’un chanteur de profession. Une fois qu’il tient son auditoire, il le prend, le fait à lui et s’y adapte. Il produit dans un moment donné tout son effet. Je voudrais que, sans nuire aux autres conditions du genre qu’il s’est créé, il s’accoutumât à toujours soigner rigoureusement le style, seule qualité qui fasse vivre la poésie écrite et lui assure un lendemain quand le son fugitif est envolé.
Pour donner une idée du tour aisé et gracieux qui est familier à M. Dupont, je ne citerai que quelques vers de lui déjà anciens. Un jour, il était allé à la place Royale faire visite à M. Hugo qu’il ne connaissait pas encore. Ne l’ayant pas rencontré, il fit un tour de promenade dans la place et écrivit au crayon les vers suivants sur sa carte, qu’il vint remettre l’instant d’après ;
Si tu voyais une anémone,Languissante et près de périr,Te demander, comme une aumône,Une goutte d’eau pour fleurir ;
Si tu voyais une hirondelle,Un jour d’hiver, te supplier,À ta vitre battre de l’aile,Demander place à ton foyer ;
L’hirondelle aurait sa retraite,L’anémone, sa goutte d’eau :Pour toi que ne suis-je, ô Poète,Ou l’humble fleur ou l’humble oiseau !
Tous ceux qui connaissent M. Pierre Dupont me le peignent comme un
esprit doux, poétique, aimant naturellement le bien, aimant sincèrement la
nature, les champs. « Venez-vous voir les blés à Vaugirard ? »
disait-il un jour à un de ses amis de Paris. — Voir les blés verts ou mûrs était
pour lui un but et un plaisir. Il a dit dans sa Chanson des
prés, en y exprimant toute la douceur de son sujet :
Bêlements et mugissements,Là vous me plaisez davantage ;Les airs des pâtres sont charmantsDans la senteur du pâturage.
Son cœur, continuent de dire ceux qui le connaissent, est affectueux et chaud, doué de riches qualités. Il a de la grâce et de la séduction ; il acquerrait aisément de la finesse. Le péril, pour lui, est dans cette disposition à se laisser aller au souffle qui passe. Tout poète doit obéir au souffle, mais que ce soit surtout à celui du dedans. — Et pour résumer, non pas mon jugement (ce serait prématuré), mais tout mon vœu sur lui, je dirai : Il a en ce moment la vogue, il a ce que tant d’autres, et des plus dignes, ont vainement attendu toute leur vie, l’attention et le regard du public ; il a le cri du moment, comme dit le poète ; il chante pendant des heures, et on l’écoute, on l’applaudit ; il a de l’action. Qu’il en use en véritable artiste et en véritable ami de son pays ; car il lui en sera demandé compte.