(1880) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Première série pp. 1-336
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(1880) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Première série pp. 1-336

L’érudition contemporaine et la littérature française du moyen âge1

Le moyen âge appartient aux érudits : ils en ont fait leur chose, leur domaine, leur fief, et depuis tantôt un siècle ils règnent — mais ils règnent souverainement — sur huit ou neuf cents ans de littérature et d’histoire. Nul ne contestera qu’ils aient exercé l’empire au plus grand profit de l’histoire. Inférieurs que nous sommes par beaucoup de côtés sans doute aux hommes du xviie  siècle et peut-être aux hommes du xviiie , nous avons cependant sur eux un avantage. Nous avons appris un art qu’ils ignoraient ou du moins qu’ils ne pratiquaient guère : l’art de vivre dans le lointain des temps, et, par la sympathie de l’imagination, de nous faire les contemporains des civilisations disparues ; art dangereux, qui mène promptement à l’indifférence critique, au scepticisme moral ; art mortel aux convictions fortes ; art d’ailleurs et heureusement difficile, légitime toutefois dans une certaine mesure, puisqu’enfin nous lui devons quelques-unes des plus belles œuvres de ce siècle. Si cet art a vraiment renouvelé l’histoire, — et il l’a renouvelée, — ce serait une criante injustice que de disputer aux érudits leur part, et leur part considérable, dans ce travail de renouvellement et de transformation. Mais leurs découvertes, leurs méthodes, leur influence ont-elles rendu le même service à la littérature ? C’est une autre question, et c’est une autre réponse.

I

Si l’érudition, de nos jours, avait su se contenir dans les justes limites qu’elle observait autrefois, entre les bornes posées jadis par ces vénérables bénédictins dont la science n’était égalée que par leur modestie, nous n’aurions rien à dire, ou peu de chose. Les érudits de ce temps-là, qui valaient bien, je crois, ceux du nôtre : les Mabillon et les Montfaucon, les Adrien de Valois et les du Cange, excellents humanistes, bons et solides écrivains, quand ils avaient accompli leur tâche, ne croyaient pas avoir tout fait, ni qu’en dehors, et au-dessus d’eux, il ne restât rien à faire. Il avaient trop de goût pour enfler démesurément la voix, trop de bon sens et de justesse d’esprit pour entreprendre de persuader à leurs contemporains qu’il n’est pas de plus noble emploi de l’intelligence que la recension d’un texte carolingien ou le déchiffrement d’un parchemin gothique. Même, ils n’estimaient pas que ce fût l’effort suprême de l’esprit humain que d’avoir collationné, classé, numéroté les manuscrits de la Chanson de Roland, — d’autant que je ne sais s’ils les connaissaient seulement, ni si l’on s’était alors avisé des beautés cachées qu’il paraît que renfermera désormais l’épopée du moyen âge.

Rappellerons-nous ici, depuis eux, quelques-uns des hommes qui précisément remirent chez nous, vers 1830, ce moyen âge en lumière et le gothique en honneur ? On sait de reste que ni les Mérimée, par exemple, ni les Vitet ne couraient le risque de s’égarer et de se perdre dans les petitesses de l’érudition. Disons seulement que les érudits de profession, mais de la bonne marque et du juste aloi, les savants continuateurs de l’Histoire littéraire de la France, pour ne citer que ceux-là, quand ils abordèrent les chansons de geste et les fabliaux, se gardèrent bien de surfaire leur œuvre en surfaisant cette littérature qu’ils ramenaient au jour. Et comment, en effet, Victor Le Clerc eût-il oublié qu’il avait commencé par être le traducteur juré des élégances cicéroniennes ? ou M. Paulin Paris qu’il avait jadis débuté dans les lettres par une Apologie de l’école romantique ? Ils n’abdiquèrent donc pas, eux non plus, tout esprit de critique et de juste sévérité. L’application qu’ils mirent à leur tâche ne leur fit pas illusion sur la nature ou sur l’importance des résultats. Et surtout ils n’affichèrent pas l’étrange prétention de déplacer le centre de l’histoire de la littérature française.

Nous avons changé tout cela, sous prétexte d’antiquités nationales. Et voici que, de l’ombre des bibliothèques et du fond de l’École des Chartes, un souffle d’Allemagne ayant passé, toute une jeune génération d’érudits s’est levée, patiente ou même dure au travail, — c’est une justice qu’on doit lui rendre, — âpre aux querelles, intolérante aux contradictions, et à qui cet enthousiasme jusqu’alors tempéré de la langue et de la littérature du moyen âge a cessé de suffire. C’est depuis que la linguistique et la philologie, dans l’éducation de l’érudit, ont usurpé ce premier rang, qui n’appartenait autrefois et qui ne devrait toujours appartenir qu’aux seules humanités. C’est depuis qu’on a vu des réputations européennes se fonder sur la lecture ou sur la traduction d’une chanson de geste. C’est depuis qu’on a cessé de demander à l’honnête homme s’il savait distinguer un mot spirituel d’une plaisanterie douteuse :

… inurbanum lepido seponere dicto,

pour s’informer s’il connaissait dans leur fond les mystères de la prosthèse, de l’épithèse et de l’épenthèse2.

Jacob Grimm avait formulé le premier ce surprenant aphorisme que : l’époque littéraire des langues est ordinairement celle de leur décadence au point de vue purement linguistique 3 ; et l’aphorisme avait fait fortune. A-t-on craint de notre temps que, sous cette forme, non pas certes acceptable, mais discutable au moins, il ne choquât pas assez vivement l’opinion commune et le simple bon sens ? M. Max Müller, un beau jour, a donc enchéri sur Jacob Grimm et déclaré, sans plus d’ambages, qu’aux yeux du linguiste une langue littéraire était tout uniment : ce que les naturalistes appelleraient un monstre 4. En foi de quoi, sur la parole du mythologue illustre qui ne laisse pas de prendre quelquefois Hélène pour la femme d’Agamemnon, il se répète aujourd’hui couramment, dans le pays de Rabelais et de Montaigne, de Racine et de Bossuet, de Voltaire et de Montesquieu, « que l’instinct construit les mots et que la réflexion les gâte, que la perfection des langues est en raison inverse de la civilisation, que les langues se déforment à mesure que la société se civilise5 ». Il y a des théoriciens de l’histoire de la peinture aussi, — je crois qu’on les appelle des préraphaélites, — qui, dans l’excès de leur admiration, je ne dis pas pour les Pérugin ou pour les Mantegna, mais pour les trecentisti, et je dis les plus inconnus, les Guido de Sienne et les Coppo di Marcovaldo, font dater de Raphaël le commencement de la décadence. Comme si la peinture n’était pas d’abord le charme des yeux ! comme si la poésie sous toutes ses formes et l’éloquence elle-même n’étaient pas la volupté de l’oreille en même temps que de l’esprit et du cœur ! et comme si la perfection d’une langue, tout de même que la perfection d’un art, était ou pouvait être autre chose que la perfection avec laquelle elle traduit la pensée !

Vidons une fois les mots de ce qu’ils contiennent d’idées. C’est abuser étrangement des termes que de placer aux débuts d’une langue une prétendue perfection. Ce qui est vrai, c’est qu’en remontant pas à pas le cours historique d’une langue, et qu’en allant ainsi la surprendre en flagrant délit de transformation, on démêle avec plus de sûreté les lois qui gouvernent sa métamorphose. Toute langue est donc plus régulière, plus simple, plus symétrique, en un certain sens, à son origine et dans le temps de sa première enfance, qu’en aucun autre temps de son existence ou de son développement. Mais nulle part, que l’on sache, dans aucun art, dans aucune science, dans aucun ordre de choses, ni simplicité, ni régularité, ni symétrie ne sont synonymes ou mesure de perfection. Tout au contraire ; et, puisque l’on a tant fait que de comparer les langues à des organismes, c’est le cas de se bien souvenir qu’un organisme quelconque est d’autant plus voisin d’une perfection relative qu’il est plus compliqué, — c’est-à-dire formé du concours d’un plus grand nombre de parties, jointes entre elles par des pièces plus délicates et des ressorts plus subtils.

Enseigner qu’une langue littéraire est un « monstre », c’est donc oublier que la langue n’est faite que pour l’usage de la pensée. Assurément c’est une étude pénible que d’étudier une langue « au point de vue linguistique », en elle-même, indépendamment de sa littérature. Je veux ou plutôt je prends plaisir à reconnaître qu’on y dépense aujourd’hui les plus rares qualités d’esprit, et cette longue patience que l’on a jadis proclamée toute voisine du génie. Mais, à coup sûr, au point de vue littéraire, c’est une étude stérile. Allons plus loin : on n’étudie pas, à proprement parler, dans une langue, « au point de vue linguistique », une langue particulière, le français ou l’italien ; on y étudie les lois générales du langage, ou du moins on s’efforce à les y découvrir. Philologues et linguistes, je le sais, accordent la distinction ; seulement, ils font aussitôt comme s’ils ne l’avaient point accordée. Ils avouent que la « perfection linguistique » est une chose, et que la perfection littéraire en est une autre ; mais, ayant posé la distinction pour mémoire, ils passent outre, et reprennent leur train sans en tenir désormais plus de compte. Et en effet, avec la meilleure volonté du monde, cette régularité de structure, cette beauté d’analogie, cette simplicité de moyens que l’on rencontre à l’origine des langues et que l’on est convenu de décorer du nom de perfection, il est bien difficile au philologue de ne pas étendre insensiblement l’admiration qu’elles lui inspirent aux œuvres elles-mêmes qui sont, en vertu de la chronologie, les monuments ou plutôt les modèles de cette perfection.

C’est précisément contre cette fâcheuse tendance de l’érudition contemporaine qu’il faut lutter, et maintenir ce principe absolu qu’une langue n’existe comme langue que du jour où elle a été fixée dans sa forme littéraire. « Il en est des histoires comme des rivières, qui ne deviennent importantes que de l’endroit où elles commencent à être navigables. » Que nous importe la langue des Botocudos ? Quel intérêt y pouvons-nous prendre, à moins que d’y chercher quelque renseignement sur les lois générales du langage ? mais quel intérêt à ces lois, si nous n’espérions pas y trouver l’expression de quelque rapport inaperçu du langage avec la pensée ? et quel intérêt enfin à ces rapports eux-mêmes, s’ils ne nous servaient pas d’instruments de précision pour fouiller en quelque sorte la pensée, c’est-à-dire pour pénétrer chaque jour d’un degré plus avant dans la connaissance du mécanisme de l’intelligence ? Tout se rapporte donc à la pensée. Or, il y a justement cette différence entre les langues littéraires et les autres, que celles-ci sont des langues dans lesquelles personne n’a encore pensé. Et c’est pourquoi ni le français, ni l’italien, ni quelque autre langue de la même famille ne datent du latin roman. L’italien date du jour où, dans les rues de Ravenne, tout un peuple montra du doigt celui qui revenait de l’enfer. Et pour le français, entre nous et les admirateurs outrés du moyen âge, la question est justement de savoir à quelle date ou plutôt par quelles œuvres doit commencer l’histoire de la littérature et de la langue française.

Des érudits soutiennent qu’il n’y a pas question. La langue française date pour eux des Serments de Strasbourg 6 ou des Gloses de Reichenau 7 ; la littérature des Chansons de geste est déjà pour eux une grande littérature. Tel des plus aventureux, M. Léon Gautier, par exemple, se portera fort de vous présenter dans la personne de Guibourc, femme de Guillaume d’Orange, une héroïne d’épopée qui laisse loin, bien loin derrière elle, toutes les Andromaque ou les Didon de l’antiquité ; à plus forte raison les Armide et les Clorinde. C’est ce que Paul-Louis, de désagréable mémoire, appelait brièvement ne pas sentir la différence qui sépare Tivoli de Pontoise et Gonesse d’Albano. Car, vainement nous répétera-t-on que Godefroi de Bouillon dépasse Énée de « cent coudées » ; ou qu’on ne sait à quel personnage de l’antiquité comparer Renaud de Montauban, « ce rival altier de Charlemagne, cet illustre conquérant de l’Orient8 » ; vainement entassera-t-on les épithètes sur les adjectifs ; on ne nous persuadera pas, non, pas même quand on nous persuaderait ! Ni les Guibourc, en effet, ni les Godefroi, ni les Renaud n’ont reçu de l’art de nos trouvères cette, consécration de beauté qui seule immortalise dans la mémoire des hommes le souvenir même de ceux qui les ont le mieux servis. « On ne confie rien d’immortel à des langues incertaines et toujours changeantes9. » Sur ces Renaud et sur ces Godefroi, qui ne parlent encore le français et qui ne parlent déjà plus le latin de personne, le pieux Énée garde à tout le moins cette supériorité de parler le latin de Virgile, ou Roland l’italien d’Arioste. Que l’on ne vienne donc pas s’écrier, d’une voix retentissante, que « pour ne pas sentir la beauté des caractères de nos chansons de geste, il faut aimer bien peu Jésus-Christ et bien peu la France10 ». Qu’a de commun Jésus-Christ avec nos chansons de geste ? Dans la poésie, non plus que dans la vie, les bonnes, les meilleures intentions ne suffisent. Pour qu’un chant soit sublime, ce n’est évidemment pas assez que la voix de nos pères l’ait « entonné ». Car enfin, que n’a-t-elle pas entonné, la voix de nos pères ? Combien de choses qui n’auraient droit de cité dans aucune littérature, et la Carmagnole, et le Ça ira, et la Marseillaise ? Combien de choses, que M. Gautier repousserait de toutes ses forces, et que nous tiendrions à honneur de repousser à ses côtés ?

Certes, si ce n’était là que des erreurs de goût, quelques taches dans des livres très savants et, d’ordinaire, quoique assez mal faits, assez intéressants, il ne vaudrait pas la peine d’insister. Et si linguistes ou philologues, modestement, se cantonnaient dans leur domaine, assez vaste d’ailleurs pour qu’ils ne soient pas encore près de l’avoir mis en culture tout entier, ce serait presque donner dans le ridicule que de s’armer en guerre. Avec cela, si de plus intolérants, — ou de plus habiles peut-être que les autres, — parce qu’ils ne savent pas, eux, développer une idée, nient qu’il existe un art de la développer, ou même un art d’écrire parce qu’en effet ils écrivent sans art, il suffirait de leur rappeler en passant une vieille fable de cette vieille langue dont ils font profession de goûter si vivement toutes les délicatesses :

De la gourpille vous doit bien ramembrer
Qui siet soz l’aubre et veult amont haper.
Voit les celises et le fruit méurer ;
Elle n’en gouste qu’elle n’y puet monter11.

Le malheur est qu’on ne commette impunément aucune erreur de goût : les erreurs de goût mènent aux erreurs de jugement, les erreurs de jugement aux erreurs de doctrine ; et c’est ici le cas. On ne se contente pas d’admirer silencieusement ces vieux textes, à part soi, dans le secret de la bibliothèque ; on crie son enthousiasme à tous les échos qu’on rencontre. C’est trop peu de se défendre, on attaque. Et comme si c’était une loi de la nature humaine, le signe de son imperfection, la marque indélébile de sa perversité foncière qu’on ne pût louer convenablement personne qu’aux dépens de quelqu’un, c’est au pire dommage de la littérature classique, de la littérature du xvie , du xviie et du xviiie  siècle que l’on poursuit depuis quelques années cette glorification systématique et outrée de la langue et de la littérature du moyen âge.

Dirai-je, en effet, de quel style tous ces chaleureux avocats de la barbarie littéraire traitent aujourd’hui Boileau, par exemple, pour avoir osé, dans un passage connu de son Art poétique, ne faire dater que de Villon les premières origines de la poésie ? Ici, dans le camp néo-catholique, c’est encore le savant auteur du gros livre sur les Épopées françaises qui ne craint pas, dit-il, « de trop s’irriter contre un Boileau pour avoir osé prétendre qu’entre tous les êtres Dieu seul n’est pas poétique », comme si l’on pouvait admettre, ajoute-t-il pédantesquement, « que les créatures fussent poétiques, et que le Créateur ne le fût pas » ! Voilà qui s’appelle raisonner. Là, dans un camp tout opposé, c’est un récent éditeur et traducteur du Roman de la Rose, déclarant à pleine bouche qu’au temps de ses auteurs — le subtil Guillaume de Lorris et le trop fameux Jehan de Meung — « on ne faisait pas sa fortune comme au temps de Boileau, avec une plate épître au plus flagorné des rois » ; et proclamant là-dessus, avec une étonnante assurance, « que ce maître ès arts — c’est Boileau qu’il veut dire — n’atteint, ni comme poète ni comme satirique, à la cheville de ses deux romanciers12 ». Remarquez, d’ailleurs, je vous prie, que, sous le nom du seul Boileau, ce vrai modèle, s’il en fut, du bon sens critique et de la probité littéraire, c’est bien le siècle entier que l’on entend mettre en cause, sa poétique et son esthétique. « Le théâtre de Corneille et de Racine, dit l’auteur d’un petit livre ennuyeux sur le Drame chrétien, est beau, malgré sa forme et à cause d’elle. La tragédie française demeura toujours un exercice de rhétorique…, une amplification plus ou moins ingénieuse13. » Et voilà encore qui sera désormais entendu : le Cid est un exercice de rhétorique, et Phèdre une amplification plus ou moins ingénieuse ! mais le Mystère de la Passion, d’Arnould Gréban, sans doute voilà le drame, le drame image de la vie, le drame tiré des entrailles de l’histoire et de la réalité.

Il serait facile de multiplier les citations : c’en est assez pour indiquer la tendance. Il n’en est pas qui mette, à plus brève échéance, en péril plus certain les plus rares qualités de l’esprit français. Évidemment ceux qui tiennent un tel langage, qui seraient à peine excusables de le laisser échapper dans le hasard d’une improvisation, devant le public spécial d’une École des Chartes, et qui cependant, comme pour l’aggraver encore, le reprennent à loisir dans les pages laborieusement méditées du livre, n’ont rien compris, rien senti, rien soupçonné de cette littérature classique dont ils s’instituent non pas même les juges sévères, mais vraiment les exécuteurs. Dans les œuvres de leur vaste moyen âge, quelques rares beautés de détail les éblouissent ou plutôt les aveuglent, et, n’ayant plus d’yeux pour les défauts, ils ne voient pas que de cette abondance de production qu’ils vantent le vrai nom c’est stérilité. Mais au contraire, s’ils élevaient un peu au-dessus de leurs habitudes ou de leurs préjugés d’érudits, s’ils savaient voir les choses à leur vraie place et dans leur vrai jour, surtout s’ils avaient le courage de sacrifier un peu de l’importance factice qu’ils attachent à leurs travaux, ils parleraient d’une autre sorte. Car, sans doute, il est louable d’avoir pâli consciencieusement sur d’antiques parchemins et d’avoir usé sa vue sur l’illisible. Rien de plus ordinaire à chacun de nous, et malheureusement, que d’estimer au-delà du vrai prix l’objet de ses études. Et il est naturel, après tout, qu’on ne veuille pas avoir inutilement dépensé son temps, ses peines et son enthousiasme. Ce n’est pas une raison pourtant de vouloir imposer à tous les nez les lunettes grossissantes de l’érudition. Ce n’est pas une raison de venir brouiller l’histoire et de déplacer par un coup de force le centre d’une grande littérature. Ce n’est pas une raison enfin de s’inscrire en faux contre les jugements consacrés, d’enseigner que la Renaissance aurait fourvoyé l’esprit français dans sa route, que les écrivains du xvie et du xviie  siècle auraient « tyranniquement » interrompu le développement naturel de la langue, de telle sorte en vérité que depuis trois cents ans notre admiration pour la Renaissance aurait vécu d’un mot et d’une duperie. Tandis qu’il est aisé de démontrer : 1º que la littérature du moyen âge n’avait rien en soi d’une grande littérature ; 2º qu’elle était morte, — morte comme la scolastique et comme l’art gothique, — lorsque la Renaissance est venue renouveler l’esprit humain ; 3º que, bien loin d’avoir donné « l’exemple d’une ingratitude scandaleuse envers nos antiquités nationales14 », le xviie et le xviiie  siècle en ont sauvé presque tout ce qui méritait en effet d’en être sauvé.

II

On peut regretter, pour eux et pour nous, mais on ne saurait nier que nos ancêtres aient parlé, du xe au xve  siècle, la langue la plus barbare, une langue rude comme leurs mœurs et grossière comme leurs appétits, une langue enfin privée de toutes les qualités qui font le prix, la richesse, et la splendeur d’un idiome. Ces beaux mots, si chers aux poètes, ces mots qu’ils aiment à sertir dans leurs vers comme on ferait dans l’or fin une pierre précieuse, ou ces assemblages de sons, tantôt pleins et sonores, tantôt murmurants et presque étouffés, qui sont comme une caresse ou comme une volupté pour l’oreille, c’est en vain que l’on dépouillerait le fatras de nos Chansons de geste, je doute que l’on en rencontrât un seul. Manifestement, ce jargon, demi-latin, demi-germanique encore, est toujours en travail d’enfantement d’une langue digne de ce nom. Et s’il est, comme il l’est, par les mots, plus voisin de ses origines latines que la langue du xviie  siècle, ou, par la syntaxe, d’une régularité de structure plus logique, et par conséquent plus belle aux yeux du linguiste que la plus belle prose de la meilleure époque, c’est que justement ni la syntaxe, ni les mots ; ni la grammaire, ni le vocabulaire n’ont pu parvenir encore à se dégager du latin. Ils s’agitent pour en sortir, mais ils n’y réussissent pas. Ils y demeurent empêtrés comme un nouveau-né dans ses langes. Les termes eux-mêmes du langage quotidien, les termes nécessaires aux besoins, à l’usage courant de la vie commune, semblables en quelque sorte à ces êtres indécis qui flottent sur les confins de deux règnes, et dont les apparences multiples raillent silencieusement la confiance du naturaliste dans ses classifications, ni latins ni français, n’ont pas encore cette physionomie personnelle et, comme on l’a si bien dit, « cette figure entière qui fait son impression à la fois sur l’œil et sur l’esprit15 ». On les écrit en vingt façons, ils se prononcent de vingt manières. Voici, par exemple, douze manières de figurer l’eau : aigue, aige, aighe, aive, ague, awe, egue, eve, iave, yaue, eave, eaue, sans compter, comme on voit, celle dont nous nous servons ; en voici quatorze d’écrire le pronom démonstratif : cil, chil, sil, chel, cis, chis, ceus, cieus, cieux, chius, cheus, chiex, cilz, çax 16 ; et peut-être qu’elles n’y sont pas toutes.

Sans doute on explique historiquement cette diversité. D’une part, en effet, il n’y a rien de plus changeant, de plus humblement soumis aux caprices de la mode que la prononciation de l’usage, et partant que l’écriture. Tant de façons d’écrire et vraisemblablement de prononcer un seul et même mot représenteront donc autant d’époques de la langue, autant de phases, pour parler comme les linguistes, de l’évolution d’un idiome, autant de dates de l’histoire d’un mot. Que si d’ailleurs, après cela, dans un même temps, il est prouvé que quelques formes continuent de faire double emploi, nous y devrons voir les témoignages mourants du patriotisme local qui résiste à l’unification de la langue, les débris des anciens patois qui luttent pour défendre un reste d’existence nationale contre le français envahissant de l’Île-de-France. On pourrait discuter l’explication17 ; acceptons-la cependant pour bonne. Aux causes qu’on signale ajoutons même les fautes du scribe et ses fantaisies d’orthographe ! Mais expliquer n’est pas justifier, et le fait reste là. La langue est dure, dure à l’oreille, dure à la gorge, et il n’est pas jusqu’aux plus belles pensées qu’elle ne marque à son caractère de rudesse et de barbarie :

Frappe de ta lance, Olivier, et moi de Durendal,
La bonne épée que me donna le roi.
Et si je meurs, qui l’aura pourra dire :
C’était l’épée d’un brave.

Quand le cri de Roland serait plus fier, plus généreux encore, qui ne conviendra qu’il perdrait et qu’il perd toute sa beauté dans l’étrange cacophonie de l’original :

Se jo i moere, dire poet qui l’avrat
Que ele fut à nobilie vassal18 ?

Et que l’on ne dise pas que nous avons la partie belle à juger ainsi d’une oreille toute moderne une langue dont nous ne connaissons ni ne pouvons connaître l’exacte prononciation. Prononcerions-nous donc par hasard le latin comme à Rome, ou mettrions-nous sur le grec l’accent des fruitières d’Athènes ? Je défie cependant qu’une oreille, même inexercée, méconnaisse le rythme d’une période cicéronienne ou l’harmonie de vingt vers d’Homère.

En second lieu, rien de plus monotone que la versification de ces interminables poèmes, rien de traînant comme ces couplets assonancés, comme ces laisses 19 inégales où le rythme s’en va cahotant, où les consonnes se heurtent et s’entrechoquent avec un bruit de mauvais allemand, où le nombre même des vers ne semble avoir en vérité d’autre mesure que la longueur d’haleine du jongleur. Je ne sais si l’on peut, avec les docteurs germaniques, tout fiers de leur ïambe de cinq pieds non rimé, considérer comme un « malheur national » pour les Français, « que leur langue poétique n’ait jamais pu réussir à se débarrasser de l’alexandrin20 ». Mais j’ose bien dire que jamais l’hexamètre classique, l’alexandrin monotone, avec sa rime, avec son double hémistiche, et sa double césure, l’alexandrin de Campistron lui-même, n’exaspéra les oreilles sensibles par une plus impitoyable uniformité, que le décasyllabe de l’épopée du moyen âge21 :

Dex, dit Guillaumes, biau pere esperital,
Qui en la Virge préistes votre ostal
De li nasquistes au saint jor del Noual…
Si com c’est voir, si aidiés vo vasal,
K’encore voie Guiborc au cuer loial.
Et Loéis, l’enperéor roial,
Et Aimmeri, mon chier pere carnal,
Et Ermengart, la france natural
Et mes chers freres qui sont enperial…

Il continuerait encore, si nous n’arrêtions ici la citation. Nous l’empruntons à cette chanson d’Aliscans, que l’on a proclamée « de toutes nos Chansons de geste la plus importante et la plus belle après la Chanson de Roland 22 ». Il est vrai que ce sont paroles d’éditeurs.

La musique, au moins, dont le jongleur, comme jadis l’aède homérique, accompagnait sa chanson, soulageait-elle un peu la patience de son auditoire en plein vent ? et les accents mélodieux de la rote ou de la viole enchantaient-ils une attention que le poème devait être incapable de fixer et de retenir longtemps ? Il faut le croire : autrement, parmi tant de témoignages que l’histoire nous a légués de la longanimité de nos pères, celui-là ne serait pas le moindre, ni le moins digne à coup sûr de la respectueuse et sympathique admiration de leurs fils. « Que notre poète ait été dominé par le souci du style, par la préoccupation littéraire, c’est ce que nous ne croirons jamais23 », s’est quelque part écrié le plus bruyant des admirateurs de la Chanson de Roland. Il a raison ; et nous non plus, ni du poète de Roland ni du trouvère d’Aliscans, non, par ceux qui sont morts dans les plaines de Provence ou dans les gorges de Roncevaux, nous ne le croirons jamais ! Mais alors, qu’est-ce à dire ? et que veut-on que nous admirions ?

Car enfin, si le fond de cette littérature valait un peu de la peine qu’il faut se donner et de l’ennui qu’il faut surmonter pour l’entendre ! Sans doute, rien ne vit, rien ne dure que par la perfection de la forme, et, si précieuse que soit une matière, le temps ne respecte en elle que ce que l’art a su y ajouter ; mais quoi ! dans un âge de curiosité comme le nôtre, il se pourrait que, en dépit de la rudesse de la langue, je ne sais quelle générosité des sentiments ou quelle noblesse de l’inspiration criât, du fond de cette littérature, contre un injuste oubli ! Si, par exemple, les Chansons de geste nous enlevaient au présent pour nous reporter vers un âge vraiment héroïque, vraiment poétique surtout, de l’histoire nationale ; si les Fabliaux étaient vraiment les chefs-d’œuvre de celle urbanité dans la plaisanterie ou de cette fraîcheur dans le sentiment, que l’on vante comme les qualités primesautières de l’esprit gaulois ; si les Mystères enfin contenaient vraiment, ou tout au moins en germe, ce drame chrétien dont on a si beau jeu pour vanter les splendeurs, — attendu qu’il n’existe nulle part, non pas même en Espagne, quoi que l’on en ait dit, — il faudrait pardonner quelque chose à l’enfance de la langue. Ou plutôt, je ne sais si cette absence même de toute étude, cette naïveté de l’expression, cette hésitation d’une parole qui semble douter de soi ne prêterait pas à tous ces vieux poèmes et ces vieux contes un charme de plus, le charme de toutes les choses qui commencent. Or peut-on dire qu’il en soit ainsi ?

Une réponse facile serait d’invoquer des raisons générales. On montrerait, par exemple, que si la langue est rebelle encore à l’inspiration du poète, c’est que le travail de la pensée, la discipline de la méditation ne l’ont pas encore assouplie, domptée, asservie. La langue est pauvre, parce que la pensée manque de hardiesse et d’ampleur ; la langue est rude, parce que le sentiment manque de délicatesse et de grâce ; enfin la langue est difficile à manier, parce que l’esprit ne sait pas encore distinguer, démêler, analyser les nuances. Peut-être même pourrait-on réussir à faire voir que cette impuissance relative de l’esprit et cette stérilité de la pensée n’ont pas d’autre cause que la constitution même de la société du moyen âge…… Mais il vaut mieux interroger les œuvres.

Nous connaissons maintenant une centaine de Chansons de geste environ. Toutes ont d’étroites ressemblances entre elles : marquées des mêmes caractères généraux, elles commencent toutes sur le mode épique pour finir sur le mode romanesque, par un laborieux et fastidieux enchaînement d’aventures invraisemblables. Construites sur le modèle d’une même formule, elles contiennent toutes un certain nombre d’épisodes convenus, obligés, morceaux d’éclats, airs de bravoure. Composées pour le même auditoire, on dirait qu’elles partent toutes d’une même main et qu’elles procèdent d’une même inspiration24. Je laisse donc de côté toutes les autres, et quoique l’on parle avec éloges d’Aliscans, comme on l’a vu, de la Chanson d’Antioche encore, ou de Raoul de Cambrai ; quoiqu’au fond de nos campagnes Renaud de Montauban, ou plutôt les quatre fils Aymon, travestis dans la prose de la Bibliothèque Bleue, conservent jusque de nos jours un reste de popularité, je viens à cette Chanson de Roland, où les admirateurs du moyen âge, dès qu’on fait mine de vouloir modérer l’excès de leur admiration, se retranchent comme derrière les remparts de quelque inexpugnable forteresse et, de là, semblent défier l’ennemi.

Tant qu’elle n’était pas encore traduite, cette Iliade carolingienne, l’illusion était possible. On en pouvait vanter quelques épisodes, cinq ou six peut-être, d’une grandeur héroïque et d’une beauté farouche. On y pouvait admirer — et l’on ne s’en faisait pas faute — ce qui n’existe peut-être dans aucune autre littérature, la chevaleresque glorification du vaincu. Mais que ne l’a-t-on donc enfermée sous une triple serrure ? Car on lui a fait un grand tort que de l’avoir ainsi mise à la portée de tout le monde. Et les érudits eux-mêmes le comprenaient bien ou le soupçonnaient, puisqu’on voit dans leurs traductions qu’il n’est artifices d’une rhétorique puérile auxquels ils ne recourent pour imprimer au vieux poème une allure vraiment épique. Exclamations, inversions, répétitions, prosopopées, ils corrigent les vieux textes avec une licence souveraine. L’ornent-ils ? C’est une question. Mais à coup sûr ils l’altèrent ; et ils ne réussissent pas à y insinuer ce qu’il ne contient point en effet.

En dépit de toutes leurs corrections, ce qui reste vrai, c’est que le poème est assez mal composé : la chanson n’a pas de commencement, car la trahison de Ganelon y est sans cause et même sans prétexte ; elle n’a pas de fin, car la victoire de Charlemagne y demeure quasi sans effet ; elle n’a pas de centre, car la mort de Roland n’y occupe pas plus de place que la bataille de Charlemagne contre les Sarrasins. Aussi, tel de ses admirateurs, M. Léon Gautier, y découvre-t-il un plan suivi, qu’il distribue en trois parties, et tel autre, M. Paulin Paris, en cinq parties, un autre plan non moins suivi. Ajoutez que les personnages ne vivent pas. Les Olivier et les Turpin de France n’y diffèrent que par le nom des Estorgant et des Estramarin d’Espagne. Les uns jurent par Mahum et Tervagan, les autres par Diex l’Espirital : c’est leur seule caractéristique. Elle est de pure forme. Au fond, ils respirent tous la même valeur féroce et brutale, ils ont tous la même valeur insultante et bravache, ils déchargent tous les mêmes grands coups d’épée. Et je cherche consciencieusement tout ce que toutes les préfaces m’assuraient que je trouverais en eux, des soldats qui combattent pour les autels et les foyers de la patrie, des chrétiens qui meurent pour leur Dieu, mais dans les « eschieles » de l’armée de « nostre emperere magnes », comme dans « l’ost des païens d’Arabie », je ne vois que de hardis aventuriers, violents et sanguinaires, qui ne croient qu’à deux choses au monde : la trempe d’un glaive enchanté, la vertu d’une bonne armure ;

Et rien d’humain ne bat sous cette épaisse armure,

rien, — que l’intraitable et risible orgueil du barbare et son arrogante confiance dans la vigueur de son bras.

Quant à la vivifiante inspiration chrétienne, dans ces interminables récits de combats qui remplissent la meilleure partie du poème, c’est avoir de bons yeux que de l’y discerner. Eh oui ! je sais que Charlemagne adresse quelque part une prière au Dieu de Jonas et de Daniel, je sais qu’il fait solennellement baptiser dans Aix-la-Chapelle Bramimunde, la reine païenne ! Mais on me permettra de ne pas oublier que, pour le faire passer à l’action et le lancer contre l’infidèle, il ne faut rien moins que l’intervention de Gabriel archange. Encore le premier mot du triste sire est-il là-dessus pour s’écrier que « sa vie est peineuse », comme son premier mouvement pour « pleurer des yeux » et s’arracher la barbe, à poignées, sa belle barbe fleurie 25 tout le long du poème, et blanche maintenant d’épouvante : c’est même sur l’expression de ces nobles sentiments que finit la chanson :

Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret…
Ci fait la Geste que Turoldus declinet.

Je ne pense pas que ce soit là le véritable esprit du christianisme. M. Paulin Paris avait jadis noté « l’influence secondaire du sentiment religieux sur tous ces hommes de fer du xe et du xie  siècle » : il avait raison par avance contre les érudits de la génération nouvelle ; et sur ce point, comme sur tant d’autres, il avait bien vu.

Non loin de ce grand fleuve épique, dont je consens, non seulement sans peine, mais encore avec plaisir, qu’on mette la source en Allemagne, coule un humble ruisseau dont le léger murmure a longtemps été couvert par le bruit impétueux du torrent. Déjà, dans la Chanson de geste elle-même, à quelques épisodes clairsemés, d’un goût douteux et d’un comique passablement brutal, il semblait qu’on pût reconnaître une résistance du vieil esprit gaulois, foncièrement démocratique, à l’esprit tout aristocratique et tout germain de l’épopée. Ce n’est là sans doute qu’une hypothèse ; et les historiens disputent. Cependant trouvères, qui composent, et jongleurs, qui vont chantant par les villes, les uns et les autres sont peuple. Évidemment ce n’est pas sans quelque joie mauvaise qu’ils livrent le traître Ganelon, dans la Chanson de Roland, à la grossière et cruelle risée des cuisiniers de Charlemagne26 ; ce n’est pas sans quelque satisfaction d’amour-propre qui se venge que, dans la chanson d’Aïol, ils donnent en proie le jeune seigneur aux gaberies du bon populaire de Poitiers27 : il faut entendre toute la ville se gausser d’Aïol et de l’infortuné cheval Marchegay :

Molt le vont porsivant trestout a pié
Et serjant et borgeois et escuier
Et dames et puceles et ces molliers ;
Ains mais n’entra tel joie dedens Poitiers.

Dans telle autre chanson, des symptômes plus graves commencent d’apparaître. Ainsi, dans Renaud de Montauban, sous la rude plaisanterie d’un ogre en belle humeur, on dirait déjà la révolte contre le moine et contre l’Église. « Quoi, s’écrie le duc Aymon, parlant à ses fils, — qu’il a jadis forjurés, c’est-à-dire chassés du foyer de famille, et qu’un jour il retrouve assis à la table de leur mère ; — quoi, si vous mouriez de faim, ne pouviez-vous chercher une autre table ! ou que ne tâtiez-vous de quelques gens de religion ! »

Jà trovés vos assés gens de religion
Qui sont blancs sor les cotes et ont blanc le guitron,
Et si ont les chars tendres, si ont gras le roignon,
Mioldres sont à mangier que cisne ne poon, …
Miodre est moines en rost que n’est car de mouton28 !

Le passage est deux fois caractéristique : par l’accent, il décèle chez le baron féodal l’impatience du joug de l’Église ; dans le détail et dans le fond, c’est l’indication du thème qui, pour le fabliau, va devenir le plus ordinaire, le plus riche de variations, le plus agréable certainement aux oreilles populaires.

Il n’est pas douteux qu’on ne puisse quelque jour multiplier les exemples. Dès à présent, on signalerait tel poème qui, comme le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, et surtout comme Beaudoin de Sebourg, est une véritable parodie de la grande épopée, quelque chose comme une première ébauche du genre au développement duquel la littérature italienne devra plus tard son Roland furieux et l’espagnole son Don Quichotte. Le fabliau vient-il de là ? Ces intermèdes comiques ont-ils fait partie, dès l’origine, de ces grandes compositions où nous les retrouvons incorporés ? et le fabliau s’est-il détaché de la chanson de geste comme on admet généralement que la farce, un jour, s’est détachée du mystère ? ou bien y ont-ils été introduits plus tard, dans le désordre d’une révision et d’un remaniement postérieurs ? Les érudits décideront. La question est de leur domaine. Il n’importait ici que de montrer, dans les vastes eaux de l’épopée, le courant gaulois qui se mêle au courant germanique.

On a longtemps désigné sous le nom de fabliaux, sans y regarder de très près, des récits de genres très divers, et nombre de compositions qui n’avaient guère de commun entre elles que d’être d’assez courte haleine. Plus sévères aujourd’hui, nos érudits ne réunissent plus sous ce nom que ce que nous appellerions, en langage moderne, le conte et la nouvelle en vers. « Le fabliau, dit un nouvel éditeur, est le récit, plutôt comique, d’une aventure réelle ou possible, même avec des exagérations, qui se passe dans les données de la vie humaine moyenne29. » La langue des fabliaux est en général plus claire, plus souple surtout que la langue des chansons de geste ; elle a souvent des rencontres heureuses et des trouvailles d’expression ; la gloire lui revient d’avoir frappé nombre de proverbes dont on use encore dans le style bas et dans la liberté de la conversation démocratique30. Elle ne manque d’ailleurs ni d’une certaine bonhomie narquoise, ni parfois, sous l’enveloppe grossière, d’une certaine finesse. Le vers de huit syllabes, plus vif, plus rapide et, dans tous les sens du mot, plus leste, aide sans doute à l’illusion. Et cependant, comme la langue des chansons de geste, elle nous est encore une langue étrangère, et pour les mêmes raisons, parce qu’elle n’a nulle part atteint la perfection de son genre. Ce n’est pourtant pas, on va le voir, que le genre fût bien relevé.

La mode s’est établie, comme de vanter dans nos chansons de geste je ne sais quoi de plus grand même que l’Iliade, de célébrer aussi dans nos fabliaux je ne sais quels prétendus chefs-d’œuvre d’ingénieuse malice et d’observation satirique. Il faut qu’il y ait des grâces d’état. En fait, nos conteurs du moyen âge n’ont connu ni cet art de railler avec politesse qui seul donne du prix à la médisance, ni ces indignations vigoureuses qui sont l’âme de toute satire digne de ce nom. Il n’y a pour nous de satire littéraire que celle qui procède, comme la satire de Boileau, d’une haine irréconciliable des sots livres : je n’ai pas besoin de démontrer que le moyen âge ne l’a pas connue. Il n’y a de satire sociale que celle qui, comme la satire d’Aristophane, décèle chez le poète une constante préoccupation de la dignité de l’homme31 : les fabliaux sont presque tous indécents ; quelques-uns sont orduriers. La liberté n’y consiste pas à nommer les choses par leur nom, mais à choisir, entre tous les noms qui peuvent désigner une même chose, le plus bas et le plus digne du vocabulaire des halles. Ce n’est donc pas assez de remarquer que Boccace et le Bonhomme n’ont nulle part puisé plus abondamment qu’à cette source. Ce serait ravaler La Fontaine et Boccace ; on peut lire les Contes et le Décaméron ; s’il y a une poésie de la licence et de la gravelure, on l’y trouve ; mais nos fabliaux sont littéralement illisibles. Il serait difficile d’en indiquer le sujet, il est impossible d’en transcrire les titres. Je crains, pour l’honneur de notre littérature, que, dans aucune langue peut-être, il n’y ait rien de plus platement obscène, et que jamais on n’ait pris un tel plaisir à promener la pensée sur de plus sales et de plus répugnantes images. Et l’on se demande en les parcourant quel intérêt il pouvait y avoir, non pas même pour l’histoire littéraire, mais seulement pour l’histoire de la langue, à tirer de l’obscurité qui nous les avait si longtemps cachés, ces hideux modèles de la brutalité dans les mœurs, de la grossièreté dans la plaisanterie, de la naïveté dans l’impudeur32.

Mais j’ai tort d’écrire naïveté. Il n’y a de naïf ici que la mise en œuvre du récit, et rien de plus. Les fabliaux ne sont pas l’œuvre d’une corruption qui s’ignore ; le trouvère sait ce qu’il fait ou du moins ce qu’il veut ; il se complaît tout le premier dans ses inventions ; son auditoire avec lui s’y délecte ; et je ne saurais véritablement de quels termes qualifier leur impudence à tous deux, si je n’avais cette ressource de dire qu’elle est égale à leur lâcheté. Car, il ne faut pas l’oublier, la verve satirique tant vantée du fabliau n’a d’audace que contre les faibles et les désarmés. Les traits de sa raillerie, le fabliau ne les a jamais dirigés, — ou presque jamais — contre les puissants et les forts, contre le seigneur ou le prélat ; il n’a même attaqué le moine qu’assez tard et dans de rares occasions. C’est qu’au xiie , c’est qu’au xiiie  siècle, la hiérarchie féodale est encore debout dans sa force ; c’est que les ordres religieux sont alors, prêcheurs et mendiants, dans le plus beau temps de leur splendeur et de leur omnipotence. On les prendra plus tard à partie, non pas quand ils auront dégénéré de la vertu de leur institution, mais quand on sentira qu’on peut les frapper sans danger. En attendant, c’est le séculier qu’on bafoue, l’humble clerc de village, « tout ce monde du clergé inférieur qui vivait dispersé, isolé au milieu du peuple et sous son regard, n’ayant ni l’éclat de la richesse pour imposer, ni l’appui des grandes communautés pour se soutenir, ni les armes du pouvoir pour effrayer33 ». Quoi de plus naturel ? Ce bas clergé se recrute, alors comme aujourd’hui, parmi le peuple ; ce clerc, qui ne sait pas grand’chose, sait au moins lire, écrire, compter, et chanter à la messe ; le bourgeois des bonnes villes en est jaloux, — et il a de l’argent pour payer le trouvère !

C’est aussi la femme qu’on insulte, la femme qui, dans ce monde fermé de la bourgeoisie du moyen âge, semble avoir courbé la tête aussi bas qu’en aucun temps et qu’en aucun lieu du monde. Je n’en citerai qu’un seul exemple, et c’est au fabliau du Vilain Mire que je l’emprunterai. La comédie de Molière, le Médecin malgré lui, a immortalisé le sujet. Comme Sganarelle bat Martine, le vilain du fabliau bat sa femme, laquelle se venge comme fait Martine. Et savez-vous pourquoi le vilain bat sa femme ? Ce n’est pas qu’il soit ivre, ce n’est pas qu’elle le contredise, ce n’est pas qu’elle le trompe, c’est qu’il a peur — et peur sans motif ni prétexte, par mépris inné de la femme — que quelque jour elle ne le trompe. Et donc chaque jour que Dieu fait, il la roue de coups, pour qu’elle passe à pleurer le temps qu’il va passer aux champs. C’est son moyen d’éviter d’être trompé. En sortant de table, et quand il est largement repu, sans un mot échangé :

De la paume qu’ot grande et lée
Fieri si sa fame lez la face
Que des doiz y parut la trace34.

Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué ce qu’il y a de brutalité dans ces sortes de détails, et, par extension, de grossièreté dans cette conception de la femme, telle que nous la présentent les plus célèbres fabliaux. En effet, parce que dans les fabliaux la femme est fertile en ruses amoureuses et que les maris trompés abondent, ou s’arrête à la surface, et l’on ne fait pas attention qu’amants ou maris ne traitent la femme que comme une créature inférieure, ou pis encore, comme un instrument de plaisir, et que, pour un bon tour qu’elle leur joue, il n’est propos insultants et malpropres injures dont ils ne débordent contre elle. Il semble qu’on ne lui connaisse aucune vertu, qu’elle ne soit capable, que du mal, et que paillardise et perfidie soient son tout. Ni la mère, ni la sœur, ni l’épouse n’ont de place, à vrai dire, dans cette épopée populacière. Et je comprends sans peine l’indignation qu’éprouvent à la lecture des fabliaux tous ceux dont l’esprit de parti ne voudrait retrouver dans cette littérature du moyen âge que les productions de la muse chrétienne35.

Il y a déjà de cela quarante ans, Montalembert, dans l’introduction de sa Sainte Élisabeth de Hongrie, conseillait aux catholiques d’aller chercher « quelques-unes des plus charmantes productions de la muse chrétienne » dans les chansonniers du xiie et du xiiie  siècle. J’aime à croire qu’il n’avait des chansons de ce temps-là qu’une connaissance un peu superficielle. Ce n’est pas à dire qu’il ne se rencontre parmi le grand nombre quelques chansons pieuses, des hymnes même, si l’on veut ; mais les jolies chansons françaises, en général, respirent, comme les chansons provençales, un sensualisme pénétrant. Que si l’on confond ensemble et que l’on enveloppe dans un même jugement, comme l’a fait M. Paulin Paris, chansons et jeux partis, c’est alors qu’on ne voit plus très bien ce que la muse chrétienne pourrait avoir à démêler en de telles questions : « Lequel des deux est le plus à blâmer, de l’homme qui trahit sa maîtresse ou de la femme qui trompe son amant ? » Un certain abbé Certain s’est même posé quelque part cette autre question peu canonique : « Laquelle des deux vaut-il mieux avoir maîtresse, une religieuse ou une dévote, nonnain ou béguine 36 ? » Aussi pouvons-nous considérer comme vrai de la chanson ce que nous avons dit du fabliau, quoiqu’en adoucissant les termes et tenant compte, pour faire bonne justice, de la différence toujours très grande qui sépare un pur récit, tel que le fabliau, d’une variation lyrique sur un thème d’amour ; et c’est ainsi, je crois, que l’on peut caractériser nos meilleures chansons. Nous pouvons même aller plus loin et dire que, si la poésie du moyen âge est quelque part, elle est là, dans ce genre tout à fait secondaire, véritablement fugitif, et dont les fleurs se fanent en quelque sorte à mesure qu’elles éclosent37. Mais il n’y faut pas chercher l’inspiration chrétienne.

Il y avait lieu de s’étonner pourtant qu’à côté du double courant germanique et gaulois, l’un qui porte l’épopée, l’autre le fabliau, le courant chrétien et, comme l’appelle Michelet, « ce flot plus pur qui jaillit du pied de la Croix38 », n’eût rien porté. Comment en effet se faisait-il que partout ailleurs, dans les chefs-d’œuvre de l’architecture et jusque dans les Sommes de la scolastique, on reconnût l’influence de l’Église et son influence souveraine, tandis qu’ici, précisément, dans les œuvres de la littérature, on avait beau chercher et beau s’ingénier, on ne parvenait pas à la retrouver ? Faute de chansons, on est convenu de se rabattre sur les Mystères.

On sait à peu près aujourd’hui d’où viennent les Mystères. Ils sont nés chez nous, — comme le drame chez les Grecs, — à l’ombre de l’autel et pour ainsi dire sur le parvis du temple. L’Église n’avait pas trouvé de meilleur moyen d’assujettir à la longueur de ses offices les grands enfants barbares qu’elle avait entrepris de guider vers la civilisation. Aux jours solennels, il se faisait donc une interruption de l’office divin, et le drame liturgique s’essayait entre deux hymnes. Ce ne fut d’abord, on l’a récemment prouvé39, qu’une « prose » mise en action, un sermon où les sacrificateurs et les prophètes de l’ancienne loi comparaissaient, appelés l’un après l’autre par la bouche du prédicateur en témoignage de la foi chrétienne. Plus tard, on personnifia prophètes et sacrificateurs : Moïse, Aaron, Isaïe, Jérémie, Habacuc, « vieux et boiteux, ayant dans une besace des racines et de longues palmes dont il faisait semblant de manger » ; Balaam, « bien vêtu, monté sur son âne, et portant des éperons à ses souliers » ; d’autres acteurs encore, Élisabeth, habillée tout de blanc et « paraissant enceinte », quasi prægnans , s’avançaient à travers la nef, dans un bel ordre, en longue procession, traduisant aux yeux des fidèles l’Ancien et le Nouveau Testament. Puis, un jour, le drame sortit du sanctuaire, et le latin vulgaire commença d’envahir sur le latin d’Église. Alors des scènes entières de l’Évangile, la Passion, la Résurrection, se déroulèrent avec tout un pompeux attirail d’attributs, de costumes, de décors, jusqu’à ce qu’enfin l’esprit laïque, s’emparant du genre et mêlant librement à cette paraphrase dramatique d’un texte sacré des intermèdes empruntés à la vie quotidienne, vînt donner à ces vastes compositions l’ampleur que l’on admire et que nous déplorons, dans ces Mystères de soixante à quatre-vingt mille vers, où défilent jusqu’à six cents personnages et dont la représentation a quelquefois duré trente ou quarante jours40.

Il va sans dire que, non plus que les fabliaux et les chansons de geste, les Mystères ne sauraient supporter la lecture. Peut-être même la langue en est-elle d’un degré plus barbare :

Vir propheta Dei, Daniel, vien al roi,
Veni, desiderat rex parler a toi,
Pavet et turbatur, Daniel vien al roi,
Vellet quod nos latet savoir par toi.

Ces sortes de couplets abondent ; et l’on conviendra que jamais le latin finissant et le français qui commence ne se sont enchevêtrés l’un dans l’autre d’une façon plus bizarre que dans ces farcitures. Faut-il ajouter la faiblesse ou le ridicule des inventions ? ici l’âne de Balaam prenant sa part du dialogue, et là Darius, roi des Perses, annonçant sa volonté dans ces termes :

Ego mando
Et remando
Ne sit spretum
Hoc decretum
Ohé !

la grossièreté du discours, l’irrévérence des scènes comiques intercalées dans le drame sacré, quelques-unes vraiment poussées jusqu’à la parodie sacrilège ? Évidemment, ce sont encore là les spectacles d’un peuple enfant, que l’on surprend par la brutalité naïve des émotions, que l’on soulève par le gros rire, que l’on enchante par l’éblouissement des yeux et les splendeurs de la mise en scène. Car, comme il n’est pas inutile de le remarquer, cette partie toute matérielle de l’art dramatique reçut de bonne heure en France le plus curieux développement. Le luxe gothique s’y donna pleine carrière. Dans les Actes des Apôtres, ce sont jusqu’aux portefaix, mendiants, voleurs et autres beslitres que l’on habille tout de velours. Il y a même déjà des machines. Dans le Mystère d’Adam, on établissait le paradis sur un échafaud tout entouré « de courtines et de tentures de soie ». Il était tout rempli d’arbres chargés de fruits. Au milieu, pour l’ébahissement du populaire accouru, le serpent, ingénieusement fabrique, artificiose compositus , s’enroulait autour de l’arbre de la science du bien et du mal. Je ne m’étonne pas que de vingt et trente lieues à la ronde la foule s’empressât à de semblables spectacles. Elle y trouvait à la fois tout ce que la foule de nos jours va demander aux scènes du boulevard : de quoi frissonner et pleurer comme à nos mélodrames ; de quoi rire comme aux grosses plaisanteries du vaudeville et de l’opérette ; mais surtout, comme aux féeries, la vision passagère de ces splendeurs fantastiques et de ces aventures prodigieusement invraisemblables dont les rêves des humbles sont toujours et partout hantés.

Je reconnais d’ailleurs que l’on ne défend pas, ou du moins que l’on a défendu jusqu’ici faiblement la valeur littéraire des mystères. Les hommes de bonne volonté continuent de publier des textes ; ils reconnaissent pourtant que l’art est surtout « ce qui a manqué à nos Mystères, qu’ils sont grotesques de la pire façon, c’est-à-dire sans le savoir, que c’est un sérieux qui veut être touchant et qui fait rire41 ». Par malheur, ils ne croient pas sans doute que des considérants aussi sévères motivent une condamnation ; ils en appellent de leur propre jugement ; et là-dessus, de se lamenter que la renaissance païenne soit venue brusquement comme écraser dans l’œuf le drame, le drame national et chrétien, qui ne demandait qu’à naître. Mais sans entrer ici dans de plus amples détails, qui nous entraîneraient un peu loin, il reste permis de croire, quand la fortune d’un genre a duré près de quatre siècles, que s’il n’en est rien sorti, c’est qu’il n’en devait rien sortir ; et, s’il ne survit de ce genre qu’un souvenir avec un nom dans l’histoire, on peut dire hardiment que le genre lui-même portait en soi quelque germe, non pas de fécondité, mais de corruption et de mort.

C’est ici qu’il faut élever plus haut la question. Car, parmi toutes les erreurs qui, depuis quelques années, aspirent à sortir de cette glorification du moyen âge, de cette admiration volontairement aveugle de son art et de sa littérature, si les unes sont moins graves et qu’on puisse après tout s’en remettre au temps d’en faire bonne justice, les autres n’iraient à rien moins, sous prétexte de littérature et d’art, qu’à la falsification de l’histoire, si l’on n’essayait de se mettre en travers de la propagande.

III

Nous ne sommes pas de ceux qui calomnieront le moyen âge. Son histoire est une grande histoire. Son idéal a cessé d’être le nôtre, mais il ne nous coûte nullement de convenir que, sous la discipline de l’Église, jamais peut-être de plus rares dévouements, de plus nobles sacrifices, de plus glorieuses folies n’ont honoré l’homme que dans ces mêmes siècles qu’encore aujourd’hui cependant quelques historiens et quelques publicistes voudraient nous représenter comme les âges triomphants de la sottise et de la barbarie. Il n’est pas vrai que la nuit se soit étendue subitement sur le monde quand s’effondra l’énorme édifice de l’empire romain. Les hommes du xviiie  siècle, qui faisaient arme de tout, avaient inventé cette légende : ce ne sera pas le moindre honneur de l’érudition contemporaine, ni l’un de ses moindres titres à la reconnaissance de l’histoire impartiale, que d’avoir mis la légende en morceaux. Il n’est pas vrai que l’homme, après avoir passé près de mille ans, dans les ténèbres, à se chercher comme à tâtons sans réussir à se retrouver, n’ait enfin revu la lumière du jour qu’avec le lever de cette grande aurore de la renaissance italienne. Allons plus loin, homme pour homme, les plus illustres de l’antiquité païenne, ces politiques subtils et raffinés de la Grèce classique, ou ces durs héros de l’insensibilité romaine, sont petits quand on les compare à ces rois, à ces chevaliers, à ces moines du moyen âge que soulève au-dessus de terre la folie de la Croix. Et nous surtout, nous sommes petits en face de tant d’exemples d’abnégation simplement, naïvement donnés par tant de saints héroïques, tant de saintes adorables, par les rois sur leur trône, comme par les pauvres écoliers dans leurs taudis de la montagne Sainte-Geneviève, ou par tant de milliers encore de nos plus humbles ancêtres, sur les chemins poudreux qui menaient vers Jérusalem. Et nous ne craignons pas de répéter avec Michelet, le Michelet d’avant 1840, celui que l’on rencontrait partout où il y avait à exprimer une idée neuve et vraie sur le moyen âge : « Nous pouvons nous enorgueillir à bon droit de tant de progrès accomplis, et cependant le cœur se serre quand on voit que, dans ce progrès de toutes choses, la force morale n’a point augmenté42 ». Mais cette concession, ou plutôt cette juste part une fois faite à la vérité, cette hauteur et cette beauté morale de l’idéal du moyen âge une fois signalées, nous en revenons à ce que nous disions. Cette force dont parlait l’historien ne s’est exercée, ne s’est déployée que dans le domaine de l’action, — politique ou religieuse, — et rien ou presque rien n’en a passé ni dans la distribution de la justice sociale, ni surtout, puisqu’ici c’est le seul point qui nous intéresse, dans le domaine de la littérature.

Ajoutez maintenant que, quand la Renaissance parut, le moyen âge était mort et bien mort : il avait accompli son destin ! La Renaissance n’a rien détruit : comme toute chose de ce monde périssable, où la vie naît de la mort, elle a été engendrée de la corruption même de l’âge auquel elle succédait. Elle ne s’est établie que sur des ruines. Le grand siècle du moyen âge, celui que nous en pourrions nommer le siècle classique, c’est le xiie  ; avec le xiiie  siècle finissant, la décadence commence ; au xive , elle est presque achevée ; dès les premières années du xve , c’est la dissolution. Dans la religion, c’est la forte discipline des âges précédents qui se relâche et se brise, tandis qu’au loin se forme et grossit lentement l’orage d’où va sortir l’effroyable tempête de la Réforme ; en politique, c’est l’édifice féodal vermoulu qui craque de toutes parts sous les coups redoublés d’une royauté jalouse de régner, d’être elle-même, de ne plus trouver d’obstacles à son imitation du césarisme antique ; en philosophie, c’est la gloire des plus célèbres docteurs qui pâlit et la superstition de leur infaillibilité qui chancelle ; jusque dans l’art enfin, c’est le style gothique, ce merveilleux contresens architectural, comme on l’a justement appelé, qui dépérit et marche à sa ruine prochaine, victime aussi, lui, du « principe de mort43 » qu’il avait apporté en naissant. En effet, — et il importe beaucoup de le remarquer, — ce n’est pas d’une mort en quelque sorte accidentelle, subite et imprévue, que meurt le moyen âge. Il n’y a pas catastrophe, et tout ici, depuis déjà longtemps malade, succombe sous l’excès de son principe : l’Église, pour avoir oublié, dans son avidité de domination, cette leçon de l’historien, que, si l’homme n’est pas capable de toute la liberté, cependant il n’est pas capable non plus de toute la servitude ; la féodalité, pour avoir, dans son amour déréglé de l’indépendance, anéanti le pacte social, en posant le droit de l’individu comme une insurmontable barrière au progrès44 ; la scolastique, pour avoir, dans sa manie raisonnante, asservi l’esprit humain à la toute-puissance du mot, et dupé l’intelligence en voulant lui faire accroire qu’elle n’était jamais plus libre que quand elle soumettait la liberté de ses recherches aux injonctions de la théologie ; l’art enfin, pour avoir, dans l’enivrement de sa puissance, défié les conditions du travail mortel, outré l’expression, sacrifié la beauté, violemment importé dans son domaine des intentions de morale et d’édification, et presque mérité, pour toutes ces causes, l’anathème célèbre jeté par Vasari contre ces maudits édifices, —  questa maledizione di fabbriche , — dont le moindre défaut est de mentir à leur destination « et de paraître plutôt découpés dans le carton que taillés dans la pierre ou le marbre45. »

Et l’on voudrait qu’à cette universelle décadence la poésie — et quelle poésie ! la poésie des chansons de geste, des fabliaux et des mystères — eût seule échappé ! qu’au milieu des ruines qui s’amoncelaient de toutes parts elle fût seule restée debout ! ou plutôt que tout se renouvelât autour d’elle, et qu’elle seule, comme étrangère à tout ce qui se passait, continuât de vivre sur le fonds épuisé d’autrefois ! Cette remarque pourrait suffire. Il est aisé de la justifier et de noter, dans tous les genres poétiques, les symptômes bien connus de l’irrémédiable décadence.

Dans la chanson de geste, c’est l’invraisemblance des aventures, la multiplication des épisodes, la stérile abondance des mots s’évertuant à qui mieux mieux pour suppléer l’inspiration absente. Je n’invoquerai pas le témoignage de quelque littérateur de profession, de quelque professeur d’éloquence ; on le récuserait, comme étant partie dans la cause ; je renverrai le lecteur à l’analyse de Tristan de Nanteuil, par exemple, telle que l’a donnée M. Paulin Paris dans l’un des derniers volumes parus de l’Histoire littéraire de la France. Il verra là, de ses yeux, dans quel fatras de « contradictions » et de « redites », de « fantaisies désordonnées et confuses », on peut noyer quelques détails originaux et quelques inventions presque heureuses. Ailleurs, dans le fabliau, c’est la satire, non plus seulement irrespectueuse, mais, si je puis dire, déjà révolutionnaire, jetant le mépris et l’injure précisément sur tout ce que le moyen âge avait cru, respecté, aimé, adoré. Comme dans cette miniature que l’on voit à la dernière page d’un manuscrit du Roman du Renart 46, c’est Foi, c’est Loyauté, c’est Humilité, c’est Charité, qui tombent au plus bas de la roue de fortune, et c’est Renart glorifié, la ruse et le mensonge portés au pinacle. Ailleurs encore, dans la chanson proprement dite, c’est le raffinement d’allégorie, c’est le tour de force du versificateur remplaçant l’expression du sentiment vrai. Car, justement, rien ne manque, à cette poésie du xiiie et du xive  siècle, de ce qui caractérise une décadence littéraire, non pas même — en dépit de la barbarie de la langue — l’excessive préoccupation de la forme, et la recherche des rythmes bizarres, du jeu de mots, de l’allitération puérile47. Mais surtout, dans tous les genres, c’est cette déplorable fécondité, sans loi, sans règle, sans mesure, le débordement de la manie d’écrire, et la triomphante invasion de la formule et du procédé.

Reconnaissons à ces signes que la littérature du moyen âge avait rempli le nombre de ses jours. D’ailleurs nous avons essayé de montrer que les conditions mêmes dans lesquelles elle était née, l’imperfection de l’instrument dont elle avait dû se servir, les mœurs enfin ou barbares ou grossières qui l’avaient inspirée, l’empêchèrent de s’élever, à aucune époque de l’histoire de son développement, jusqu’au style. Et, plutôt que de déplorer le mouvement de la Renaissance, on fera mieux de s’en tenir au jugement consacré. L’opinion ne s’égare jamais tout à fait. Ronsard est resté, reste et restera toujours un grand nom de l’histoire de notre littérature : c’est que sa réforme était nécessaire et qu’elle a véritablement ouvert des destinées nouvelles à la poésie nationale. Quand il voulut refondre le vocabulaire, il échoua ; quand il prétendit reconstruire la syntaxe à l’image du grec et du latin, il échoua ; mais, quand il prétendit pétrarquiser et pindariser, il prépara les voies à Malherbe, — son héritier, quoique son ennemi, — et par Malherbe à la grande poésie du xviie  siècle. Car, il releva la poésie des trouvères de ce fonds de vulgarité dans lequel elle avait fini par s’embourber et se salir ; il apprit aux lettres françaises la décence, la dignité, la noblesse ; il crut enfin que le génie français était capable d’aborder les grands sujets, capable de chanter autre chose que le gai savoir ou le martyr d’amour, autre chose que les ridicules mésaventures d’un mari qui trompe sa femme ou les ébats d’une commère qui goberge son amant, autre chose que les Braies du cordelier ou le Dit de la vieille truande. Et si Boileau, dans son Art poétique, s’est montré sévère, j’oserais presque dire injuste pour quelqu’un, ce n’est pas pour les prédécesseurs de Villon, c’est pour Ronsard et son école. Ils ont failli peut-être ou gauchi parfois dans l’exécution. La leçon cependant n’a pas été perdue. C’est toujours pour une littérature un pas difficile à franchir que de s’élever, en poésie, d’une plate imitation de la vie journalière à la peinture de la vie universelle, comme de s’élever, en prose, de la constatation du fait et de l’expression des vérités d’expérience vulgaire à la traduction des idées générales ; si difficile, à vrai dire, qu’on ne voit pas qu’aucune littérature, sauf la grecque, ait pu l’accomplir d’elle-même, par ses propres forces et sans le secours d’un modèle. Le modèle qui manquait au moyen âge, la Renaissance le retrouva. Mieux encore, et selon la belle expression de du Bellay, elle réussit à l’imiter ou plutôt à se l’approprier si bien que de le convertir en sang et nourriture , et c’est pourquoi, comme la prose française ne date que de Rabelais, de Calvin et de Montaigne, ainsi la poésie française ne date que de Ronsard et de la Pléiade48.

IV

Est-ce à dire maintenant, comme on le répète, que, si quelques débris de la littérature du moyen âge méritaient encore d’être sauvés de la ruine et de vivre, ou plutôt de renaître sous une forme nouvelle, un si coupable dédain du xviie et du xviiie  siècle les ait ensevelis dans l’ombre et condamnés à l’éternel oubli ? Ce serait une trop grande erreur que de le croire. Ni le xvie , ni le xviie , ni le xviiie  siècle n’ont approfondi l’histoire de cette littérature qui les précéda ; cependant ils la connaissaient plus ou mieux qu’on ne veut bien le dire49. Du moins n’ai-je pas ouï dire que le président Fauchet ou Étienne Pasquier fussent des élèves de Jacob Grimm, ni que le comte de Caylus ou Lenglet-Dufresnoy sortissent de l’École des Chartes. Non ! il faut bien le savoir, le siècle des du Cange dans l’érudition laïque, des Mabillon et des Montfaucon dans les couvents bénédictins ; ni le siècle même des La Curne de Sainte-Palaye, des dom Rivet et des dom Bouquet, n’ont vécu dans cette ignorance des siècles qui les avaient précédés. Tous ces grands travaux50 dont l’histoire de l’érudition contemporaine s’enorgueillit à juste titre, toutes ces grandes collections que l’Académie des inscriptions et belles-lettres poursuit avec autant de patience que de zèle, c’est le xviie , c’est le xviiie  siècle qui les ont commencées, et celles même qu’il ne leur a point été donné de commencer, ils les ont au moins ébauchées. Un érudit, dont le nom seul fait autorité, n’arrivait-il pas, en 1867, « que depuis vingt-cinq ans l’histoire du moyen âge avait été étudiée en France, d’après les documents authentiques, avec une ardeur et un succès qui rappelaient les plus belles années du xviie et du xviiie  siècle51 » ? Telle est bien la vérité vraie. La tâche n’a guère consisté pour nous qu’à remplir des programmes et des cadres ; on nous avait tracé les uns ; il nous en a mal pris de vouloir refaire les autres. Et on peut tirer hardiment de là cette conséquence que, si le xviie et le xviiie  siècle n’ont pas fait plus qu’ils n’ont fait pour cette littérature du moyen âge, c’est qu’ils ont estimé, après y avoir bien songé, qu’il n’y avait rien de plus à faire. Ils auraient pu se tromper, puisqu’ils se sont mépris sur l’architecture gothique, par exemple ; j’ai tâché de prouver qu’au moins sur la littérature ils ne s’étaient pas trompés. Nous ne voyons pas aujourd’hui cette littérature du même œil que la voyaient nos pères ; est-ce à dire que nous la voyions mieux, et tout changement est-il nécessairement un progrès ? On l’admire de notre temps ; eux la jugeaient, et, précisément parce qu’ils la jugeaient, ils savaient y reconnaître et y reprendre leur bien. Tout le profit qu’on en pouvait tirer, je ne dis pas pour l’histoire, je dis pour la littérature, ils l’en ont en effet tiré.

Qu’y a-t-il donc dans les fabliaux que nous ne retrouvions dans Rabelais, dans La Fontaine et dans Molière ? quelle bonne humeur d’invention ? quelle gaieté communicative ? quelle abondance de verve, ou quelle puissance de satire ? mais tout cela, chez ces grands hommes, véritablement transformé par la profondeur de l’observation, plié aux règles de la composition, soumis enfin aux lois du style. Il s’est fait comme un triage, comme une sélection à travers le temps, de ces imaginations tantôt heureuses, plus souvent burlesques ou honteuses, de la satire française au moyen âge ; les imitations étrangères, l’italienne surtout, ont passé pour ainsi dire au crible cette première moisson du génie national ; la paille s’est envolée, le grain est resté : pauca frumenti grana in tam multo numero palearum . Et c’est pourquoi, quand vous voudrez savoir ce qu’il y eut de littéraire dans le fabliau du moyen âge, ne prenez ni le temps ni la peine d’en apprendre la langue : ouvrez Rabelais, lisez La Fontaine, et relisez Molière.

Tout de même, on peut affirmer qu’il n’y a rien, dans la littérature des Mystères, ou de vraiment grand ou de vraiment chrétien, qui ne se retrouve dans le drame du xviie  siècle, dans le Saint-Genest de Rotrou, dans le Polyeucte de Corneille, dans l’Esther et dans l’Athalie de Racine, — que Dangeau dans son Journal a si bien nommées, d’un nom que l’on a quelquefois si mal entendu, des comédies de dévotion ; — jusque dans la Zaïre enfin et l’Alzire de Voltaire. Ne suffirait-il pas d’ailleurs, pour prouver par un seul exemple le danger qu’il y avait à pousser plus loin l’imitation, de rappeler la Théodore de Corneille ? C’était là, certainement, une de ces données audacieuses qui n’eussent effrayé ni les faiseurs du moyen âge, ni même quelques-uns des féconds dramaturges qui précédèrent Corneille : — une vierge chrétienne enfermée, par son séducteur éconduit, dans un lieu banal de prostitution ; — mais les spectateurs du xviie  siècle, et du xviie  siècle d’avant Louis XIV, n’en purent supporter l’indécence ; et nous-mêmes, à quelque degré de mauvais goût que nous soyons descendus, quelques scènes d’une vigueur et d’une beauté cornélienne ne réussissent qu’à peine à nous en faire soutenir la lecture. Il n’est pas enfin jusqu’aux sujets païens de notre théâtre tragique, — on en a fait la remarque, et plus d’une fois, — qui ne soient traversés du même souffle chrétien qui jadis, de très loin en très loin, avait ennobli les Mystères. Pouvait-on maintenant en tirer quelque autre chose ? Non ; et sur les fantaisies de l’érudition c’est ici la revanche du ferme bon sens de Boileau :

De la foi des chrétiens les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont pas susceptibles.

Reste enfin la chanson de geste. Mais il faut considérer d’abord que la chanson de geste n’est proprement qu’une matière épique, l’étoffe en quelque façon de l’épopée possible, mais nulle part, on l’a vu, non pas même dans le Roland, l’épopée réalisée. Dans l’histoire de notre littérature, comme aussi bien dans l’histoire de la littérature grecque et de la littérature latine, la chanson de geste est moins une poésie qu’un acheminement vers la prose, et non pas tant un genre capable de se suffire à lui-même qu’un apprentissage de la manière d’écrire l’histoire. C’est ainsi qu’en Grèce, Homère tout le premier, Hésiode, et les « poètes cycliques » furent et demeurèrent longtemps de véritables historiens, mieux que cela : les seuls historiens ! Hérodote lui-même est encore un poète par l’ordonnance de la composition et l’allure générale du récit. De même, à Rome, les premiers historiens semblent avoir été des poètes, et la primitive histoire semble s’y être constituée d’une sorte d’agglomération et d’arrangement des fragments dispersés de l’épopée populaire. La rhétorique latine définit encore l’histoire un poème en prose : carmen solutum . Tout de même, dans notre moyen âge, à mesure que l’on approche des temps modernes, on constate la déchéance de la chanson de geste. On parle encore, ou du moins on comprend toujours la langue des trouvères, et déjà pourtant on aime mieux lire les vieilles chansons dans les remaniements en prose de la Bibliothèque bleue, que dans leur texte original. Un exemple significatif peut servir à dater et marquer cette transition du mode épique au mode narratif, de la chanson de geste à l’histoire : il paraît que Froissart aurait écrit d’abord en vers le premier livre de ses Chroniques 52 ; et, jusqu’à Philippe de Commynes, on voit les chroniqueurs de la maison de Bourgogne, Olivier de la Marche ou Georges Chastelain, se servir indifféremment ou alternativement de la prose et des vers.

Aussi bien, c’est une loi de nature qu’il n’est pas permis aux poètes d’être médiocres. On est inexcusable d’« assonancer » comme de rimer sans génie. Là fut le crime de nos trouvères, et là le secret du dédain on plus exactement de l’indifférence dans laquelle ils tombèrent. Car, leur poésie n’ayant de la poésie que le dehors, il devait suffire, pour la déposséder de sa popularité, que la prose apparût ; et cela, non pas même comme il suffit que la vérité se montre pour que l’empire de la fiction s’évanouisse, mais comme il suffit que l’oreille humaine entende enfin les accents d’une langue virile pour prendre aussitôt en dégoût le bavardage et le caquetage. De telle sorte que, le plus grand service que les chansons de geste rendirent à la littérature nationale, ce fut de disparaître, et de céder à la prose la place qu’en son absence elles avaient occupée.

Elles avaient, d’ailleurs, amusé l’esprit français dans le temps où, peu capable encore de divertissement littéraire, il lui fallait cependant un moyen de tromper ses loisirs. Elles avaient flatté l’orgueil d’une féodalité chevaleresque et d’une aristocratie militaire, qui se plaisait à reconnaître dans ces longs récits l’image de sa vie, l’écho de ses passions, le retentissement sonore de ses grands coups d’épée, son armorial enfin, les héros éponymes de sa race et ses fabuleuses généalogies. Peut-être encore avaient-elles entretenu ce patriotisme local dont l’humeur indépendante a persisté dans nos provinces jusqu’à la veille même de la Révolution. Mais, comme d’autre part elles n’avaient rien en elles de ce qui conserve les œuvres, de ce qui les défend et les soutient contre les révolutions de la langue et du goût, de ce qui les sauve du naufrage de toute une civilisation, — ni l’originalité de l’invention, ni la délicatesse ou la profondeur du sentiment, ni la perfection de la forme, — quand vint le moment de périr, elles ne pouvaient manquer de périr comme d’un coup et tout entières. Il n’y eut même pas à combattre : elles s’enfoncèrent naturellement dans l’oubli. Nous n’avons rien à en regretter. Le bon sens national avait fait bonne justice : n’appelons pas de son arrêt.

V

Demandons-nous, pour cela, que l’on proscrive en masse toute cette littérature, et que l’on fasse à jamais sur elle un éternel silence ? Une règle de prudence est d’abord de ne pas demander ce que l’on est certain de ne pas obtenir. Et puis, l’étude en est utile, pour peu qu’on sache la diriger, intéressante même, à la condition seulement de la prendre comme elle doit être prise.

Nous l’avons dit et nous le répétons, — parce que la distinction est capitale, — nous ne méconnaissons aucun des services qu’elle peut rendre, qu’elle a déjà rendus à la linguistique, à la critique, à l’histoire. Elle a permis à la linguistique de reconnaître, de débrouiller et de formuler quelques-unes des lois qui président à la transmutation des langues, et ce sont déjà là des résultats dont on ne saurait nier l’importance. Elle a permis encore à la critique d’éclairer d’une vive lumière quelques-unes de ces questions d’origines, si obscures et par là si tentantes ; et, notamment, il s’est trouvé qu’en traçant l’histoire du développement de nos Mystères on avait ébauché l’histoire du développement du drame grec. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle est née dans le sanctuaire, comme nos Mystères, et, comme nos Mystères, elle a gardé jusqu’à son dernier jour un vague souvenir du lieu de sa naissance. De même, à mesure que l’on appuyait sur des documents plus nombreux et que l’on affermissait par des preuves plus certaines l’histoire de nos chansons de geste, on réunissait les éléments d’une théorie des épopées homériques, ou mieux encore de la théorie générale des épopées populaires. Si des cantilènes de courte haleine, et par conséquent faciles à déclamer sur la place publique, ont formé comme la matière première de la chanson de geste, de telle sorte qu’un jour il n’y ait eu qu’à les rapprocher, qu’à les confondre dans l’unité d’un même récit, et à les disposer dans l’ordonnance d’un même ensemble, sous l’inspiration de quelque événement historique dont la grandeur avait frappé les imaginations, pour avoir le Roland ou la chanson d’Aliscans, mais surtout si dans les différents manuscrits de l’un ou de l’autre poème on peut noter les soudures et reconnaître les interpolations, alors, en effet, les hardies hypothèses de Wolff et de ses disciples sur la formation de l’Iliade et de l’Odyssée ne cessent pas seulement d’être hardies, elles cessent presque d’être des hypothèses. Assurément, ce ne sont point là des recherches dont l’intérêt soit médiocre, ni encore des résultats dont nous voulions méconnaître ou rabaisser la grandeur. Nous aimerions mieux l’exagérer.

Il n’est pas moins curieux, et il est plus intéressant encore pour l’histoire nationale, pour l’histoire des mœurs particulièrement, de suivre, par exemple, à travers le temps, les variations d’un même mot. Car les mots ont leur fortune, et chaque génération qui passe les marque au coin de ses besoins, de ses passions, de ses idées. Reconnaître et classer toutes les significations d’un mot, au moyen de citations bien choisies, les préciser, les distinguer, les rapporter chacune à leur date certaine, c’est véritablement établir la chronologie d’une langue, de même que la numismatique, en classant ses monnaies, établit la chronologie de l’histoire officielle. Il est bien évident que les monuments de l’histoire littéraire sont la substance et le fond de toute étude de ce genre.

Il convient seulement d’observer qu’études et classifications ne sont et ne peuvent être véritablement instructives qu’autant qu’une langue est, comme on dit, fixée. Si nous ne parlons plus tout à fait la même langue qu’au temps de Racine et de Bossuet, oui, sans doute, il m’intéresse vivement de savoir, dans l’espace de ces deux cents ans, quels changements ont eu lieu. Le vocabulaire s’est-il enrichi ? s’est-il au contraire appauvri ? par quelles voies ? sous l’influence de quelles causes la syntaxe s’est-elle modifiée ? dans quel sens ? et pourquoi ? Toutes ces questions méritent qu’on les pose et qu’on les discute. On est assuré par avance que les nécessités de la réponse entraîneront l’examen des plus grandes questions historiques. C’est que précisément les langues, une fois fixées, continuent bien de se modifier, mais ne se modifient plus désormais qu’à mesure des modifications mêmes de la pensée. Ce n’est plus un principe interne de progrès ou de décadence qui gouverne leur évolution ; elles subissent dès lors la dépendance, et la dépendance absolue de la société qui les parle ou des écrivains qui s’en servent.

Tout le monde sait, par exemple, que dans la langue française du xiie  siècle les substantifs avaient deux cas : un cas sujet et un cas régime. Si vous cherchez à la disparition de ce reste de déclinaison latine une raison philosophique, on vous dit que vous la trouverez dans la tendance générale des langues romanes à devenir analytiques : ce n’est pas une explication, c’est une échappatoire. Mais si vous cherchez pourquoi cette grande, ample et majestueuse phrase du xviie  siècle est devenue la phrase vive, rapide et court vêtue du xviiie  siècle, vous verrez qu’il faut ici tracer l’histoire de deux âges du génie français ; que cette transformation du stylé est le témoignage en quelque sorte extérieur d’une transformation intérieure de l’esprit national ; qu’on ne peut véritablement l’expliquer et la comprendre que si l’on a d’abord étudié le changement qui, d’un siècle à l’autre, s’est accompli dans les idées, dans les sentiments, dans les mœurs, dans la constitution même de la famille, de la société, de l’État ; et qu’enfin, si Voltaire écrit autrement que Bossuet, ce n’est pas seulement qu’il soit Voltaire, c’est que de l’un à l’autre tout a changé, c’est qu’il faut parler à des auditoires différents un langage différent, c’est que cette différence a été mise entre les auditoires par des événements dont les délibérations et les volontés des hommes ont été les principaux instruments. Et voilà pourquoi, quand une langue n’est pas encore fixée, de telles questions deviennent, — je ne veux pas dire oiseuses, — mais au moins bien spéciales et d’un intérêt bien technique.

Il est certain encore que la connaissance de cette littérature a rendu, rend tous les jours d’inappréciables services à l’histoire des coutumes. En effet, dans les chansons, fabliaux ou mystères, le menu détail abonde : c’est un de ces points par où les extrêmes se touchent, et par où les littératures qui commencent ressemblent aux littératures qui finissent. Les unes et les autres, encore ou désormais inhabiles à l’observation du dedans, s’arrêtent et se complaisent à l’observation du dehors. Incapables de pénétrer jusqu’à l’homme intérieur, elles notent avec une insatiable curiosité, quelquefois d’ailleurs avec un certain bonheur d’expression, le détail matériel, visible et tangible. Aussi, comme avec ce qui survivra, dans quelque cent ans d’ici, des romans de Balzac et de ses imitateurs, on pourra reconstituer — si l’on juge du moins que la chose en vaille la peine — une vie du xixe  siècle, c’est un plaisir de reconstituer, au moyen des chansons et des fabliaux, une vie bourgeoise ou féodale du xiie ou du xiiie  siècle. Voulez-vous connaître le menu d’un gala du temps de saint Louis ? Ouvrez une chanson de geste. Aimez-vous mieux assister à la toilette de quelque folle pécheresse ? Parcourez les fabliaux ou lisez tel mystère ; vous y trouverez « tous les amignonnements pour tenir le cuir bel et frais ». Joignez-y quelque passage d’un prédicateur tonnant contre le siècle, quelque compte d’un argentier, quelque livre de ménage ou de cuisine, — il n’en manque pas, et d’assez détaillés, contenant « enseignements qui enseignent à apareilier toutes manières de viandes » ; — ordonnez dans l’harmonie d’un seul tableau tous ces détails épars, et vous aurez de l’histoire du passé cette connaissance intime, vivante, pour ainsi dire, que ni la chronologie ni les documents d’archives accumulés ne donnent. Et on a raison. Mais déjà ni les inventaires d’un roi, ni les comptes d’un argentier, ni les livres de cuisine n’appartiennent à la littérature : je veux dire que ces sortes de détails ne manquent pas ailleurs que dans les chansons ou dans les fabliaux, et qu’on les retrouve aussi bien dans la prose des chroniques latines. J’ajoute que cette méthode érudite est peut-être le moyen d’écrire des livres parfaitement ennuyeux : témoin Alexis Monteil et son Histoire des Français des divers états, précisément conçue dans ce système de « restitution » du passé. Et je demande enfin par l’effet de quelle illusion de perspective et de quelle aberration de curiosité nous affectons de prendre un intérêt historique si vif à des détails sur lesquels, autour de nous et de notre temps, nous daignons à peine jeter les yeux ? Il faut vraiment n’avoir rien à faire pour s’inquiéter de ce qu’un Président de la République mange à son déjeuner, ou de ce que coûte la garde-robe d’un sénateur.

Il n’importe ; et tant que nos érudits respecteront les bornes naturelles des genres, tant qu’ils ne chercheront dans l’étude assidue de cette littérature que des documents et des matériaux pour l’histoire, loin de nous la criminelle pensée de vouloir troubler leurs innocents plaisirs ou refroidir leurs savantes ardeurs ! Puisque la veine de l’invention semble tarie chez nous, qu’ils fouillent donc ce passé : rien de mieux. Peut-être est-ce une occupation moins lucrative, mais plus utile, d’éditer un texte mérovingien que d’écrire des romans naturalistes : d’accord. Et c’est préparer l’avenir de l’histoire que de ramener au jour les amas de documents ensevelis dans nos archives : à merveille. Mais cependant qu’ils prennent garde que le mal qu’ils ont déjà fait est plus grand qu’ils ne l’imaginent. En usant leurs yeux sur la lettre gothique, c’est leur goût aussi qui s’est oblitéré dans l’admiration des fabliaux et des chansons de geste. Redevenus eu quelque sorte barbares à mesure qu’ils enfonçaient plus avant dans le moyen âge, c’est vers la barbarie qu’ils nous tirent insensiblement. Combien de bons et ingénieux esprits, que leurs qualités naturelles destinaient peut-être à quelque chose de mieux, l’exemple de leurs succès faciles a-t-il déjà séduits ? Ici, comme ailleurs, je ne sais quel vent d’imitation a soufflé sur l’esprit français, et le pousse dans des voies qui jamais n’avaient été les siennes. On a publiquement abjuré, avec un pédantisme solennel, ce vif sentiment de l’art, de la proportion, de la mesure, qui jadis caractérisait le génie national. Encore quelque temps, et pour quelques éloges venus d’outre-Rhin on aura sacrifié justement le meilleur de l’héritage que nous avaient légué nos pères ; pour un plat de lentilles, ce droit d’aristocratique suprématie littéraire que l’autre jour encore, avec raison, un rare écrivain revendiquait en pleine Académie française.

Mais si nous avons ce glorieux héritage à cœur, si nous ne voulons pas le laisser dépérir, si nous considérons enfin comme un devoir de probité intellectuelle de le transmettre à notre tour tel que nous l’avons reçu, revenons à nos traditions, ne nous flattons pas d’acquérir les qualités de l’esprit allemand ; à pareil jeu, nous ne pourrions risquer que de perdre les nôtres ; et, si nous pouvions hésiter un instant, souvenons-nous que nous suivons le conseil du plus grand et du plus illustre orateur de la langue « en résistant à cette critique importune, qui, faisant la docte et la curieuse par de bizarres raffinements, ne laisserait à la fin aucun lieu à l’art et nous ferait retomber dans la barbarie53 ».

Le problème des Pensées de Pascal54

Je voudrais pouvoir ici reproduire en fac-similé le manuscrit autographe, ou plutôt ce que l’on est convenu d’appeler, pour la commodité du discours, le manuscrit autographe des Pensées de Pascal. Car, d’en parler comme Victor Cousin, par exemple, et de décrire pompeusement « ce grand in-folio où la main défaillante de Pascal a tracé, dans l’agonie de ses quatre dernières années, les pensées qui se présentaient à son esprit », ce n’est pas en avoir indiqué la physionomie vraie. Comprendrait-on, s’il ne s’agissait que d’un manuscrit comme tous les autres manuscrits, ou n’en différant qu’à peine par quelques difficultés de lecture, que le texte authentique de Pascal ne fût pas encore, depuis longtemps, et pour toujours fixé ? Comprendrait-on que le caractère lui-même de l’œuvre fût encore un objet de dispute et de controverse entre philosophes et chrétiens ? Et comprendrait-on enfin qu’il pût y avoir sur Pascal tant d’opinions, si diverses, ou contradictoires même, et dont chacune cependant semble trouver dans quelque fragment des Pensées un commencement de justification ? Est-ce qu’il y a deux opinions sur l’Exposition de la doctrine catholique, ou sur la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte ? C’est-à-dire : si les avis se partagent et que les sentiments s’opposent quand il s’agit de juger Bossuet, ses doctrines, sa politique, son rôle d’évêque dans l’Église et de prélat à la Cour, pouvons-nous un seul instant nous méprendre sur ses intentions, et ne voyons-nous pas bien tout d’abord ce qu’il nous veut et où il nous mène ?

Or précisément, si le lecteur avait là, sous les yeux, l’autographe de Pascal, s’il voyait sur les pages du « grand in-folio » ces fragments de papier jaunis, de toutes les formes, de toutes les grandeurs, collés à l’aventure, on ne sait par quelle main, mais en tout cas par une main singulièrement négligente ou pitoyablement malhabile ; les uns, troués comme s’ils eussent été jadis enfilés par liasses, les autres, à la marge, dans un coin, au verso, barbouillés d’indications de toute sorte ou de figures de géométrie ; tous couverts, ou presque tous, — car il y en a quelques-uns qui ne sont pas de la plume de Pascal, — d’une écriture pénible, irrégulière, hâtive, sans orthographe ni ponctuation, où les lettres sont à peine formées, dont les lignes se dirigent en tous sens, tantôt, par le milieu d’une phrase, brusquement interrompues, et tantôt disparaissant plus qu’à demi sous les surcharges et les ratures, il commencerait à soupçonner la nature de la difficulté. Mais s’il s’avisait de vouloir déchiffrer le texte, et surtout, après tant d’éditeurs, s’il essayait à son tour de s’orienter parmi ces ruines, de rapprocher, de raccorder, de relier entre eux tous ces lambeaux épars, de les ordonner enfin dans l’ensemble d’un plan où chacun parût occuper sa vraie place et produisît sur l’esprit toute son impression, c’est alors qu’il verrait à plein l’énigme multiple, complexe, insoluble. Vingt éditions, lentement et minutieusement comparées, seraient moins instructives que ce simple coup d’œil jeté sur les matériaux à peine dégrossis du grand édifice que Pascal rêvait, dit-on, de bâtir. Car c’est là que l’on verrait si l’œuvre était loin encore de son achèvement, de combien il s’en fallait que l’idée même en fût arrêtée dans l’esprit de Pascal, et le peu de confiance enfin qu’il est possible d’accorder à tant d’essais de restauration que l’on en a déjà tentés.

C’est M. Frantin, je crois, qui, le premier, vers 1833, s’avisa de vouloir « restituer » Pascal. On lui reprocha d’avoir distribué les Pensées dans un ordre singulièrement arbitraire, plus arbitraire même que le désordre des anciennes éditions. Mais ses successeurs croiraient-ils donc avoir évité le reproche ? En ce temps-là d’ailleurs, Victor Cousin n’avait pas découvert — c’est le vrai mot — l’autographe de Pascal ; il n’avait pas, de sa grande voix retentissante, appelé l’indignation publique sur les mutilations sacrilèges que Port-Royal avait osé faire subir au texte original. Certes, selon son habitude, il était allé trop loin dans l’invective ; et je montrerai tout à l’heure qu’en un certain sens Port-Royal ne fut vraiment ni si coupable ni si blâmable. Quoi qu’il en soit, dès lors, telle était la nature des mutilations, suppressions, altérations, corrections enfin de toute sorte, qu’il fallait reprendre à nouveau le travail de M. Frantin. L’honneur en échut à M. Prosper Faugère ; c’était en 1844. Beaucoup d’autres ont suivi depuis lors : nous signalerons, parmi les mieux intentionnés, sinon parmi les plus heureux, M. Astié, pasteur protestant55, et M. Rocher, chanoine d’Orléans56.

La première de ces tentatives remonte à 1857 ; la seconde ne date que de 1873 : ce sont aussi bien, l’une et l’autre, tentatives indiscrètes, je veux dire dont les auteurs font trop visiblement effort pour tirer à eux tout Pascal. Ils ne s’en cachaient pas, au moins ! et c’est une justice à leur rendre. Sainte-Beuve avait dit, d’une manière un peu brève, un peu dédaigneuse peut-être, « que le livre de Pascal ne saurait plus avoir d’effet d’édification sur le public », et que « comme œuvre apologétique les Pensées avaient fait leur temps ». Cet effet d’édification, cette valeur apologétique, c’était au contraire l’opinion de M. Astié que le temps n’en avait rien diminué, ni la critique rien ébranlé ; il le disait ; et il faisait son édition, et il y disposait les fragments de Pascal dans un ordre nouveau, précisément pour le démontrer57. Telle est bien aussi l’intention de M. Rocher. Pascal est à ses yeux « un philosophe catholique ». Il estime qu’on peut le prouver et qu’il ne s’agit que de savoir distribuer, annoter, et commenter les Pensées. L’une et l’autre édition, en somme, ne laissent pas d’offrir le plus grand intérêt, parce que, comme elles portent partout la marque d’un vrai zèle et d’une consciencieuse application, elles nous donnent en quelque façon sur le livre des Pensées le dernier mot des orthodoxes protestants d’une part, et catholiques de l’autre. Et elles n’ont rien de critique, ni de paléographique, ni de diplomatique ; mais il est intéressant de relever dans l’édition du pasteur les points de contact du jansénisme avec le protestantisme, ou dans l’édition du chanoine les différences qui séparent le jansénisme d’avec le pur catholicisme romain.

Nous ajouterons désormais, sur cette liste d’éditeurs, le nom de M. Molinier. L’édition de M. Molinier marque à certains égards un progrès dans l’histoire du texte des Pensées. M. Molinier nous vient de l’École des Chartes : c’est louer d’un seul mot, j’imagine, l’étendue, la solidité de sa science paléographique ; et il ne saurait nuire d’être un peu paléographe pour déchiffrer l’écriture de Pascal. M. Molinier, dans plusieurs endroits, a donc pu faire d’importantes corrections au texte tel qu’on l’imprimait depuis M. Faugère. Il a pu, dans tel fragment célèbre, l’un des plus considérables et des plus laborieusement travaillés du manuscrit, retrouver, sous les surcharges et les ratures, les différents états du style de Pascal, et nous montrer ainsi le grand écrivain à l’œuvre. Il a pu noter enfin, plus complètement qu’aucun de ses prédécesseurs, les emprunts de Pascal, ou même, dans un livre obscur que Pascal cite une fois en passant, — le Pugio Fidei du dominicain Raymond Martin, — faire connaître une source nouvelle parmi les sources des Pensées. Mais c’est là tout ; et peut-être conviendra-t-on que ce n’est pas assez pour se porter éditeur des Pensées.

Et d’abord, sans prétendre ici toucher à la question de métier, oserai-je dire qu’il ne me semble pas que les lectures nouvelles de M. Molinier soient toujours très heureuses ? En dépit de toutes les ressources et de toutes les finesses de la paléographie, je crains bien que telle variante ou telle correction qu’il nous propose, ou plutôt qu’il nous impose, ne soit pas toujours aussi certaine qu’il a l’air de le croire. Évidemment, il a quelquefois cédé à l’entraînement fâcheux de lire autrement qu’on ne faisait avant lui. J’en citerai quelques exemples. On lisait dans les anciennes éditions, et dans l’édition même de M. Faugère : « La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ?…… Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle… ? » M. Molinier veut que nous lisions barre et cite, à ce propos, un ancien jeu de barres qui, d’après l’Académie, « subsiste encore dans les provinces58 ». Il se peut que M. Molinier n’ait pas tort ; mais je ne puis m’empêcher d’observer d’abord que le passage n’est pas écrit de la main de Pascal ; qu’en plusieurs endroits des Pensées tout le monde sait que Pascal a tiré ses exemples ou comparaisons du jeu de la « balle » ou de la « paume », mais nulle part ailleurs qu’ici du jeu de la barre ou des barres ; enfin que M. Molinier lui-même, rapprochant un autre fragment, a imprimé à la page suivante : « Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre ; c’est le plaisir même des rois ». Je crois bien en effet, avec M. Molinier, qu’il convient de rapprocher l’un et l’autre fragment ; et c’est aussi pourquoi je pense qu’en toute sécurité de conscience nous pouvons continuer de lire, comme autrefois : « placer adroitement une balle ».

On lisait encore, dans les précédentes éditions : « Le ton de voix impose aux plus sages et change un poème ou un discours de face », et M. Molinier veut qu’on lise désormais : « Le ton de voix change un poème ou un discours de force ». Est-il encore ici bien assuré de sa lecture ? Car, entre force et face, dans une écriture difficile à démêler, il ne s’agit après tout que d’un jambage de plus ou d’un jambage de moins ; et l’on comprend qu’il y ait lieu d’hésiter. Mais ce que l’on comprend moins, c’est que M. Havet, enregistrant la correction et dressant lui-même — avec une complaisance d’ailleurs qu’on ne saurait trop louer — l’erratum de sa propre édition des Pensées 59, déclare que, « si cela n’est pas très bien dit, cela a pourtant plus de sens que l’autre leçon ». Je ne suis pas de son avis ; le vers d’Oreste :

Ma fortune va prendre une face nouvelle,

me paraît être d’une langue meilleure et d’un sens plus plein que si Racine eût écrit :

Ma fortune va prendre une force nouvelle.

Et je préfère aussi la leçon de Pascal, ou du moins celle de ses précédents éditeurs, à la leçon de M. Molinier. On ne saurait trop le répéter : la lecture du manuscrit original est toujours difficile, incertaine souvent ; il faut donc être sobre et très sobre d’innovations quand on irait, comme ici, sous prétexte de paléographie, tout simplement à détériorer le texte de Pascal.

Une autre innovation, très singulière, de M. Molinier, c’est, sous le même prétexte d’absolue fidélité, de reproduire impitoyablement l’orthographe très douteuse du manuscrit : « Ne seroisse pas faire tort à la joye d’un roy d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadance d’un aeir ? » En vérité, je demande à quoi peut bien servir, dans un texte imprimé pour l’usage de la lecture, à ce que je suppose, le pédantesque étalage de cette orthographe bizarre ? On a déjà vu plus haut que M. Faugère assure que ce passage précisément n’est pas de la main de Pascal. Au surplus, quand il serait vrai que Pascal écrivît tantôt orgueil, comme tout le monde, et tantôt orgeuil, comme quelques-uns, quel peut bien être l’intérêt de Pascal, de l’histoire de la langue, ou de M. Molinier lui-même à ce que nous éternisions le souvenir de ce lapsus ? « Il n’est pas bon d’être trop libre. Il n’est pas bon d’avoire toutes les nésesité » ; voilà un autre exemple des scrupules de M. Molinier ; mais

Ces scrupules font voir trop de délicatesse……

Que les érudits y prennent garde. Là, pour eux et pour leurs études, est le pire danger : tôt ou tard, et plus tôt qu’ils ne le croient peut-être, ces petites manies, ces affectations de rigueur dans des choses de soi fort indifférentes, détourneront d’eux et de leurs travaux, — et ce sera grand dommage, — ceux-là mêmes qui les suivent avec le plus d’intérêt, ceux qui croient savoir comme eux le prix d’une édition bien faite, et ce que vaut un seul mot remis en sa place dans la prose d’un grand écrivain. Ne poussons pas trop loin le respect des autographes. Il ne suffit pas de pouvoir appliquer au n° 9, 502 de la Bibliothèque nationale « les procédés de déchiffrement qu’on applique à la lecture des textes anciens », pour pouvoir de ce chef éditer les Pensées de Pascal. C’est quelque chose ; ce sera même beaucoup si l’on veut ; ce n’est pas tout, d’autant qu’ici nos bons déchiffreurs ont, pour les aider à bien lire, deux excellentes copies de l’autographe, dont l’une au moins est du xviie  siècle, très claires, très faciles, autour desquelles on ne mène pas grand bruit, il est vrai, mais enfin qu’on ne laisse pas — et l’on a bien raison — de consulter très attentivement60. Pour conduire à bien l’entreprise, il y faut encore un peu de littérature, un peu de philosophie : quelque teinture de théologie s’y joindrait qu’on en trouverait l’emploi tout de même, — et que l’édition ne pourrait qu’y gagner.

On ne s’imaginerait peut-être pas alors que, par la vertu d’un système de ponctuation, « le style de Pascal va complètement changer de caractère », et que trois ou quatre virgules supprimées, ajoutées ou déplacées dans une phrase, vont la rendre « plus ornée », de courte et de brève qu’elle était d’abord. Je cite les expressions du nouvel éditeur. Au fond, c’est tout simplement méconnaître ici l’une des beautés de la prose française du xviie  siècle, je veux dire cet agencement savant, ou, pour donner l’idée de quelque chose de plus vivant, cette savante articulation des parties qui se tiennent si bien toutes ensemble, par le seul jeu des conjonctions, que le secours de la virgule et du point et virgule en devient presque superflu. Je me chargerais de ponctuer Bossuet rien qu’avec des points. Ce n’est pas encore là pourtant, de toutes les remarques de M. Molinier, la plus extraordinaire. Que penserons-nous, par exemple, de cette rare découverte qu’il ne faudrait plus aujourd’hui parler du style passionné de Pascal, attendu que « Pascal travaillait soigneusement son style avant d’arriver à une rédaction qui le satisfit complètement », et qu’il est bien difficile de trouver toute la passion que l’on prétend « dans des fragments aussi soignés » ? Quoi donc ? Ceux qui parlaient du style passionné de Pascal ignoraient-ils vraiment la tradition qui voulait que Montalte eût refait jusqu’à treize fois telle de ses Provinciales ? Il y a là encore une qualité de la prose du xviie  siècle que M. Molinier méconnaît. La raison y est toujours maîtresse, et la passion s’y déploie sous la règle. Ses accents en sont-ils pour cela moins tragiques dans la prose de Pascal ou moins éloquents dans le style de Bossuet ? J’aimerais autant que l’on dit que les fables de La Fontaine manquent de naturel et de naïveté, parce qu’en effet le Bonhomme a « soigné » son style de plus près qu’aucun de ses contemporains. Le naturel n’est pas de parler comme parle une personne naturelle, mais de parler comme parle la nature ; et ce n’est pas tout à fait la même chose.

Je sais bien qu’au résumé M. Molinier ne songe point à mal. Il ne conteste pas « l’admirable talent d’écrivain » de Pascal, et tout le monde lui saura bon gré de cette concession. Voilà Pascal rétabli dans ses titres : M. Auguste Molinier ne lui conteste point son talent d’écrivain. Mais pourquoi de ci, de là, jette-t-il fort imprudemment des réflexions qui donnent à penser que son « admiration » serait quelque peu banale et, si j’ose le dire, plus souvent convenue qu’éprouvée ? C’est à l’endroit de ce fragment célèbre : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants, c’est là ma place au soleil. — Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » M. Havet, rapprochant un passage non moins connu de Rousseau : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile61 » estimait que Pascal allait aussi loin, plus loin même que Jean-Jacques. M. Molinier n’est pas de cet avis, — et assurément c’est son droit, — mais voici sa raison : « Pascal émet une réflexion en passant, réflexion dont il n’aperçoit pas les conséquences pratiques, tandis que Rousseau… » C’est tout justement le contraire qu’il faut dire. Et peut-être n’est-il pas de différence qui sépare plus profondément entre eux nos grands écrivains du xviie et du xviiie  siècle. C’est Pascal, et ce sont avec lui tous les écrivains de son temps, qui savent et qui calculent les conséquences pratiques de tout ce qu’ils écrivent, ce sont eux qui s’appuient à l’expérience et qui ne quittent pas du pied le terrain de la réalité, mais ce sont précisément les écrivains du xviiie  siècle, c’est Voltaire trop souvent, ce sont les Diderot et les Rousseau surtout, qui se meuvent dans l’abstraction, dans le domaine de la pure logique, et qui bâtissent à l’aventure ces cités idéales ou plutôt fantastiques, plus fantastiques en vérité que la Néphélococcygie d’Aristophane lui-même. C’est Pascal qui sait « que l’art de fonder et de bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut de justice », ou encore « que recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies, c’est un jeu sûr pour tout perdre » ; mais c’est le citoyen de Genève qui ne se doute pas de ces profondes et lamentables vérités. Il y a une connaissance des choses et des hommes plus profonde et plus sûre, un sens plus vif de la réalité, je ne dis pas dans les Maximes de la Rochefoucauld, mais dans les Mémoires du moindre frondeur que dans Diderot tout entier.

Ce n’est pas M. Molinier qui est en cause ici ; ce n’est pas même seulement son édition des Pensées ; ce sont certaines doctrines contemporaines et certaines habitudes fâcheuses qui se sont de notre temps introduites dans la critique. Comme il était devenu banal de louer le xviie  siècle, il est original et neuf aujourd’hui d’en parler, le cas échéant, très légèrement, ou même avec une nuance de dédain. Sans doute, il ne faut être la dupe de personne, c’est le principe d’une sage critique ; mais il faut aussi garder une mesure. M. Molinier ne l’a pas toujours gardée dans son introduction ; il ne l’a pas gardée non plus dans son commentaire !

C’est ainsi qu’il ne semble pas se douter qu’il y a des expressions que l’on ne saurait employer, par respect pour l’importance des problèmes qu’agite l’âme de Pascal, et j’ajoute : par respect pour le nom de Pascal. Quand Pascal, abîmé dans la contemplation de l’infini, s’écrie quelque part « que la dernière démarche de la raison est de reconnaître, qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent », on ne répond pas d’un mot que c’est là « raisonner en théologiens », et l’on n’ajoute pas « qu’en fait, il n’y a rien qui surpasse la raison humaine ». Lorsque Pascal, en un autre endroit, appuie sur les imperfections de notre triste nature humaine, on ne lui répond pas « qu’on peut soutenir que l’homme est l’être le plus parfait de la création », parce que d’abord nous n’en savons rien, ni moi, ni lui. Molinier, ni personne ; « ou même qu’il est parfait absolument », parce que chacun de nous fait tous les jours l’épreuve du contraire ; ou « qu’en pareille matière enfin tout dépend de la tournure d’esprit du raisonneur », car nous connaissons quantité de raisonneurs qui ont l’esprit furieusement mal tourné. Ne dépendra-t-il pas bien de « la tournure d’esprit d’un raisonneur » aussi, de trouver que l’édition de M. Molinier est une excellente édition des Pensées ? Mais surtout on ne parle pas du cercle vicieux dans lequel se débat la raison de Pascal ; on ne le reprend pas, lui Pascal, sur ses sophismes  ; et on ne lui inflige pas cette étonnante leçon « qu’il eût mieux fait se contenter de croire, sans essayer de donner les raisons de sa foi ».

Il résulte de tout cela que, si M. Molinier, par ses études spéciales, pouvait être admirablement préparé pour déchiffrer les énigmes du texte de Pascal, c’était peut-être de sa part un projet aventureux que de vouloir restaurer l’œuvre entière. Le chicanerai-je là-dessus ? Non, car, à bien y réfléchir, il se pourrait que cette grande entreprise d’une restauration des Pensées de Pascal fût parmi ces entreprises qui ne laissent pas de faire grand honneur à quiconque les a tentées seulement, mais qui sont condamnées à ne pas réussir. Il sera toujours glorieux d’y avoir échoué, mais on y échouera toujours. De quelles ressources, en effet, dispose-t-on ? C’est ce que l’on n’examine pas d’assez près.

Il est vrai que la sœur de Pascal, Mme Périer, nous a laissé quelque chose, — autant du moins qu’elle l’avait compris, — du plan que Pascal se proposait de suivre. Nous avons même mieux que cela, puisque nous avons cette préface de l’édition de Port-Royal, où le propre neveu de Pascal, Étienne Périer, dont il avait lui-même achevé l’éducation, nous donne tout au long l’analyse d’un discours prononcé vers 1658 ou 1660, et dans lequel, en peu de mots, Pascal « aurait représenté ce qui devait faire la nature et le sujet de son ouvrage ; — rapporté en abrégé les raisons et les principes ; — expliqué l’ordre et la suite des choses qu’il y voulait traiter ». Nous avons encore cet admirable Entretien de Pascal avec M. de Saci, dont M. Ernest Havet a cru pouvoir dire « qu’il contenait la clef des Pensées », et dont il a montré lui-même, dans une introduction de quelques pages qui sont parmi ce que l’on a jamais écrit sur Pascal de plus pénétrant, de plus précis, et de plus serré, tout le parti que l’on pouvait tirer. Et je sais enfin que Victor Cousin, dans son célèbre Rapport de 1842, a parlé non seulement du plan, mais de l’ouvrage de Pascal, comme s’il l’avait vu, lui, Cousin, de ses propres yeux. Il a déclaré « que ce n’eût pas été seulement un admirable écrit philosophique et théologique, mais un chef-d’œuvre de l’art, où l’homme qui avait le plus réfléchi à la manière de persuader, aurait déployé toutes les ressources de l’expérience et du talent, la dialectique et le pathétique, l’ironie, la véhémence et la grâce, parlé tous les langages, essayé toutes les formes pour attirer l’âme humaine par tous ses côtés vers l’asile toujours ouvert du christianisme » : n’eussiez-vous pas juré qu’il l’avait lu ? Même, il en connaissait jusqu’à des épisodes et jusqu’aux digressions, qu’il comparait, chemin faisant, à tout ce que lui rappelait d’analogue ou d’approchant sa mémoire littéraire, à la Profession de foi du vicaire savoyard, à Atala, à René. C’était le triomphe de Victor Cousin que de s’abandonner de la sorte à l’impétuosité naturelle de son imagination et que d’anticiper ainsi, par une fougue d’éloquence, sur les conclusions que de plus scrupuleux, comme Sainte-Beuve, tenaient toujours en suspens. Il a résolu, de cette manière, non seulement en critique, mais en histoire, mais en philosophie, plus de vingt problèmes qui sont restés problèmes ; et c’est pourquoi son autorité n’en est pas une : il laissait à d’autres les longues et patientes recherches, c’est à d’autres aussi qu’il a laissé l’avenir.

L’Entretien de Pascal avec M. de Saci est, à tous égards, un morceau précieux, mais il est vraisemblablement de 1654, c’est-à-dire, — et peut-être y fait-on trop peu d’attention, — antérieur à ce miracle de la Sainte-Épine qui fut la suprême révélation pour Pascal, le coup de foudre, et l’illumination de ses dernières années. « Comme Dieu, dit-il à ce propos, dans un admirable élan de gratitude, n’a pas rendu de famille plus heureuse, qu’il fasse aussi qu’il n’en trouve pas de plus reconnaissante ! » Et le livre des Pensées devait être précisément le témoignage de cette reconnaissance. Il y a plus : le Pascal de l’Entretien avec M. de Saci n’est pas seulement encore le Pascal des Provinciales ; et je crois qu’un psychologue, même exercé, ne laisserait pas d’avoir quelque peine à retrouver dans l’auteur des petites lettres tous les traits de l’auteur des Pensées. Il en manquerait au moins quelques-uns, et qui ne sont, à vrai dire, ni les moins significatifs, ni les moins profondément caractéristiques. Cet Entretien importe beaucoup, sans doute, à la connaissance de Pascal ; on ne peut cependant accorder sans scrupule qu’il contienne la clef ni le plan des Pensées.

Pour la préface d’Étienne Périer, c’est assez d’un premier coup d’œil, et l’on voit tout d’abord que le plan qu’il indique diffère sensiblement de celui que propose Mme Périer dans la Vie de Pascal. Y regarde-t-on de plus près, il semble qu’on ne puisse les concilier seulement, bien loin qu’on puisse essayer de les fondre l’un dans l’autre. Et puis, on oublie trop que ce n’est pas Mme Périer qui nous a transmis elle-même ce que nous trouvons dans la Vie de Pascal de renseignements sur l’Apologie. Nous les y intercalons ; mais elle-même les avait supprimés dans l’édition publique de son simple et touchant récit. Pourquoi ? Je suppose, et j’ai le droit de supposer qu’elle avait ses raisons. D’autre part, Étienne Périer ne nous apprend-il pas qu’à Port-Royal même on avait tenté l’entreprise de « suppléer l’ouvrage que voulait faire M. Pascal », que « l’on s’y arrêta assez longtemps », et qu’après bien du travail on y dut renoncer et finir par comprendre « que ce n’eût pas été donner l’ouvrage de M. Pascal », mais un ouvrage tout différent ? On avait cependant sous les yeux, comme nous, l’Entretien de Pascal avec M. de Saci. On avait ce même discours dont Étienne Périer nous donne l’analyse. On avait mieux, puisque sans doute on avait encore présents au souvenir le geste, le regard, et l’accent inspiré de Pascal.

Ce ne seront pas là, si l’on veut, des raisons péremptoires de renoncer à toute entreprise de restitution des Pensées, et je ne les donne pas pour des conclusions dont on ne puisse appeler. Je dis seulement que si Nicole, Arnauld, le duc de Roannez et M. de Brienne prirent jadis, en travaillant à la première édition des Pensées, d’étranges libertés avec le texte authentique, je ne répondrais pas que nous ne prissions, nous, des libertés bien autrement étranges encore avec l’esprit de l’apologie de Pascal, en faisant, comme nous le faisons dans nos éditions prétendues savantes, voyager d’une page et d’un chapitre à l’autre ces immortels fragments. Même, je penche à croire que, si Pascal revenait parmi nous, il se reconnaîtrait plutôt encore dans l’édition de Port-Royal que dans celle même de M. Faugère62, et qu’il serait, après tout, plus content du duc de Roannez que de M. Molinier.

Ces raisons, un peu générales et partant un peu vagues, prendront une force nouvelle si l’on veut bien maintenant se rappeler toute l’importance qu’avait pour Pascal l’ordre du discours. Nous connaissons tous par cœur cette sorte de défi qu’il jetait aux commentateurs de l’avenir, comme s’il les eût devinés attentifs à relever ses moindres emprunts : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières est nouvelle. » Et dans un autre endroit : « J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci63, mais l’ordre ne serait pas gardé. Je sais un peu ce que c’est et combien de gens l’entendent. » Et, en effet, quand on raisonne comme Pascal, c’est-à-dire en logicien rigoureux, « pour qui toutes les vérités sont tirées les unes des autres » ; en logicien passionné, qu’une suite de preuves bien disposées « enlevait », selon l’expression de Mme Périer ; en logicien inspiré, qui sait « que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours », l’ordre n’est pas seulement le principal, ou l’essentiel, il est tout ; et de la longue chaîne de ses déductions, souple et forte, subtile et savante, s’il nous échappe un seul anneau ; que dis-je ? si nous n’en connaissons pas le vrai point de départ, c’est exactement comme si nous n’en connaissions rien.

Discutait-il d’abord la question des miracles et le problème du surnaturel ? Mme Périer le dit ; et, sur sa parole, cherchant au chapitre des Miracles, j’y trouve en effet cette pensée : « Fondement de la religion, c’est les miracles », et celle-ci : « Je ne serais pas chrétien sans les miracles, dit saint Augustin. » J’ajoute que, toutes les fois que l’on a voulu creuser, et discuter à fond la valeur apologétique des Pensées, c’est tôt ou tard, mais toujours et nécessairement, sur le problème du surnaturel qu’il a fallu faire porter le principal effort de la controverse. Commençait-il plutôt « par une peinture de l’homme, dans laquelle il n’oubliait rien de ce qui peut servir à le faire connaître » ? Étienne Périer l’assure ; et, si nous le voulons, nous pouvons l’en croire, car, comme le dit Pascal lui-même : « Toute la foi chrétienne ne va principalement qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ. » Voilà du moins, s’il ne s’agit que de se former une idée générale du plan de l’ouvrage, une division très claire du sujet. Ou bien encore, « brisant et anéantissant l’un par l’autre » Épictète et Montaigne, le pyrrhonisme et le stoïcisme, « pour faire place à la vérité de la révélation », débutait-il par une démonstration de l’impuissance de toute métaphysique, et se servait-il de la philosophie pour « conduire insensiblement à la théologie, centre de toutes les vérités », l’esprit de son lecteur ou de son adversaire ? Mais le fait est que nous n’en savons rien.

Qui voudrait s’ingénier et s’obstiner à ce jeu, trouverait dix indications peut-être encore, dont chacune, ainsi détachée de l’ensemble et curieusement examinée, pourrait être donnée comme la clef de l’édifice tout entier. N’est-ce pas pour nous la preuve évidente « que le plan n’était pas arrêté dans l’esprit de Pascal » ? Mais je dirai de plus que, pour prendre parti résolument, il faudrait pouvoir pénétrer beaucoup plus avant que nous ne le saurions faire dans la connaissance de Pascal lui-même ? C’est ici le cercle d’où nous ne sortirons pas aisément. Pour ordonner les Pensées méthodiquement, il faudrait avoir vécu dans l’intimité des méditations de Pascal ; mais, justement, nous n’y pouvons vivre que par le secours des Pensées. Et nous ne connaissons guère Pascal, j’entends le Pascal des Pensées.

Il y en a peut-être toujours parmi nous qui continuent de lui faire cette injure de révoquer en doute la solidité de sa raison, qui parlent avec pitié de son « amulette » ou de ses « hallucinations », et qui traiteraient volontiers les Pensées, à la façon de Voltaire et de Condorcet, comme le rêve d’un malade. D’autres nous l’ont représenté, durant sa courte vie, travaillé mortellement des angoisses du doute, et, dans l’excès insupportable de je ne sais quelle désespérance romantique, se jetant au pied de la Croix et se réfugiant comme au suprême asile dans les austérités de la vie monastique. N’est-ce pas Sainte-Beuve qui prétend « que, pour un cœur ardent comme celui de Pascal, il n’y avait que l’abîme ou le Calvaire64 » ? Mais Victor Cousin n’a-t-il pas décidé « qu’il y avait du fanatique » dans Pascal, — un ennemi né de l’éclectisme, du spiritualisme d’État, et des principes de la Révolution, — si toutefois j’entends bien son langage ? D’autres encore ne veulent, ne peuvent voir en lui qu’un chrétien sincère et convaincu, plus humble qu’un petit enfant, s’efforçant de communiquer à ses semblables la paix qu’il goûte lui-même dans la possession des vérités éternelles, et « devenant théologien dans l’intérêt de ceux qui n’ont pas eu le bonheur de faire les mêmes expériences que lui65 ». Nous n’avons point ici de choix à faire entre ces diverses hypothèses ; nous tirons seulement de leur diversité cette conséquence qu’il est de moins en moins facile de restituer l’Apologie de Pascal. Si l’on veut descendre au détail, on va voir encore mieux l’impossibilité de l’entreprise.

Je ne reviendrai pas sur l’état du manuscrit, si ce n’est pour faire observer cependant qu’il renferme un assez grand nombre de passages que l’on parvient sans doute à lire, mais qui ne demeurent pas moins incompréhensibles, celui-ci par exemple : « Jamais on ne s’est fait martyriser pour les miracles qu’on dit avoir vus, car ceux que les uns croient par tradition, la folie des hommes va peut-être jusqu’au martyre, mais non pour ceux qu’on a vus. » Il ne me paraît pas, en vérité, que l’on ait fait beaucoup pour éclaircir le sens en écrivant comme on écrira désormais : « car ceux que les Turcs croient par tradition. » C’est la manière de M. Molinier. On trouvera dans l’édition de M. Astié une troisième manière de lire ce même fragment, et rien ne s’oppose à ce qu’un nouvel éditeur en découvre une quatrième.

L’autographe contient encore nombre d’indications qui ne pouvaient évidemment avoir de valeur que pour Pascal, pour Pascal seul, et que je ne comprends pas que l’on continue d’imprimer, comme le fait M. Molinier, dans le corps même des Pensées. M. Faugère au moins les avait rejetées en appendice. Ainsi je lis : « Il faut mettre au chapitre des Fondements ce qui est en celui des Figuratifs, touchant la cause des figures ». Et je dis aussitôt à l’éditeur : Mettez au chapitre des Fondements ce qui est en celui des Figuratifs ; et supprimez l’indication, qui ne m’apprend rien, si vous l’avez suivie, mais qui me démontre par trop clairement l’inutilité de votre tentative, si vous n’avez pas pu la suivre. C’est justement ici le cas : sauf cette unique mention, nous ne connaissons d’ailleurs ombre ni trace du chapitre des Fondements. Nouvelle et forte raison de défiance, car « les noms sont inséparables des choses », et, dans quelque endroit que Pascal méditât de placer ce chapitre des Fondements, — au début de son livre, ou peut-être même au cœur de l’Apologie, — il est sans doute qu’un tel chapitre eût véritablement contenu la clef de l’ouvrage tout entier.

Ailleurs encore, ce sont, si je puis ainsi dire, des « paquets » de citations sacrées ou profanes. L’une est de Sénèque, l’autre de Cicéron, la troisième de Sénèque encore, une autre de Virgile, une autre de Térence ; et bien entendu qu’elles n’offrent entre elles aucun rapport. Pouvez-vous en faire usage et les mettre chacune à sa vraie place ? Non ? Alors ne les imprimez pas ; un hémistiche de Virgile a son prix, et de même un vers de Térence ; je les lirai donc dans Térence ou dans Virgile ; mais ce n’est pas du Pascal. Ou, si vous les imprimez, que ce soit, comme avait fait M. Faugère, à la fin du volume, et non pas, comme M. Molinier, au beau milieu d’un chapitre ; mais, ni dans l’un ni dans l’autre cas, ne nous parlez d’une restitution de l’Apologie.

En un autre endroit, ce seront les variantes d’une même pensée, sur laquelle Pascal, avec ce scrupule d’écrivain qu’on lui connaît, est revenu plusieurs fois : 1º « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » — 2º « Rien ne montre mieux la vanité des hommes que de considérer quelles causes et quels effets de l’amour ; car tout l’univers est changé ; le nez de Cléopâtre. » — 3º « Vanité. La cause et les effets de l’amour. Le nez de Cléopâtre. » Vous sentez-vous le courage de décider et de choisir entre ces trois versions ? Si oui, de quelle autorité ? sur quels motifs ? Ou si non, que devient cette belle ordonnance que vous me promettiez, et pour emprunter les expressions de M. Rocher, « ce vaste monument, aux lignes régulières, aux proportions majestueuses », qu’à vrai dire vous n’osez pas débarrasser seulement de ses échafaudages, crainte en effet qu’il ne croule ?

Je le sais, il y aurait un motif ici, pour cet exemple tout exprès choisi : c’est que des trois versions la seconde ne figure que dans une copie, et encore y est-elle barrée ; mais alors je demande quelle est cette plaisanterie que de la reproduire ? et dans le corps de l’Apologie prétendue ? Et généralement, de quel droit, à quel titre reproduisons-nous ce que Pascal, de sa propre main, a cru devoir barrer ? Car, voyez où l’on en arrive. On trouve au chapitre des Figuratifs — ou plutôt on y met, puisque dans l’autographe on ne trouve que fragments épars — le passage que voici : « Raisons pourquoi figures. Ils avaient à entretenir un peuple charnel et à le rendre dépositaire du testament spirituel. » Ce passage est barré ; M. Faugère et M. Molinier ne laissent pas pourtant de l’imprimer. Quelques pages plus loin, ils impriment cet autre passage : « Une des principales raisons pour lesquelles les prophètes ont voilé les biens spirituels qu’ils promettaient sous les figures des bienstemporels, c’est qu’ils avaient affaire à un peuple charnel qu’il fallait rendre dépositaire du testament spirituel. » Celui-ci n’est ni dans l’autographe, ni dans aucune des deux copies, ni dans l’édition de Port-Royal ; on le rencontre pour la première fois dans l’édition de Bossut ; évidemment, c’est la traduction, la paraphrase du texte autographe, de cette forme brève et bizarre : « Raisons pourquoi figures. » M. Faugère et M. Molinier l’impriment pourtant sans commentaire, comme ils ont imprimé l’autre, et vous croyez avoir du Pascal, et vous n’avez que du Bossut, puisqu’il n’y a que la seconde version qui compte et que, si Pascal a biffé la première, je ne puis admettre que M. Faugère et M. Molinier s’arrogent le droit de la lui restituer.

Encore n’y a-t-il rien là de très grave ; mais il est telle circonstance où, sous prétexte de fidélité toujours, on altère profondément la pensée même de Pascal, comme par exemple quand on nous donne cette seule ligne : « Je ne demande pas de vous une créance aveugle. » Pascal l’a barrée, cette ligne encore ; et pourquoi l’a-t-il barrée ? Parce qu’elle était en quelque sorte involontairement échappée de sa plume, parce qu’il savait bien qu’il nous demandait une « créance aveugle », et que la foi, pour lui comme pour les grands chrétiens, se définissait par ses « ténèbres » mêmes et son «  obscurité ». Que l’on déchiffre donc sous les ratures du manuscrit « les variantes » de Pascal, et que l’on cherche à surprendre ce que l’on pourra surprendre du secret de son style, que l’on se plaise et que l’on s’instruise à voir comment un Pascal se corrige et comment, de proche en proche, il conduit sa pensée jusqu’au dernier degré de justesse, de précision et de force, rien de mieux, il n’y saurait rien perdre, et nous ne pouvons qu’y gagner. Mais reproduire ce qu’il avait effacé, des pensées entières et complètes par elles-mêmes, qu’il avait en quelque sorte abjurées, c’est le trahir, et au besoin, on vient de le voir, c’est trahir la cause elle-même que Pascal rêvait de plaider.

En de telles conditions, que tout se brouille et se confonde, il n’y a pas de quoi s’étonner, et, si l’éditeur en arrive jusqu’à ne plus reconnaître sous une expression légèrement différente une seule et même pensée, rien de plus fâcheux pour Pascal, mais aussi rien de plus naturel. Voici, par exemple, une pensée qu’on ne saurait trop, à ce qu’il semble, recommander à la méditation des érudits, « de nos fastueux érudits », comme les appelait Fénelon : « Puisqu’on ne peut être universel et savoir tout ce qui se peut savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose : cette universalité est la plus belle. Si l’on pouvait avoir les deux, encore mieux ; mais, s’il faut choisir, il faut choisir celle-là, et le monde le sent et le sait, et le monde est un bon juge souvent. » Les textes imprimés donnent au moins, pour qui sait lire, trois ou quatre variantes de ce même fragment66. Je serais curieux de savoir quelles bonnes raisons ont décidé dans l’esprit des éditeurs que telle de ces variantes devait l’aire partie de l’Apologie et les autres non. Ou, plus généralement, de quel droit faisons-nous sortir du plan de Pascal, à volonté pour ainsi dire, telle ou telle pensée qu’il nous plaît ? Parce que nous n’en apercevons pas, nous, le rapport avec ce plan ? Voilà une étrange raison. M. Faugère avait rejeté par exemple la pensée sur Cléopâtre parmi les Pensées diverses. Il me semble pourtant qu’elle n’était nullement déplacée soit au chapitre des Puissances trompeuses, ou encore de la Misère de l’homme. À son tour, M. Molinier rejette telle autre pensée sur l’éloquence ou sur le style. Que sait-il, que savons-nous si Pascal n’en eût pas fait usage et tiré quelque argument imprévu pour sa cause ? Si le génie ne tient pas tout entier dans cette courte définition, c’est du moins une de ses facultés, un de ses privilèges que d’apercevoir des rapports. À propos de Pascal, nous l’oublions bien aisément.

M. Molinier rejette encore et met à part de l’apologie « la plupart » des pensées relatives aux miracles, et toutes les pensées relatives aux jésuites. Mais alors que devient donc le témoignage de Mme Périer qu’on invoquait tout à l’heure ? « Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles, qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l’amour et le respect qu’il avait toujours pour elle. Et ce fut à cette occasion qu’il fit paraître cet extrême désir qu’il avait de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnements des athées. » Tout de même, si l’on prétend rapporter uniquement aux Provinciales les fragments qui de près ou de loin visent et touchent la Société, que fait-on de ces mots d’Étienne Périer, dans la préface de Port-Royal : « Le grand amour qu’il avait pour la religion faisait qu’il ne pouvait pas souffrir qu’on la blessât et qu’on la corrompît en la moindre chose. De sorte qu’il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté, c’est-à-dire non seulement aux athées, mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le sein de l’Église, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l’Évangile. » Et là-dessous, comme le fait justement remarquer M. Havet, tout le monde, en 1670, entendait les jésuites. C’est une autre interprétation des Pensées de Pascal : en même temps que d’une apologie de la religion chrétienne, c’étaient les fragments d’une apologie du jansénisme.

On le voit, de quelque côté que l’on se tourne, que l’on en appelle au témoignage de la sœur ou du neveu de Pascal, que l’on s’en tienne étroitement au texte de l’autographe, c’est toujours même difficulté, même embarras, même impossibilité. « Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte, et, si nous le suivons, il échappe à nos prises. » Concluons donc modestement que de vouloir rétablir, ne fût-ce que dans ses grandes lignes, le plan de Pascal, c’est ce qu’il faut appeler traiter Pascal en pays conquis ; et rangeons-nous ici, contre l’opinion de tous les autres éditeurs, à l’opinion de M. Havet.

Je conçois, à la vérité, que, dans une intention de charité chrétienne et d’édification, un pasteur protestant, un prêtre catholique tentent encore l’entreprise. Mais je doute qu’ils atteignent leur but, parce qu’enfin, quelque opinion particulière que l’on ait sur Pascal, il faut convenir au moins que, dans les Pensées, telles qu’elles nous sont parvenues, la misère de la condition humaine et les motifs de désespoir sont marqués d’un trait bien autrement fort, bien autrement original et saisissant que la félicité des élus. Si j’avais à choisir, parmi les fragments de Pascal, un fragment qui pût servir d’épigraphe au livre des Pensées et qui le résumât tout entier, je prendrais celui-ci : « Il faut savoir douter où il faut, se soumettre où il faut, croire où il faut. » Mais on ne peut s’empêcher d’avouer que les raisons de croire, c’est à peine si Pascal a pu les indiquer, tandis que les raisons de ne pas se soumettre et les raisons de douter, pas un moraliste peut-être ne les a fait plus éloquemment ressortir.

Si cependant on persiste et que l’on veuille à tout prix refaire ou retrouver son Apologie, alors il n’y a pas deux partis à prendre ni deux routes à suivre : il faut en revenir à l’édition de Port-Royal et s’y tenir. On aura beau répéter contre ce pauvre duc de Roannez les imprécations éloquentes de Victor Cousin, cela ne fera pas que le due de Roannez — encore qu’il n’eût pas inventé l’éclectisme — ne fût un peu plus avant que Victor Cousin lui-même dans la confidence du secret de Pascal et, si je puis dire, de la pensée de ses Pensées. Acceptons donc toutes les corrections, toutes les mutilations, tous les retranchements, tous les adoucissements que Port-Royal a fait subir au texte, sans compter les additions : Port-Royal avait ses raisons, et son édition nous doit faire loi. Rien ne nous autorise à supposer — pas même cette perspective de l’histoire qui passe pour mettre toutes les choses à leur vrai point, mais qui ne laisse pas toutefois d’altérer souvent aussi les justes proportions des choses et leurs rapports réels — que nous discernions mieux, dans notre siècle de rationalisme, que Port-Royal en 1670, le vrai sens des intentions de Pascal. Et qu’avons-nous à faire, en pareil cas, du manuscrit autographe ?

Mais au contraire, si, plus curieux que vraiment chrétiens, et médiocrement soucieux de demander à Pascal des motifs d’édification, nous décidons de ne voir en lui qu’un grand esprit et qu’un grand écrivain, c’est une autre question. L’édition de M. Ernest Havet marque alors pour nous le terme de ce que l’on peut faire subir d’arrangements aux Pensées de Pascal. Alors nous demandons qu’on nous donne tout Pascal, et ses ratures, et ses surcharges, et ses corrections, et jusqu’aux moindres mots échappés de sa plume, et jusqu’à ces fragments qu’il a barrés de sa main, tout Pascal, mais rien que Pascal, c’est-à-dire qu’une fois pour toutes on renonce à le restituer. C’est une autre manière de concevoir une édition des Pensées ; c’est la plus prudente ; il se pourrait aussi que ce fût la meilleure. Il y a des ruines auxquelles il faut savoir ne pas toucher. Au surplus, le dirai-je ? mais je ne sais si le monument de Pascal eût produit sur nous cette forte impression que produit l’ouvrage inachevé. Peut-être le Pascal de l’Apologie, que nous n’avons pas, eût-il égalé le Pascal des Provinciales ; mais le Pascal des Pensées, telles que nous les avons, était le seul qui pût le surpasser. Sainte-Beuve l’a dit d’un mot : « Pascal, admirable écrivain quand il achève, est peut-être encore plus grand là où il fut interrompu » ; et ce mot, selon nous, a tranché le problème.

Les dernières recherches sur la vie de Molière67

D’autres sont Romains, comme le vieux Corneille, et d’autres, comme Racine, seraient Grecs, s’il fallait leur chercher des ancêtres. Molière est Gaulois ; c’est le secret de sa popularité : Gaulois de race, qui va droit et d’instinct aux sources, un peu dédaignées par ses contemporains, de l’antique malice et de la gaberie traditionnelle ; Gaulois de tempérament, qui n’aime pas à perdre terre, également éloigne du romanesque, en dépit de Mélicerte, et de l’héroïque, en dépit de Don Garde de Navarre, somme toute ne s’élevant jamais au-dessus d’un certain niveau moral ; Gaulois d’allure, qui ne s’effarouche ni d’une parole franche ou même crue, ni d’un geste hardi, pour ne pas dire libertin ; — je parle de l’œuvre et non de l’homme, puisque ce grand moqueur vécut triste et mourut hypocondriaque. On se lasse donc parfois, même en France, — non pas sans quelques remords, il est vrai, mais enfin il faut croire qu’on se lasse, puisque Sainte-Beuve s’en est lassé, de Racine et de Corneille ; — on ne s’est point encore lassé de Molière. Molière n’a pas seulement ses fidèles, il a ses dévots ; le culte que nous lui rendons deviendra même bientôt, si nous n’y prenons garde, intolérant comme une superstition ; déjà, fût-ce d’une main délicate et légère, on ne peut plus toucher à son ombre, sans faire crier quelqu’un de ses adorateurs ; on l’a bien dit, il est vraiment en train « de passer dieu ». N’avons-nous pas vu tout récemment encore une Revue se fonder pour hâter l’heure de l’apothéose, et donner, selon le mot du fondateur, à la découverte d’une signature, à « l’indice d’un autographe du maître, les proportions d’un événement public » ?

En ce moment même, il n’y a pas moins de trois grandes éditions de ses œuvres en cours de publication. Deux d’entre elles ne sont guère qu’éditions de luxe, bonnes pour la reliure et l’ornement des bibliothèques ; la troisième, qui fait partie de la belle collection des Grands écrivains de la France, s’annonçait déjà comme l’édition définitive, qui fait date et loi dans l’histoire d’un texte, quand la mort de l’éditeur est venue brusquement l’interrompre. Il ne sera pas facile de remplacer dans sa tâche l’un des hommes de France qui savait le mieux son xviie  siècle. Il y avait surtout dans l’érudition d’Eugène Despois, en même temps qu’une abondance et une précision de détails singulière, cette discrétion dans le choix, si rare, et cette liberté, si difficile, dans l’emploi des matériaux, qui dénoncent l’écrivain de race. Il ne fut pas de ces érudits, qui vont à l’aventure, au hasard de la découverte, qui s’égarent et ne se retrouvent plus dans la foule de leurs documents, comme si de ces archives et de ces parchemins jaunis qu’ils fouillent avec une louable opiniâtreté je ne sais quelle poussière s’élevait qui les aveuglât : il composait, et, jusque dans une notice bibliographique, il avait l’art de mettre l’agrément littéraire68.

Si maintenant, à ces éditions nouvelles, on voulait joindre le détail ou seulement l’énumération de tous les recueils de pièces authentiques, articles, dissertations, ou gros livres publiés sur la vie de Molière depuis quelques années, ce serait tout un long travail. Aussi bien a-t-il été fait par M. Lacroix dans sa Bibliographie moliéresque 69. Les curieux trouveront là, décrites avec beaucoup de soin, toutes les éditions connues de Molière, depuis les Précieuses ridicules de 1660 jusqu’aux éditions illustrées de nos jours ; une liste instructive, amusante parfois, des principales imitations ou traductions de ses comédies dans toutes les langues de l’Europe, en grec : Γεώργιος Δαντίνος, ὁ ἐντροιασμενος σύζυγος, et jusqu’en tchèque ou en magyar ; le catalogue enfin très complet des moindres publications relatives à Molière, sans en excepter telle brochure sur la Science du droit dans ses comédies, ou telle autre, plus bizarre encore, sur ses Calembours.

Il y manque cependant quelque chose. En effet, Molière n’a pas également bien inspiré tous ceux qu’à tentés son histoire ; et puis, cette histoire elle-même a son histoire. La liberté des mœurs du théâtre a de tout temps invité les biographes à l’anecdote. Quand ils ne peuvent pas illuminer l’existence du comédien d’une sorte de poésie du désordre et de l’aventure, ils y veulent du moins introduire le roman. La légende, formée promptement autour du nom de Molière, s’est donc obscurcie promptement autour de l’histoire de sa vie. D’autre part, la critique en ce temps-là ne se piquait pas d’une grande rigueur : il faut voir l’indignation de Grimarest contre « ceux qui ont le goût difficile », c’est-à-dire contre ceux qui s’aviseraient de réclamer de lui des témoignages autorisés et des actes authentiques ; il en devient presque éloquent. On eût donc aimé que M. Lacroix discutât ces biographies et notices de toute sorte qu’il énumère, qu’il en appréciât brièvement la valeur, qu’il les jugeât parfois avec plus de sévérité qu’il ne fait ; et surtout que, par forme d’introduction ou de préface, il montrât, dans notre siècle, les méthodes nouvelles à l’œuvre, et chaque progrès de la critique, en jetant les « moliéristes » sur quelque piste inexplorée, faisant faire un nouveau pas à la biographie du maître.

Ainsi, ce ne sont d’abord, comme dans le pamphlet malpropre de La fameuse comédienne 70, tantôt que tissus d’allégations calomnieuses et compilations de scandales de coulisses, tantôt, comme l’ouvrage de Grimarest, La vie de M. de Molière 71, ce ne sont que recueils d’anecdotes invraisemblables, ramassées un peu de toutes mains, où pas une date n’est exacte et pas une assertion ne porte avec soi sa preuve. Plus tard, mais plus d’un siècle malheureusement après la mort de Molière, on s’avise d’employer à l’éclaircissement de l’histoire de sa vie « les mêmes moyens dont on se sert pour établir les droits des familles », on compulse les registres des paroisses, on refait un état civil à Molière, à sa famille, aux compagnons de ses épreuves ou de ses travaux. Les recherches du laborieux, mais naïf Beffara72, les premières éditions de l’Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, par M. Taschereau, sont dirigées dans ce sens et conçues dans cet esprit73. Plus tard encore, un historien qui sait par le menu les hommes et les choses de la première moitié du xviie  siècle, l’auteur de l’Histoire de Louis XIII, difficile à contenter, difficile à convaincre, un peu quinteux d’ailleurs, applique pour la première fois à cette question d’histoire littéraire cette méthode ingénieuse, féconde, riche en surprises, de contrôle et de vérification par les faits de l’histoire générale. Après trente ans passés, les Notes historiques sur la vie de Molière restent au nombre des meilleurs travaux que l’on doive consulter sur Molière, et, parmi les biographes du grand homme, Bazin est toujours l’un des mieux informés.

Et plus tard enfin, la critique naturelle, à son tour, cette critique savante, mais parfois aventureuse, qui veut soumettre les grands hommes à la dépendance étroite, nécessaire, absolue des circonstances extérieures, de la « race », du « milieu », du « moment », s’empare du sujet, l’étend, l’anime, le renouvelle. Elle imagine de remplir, au moyen des actes notariés, — tels qu’obligations, contrats de mariage, de vente, de louage, inventaires après décès, — les vastes lacunes qui séparent un acte d’un autre acte de l’état civil. Elle pénètre dans le secret du tempérament, de la santé, de la table, du lit de Molière ; elle décrit la chambre où il est né, la chambre où il est mort ; elle retrouve le chiffre de sa fortune, le catalogue de sa bibliothèque, la marque de son argenterie ; et le vrai Molière nous apparaît, son enfance, sa jeunesse, sa maturité, dégagées enfin des fables qui les obscurcissaient et son noble visage dépouillé de ce masque et de ce fard d’histrion qui nous le déguisaient encore. Nul ici n’a plus fait que M. Soulié. Depuis lors les travaux se sont multipliés, de nouvelles découvertes ont été faites, de vieilles anecdotes convaincues de fausseté, des faits inattendus mis au jour, des dates encore douteuses fermement assurées ; les moindres villes de province où la tradition signalait un passage de Molière ont tenu à honneur de vérifier ce titre de noblesse : je ne crois pas exagérer en disant que toutes ces recherches procèdent de l’initiative heureuse de M. Soulié.

Beffara fut le premier, en 1821, M. Bazin le second, en 1847, M. Soulié le troisième, en 1863, qui aient mérité l’éloge d’avoir fait faire, chacun à son heure, le pas décisif à la critique de la vie de Molière. Sans doute, comme on peut le voir en parcourant le dernier volume d’Eugène Despois : Le théâtre français sous Louis XIV 74, et surtout le livre tout récent de M. Jules Loiseleur : Les points obscurs de la vie de Molière 75, il reste encore beaucoup à faire, et toutes les ombres ne sont pas dissipées ; mais aussi ne sommes-nous pas trop curieux ? Les Molière vivent surtout dans leurs œuvres : c’est au fond notre malignité bien plus que notre sympathie qui s’intéresse à l’histoire de leur ménage ; et en pareille matière, il y a peut-être une ignorance qui sied bien et dont il faut savoir prendre notre parti.

II

Sur la famille, la naissance, les premières années et l’éducation de Molière, la lumière est à peu près faite, et c’est à peine si quelques détails encore, de mince importance au fond, nous échappent. Nous ne savons pas si, comme le voulait un commentateur du dernier siècle, les Pocquelin descendaient d’un noble écossais, « de ceux qui composèrent la garde que Charles VII attacha à sa personne, sous le commandement du général Patilloc » ; ou plutôt, cette généalogie fabuleuse, qu’on ne peut étayer d’aucune preuve, ressemble beaucoup à la généalogie des Colbert, descendant eux aussi de noble homme Édouard de Colbert, qui servit dans la « garde écossaise de Louis le Hutin ». Il y aurait fort à débrouiller, si tant est que la chose en valût vraiment la peine, entre les quatre ou cinq branches aujourd’hui connues des Pocquelin76. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que Jean Pocquelin, père de Molière, était de bonne, vieille et riche bourgeoisie. Tapissier de son métier, il acquit en 1631, de Nicolas Pocquelin, son aîné, une charge dans la maison du roi : les actes le qualifient tantôt « maître tapissier et tapissier ordinaire de la maison du roi », tantôt « tapissier et valet de chambre ordinaire du roi » : j’ignore si ces variantes sont de pure forme, ou si par hasard elles indiqueraient quelque diversité de fonctions. Quoi qu’il en soit, les derniers biographes insistent avec raison sur l’importance relative d’une charge qui passa, comme on sait, à Molière et qui conférait, sinon la noblesse avec le titre d’écuyer, comme on l’a dit sans en donner des preuves qui soient sûres, tout au moins le privilège, alors tant envié, des approches du prince. En effet, ce pouvait être vraiment une manière de personnage qu’un valet de chambre du roi, dans un temps où des gens de race, des gens de qualité, — qui portaient les noms de Montaterre ou de Plélo, — n’hésitaient pas, pour prendre pied dans la cour, à payer chèrement telle charge de bas officier, comme de « piqueur du vol pour corneille », ou de « garçons de lévrier », si humble en vérité qu’il fallait que Louis XIV, plus soucieux de leur dignité qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, leur fit enjoindre de la résigner77. Il était donc naturel que l’on vécût largement dans cette « maison des Cinges », qui porte désormais la plaque commémorative de la naissance de Molière. On en peut d’ailleurs aisément juger par un seul détail de l’inventaire, qui fut dressé lors du décès de la mère de Molière : la seule prisée des « bagues, joyaux et vaisselle d’argent78 » n’y monte pas à moins de 2 000 et quelque trois cents livres, qui feraient environ 11 000 ou 12 000 francs d’aujourd’hui. C’était une aisance bourgeoise, presque voisine du luxe, un luxe discret, commode et solide. La chambre à coucher, tendue tout entière de tapisserie façon de Rouen, garnie de beaux et bons meubles, comme il convient à la chambre d’un tapissier, ornée de tableaux et d’un miroir de glace de Venise, — nous avons là, comme sauvée de la destruction et réduite en quelques traits, une image de la vie réglée, saine, facile d’il y a deux siècles passés.

C’est au sein de cette abondance que naquit Molière, probablement dans les premiers jours du mois de janvier 1622. La Comédie-Française célèbre l’anniversaire de son illustre ancêtre à la date précise du 15 ; toutefois ce n’est là que la date du baptême, et il reste possible que Molière fût né quelques jours auparavant. L’année doit être considérée comme certaine, ou à peu près, l’acte de mariage de Jean Pocquelin et de Marie Cressé portant la date du 27 avril 1621 L’enfant perdit sa mère de bonne heure, en 1633 ; il n’avait que dix ans à peine : quelques endroits de son théâtre, où la franchise toute nue de l’expression et la liberté très crue de la plaisanterie blessent encore les oreilles délicates, trahissent peut-être ce défaut d’éducation maternelle79. Son père se remaria ; mais rien ne nous autorise à croire que, sous la férule d’une belle-mère, l’enfance de Molière ait été si malheureuse et si durement traitée qu’il en ait gardé dans le cœur une impérissable rancune, et que, quarante ans plus tard, ce soit la seconde femme du maître tapissier, Catherine Fleurette, qu’il aurait représentée sous les traits odieux de la Béline du Malade imaginaire. On éprouverait une pénible surprise à voir Molière, Molière malade, Molière mourant, venger si cruellement les injures du petit Pocquelin. On pourra cesser aussi de s’apitoyer, comme l’ont fait, comme le font encore bénévolement quelques moliéristes, sur le sort de cet enfant de génie condamné par un père barbare à l’apprentissage du métier de tapissier, car enfin, ce n’est que l’événement qui déclare le génie, la longueur du temps qui le consacre ; et le digne Pocquelin n’est pas excusable seulement, il est louable d’avoir voulu mettre son fils en état d’exercer un métier lucratif et de tenir un jour une charge honorable. Après tout, s’il est vrai que Molière ait commencé ses humanités assez tard, il les fit du moins complètes et solides. Un seul de ses maîtres, Gassendi, paraîtrait avoir eu sur l’élève une influence dont on retrouve quelques traces dans les comédies du poète. Parmi ses compagnons d’étude, il se lia surtout avec Chapelle. Quant au prince de Conti, plus jeune que lui de huit ans environ, si l’on admet qu’ils se rencontrèrent au collège de Clermont sur les bancs des mêmes classes, c’est tout ; et supposer que de cette rencontre, d’ailleurs douteuse, entre le fils du tapissier Pocquelin et l’un de ceux que La Bruyère appelait les enfants des dieux , il ait pu naître, non pas même un semblant d’amitié, mais une ombre de camaraderie, ce serait, je crois, méconnaître singulièrement les distances80.

En quittant le collège, Molière étudia le droit — quelques-uns sont allés jusqu’à dire la théologie, et qu’ayant tant fait que de lui donner une instruction libérale, son père aurait formé le projet de le mettre dans les ordres. Voilà certainement une belle antithèse, et de quoi se récrier, avec M. Fournier : « L’auteur de Tartuffe, prêtre ou moine ! » Eh ! vraiment, l’auteur de Gargantua n’a-t-il pas été l’un et l’autre ? Mais on n’a de ces prétendues études théologiques d’autre témoignage qu’un mot, un seul mot de Tallemant des Réaux, et l’on sait s’il s’en faut que la parole de ce nouvelliste à la main du xviie  siècle puisse passer pour une autorité. Quant à ses études de droit, Molière les termina-t-il ? passa-t-il sa thèse ? prit-il son titre d’avocat ? Rien ne le prouve. On cite bien quelques vers de la diatribe d’Élomire Hypocondre :

Puis, venu d’Orléans, où je pris mes licences,
Je me fis avocat au retour des vacances,
Je suivis le barreau pendant cinq ou six mois81 ;

c’est en effet Molière lui-même que l’on faisait parler ainsi. M. Loiseleur a voulu tirer une autre preuve de quelques mots de La Grange, qui dit dans la préface de l’édition de 1682 : « Au sortir des écoles de droit, il choisit la profession de comédien » ; et M. Loiseleur de conclure : « On ne sort des écoles de droit qu’après avoir passé sa thèse. » Hélas ! encore aujourd’hui, sans remonter à deux cents ans de nous, combien, et tous les ans, sortent des écoles de droit qui n’ont passé, ni, selon les apparences, ne passeront jamais la moindre thèse ! On invoque encore les comédies elles-mêmes de Molière, la précision, l’aisance avec laquelle tel notaire de l’École des femmes, ou le M. Bonnefoi du Malade imaginaire, parle la langue du droit. Mais, cette langue technique du droit et de la procédure, la comtesse de Pimbêche et le Chicaneau des Plaideurs ne la parlent-ils donc pas avec la même aisance et la même propriété ? D’ailleurs les médecins comme les notaires ne parlent-ils pas leur langue dans la comédie de Molière ? Molière aurait donc étudié la médecine ? N’est-ce pas là plutôt et tout simplement la marque du grand écrivain, l’inimitable secret du génie s’emparant en maître de tout ce qu’il touche, et, par un effet de ce scrupule extrême de l’exactitude ou de cette haine instinctive de l’à-peu-près qui lui sont propres, donnant naturellement à ses personnages, comme les mœurs et le costume, la langue aussi qu’ils doivent avoir ? Le doute spirituellement exprimé par M. Bazin reste donc suspendu sur ce point de la vie de Molière, et nous pouvons toujours, s’il nous plaît, compter « un homme d’esprit de plus parmi les déserteurs du barreau, où il en restera toujours assez ».

Aussi bien, ces études de droit, qu’il faudrait faire tomber vers 1642, auraient-elles eu fort à souffrir des distractions de Molière. Non seulement en effet, dans cette même année 1641-1642, il achève sous Gassendi ses études philosophiques ; non seulement il fréquente les théâtres en compagnie de Cyrano de Bergerac ; non seulement « il ébauche sa liaison avec Madeleine Béjart », — ce qui prouve qu’un étudiant du xviie  siècle n’était pas beaucoup moins inoccupé qu’un étudiant en droit de nos jours ; — mais encore, du mois d’avril au mois de juillet 1642, on veut qu’en qualité de survivancier de la charge de tapissier valet de chambre, il ait suivi le roi Louis XIII dans ce fameux voyage de Narbonne qui devait coûter la vie à Cinq-Mars et à de Thou. On a beaucoup discuté ce voyage de Molière :

Les Grecs, enfants gâtés des filles de Mémoire

n’en auraient eu garde. Ils aimaient ces sortes de rapprochements, qui ne coûtent pas beaucoup en somme à la vérité de l’histoire, et qui confondaient le nom de leurs grands historiens ou de leurs grands poètes avec le souvenir des grands événements de leur vie nationale. Comme ils se plaisaient donc à raconter que dans cette illustre journée de Salamine, Eschyle combattant sur les vaisseaux d’Athènes, Sophocle chanta sur le rivage le péan de la victoire, à l’heure même qu’Euripide naissait dans l’île, sans doute ils se fussent complus à cette image d’un Molière assistant à l’arrestation de Cinq-Mars, comme à cet autre souvenir d’un Bossuet contemplant d’un œil avide la litière qui de ce voyage tragique ramenait dans Paris le tout-puissant cardinal. Ils eussent inventé l’anecdote une seconde fois plutôt que de la contrôler. Aussi nous féliciterons-nous que, pour Molière du moins, la preuve soit définitivement acquise et qu’on ne puisse prendre en défaut sur ce point les arguments de M. Loiseleur. Tenons donc pour certain que Molière suivit le roi, qu’il s’acquitta des fonctions de sa charge, qu’il visita pour la première fois ces contrées du Midi, ce même Languedoc où ses courses nomades le ramenèrent plus tard comme vers un séjour de prédilection, et qu’il ne revint à Paris que dans les derniers jours de 1642. C’est à peu près vers ce temps qu’il dut préparer sa première entreprise dramatique, et commencer à rêver de son « illustre » théâtre. Son père consentit à lui faire une avance d’hoirie de 630 livres82, en échange de laquelle Molière, sans abandonner le titre, rétrocédait à Jean Pocquelin, son cadet, la charge de tapissier valet de chambre. Mais le principal secours lui vint de Marie Hervé, mère des Béjart, qui cautionna le bail du jeu de paume dit des Métayers, où la troupe allait dresser la scène de ses premières représentations : c’était à l’endroit où s’étend aujourd’hui la cour longue de l’Institut.

La Grange, à ce propos, donne à croire que la troupe de l’Illustre Théâtre aurait formé d’abord une société « d’enfants de famille » jouant la comédie pour leur plaisir et gratis. C’est ce qu’il paraît difficile d’admettre, si l’on considère que dans l’acte de constitution de la troupe, passé le 30 juin 1643, figure le nom de Madeleine Béjart83, laquelle n’en était plus, depuis déjà longtemps, à débuter dans la carrière. Les travaux d’appropriation nécessaires n’ayant pas permis à l’Illustre Théâtre d’ouvrir ses portes avant la fin de l’année, 31 décembre 1643, on alla donner entre temps, pour s’essayer, des représentations à Rouen84. De retour à Paris, sur la scène du jeu de paume des Métayers, M. Lacroix suppose qu’on dut jouer quelques pièces, non moins pompeusement qualifiées que le théâtre lui-même : l’Illustre Pirate et l’Illustre Corsaire, l’Illustre Amazone et l’Illustre Désespéré. Le public toutefois, malgré ces invitations retentissantes, s’y pressa beaucoup moins

Qu’aux sermons de Cassaigne et de l’abbé Cotin.

Peut-être la vogue des comédiens italiens, qui commencèrent de jouer en cette même année 164485, nuisit-elle au succès de Molière. Ce fut peut-être aussi pour en soutenir la concurrence qu’on s’avisa d’engager un danseur86. Longtemps après Molière, c’était encore, à ce qu’il paraît, une ressource extrême où la Comédie-Française recourait dans ses jours de détresse : Grimm s’est plaint quelque part que l’on fit suivre une représentation de Polyeucte ou de Bajazet de « ballets, pantomimes et gargouillades à peu près conformes au sujet87 ». Mais les entrechats de Daniel Mallet — c’est le nom du danseur — ne réussirent pas à conjurer la mauvaise fortune, ni même à retarder beaucoup la déconfiture de l’entreprise. Une série d’actes passés, le 17 décembre 164488, constate en effet, sous forme de cessions et de transports de créance, une série d’emprunts usuraires, au remboursement desquels la troupe, évidemment réduite à l’extrémité, affecte « les premiers deniers qui lui reviendront de la comédie, tant des chambrées, visites que autrement, en quelque sorte et manière que ce soit ». Trois jours plus tard, ayant résolu d’aller tenter le sort sur l’autre rive de la Seine, elle faisait marché pour l’appropriation d’un autre jeu de paume, dit de la Croix-Noire 89, où d’ailleurs elle ne réussissait guère davantage, puisque, le 2 août 1645, nous voyons son chef écroué au Châtelet90. Douloureuse dérision du sort ! dont il faut « se presser de rire », avec l’autre comique, « de peur d’être obligé d’en pleurer » : Molière emprisonné pour dettes, à la requête du linger Dubourg, « faute de payement d’une somme de cent cinquante livres », et d’Antoine Fausser, « maître chandelier » fournisseur de l’Illustre Théâtre ! Mais quelle force aussi, quelle vertu même, et quelle probité native du génie, qui n’a pas plus tôt triomphé de l’épreuve que le souvenir même s’en efface, et qu’il n’en conserve pas au fond du cœur un levain de colère ni seulement d’amertume ! Je ne mentionne que pour mémoire un court passage de la troupe sur une troisième scène, au jeu de paume de la Croix-Blanche91 : c’était à l’endroit de la rue de Buci où l’on peut voir encore un assez profond retrait de l’alignement.

Molière n’a pas pu réussir à Paris : il se décide à parcourir la province, et formant avec les débris de l’Illustre Théâtre une troupe nouvelle, grossie de quelques recrues, il part pour cette longue odyssée qui va le retenir douze ans loin de Paris. Le profit qu’il en devait tirer, nul ne l’ignore : dans aucune littérature peut-être on ne trouverait un autre exemple d’une éducation puisée plus directement à l’école de la vie réelle.

Hic mores hominum multorum vidit et urbes.

C’est ici vraiment l’histoire de ces fécondes années d’apprentissage et de voyage, dont le Wilhem Meister de Gœthe, acteur aussi lui, ne nous a guère raconté que le roman métaphysique et sentimental. Car, quel champ d’observations plus vaste et quel fonds plus fertile que la province au xviie  siècle, avec ses mœurs tranchées, ses originaux outrés, et ses ridicules achevés ?

Je voudrais que, dans nos éditions de Molière, si souvent surchargées d’annotations inutiles, un commentateur, une fois, cherchât parmi les rencontres de la vie nomade de Molière à retrouver tel détail de sa comédie. Je voudrais, lorsque Sganarelle, dans le Médecin malgré lui, place le cœur à droite et le foie à gauche, qu’une note nous rappelât que, précisément vers cette date, la Faculté dissertait à grand bruit sur un monstre par inversion, comme on en connaît plusieurs dans l’histoire de la tératologie, dont le cœur était à droite et le foie à gauche. Je voudrais que, dans le Malade imaginaire, à l’endroit où le bonhomme Argan vérifie les comptes de M. Fleurant, on mît au bas de la page tel mémoire d’apothicaire, signalé quelque part par M. Louis Lacour, avec ses « 980 articles » pour un seul client, et ses « 300 clystères réitérés92 ». Ou bien encore, quand Thomas Diafoirus ouvre la bouche pour débiter ses immortels compliments, je ne craindrais pas d’imprimer tout au long ce compliment d’un intendant de Languedoc à Gaston d’Orléans, nommé gouverneur de la province : « Le nom de Monseigneur le duc d’Orléans qui éclate cette première fois à la tête de cette assemblée, ce nouveau soleil qui vient dissiper les brouillards de cette province, influe de nouvelles forces dans mon esprit et l’éclaire de nouvelles lumières, de telle sorte que, quelque faiblesse que je sente en faveur de mon silence, la nouvelle chaleur de cet astre m’excite et me force à parler : quelque dure et inanimée que soit la statue de Memnon93… » Voilà les propres paroles de Thomas.

Je n’oublierais pas d’ailleurs de rappeler que le discours de l’intendant de Languedoc est de 1645, et le mémoire de l’apothicaire de 1687. Excellente occasion de montrer que la chronologie n’est pas absolument souveraine en histoire, et qu’en dépit d’elle — sans le moindre paradoxe — Il y a des rapprochements légitimes. C’est qu’un document, à vrai dire, ne vaut pas tant par lui-même et par ce qu’il nous apprend de nouveau, que comme témoignage de tout un état de choses contemporain et souvent antérieur. La bonne manière de s’en servir, le plus ordinairement, c’est de le prendre comme un exemple entre mille autres. J’imprimerais donc le mémoire de mon apothicaire, le discours de mon intendant, et je croirais avoir fait, pour ainsi dire, toucher au doigt ce que c’est que l’observation dans Molière, comment en toute rencontre elle s’appuie à l’expérience, et peut-être alors verrait-on qu’il ne faut pas trop s’apitoyer sur les déboires, les épreuves, les souffrances de Molière, car, s’il n’avait ni subi les souffrances, ni traversé les épreuves, ni connu les déboires, il ne serait pas Molière ; — et le meilleur de son génie nous manquerait.

Malheureusement ici nous perdons une première fois sa trace : nous ignorons à quelle date précise il quitte Paris, et, jusqu’au commencement de 1648, il nous échappe. On a maintes fois essayé de combler cette lacune, et les conjectures abondent ; quelques-unes sont ingénieuses, la plupart sont arbitraires ; il en est encore bien peu que les dates, les textes authentiques, les faits incontestables aient mises au rang des certitudes. C’est qu’il n’y a rien de difficile en histoire, — et les érudits le savent bien, — comme de préciser jour par jour, ou seulement année par année, les actes d’un homme, si grand que soit le rôle qu’il ait joué sur la scène du monde. C’est aussi que les historiens des pérégrinations de Molière ne semblent pas, en général, très sûrement informés de tout ce qui n’est pas leur sujet. S’ils connaissent admirablement leur thème, il leur est trop ordinaire de ne connaître que leur thème. Tel d’entre eux nous dira, par exemple, que, « de 1640 à 1643, le duc d’Épernon, Bernard de Nogaret, donna asile et protection, à Bordeaux, à la troupe de Madeleine Béjart », et il n’oubliera qu’un point : c’est que, depuis 1639, Bernard de Nogaret, — duc de La Valette alors et non pas d’Épernon, — était en exil, sous le coup d’une condamnation capitale. Ce n’était guère le temps de donner à qui que ce fût « asile et protection » ! En vérité ce nom d’Épernon porte malheur à ceux qui veulent à tout prix en orner l’histoire de Molière ! Il y a trente ans déjà, Bazin, dans ses Notes historiques, ne relevait-il pas la méprise des biographes qui voyaient dans ce même Nogaret « le fameux duc d’Épernon, si fameux sous le règne de Henri III et de Henri IV » ? A quoi servirait-il de multiplier les exemples ? Je voudrais seulement inviter les moliéristes à s’enfermer moins étroitement dans l’histoire de Molière. Il ne leur serait pas mauvais de vérifier et de contrôler, par les faits de l’histoire générale, ce qu’ils découvrent ou croient découvrir de nouveau dans l’histoire même de Molière.

Peut-être aussi pourraient-ils ne pas se répéter, comme ils font, les uns les autres ; et tout n’en irait que mieux s’ils examinaient de plus près les témoignages qu’ils invoquent. Molière a-t-il passé par Bordeaux ? Je crois que oui, je dirai pourquoi tout à l’heure. À quelle date ? En 1648, disent les uns, vers 1647 ou 1646, répondent les autres, et tous unanimement d’en appeler à l’autorité des frères Parfaict et des « notes manuscrites » de Nicolas de Trallage. Or que disent les frères Parfaict ? En propres termes, que, « si l’on en croit les mémoires manuscrits de M. de Trallage, Molière avait commencé de jouer la comédie en province sur la fin de l’année 164594 ». Et que disent les « mémoires manuscrits » de M. de Trallage, lesquels ne sont d’ailleurs qu’un amas confus de notes assez informes ? En propres termes, que « le sieur Molière commença à jouer la comédie à Bordeaux en 1644 ou 1645 ». Mais on l’a vu ; nous savons de certitude qu’en 1644 ou 1645 Molière était à Paris, se débattant contre la malchance avec ses compagnons de l’Illustre Théâtre. Et par là tombe le prétendu témoignage des frères Parfaict et de M. de Trallage ; le séjour de Molière à Bordeaux appartient à la tradition, non pas encore à l’histoire ; et nous restons libres de le placer dans le temps qui nous conviendra, jusqu’à démonstration authentique d’erreur. Nous repousserons donc, dès à présent, la date de 1646, parce que, du mois de janvier au mois d’octobre, Bordeaux fut désolée par la peste95 ; et nous proposerons la date de 1647 ou de 1648.

Une découverte récente, faite par M. Jules Rolland dans les archives communales de la ville d’Albi96, permettrait peut-être de donner la préférence à l’année 1647. C’est la mention d’une somme payée, le 24 octobre 1647, à la troupe des comédiens de M. le duc d’Épernon, dont la quittance est signée des noms de Charles Dufresne, René Berthelot, et Pierre Réveillon. Nous connaissons ces noms ; ils ont effectivement tous les trois figuré dans la troupe de Molière ; nous les retrouverons tout à l’heure ; mais Molière, en 1647, faisait-il partie de leur troupe ? C’est là le point. Ce qui du moins est certain, c’est que Dufresne fournit la province longtemps avant Molière, et qu’aucun acte antérieur à 1648 ne nous les montre associés dans une même entreprise. J’ajoute que quelques érudits prétendent97 sans en donner d’ailleurs aucune preuve que Pierre Réveillon ne serait entré dans la troupe de Molière qu’à partir précisément de 1648. Il se peut donc encore, jusqu’à plus ample informé, que Molière ne fût pas au nombre de ces comédiens de M. le duc d’Épernon, dont parlent les archives d’Albi ; et nous avons le droit décidément de reculer jusqu’en 1648 le passage de Molière à Bordeaux.

On nous permettra de ne pas nous arrêter non plus à cette ingénieuse hypothèse qui, sous prétexte que Scarron, dans son Roman comique, a dépeint une troupe de campagne, veut que cette troupe, à tout prix, soit la troupe de Molière, et que Molière ait passé par le Mans. Comme le Roman comique ne laisse pas d’être amusant, l’hypothèse a fait fortune : Dufresne donc, le chef nominal de la troupe, s’avançant « courbé sous le poids d’une basse de viole », Madeleine Béjart faisant son entrée dans les villes « juchée comme une poule sur le haut du bagage », et Molière qui l’escorte « avec un grand fusil sur l’épaule et chaussé de brodequins à l’antique » ; tous ces traits, et d’autres encore, ce tableau de la troupe et du grand homme en débraillé, traversant allègrement les années d’épreuves et de misères, ne pouvait manquer de séduire les imaginations. Seulement si Molière a passé par le Mans, ce ne pourrait être, au plus tôt, qu’en 1646, et Scarron, à cette date, avait quitté la ville depuis déjà dix ans98. De plus, le continuateur anonyme du Roman comique, en nous avertissant que les comédiens « ont leurs cours limité comme celui du zodiaque », nous a tracé rigoureusement l’itinéraire des compagnies qui exploitaient une partie de l’ouest de la France. « En ce pays-là, nous dit-il, elles vont de Tours à Angers, d’Angers à La Flèche, de La Flèche au Mans, du Mans à Alençon, d’Alençon à Argentan ou à Laval99. » Évidemment ce n’est pas un itinéraire que les comédiens soient tenus de respecter ; tout chemin mène au Mans comme à Rome ; il n’y a pas commandement exprès de suivre l’un plutôt que l’autre, mais enfin il est à remarquer que sur aucun point de ce parcours on n’a signalé jusqu’ici le passage de la troupe de Molière100. Molière a-t-il passé par Bordeaux ? On peut le croire. A-t-il passé par Albi ? Nous n’en saurions rien dire. A-t-il donné des représentations au Mans ? Nous pouvons dire que non ; et l’hypothèse est à bannir de l’histoire de ses pérégrinations.

C’est à Nantes que nous rencontrons pour la première fois des actes authentiques, de vraies preuves, des mentions sur les registres municipaux. Le 24 avril 1648, « le sieur Morlierre (sic), l’un des commédiens de la trouppe du sieur Dufresne… supplye très humblement MMrs leur permettre de monter sur le théâtre pour représenter leurs commédyes101 ». Le nom sans doute est estropié ; nous ne pouvons pas même affirmer en toute assurance que Dufresne et Molière fassent partie de la même troupe ; il nous semble toutefois qu’on peut ici joindre les présomptions, et que ces deux noms ensemble font preuve. M. Moland, en 1863, doutait encore, mais depuis, ce texte a fait foi, et nous ne voyons pas trop pour notre part quelles objections pourraient vraiment en diminuer l’autorité. Les curieuses Recherches sur le séjour de Molière dans l’ouest de la France, de M. Benjamin Fillon, nous permettent même d’aller plus loin et de reconnaître à Fontenay-le-Comte, au mois de juin 1648, la présence de la troupe. Un sieur Dufresne présente requête au lieutenant particulier de la ville pour être mis en possession d’un jeu de paume loué par les comédiens, et qu’on tardait à leur livrer. La requête est du 9 juin : les comédiens voulaient sans doute profiter du concours de peuple qu’amenait dans Fontenay-le-Comte la foire de la Saint-Jean. Mais M. Fillon va plus loin que nous ne pouvons le suivre, quand il veut que la troupe ait donné des représentations à Angoulême. Aux environs d’Angoulême, en ce temps-là, vivait une dame Sarah de Peyrusse, fille du comte d’Escars et femme du comte de Baignac. Voilà, dit M. Fillon, d’où Molière a tiré ce nom d’Escarbagnas qu’un seul petit acte a depuis immortalisé : Molière a donc passé par Angoulême. L’induction me semble hasardeuse. Cette fureur de rapprochement nous entraînerait bientôt un peu loin : le nom de M. de La Dandinière deviendrait, lui seul, un témoignage du passage de Molière en Poitou ; celui de M. de Sotenville, une preuve de son séjour en Lorraine ou en Normandie ; et pourquoi les Scapin ne nous mèneraient-ils pas à Bergame, et les Mascarille ou les Sbrigani jusqu’à Naples ?

Parmi toutes ces légendes, il en est une pourtant que j’aurais peine à abandonner : c’est celle du passage à Limoges. La tradition raconte, on le sait, que Molière, accueilli, dans Héraclius peut-être, ou dans une tragédie de sa façon, par les huées et les sifflets du public limousin, en aurait conservé cette joyeuse rancune qui, plus tard, lui souffla Monsieur de Pourceaugnac. Et n’est-il pas vrai que Petit Jean, « ce traiteur qui fait si bonne chère », et le cimetière des Arènes, « ce lieu où l’on se promène », et l’église Saint-Étienne, ont tout l’air d’être pour lui de vieilles connaissances et des appellations familières ? La cathédrale de Limoges est mise précisément sous l’invocation de saint Étienne ; une rue de la ville porte encore, je crois, le nom de faubourg des Arènes. Et ajoutez enfin qu’y ayant deux autres comédies de Molière : Georges Dandin et la Comtesse d’Escarbagnas, dont la scène est en province, ni dans l’une ni dans l’autre les noms ne sont ainsi, comme dans Monsieur de Pourceaugnac, spécifiés. Mais si nous voulons nous en tenir aux pièces authentiques, elles établissent qu’en mai 1649 la troupe contribuait de sa part aux fêtes données à Toulouse pour l’entrée du lieutenant général du roi dans la ville102. On s’enfonçait dans le Midi. Le 10 janvier 1650, Molière tenait un enfant sur les fonts à Narbonne. L’acte est signé de Dufresne ; et Molière s’y trouve mentionné en ces termes : « Le sieur Jean-Baptiste Pocquelin, valet de chambre du Roy103 ». Le doute ici n’est plus possible. Un mois plus tard, le 15 février 1650, nous retrouvons la troupe à Agen.

Ce séjour d’Agen a son importance : il prouve, selon nous, le séjour de Molière à Bordeaux, et qu’il faut, comme nous disions tout à l’heure, le faire tomber en 1648, après le séjour d’Angoulême et de Limoges, si toutefois on les admet. C’est dans le Journal des consuls 104 d’Agen qu’on en a retrouvé la mention ; elle est donc authentique. Le texte est remarquable. Il n’y est pas dit, comme aux registres de Nantes, que « le sieur Dufresne supplie très humblement », mais bien : « Le sieur Dufresne est venu dans cette ville nous rendre ses devoirs et nous dire qu’ils étaient en cette ville par l’ordre de monseigneur le gouverneur. » Les comédiens ne demandent pas, ils avertissent ; et de fait ils sont dans la ville, comme nous disons encore aujourd’hui, « par ordre ». Or, monseigneur notre gouverneur, c’est bien le gouverneur de Guyenne, Bernard de Nogaret, le second duc d’Épernon, contre qui les Bordelais sont en armes, et qui consacre dans Agen, à dame Nanon de Lartigues, les loisirs que lui laisse la guerre. Evidemment, à la distance de 70 ou 80 lieues qui sépare Agen de Narbonne, s’il appelle à lui la troupe de Molière, on peut admettre qu’il la connaît. Le déplacement est coûteux, la guerre civile est partout ; si Molière et ses compagnons cependant n’hésitent pas, ou même s’ils s’empressent, évidemment aussi c’est qu’ils obéissent à l’appel d’un ancien protecteur. Et si maintenant, comme on en a fait la remarque avec raison, — car en toute autre circonstance elle serait probante, — ni les archives municipales de Bordeaux, ni les correspondances du gouverneur avec les jurats ne font mention du passage des comédiens dans la capitale de la Guyenne, c’est que Molière, probablement, aura joué, devant le duc, pour la première fois, vers la fin de 1648, au temps même où commencent les troubles de Bordeaux, pour le duc lui seul et sa petite cour de Cadillac. Il ne manquera rien, ou peu de chose, à la vérification de l’hypothèse, si le duc d’Épernon a en effet passé le mois de février 1650 dans la ville d’Agen ; et les dernières recherches de M. Magen nous permettent ici de répondre affirmativement105.

Ainsi donc Albi peut-être, et dans ce cas alors Toulouse pour la première fois, et Carcassonne ; — Nantes presque certainement, Fontenay-le-Comte, selon toute apparence ; Angoulême, Limoges peut-être, et Bordeaux ; — Toulouse enfin, Narbonne, Agen, sans contestation possible, telles ont été de 1646 ou 1647 à 1650 les principales étapes du voyage de Molière.

Mais aussitôt nous perdons une seconde fois sa trace, et l’obscurité s’épaissit de nouveau. Nous savons qu’il était à Paris au mois d’avril 1651 : l’inventaire des papiers de son père en fait foi106. Une date en deux ans, du mois de février 1650 au mois de décembre 1652, c’est peu de chose ; et le moyen de s’y résigner ? On a donc supposé qu’au départ de Paris, où sans doute Molière, en même temps qu’il réglait des affaires de famille, avait renouvelé sa troupe, selon la coutume des directeurs errants, nos comédiens, avant d’atteindre Lyon, où nous allons bientôt les rencontrer, se seraient arrêtés à Poitiers. La cour y venait d’arriver. On était en pleines luttes civiles. Mazarin était hors de France. Condé soulevait la Guyenne. C’était à lui, comme au plus redoutable, qu’Anne d’Autriche avait pris la résolution de marcher ; et, courageusement, elle avait pris position dans cette province de Poitou, comme au cœur même de l’insurrection. Cependant ni la guerre ni l’universelle détresse n’interrompaient les plaisirs et les fêtes. Il serait certainement possible que la troupe de Molière eût contribué pour sa part aux divertissements de la cour ; mais nous n’en avons pas de preuves, ou plutôt nous avons un commencement de preuves du contraire. Les Mémoires de Mademoiselle107 nous apprennent en effet que pendant l’hiver de 1653 elle vit jouer à Orléans des comédiens qui « l’hiver de devant avaient suivi la cour à Poitiers et à Saumur, où ils avaient obtenu beaucoup d’approbation de la cour ». Or dès les premiers mois de l’année 1653, en février, Molière était certainement à Lyon, puisqu’il y signait au mariage de René Berthelot, dit du Parc, avec Marquise Thérèse de Gorla108, et il y était, ou du moins sa troupe, depuis déjà quelque temps, puisqu’un de ses acteurs, Pierre Réveillon, y avait signé comme parrain dès le mois de décembre 1652109. Ici les documents deviennent plus nombreux Molière se fixe ; et Lyon désormais est le quartier général où la troupe, après chaque campagne, viendra chercher le repos et retrouver les applaudissements, l’accueil ami du public familier.

C’est à Lyon, comme on sait, que Molière subit pour la première fois l’influence italienne ; c’est à Lyon qu’il trouve, encore vivant, le souvenir de Nicolo Barbieri, dit Beltrame, l’auteur de l’Inavvertito ; c’est à Lyon que, sur le modèle de l’Emilia et de l’Inavvertito, Molière compose et fait représenter l’Étourdi. Les érudits ne s’accordent pas sur la date précise de cette représentation : M. Loiseleur la recule au mois de janvier 1653110 : M. Despois persistait à la placer aux premiers jours de l’année 1655111. Une phrase de la Notice de La Grange, en tête de l’édition de 1682, autorise l’hypothèse de M. Loiseleur ; une mention de son Registre donnerait plutôt raison à M. Despois. Il est d’ailleurs certain que la troupe était à Lyon au mois de janvier 1653 ; il est certain qu’elle y était au commencement de 1655, le 29 avril au plus tard ; et, comme il n’est pas douteux que la première représentation de l’Étourdi n’ait été donnée à Lyon, la discussion n’a pas une grande importance.

Mais d’autres dates nous échappent. Du mois de mars au mois d’août 1653, la troupe une fois encore s’éclipse. Peut-être a-t-elle donné quelques représentations dans les villes voisines, parmi lesquelles on cite Vienne. Il y a bien en effet un témoignage formel. C’est dommage qu’il reporte ces prétendues représentations de Molière jusqu’en 1641, mais l’embarras redouble quand on y voit Molière déjà qualifié de très excellent poète comique, — « excellentissimus comœdiarum scriptor », — épithète superlative que l’on aurait quelque peine à comprendre, même au lendemain de l’Étourdi et du Dépit amoureux.

Nous retrouvons la troupe au mois d’août. Armand de Bourbon, prince de Conti, frondeur lassé, frondeur réconcilié, suivi d’une petite cour en liesse, vient d’arriver en Languedoc et de s’établir, près de Pézenas, dans sa maison de la Grange aux Prés. Sur un désir qu’exprime sa maîtresse, Mme de Calvimont, Daniel de Cosnac, gentilhomme de la chambre, futur évêque de Valence, appelle au château la troupe de Molière. Mais Molière arrive trop tard ; la place est déjà prise par un certain Cormier, et, n’était l’insistance de Cosnac, qui veut dégager sa parole, on n’admettrait même pas la troupe à l’honneur de jouer devant le prince. Elle joue cependant, assez mal d’ailleurs « au gré de Mme de Calvimont » et par conséquent au gré de Monseigneur ; et il faut que Cosnac revienne à la charge, qu’il redouble d’insistance ; il faut que Sarrazin, secrétaire du prince, s’éprenne de Mlle du Parc ; — et voilà comment Molière triompha d’un opérateur du Pont-Neuf. Il serait difficile de contester l’histoire, puisque nous la tenons de Daniel de Cosnac lui-même. Peut-être a-t-il pourtant exagéré le rôle qu’il joua dans cette rencontre. Il ne laissait pas, je crois, d’être quelque peu hâbleur, et quand il écrivit ses Mémoires, il y avait quelque honneur, quelque gloriole à se vanter d’avoir connu Molière ; mais il n’importe ici que de préciser une date, et d’avoir vu l’origine des relations de Molière avec le prince de Conti. La troupe en effet reçut dès lors pension du prince, et, selon l’usage, on s’intitula désormais « comédiens du prince de Conti ». Je ferai remarquer seulement que de l’ensemble du récit de Daniel de Cosnac ressort la fausseté de la légende que nous avons rappelée plus haut et selon laquelle on fait remonter la bienveillance dont le prince honora Molière à l’ancien souvenir de leur camaraderie du collège de Clermont.

Quand le prince quitta la Grange, les comédiens retournèrent à Lyon, dans les premiers jours de 1653 : c’est à Lyon qu’ils passèrent la plus grande partie de l’année 1654. Nous avons l’acte de baptême d’un enfant de Mlle du Parc ; il est daté du 8 mars 1654. Elle est désignée comme marraine dans un autre acte de baptême, daté du 3 novembre de la même année112. Ces deux dates nous mènent jusqu’à l’époque probable où Molière part de Lyon pour le service des États de Languedoc, dont la session s’ouvrit, précisément sous la présidence du prince de Conti, le 7 décembre 1654, à Montpellier. Il serait bien possible que ce fut là, sur cette terre classique de la médecine, séjour élu de la Providence, où la Faculté se flattait de compter parmi ses docteurs Ferragius, chirurgien de Charlemagne, et même Marilephus, premier médecin du roi Chilpéric113, que Molière eût pressenti pour la première fois quelle riche, féconde, inépuisable matière les médecins et les apothicaires fourniraient un jour à sa raillerie. Peut-être y connut-il aussi les originaux de ses Précieuses ridicules ; peut-être y tomba-t-il, au débotté, comme plus tard Chapelle et Bachaumont, sur une assemblée de dames « ni trop belles ni trop bien mises », qui « se mirent exprès sur le chapitre des beaux esprits, afin de lui faire voir ce qu’elles valaient par le commerce qu’elles ont avec eux ». On aimerait du moins à le croire ; et que cette farce immortelle n’eût pas été dirigée contre l’hôtel de Rambouillet. Il est vrai, qu’en ce temps-là déjà l’air précieux avait gagné la province et qu’on pouvait un peu partout, aussi bien qu’à Montpellier, rencontrer Cathos et Madelon.

La troupe demeura près de cinq ou six mois à Montpellier. La campagne y fut bonne. À la fin de la session, nous savons que le prince de Conti fit donner à Molière une assignation de 5 000 livres sur le fonds des étapes de la province114. Déjà, le 18 février 1055, Madeleine Béjart s’était fait souscrire devant notaire, à Montélimart, par Antoine Baralier, receveur des tailles, une obligation de 3 200 livres115. Le 1er avril, elle plaçait une somme de 10 000 livres sur les États de Languedoc116. Voilà une comédienne bien avisée : multipliés par cinq, ce sont là chiffres respectables, et nous sommes loin désormais des mauvais jours où le chef de l’Illustre Théâtre, faute de payement d’une somme de 150 livres, était décrété de prise de corps et mis au Châtelet. Que d’ailleurs ces 13 200 livres — car les érudits ici donnent la bride à leurs hypothèses — représentent les économies personnelles de Molière, de Madeleine Béjart, on de la troupe, la question serait difficile à résoudre ; elle est déjà délicate à poser. Mais c’en est fait de la légende encore sur ce point. Dès cette époque, la troupe n’était pas seulement à l’abri du besoin ; elle était riche. Nous pourrions d’ailleurs invoquer par surcroît le témoignage de Charles Coypeau d’Assoucy, l’Empereur du burlesque, comme il s’appelait lui-même, et le Singe de Scarron, comme on l’a plus justement nommé. Le pauvre homme a consigné dans le lamentable récit de ses aventures le souvenir ému de la grasse hospitalité qu’il trouva pendant près d’une année sous le toit volant et à la table de « Molière et de MM. les Béjart ». D’Assoucy, qui serait bien étonné de passer pour une autorité, rencontra les comédiens à Lyon, au mois d’avril 1655. Il les suivit à Avignon, puis à Pézenas, où ils se transportèrent pour une seconde session des États (1655-1656). — Ils y séjournèrent du mois de novembre au mois de février. — Il ne quitta ces honnêtes gens, « si dignes de représenter dans le monde les personnages des princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre », qu’au mois d’avril ou de mai 1656, lors de leur arrivée à Narbonne. Admirons l’éloquence d’un estomac reconnaissant ! À coup sûr, c’était un triste sire que d’Assoucy ; pourtant il est heureux que son récit nous soit parvenu. En effet, depuis l’acte daté de Lyon, le 29 avril 1655, et que nous avons rappelé, jusqu’au mois de mai 1656, précisément, nous ne connaissons que deux actes authentiques et deux preuves seulement des séjours de Molière. C’est d’abord un reçu qui passe pour être écrit tout entier de sa main, donnant quittance d’une somme de 6 000 livres payée le 4 février 1646, à Pézenas, par le « thrésorier de la bource des Estats du Languedoc117 » ; c’est en second lieu, le 3 mai 1656, un accord intervenu devant le juge de Narbonne, entre Madeleine Béjart, Molière et les étapiers du Languedoc, au sujet de l’assignation de 1655, — qui n’avait pas encore été payée.

De Narbonne, pour une troisième tenue des États, on se rendit à Béziers. Molière y donna, soit au mois de novembre, soit au mois de décembre 1656, la première représentation du Dépit amoureux. La Grange, dans son Registre, n’a précisé ni le mois ni le jour ; mais nous savons que les États n’ouvrirent que le 17 novembre. Cette fois, les États montrèrent moins de générosité qu’ils n’avaient fait à Pézenas et à Montpellier. Les billets mêmes que Molière avait adressés gratuitement aux députés lui furent assez insolemment retournés, avec « défense expresse à Messieurs du bureau des comptes de, directement ou indirectement, accorder aucune somme aux comédiens ». Le prince de Conti n’était plus là : les États se vengeaient sur ses créatures de la dureté militaire avec laquelle il avait accoutumé de les traiter. Comme cette délibération sur les comédiens est du 6 décembre 1656, M. Loiseleur pourrait avoir raison de placer ce jour-là même la première représentation du Dépit amoureux 118.

On suppose que sur cet affront Molière, justement blessé, plia bagage et ne prit pas même le temps d’épuiser à Béziers le succès de la comédie nouvelle. Retourna-t-il à Lyon ? M. Brouchoud a relevé sur les registres de l’Hôtel-Dieu de cette ville, à la date du 19 février 1657, la mention d’une représentation donnée au profit des pauvres ; mais aucune indication ne permet d’affirmer qu’il s’agisse ici de Molière, sa troupe n’étant pas la seule dont l’établissement principal fût à Lyon. En général, il faut bien prendre garde à ne pas tirer, même des pièces dites authentiques, des inductions trop hardies et trop promptes. On a retrouvé, par exemple, dans l’inventaire des papiers de Jean Pocquelin, père de Molière, une promesse par lui faite, en décembre 1646, de payer une somme de 320 livres en l’acquit de son fils119. Ce n’est pas une raison de conclure qu’au mois de décembre 1646 Molière fût à Paris. Pocquelin pouvait promettre, à ce qu’il semble, pour son fils absent. On a vu plus haut que Madeleine Béjart s’était fait souscrire à Montélimart, le 18 février 1655, une obligation de 3 200 livres par Antoine Baralier. Elle était sans doute présente, comme on dit, de sa personne. Tirerons-nous de là cette conséquence que la troupe fût, à cette date, en représentation à Montélimart ? De même, parce qu’on trouve dans l’inventaire de Madeleine Béjart une commission donnée « par Pierre le Blanc, juge pour le roi en la cour de Nîmes », le 12 avril 1657, à l’effet de poursuivre un remboursement de créance, a-t-on le droit de croire que Molière fût à Nîmes le 12 avril 1657 ? Nous n’avons pas l’acte authentique de cette commission. Ne serait-il donc pas possible que la commission fût délivrée par le juge de Nîmes, parce que le débiteur, ou sa caution encore, avait son domicile à Nîmes, domicile réel ou domicile élu ? Si nous en appelons à cette commission pour prétendre que Madeleine Béjart, qui l’obtient, est présente à Nîmes, — et Molière avec elle, — pourquoi ne supposerions-nous pas que Joseph Béjart, qui le 16 avril 1637 arrache à la lésinerie des États une gratification de 500 livres, est à Béziers, — et Molière avec lui, — et la troupe avec eux ? C’est peut-être la vérité : Béziers n’est pas bien loin de Nîmes ; on est allé peut-être à Nîmes ; on est revenu peut-être à Béziers : peut-être Molière n’a-t-il pas tenu rancune à Messieurs des États, ou plutôt il n’a pas voulu se refuser l’innocente et facile vengeance de jouer en dépit d’eux et de réussir sans eux. En tout cas, il reste là quelque confusion encore à dissiper.

Au surplus, cette dernière année de pérégrinations semble nous être assez mal connue. « De Nîmes, dit M. Loiseleur, la caravane fit route pour Orange et Avignon, où Molière retrouva son ancien camarade Chapelle, qui voyageait en compagnie de Bachaumont120. » Il y a là sans doute erreur. Orange est sur le chemin d’Avignon ; la raison est-elle suffisante pour croire que la troupe y ait donné des représentations ? Quant à la rencontre de Molière et de Chapelle, d’abord il serait singulier que Chapelle ne nous en eût rien dit, mais surtout elle ne pourrait pas être datée de 1657, puisqu’au printemps de 1657 Chapelle et Bachaumont sont rentrés depuis six mois à Paris. Leur voyage a dû se faire de juin ou juillet à novembre 1656. La date en est donnée par les vers qui terminent le récit :

De Lyon, où l’on nous a dit
Que le roi par un rude édit
Avait fait défenses expresses
De plus porter chausses suissesses.

Je ne suppose pas qu’ils fassent allusion à l’édit somptuaire de 1644, ni sans doute à celui de 1660121 ; il faut donc qu’il s’agisse ici de l’édit rendu le 26 octobre et placardé le 30 octobre 1656122. M. Loiseleur dit plus loin : « C’est aussi dans la vieille cité papale que Molière rencontra Mignard, avec lequel il contracta une amitié solide. » Ici, la rencontre ne paraît pas douteuse : elle a pour garant un consciencieux biographe de Molière, l’abbé de Monville, qui écrivait sur les Mémoires de Mme de Feuquières, fille de Mignard ; mais la placer au printemps de 1637, c’est l’avancer de dix ou huit mois. M. Taschereau l’avait bien datée, qui la plaçait au mois de novembre ou de décembre. En effet, Mignard ne quitta l’Italie que le 10 octobre 1657, passa près d’un mois à Marseille et n’arriva par conséquent à Avignon que dans les derniers jours de l’année. D’autre part, au mois de mai 1657, une lettre du prince de Conti semble établir que la troupe n’était ni à Orange ni à Avignon, mais à Lyon. « Il y a ici, écrit le prince, de Lyon, le 15 mai 1657, des comédiens qui portaient autrefois mon nom : je leur ai fait dire de le quitter, et vous pensez bien que je n’ai eu garde d’aller les voir123. » La lettre serait-elle mal datée ? d’autres comédiens auraient-ils porté le nom de comédiens du prince de Conti ? Nous ne pouvons rien décider. La chose en vaudrait cependant la peine, car, sur les registres de la municipalité de Dijon, M. Chardon a relevé « la permission accordée aux comédiens de M. le prince de Conti » de donner des représentations au tripot de la Poissonnerie124, et cette permission est du 15 juin 1657. Les Béjart eussent été singulièrement hardis, en tout cas, de passer outre à l’injonction du prince ; mais alors, si l’interdiction de prendre le nom de comédiens du prince ne s’adressait pas à Molière, de quelle autre troupe est-il question, ou dans la lettre, ou sur les registres de Dijon ?

Je le répète, pour cette année 1657, nous avons jusqu’ici plus de conjectures que de certitudes. Nos comédiens ont-ils même passé leur dernier hiver de province à Lyon ? On le croit, mais sans preuves. Suffit-il de constater un secours donné par la ville « à la veuve Vérand, sur la recommandation de la demoiselle Bejarre (sic) », le 6 janvier 1658, pour avoir le droit d’affirmer que Madeleine Béjart fût à Lyon125 ? Est-ce bien Molière qui donne dans cette même ville, le 27 février 1658, une représentation au profit des pauvres ? Rien de tout cela n’est encore ni très clair ni très solidement établi. Tout ce que nous pouvons affirmer, sur le témoignage de La Grange126, dans sa Notice de 1682, c’est que la troupe passa le carnaval à Grenoble, et que, de Grenoble, quittant enfin le midi de la France, pour venir chercher bientôt à Paris la consécration de la gloire qu’elle s’était acquise dans les provinces, elle se rendit à Rouen, qui jadis avait été la scène, comme on l’a vu, des premiers essais de l’Illustre Théâtre. Quinze années entières s’étaient écoulées depuis lors. Des amis de Molière persuadent à Monsieur, frère du roi, de prendre la troupe sous sa protection. Il y consent, lui permet de porter son nom, lui promet une pension qu’il ne payera jamais, et le vingt-quatrième jour d’octobre 1658, après tout un été de négociations et de démarches, « cette troupe commença de paraître devant Leurs Majestés et toute la cour sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre ». Les biographes qui félicitaient si chaleureusement Molière « d’être rentré en possession de son indépendance » vers 1657, quand il abandonna le service d’Armand de Conti, et « de s’être affranchi de toute protection princière », doivent être bien humiliés de voir ici le grand homme solliciter de nouveaux protecteurs et pour la seconde fois sacrifier son indépendance. C’est ainsi qu’on ne saura jamais ce que les sociétaires de la Comédie-Française ont souffert de porter pendant dix-huit ans le titre de comédiens ordinaires de l’Empereur !

La vie de Molière, à partir de cette date mémorable, ou du moins l’histoire de ses ouvrages et de cette incomparable succession de chefs-d’œuvre qu’il donne jusqu’à trois dans la même année, l’accueil que leur fit le public, sont choses depuis longtemps assez bien connues. Ce n’est pas qu’il ne reste encore bien des trouvailles à faire et dignes de provoquer la curiosité des chercheurs : les Notices instructives de M. Despois et de M. Mesnard en sont la preuve. Mais enfin, ces sortes de menus détails appartiennent plutôt à l’histoire littéraire qu’à l’histoire même de Molière. Ils ont leur intérêt sens doute, mais cet intérêt est secondaire. On serait tenté d’en dire autant de ces détails tout intimes qui ne regardent que la vie privée de Molière, Les indiscrétions posthumes sont à la mode aujourd’hui. L’histoire, la grande histoire en a pu faire son profit quelquefois ; mais le temps ne serait-il pas venu de poser des bornes à cette manie de confesser impitoyablement les grands hommes et de troubler pour ainsi dire le repos de ces morts illustres ? Il serait bon, je crois, de prendre son parti de laisser dans l’ombre certains côtés de leur vie mortelle. Pascal disait que le froid est agréable, « pour se chauffer » ; de même, l’ombre est utile, amassée sur quelques points, ne fût-ce que pour mieux éclairer les autres. Les grands hommes, assurément, sont des hommes, nous le savons, et par certains côtés des hommes comme nous ; mais précisément il y a tout avantage pour eux, pour nous, pour tout le inonde, à ne pas les regarder par ces certains côtés-là.

Pense-t-on qu’il soit bien utile, par exemple, de livrer des batailles pour savoir si la femme de Molière, Armande Béjart, est la fille ou la sœur de Madeleine ? « Un voile, dit M. Loiseleur, qu’aucune main ne soulèvera jamais complètement, couvre l’origine de la jeune femme que Molière épousa le 29 février 1662. » Alors, laissons-le retomber ! car enfin, quelle est notre fureur de vouloir démontrer que Molière épousa la fille de sa vieille maîtresse ? Et c’est bien en ces termes tout crus que la question se pose. En effet, tous les actes authentiques donnent à la femme de Molière la qualité de sœur de Madeleine Béjart ; on voit le parti qui nous reste à prendre, puisqu’ouvrir la discussion sur ce point c’est s’inscrire en faux contre le témoignage des actes authentiques.

Supposerons-nous donc, — avec M. Bazin, — que, pour dissimuler aux yeux de la famille Pocquelin la bâtardise de la jeune femme qu’il épousait, Molière, et sans doute avec lui son honnête homme de père, se soient rendus complices d’un faux en écriture authentique ? Repasserons-nous, — avec M. Tournier, — l’histoire des galanteries de Madeleine Béjart, et chercherons-nous à débrouiller une paternité confuse entre M. de Modène, l’amant en titre, tel cadet de Gascogne ou de Languedoc, l’amant du jour, et peut-être Molière lui-même, depuis qu’on a découvert que le premier voyage de Molière en Languedoc pouvait coïncider avec l’époque probable de la conception d’Armande Béjart ? Ou bien encore, — avec M. Loiseleur, — remonterons-nous d’acte en acte jusqu’à un premier faux que tous les autres depuis lors n’auraient eu pour objet que de cacher, et remettrons-nous en scène la mère complaisante des Béjart, cette odieuse vieille femme, qui vit si grassement du déshonneur de ses filles ?

En vérité, ne vaut-il pas mieux, si Molière s’est trouvé mêlé à de semblables misères et de pareilles hontes, lui en épargner la mémoire ? On se révolte, et l’on a raison, à la seule pensée que Molière ait épousé une Armande qui risquait d’être sa propre fille ; mais, hélas ! quand il n’aurait épousé que la fille de sa vieille maîtresse, en dépit de la mère, après neuf mois de résistance, et dotée des économies de Madeleine, dont il recueillit, plus tard, la succession tout entière, le malheureux grand homme en serait-il plus excusable ? Car, le procès en est là : les ennemis de Molière l’ont accusé d’avoir épousé sa propre fille ; les actes authentiques nous permettent de ne voir dans cette accusation qu’une calomnie pure ; cependant nous discutons ces actes, nous les interprétons et nous les torturons pour les convaincre de mensonge ; et pour aboutir à quelle conclusion ? Que, si Molière n’a pas épousé sa propre fille, il a du moins épousé la fille et, dans l’hypothèse la plus favorable, une sœur de Madeleine Béjart. N’eussions-nous mieux fait vingt fois d’adopter d’abord cette dernière hypothèse et de nous y tenir ?

Croit-on qu’il soit bien utile encore de forcer le secret du ménage de Molière et de relever le nom des amants d’Armande Béjart ? Au moins peut-on couvrir ici l’indiscrétion d’un semblant de prétexte. Molière, qui donnait une grande importance aux moindres parties de son art, et qui semble avoir estimé qu’il n’est pas de petits secrets du métier qu’on néglige impunément, s’est mis lui-même en scène, avec ses acteurs, profitant de la difformité, de la maladie même, pour donner en quelque sorte à ses personnages une réalité plus concrète, plus vivante. Ce chien de boiteux, qu’Harpagon rudoie, c’était Louis Béjart, qui traînait en effet la jambe, et lui-même, Harpagon, avec sa fluxion sur sa poitrine, n’était-ce pas Molière, déjà souffrant de la maladie qui devait l’emporter ? D’ailleurs on lit dans la Notice de La Grange : « On peut dire que dans ses pièces il a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué le premier en plusieurs endroits sur 139 les affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait en son domestique. » Voilà notre justification. Si Molière a mis sur la scène « les affaires de sa famille », il nous les a livrées, et, dans la mesure qu’il nous les a livrées, nous avons le droit d’y fouiller. Car, à proprement parler, ce n’est plus Molière ici, ni « son domestique » qui nous intéressent : c’est la question d’art, et nous nous proposons de surprendre le génie sur le fait, en flagrant délit d’appropriation de l’expérience aux nécessités de son art, dans l’acte même de l’invention et de la création poétique.

Pourtant, en dépit de La Grange, il ne faut pas aller trop loin. On cite souvent telle scène du Misanthrope, entre Alceste et Célimène ; mais on semble trop oublier que ces mêmes vers et ces mêmes couplets où la passion parle toute pure , Molière les a sauvés, totidem verbis, du naufrage de Dom Garcie de Navarre, qui fut représenté pour la première fois le 4 février 1661, c’est-à-dire un an avant le mariage de Molière. Inversement, on cite l’École des femmes, et dans l’histoire du ménage de Molière quelqu’un l’appelle « une pièce prophétique » ; mais, outre qu’il faut bien convenir que Molière eût mérité le sort d’Arnolphe, et pis encore, s’il eût fait vraiment élever Armande comme Arnolphe fait élever Agnès :

Dans un petit couvent, loin de toute pratique ;
[…]
C’est-à-dire, ordonnant quels soins on emploierait
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait,

on oublie que celle pièce prophétique est postérieure de dix mois au mariage. Et, pour couper plus court, supposons que la toile se lève et que l’acteur nous apparaisse : « Il faut avouer que je suis le plus malheureux des hommes. J’ai une femme qui me fait enrager… Au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens. » Cette femme dont on parle, est Armande, sans doute, et celui qui parle est Molière ? Point : c’est le Barbouillé, et peut-être qu’Armande n’est pas encore sortie de nourrice.

D’ailleurs, et malgré quelques tentatives de réhabilitation, il est certain que Mlle Molière ne fut pas une Lucrèce. Le même Nicolas de Trallage, dont nous avons parlé plus haut, avait dressé quelque part une liste des acteurs qui vivaient bien et une autre liste de ceux qui vivaient mal . La veuve de Molière y est, mais sur la seconde ; elle y tiendrait même le premier rang, s’il n’était occupé par cet insupportable Baron, « le satyre des jolies femmes », comme l’appelle M. de Trallage. Elle eut donc certainement des torts : mais on doit dire aussi que dans cette maison facile où Madeleine Béjart continuait de gouverner la dépense et de régler l’ordinaire, sous ce toit où Mlle de Brie habitait, dont l’humeur accommodante et l’affection banale, mais toujours fidèle, étaient depuis tantôt quinze ou vingt ans en possession de consoler le maître du logis, dans ce ménage enfin où le mari, s’il apportait la gloire, — une gloire à cette époque encore vivement discutée, ne l’oublions pas, — apportait aussi ses quarante ans sonnés, les préoccupations irritantes, les impatiences nerveuses, renouvelées tous les jours, de son triple métier d’acteur, de directeur d’une troupe difficile à conduire, et d’auteur ; il n’est pas étonnant qu’une femme jeune, aimable, coquette, mais de petit jugement, si l’on veut, et d’humeur indépendante, ait mal supporté des froissements d’amour-propre, et les exigences d’une affection plus passionnée que raisonnée sans doute, plus ardente que tendre ou protectrice, et, pour tout dire, très probablement mêlée d’un peu de ce mépris de l’homme pour la femme qui l’attire, le possède et le retient malgré lui. Après tout, ce n’est pas une raison d’être un bon mari parce que l’on est un grand homme.

En tout cas, de quelque côté que soit la première faute, Molière a souffert, et profondément souffert de ce mariage. Armande, inconsciemment ou de propos délibéré, n’en a pas moins été, dix ans durant, l’instrument de son supplice, et, dans un corps épuisé, nous ne saurions douter que les ravages du désespoir et de la jalousie aient abrégé la vie de Molière. Ne le plaignons pas trop cependant : qui sait si la « prude Arsinoé », qui sait si la « sincère Éliante » eussent mieux fait son affaire ? et si, plus heureux, dans un ménage plus calme, il eût enfoncé dans certains caractères aussi avant qu’il l’a fait ? Combien de Térence à qui peut-être il n’a manqué pour devenir des Plaute que d’avoir tourné la meule ? et combien de Regnard, qui viennent si loin derrière Molière, en eussent approché plus près, si la vie avait eu pour eux tout ce qu’elle eut pour le maître de déboires humiliants, et de désillusions amères ?

On sait comment mourut Molière, et quelles difficultés sa veuve eut à vaincre pour le faire enterrer : ici encore, la légende et l’Histoire sont mêlées et confondues ; il est bon de les séparer. Ce sont toujours à ce propos les dures, les impitoyables paroles de Bossuet, qui nous reviennent en mémoire, comme si Bossuet les eût proférées au lendemain même de la mort de Molière. Mais on ne fait pas attention que Bossuet parlait en 1694 et que Molière était mort en 1673. Le livre de M. Despois a nettement prouvé l’importance qu’avaient ici les dates. En 1694, Bossuet interprète la doctrine des Pères avec une rigueur qu’on était loin d’y mettre en 1673. En 1673, le divorce de l’Église et du théâtre n’était pas consommé. Tous les actes de baptême que nous avons, chemin faisant, rappelés, d’autres encore où Molière figure comme parrain, sur les registres de Saint-Roch en 1669, après Tartuffe, sur les registres d’Auteuil en 1672, démontrent suffisamment que si le rituel de Paris pour 1645 « rejette les comédiens de la communion », cela ne veut pas dire qu’ils soient excommuniés. Les comédiens italiens, par exemple, semblent avoir allié, sans difficulté, les pratiques d’une dévotion très scrupuleuse à l’exercice de leur profession. Molière lui-même avait un confesseur attitré : « M. Bernard, prêtre habitué en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois » ; et il faisait ses pâques, en dépit du rituel. Nous savons d’ailleurs qu’en 1672, un an jour pour jour avant Molière, Madeleine Béjart étant morte, la cérémonie de son enterrement ne souleva pas la moindre difficulté. Il est vrai que depuis 1671 elle était retirée du théâtre, mais elle est qualifiée cependant, jusque dans l’acte d’inhumation, de « comédienne de la troupe du roi ». Si nous remontions d’ailleurs un peu plus haut, jusqu’en 1659, nous verrions son frère, Joseph Béjart, mené en carrosse de Saint-Germain-l’Auxerrois jusqu’à Saint-Paul, accompagné « d’un convoi de cinquante prêtres ». Il ne semble pas même qu’on eût exigé du frère ni de la sœur ces renonciations in articulo mortis qu’on imposa depuis aux comédiens, et dont on trouve la formule dans les registres des paroisses, à la marge de plusieurs actes d’inhumation127.

Tenons donc pour assuré que si la mort de Molière, mort soudaine et précipitée, ne l’eût pas empêché de faire sa paix avec l’Église et de recevoir les sacrements, la cérémonie de ses funérailles se fût accomplie sans protestation de la part du clergé. Tout au plus est-il permis de dire que les prêtres de Saint-Eustache, qui, depuis un siècle et plus, se plaignaient des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, leurs voisins, saisirent plus volontiers que les prêtres d’une autre paroisse le prétexte qui s’offrait de témoigner leur hostilité. Mais il ne saurait plus être question de Tartuffe, ni de la cabale, encore moins d’une espèce d’émeute préparée par les meneurs du parti dévot. Et quant à cette scène que Grimarest essaye de décrire : — le populaire attroupé devant la maison de Molière, la femme de Molière épouvantée du murmure menaçant de « cette foule incroyable » et jetant par la fenêtre l’argent à pleines poignées, — certainement il ne nous déplairait pas qu’une fois de plus le peuple eût prouvé ce merveilleux instinct qu’il a pour méconnaître les siens, ceux qui l’ont aimé le plus sincèrement, et qu’il eût outragé le cercueil de Molière comme dix ans plus tard, par exemple, il insultera le convoi de Colbert ; mais il existe un texte précis. « Le corps, dit un témoin oculaire, pris rue de Richelieu, devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière Saint-Joseph et enterré au pied de la croix. Il y avait grande foule de peuple, et l’on a fait distribution aux pauvres qui s’y sont trouvés de 1 000 à 1 200 livres, à chacun cinq sols. »

Il est assez singulier, comme le fait remarquer M. Loiseleur, que, cette lettre étant publiée depuis déjà vingt-six ans et l’authenticité n’en ayant pas été mise en doute, personne encore ne se fût avisé qu’elle démentait formellement le roman de Grimarest. Mais la faute en est surtout à l’érudit qui l’a découverte et publiée le premier. Comment en effet aller chercher les pièces sur Molière dans un ouvrage intitulé : Considérations historiques et artistiques sur les monnaies de France ? Le clergé fit son devoir, ou plutôt il usa de ses droits, peut-être avec rigueur, mais avec une rigueur qu’il dépendra des convictions de chacun d’approuver ou de blâmer. Et j’avoue qu’il me paraît au moins fort inutile de faire intervenir à ce propos l’archevêque de Paris, Harlai de Champvallon, son « intolérance barbare » et les « débauches qui le menèrent au tombeau ». Ce raisonnement contemporain est vraiment bien singulier, qui voudrait, parce qu’un homme a violé quelques-uns de ses devoirs, qu’il les transgressât tous, et qui se refuse à comprendre que le respect de l’obligation professionnelle est et doit être indépendant des vertus ou des vices de l’homme privé. Pour le peuple, il observa du moins les convenances. Et, comme il faut qu’un peu de gaieté se mêle toujours aux choses les plus tristes, il n’y eut enfin que les médecins et les apothicaires qui gardèrent au grand homme une longue rancune des immortelles plaisanteries qu’il avait dirigées contre la Faculté.

III

Sur toutes ces questions, en raison de leur nature, on comprend sans peine que la lumière ait été lente à se faire, et qu’encore aujourd’hui, sur bien des points, la contradiction demeure possible, et le doute. Rien n’est si difficile que de refaire une biographie de toutes pièces, et que de rétablir, après deux siècles écoulés, la simple vérité des faits contre une tradition reçue. En effet les anecdotes, les historiettes, vraies ou fausses, aident la mémoire, et de même les mots célèbres, authentiques ou controuvés : les dates sont arides et ne valent que par leur enchaînement continu ; les faits sont souvent dépourvus d’un intérêt qui leur soit propre et ne valent que par leur rapprochement, mais les anecdotes, bien contées, et les mots, bien placés, se suffisent à eux-mêmes. Tel mot que l’on prête à Molière, absolument faux, et pour cause : « Messieurs, nous comptions avoir l’honneur de vous donner aujourd’hui la seconde représentation de Tartuffe, mais M. le premier président ne veut pas qu’on le joue », fait naturellement fortune ; et telle anecdote invraisemblable, comme celle qui nous représente Molière partageant « l’en-cas de nuit » du roi, se pousse aisément dans le monde, tandis que l’on ne voit pas bien, au premier abord, qu’il importe beaucoup de savoir si Molière a fondé l’Illustre Théâtre en 1643 ou 1645, s’il a passé jamais au Mans et s’il a traversé Bordeaux. Il est donc tout naturel qu’en pareil sujet les dates et les faits soient la dernière chose où l’on se soit avisé de regarder : les scrupules d’érudition sont une invention de nos jours. Mais ce que l’on ne conçoit peut-être pas aussi facilement, c’est qu’après deux cents ans de critique et d’histoire la discussion soit encore ouverte sur l’estime que les contemporains de Molière ont pu faire de son œuvre, et la controverse indécise sur les rapports du poète avec le roi.

Les uns veulent que les contemporains, tout en applaudissant Molière, n’aient pas connu cependant tout son prix et n’aient pas deviné dans l’auteur de Tartuffe « le plus rare écrivain du siècle ». Les autres soutiennent que Molière, de son vivant, fut admiré comme il le méritait, et qu’au lendemain de sa mort Bussy-Rabutin ne fut pas seul à penser que « personne dans son siècle ne prendrait la place de Molière, et que peut-être le siècle suivant n’en verrait pas un de sa façon ». Ceux-ci prétendent que Louis XIV ne fit pas de Molière beaucoup plus de cas que de Scaramouche ; et ceux-là veulent que le poète, entre les mains du roi, n’ait été rien de moins qu’un instrument de règne.

C’est ici l’inconvénient de la recherche même. On exhume tant de textes ignorés, on ramène au jour tant de témoignages obscurs et depuis longtemps oubliés, on découvre tant de faits inaperçus, que la confusion finit par s’y mettre, et les opinions les plus diverses par y trouver leur justification.

Voulons-nous établir que les contemporains de Molière l’ont méconnu ? Rien de plus simple : voici d’abord le fatras des critiques dirigées contre lui, voici le flot de ses détracteurs :

En habits de marquis, en robes de comtesses ;

et les railleries des beaux esprits ; et la foule des auteurs jaloux : de Villiers et la Vengeance des Marquis ; Boursault et le Portrait du Peintre ; Montfleury et l’Impromptu de l’Hôtel de Condé ; Le Boulanger de Chalussay et son Élomire Hypocondre ; — voici même l’insulte et l’outrage : Molière, dans Héraclius, accueilli par des pommes cuites ; et ces mousquetaires qui troublent la représentation de Psyché par leurs « hurlements, chansons dérisionnaires et frappements de pieds dans le parterre » ; et, du milieu de ce même parterre, ce gros de laquais qui jette sur la scène où Molière joue l’Amour médecin un « tuyau de pipe à fumer128 ». Et voici maintenant les vrais juges : Boileau, qui lui reproche « d’avoir à Térence allié Tabarin » ; Bayle, qui le reprend sur ses « barbarismes » ; La Bruyère, qui juge « qu’il ne lui a manqué que d’éviter le jargon » ; Fénelon, qui préfère la prose de l’Avare aux vers du Misanthrope, où il relève cette « multitude de métaphores qui approchent du galimatias ». Joignez à tout cela le demi-succès du Misanthrope, l’insuccès certain de l’Avare, la cour qui n’ose pas approuver le Bourgeois gentilhomme avant que Louis XIV en ait donné le signal ; n’est-ce pas de quoi prétendre que les contemporains de Molière ont ignoré le prix de son génie ?

Mais veut-on démontrer le contraire ? Il n’est rien de plus aisé. Les critiques elles-mêmes ne sont-elles pas un hommage indirect que rend au génie la médiocrité impuissante ? L’envie, disaient les anciens, est comme la foudre, qui ne tombe que sur les hauteurs. Des laquais égarés au parterre et vingt-cinq mousquetaires pris de vin ne sont pas le public. Quelques erreurs n’empêchent pas que, dès les Précieuses ridicules, la foule, la vraie foule, celle qui se laisse « bonnement aller aux choses qui la prennent par les entrailles », n’ait applaudi, soutenu, consolé, vengé Molière. N’avons-nous pas d’ailleurs le témoignage de Mme de Sévigné, le témoignage de Bussy-Rabutin, l’éloge convaincu de l’honnête Loret et du naïf Chappuzeau ? « Il sut si bien prendre le goût du siècle et s’accommoder de sorte à la cour et à la ville qu’il eut l’approbation universelle de côté et d’autre, et les merveilleux ouvrages qu’il a faits depuis, en vers et en prose, ont porté sa gloire au plus haut degré. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé de la bonne comédie, dans laquelle chacun tombe d’accord qu’il a excellé sur tous les anciens comiques et sur tous ceux de notre temps. » Ne sont-ce pas là des louanges bien senties, et Chappuzeau, dès 1674, ne rend-il pas ici pleine justice à Molière ? Qui ne connaît encore et qui n’a présents à la mémoire les beaux vers de Boileau :

Après qu’un peu de terre obtenu par prière…

ou l’éloquente épitaphe de La Fontaine :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît……

Quelle conclusion tirerons-nous de là ? Sans doute que les contemporains de Molière l’ont bien vu tel qu’il était, et qu’en somme l’auteur de l’École des femmes et du Tartuffe a été moins sévèrement jugé par son siècle et moins injustement, que Racine en particulier.

On rappelle toujours le demi-succès du Misanthrope ; M. Despois y revient et rapproche, comme une autre erreur célèbre du goût public, l’insuccès de Turcaret en 1709. Mais c’est qu’en effet, le Misanthrope et Turcaret ne sont pas ce qu’on appelle aujourd’hui « scéniques », et ne valent vraiment leur prix qu’à la lecture. Et la preuve en est que toutes les fois qu’à des époques différentes on a repris Turcaret, qui n’est pas, lui, comme le Misanthrope, défendu par le grand nom de Molière contre toutes les révolutions du goût, la comédie de Le Sage n’a pas rempli l’attente que la lecture en avait fait concevoir et n’a guère dépassé le succès d’estime. Et pour les critiques de Boileau, de Bayle, de La Bruyère, de Fénelon, reprises depuis au xviiie  siècle, et même avec une sévérité d’expression plus forte encore, par Vauvenargues et par Voltaire, peut-être qu’elles ne sont pas si mal fondées qu’on le prétend d’ordinaire, et qu’après tout elles ne doivent pas exciter tant d’étonnement.

Il est certain au moins que, quand Alceste prononce tels vers :

Le poids de sa grimace où brille l’artifice
Renverse le bon droit et tourne la justice
(acte IV, sc. i),

qui sont assez nombreux dans le Misanthrope, nous comprenons un peu La Bruyère et Fénelon. Il ne faudrait pas, à la vérité, comme l’a fait un auteur dramatique de notre temps, sous prétexte de motiver le jugement de Fénelon tout en justifiant Molière, prendre un exemple qui ferait le procès à toute la prose du xviie  siècle. C’est avoir eu la main malheureuse que de choisir pour cela quelques phrases de Molière, très nettes et très claires d’ailleurs, mais chargées d’incidences, de relatifs, et de conjonctions. Il n’est personne du xviie  siècle qui parle ou qui écrive autrement. À ce moment de l’histoire de la prose française, les relatifs et les conjonctions sont comme les attaches de la phrase, les articulations de la période, et font le rôle que jouent aujourd’hui dans notre manière d’écrire les signes de la ponctuation. Si c’étaient de telles phrases qu’eussent blâmées les juges de Molière, ils se seraient trop évidemment condamnés avec lui. D’ailleurs nous ne nierons pas que les termes de ces jugements nous paraissent aujourd’hui bien durs ; et à ce propos le malencontreux historien de Molière, le sieur Grimarest, qui, dit-on, avait composé tout un livre sur les caractères de la « patavinité » dans Tite-Live, aurait bien dû nous transmettre quelques renseignements sur « le jargon et le barbarisme » de Molière.

Quant à la question des rapports de Molière avec Louis XIV, il semblerait que le livre de M. Despois l’eût définitivement tranchée. Deux opinions, encore ici, se sont longtemps combattues, et peut-être, à bien y regarder, était-ce moins encore Molière que Louis XIV que l’on mettait en cause.

Ceux qu’il lassait d’entendre appeler le xviie  siècle du nom de Louis XIV voulaient, et voulaient à tout prix, que Molière n’eût rien dû ou peu de chose au roi, et que ces faveurs tant vantées se fussent réduites au payement d’une pension de 1 000 livres, — c’est-à-dire de 3 000 livres plus maigre que la pension du bonhomme Chapelain. M. Despois lui-même avait soutenu jadis cette opinion, mais depuis lors il en était judicieusement revenu. Quelques-uns y persistent encore.

D’autres, au contraire, ont prétendu, comme par exemple M. Bazin, que non seulement la protection royale aurait toujours, en toute circonstance et contre toutes les cabales, couvert et par suite encouragé les audaces de Molière, mais encore qu’il se serait établi dès les Fâcheux, entre le comédien et le roi, « comme une sorte d’association tacite qui permettait à celui-là de tout oser sous la seule condition de toujours amuser et respecter celui-ci ». M. Bazin a même été jusqu’à dire : « Il y a de Louis XIV deux créations du même temps et du même genre : Colbert et Molière. » Il y a là quelque exagération, et le rapprochement est forcé. Colbert est la créature du roi, l’homme du maître, mais non pas Molière. Il est vrai que Molière et sa troupe touchèrent pension du roi, mais Corneille et Racine aussi, bien d’autres encore, et la pension de la troupe des comédiens du Palais-Royal ne dépassa jamais 7 000 livres, tandis que celle des comédiens de l’hôtel de Bourgogne se réglait à 12 000 et celle des comédiens italiens à 15 000. Il est vrai que Molière et sa troupe contribuèrent pendant dix ans pour une large part aux fêtes de la cour et aux divertissements du roi ; mais les autres troupes y jouèrent aussi leur rôle ; et nous savons telle période où Molière, dans tout l’éclat cependant de la faveur et déjà de la gloire, ne donne à la cour qu’une seule représentation contre plusieurs que donnent les comédiens de l’hôtel de Bourgogne. Il est vrai que Louis XIV fit l’honneur à Molière, par procuration, de tenir sur les fonts du baptême le premier-né d’Armande Béjart ; mais il fit le même honneur à bien d’autres et tout particulièrement à l’arlequin Dominique, en 1659. Ce chapitre de l’Histoire du théâtre français sous Louis XIV nous paraît inattaquable. Évidemment, ce ne sont pas là les preuves d’une faveur personnelle de Molière auprès de Louis XIV, et telle anecdote qui continue de traîner dans les biographies du poète ne sera pas pour démentir les faits et suspendre la conclusion. Molière n’a jamais possédé la faveur du roi comme l’ont possédée Racine ou Boileau.

Est-ce à dire que Molière ne soit donc redevable à Louis XIV que de ce patronage hautain et de celle protection un peu banale que le noble orgueil du prince étendait à tous les gens de lettres, et jusqu’aux savants étrangers ? Non, Molière lui dut quelque chose de plus : il lui dut les encouragements qui le soutinrent contre la haine de ses rivaux et de ses calomniateurs et la liberté d’aborder une ou deux fois ces grands sujets que La Bruyère, quelques années plus tard, se plaindra mélancoliquement de se voir interdits. Il ne faudrait pas aller plus loin.

Cependant le débat n’est pas encore clos, et de temps en temps, sur la foi de quelques pièces inédites, de quelques recherches nouvelles, un érudit reprend la thèse du Tartuffe par ordre de Louis XIV et s’efforce de démontrer que l’œuvre « a eu un collaborateur ou plutôt un premier auteur, et que celui-ci est le roi ». Nous n’entrerons pas dans la discussion, qui n’a pas au fond le grand intérêt que l’on pense, et nous nous bornerons à une observation préliminaire : c’est qu’il faudrait qu’on s’entendit une fois pour toutes et qu’on décidât, puisque l’on veut donner à Tartuffe une signification historique, si l’attaque fut dirigée contre les jansénistes ou contre les jésuites. Or c’est le point délicat, et, s’il est curieux de faire, guidé par M. Louis Lacour, une connaissance intime avec la petite cour dévote du prince de Conti, devenu dans ses années de repentir l’intraitable adversaire des comédiens et le chef naturel de la cabale janséniste, il sera longtemps encore bien difficile de revoir ou de relire Tartuffe sans que les Provinciales nous reviennent involontairement en mémoire. Les deux chapitres de Port-Royal que Sainte-Beuve a consacrés jadis au Tartuffe n’ont rien perdu de leur solidité, ni les arguments qu’on y trouve de leur vraisemblance ou de leur presque certitude. Que d’ailleurs les jésuites aient fait l’éloge de Molière et que même l’un d’eux, le père Maury, dans une pièce datée de 1664 et récemment découverte, ait célébré le poète aussi dignement que pas un de ses contemporains, cela ne fait rien à l’affaire. Des gens malintentionnés pourraient même aller jusqu’à dire : au contraire. Car le moyen n’est-il pas bien ingénieux, en 1664, de détourner le coup, si par hasard Molière l’eût dirigé contre le célèbre institut ? Mais nous, au résumé, nous ne sommes guère plus avancés qu’au temps où Racine écrivait : « On disait que les jésuites étaient joués dans cette pièce, les jésuites au contraire se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes. »

Aussi bien ces recherches, trop systématiquement poursuivies et menées trop avant, sans compter que jamais elles n’aboutiront à la certitude, ont-elles ce défaut qu’elles rabaissent et qu’elles diminuent la comédie de Molière en l’asservissant à une imitation de la réalité, trop précise et trop littérale. C’est comme la recherche de ces originaux que Molière aurait eus sous les yeux en composant ses grandes pièces et dont il n’aurait fait en quelque sorte que tirer copie. Sans doute c’est un hommage au génie de Molière que de reconnaître dans ses moindres personnages une telle intensité de vie qu’on soit tenté de se demander si ce sont eux qui imitent la nature, ou si ce ne serait pas la nature qui les copierait, mais c’est précisément le propre du grand art que de donner cette illusion de la réalité : c’est là proprement ce qu’on appelle « créer ». Quand nous rencontrons dans l’histoire d’une littérature ces œuvres marquées au signe du talent, — dont le mérite suprême n’est que d’exprimer sous une forme littéraire les sentiments et les idées qui sont les sentiments d’une époque et d’une civilisation, — que la critique littéraire et la recherche érudite s’efforcent à l’envi de définir cette époque, de restituer cette civilisation, et qu’elles ne considèrent les romans de Mlle de La Fayette, par exemple, ou les tragédies et les opéras de Quinault, qu’à titre de documents historiques, rien de mieux ; mais les grandes œuvres, les œuvres maîtresses, faisons-leur cet honneur de ne voir et de d’étudier en elles qu’elles-mêmes. Je ne sais pas si Molière a pris le modèle de Tartuffe sur l’abbé de Pons, ou sur le sieur de Sainte-Croix, ou sur l’abbé de Roquette, ou sur le prince de Conti ; je n’ai pas même besoin de le savoir. Je ne sais pas s’il a fondu, ni comment, en un type unique et cohérent les traits que dans chacun d’eux aura pu démêler la sûreté de son regard, la toute-puissance de sa pénétration ; c’est le secret de son génie. Mais je sais que Tartuffe est Tartuffe, comme Alceste est Alceste, comme Arnolphe est Arnolphe : des caractères tirés des entrailles de la nature, éternels exemplaires des vices et des faiblesses humaines, vieux comme le monde et qui ne périront qu’avec nous, — et cela me suffit.

Les ennemis de Racine au XVIIe siècle129

Je ne crois pas que jamais un grand homme ait traîné derrière soi plus d’ennemis que Racine. De nos jours même, l’espèce n’en est pas rare, et vous en connaissez plus de vingt qui le discutent comme ils feraient un contemporain, avec le même entrain d’animosité personnelle : c’est la preuve, n’en doutez pas, qu’il est vivant toujours et bien vivant. Grands dieux ! préservez ceux que nous aimons et que nous admirons de la paix du silence ! Mais je ne veux parler ici que des ennemis de Racine au xviie  siècle.

Ils sont nombreux, nombreux et divers, si nombreux qu’ils ont pu fournir la matière de tout un livre, si divers qu’il a fallu les ranger, les classer, les enrégimenter : les grands seigneurs d’abord et la cabale aristocratique ; les poètes ensuite et les gens de métier, la cabale académique ; et les gazetiers, et le Mercure galant, et ces « quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui attendent toujours l’occasion de quelque ouvrage qui réussisse, pour l’attaquer, dans l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre ». Voltaire lui-même n’a pas été plus harcelé des Nonotte et des Patouillet. Toutes les histoires de la littérature nous ont d’ailleurs conté le succès douteux de Britannicus, la bataille de Phèdre, la disgrâce d’Athalie. Bien plus ! un parterre du xviie  siècle a failli siffler les Plaideurs, et c’est à peine exagérer enfin que de dire que, dans toute sa carrière, l’auteur d’Andromaque et de Bajazet n’a pas remporté de haute lutte une seule victoire, ni pu se reposer dans la joie d’un seul triomphe qu’on ne lui ait aigrement et déloyalement contestés.

Il en souffrit plus qu’on ne croit d’ordinaire. Car on aura beau contredire. Nos contemporains sont nos contemporains, c’est-à-dire nos juges naturels, ceux dont nous souhaitons d’abord de conquérir le suffrage et d’enlever les applaudissements. On se répète bien à soi-même, et l’on tâche à croire qu’en effet le Mercure galant ou le journal qui l’a remplacé, selon le mot de La Bruyère, « sont immédiatement au-dessous de rien », mais les blessures qu’ils font n’en sont pas moins cruelles à la sensibilité d’un poète. Et puis, un grand homme, en ce temps-là, qui ne ressemblait guère au nôtre, sous ce rapport, n’avait jamais une telle et si superbe conscience de sa valeur que de croire en soi, seul contre tous. « Quoique les applaudissements que j’ai reçus m’aient beaucoup flatté, disait Racine à son fils, la moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrin que les louanges ne m’ont fait plaisir. » Au lendemain de Britannicus, il eût déjà cessé d’écrire pour la scène, si le ferme bon sens et la solide amitié de Boileau ne l’eussent consolé, relevé, soutenu. En dépit de Boileau, le désespoir le prit et le courage l’abandonna, dans toute la maturité du génie, dans toute la force de l’âge, au lendemain de l’insuccès de Phèdre. Pradon n’est pas seulement responsable et coupable d’avoir osé refaire une tragédie de Racine ; il est responsable encore de ce silence de douze ans que garda le poète. C’est lui qui nous a privés de cette Iphigénie en Tauride dont on retrouva le plan et le premier acte en prose parmi les papiers de Racine ; c’est lui qui nous a frustrés de cette Alceste dont on assure que Racine avait déjà composé de nombreux fragments. Encore si la haine et l’envie s’en fussent tenues là ! mais jusqu’au dernier jour elles le poursuivirent, jusque dans Esther et jusque dans Athalie, si bien que, après l’avoir découragé d’écrire pour la scène, elles réussirent à le faire douter de lui-même. Quand il vit contre son Athalie le déchaînement des insultes, « il s’imagina, dit son fils, qu’il avait manqué son sujet ». On peut le dire, pas un de ses contemporains n’essuya de tels dégoûts, ni ne connut cette dernière des angoisses.

D’où vint, d’où put venir cet excès d’injustice ? cette malveillance de la ville et cette hostilité des gens de lettres, plus fortes, par un hasard peut-être unique dans l’histoire du xviie  siècle, que l’approbation de la cour et la faveur marquée du prince ? Car, parmi les grands hommes de ce temps, nul, pas même Molière, ne fut distingué plus particulièrement par Louis XIV, ni plus manifestement préféré. Pour toute réponse, on s’est avisé, depuis quelque temps, d’accuser le caractère de Racine, sa vivacité de premier mouvement, l’irritabilité de sa fibre de poète, sa susceptibilité toujours en éveil, attestée par combien d’épigrammes ! Quelques-uns même ne seraient pas très éloignés de prendre contre Racine le parti de Leclerc, de Boyer, de Pradon. La critique a vraiment parfois d’étranges injustices et des mesures singulièrement inégales. On parle des ennemis de Molière, et c’est pour les traiter comme les pires coquins de lettres. Anathème sur Boursault et la sacrilège audace qui lui dicta le Portrait du Peintre ! Mais, quand on parle des ennemis de Racine, le premier mouvement est de les excuser, le second de les justifier ; et, à entendre les historiens, le cas de Subligny, qui composa la Folle Querelle, cette plate parodie d’Andromaque, vaut la peine au moins d’être examiné. C’est que Racine a eu deux torts : le premier, de se brouiller avec Molière, je veux dire avec l’auteur de Tartuffe ; le second, de se convertir, ou plutôt d’avoir joint en Port-Royal le commencement et la fin de sa vie.

Certainement Racine n’aimait ni ne supportait volontiers la critique, — en quoi je pense qu’il ressemblait à quantité de gens qui n’ont pourtant écrit ni Bérénice ni Phèdre. Il devait avoir quelque sentiment de sa valeur, quelque conscience de son génie ; d’ailleurs, il avait cette fragilité des âmes tendres et passionnées : les plus susceptibles, ce sont les plus aimants. Oui prendra cependant la peine de considérer que, toujours ou presque toujours, vis-à-vis de ses pires détracteurs, Racine était dans le rôle de premier offensé, ne trouvera plus l’explication suffisante. On s’en contenterait si, dans le camp de ses ennemis, on n’apercevait que des Boursault, des Donneau de Visé, des Subligny, gens de peu de poids et de mince renom littéraire. Quand on y rencontre Mme de Sévigné, Saint-Évremond, Corneille enfin, c’est autre chose. Il faut alors chercher d’autres raisons de cette hostilité persistante, et des raisons qui soient dignes également de Corneille et de Racine.

On peut dire que, par un effet naturel de l’éloignement, et comme par une illusion de perspective, nous n’estimons pas à sa juste importance le rôle de Racine dans l’histoire de notre théâtre et de notre littérature. Depuis que Fontenelle, neveu des Corneille, comme on sait, et lui-même auteur d’une tragédie d’Aspar, qui n’est guère connue précisément que par une mordante épigramme de Racine, a remarqué, dans un parallèle célèbre, que le « grand Corneille n’avait eu devant les yeux aucun exemple pour le guider », tandis que Racine, précisément, n’aurait eu qu’à marcher sur les traces de Corneille, comme dans une voie royale ouverte devant lui, l’erreur, — car c’en est une, — semble avoir fait loi pour la critique. Des historiens de la littérature, même scrupuleux, et qui peut-être n’hésiteraient point, s’il fallait non pas donner des rangs, mais exprimer une préférence, à mettre la perfection soutenue de Racine au-dessus du sublime intermittent de Corneille, n’en font pas moins de Corneille le légitime ancêtre de Racine. Si donc nous disions que, Corneille ayant créé le théâtre en France, Racine et Molière l’ont porté jusqu’à son plus haut degré de perfection scénique et littéraire, nous reproduirions assez bien l’opinion commune et le jugement consacré. Mais je crois que l’opinion commune se trompe et qu’il convient d’en appeler du jugement consacré.

Nul plus que nous n’admire le Cid ou le Menteur, nous n’en prétendons pas moins que, du Cid à Bajazet, comme du Menteur au Tartuffe, il y a non seulement l’intervalle d’une génération, c’est-à-dire l’intervalle de la jeunesse à la maturité, mais l’abîme d’une révolution de la scène, de la littérature, et du goût. Forme et fond, il n’y a rien de si différent du théâtre de Corneille que le théâtre de Racine, pas même peut-être celui de Shakespeare. Ni Molière, ni Racine ne sont venus, comme on le dit quelquefois, ajouter quelque chose au théâtre de Corneille ; ils l’ont transformé, præponentes ultima primis, mettant devant ce qui était derrière, et prenant justement le contre-pied de la conception cornélienne. Corneille ne s’y est pas trompé. Quand ce grand homme, fatigué du poids de son propre génie, vit la faveur publique se détourner de lui vers son jeune rival, et que, depuis lors, il ne laissa plus échapper une occasion de manifester son dépit, ne pensez pas qu’un juste orgueil froissé lui dictât seul sa malveillance. Lorsque, après la lecture d’Alexandre, on raconte qu’il déclara, parmi beaucoup de louanges, que l’auteur n’était pas « propre à la poésie dramatique », Corneille était sincère, absolument sincère. Et, s’il faut tout dire, je crains que ni Bajazet ni Phèdre n’aient été du théâtre pour ses yeux involontairement aveugles à tout ce qui n’était pas le théâtre selon la manière de Corneille. En effet, c’étaient les chefs-d’œuvre d’un art nouveau.

Depuis tantôt deux cents ans qu’ils ne sont plus, nous avons en quelque sorte immobilisé ces grands hommes du xviie  siècle dans une altitude de génie et de majesté. Ils sont pour nous des demi-dieux classiques, des demi-dieux de marbre et de bronze, et nous mêlons malgré nous à notre admiration réfléchie je ne sais quel respect superstitieux qui semble gêner la liberté de nos jugements, parce qu’il gêne en effet la liberté de notre vue. Ce n’est peut-être pas la bonne manière de les admirer. Souvenons-nous qu’ils ont vécu, et vécu comme tout le monde, qu’ils ont combattu surtout, quelques-uns même, comme Racine et comme Molière, jusqu’à succomber dans la lutte. Ils ont été dans leur temps les plus hardis novateurs et, si l’on veut bien excuser l’anachronisme de l’expression, dans ce siècle qu’on nous représente comme le siècle de la tradition, les plus audacieux révolutionnaires. On n’oserait le nier ni pour Molière, ni pour Boileau, ni pour La Fontaine. On ne peut pas davantage le nier pour Racine. Renversons les termes d’un jugement qu’on accepte avec trop de docilité. Corneille n’a pas plus que Racine créé le théâtre du xviie  siècle. Il n’y a rien dans Corneille qui ne soit dans ses prédécesseurs ou ses contemporains d’âge et de popularité, dans Mairet, dans du Ryer, dans Rotrou, dans vingt autres ; il n’y a de plus que le génie ; mais les éléments dramatiques, les lois convenues de la scène, les ressorts accoutumés de l’action, les procédés enfin de composition et de style, n’essayez pas d’y rien distinguer : ce sont les mêmes. C’est encore ainsi qu’il n’y a rien dans Shakespeare qui ne soit à quelque degré dans Ben Jonson, dans Beaumont, dans Webster, dans Marlowe, rien, si ce n’est Shakespeare, et le don plus qu’humain de communiquer l’étincelle et la flamme de la vie. Aussi Corneille, Corneille jeune, avec ses aspirations vers l’héroïsme, avec son admirable poétique du devoir et du sacrifice, avec son style si franc d’allure, avec son vers si sonore et si plein, n’a-t-il cependant évité ni l’un ni l’autre des deux grands défauts de son temps, l’emphase espagnole et la préciosité italienne. Ce ne sont pas en effet, quoi qu’on en dise, les Britannicus, les Bajazet, les Hippolyte qui sont « galants et damerets » ; ce sont les Rodrigue, les Curiace, les Cinna, les Sévère :

Pour moi, si mes destins un peu plus tôt propices
Eussent de votre hymen honoré mes services,
Je n’aurais adoré que l’éclat de vos yeux,
J’en aurais fait mes rois, j’en aurais fait mes dieux.
On m’aurait mis en poudre, on m’aurait mis en cendre…
Plutôt que……

Et les grands vers pompeux, ce n’est ni dans Mithridate ni dans Athalie qu’ils frapperont les oreilles attentives ; c’est dans Horace, et c’est dans Cinna :

Impatients désirs d’une illustre vengeance,
À qui la mort d’un père a donné la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur confuse embrasse aveuglément.

On parlait ainsi, vers 1640, dans les cercles bourgeois du bon ton et du bel air, aux samedis de Mlle de Scudéri, par exemple.

Ce fut précisément ce langage, et le système littéraire dont il était l’expression, que Racine essaya de discréditer quand il donna son Alexandre, mais surtout, avec la pleine conscience de ce qu’il entreprenait, quand il fit jouer son Andromaque. Et c’était beaucoup déjà, puisque ce n’était rien moins que de ramener le théâtre aux conditions de la réalité, substituer l’observation de la nature, suivie, serrée de près, à la libre invention romanesque, essayer enfin dans le tragique la même réforme que Molière, vers le même temps et depuis déjà quelques années, accomplissait dans le comique. On connaît ce passage de la Critique de l’École des femmes : « Je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures aux dieux, que… de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros… vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor… ; mais, lorsque vous peignez des hommes, il faut peindre d’après nature. » L’allusion à Corneille était là transparente, et nul alors ne s’y trompait. Pesez bien ici tous les mots, et notez particulièrement la phrase : « rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde » ; changez un mot, ou plutôt analysez et dédoublez cette expression générale de « défauts » dont se sert Molière, lisez « ridicules et vices », vous avez la comédie de Molière ; mettez « passions » ou « crimes », vous avez la tragédie de Racine. Oui, cette poétique nouvelle, ce n’était pas seulement la poétique de Molière, c’était celle de Boileau, c’était celle de La Fontaine, c’était celle de Racine aussi. Je vais dire une chose monstrueuse, en apparence du moins, vraie pourtant si l’on y réfléchit : ces quatre grands poètes, et, dans la prose, avec eux, Bossuet et la Bruyère, ce sont les naturalistes du xviie  siècle.

Dans ce sens, Sainte-Beuve a pu dire que le style de Racine « rase volontiers la prose, sauf l’élégance toujours observée du contour ». En effet, on ne rencontre pas dans le style de Racine ces grands vers cornéliens, qui du milieu d’un dialogue ou d’une tirade, se détachant en vigueur, resplendissent d’une beauté pour ainsi dire indépendante. Les plus grands effets sont obtenus ici par les moyens les plus simples. Dans la trame de ce style, si savant et si voisin de la perfection, je ne vois concourir que les mots les plus humbles de la langue et les tournures de la conversation presque familière : écoutez l’un après l’autre ces cris immortels de la passion qui se déborde, le cri d’Hermione repoussant et maudissant Oreste :

Pourquoi l’assassiner ? qu’a-t-il fait ? à quel titre ?
Qui te l’a dit ?

le cri de Roxane condamnant Atalide :

Qu’elle soit cependant fidèlement servie ;
Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie !

le cri de Phèdre, apprenant l’amour d’Hippolyte pour Aricie :

Hippolyte est sensible et ne sent rien pour moi !

Dans aucune littérature peut-être il n’y a rien de plus fort, parce qu’il n’y a rien de plus profondément humain ; et qu’y a-t-il de plus simple ? Et que l’on ne dise pas que ce soit hésitation ou timidité de puriste : si l’on y regarde d’un peu près, non seulement il ne manque pas de hardiesses dans Racine, mais on y découvrira même d’apparentes incorrections qui, comme un bon nombre des incorrections que l’on reproche à Molière, procèdent presque toutes d’une constante préoccupation de la promptitude et, j’oserai dire encore une fois, de la familiarité de l’expression. Chose curieuse, et d’ailleurs au plus haut degré significative, que Voltaire soit tenté de reprocher à Racine cet excès de simplicité ; du moins cherche-t-il à l’en excuser : « Ce sont des fils de laiton, dit-il, qui servent à joindre des diamants ! »

Corneille s’était formé à l’école du génie latin, Racine se forma à l’école du génie grec. De là chez Corneille ce penchant à la déclamation, quelquefois à l’enflure ; de là chez Racine au contraire ce goût de l’extrême noblesse dans l’extrême simplicité. De là chez Corneille ce goût des actions implexes, où l’épisode complique l’épisode, où l’intrigue renaît en quelque sorte d’elle-même au moment que l’on croyait toucher le dénouement ; de là cette respectueuse admiration de Racine pour la simplicité presque nue de l’antique. Il a plusieurs fois, en termes presque semblables, insisté sur cette simplicité. « Que faudrait-il pour contenter des juges si difficiles ? demandait-il dans sa première préface de Britannicus. Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantités d’accidents, d’un grand nombre de jeux de théâtre, d’une infinité de déclamations. » Et là-dessus on se rappelle de quel ton de juvénile arrogance il traitait l’Attila, l’Agésilas, le Pompée même de Corneille. Il disait encore dans la préface de Bérénice : « Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens. Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas au contraire que toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien. »

On le voit, c’étaient bien deux manières d’entendre le théâtre et les lois de l’action dramatique. On le verra mieux encore si l’on relit les tragédies de la vieillesse de Corneille. Rien n’a plus contribué à égarer l’auteur d’Héraclius, et de Nicomède, et de tant d’autres drames encore où les plus beaux vers et les plus belles scènes brillent de loin en loin dans l’obscurité de la plus laborieuse intrigue, que le propos délibéré de varier à tout prix les moyens dramatiques. Sous ce rapport, quoi de plus instructif et qui soit en même temps d’une bonhomie plus aimable ; que les Examens dont il a fait procéder la plupart de, ses pièces ! Voici, dit-il, en présentant Nicomède au lecteur, « voici une pièce d’une constitution extraordinaire ». Visiblement, il se complaît au souvenir de cette « constitution extraordinaire ». N’en est-il pas un beau jour arrivé jusqu’à tirer une gloire naïve de l’obscurité même de son Héraclius ? Il convient que le poème est « si embarrassé qu’il demande une merveilleuse attention » ; on s’est plaint de ce que « sa représentation fatiguait l’esprit autant qu’une étude sérieuse » ; pourtant il n’a pas laissé de plaire ; « mais je crois, ajoute-t-il avec un air de contentement qui double le prix de l’aveu, je crois qu’il l’a fallu voir plus d’une fois pour en remporter une entière intelligence » !

Ce n’est pas le lieu de rechercher si de ces deux conceptions du théâtre nous devons préférer l’une à l’autre ; mais il devient aisé de comprendre déjà l’antagonisme de nos deux grands tragiques. Il y avait autre chose entre eux, certainement, qu’une mesquine rivalité d’amour-propre. Et quand les contemporains de Corneille, quand Saint-Évremond, par exemple, ou Mme de Sévigné, résistaient à l’enthousiasme de la jeune cour pour le jeune poète, quand ils résistaient même contre leur propre émotion, ce n’était pas seulement le cher souvenir de leur propre jeunesse qu’ils aimaient en Corneille, c’était vraiment un autre théâtre, d’autres mœurs dramatiques, et d’autres sources d’inspiration. Et quand les moindres ennemis de Racine lui contestaient ses meilleurs succès, quand ils lui marchandaient les plus maigres éloges, ce n’était pas seulement une basse envie qui leur dictait leur hostilité, c’est qu’ils sentaient et comprenaient, comme les ennemis de Molière et comme les ennemis de Boileau, qu’il y allait vraiment de tout ce qu’ils avaient jadis applaudi, aimé, glorifié.

Pénétrons en effet plus avant dans le théâtre de Racine ; voici de bien autres différences encore. « J’ai cru, disait Corneille, que l’amour était une passion chargée de trop de faiblesse pour être dominante dans une pièce héroïque. J’aime qu’elle y serve d’ornement et non pas de corps, et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions. » Racine a cru précisément le contraire. Il rompt avec la tradition des « pièces héroïques » ; et, de cette même passion de l’amour que Corneille subordonnait sévèrement à l’honneur, comme dans le Cid, au patriotisme, commue dans Horace, à la passion politique, comme dans Cinna, Racine fait le ressort agissant de son théâtre. Puisqu’il n’y a pas une histoire de la littérature où la remarque n’ait été faite et que personne jusqu’ici ne s’est avisé de contester à Racine la gloire d’avoir été, s’il en fut, le peintre des passions de l’amour, il est inutile d’insister. Je ferai seulement observer que par là, comme par la qualité de la langue et la simplicité de l’action, Racine se rapprochait de la réalité, c’est-à-dire de la vie. « Racine fait des comédies pour la Champmeslé ; ce n’est pas pour les siècles à venir, disait Mme de Sévigné, qui venait de voir Bajazet. Si jamais il n’est plus jeune et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. » Elle dira plus tard, au lendemain d’Esther, que « Racine aime Dieu comme il a aimé ses maîtresses ».

Je ne sais si de telles critiques ne sont pas plutôt des éloges. Car, si c’est en un certain sens mettre Racine au-dessous de Corneille, en un certain sens, aussi c’est involontairement reconnaître que le drame de Racine est, comme nous le dirions aujourd’hui, « vécu ». Si Racine a fait de l’amour le ressort agissant de son théâtre, c’est que dans l’histoire des particuliers, comme dans l’histoire des peuples, l’héroïsme a des intermittences, et que le sacrifice est vraiment hors de l’ordre commun. L’amour au contraire est de tous les temps, de tous les âges et de toutes les conditions. Si nous avions la main sur la garde de l’épée de Rodrigue, combien sommes-nous qui tirerions la lame hors du fourreau contre le père de Chimène, combien surtout qui prononcerions à la face de Chimène l’héroïque parole :

Je le ferais encore, si j’avais à le faire.

Hélas ! comme dit un autre poète, « nous sommes trop pleins du lait de l’humaine tendresse ». Rares sont les Rodrigue, et rares les Polyeucte. Encore, si l’on a par hasard cette gloire d’être Polyeucte ou Rodrigue, ne l’est-on qu’une fois dans sa vie, par le privilège d’une situation singulière, dans des conditions qui ne se reproduisent pas deux fois les mêmes ; mais on est Bérénice, et Roxane, et Phèdre, du jour que l’on a rencontré Titus, Bajazet, Hippolyte, on l’est pour toujours, et, si l’on n’en vit pas, on en meurt. Changez les noms, c’est une histoire vulgaire, c’est notre histoire à tous. Roxane assassinait hier le Bajazet qui la trompait, et s’asphyxiait sur son cadavre. Phèdre se jettera demain dans la Seine ; et tous les jours, sous toutes les latitudes, il y a quelque Titus qui brise et broie le cœur de quelque Bérénice. Dimittit invitus invitam  : il a fait un héritage, comme le César, et il se mariera « dans son monde ». Puisse la mémoire de Racine pardonner ces comparaisons presque irrespectueuses ! En découronnant toutes ces nobles et charmantes figures de leur auréole de poésie, j’ai comme la conscience de commettre une sorte de crime. Les transposer, c’est les trahir, et c’est presque les insulter dans la mort que de leur enlever ainsi leur diadème de sultane et de reine. Je crois cependant que dans le temps où nous sommes c’est montrer, plus clairement que de toute autre manière, ce qu’il y a, dans cette poésie pénétrante et dans ce drame que l’on ose bien qualifier d’artificiel, de vide et de froid, non seulement d’observation et de connaissance du cœur humain, mais de réalité.

L’opposition n’est pas encore assez profondément marquée. Saint-Évremond, grand partisan et grand défenseur de Corneille contre Racine, a dit un jour130 : « J’avoue qu’il y a eu des temps où il fallait choisir de beaux sujets et les bien traiter ; il ne faut plus aujourd’hui que des caractères. » Nous touchons ici le point essentiel ou plutôt le fond du débat. « J’ai soutenu, disait-il encore, qu’il fallait faire entrer les caractères dans les sujets et non pas former la constitution des sujets après celle des caractères… et qu’enfin ce n’est pas tant la nature que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre. » Saint-Évremond a bien vu. La subordination des caractères aux sujets, voilà ce qu’on appellerait justement la formule maîtresse du théâtre de Corneille ; la subordination des sujets aux caractères, voilà l’originalité du théâtre de Molière et de Racine. Corneille, comme font tous ses contemporains, choisit son sujet d’abord, et le choisit, selon le mot de Racine, « chargé de matière », riche de péripéties, fertile en incidents, fécond en épisodes. Il semble que ce soit avant tout la nouveauté d’une situation qui le frappe, une ou deux scènes à faire qui s’emparent de son imagination tyranniquement, qui la dominent, qui l’obsèdent et qui, devenues ainsi le point du drame où tout doit aboutir, vont distribuer, régler, gouverner l’économie de la pièce tout entière. Aussi ne suis-je pas étonné qu’il ronge impatiemment son frein et qu’il subisse avec une contrainte visible cette loi fameuse des trois unités. Il est clair que partout il la rencontre, — lui qui ne regarderait pas à entre-croiser trois ou quatre intrigues dans une seule tragédie, — comme une barrière aux caprices de son invention dramatique. Aussi, le pauvre et naïf grand homme, s’il ne redoutait pas les sentiments de l’Académie, voire les critiques de l’abbé d’Aubignac, s’il ne voulait pas conquérir le suffrage de ses pairs, comme il romprait au pseudo-Aristote dont on lui impose l’autorité ! comme il se donnerait carrière ! comme il disposerait de l’action, du temps, et de l’espace avec la liberté souveraine des Calderon et des Lope de Vega !

Mais, au contraire, de cette même loi qui pèse à Corneille, de cette loi des unités, Molière et Racine ont fait la loi intérieure de leur art. On peut en donner une première preuve, de l’espèce des preuves extrinsèques, indiscutable toutefois : c’est que Boileau ne l’aurait pas formulée dans son Art poétique, si Molière et Racine, dans leurs tragédies et dans leurs comédies, n’eussent commencé par l’appliquer. Je n’ignore pas que depuis quelques années on a prétendu voir dans les conditions matérielles de la scène et de la représentation théâtrale du xviie  siècle l’origine et l’explication de la règle des trois unités. Comme la scène même était encombrée de spectateurs, qui se donnaient parfois d’étranges libertés131 ; comme les acteurs pouvaient à peine s’y mouvoir librement, on aurait dû renoncer à tout effet décoratif, et de proche en proche, insensiblement, réduire l’action dramatique à n’être plus guère « qu’une conversation sous un lustre ». Mais n’oublie-t-on pas un peu trop que ce détestable usage ne s’introduisit au théâtre, selon toute vraisemblance, que vers 1656 ou 1657, et qu’en ce temps-là Corneille en était à composer son Œdipe ? Ce n’était donc pas l’encombrement de la scène qui l’obligeait à faire de nécessité vertu, je veux dire à subir les trois unités, sous peine de ne pouvoir pas être représenté. Si l’habitude s’accréditait de raisonner de la sorte et de chercher ainsi les plus petites causes aux plus grands effets, on en arriverait à prétendre que la liberté du drame de Shakespeare procède uniquement de l’indulgence du public de son temps. Mais je ne croirai pas aisément que l’on m’ait expliqué pourquoi le décor de Macbeth ou du Roi Lear changeait trente fois en cinq actes, parce que l’on aura constaté qu’il y suffisait d’un écriteau portant à volonté l’inscription ; « Ceci représente un palais », ou : « Ceci représente une forêt132 ». L’une et l’autre raison, sans doute, peuvent avoir leur valeur, mais ce sont de bien petites raisons.

Il en est une, plus générale, plus littéraire surtout : c’est que pour peindre des caractères il est à peine besoin des secours extérieurs, du décor, du costume, des jeux et des coups de théâtre. Si Corneille a maudit plus d’une fois le pédantisme des d’Aubignac et la règle des trois unités, Corneille avait raison, parce que, dans un système dramatique où les situations décident des caractères, les d’Aubignac sont d’impertinents censeurs, et la règle n’est plus qu’une entrave. Mais si Molière et Racine ont accepté cette règle, s’ils l’ont subie sans se plaindre, ils avaient raison encore, parce que dans leur système dramatique le caractère décidait, engendrait, créait les situations. Parmi les injustes et déplaisantes observations de Schlegel sur le théâtre français, il en est une qui ne laisse pas d’avoir un fonds de vérité : c’est quand il reproche à l’Avare de Molière de réunir en soi toutes les variétés de l’avarice et, selon lui, jusqu’à celles qui devraient s’exclure133. En effet l’Avare fut composé très vite, nous le savons, et nous pouvons y saisir Molière en flagrant délit d’invention. Il voulait peindre l’avarice, il a donc rassemblé tous les traits qui pouvaient convenir à sa peinture, et déterminé toutes les situations qui devaient donner à l’abstraction du type le relief et la vie ; mais il n’a pas eu le temps de mettre à son tableau la dernière main, d’exercer sur ces éléments l’ordinaire sévérité de son choix, de concilier et de fondre les contradictions : de là je ne sais quoi d’incohérent, et l’infériorité relative du caractère d’Harpagon. Telle est sa « technique » ordinaire, telle est aussi la « technique » de Racine. Il a d’ailleurs des qualités d’ampleur que Racine ne possède pas, comme Racine a des qualités qui manquent à Molière ; la question n’est pas là. Le tout est de bien voir que leur système dramatique est le même, que les règles posées par Boileau n’en sont que la traduction didactique, et que, si Boileau, certainement, a tort d’y voir le seul système dramatique possible, il ne reste pas moins que ce système a produit des chefs-d’œuvre et que, pour en juger, il faut commencer par en connaître les lois.

La différence est si profonde, le système de Racine et de Molière est si distinct du système de Corneille, que vers les dernières années du xviiie  siècle, quand les novateurs, menés par Diderot, essayeront de secouer la domination que le souvenir de Molière et de Racine exerce encore sur le théâtre français, la formule de Saint-Évremond deviendra leur mot d’ordre. Parcourez les longs commentaires explicatifs, justificatifs et laudatifs que Diderot a mis en tête de son Fils naturel et de son Père de famille. « Subordonner les caractères aux conditions », tel est, selon lui, le progrès que le xviiie  siècle doit accomplir sur celui qui l’a précédé. « C’est aux situations à décider des caractères », voilà ce qu’il ne cesse de proclamer sur tous les tons, ce qu’il tente lui-même de prêcher d’exemple, ce qu’il considère enfin comme la devise d’une révolution qui renouvellera l’art dramatique. Ce sont aussi les expressions de Grimm dans sa Correspondance. Les situations ou conditions d’abord, les caractères ensuite, et les caractères décidés par les situations. Diderot a échoué, comme on sait ; Sedaine a presque réussi ; quelques années plus tard, au grand dommage de la littérature et du goût, Beaumarchais a triomphé.

Loin de nous la pensée de comparer un seul tant ce grand et noble Corneille à quelque homme que ce soit du xviiie  siècle. Un poète est toujours poète, et dans le xviiie  siècle tout entier vainement chercheriez-vous l’ombre d’un poète. Il est permis toutefois d’indiquer le rapprochement. La théorie de Diderot, c’est bien la théorie de Corneille ou du moins la théorie de Saint-Évremond et de ses contemporains, un poète comme l’auteur du Cid, étant toujours fort au-dessus et par conséquent un peu en dehors des théories. Et cette théorie, à cent ans d’intervalle, par Saint-Évremond comme par Diderot, c’est bien contre Racine et contre Molière que nous la voyons dirigée. Je n’en veux d’autre preuve que ce passage de Grimm rompant une lance pour Sedaine : « Si l’on était curieux de se faire lapider par la canaille des beaux-esprits (la canaille, c’est tout ce qui n’est pas de l’avis de Grimm), on leur prouverait que, sans rien diminuer de l’admiration pour le génie de Molière, la véritable comédie n’est pas encore créée en France 134. » À plus forte raison la tragédie.

Examinerai-je maintenant la question de savoir quelle était, de la conception dramatique de Corneille ou de Racine, la plus voisine de la perfection ? C’est une vieille querelle, une querelle oiseuse vraisemblablement, et peut-être impossible à trancher. À une certaine hauteur, ne peut-on pas dire que les règles s’évanouissent en quelque sorte, et devant la critique toutes les belles œuvres ne sont-elles pas égales ? C’est ici qu’il faut se souvenir de la leçon de Molière et ne pas discuter son plaisir ou chicaner son émotion. Il serait puéril de mettre Polyeucte d’une part, Athalie de l’autre, et de se demander gravement si c’est Athalie qu’il faut préférer à Polyeucte, ou Polyeucte que l’on mettra décidément au-dessus d’Athalie. Et puis, commençons d’abord par sentir et par comprendre toute la beauté de Corneille et de Racine ; il sera temps alors de disserter, de peser, et de donner des rangs. En attendant, c’est l’humeur, c’est le goût de chacun, ce sont nos sympathies personnelles qui décident et qui peuvent seules décider. Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’œuvre de Corneille, avec toutes ses imperfections de détail, est plus variée que l’œuvre de Racine, d’un effet plus sûr et plus soudain à ta scène, que l’inspiration surtout en est plus haute, plus généreuse, plus élevée au-dessus de l’ordre commun et des conditions ordinaires de la vie ; mais qu’il en coûte de l’avouer au sortir d’une lecture de Racine !

Je crois en avoir assez dit pour expliquer brièvement d’où sont venues ces hostilités que Racine, avec tout son génie, ne put jamais complètement réduire au silence. Entre Racine et ses ennemis, j’entends ceux qui sont dignes que l’histoire les nomme et les discute, ce n’étaient pas seulement des questions de personnes, c’était une question de doctrine qui se débattait. C’est pourquoi les ennemis de Racine furent aussi les ennemis de Molière et les ennemis de Boileau. Mais Boileau, plus habile, ne mourut pas en 1673 comme Molière, il ne mourut pas en 1699 comme Racine : il sut durer. Il demeura debout, pour une génération nouvelle, comme le presque unique représentant du grand siècle, comme le dernier survivant de tant de grands hommes, et c’est alors qu’il conquit cette pleine autorité dont on a si souvent depuis et si vainement essayé de le déposséder. C’est alors que ses jugements prirent force de loi, qu’il vengea ses illustres amis, et que, devenu vraiment l’arbitre des lettres, il continua de leur rendre, après leur mort, les mêmes offices, les mêmes services de généreuse amitié que pendant leur vie.

Que maintenant Racine, dans les luttes qu’il soutint, n’ait pas toujours fait preuve de patience et de modération, il peut être pénible, mais il est loyal de l’avouer. On regrettera toujours, pour la dignité des lettres et l’honneur d’un grand nom, qu’il ait si cruellement maltraité Corneille, comme on regrettera toujours que, après avoir en quelque façon débuté sous les auspices de Molière, il se soit brouillé brusquement et sans juste cause avec lui. Je voudrais pourtant que l’on fût équitable et que l’on divisât les reproches. Rappelons donc que Racine, le Racine presque inconnu dont Molière avait joué la Thébaïde, lui donna son Alexandre et, mécontent des acteurs de Molière, le retira du Palais-Royal pour le porter à l’hôtel de Bourgogne, enlevant du même coup à Molière Mlle du Parc, sa meilleure actrice. Mais rappelons aussi que, lorsqu’Andromaque parut et remporta d’abord ce succès de popularité qui balance dans l’histoire du siècle le succès même du Cid, Molière accueillit et joua sur son théâtre la très mauvaise et très malveillante parodie que, sous le titre de la Folle Querelle, en fit le très envieux et médiocre Subligny. Rappelons encore la préface de Britannicus et celle de Bérénice. Rappelons à l’égard de l’auteur d’Agésilas et d’Attila la vivacité d’impertinence et la hauteur d’orgueil de Racine ; mais rappelons aussi tant de mots blessants de Corneille, et cette phrase qu’il ne craignit pas de prononcer en pleine Académie, Racine étant présent : « qu’il ne manquait au Germanicus de M. Boursault, pour être achevé, que de porter le nom de M. Racine ». Par malheur, on dirait que les ennemis de Racine ne sont pas tous morts avec lui. Jusque de nos jours, on est volontiers injuste, injuste pour son œuvre, injuste par sa mémoire. Et je sais tels écrivains qu’il ne faudrait pas pousser beaucoup pour qu’ils lui fissent un crime de sa conversion. Sans doute il eût mieux fait, comme cet inimitable artiste, vrai bohème du xviie  siècle, franc égoïste d’ailleurs, que nous continuerons pourtant d’appeler « le Bonhomme », de ne se convertir qu’à son lit de mort, mais il crut qu’il était décent de ne pas attendre pour quitter le monde que le monde l’eût quitté. Peut-être qu’après tout ce n’est pas de quoi le honnir.

Voltaire135

C’était en 1739, non plus aux premiers jours, mais dans la première ardeur encore de cette mémorable correspondance entre un prince royal de Prusse et le plus fameux des beaux esprits français d’alors. Tantôt de Berlin et tantôt de Rheinsberg à Cirey, l’ordinaire entretenait un commerce de coquetterie, réglée. Jamais amants du bel air, dans les ruelles d’autrefois, n’avaient échangé compliments plus galants, déclarations plus précieuses, ni madrigaux plus passionnés. Frédéric était vraiment jaloux de l’incomparable Émilie, qu’il appelait d’ailleurs un peu cavalièrement « la du Châtelet » ; et Voltaire maudissait par avance les grandes affaires, les soucis d’État, qui tôt ou tard menaçaient de ravir son prince aux lettres, aux petits vers, à la philosophie. En ce temps-là, le futur conquérant de la Silésie, le héros cauteleux et retors qui devait un jour démembrer la Pologne, s’exerçait à réfuter Machiavel, en attendant l’heure propice, l’heure prochaine de le commenter par la politique et les armes. Et le même rare écrivain dont on a conçu l’étrange fantaisie de faire l’un des ancêtres de notre démocratie égalitaire fatiguait la souplesse de sa plume à chercher, pour un amour-propre royal, des flatteries inédites et des adulations qu’il n’eût encore prodiguées dans l’antichambre d’aucun cardinal-ministre ou dans le boudoir d’aucune favorite régnante. Macaulay, que les usages de la franchise anglaise dispensent ici de ménager les termes, a cru devoir recommander quelque part la lecture de cette correspondance aux habiles gens qui voudraient « se perfectionner dans l’art ignoble de la flatterie136 ». Qui sut en effet mieux flatter que Voltaire, plus hardiment et plus ingénieusement à la fois ? Les plus renommés courtisans du grand roi, les La Feuillade, les Dangeau, les d’Antin, auprès de lui ne sont que des novices, fades complimenteurs, apprentis dans un art qui ne fait que de naître ; et les pires tribuns du peuple, adulateurs grossiers, n’ont jamais trouvé pour louer l’idole aux cent têtes, qu’ils méprisent autant qu’ils la redoutent, des accents plus pénétrants ni des traits d’une éloquence plus persuasive, que Voltaire pour célébrer le « Trajan » qui régnait à Versailles, le « Salomon » du Brandebourg, ou sa rivale de pouvoir et de gloire, la « Sémiramis » du Nord. Mais il faut dire aussi que ni Sémiramis ni Salomon ne demeuraient en reste, et on l’oublie quelquefois. Il n’a été donné ni à tous les rois, ni à toutes les impératrices d’avoir dans leur jeu politique un Voltaire : ceux-ci du moins, « Luc et Catau », comme il les appelait dans ses moments de gaieté familière, eurent sur « Trajan » cette supériorité de savoir s’en servir. Ils trompèrent ce grand trompeur ; et, sous la plume du philosophe, les douloureux partages de 1772 devinrent pour l’Europe des encyclopédistes une époque dans l’histoire du fanatisme et une ère dans l’histoire de la tolérance137.

Ce qui semble avoir émerveillé d’abord, conquis et enchanté Frédéric, c’est précisément ce qui n’a pas cessé ni ne cessera d’étonner la postérité, non pas un livre ou une tragédie, Zaïre ou Charles XII, mais la diversité, l’ubiquité, l’universalité de Voltaire. « Je doute, lui écrivait-il, s’il y a un Voltaire dans le monde : j’ai fait un système pour nier son existence. Non assurément, ce n’est pas un seul homme qui fait le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers. Il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poètes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide, et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande138. » On ne saurait plus agréablement flatter, ni d’ailleurs mieux dire. En vérité, qu’un seul homme ait pu suffire à tant de soins et d’occupations si diverses, une seule tête à tant d’idées, une seule main à tant d’œuvres, rien de semblable encore ne s’était rencontré ni depuis ne s’est retrouvé dans l’histoire, non pas même en la personne de Samuel Reimarus, quoi que l’illustre docteur Strauss ait essayé d’en faire accroire à Son Altesse royale Alice, princesse de Grande-Bretagne et d’Irlande139. Et en effet, quel genre n’a pas abordé Voltaire ? Quelle tâche n’a pas entreprise et menée jusqu’au bout sa prodigieuse activité ? Sans doute moins profond que ceux-ci ; nullement poète, si l’on veut, en dépit de quinze ou vingt volumes de vers ; moins bienfaisant surtout que ceux-là ; mais combien supérieur à tous, et sans en excepter les plus grands, par la multiplicité des œuvres, la mobilité du génie, et surtout l’étendue d’influence exercée sur son temps !

Toutefois, on n’a besoin d’y regarder ni longtemps ni de très près pour soupçonner que cette grande activité n’a pas été véritablement féconde, ni même cette influence aussi souveraine qu’on le croirait d’abord. Car, sous tant de formes changeantes et sous tant d’aspects contradictoires, il n’est enfin et toujours qu’un seul Voltaire en scène. C’est comme un premier moment de surprise, d’éblouissement, d’illusion. Vingt personnages : un Newton, un Corneille, un Thucydide, un Catulle, selon le mot de Frédéric, ajoutons un homme du monde et presque un grand seigneur, un bel esprit de salons et de ruelles, un courtisan, un diplomate, un traitant, un journaliste, que sais-je encore ? un fabricant de bas de soie, de montres de Genève, un fondateur de villes, passent tour à tour sous nos yeux, mais,

… Variæ eludunt species atque ora…,

ce sont autant de déguisements qu’avec une inimitable prestesse le même acteur a revêtus tour à tour, non pas précisément par amour de son art, ni pour le plaisir du déguisement, mais pour entendre monter à son oreille le murmure caressant des approbations mondaines et le tumulte des applaudissements populaires.

La société plus que libertine du Temple ou la cour licencieuse du régent demandent un poète lauréat, comme on dirait en Angleterre, ou, comme dit le régent, « un ministre au département des niaiseries » ? Trop heureux de racheter à ce prix ses premières incartades, le fils du bonhomme Arouet fait son entrée dans le grand monde par cette porte basse. Un public parisien, le plus amoureux de théâtre qu’il y ait peut-être jamais eu dans l’histoire d’aucune littérature, cherche un auteur favori qui remette en honneur l’antique tragédie, tombée de Pradon en Campistron et de Campistron en Lamotte ? L’auteur d’Œdipe entre en lice, et fait bruyamment valoir ses titres à l’héritage vacant. Les derniers tenants d’une vieille querelle se lamentent et déplorent qu’à l’éternel Homère des anciens les modernes ne puissent opposer un seul poète épique ? Voltaire compose la Henriade, et prend la peine lui-même d’en démontrer les beautés au lecteur français dans son Essai sur le poème épique. Les gens du monde et les femmes de cour se plaignent de ne pouvoir supporter la lecture de l’histoire dans les lourds in-folio de Scipion Dupleix ou de Mézeray ? L’Histoire de Charles XII paraît, qu’on se dispute comme un roman, suivie bientôt du Siècle de Louis XIV et de l’Essai sur les mœurs. Le goût de la science et de la philosophie se répand, le siècle entier tourne à la physique, et les marquises donnent à la géométrie tout ce que les pompons et l’amour leur laissent de loisir ? Le châtelain de Cirey chante en vers les cieux de Newton et disserte en prose, tout à fait savamment, sur la Nature du feu. Le vent souffle à l’économie politique et la nation se met à disserter sur les grains ? Il écrit l’Homme aux quarante écus et raisonne sur le produit net. L’irréligion gagne et de jour en jour se propage ? Il écrit son Dictionnaire philosophique et lance le célèbre mot d’ordre. La Révolution se prépare ? Les brochures succèdent aux brochures, les pamphlets aux pamphlets, et c’est encore lui, lui toujours, lui partout qui porte les premiers coups. Ai-je bien dit : les premiers coups ? Non ; car, partout et toujours, il attend qu’un courant d’opinion se dessine, et que, de la complicité du public, il puisse ainsi retirer un surcroît de gloire et de popularité : le plus impitoyable railleur, le plus insolent, le plus audacieux si vous ne regardez qu’à ses œuvres, mais le plus prudent des hommes, d’autres ont bien pu dire, comme la duchesse de Choiseul, « le plus poltron et le plus bas140 », si vous ne regardez qu’aux circonstances de leur publication.

Dans leurs histoires de la littérature française, assez d’autres ont rendu justice au grand écrivain, modèle et désespoir de tous ceux qui l’ont suivi. C’est l’homme que nous voudrions essayer de montrer ici, le plus habile à gouverner la plus étonnante fortune littéraire qui fût jamais, le plus âpre à défendre les prérogatives de sa royauté philosophique une fois conquise, et qui, pour tout dire en deux mots, des innombrables abus de l’Ancien Régime n’en attaqua pas un seul qu’il n’en eût tiré lui-même, d’abord, tout le profit qu’on en pouvait tirer. Le chef-d’œuvre de Voltaire, c’est peut-être encore sa vie.

I

« Je ne dirais pas ici qu’Arouet fut mis à la Bastille pour avoir fait des vers très effrontés, sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde lui ont fait141. » Qui ne connaît cette mention sommaire et dédaigneuse, la moins dédaigneuse des deux, jetée par Saint-Simon dans ses Mémoires, entre la nouvelle du mariage d’un marquis d’Harcourt avec une demoiselle de Barbezieux, et le souvenir, orgueilleusement détaillé, de la mort d’un palatin de Birkenfeld, ami du noble duc ? C’est de là, de ce premier embastillement, que date pour nous l’histoire de Voltaire.

De nombreux auteurs ont pris assez inutilement la peine de nous raconter les premières équipées de l’enfant de famille, ses premières amours avec la demoiselle Olympe Dunoyer, ses premiers vers, pour « un invalide » ou pour sa tabatière confisquée par le P. Porée, ses succès de collège et sa première éducation, sans oublier la discussion de ce point important : si François-Marie Arouet naquit le 20 février ou le 22 novembre 1694, à Paris ou à Châtenay. Mais c’est peut-être une plaisanterie que d’écrire à l’occasion de Voltaire une biographie du P. Tournemine. Je ne vois même pas qu’il nous intéresse beaucoup de remonter la généalogie des Arouet jusqu’en 1525 et jusqu’à Jacqueline Marcheton, femme d’Hélénus Arouet, tanneur à Saint-Jouin-de-Marnes. Parmi tant de détails, aussitôt oubliés qu’appris, un seul vaut la peine d’être retenu : c’est qu’Arouet, fils d’Arouet, payeur des épices à la Chambre des comptes, eut pour parrain l’abbé de Châteauneuf, qui le mena de bonne heure chez la vieille Ninon de L’Enclos et l’introduisit quelques années plus tard dans la société du Temple, lisez : dans la dangereuse camaraderie des Vendôme et des Chaulieu.

L’enfant n’était pas encore « décrassé » ; le nom bourgeois de son père ne l’importunait pas encore comme un fâcheux souvenir de roture. Au surplus, si modeste que fût son origine, c’était assez qu’elle ne fût pas la plus basse pour qu’il en ait toujours porté très haut l’orgueil. Quand il avait traité quelqu’un de ses ennemis de « fripon de la lie du peuple », il semblait que ce fût à ses yeux la suprême injure, ou quand il pouvait l’appeler « maçon, fils et petit-fils de maçon142 ». Il était maigre, long, sec et décharné : ce sont ses propres expressions143 ; l’air d’un satyre ajoute un rapport de police144. Le front était haut ; les yeux étincelaient de malice ; les lèvres, minces, fines, serrées, semblaient dessinées pour le sarcasme ; le buste inclinait légèrement en avant, comme déjà prêt à l’attaque. Toute sa personne, aisée, soignée, coquette, « parfumée à l’essence de girouffle145 », avec des recherches et des élégances féminines, respirait le désir de plaire, et la liberté, la vivacité familière d’un homme né pour le monde. Rien qu’à voir sa physionomie, « naturellement insolente », — le mot est de lui, — dès qu’on avait entendu le son de cette voix, habile à toutes les inflexions, mais pourtant jusque dans l’éloge imperceptiblement ironique, on devinait un maître passé dans cet art difficile et aristocratique de la conversation mondaine qui fut le triomphe des salons du xviiie  siècle. Il n’en ignorait pas le pouvoir ; et longtemps après, quand il avait bien quelque droit de se comparer intérieurement aux plus illustres du siècle précédent, ce n’était pas sans complaisance qu’il rappelait leur gaucherie, leur sécheresse d’entretien, la triste figure qu’ils faisaient sitôt qu’ils posaient la plume : « Mon père avait bu avec Corneille ; il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu146 » ; ou encore : « Ma mère, qui avait vu Despréaux, disait de lui que c’était un bon livre et un sot homme147 ».

Il ne tirait pas une moindre vanité de ses manières et de son éducation lorsque plus tard, au fort de ses querelles avec Jean-Jacques, parmi les plus violentes injures et les plus odieuses provocations, il rappelait durement à l’auteur de l’Émile, ou plutôt au fils de l’artisan de Genève, que, « pour élever un jeune homme, il faudrait avoir été soi-même honnêtement élevé148 ». Et, en effet, pour lui, bien différent d’un tel rustre, nulle part il ne se sentait plus à l’aise, ni mieux inspiré qu’au milieu du mouvement, de l’agitation, du tourbillon des élégances mondaines et des plaisirs aristocratiques ; à Saint-Ange, chez les Caumartin, à Vaux-Villars, chez la plus séduisante et la plus coquette des maréchales ; à la table des grands seigneurs et des rois philosophes ; dans la libre et nombreuse intimité des actrices à la mode ou des grandes favorites, roulant avec le torrent des courtisans dans les galeries de Versailles ou de Fontainebleau « comme un petit pois vert, nous dit Piron, dans son style haut en couleur comme un cru de Bourgogne, comme un petit pois vert à travers des flots de Jean Fesse149 » ; ou bien encore, aux jours de première représentation, quand il allait, comme le Gabriel Triaquero du roman de Lesage, « de loge en loge, présenter modestement sa tête aux lauriers dont les seigneurs et les dames s’apprêtaient à la couronner150 ».

C’est bien son élément. Tout ce qui brille l’attire, le fixe et le retient. Sans doute il a failli se fourvoyer d’abord. Dupe de son inexpérience, il a cru, par une illusion commune à la jeunesse, que l’opposition, — si ce mot peut avoir un sens vers 1716, — menait à la fortune, que la satire et l’épigramme étaient le plus court chemin vers la réputation et vers la gloire. Mais comme il en est promptement et pour longtemps revenu ! Comme il a su réparer, racheter son erreur ! avec quelle souplesse et quelle sincérité ! C’est à peine s’il sort de la Bastille qu’il dédie son Œdipe à Madame, duchesse d’Orléans, avec quelle grâce dans le mensonge et quelle dignité spirituelle dans la flatterie ! « Si l’usage de dédier ses ouvrages à ceux qui en jugent le mieux n’était pas établi, il commencerait par Votre Altesse Royale151. » Au régent, il demande avec une humilité touchante « de vouloir bien entendre quelque jour des morceaux d’un poème épique sur celui de ses aïeux auquel il ressemble le plus152 ». Il fait mieux : il s’insinue dans la société des roués et des maîtresses du prince ; il rend service ; et pour ces fêtes quelque peu scandaleuses qui font gronder d’indignation bourgeoise les Marais et les Barbier, c’est lui qui s’offre à composer les petits vers dont la jolie Mme d’Averne ou toute autre régalera l’oreille du maître153. Ainsi le veut le destin d’Arouet : il est né courtisan. Il a des madrigaux pour Mme d’Averne ; il en aura pour Mme de Prie, la plus spirituelle de ces maîtresses déclarées dont l’histoire galante côtoiera l’histoire politique du xviiie  siècle jusqu’au jour où Mme de Pompadour les confondra l’une dans l’autre : il en aura pour la duchesse de Châteauroux ; il en aura pour Mme de Pompadour à son tour ; âgé de quatre-vingts ans, il en aura pour la du Barry :

C’est aux mortels d’adorer votre image !
L’original était fait pour les dieux154.

Les dieux ! Louis XV et ses prédécesseurs, sans doute ; le comte du Barry peut-être ; et la légion des amants de la « Belle Bourbonnaise » ! Le patriarche de Ferney n’y regardait pas de si près. Il avait de bonne heure médité cette leçon de la duchesse de Bourgogne que sous les reines ce sont les hommes qui gouvernent, mais que ce sont les femmes sous les rois, … et sous les régents. Il poursuivait à la fois fortune, honneurs, et popularité. Il allait donc tout ensemble à la popularité par les lettres, — par le théâtre surtout, dont les succès l’enivraient encore jusque dans sa vieillesse, — il allait aux honneurs par les favorites et les ministres, à la fortune par les traitants.

Il y avait un personnage en effet qu’en ce temps-là — le temps de la jeunesse, des généreux enthousiasmes, et des folles indignations — l’auteur d’Œdipe et de Marianne flattait encore plus effrontément qu’il ne faisait aucune maîtresse : c’était le cardinal Dubois, qu’il ne balançait pas à louer, en vers155, par-dessus le cardinal de Richelieu lui-même, et qu’il suppliait plus humblement, en prose, « de l’employer à quelque chose156 ». Bien plus, à force de zèle, il provoquait les bontés de l’Éminence et lui donnait un premier échantillon de ses talents de policier diplomatique en déterrant — sans en avoir été prié d’ailleurs — quelques renseignements sur un obscur comparse de la finance et de la politique, « Salomon Lévy, juif, natif de Metz157 ». Il se croyait né pour la diplomatie ; et le même homme qui plus tard, dans la seconde préface de Zaïre, devait louer à si grand fracas un cabinet britannique d’avoir fait du marchand Falkener un ambassadeur à Constantinople, savait bien que dans le siècle précédent ni les Colbert ni les Louvois n’avaient grandi sur les genoux d’une duchesse. Il savait bien que Dubois lui-même, fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, avait fait du comédien Destouches un chargé d’affaires à Londres de Sa Majesté Très-Chrétienne ; et n’était-il pas, lui, Arouet, de petite robe, mais pourtant de robe ? En 1784, ces coups d’encensoir à Dubois ne laissèrent pas que d’embarrasser les éditeurs de Kehl, — Decroix, Condorcet, Beaumarchais. Ils mirent donc une note aux vers de Voltaire, comme quoi « Fontenelle et Lamotte avaient loué Dubois avec autant d’exagération ». Le plaisant argument ! et là-dessus, pourtant, tous éditeurs, commentateurs et biographes de renchérir à l’envi : c’était une dure nécessité du temps, nous dit-on, que ces flagorneries de style aux puissances du jour ; l’homme de lettres, à peine émancipé de sa condition subalterne, avait encore besoin d’appui, de protecteurs, de patrons influents, des faveurs du pouvoir ; et tel était le prix enfin dont il fallait payer la liberté de penser, ou du moins la permission de parler à peu près comme on pensait. On oublie que ni nos grands hommes du xviie  siècle n’ont rabaissé leur talent à ces honteux usages ; ni les Montesquieu, ni les Buffon, ni les Rousseau, ni les Diderot, ni les d’Alembert eux-mêmes au xviiie  siècle. Pourquoi donc le seul d’entre tous qui s’est dérobé derrière l’anonyme toutes les fois qu’il y avait quelque danger à courir serait-il redevable à dissimuler sa bassesse naturelle sous cette mensongère excuse ? Mais le vrai, c’est que pour Voltaire le soin de sa dignité ne venait qu’après celui de sa fortune, — comme le souci de son art ne passait qu’après celui de sa popularité.

Parfois sans doute, il lui est arrivé, dans sa longue carrière, de sentir le démon de l’artiste ou du poète s’éveiller, s’agiter, se démener en lui, quand il composait Zaïre, par exemple, ou Tancrède. On n’a pas impunément reçu de la nature tant de dons prodigieux : la plus rare et la plus rapide faculté d’assimilation qui fût peut-être jamais, l’intelligence la plus ouverte et la plus curieuse, la plus brillante imagination, la sensibilité la moins profonde, il est vrai, mais la plus irritable et la plus prompte, l’esprit le plus étincelant, le goût le plus difficile et le plus exquis, la plume enfin la plus souple, également facile, également agile dans le vers et dans la prose. Voltaire a donc écrit quelquefois pour la postérité.

Chose singulière ! qu’il n’ait pas laissé peut-être de monument plus durable de sa gloire poétique que ce même théâtre, tant applaudi jadis, aujourd’hui beaucoup trop et injustement dédaigné. Car c’est bien là que, sont les chefs-d’œuvre du talent poétique de Voltaire, et plutôt que dans la Henriade, ou dans les Épîtres, ou même dans les Discours sur l’homme, ou dans ces poésies légères, si souvent déparées par de singulières inadvertances de goût, d’étranges grossièretés de langage158, que d’ailleurs il lui déplaisait, pour beaucoup de raisons, de voir figurer dans la collection de ses œuvres, et dont il disait, sans mentir : « Je suis bien fâché qu’on ait imprimé : Ce qui plaît aux dames et l’Éducation d’une fille ; c’est faner de petites fleurs qui ne sont agréables que quand on ne les vend pas au marché159. » Mais l’intrigue de quelques-unes de ses tragédies, mais les catastrophes de Zaïre, de Tancrède ou d’Alzire sont parmi les plus romanesques et pourtant les plus dramatiques, les plus sincèrement et les plus fortement émouvantes qu’il y ait à la scène. Nous avons ici trop aisément accepté le jugement haineux de Lessing. Zaïre ne vaut pas Othello, et Sémiramis ne soutient pas la comparaison d’Hamlet, mais il ne faut pas le dire trop haut, ni se moquer trop bruyamment de la tragédie de Voltaire, quand on est soi-même, ou qu’on sera, l’auteur de Nathan le Sage et d’Émilia Galotti.

Malheureusement, pour quelques œuvres conçues dans un éclair d’inspiration poétique, portées avec amour, enfantées dans la fièvre de l’enthousiasme et dans l’orgueil de la fécondité, combien d’Œdipe improvisés au sortir du collège, pour se donner l’honneur d’une victoire facile sur le vieux Corneille ! de Mort de César pour faire la leçon à Gilles Shakespeare ! ou, — s’il est permis de le nommer après ces grands noms, — combien de Catilina pour éclipser les inoffensifs succès des dernières œuvres de Crébillon, pour montrer qu’on pouvait ébaucher en huit jours ce que Crébillon avait mis plus d’un quart de siècle à élucubrer160 ! C’est bien ici le vrai Voltaire, le Voltaire tout en nerfs et tout en vanité, jaloux de tous les applaudissements qui ne vont pas à lui, le Voltaire que la popularité de Jean-Jacques empêchera de dormir, le Voltaire qui n’oubliera jamais l’inquiétude que lui avait donnée le succès de l’Esprit des lois, et qui dans ses derniers jours n’hésitera pas à mettre publiquement au-dessus de Montesquieu le chevalier de Chastellux161 et son livre de la Félicité publique.

Dans ce grand monde qu’il fréquentait, ce n’était pas seulement des satisfactions d’amour-propre que poursuivait le poète. S’il recherchait des amitiés illustres, il ne négligeait pas, entre temps, de contracter des amitiés utiles. Car ce grand homme était un homme d’argent, très soigneux de ses intérêts, très habile à les défendre, et même âpre à les faire valoir. Lui reprocher ce soin de sa fortune serait une pure sottise : il hérita de son père 5 000 ou 6 000 livres de rente ; il en possédait 80 000 vers 1740 ; il en laissa près de 160 000 à sa mort : les dieux en soient loués ! Il n’est pas nécessaire à la bonne ordonnance d’une société civilisée que les lettres conduisent leur homme à l’hôpital. Peut-être même importerait-il à la dignité de tous que ni poètes ni prosateurs n’eussent jamais vécu, ceux-ci, plus besoigneux ou avides, aux gages du libraire, et ceux-là, plus vaniteux ou moins patients au travail, dans la domesticité du grand seigneur et dans la clientèle du financier. Et puis, Voltaire a aimé l’argent, non pour l’argent, ni même pour les plaisirs ou pour le luxe qu’il procure, mais comme voie abrégée de parvenir à tout, c’est-à-dire pour l’indépendance que garantit la fortune, et ce droit de tout oser impunément qu’on lui reconnaissait déjà dans le xviiie  siècle162.

Trop de petitesses et de vilenies, qu’il est aussi facile que superflu de relever dans l’histoire de son ménage, témoignent donc plutôt de la vivacité de ses nerfs ou de l’âcreté de sa bile que de son avarice et de sa cupidité. Car enfin, cet homme si préoccupé de son temporel, et que vous eussiez jugé « si curieux du denier dix », ouvrait volontiers sa bourse, et qui voulait y puisait. Je ne parle même pas de cette hospitalité de Ferney, libéralement ouverte à tout venant ; ce n’était là qu’une nécessité d’état, en quelque sorte, une manière de tenir son rang, d’étendre son influence, d’affirmer sa royauté littéraire. Mais il aimait à rendre service ; et la preuve en est écrite à chaque page de sa volumineuse correspondance. Il prêtait, il donnait ; ses droits d’auteur, pour l’ordinaire, il en faisait présent aux comédiens, à quelque ami besoigneux, comme Thiriot, à quelque jeune écrivain d’espérance ; d’Arnaud, Marmontel, La Harpe. Ses lettres à l’abbé Moussinot sont semées de phrases comme celles-ci ; « Quand d’Arnaud vient emprunter trois francs, il faut lui en donner douze163 » ; ou encore ; « Je vous prie, si vous avez de l’argent à moi, de donner cent livres à M. Berger, qui vous rendra cette lettre, et, si vous ne les avez pas, de vendre vite quelqu’un de mes meubles pour les lui donner ».

Ce que l’on peut dire seulement, ce qu’il faut dire, c’est que, quant aux moyens qu’il prit d’édifier cette grosse fortune, Voltaire fut bien l’homme qu’il était en tout, tirant lui-même les marrons du feu, sauf ensuite à crier au voleur quand il était une fois rassasié. Ce grand redresseur de torts, courtisan des frères Pâris, gagna leur faveur en commettant contre la Chambre de justice, instituée dès les premiers jours de la régence pour « faire rendre gorge aux traitants », selon l’expression consacrée, une ode plus plate que les plus plates de Jean-Baptiste Rousseau164. Ce fut même à titre de client des Pâris qu’il eut le bonheur d’échapper à cette fièvre de l’or que Law inocula deux ans à la nation tout entière. Ce qui ne l’empêchait pas, dans sa vieillesse, de commencer ses histoires de voleurs par la phrase devenue légendaire : « Il était une fois un fermier général… », et de flétrir éloquemment, avec une heureuse réminiscence de collège, ces premiers patrons de sa fortune :

Et Paris, et fratres, et qui rapuere sub illis165.

Ce grand railleur des financiers, de la ferme et de la maltôte, il traversa le « corridor de la tentation166 », et commença par tripoter dans les vivres et les fournitures militaires, s’interposant dans les marchés, brassant ces sortes d’affaires que l’on négocie sous le manteau, recevant force pots-de-vin, et tondant de près les fournisseurs que lui livraient ses bons amis de cour. Si l’infanterie de Rosbach n’avait « ni subsistances ni souliers », si la cavalerie « manquait de bottes », et si l’armée ne vivait enfin que de « maraudes exécrables », — c’est un ministre qui parle ainsi167, — n’est-il pas plaisant d’apprendre que Voltaire en a sa part de responsabilité ? Bien plus, l’auteur de l’Homme aux quarante écus fut une façon d’accapareur en son temps, et, comme un simple roi de France, il spécula sur les grains, c’est-à-dire, sinon sur la famine, au moins sur la disette168. En vérité, j’aimerais mieux, pour sa réputation et sa bonne odeur de probité, qu’il eût rançonné ses libraires. Sans doute il prêtait beaucoup, mais aux grands seigneurs par préférence, et sur bonne hypothèque ; des Guise, des Richelieu figurèrent parmi ses débiteurs ; — et l’on doit à la vérité de convenir qu’ils ne payaient pas leurs arrérages avec une très scrupuleuse exactitude. Les apologistes de parti pris n’insistent guère que sur ce chapitre des opérations de Voltaire. Mais le capital que plaçait ainsi le grand homme, et qu’il plaçait généralement en rentes viagères, spéculant sur son apparence chétive et sur sa santé chancelante, peut-être fallait-il bien qu’il l’eût gagné quelque part, puisqu’il ne l’avait trouvé ni dans la succession paternelle, ni dans la représentation de ses pièces, ni dans la vente enfin de ses ouvrages. Il y a dans le Barbier de Séville une réplique célèbre : le comte Almaviva explique brièvement à Figaro le service qu’il rend à la morale en enlevant Rosine au docteur Bartholo. « Chef-d’œuvre de morale en vérité, monseigneur ! lui repart Figaro : faire à la fois le bien public et le bien particulier. » Voltaire a décidément excellé dans cet art délicat.

Je cherche en vain : de quelque côté que je regarde, je vois un homme qui tourne au vent du jour, d’ailleurs qui ne fréquente que chez les grands, qui ne prend ses amours mêmes que dans un monde aristocratique, et non plus un enfant, mais un homme de vingt-cinq ans sonnés, qui ne s’effraye guère de la quarantaine, pourvu seulement qu’elle soit portée par une maréchale de Villars. Du moins l’incomparable Émilie n’avait-elle que vingt-huit ans à peine quand ils nouèrent cette liaison célèbre. On connaît le portrait que nous en a laissé Mme du Deffand : « grande et sèche, le nez pointu, le visage aigu, deux petits yeux verts de mer, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées169 ». Mais elle avait été jadis aimée des Guébriant et des Richelieu : c’en fut assez pour l’homme dont on a si bien dit « qu’il eût donné tout son génie pour avoir de la naissance170 ». Car peut-être le fils d’Arouet, par désœuvrement et par oubli de grand seigneur qui se commet avec de petites espèces, eût-il bien aimé, mais à coup sûr il n’eût pas épousé cette Nanette, « pie-grièche et harengère », qu’épousa Diderot, et encore moins cette malheureuse fille de table d’hôte qui fut la Thérèse de Jean-Jacques. Eût-il seulement repoussé, comme le fit d’Alembert, l’insigne honneur d’être avoué publiquement le bâtard d’une chanoinesse de Tencin ? Ce que l’on sait du moins, c’est qu’il ne dépendit pas de lui de se donner un père de condition moins bourgeoise que le bonhomme Arouet et qu’il ne regarda pas, pour en répandre le bruit, à salir la mémoire de sa mère171.

Cependant il approchait de la quarantaine. Il était déjà célèbre, mais, malgré ses efforts et beaucoup de bassesses, toujours assez mal en cour ; illustre, si l’on veut, mais encore discuté, mais encore balancé même sur la scène française par Crébillon, par Marivaux ; fort répandu dans le plus grand monde, mais jugé sévèrement et parfois cavalièrement traité. C’est alors que, « las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits maîtres, des cabales des gens de lettres, du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature », — lisez : des auteurs de la foire qui parodiaient ses pièces et qu’on laissait faire, ou des feuillistes qui critiquaient ses vers et qu’on laissait dire, — il forma « la résolution d’aller passer plusieurs années à la campagne, pour y cultiver son esprit loin du tumulte du monde ».

Qu’il y eût bien quelque dépit ou même quelque découragement dans sa résolution, c’est ce que prouve sa correspondance. « Il vient un temps, écrit-il à Mlle Quinault, il vient un temps, aimable Thalie, où le goût du repos et le charme d’une vie retirée l’emportent sur tout le reste… Il faut une ivresse d’amour-propre et d’enthousiasme. C’est un vin que j’ai cuvé et que je n’ai plus envie de boire172 » Mais il s’y mêlait plus de calcul encore que de dépit sincère ou de philosophie, et moins d’amour certainement pour Émilie que de politique. Voltaire savait le monde, il connaissait la vie, il avait une expérience déjà longue des hommes, des mœurs, de la société de son temps et de son pays. Il se flatta que l’éloignement lui rendrait en considération ce qu’il sacrifiait en partant de popularité banale, et c’est pourquoi, « n’ayant besoin ni pour sa fortune (elle était faite) de cultiver ses protecteurs, ni de solliciter des places (on les lui refusait), ni de négocier avec des libraires173 » (qui le persécutaient) pour avoir de sa prose, il prit du champ et vint s’installer à Cirey.

II

Ce sont de singulières amours que celles de Voltaire et de la marquise du Châtelet, amours du xviiie  siècle, impudemment affichées, amours de tête, où ni le cœur ni les sens même n’eurent beaucoup de part, échange d’un caprice de poète et d’une fantaisie de marquise. Il ne nous est parvenu de leur correspondance intime que quelques lignes mutilées : « Voici des fleurs et des épines que je vous envoie, écrit Voltaire en 1736. Je suis comme saint Pacôme, qui, récitant ses matines sur sa chaise percée, disait au diable : Mon ami, ce qui va en haut est pour Dieu, ce qui tombe en bas est pour vous. Le diable, c’est Rousseau, et pour Dieu vous savez bien que c’est vous174. » Le badinage pourra sembler un peu grossier ; il est toutefois dans le meilleur ton du xviiie  siècle et dans la manière accoutumée de Voltaire. L’abbé de Voisenon, qui connaissait les huit gros volumes où Mme du Châtelet avait pris un plaisir de femme à réunir les lettres de Voltaire amoureux, nous apprend qu’elles contenaient « plus d’épigrammes contre la religion que de madrigaux pour sa maîtresse175 ». Nous n’avons pas de peine à l’en croire. Mme du Châtelet aima-t-elle moins modérément ? On le dit ; et il est vrai que pendant longues années, au seul nom de Voltaire, les expressions ardentes et passionnées s’échappaient de sa plume176. Pourtant, quand cette musc sur le retour, un beau jour, tomba dans les bras de ce capitaine des gardes du roi Stanislas, Saint-Lambert, moins célèbre pour avoir chanté les Saisons ou pour avoir composé son Catéchisme universel que pour avoir enlevé Mme du Châtelet à Voltaire et prévenu la passion de Jean-Jacques pour Mme d’Houdetot, comme on voit que l’affection d’Émilie n’en fut pas diminuée, qu’en changeant de nature elle ne changea point de langage, on hésite et l’on se prend à douter.

Était-ce bien de l’amour ? Telle est en effet l’étrange perversion des sentiments au xviiie  siècle qu’il est rare que l’on sache de quel nom les nommer. Ce sont des cas psychologiques, des singularités morales que l’on essayerait en vain de définir et de caractériser d’un mot. Quoi de plus indéfinissable, par exemple, que l’amour de Mme du Deffand pour Horace Walpole ? Quoi de plus complexe et de moins facile à caractériser que l’affection de Mme Geoffrin pour Stanislas Poniatowski ? Ce n’est pas précisément de l’amour, et cependant c’est plus que de l’amitié, quelque chose de journalier, d’inégal, de personnel, d’inquiet et de jaloux comme l’amour, je ne sais quoi d’indulgent et de protecteur, d’uni, de constant, de fidèle comme l’amitié ; l’égoïsme de l’amour, enveloppé de toutes les formes de l’amitié ; l’exigence de la passion, dissimulée sous un masque d’indifférence et sous une affectation de politesse mondaine. Telles furent encore les amours de Mlle de Lespinasse et de d’Alembert, telles aussi les amours de Voltaire et de Mme du Châtelet.

Quoi qu’il en soit, rien ne serait plus injuste que de refuser à la marquise une part heureuse ou même glorieuse dans la vie, dans l’histoire des travaux de Voltaire. Et d’abord il trouvait à Cirey cet asile sûr et cette facilité de passer en pays étranger dont il avait si souvent besoin pour se mettre à l’abri des orages que son imprudence amoncelait périodiquement sur sa tête ; orages prévus d’ailleurs, imprudence calculée, qui ne manqua presque jamais de tourner au plus grand profit de sa gloire ou de ses intérêts. C’était sa manière de ranimer l’attention languissante et de passionner l’opinion, de tenir, comme il le disait, « ses bons Parisiens en haleine177 ». Il lui importait qu’ils ne perdissent pas le souvenir de l’absent.

Mais le grand service qu’Émilie rendit à son poète, ce fut surtout de discipliner cette verve si prodigue et de régler en quelque sorte les inspirations de cette facilité vagabonde, comme elle faisait les dépenses du commun ménage : avec parcimonie. Voltaire, en effet, jusqu’alors, n’avait guère travaillé que pour le mondé. Beaucoup de tragédies, la Henriade, quantité de petits vers ; en prose quelques préfaces seulement, l’Histoire de Charles XII, et les Lettres philosophiques, étaient tout ce qu’il eût encore produit. Il n’était enfin qu’un bel esprit, moins connu, moins apprécié surtout du public que des salons, et, dans les salons mêmes, moins goûté que Fontenelle, par exemple, moins considéré que Montesquieu. Pour dominer, pour maîtriser, pour diriger l’opinion, dans quel sens fallait-il agir ? C’est ce qu’il ne voyait pas encore très distinctement. Il savait bien, grâce à l’étonnante versatilité de ses aptitudes, répondre à l’appel de l’esprit public : il ne connaissait pas encore à fond l’art de le provoquer. En Angleterre, par exemple, il avait beaucoup vu ; de la fréquentation d’une société d’élite, il avait beaucoup profité ; de ce séjour de deux ans il avait beaucoup rapporté ; mais ni ces souvenirs, ni ces semences, ni cette expérience n’avaient encore fructifié. Sans doute, il avait beaucoup admiré Shakespeare, il avait même tenté dans Zaïre de l’accommoder aux convenances de la scène française ; il avait contracté dans le commerce de Bolingbroke et des libres penseurs ses amis une certaine hardiesse d’esprit et le goût des grands sujets ; même il en avait laissé percer quelque chose dans les Lettres philosophiques ; il avait connu Jonathan Swift, il avait lu les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau, il y avait trouvé le modèle de cette façon de plaisanter, souverainement libre, hautaine, impitoyable, mauvaise en somme, de cette satire sans mesure, plus voisine du ricanement que de la saine et franche gaieté, dans laquelle, à son tour, il devait passer maître. C’est de là que procéderont en effet Zadig, Micromégas, Candide, pour ne citer que quelques contes ; mais plus tard, et précisément quand les conseils, l’influence quotidienne, les leçons de Mme du Châtelet eurent, pour ainsi dire, fixé ce qu’il y avait de flottant et de vague encore à ce moment de sa vie, dans la pensée de Voltaire.

Ce fut vraiment l’élève de Clairaut, de Kœnig, de Maupertuis, à qui revint l’honneur de transformer ce poète en physicien, ce bel esprit en philosophe, ce mondain en apôtre des idées nouvelles. En effet, c’est à Cirey que Voltaire composa tous ses écrits scientifiques, dont quelques-uns ne sont nullement indignes de mémoire178 ; c’est à Cirey qu’il aborda la métaphysique, dont il revint si promptement, mais qu’il ne traversa pas sans profit ; c’est à Cirey qu’il écrivit en partie son Siècle de Louis XIV et qu’il rassembla, qu’il distribua, qu’il ordonna les matériaux de son Essai sur les mœurs. L’Essai sur les mœurs n’a pas cessé d’être un livre bon à consulter, en même temps qu’agréable à lire. Et pour le Siècle de Louis XIV, je ne sais s’il ne demeure pas, dans notre langue, après cent ans passés, le précis le plus clair, le tableau le plus vivant de ce grand règne, s’il ne contient pas le jugement le plus vrai, le plus juste, le plus français qu’on en ait porté.

Il est regrettable que ce beau livre ne soit pas composé plus fortement et qu’il n’y ait pas de centre à cette galerie de tableaux si brillants. C’est qu’il manquait à Voltaire quelques-unes des parties de l’historien. Sa critique était ordinairement sûre, et même pénétrante ; son érudition était de bon aloi. Ce n’est peut-être pas sans étonnement qu’on le constate, mais il est facile de le constater. Il y a nombre de points de l’histoire générale sur lesquels il faut avouer que Montesquieu n’est pas mieux informé que Voltaire, ou plutôt, et à bien des égards, le plus léger des deux, ce n’est pas l’auteur de l’Essai sur les mœurs, mais celui de l’Esprit des Lois. Malheureusement, Voltaire était Voltaire : il avait une tendance à rabaisser, à dégrader les choses humaines, et, jusque dans l’histoire, il restait le poète de la Pucelle. Il était rebelle à l’étonnement, réfractaire à l’admiration, le vrai maître de cette école où l’on croit avoir raison d’un trait d’héroïsme par une pantalonnade. Il professait volontiers que les plus grands effets proviennent des plus petites causes. « Si l’on pouvait confronter Suétone avec les valets de chambre des douze Césars, écrit-il hardiment, pense-t-on qu’ils seraient toujours d’accord avec lui ? Et, en cas de dispute, quel est l’homme qui ne parierait pas pour les valets de chambre contre l’historien179 ? » C’est là le dernier mot de sa philosophie de l’histoire : il n’a pas le sens des grandes choses.

Aussi bien n’avait-il ni cette patience au travail, ni cette puissance de concentration, ni cette faculté d’éloquence familière et soutenue qui sont les premières qualités du grand historien. La solitude prétendue de Cirey, bientôt peuplée d’hôtes de toute sorte, les soucis, les tracas d’une grosse fortune à gérer, les obligations quotidiennes d’une correspondance, la plus volumineuse peut-être que jamais homme ait entretenue, l’étonnante mobilité d’une imagination qui passait sans effort, avec la même aisance et la même légèreté, de l’installation d’un cabinet de physique à la composition d’une tragédie comme Alzire, Mérope, ou Sémiramis, d’une diatribe contre Desfontaines à quelque recherche d’ingrate ou de profonde érudition, de la rédaction d’un sommaire de la Vie et des pièces de Molière à quelque curiosité d’histoire naturelle sur les glossopètres ou sur les cornes d’Ammon ; ajoutez les inquiétudes chaque jour renouvelées, et renouvelées comme à plaisir, d’un homme qui spéculait sur la persécution de ses vers et de sa prose ; avec cela les mille et une intrigues d’une vanité dévorante qui briguait à la fois flatteries, honneurs et faveurs à la cour du roi Stanislas, des décorations et des pensions à Berlin, des prix à l’Académie des sciences, un fauteuil à l’Académie française, des fonctions auprès du cardinal Fleury, des charges à la cour de Versailles ; tant d’occupations si diverses ne laissaient guère à Voltaire le loisir des œuvres fortes.

Et puis, il regrettait Paris, ce Paris dont il a si bien parlé dans sa Princesse de Babylone, « où l’on sent son cœur s’amollir et se dissoudre comme les aromates se fondent doucement à un feu modéré et s’exhalent en parfums délicieux180 ». En vain la marquise avait orné le temple de toutes les recherches du luxe et des mille inventions de ce superflu, si nécessaire à Voltaire ; en vain elle enveloppait le dieu de tous les soins d’une affection dévouée, jalouse, presque tracassière ; en vain les dévots commençaient d’affluer et venaient brûler leur encens sur l’autel181 : la pensée de Voltaire, à tire d’aile, s’envolait toujours vers Paris, et, sa vive imagination lui retraçant cette même vie turbulente et oisive qu’il avait blasphémée, ces petits maîtres qu’il avait calomniés, et ces soupers, et ces salons, et cette cour de Versailles dont il rêvait toujours de forcer l’entrée malgré les ministres et malgré la répugnance déclarée de Louis XV, il n’était diplomatie, ruse ou malice qu’il ne mît en usage pour se préparer un nouvel et brillant avenir.

Il put croire un moment qu’il allait toucher le but et qu’une grande fortune commençait pour lui. Depuis qu’il était en correspondance avec le prince royal de Prusse, il avait imaginé de faire servir à ses ambitions secrètes la bienveillance active dont il croyait lire la promesse tout du long écrite à chaque ligne des lettres de Frédéric. Il espérait bien qu’en montant sur le trône, le roi n’oublierait pas le grammairien du prince royal, et qu’Achille, comme il l’appelait quelquefois, se ferait honneur et plaisir de ménager la paix de Voltaire avec Nestor, Nestor, le dispensateur des grâces, le vieux et timide cardinal Fleury. Sur ces entrefaites précisément, le dernier des Habsbourg meurt d’indigestion ; la France porte au trône impérial un électeur de Bavière ; la guerre de la succession d’Autriche est engagée. L’événement de la lutte va dépendre du parti que prendra Frédéric. Le père était « mort bon Français182 » ; le fils, dont l’Europe ne sait rien encore, se croira-t-il lié par la parole du père ? Voltaire saisit avidement l’occasion ; il écrit au cardinal ; et le voilà parti pour Berlin, officieusement chargé de sonder les intentions du roi.

Il échoue : sa pétulance et son indiscrétion ne réussissent pas à pénétrer le secret de Frédéric ; le cardinal, de son côté, ne semble pas croire que l’intention de rendre service suffise à mériter récompense : qu’importe ! Aux grands de la terre il est incapable de garder rancune. Il a fait une maladresse, il la réparera ! Car il s’est juré de vaincre ; — et d’offrir au roi de Prusse de lui dédier Mahomet 183, et de chanter la victoire de Molwitz, et de supplier Sa Majesté « de lui envoyer un exemplaire du manifeste imprimé de ses droits sur la Silésie184 », et de lui écrire enfin des lettres assez fortes pour soulever dans Paris l’indignation publique et le mépris universel185. Il est vrai qu’il ne fait aucune difficulté de les désavouer. En même temps, il communique au cardinal le manuscrit du même Mahomet 186 et lui fait tenir des extraits de sa correspondance avec le roi de Prusse ; il fait savoir à Versailles « qu’il cultive le goût naturel du prince pour la France187 » ; et Nestor enfin se laisse gagner comme les autres, et Voltaire montre ou plutôt colporte dans Paris une lettre du cardinal : « Vous êtes tout d’or, monsieur ; j’ai fait part de votre lettre au roi, qui en a été fort content188. »

Et, de fait, le voilà qui devient une façon de puissance : il fait arrêter des parodies, supprimer des libelles, il fait emprisonner des libraires. C’est sa manière, quand il en peut user, de répondre aux critiques et de punir l’insolence. Jusqu’à son dernier jour il aura quelque peine à concevoir qu’un gouvernement bien réglé permette aux Desfontaines, aux Fréron, aux La Beaumelle d’écrire contre un Voltaire. Aussi, quand il briguera l’entrée de l’Académie française ou de l’Académie des sciences, ne sera-ce pas seulement vanité d’homme de lettres et gloriole de poète, ni même plaisir de triompher de la cabale et de l’emporter sur un évêque ; c’est que les Académies « sont des asiles contre l’armée des critiques hebdomadaires, que la police oblige de respecter les corps littéraires ». Nous en devons l’aveu naïf au plus naïfs des biographes : j’ai nommé Condorcet.

Voltaire était certainement dans une passe heureuse. La mort du cardinal, en 1743, bien loin d’ébranler son crédit naissant, vint le consolider et l’étendre encore. Le voilà de nouveau presque chargé de négocier le retour du roi de Prusse189 à l’alliance française ; et s’il ne réussit pas, quoiqu’il soit d’ailleurs du dernier bien avec elle190, à faire agir en sa faveur Mme de La Tournelle, depuis duchesse de Châteauroux, l’année suivante, en 1744, sous le ministère du marquis d’Argenson, son ancien camarade au collège de Clermont, on le retrouve rédigeant des déclarations, des manifestes, des dépêches, des Représentations aux États généraux de Hollande ou des Lettres du roi à la tsarine Élisabeth 191.

Encore un pas : il est au comble. C’est quand Mme de Pompadour devient maîtresse en titre. Il l’avait connue quand elle n’était encore que Mme d’Étioles, dans ce monde élégant des fermiers généraux, des Le Normand, des La Popelinière et des d’Épinay, qu’il fréquentait toujours avec assiduité. Bien plus : il avait reçu les intimes confidences de la dame, et bien avant la cour même il avait eu le secret des amours de Louis XV. Nouveau Dangeau, qui sait s’il n’avait pas tenu la plume ? On serait impardonnable de laisser échapper de telles occasions. Le maître avait déjà payé son opéra de la Princesse de Navarre d’un titre d’historiographe de France, avec deux mille francs d’appointements. Il voulait mieux encore. Il reçut en effet, pour son Poème de Fontenoy et son Temple de la Gloire, une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre.

Ce ne sont pas des chefs-d’œuvre que le Temple de la Gloire ou le Poème de Fontenoy. Pourtant, ne disons pas, avec de certains apologistes, que Voltaire paya la faveur royale en la même monnaie de cour que Louis XV lui payait ses vers. Si le Poème de Fontenoy ne vaut rien, la charge de gentilhomme ordinaire ne valait pas moins de soixante mille livres du temps192, et nous savons que, indépendamment de tant de menus suffrages attachés par l’étiquette et les mœurs à toute charge de cour, Voltaire ne méprisait pas l’argent. De plus, on le mettait enfin dans son élément naturel. C’était avec délices qu’il respirait cet air de cour. Il ne souffrait que de la douleur de ne pouvoir conquérir les sympathies du maître. Aussi, quand il fallut partir, ce ne fut pas sans un déchirement de cœur qu’il dut renoncer à faire sa partie dans le concert de louanges qui s’élevait encore, à ce moment du siècle, sur les pas du Bien-Aimé. Et le charme avait été si puissant, la séduction si enivrante, que, en quittant la cour de Versailles et de Fontainebleau, ce fut à la petite cour de Sceaux qu’il alla chercher asile, chez la duchesse du Maine193, de la cour de Sceaux à la cour de Nancy194, chez le bon roi Stanislas, et de la cour enfin de Stanislas, quand il eut perdu Mme du Châtelet, à la cour de Berlin.

Déjà, depuis dix ans, pour attirer Voltaire dans cette caserne enchantée de Potsdam, Frédéric n’avait rien négligé, pas même les moyens déshonnêtes, comme d’inventer en soupant quelque noirceur capable d’interdire à Voltaire tout espoir de retour à Paris et de séjour en France, comme de faire courir copie de ces lettres où le poète, avec l’imprudence ordinaire d’un diseur de bons mots, mettait à sa plume la bride sur le cou. Deux fois Voltaire avait failli céder aux instances du roi bel esprit, mais deux fois l’affection, ou l’habitude, avait triomphé de la vanité, deux fois il avait sacrifié Frédéric à Mme du Châtelet, le roi philosophe au grand homme en jupons . Même après la mort de la marquise, il hésitait encore, et sans doute il restait Français, s’il n’eût pas perdu, dans la même année 1750, les bonnes grâces de Marie Leczinska, reine de France, pour avoir loué sans mesure Mme de Pompadour, et la faveur de Mme de Pompadour pour ne l’avoir pas louée d’un air assez respectueux. Il partit donc, et le 10 juillet 1750 il arrivait à Potsdam, où Frédéric le logeait dans le même appartement qu’avait occupé l’année précédente le maréchal de Saxe. « Astolphe ne fut pas mieux reçu dans le palais d’Alcine195. »

Il serait facile aujourd’hui d’incriminer les relations de Voltaire et de Frédéric. Dépouiller phrase par phrase leur longue correspondance, relever impitoyablement, à cent ans de distance, avec un soin jaloux, tant d’expressions qui blesseraient l’amour-propre national même le moins susceptible, exploiter enfin contre Voltaire, à grand renfort de mots injurieux, l’irritation de récents et douloureux souvenirs, on peut le faire, on l’a fait ; la besogne est aisée ; mais la tactique est peu généreuse et l’accusation déloyale. Oui, sans doute, on aimerait, pour la dignité de Voltaire et son patriotisme, qu’il eût eu le courage d’opposer le même refus respectueux aux sollicitations du roi de Prusse que Gresset et que d’Alembert196. Mais enfin Voltaire, ici, n’est pas le seul coupable ou du moins le seul blâmable. Je sais bien que lorsqu’il partit on cria dans les rues de Paris une caricature : « Voici Voltaire, le fameux Prussien ! Le voyez-vous avec son bonnet de peau d’ours, pour n’avoir pas froid ? À six sols le fameux Prussien197 ! » Et j’ai rappelé plus haut quelle indignation avait soulevée cette fameuse lettre de 1740. Ce n’était qu’une question de forme. L’opinion publique, à cette date, était complice de l’admiration, de l’enthousiasme de Voltaire pour le roi de Prusse, pour le vainqueur de Molwitz et de Friedberg.

Non pas, à la vérité, comme on le répète complaisamment de nos jours dans un honteux intérêt de parti, que te patriotisme fût une vertu inconnue de l’ancienne France. Il serait à souhaiter que depuis tantôt cent ans nous eussions porté toujours aussi haut que nos pères le sentiment de la patrie commune et l’orgueil, la vanité même de ses grandeurs et de ses gloires ! Mais c’était alors, vers 1750, le moment de la crise, l’heure prochaine de la rupture entre l’ancienne et la nouvelle France. Le vieil édifice monarchique s’effondrait, la royauté s’abandonnait elle-même, les ruines s’entassaient sur les ruines ; des étrangers, le maréchal de Saxe, le comte de Lowendahl, avaient eu l’honneur de remporter les dernières victoires Fontenoy, Raucoux, Lawfeld, Berg-op-Zoom. Bientôt même, les défaites de la royauté de Versailles cesseront d’être les défaites de la France. Paris entier s’égayera de Rosbach, et s’en réjouira presque comme d’un triomphe de l’esprit nouveau sur les traditions surannées que le gouvernement de Louis XV essaye vainement de maintenir et de défendre contre le flot révolutionnaire montant198. La guerre de Sept ans donnera ce spectacle — peut-être unique dans l’histoire — d’un peuple presque heureux, presque joyeux de sa propre honte, et faisant en quelque manière cause commune avec les ennemis de sa puissance et de sa gloire199.

Ici, comme partout, Voltaire ne fit donc que se laisser aller à l’irrésistible courant de l’opinion. « Je m’étais livré au plaisir de dire à Votre Majesté combien elle est aimée dans le pays que j’habite, écrira-t-il des Délices, en octobre 1757 ; mais je sais qu’en France elle a beaucoup de partisans… Je sais très positivement qu’il y a bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires avaient établie… Permettez-moi seulement de penser que, si la fortune vous était entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France200. » Il disait vrai : Frédéric, au xviiie  siècle, semble vraiment n’avoir eu d’ennemis en France que Soubise, quand il l’eut battu, l’abbé de Bernis, qu’il avait raillé, — si tant est que Bernis et Soubise fussent capables de haine, — la marquise de Pompadour, qu’il avait insultée grossièrement, et Louis XV, qu’il avait joué ; Voltaire avait tout pardonné.

Jamais cependant fierté n’avait été soumise à de plus humiliantes épreuves, ni jamais orgueil n’avait dû dévorer de plus cruels affronts. On eût dit que Frédéric, naturellement dur et blessant, se fût fait un jeu de pousser à bout cet amour-propre irritable, comme s’il eût voulu, pour s’affermir dans son mépris de l’espèce humaine, mesurer ce qu’un Voltaire était capable de supporter en silence, pour l’honneur d’être cru, non pas même le confident, mais le familier d’un roi. Il se vengea sur l’homme, il se paya sur le chambellan de Sa Majesté prussienne des témoignages d’admiration qu’il ne pouvait refuser et du tribut d’éloges que jusqu’au dernier jour il acquitta régulièrement au poète, à l’historien, au publiciste de Ferney. Voltaire emboursa tout. Non qu’il ne connût pourtant de longue date et qu’il n’eût jugé son Frédéric. Vingt autres, en sa place, eussent même gardé l’implacable rancune des leçons qu’il avait déjà reçues. Toutes les fois, par exemple, que Voltaire avait essayé de sortir de son rôle de bel esprit et de correspondant littéraire, Frédéric, en quatre mots, l’y avait brutalement ramené. « Faites des vers, mon cher Voltaire201 », lui disait-il en post-scriptum ; et c’était toute sa réponse aux sollicitations parfois indiscrètes que lui adressait Voltaire, et Voltaire ne soufflait mot. Un autre jour, il le chargeait de lui recruter une troupe dramatique « pour le comique et pour le tragique, bonne et complète, les premiers rôles doubles202 » ; et la troupe n’était pas plus tôt formée, les arrangements pris, le départ convenu, que l’impresario, sans plus ample explication, recevait, tout grand homme qu’il fût, un contre-ordre bien net, bien catégorique ; et là-dessus de redoubler de protestations, d’offres et de serments. Ou bien encore, par faveur singulière, on le priait de surveiller l’impression de l’Anti-Machiavel, et quand le livre, corrigé, refait, expurgé par ses soins, commençait à se débiter, Frédéric désavouait l’édition publiquement et donnait « pour cet effet un article dans les gazettes203 ». C’était par les « gazettes » aussi que répondait Voltaire, en y faisant imprimer un « sommaire des droits de Sa Majesté le roi de Prusse sur Herstall » : on n’est pas plus accommodant. Il ne fit pas moins bonne figure aux grands airs de raillerie dédaigneuse dont Achille rabattit, à deux reprises, ses prétentions diplomatiques, car ce fut comme un négociateur de comédie que l’accueillit Frédéric, répondant à des propositions par des plaisanteries ou des impertinences royales, et ne prenant qu’à peine le soin de dédommager l’amour-propre du poète par quelques témoignages d’affection banale et quelques mots de flatterie. On a peine à comprendre que, instruit par de telles expériences, Voltaire ait osé s’aller établir à Berlin. Ne prévoyait-il donc pas ce que l’avenir lui ménageait là-bas d’humiliations nouvelles ? ou son incurable vanité l’aveuglait-elle jusque-là qu’à force de gentillesses et de courtisanerie il se flattât de triompher du caractère de Frédéric ?

Toujours est-il qu’il donna dans le piège. « 150 000 soldats victorieux, écrivait-il à d’Argental, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté, qui le croirait204 ? » Mais l’enchantement des premiers jours ne tarda pas à se dissiper. Il ne faut pas dire, avec le docteur Strauss, que la faute en fut entièrement à Voltaire, et que Frédéric « l’aurait supporté et choyé avec la magnanimité d’un roi autant qu’avec l’indulgence d’un ami205 ». Non ! le siège de Frédéric était fait. Il avait besoin de Voltaire « pour l’étude de l’élocution française » ; c’est lui-même qui le dit, en ajoutant avec son cynisme ordinaire : « On peut apprendre de bonnes choses d’un scélérat, je veux savoir son français206. » Mais sa royale « magnanimité » lésina sur les frais. Son amicale « indulgence » mesura parcimonieusement au poète le café, le sucre et la chandelle207. Il voulut apprendre au rabais « l’élocution » de Voltaire. Et s’il le choya, ce fut comme on fait une pièce rare ; s’il le supporta, ce fut comme on supporte un animal favori. Mais il faut convenir aussi que Voltaire, de son côté, ne faillit pas à commettre une seule des fautes qui pouvaient affermir Frédéric dans ces dispositions.

Réflexions imprudentes et mordantes à l’adresse du roi lui-même, plaisanteries, personnalités injurieuses à l’adresse des membres de son Académie, exigences tyranniques et déplacées, intervention maladroite, et maladroite jusqu’à l’impertinence, dans les affaires qui le regardaient le moins, étalage vaniteux d’un crédit dont le roi lui refusait la réalité, spéculations douteuses, tripotages d’argent, procès scandaleux, rien n’y manqua. Frédéric en perdit patience ; et peu s’en fallut que, dans les premiers jours de 1751, Voltaire ne fût chassé de Berlin comme un serviteur infidèle. Mais il avait tant de soumission, il maniait si bien le langage de la flatterie, son repentir amoureux se traduisait par tant de caresses et de câlineries, que le roi s’apaisa, se laissa reprendre, et que la concorde parut un instant rétablie. Amantium iræ amoris redintegratio est , dit le poète ; et le moyen, en vérité, de résister à cet illustre écrivain, le plus illustre de l’Europe, qui trouvait dans les maladies du prince, et jusque dans les remèdes qu’il faisait, un moyen de renouveler la banalité des flagorneries ordinaires ? « Sire, vous avez des crampes, et moi aussi ; vous aimez la solitude ; et moi aussi ; vous faites des vers et de la prose, et moi aussi ; vous prenez médecine, et moi aussi ; de là je conclus que j’étais fait pour mourir aux pieds de Votre Majesté208. » Puis, quand il avait tourné quelqu’un de ces billets bien humbles, et payé son pardon d’un tel prix, il reprenait la plume pour écrire à Paris : « Figurez-vous combien il est plaisant d’être libre chez un roi, de penser, d’écrire, de dire tout ce qu’on veut. La gêne de l’âme m’a toujours paru un supplice. Savez-vous que vous étiez des esclaves à Sceaux et à Anet ? Oui, des esclaves, en comparaison de la liberté que l’on goûte à Potsdam, avec un roi qui a gagné cinq batailles209. »

Sceaux ! Anet ! l’esclavage d’Anet ! chez la duchesse du Maine ! et, la liberté de Potsdam ! Mais il trahissait là pour nous le vrai, le seul motif de tant de patience. Il voulait qu’à Paris, il voulait qu’à Versailles surtout, on crût qu’il vivait, lui, Voltaire, dans la confidence d’un roi, qu’il jouissait à Berlin de toutes les grâces, de toutes les faveurs, de tout le crédit qu’on lui disputait encore dans son ingrate patrie ; trop heureux si là-bas, au bruit de ces mensonges, qu’il suppliait d’Argental et Mme du Deffand de répandre, quelque folliculaire en crevait de dépit dans sa peau. Et pourquoi l’écho ne s’en serait-il pas prolongé jusqu’à la cour, pour y apprendre à Trajan de quel serviteur il s’était sottement privé ?

Voilà ce qu’il est difficile de pardonner à Voltaire, voilà quand et comment il a manqué de patriotisme ; non pas quand il a chansonné nos défaites, non pas même quand il en a complimenté Frédéric, mais quand, aux dépens de la France comme aux dépens de la vérité de l’histoire, il a célébré dans les Frédéric et les Catherine un libéralisme, une tolérance, un respect des droits de la pensée dont ni l’un ni l’autre n’ont jamais donné le moindre témoignage. Malo periculosam libertatem ! Il vaut mieux courir les risques d’être vingt fois embastillé que d’abdiquer toute dignité d’homme aux pieds d’un Frédéric, et que de grimacer, sous les outrages redoublés, un perpétuel sourire de complaisance et d’adoration. Car quel roi de France traita donc jamais un malheureux homme de lettres, je dis le plus obscur, le plus humble, le moins défendu contre l’arbitraire par l’éclat de la réputation, comme Frédéric traita Voltaire ? Et qui des deux eut à subir le plus de honteuses ou d’humiliantes persécutions, du gentilhomme ordinaire de Sa Majesté Très-Chrétienne, ou du chambellan de Sa Majesté de Prusse ? Qui des deux permit au poète la plus fière attitude et la plus noble, ou de Frédéric ou de Louis XV ? du cynique amphitryon des soupers de Potsdam ou du royal amant de la marquise de Pompadour ?

Et cependant il n’était pas au terme de ses épreuves. On connaît sa lamentable dispute avec Maupertuis, président de l’Académie des sciences de Berlin, la laineuse diatribe du Docteur Akakia, la colère de Frédéric, le libelle outrageux brûlé dans les carrefours de Berlin par la main du bourreau, Voltaire se confondant en dénégations d’abord, puis en protestations sans mesure d’obéissance et de servilité, souscrivant enfin ce triste et fameux billet, rédigé de la main même du roi : « Je promets à Sa Majesté que, tant qu’elle me fera la grâce de me loger au château, je n’écrirai contre personne, soit contre le gouvernement de France, soit contre les ministres, soit contre d’autres souverains ou contre des gens de lettres illustres, envers lesquels on me trouvera rendre les égards qui leur sont dus. Je n’abuserai point des lettres de Sa Majesté, et je me gouvernerai d’une manière convenable à un homme de lettres qui a l’honneur d’être chambellan de Sa Majesté et qui vit avec des honnêtes gens210. » Hélas ! qu’étaient devenus les beaux jours d’autrefois ? Berlin, cette capitule dont Frédéric promettait de faire le temple des grands hommes ? et le Voltaire de jadis, cette âme fière, « qui n’avait pu plier son caractère à faire la cour au cardinal Fleury » ? Tout était fini pour cette fois. Voltaire signa, la rage au cœur ; et comment ne pas signer ? D’ailleurs il comprit qu’il ne ramènerait pas Frédéric. Il lui renvoya donc son cordon et sa clef de chambellan. Le roi les lui retourna. Mais toute confiance était évanouie. Les « soupers de Damoclès » avaient remplacé les « repas de Platon ». La honte, le dépit, l’inquiétude, la crainte même, tout se réunissait pour hâter le départ du poète : le 26 mars 1753, à la parade, Voltaire prenait congé de Frédéric pour ne plus le revoir.

Le roi se vengea brutalement. On sait assez comment il fit arrêter à Francfort Voltaire et Mme Denis, qui venait de rejoindre son oncle. Les Mémoires de Voltaire, un des plus merveilleux pamphlets qu’il ait écrits, ont rendu justement immortel le résident Freytag et son accent tudesque : « Monsir, c’être l’œuvre de poeshie du roi mon très gracieux maître. » Le docteur Strauss veut bien nous apprendre qu’en fait, le rapport officiel dudit Freytag était d’une « orthographe irréprochable211 ». Tant mieux pour Freytag, mais son irréprochable orthographe n’excuse pas le procédé de son gracieux maître.

Les trois ans que Voltaire venait de passer auprès de Frédéric lui avaient d’ailleurs été singulièrement utiles. D’abord leurs disputes avaient fixé l’attention de l’Europe, et le retentissement même de leurs querelles avait presque égalé la réputation du poète à la réputation du roi. De cette intimité royale, dont il avait payé si chèrement le prestige, Voltaire ne sortait pas sans profit, puisqu’il en sortait homme public. Pour les contemporains, dont le grand nombre ne connaît pas le détail des choses ni ne s’en inquiète, il avait reçu là comme une consécration solennelle de son pouvoir ; il s’était émancipé de la condition, alors encore un peu subalterne, d’homme de lettres ; et désormais, avec les princes, les rois, les impératrices, il sembla qu’il eût pris rang et qu’il dût traiter, comme on dit en style diplomatique, sur le pied de la puissance la plus favorisée.

Peut-être aussi, dans la conversation de Frédéric, et voyant tous les jours à l’œuvre ce fondateur de la grandeur prussienne, avait-il complété, sous ce terrible maître, son éducation politique. C’est là, sans doute, à Potsdam, à Berlin, qu’il avait puisé cette science de la réalité, cette défiance ou même ce dédain des idées et des maximes générales, ce goût du détail, ce souci de l’exactitude, et cette précision du langage qui sont comme historien son vrai titre de gloire et de supériorité. Frédéric, en effet, au moins quand il consentait à dépouiller l’homme de lettres et le bel esprit, quand il se retrouvait roi, savait écrire de ce style d’affaires, irrégulier, mais toujours lucide, incorrect parfois, mais toujours nerveux, prétentieux souvent, mais toujours agissant, dont l’Histoire de mon temps est un excellent modèle. Voltaire se mit à son école, et, du droit du génie, s’appropria les qualités du manuscrit dont il corrigeait la grammaire fantasque.

Mais ce furent surtout ses qualités — et ses défauts aussi — de polémiste et de pamphlétaire que les libres propos des soupers de Potsdam aiguisèrent. Auprès de Frédéric il se perfectionna dans l’art de mentir sans scrupule, de plaisanter avec cynisme, dans cet art difficile, mais grossier, de prolonger, de soutenir le sarcasme, et dans cette habitude honteuse de n’adorer que le succès, de ne respecter que la victoire, de ne redouter que la force. Dans cette grande caserne, il acheva d’enrichir son vocabulaire, déjà si riche en injures, des expressions, des polissonneries et des gros mots du corps de garde. C’est là qu’il apprit à qualifier un Jean-Jacques « de bâtard du chien de Diogène et de la chienne d’Érostrate212 », un La Beaumelle, un Fréron, tant d’autres encore, en des fermes qu’on n’oserait transcrire, et qu’il échangea pour une licence toute soldatesque cette aristocratie de langage et cette élégance de style dont il avait jadis donné le ton aux salons de Paris.

On peut croire enfin que les exemples et les leçons de Frédéric exercèrent leur influence naturelle sur cette rage antichrétienne dont le patriarche de Ferney, bientôt, allait se sentir emporté. « Je vous parle rarement de Luc, parce que je ne pense plus à lui, écrivait plus tard Voltaire à d’Alembert ; cependant s’il était capable de vivre tranquille et en philosophe et de mettre à écraser l’inf… la centième partie de ce qu’il lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je pourrais lui pardonner213. » Ce serait en effet dans une lettre de Frédéric, datée de 1759, qu’on rencontrerait pour la première fois une allusion formelle au célèbre mot d’ordre : « Écrasez l’infâme214. »

Il fallait avant tout se remettre de tant de secousses. Voltaire hésita quelque temps sur le choix d’une résidence. Retourner à Paris, il y songea d’abord, espérant que l’intervention du marquis d’Argenson et de Mme de Pompadour vaincrait l’antipathie du roi ; pourtant, il ne tarda pas à réfléchir que c’eût été risquer beaucoup. Non pas, à la vérité, qu’il y pût courir de pires dangers que les Rousseau, les Diderot, les d’Alembert et tant d’autres. Les mœurs étaient assez douces en France, le pouvoir assez faible, l’opinion publique assez forte pour qu’un écrivain du renom de Voltaire, approchant de la soixantaine, et cruellement éprouvé, n’eût à redouter aucune violence. Mais plutôt, ce qu’il craignait, c’était de compromettre son prestige ; car quel rôle allait-il jouer, quel rang tiendrait-il sur cette scène qu’une génération nouvelle emplissait du tumulte et de l’encombrement de son activité, la génération des encyclopédistes, jalouse, envahissante, bruyante, au fond assez mal disposée pour un chambellan du roi de Prusse, un gentilhomme ordinaire du roi de France, un familier des ministres et des maîtresses ? On l’admirait d’ailleurs à Paris beaucoup moins qu’à Berlin ou qu’à Gotha. Quelques amis zélés, quelques prôneurs intéressés ne pouvaient empêcher qu’on y jugeât l’homme très sévèrement, et ses œuvres très librement. « Il ambitionnait la souveraineté du Parnasse215 », comme le disait Fréron, mais on la lui disputait toujours. Dans le camp même des « philosophes », la plupart pensaient comme Diderot pensait encore dix ans plus tard : « Cet homme incompréhensible, écrivait-il à Mme Volland, a fait un papier qu’il appelle un Éloge de Crébillon. Vous verrez le plaisant éloge que c’est : c’est la vérité, mais la vérité offense dans la bouche de l’envie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme. Il en veut à tous les piédestaux… Il aura beau faire, beau dégrader, je vois une douzaine d’hommes dans la nation qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de toute la tête ; cet homme n’est que le second dans tous les genres 216. »

Et en effet, pour atteindre ce premier rang qu’on lui refusait encore, pour devenir le chef des encyclopédistes, pour amener Diderot, d’Alembert et tous les garçons de la grande boutique encyclopédique à n’être plus, selon le mot de Mme du Deffand, que la livrée de Voltaire, il y fallut toute son incomparable adresse à flatter les amours-propres, toute son habileté souveraine à prendre le vent de l’opinion, cet art enfin de faire arme de tout et d’intéresser à la fois à sa gloire Frédéric et Marie-Thérèse, Catherine et Stanislas Poniatowski, Choiseul et la du Barry, Diderot et Richelieu, d’Alembert et Mme du Deffand, Turgot et Necker, Beaumarchais et le président Maupeou, cette aristocratie qu’il choyait et cette canaille qu’il méprisait. Et ce fut pourquoi, après avoir changé plusieurs fois de résidence, il vint enfin fixer son séjour ou plutôt sa cour à Ferney : loin de Paris, pour ne pas laisser prendre aux envieux la mesure de sa grandeur ; en territoire étranger, pour soustraire sa grosse fortune et sa prudente personne à la responsabilité de ses actes.

III

Depuis que Voltaire avait quitté la France, dans le court espace de quelques années, le siècle, comme un décor de théâtre, avait tourné brusquement sur lui-même. Les sourdes hostilités religieuses qui dans les derniers jours du siècle de Louis XIV, et sous la régence elle-même, dépassaient à peine les bornes du sanctuaire, avaient gagné tout un peuple et commençaient maintenant d’éclater en guerre ouverte : au carnaval de 1756, la mode était de se déguiser en évêque, en moine, en religieuse. Déjà même l’agitation menaçait d’être politique ; « le fanatisme, selon le mot de l’avocat Barbier, était général à Paris contre l’autorité souveraine », et l’idée de résistance armée, de révolte, de révolution devenait populaire : « le peuple dans ses halles commençait à parler de lois fondamentales et d’intérêts nationaux217 ». Les écrivains, avec autant d’empressement que d’habileté, saisirent cette grande occasion de popularité qui leur était offerte et se précipitèrent, tête baissée, dans la lutte. Diderot donna le signal en mettant sur le chantier cette lourde construction de l’Encyclopédie ; Rousseau suivit, avec ses deux célèbres discours : ici commence l’histoire d’une France nouvelle.

Mais Voltaire était alors à Berlin, mettant la dernière main à son Siècle de Louis XIV, plus occupé d’éloigner de Potsdam Arnaud Baculard ou Baculard d’Arnaud, et de faire jouer à Paris Rome sauvée, que de travailler sérieusement à détruire la superstition. C’est à peine s’il écrivit des Délices quelques brochures, plus inquiet, en ce temps-là, de recouvrer les bonnes grâces de Mme de Pompadour et d’achever la ruine de La Beaumelle ou de Fréron que de « jeter les semences » de cette révolution, et que de préparer « ce beau tapage », dont il parle dans une lettre demeurée justement célèbre218. Les philosophes ne furent pas à proprement parler « les ouvriers » de la Révolution. La Révolution était dans la logique de notre histoire. Les philosophes en hâtèrent certainement l’explosion ; ils en étendirent la portée ; peut-être même, en parlant aux hommes de leurs droits, sans leur parler jamais de leurs devoirs, contribuèrent-ils à donner aux événements ce caractère de violence et de brutalité sauvage qui devait déshonorer la Révolution. Ils ne firent pourtant que suivre le mouvement, ils ne le créèrent pas. Mais Voltaire fut le dernier d’eux tous à prendre son parti.

Au fond, cette croisade antimonarchique ne convenait nullement à ses goûts. Ces d’Alembert, ces Diderot, ces Jean-Jacques étaient des plébéiens ; ils avaient vécu leur jeunesse dans la boutique paternelle, témoins et victimes irritées du privilège, de l’inégalité, de l’injustice sociale ; de sourdes rancunes grondaient au dedans d’eux ; ils avaient le sentiment de leur valeur, de leur génie, de leur puissance, aigri par le souvenir des épreuves qu’ils avaient traversées, des humiliations qu’ils avaient subies, de la misère même qu’ils avaient connue ; surtout, ils avaient la conscience du peu de chose qu’ils étaient dans cette société du xviiie  siècle et de tout ce qu’ils eussent mérité d’être dans un monde chimérique où l’intelligence eût été l’unique mesure des hommes. Mais Voltaire ? à qui les débuts avaient-ils été plus faciles ? ou pour qui la vie jusqu’alors avait-elle eu plus de sourires ? Et c’est pourquoi ce fut seulement quand il vit que toutes les ressources conjurées de l’ancien régime ne prévaudraient pas contre l’impulsion révolutionnaire, quand il comprit qu’à vouloir s’opposer au torrent il risquait sa popularité, quand il trembla que Rousseau, « ce garçon horloger », ne lui ravît cette royauté littéraire dont il avait jeté les fondements, ce fut alors qu’il entra dans la mêlée.

Le Testament du curé Meslier et le Sermon des Cinquante sont les deux premières brochures où Voltaire, selon l’expression de Condorcet, « attaqua de front la religion chrétienne, à laquelle jusqu’alors il 233 n’avait porté que des attaques indirectes219 ». On ne saurait vraiment souhaiter à Voltaire un plus maladroit ami que Condorcet : c’est lui qui nous avertit en effet que le Sermon des Cinquante fut composé sous l’impression du succès de la Profession de foi du Vicaire savoyard, et pour reconquérir une popularité qui menaçait de s’égarer sur Jean-Jacques. Le succès de l’Émile importunait Voltaire ; moins jaloux de toute renommée, peut-être eût-il encore attendu, car, parmi les philosophes, le seul qui n’eût rien à risquer était le plus timide. Tandis que l’on brûlait l’Émile, un peu partout, et que Rousseau, décrété de prise de corps, fuyait vers la frontière, le châtelain de Ferney donnait la comédie sur son théâtre, bâclait en huit jours quelque rapsodie tragique « pour se ménager un alibi nécessaire », et lançait force brochures anonymes que, par un surcroît de précautions qui ressemblait à de la maladresse, il désavouait effrontément à la moindre apparence de danger.

La publication de ces deux brochures marque dans l’histoire de Voltaire la dernière transformation de l’incomparable comédien. Le voilà désormais enrôlé dans la bande encyclopédique, et pendant près de vingt ans vont partir de Ferney ces innombrables pamphlets dont la seule énumération remplirait presque un volume, ces paroles ailées et ces lettres agiles, cette merveilleuse Correspondance, dont la moitié peut-être n’est pas parvenue jusqu’à nous, l’acte d’accusation le plus terrible qu’un homme ait jamais laissé derrière soi, mais aussi le plus admirable modèle qu’il y ait dans aucune langue de cet art d’écrire, si simplement qu’un méchant billet d’affaires se grave dans le souvenir, si vivement qu’on a peine à suivre l’écrivain, si spirituellement qu’on est tenté de tout lui pardonner et qu’il faut fermer le livre pour combattre le charme et reprendre la liberté de son jugement. Jamais, sans doute, dans un corps de soixante-dix ans, usé de travaux et perclus de souffrances, l’activité de l’esprit n’a gouverné plus souverainement.

Cependant il ne faut pas s’y tromper : jusqu’au dernier jour, c’est un rôle que joue Voltaire. Le plus aristocrate et le plus arrogant de nos grands écrivains n’abdique, dans son château de Ferney, ni l’arrogance de sa vanité, ni l’aristocratie de ses dédains. Il signe toujours « gentilhomme ordinaire du roi ». Il tranche du seigneur justicier. Ses secrétaires ne mangent pas à sa table. On ne vient plus en visite à Ferney, mais en pèlerinage. Jamais d’ailleurs sa correspondance n’a été plus active avec le cardinal de Bernis, le même qu’il avait surnommé jadis la « bouquetière du Parnasse » ; avec le maréchal de Richelieu, quoique le grand seigneur daigne à peine répondre aux protestations de dévouement et de respect du philosophe ; avec Mme du Deffand, l’intime ennemie des encyclopédistes, il est vrai, mais aussi l’amie du duc et de la duchesse de Choiseul et l’oracle des salons aristocratiques ; avec Frédéric, encore que le héros des soupers de Potsdam n’ait guère plus de respect pour le patriarche qu’il n’en avait jadis pour le chambellan ; avec Catherine, encore que coupable de tous les crimes qui flétrissent un prince et souillée de toutes les hontes qui déshonorent une femme220. Qu’importe à Voltaire ? Ne sont-ils pas rois, cardinaux, ducs et duchesses ? Que faut-il davantage ? Ni les encyclopédistes, ni les déclamateurs de l’école de Rousseau ne le détacheront de ce monde, où jadis il reçut les premières leçons de cet art de plaire qu’il a recommandé quelque part comme « le premier devoir de la vie » ; de ce monde pour lequel il a vécu, répétant le vers du poète :

Principibus placuisse viris non ultima laus est221 ;

de ce monde enfin dans la familiarité, dans l’adoration duquel il veut mourir.

Et n’en garde-t-il pas jusqu’à son dernier jour les plus étroits préjugés ? « Monseigneur, écrit-il un jour au chancelier Maupeou, je commence par vous demander pardon de ce que je vais avoir l’honneur de vous écrire. Vous avez méprisé, avec tous les honnêtes gens du royaume, plus d’un libelle écrit par la canaille et pour la canaille… Cependant il y a des calomnies… et quand on en connaît les auteurs, quand ils mettent eux-mêmes leur nom à la tête d’une brochure, j’ose croire qu’il est permis de vous en demander la suppression222. » Sans doute vous pensez qu’il s’agit de quelque injure grave, de quelqu’un de ces outrages que l’irritable vieillard prodigue si libéralement lui-même à ses ennemis, à ses adversaires, à ses contradicteurs ? Point. Mais un nommé Clément a prétendu que Voltaire était le neveu du pâtissier Mignot ; il a même osé prétendre que l’abbé Mignot, conseiller de grand’chambre au parlement Maupeou, neveu de Voltaire, était le petit-fils de ce même pâtissier ; et voilà le Parlement intéressé à venger l’amour-propre généalogique des Arouet et des Mignot.

Car, toutes les fois qu’il peut employer contre ses ennemis une arme plus brutale que le sarcasme ou le rire, plus dangereuse et plus sûre, Voltaire n’a garde d’y manquer. Il était bien jeune encore qu’insulté par le comédien Poisson au foyer de la Comédie-Française, et refusant une réparation qu’on lui offrait par les armes, il se servait de son crédit naissant pour faire emprisonner son adversaire : « un homme de sa considération ne se battant pas contre un comédien223 ». Fidèle à cette sage tactique, il commençait en toute circonstance par faire appel au bras séculier.

C’est Fréron qu’il essaye de faire jeter au Fort-l’Évêque ou dont il fait interdire les feuilles224 ; c’est La Beaumelle dont il dénonce au prince de Condé « le livre abominable », en suppliant Son Altesse « de dire un mot à M. de Saint-Florentin pour qu’on prévienne une édition du volume où ce coquin ose outrager le Prince225 », — et critiquer M. de Voltaire, devrait-il ajouter. C’est de Brosses qu’il empêche d’arriver à l’Académie française en envoyant à d’Alembert, secrétaire perpétuel, une déclaration par laquelle il renonce au titre d’académicien si on lui donne le président pour confrère226. C’est Rousseau qu’il dénonce à l’insolence de quelque bretteur, dans ces Lettres sur la Nouvelle Héloïse qu’il fait signer par le marquis de Ximénès. « Vous auriez dû ne pas dire que la noblesse d’Angleterre est la plus brave de l’Europe. Un gentilhomme tel que vous doit sentir que c’est là un point délicat. Vous saurez que le roi a plus de noblesse dans ses armées que l’Angleterre n’a de soldats en Allemagne : je serais fâché qu’il se trouvât quelque garde de Sa Majesté qui prit vos expressions à la lettre227. » Ne réussit-il pas, dans ses derniers jours, à faire composer le département de la librairie de censeurs qui n’auraient pas voulu approuver une critique littéraire de M. de Voltaire, attendu, disaient-ils, qu’elle ne pouvait être que l’ouvrage de la passion et de la mauvaise foi ?

Telle était la liberté selon le vœu de Voltaire, telle sa haine de toute contrainte et son horreur naturelle de tout despotisme. Nul ne fut d’humeur plus tyrannique, parce que nul ne fut plus aristocrate, aristocrate dès le berceau, aristocrate jusqu’à la mort, aristocrate depuis les pieds jusqu’à la tête. Il serait plus facile qu’on ne croit de retrouver ici l’une des origines de la haine du grand homme contre le christianisme : la religion, pour M. le comte de Tournai, n’était pas assez grande dame, ni d’assez aristocratique origine ; il ne lui pardonnait pas d’être « bonne pour le peuple » ; il ne pardonnait pas au prêtre d’avoir des consolations pour la « canaille ».

Il faut voir de quel style moqueur, avec quelle verve méprisante il a parlé de cette « canaille » en vingt endroits de sa correspondance, et non pas dans ses lettres aux grands de ce monde, aux rois et aux princes, mais dans ses lettres « aux frères », à d’Alembert, à Damilaville, ce commis au bureau des vingtièmes qui n’attendait de l’avènement de la philosophie que la place de directeur général des vingtièmes. Il faut l’entendre plaisanter « les garçons perruquiers du parterre228 », ce fou de Jean-Jacques, écrivant à Genève « à son marchand de clous et à son cordonnier229 », et « ce pauvre peuple qui n’est que le sot peuple230 ». Qui ne connaît ces lignes si célèbres ? « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire. Ils mourraient de faim avant d’être philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants… Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu231. » — Ou celles-ci : « C’est à mon gré le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain que de séparer la canaille des honnêtes gens pour jamais, et il me semble que la chose est assez avancée. On ne saurait souffrir l’absurde insolence de ceux qui vous disent : Je veux que vous pensiez comme, votre tailleur et votre blanchisseuse232. » — Et celles-ci encore, qui peuvent servir de conclusion à la philosophie politique de Voltaire : « Bénissons cette heureuse révolution qui s’est faite dans l’esprit de tous les honnêtes gens depuis quinze ou vingt années. Elle a passé mes espérances. À l’égard de la canaille, elle restera toujours canaille ; je ne m’en mêle pas233. » Il disait bien : l’heureuse révolution avait passé ses espérances. Aussi, quand d’Alembert et Condorcet venaient le voir à Ferney, s’ils s’espaçaient, le soir, en soupant, sur une vie future ou sur l’existence d’un Dieu, avec la liberté de mathématiciens qui vont, de déductions en déductions, poussant leur pointe, et poursuivant leur idée fixe, le patriarche fermait les portes et renvoyait les domestiques. Il faut un frein « à la canaille ».

Ce fut pourtant cette canaille qui lui fit, en 1778, quand il revint à Paris, pour y mourir, cette ovation triomphale et qui se pressait à travers les rues sous les roues de son carrosse, en criant de ses milliers de voix : « Vive le défenseur des Calas ! » — Le défenseur des Calas ! En effet, une fois ou deux, dans une vie de quatre-vingt-quatre ans, la générosité, le courage, l’éloquence de l’émotion, l’emportèrent sur la prudence habituelle de Voltaire ; quoiqu’à vrai dire, si l’on mesure le courage aux dangers qu’on affronte, Voltaire ne risquât rien, pas même sa tranquillité, à prendre la défense des Calas, des Sirven, des La Barre ; et quoiqu’on ait d’autre part singulièrement exagéré le rôle de Voltaire, passionnément dénaturé le caractère du premier tout au moins de ces tristes procès. Parce qu’il a su détourner les questions dans ce fameux Traité de la tolérance, parce qu’il s’est fait une arme contre les parlements, contre le clergé, contre la religion, des faits subsidiaires de la cause, ou parce que, dans l’affaire du chevalier de La Barre et du crucifix d’Abbeville, l’épouvante lui donna de l’éloquence, est-ce une raison de saluer en lui l’apôtre de la tolérance et des libertés modernes ? « Il n’y a de grandes actions, a dit La Rochefoucauld, que celles qui sont l’effet d’un grand dessein. »

Jusqu’alors, en effet, c’était, comme on dit, d’un air assez dégagé que Voltaire avait louché cette question de la tolérance. « Je suis fâché, disait-il un jour, à propos de Vanini, dont il venait de lire les œuvres et la vie, je suis fâché qu’on ait cuit ce pauvre Napolitain234. » Il lui semblait d’ailleurs mauvais qu’on persécutât « des idiots qui aimaient le prêche ». Et n’était-ce pas à la veille de l’affaire des Calas qu’il écrivait à d’Argental : « Le monde est bien fou, mes chers anges ; pour le Parlement de Toulouse, il juge ; il vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu, trois gentilshommes à être décapités, et cinq ou six bourgeois aux galères : le tout pour avoir chanté des chansons de David. Ce Parlement de Toulouse n’aime pas les mauvais vers 235. » Quels cris d’indignation ne pousserait-on pas si c’était dans un écrivain du siècle de Louis XIV qu’on retrouvât une semblable phrase ! ou plutôt quels cris n’a-t-on pas poussés pour avoir rencontré dans la correspondance de Mme de Sévigné telle phrase que l’on sait sur les « pendaisons » de Bretagne ! Sur ces entrefaites, le bruit se répand dans Genève qu’un protestant, Jean Calas, accusé d’avoir assassiné son fils, vient d’être roué par arrêt du Parlement de Toulouse. Il n’y a là qu’une abominable erreur judiciaire. On a fait un crime à Calas du suicide de son fils ; avec une odieuse précipitation, on lui a instruit son procès, et, sans lui laisser seulement le temps de rassembler les éléments de sa défense, on l’a conduit à l’échafaud. Moins prévenus contre un protestant, dont le fils passait pour vouloir se convertir au catholicisme, les juges de Toulouse eussent pris sans doute la peine de mieux informer. La triste nouvelle soulève l’indignation de la grande cité protestante. Voltaire voit « tous les étrangers indignés, tous les officiers suisses protester qu’ils ne combattront pas de grand cœur pour une nation qui fait rouer leurs frères sans aucune preuve 236 ». Remarquez l’habileté perfide. Quoi donc ? le ministre de l’année précédente, les trois gentilshommes, les cinq ou six bourgeois mis aux galères, décapités, pendus par ce même Parlement de Toulouse, n’étaient donc pas leurs frères ? Était-ce ou n’était-ce pas uniquement comme protestants qu’on les avait condamnés, « ces idiots » dont le seul crime était « d’aimer le prêche » ? Mais, au contraire, n’était-ce pas uniquement comme assassin de son fils que le Parlement avait cru condamner Jean Calas ? Il s’était trompé, soit, et trompé sans excuse, et trompé criminellement ; mais la foi religieuse de Calas n’était pas en question. Qu’importe à Voltaire ? Il lui suffit que l’occasion se présente et qu’il se sente soutenu par l’opinion : c’est alors, et alors seulement, qu’il intervient et qu’il juge le moment opportun « pour devenir l’idole de ces faquins de huguenots », comme il en donnait le conseil au maréchal de Richelieu quelques mois auparavant, « vu qu’il est toujours bon d’avoir pour soi tout un parti237 ».

Sans doute, la procédure de réhabilitation une fois introduite, Voltaire se donnera tout entier, se dévouera corps et âme à la cause des Calas. Son sujet l’entraînera, l’emportera, l’élèvera jusqu’à l’éloquence, mais non pas jusqu’à l’oubli de soi-même, car l’affaire « intéressera toute l’Europe », car Paris et la France retentiront du nom de Voltaire, car l’applaudissement universel et l’admiration publique le soutiendront dans sa tâche ; mais vraiment il faut l’enthousiasme déclamatoire et l’incurable naïveté de Diderot pour s’écrier : « Ô mon ami, le bel emploi de génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente battrait de la vertu. Eh ! que lui sont les Calas ? qui est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? quelle raison a-t-il de les défendre238 ? »

Quelle raison ? C’est dommage, ô Diderot, que vous n’ayez pas lu la lettre que Voltaire adressait, le 30 janvier 1763, à M. Thiroux de Crosne, maître des requêtes, chargé du rapport : « Ou le fanatisme a rendu une famille entière coupable d’un parricide, ou il a fasciné les yeux d’un juge jusqu’à leur faire rouer un père innocent239 » ; c’est-à-dire : de toutes manières, l’occasion est unique d’écraser l’infâme, et nous nous en emparons, d’autant plus âpres dans notre indignation et d’autant plus violents dans nos réquisitoires que nous ne courons aucun danger maintenant, et que nous avons toute l’Europe derrière nous. Voilà ce qui intéressait Voltaire pour les Calas, et voilà ce qui l’intéressera pour les Sirven. Lui-même a grand soin de noter dans ses lettres que M. le duc de Choiseul, et Mme de Pompadour, et Mme la duchesse de Grammont, sœur de Choiseul, furent « enchantés240 » du Traité de la tolérance. Mais alors, s’il avait avec lui tout Paris, toute la France, toute l’Europe, de quelle rare vertu, de quel courage fit-il donc preuve ? Ne changeons pas les noms des choses. L’erreur des juges de Toulouse leur était personnelle, et Voltaire se fût soucié médiocrement des Calas ou des Sirven s’il n’avait pas discerné d’abord le moyen de s’armer de leur condamnation contre tout ce qu’il détestait. Mais je ne croirai jamais qu’il fût ému jusque dans les entrailles, l’homme qui semait de plaisanteries indécentes non seulement son Traité de la tolérance, mais son mémoire même pour Jean Calas, et qui se préparait à intervenir quelques années plus tard au procès de réhabilitation de Lally, en s’adressant en ces termes à d’Alembert : « Vous souciez-vous beaucoup du bâillon de Lally et de son gros cou, que le fils aîné de monsieur l’exécuteur a coupé fort maladroitement pour son coup d’essai241 ? »

Son rôle fut-il beaucoup plus généreux et beaucoup plus hardi dans la cruelle affaire du chevalier de La Barre ? Un jeune et malheureux fanfaron d’impiété, le chevalier de La Barre, et deux de ses amis, d’Étallonde de Morival et Moisnel, que « six mois de Saint-Lazare eussent assez punis », ayant gardé leur chapeau sur le passage de la procession du Saint-Sacrement, avaient été condamnés à mort, et le premier, après avoir subi la question ordinaire et extraordinaire, exécuté par arrêt du 28 février 1766. Au cours de la procédure, il fut avancé que la lecture des Encyclopédistes et du Dictionnaire philosophique avait aidé sans doute à la dépravation des coupables, et, lors des débats, La Barre, interrogé sur les propos impies qu’en diverses circonstances il était accusé d’avoir tenus, répondit « que ces propos impies étaient en récitant des vers qu’il avait pu retenir de la Pucelle d’Orléans, livre attribué au sieur de Voltaire, et de l’Épître à Uranie, ne croyant pas que cela pût tirer à conséquence242 ».

Le premier mouvement de Voltaire, conformément à sa nature, est de prendre peur. « Êtes-vous homme à vous informer, écrit-il à d’Alembert, de ce jeune fou nommé M. de La Barre, et de son camarade… On me mande qu’ils ont dit à leur interrogatoire qu’ils avaient été induits à l’acte de folie qu’ils ont commis par la lecture des encyclopédistes… La chose est importante, tâchez d’approfondir un bruit si odieux, si dangereux 243. » Et le même jour, à Damilaville : « On me mande, mon cher frère, une étrange nouvelle. Les deux insensés qui ont profané une église en Picardie ont répondu dans leurs interrogatoires qu’ils avaient puisé leur aversion pour nos saints mystères dans les livres des encyclopédistes et de plusieurs philosophes de nos jours… Ne pourriez-vous remonter à la source d’un bruit si odieux et si ridicule244 ? » Le bruit grossit et se confirme. Il n’attend pas d’informations nouvelles pour écrire à l’abbé Morellet : « Vous savez que le conseiller Pasquier a dit en plein Parlement que les jeunes gens d’Abbeville qu’on a fait mourir avaient puisé leur impiété dans la lecture des ouvrages des philosophes modernes… Y a-t-il rien de plus méchant et de plus absurde que d’accuser ainsi ceux qui enseignent la raison et les mœurs d’être les corrupteurs de la jeunesse245 ? » — Observerai-je en passant que je ne sais pas si les encyclopédistes enseignaient « la raison », mais qu’il est difficile de croire que les Bijoux indiscrets ou la Pucelle enseignassent « les mœurs » ? — Enfin, quand il apprend qu’on a brûlé le Dictionnaire philosophique sur le bûcher du malheureux enfant, ses terreurs éclatent sans mesure : « Mon cher frère, mon cœur est flétri. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais, j’ai trop à dire246. » Il ne se contente pas de se taire ; il s’en va et quitte Ferney pour aller prendre les eaux de Rolle.

C’est là seulement qu’il retrouve un peu de courage, quand il a connaissance du Mémoire à consulter pour le sieur Moisnel et autres accusés, rédigé par les avocats du barreau de Paris247, et qu’il est par conséquent bien assuré qu’on peut maintenant, sans rien craindre, élever la voix et flétrir publiquement l’assassinat juridique de La Barre. Il est vrai que, une fois remis de son épouvante, avec son audace habituelle, il ne manquera pas de parler des « Busiris en robe » et de ces « barbaries qui feraient frémir des sauvages ivres ». Il faudra même que ce soit Frédéric, auquel il a recommandé d’Étallonde, qui le rappelle à la modération et qui lui donne une dernière leçon : « Je ne connais point ce Morival dont vous me parlez. Je m’informerai après lui pour avoir de ses nouvelles. Toutefois, quoi qu’il arrive, il n’aura pas, étant à mon service, le triste plaisir de se venger de sa patrie248. »

Certes, s’il ne s’agissait ici que d’un artiste, d’un poète, peut-être hésiterait-on à le juger si sévèrement. En France, que ne pardonne-t-on pas au génie ? Aussi bien, que nous importe la vie privée de La Fontaine, de Molière ou de Racine ? Ils ont écrit les Fables, le Misanthrope et le Tartuffe, Bajazet et Athalie ; c’est assez, et, si notre indiscrétion va fouiller leur histoire, il est entendu par avance que toutes leurs fautes, toutes celles du moins qui n’entament pas la vulgaire probité, nous les excuserons. Mais quand on a travaillé, comme Voltaire, pendant soixante ans, à jouer un rôle sur la scène de l’histoire et de la politique, et que, dédaignant les paisibles jouissances de l’artiste, on a tout fait pour devenir homme public, quand on a tout mis en œuvre, jusqu’aux pires moyens, pour confondre l’histoire de tout un grand siècle avec sa propre histoire, ce n’est plus l’écrivain seulement, c’est l’homme qui nous appartient, et qui nous appartient tout entier. On ne divise pas Voltaire. Il faut prendre parti : l’applaudir, si vraiment il a mis les plus rares facultés qu’un homme ait jamais reçues de la nature au service de la justice et de la vérité ; le blâmer et le condamner, s’il n’en a, presque en toute circonstance, usé que dans son intérêt, dans l’intérêt de sa sécurité, de sa fortune, de sa réputation avant tout et par-dessus tout. Mais comment le juger, si, possédé de cette rage de tout détruire sans rien édifier, qui exaspérait Rousseau, il n’a su qu’accumuler des ruines, en laissant aux générations suivantes le soin de reconstruire ce qu’il avait imprudemment jeté bas ?

Car ce fut sa suprême habileté que de mourir à temps. Déjà, comme on l’a vu, l’audace de ses propres disciples commençait à l’effrayer. Quand Condorcet fit paraître la Lettre d’un théologien à l’abbé Sabatier, le patriarche écrivit249 à l’abbé de Voisenon : « Il y a dans cette brochure des plaisanteries qui ont réussi, et sur la fin, une violence qu’on appelle de l’éloquence ; mais il y a une folie atroce à insulter cruellement tout le clergé de France à propos d’un abbé Sabatier. L’auteur prend ma défense ; j’aimerais mieux être outragé que d’être ainsi défendu. » C’est qu’il avait marque très nettement dès l’avènement de Louis XVI la borne où il prétendait s’arrêter. « Je l’estime trop, disait-il en parlant du nouveau roi, pour croire qu’il puisse faire tous les changements dont on nous menace250. » En effet, cette rage de remontrances et cette ardeur de réformes faisaient trembler le vieil athlète. Il s’étonnait avec douleur qu’on osât dire que les rois tiennent leur autorité du peuple. « Le roi tient sa couronne de soixante-cinq rois ses ancêtres251. » Déjà, quand avait paru le livre du baron d’Holbach, le Système de la nature, non content de le maltraiter très fort dans sa correspondance, il en avait entrepris une réfutation raisonnée. Conservateur en toutes choses, comme on l’a si bien dit, sauf en religion, il était resté déiste en métaphysique. Toute son aristocratie se soulevait, se révoltait contre le matérialisme grossier dont il pouvait voir chaque jour se multiplier les adeptes.

Et puis son ardeur d’autrefois se refroidissait, s’éteignait doucement. Son irritabilité même l’abandonnait. « Je me suis tant moqué de Fréron, disait-il, qu’il est bien juste qu’il me le rende252 » ; et de loin en loin, dans la correspondance des dernières années, passait comme un souvenir mélancolique : « Il faut donc que je vous dise, mon cher ange, que, si Mme du Deffand se plaint de moi par un vers de Quinault, je me suis plaint d’elle par un vers de Quinault aussi. Je crois qu’actuellement nous sommes les seuls en France qui citions aujourd’hui ce Quinault, qui était autrefois dans la bouche de tout le monde253. » Ainsi, sur la fin de cette vie tant agitée, il se faisait comme un grand apaisement, précurseur de l’éternel silence.

Ce fut son retour à Paris qui le tua. Le 30 mai 1778, dans cette grande ville où il avait si peu vécu, mais qu’il avait tant amusée, tant passionnée, et qui venait de le recevoir comme jamais ni nulle part n’avait été reçu souverain victorieux, il expira. On n’a sur ses derniers instants que peu de renseignements, assez précis pourtant et assez authentiques pour qu’il soit inutile de discuter les légendes grotesques qui courent encore une certaine littérature, et pour pouvoir affirmer que, si dans sa longue existence il trembla plus d’une fois devant le danger, cependant il fut calme, digne et brave envers la mort.

IV

S’il est un homme dans notre histoire qui, par ses qualités comme par ses défauts, soit vraiment l’homme de son siècle et de sa race, à coup sûr Voltaire fut cet homme. Honneur bien rare, gloire singulière, et que bien peu partagent avec lui. Dans la plupart des hommes, comme il arrive un âge où les linéaments du corps et les traits de la physionomie se fixent pour ne plus varier, ainsi vient un temps où l’esprit cesse de s’étendre, et l’intelligence, le génie même, de se renouveler. Quand Corneille, encore jeune, eut écrit le Cid et Polyeucte, comme s’il se fût lui-même enfermé dans un cercle magique, vainement essaya-t-il d’en sortir, et pendant près d’un demi-siècle, mécontent de lui, mécontent des autres, jaloux de Molière et jaloux de Racine, il ne put que se recommencer. Voltaire, à quatre-vingt-quatre ans, conservait encore toute l’ardeur du jeune homme, toute son avidité de connaître, toute son impatience d’agir. À peine de loin en loin quelque plainte et quelque regret du temps passe, quelque semblant d’insouciance du présent et d’incuriosité de l’avenir trahissaient-ils le vieillard. Tel il était jadis quand, à la deuxième représentation de son Œdipe, il paraissait sur la scène, portant la queue de la robe du grand prêtre, tel il était encore quand, à la sixième représentation d’Irène, se penchant sur une foule en délire, d’une voix étranglée par les larmes, il jetait cette exclamation : « Français ! voulez-vous donc me faire mourir de plaisir ? » C’était le 30 mars 1778 ; il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-cinquième année. Et pendant ces soixante années de gloire ininterrompue, par un privilège plus rare encore, ce génie si librement ouvert à toutes les influences, à toutes les nouveautés du dehors, était resté lui-même, imprimant fortement sa marque à tout ce qu’il effleurait seulement, et réalisant ainsi dans l’infinie diversité de son œuvre l’unité du caractère et du génie.

Il n’est pas cependant, comme la critique étrangère a pris plus d’une fois un malin plaisir à le prétendre, comme l’a prétendu Gœthe lui-même, « le plus grand écrivain qu’on puisse imaginer parmi les Français ». S’il est vrai que la profondeur de la conception, que la perfection de la forme, que l’émotion et la sincérité du sentiment aient fait défaut à Voltaire, d’autres les ont possédées, dans l’histoire de notre littérature et de notre race, d’autres à qui n’a manqué presque aucune des qualités du génie de Voltaire, mais qui, par un accord heureux, n’ont oublié d’y joindre ni la décence du langage, ni la probité du caractère, ni la dignité de la vie. Dans le siècle précédent, un grand homme a représenté son temps comme Voltaire a fait le sien, et résumé pour ainsi dire en lui, sous leur forme la plus parfaite, jusqu’aux moindres qualités de ses illustres contemporains : j’ai nommé Bossuet.

Voltaire et Bossuet se ressemblent par plus d’un point : s’ils diffèrent l’un de l’autre, c’est comme le xviiie  siècle diffère du xviie . L’un et l’autre, ils ont été le plus grand nom de leur temps et la voix la plus écoutée ; l’un et l’autre, ils ont parlé comme personne cette langue lumineuse du bon sens, également éloignée de la singularité anglaise et de la profondeur germanique ; l’un et l’autre, ils se sont moins souciés de l’art que de l’action, de charmer que de persuader ou de convaincre, et de gagner des esprits à leur cause ; l’un et l’autre enfin, partout où de leur temps quelque controverse s’est émue, quelque conflit élevé, quelque grande bataille engagée, comme si le sort du combat n’eût dépendu que de leur présence, ils sont venus, et ils ont vaincu. Mais l’évêque n’a pris les armes que pour soutenir, défendre et fortifier ; le courtisan de Frédéric et de Catherine II n’est entré dans la lutte que pour détruire, dissoudre, et pour achever les déroutes que d’autres avaient commencées. Bossuet n’a combattu que pour les choses qui donnent du prix à la société des hommes : religion, autorité, respect ; Voltaire, saut deux ou trois fois peut-être, n’est intervenu que dans sa propre cause et n’a bataillé soixante ans que dans l’intérêt de sa fortune, de son succès, de sa réputation. Et le prêtre du. xviie  siècle a vu plus loin et plus juste que le pamphlétaire du xviiie , car, ayant traversé comme les autres les angoisses du doute et sué, dans le secret de ses méditations, l’agonie du désespoir, il a compris que, toutes choses qui tiennent de l’homme étant imparfaites, c’était trahir la cause elle-même de l’humanité que de dénoncer au sarcasme, au mépris, à l’exécration les maux dont on n’avait pas le remède. Aussi le premier, quand il a vu la mort approcher, a-t-il pu s’endormir dans la paix d’une haute et loyale conscience ; le second, de son vivant même, a pressenti l’heure où ses disciples se retourneraient contre lui.

Au foyer de la Comédie-Française, on voit une admirable statue de Voltaire. C’est le Voltaire de Ferney, chargé d’années, exténué par l’âge, amaigri, mais éternellement jeune par la flamme du regard et la vie du sourire. Tout son corps se porte en avant et semble provoquer la lutte. On dirait que le sculpteur l’a surpris dans son attitude familière, au moment où « le bon Suisse » va lancer contre un adversaire qu’on devine quelqu’une de ces plaisanteries mortelles qui clouent à terre un ennemi. Ses mains mêmes, longues et maigres, crispées sur les bras du fauteuil, ne semblent attendre qu’un signal pour soulever et lancer tout le corps d’une seule détente. C’est bien là le vrai Voltaire, imparfaite ébauche de sa personne peut-être, mais portrait vivant et parlant de ses œuvres. Allez voir maintenant au Louvre le portrait de Bossuet, par Rigaud. Le prélat est en pied, revêtu des ornements sacerdotaux. Le visage est plein, les lignes en sont fermes et nettes, dans les yeux et sur les lèvres un léger sourire dont la sérénité, dont la douceur étonnent. On se figurait un Bossuet plus sévère. L’attitude est d’un corps tout entier rejeté en arrière, prêt à la lutte aussi, mais à cette lutte qu’on attend de pied ferme, non pas à cette lutte qu’on provoque et qu’on défie. C’est le calme de la force qui s’est éprouvée par l’expérience, et la sérénité d’une inébranlable conviction contre laquelle rien d’humain ne saurait prévaloir.

Considérez-les lentement, attentivement, ce portrait et cette statue : ce ne sont pas seulement deux hommes, ce sont deux siècles de notre histoire, ce sont deux formes du génie français, ce sont aussi, grâce à la haute signification des modèles, dans le marbre de Houdon et sur la toile de Rigaud, deux faces de l’esprit humain que l’art a fixées pour jamais.

La littérature française sous le premier Empire254

Il est entendu, presque dans toutes nos histoires de la littérature française, ou sous-entendu, que la littérature de la période impériale ne compte pas. Aussi, quand la nécessité chronologique d’en dire au moins quelques mots se rencontre et qu’il faut satisfaire à l’usage, nomme-t-on quelques noms à la hâte ; on caractérise avec la brièveté du dédain quelques œuvres prises comme au hasard, on rit un peu de Lebrun Pindare et beaucoup de Luce de Lancival, d’Esménard ou de Parseval-Grandmaison ; d’ailleurs on acquitte à Mme de Staël, à Chateaubriand, un tribut convenu d’admiration banale, et l’on passe : tout est dit. De loin en loin pourtant, une voix généreuse proteste et réclame au moins l’indulgence. N’est-on pas en effet bien sévère pour une génération, déshéritée si l’on veut, mais qui n’a manqué toutefois ni d’un certain amour de l’art, ni de l’éclat que projettent sur le court espace de quinze ans d’histoire deux ou trois œuvres originales, vraiment durables, et deux ou trois noms, vraiment glorieux, dignes de rester inscrits parmi les plus illustres ? Sainte-Beuve n’a pas craint de dire « que les triomphes militaires de l’Empire avaient trouvé plus d’une fois, au retour, des splendeurs rivales dans les arts contemporains : telle page des Martyrs, une bataille de Gros, ou la Vestale de Spontini255 ». C’est beaucoup ; et, quoiqu’il parlât ainsi dans un temps où sa parole ne pouvait être encore soupçonnée ni d’allusion politique ni de flatterie rétrospective, c’était trop. Il sera toujours difficile de prouver que les Templiers ou Ninus II soient des chefs-d’œuvre injustement ignorés, Raynouard ou Brifaut des génies méconnus, Fontanes ou même Chênedollé les derniers des classiques, comme on les appelait. C’étaient de fort honnêtes gens, très lettrés, de beaucoup d’érudition et de goût, qui faisaient assez proprement des vers peu poétiques, dont les meilleurs étaient beaux comme de la belle prose, de la belle prose académique, élégante et de bon ton, mais sans muscles et sans nerfs ; d’ailleurs, poésie mise à part, les uns, comme Raynouard, très savants, et les autres, comme Brifaut, très aimables.

Mais ce n’est pas une raison pour les écarter impitoyablement de l’histoire de la littérature française. Bien plus ; et peut-être en est-ce une de leur faire la part la plus belle et la place la plus large. Il y a des naturalistes à la mode qui donneraient volontiers toutes les espèces vivantes pour une seule de ces espèces de transition, épreuve affaiblie d’un modèle ancien, ébauche confuse d’un type nouveau, qui leur offrirait les moyens de combler une lacune de la généalogie des êtres et de surprendre en quelque sorte la nature sur le fait, en flagrant délit de tâtonnement et de commencement d’invention. En littérature comme en histoire naturelle, il y a des œuvres de transition. Et si la critique littéraire, telle du moins qu’on la prône aujourd’hui, se piquait d’être conséquente avec elle-même et soumettait une bonne fois la liberté de ses allures aux rigueurs de la discipline scientifique, c’est peut-être à ces sortes d’œuvres qu’elle devrait consacrer le meilleur de son attention. Car on n’explique pas le génie, mais on explique le talent, et, en l’expliquant, on montre en quoi, par où, comment le génie est inexplicable. Et n’est-ce pas précisément, puisqu’aussi bien il s’agit de la littérature de l’époque impériale, ce que Royer-Collard appelait avec force « dériver l’ignorance de sa source la plus élevée » ? Les fables d’Arnault sont fort agréables ; — pour apprendre à sentir celles de La Fontaine.

C’est dans cet esprit de critique studieuse que M. Merlet a conçu l’ouvrage dont il vient de publier le premier volume, avec ce titre général : Tableau de la littérature française, 1800-1813, et ce sous-titre : Mouvement religieux, philosophique et poétique. Il n’a point affecté la prétention de réhabiliter une littérature à peu près condamnée, mais il a voulu reviser le procès sur les pièces. Il accepte le dispositif, mais il pense qu’il y a lieu de revenir sur les considérants. « Expliquer ou atténuer les rigueurs de la postérité par l’enquête des causes qui la justifient » ; et par suite, sous l’apparente et uniforme pauvreté des œuvres, découvrir et noter les symptômes de la renaissance prochaine, remonter pas à pas jusqu’aux sources inconnues de ces grands courants qui traversent la littérature du siècle, marquer enfin les origines de la prose et de la poésie contemporaines, tel est le but qu’il s’est proposé.

En effet, les causes de la stérilité sont ici complexes, et tout n’est pas dit quand on a rappelé les sévérités de la censure impériale, ou cité des endroits habilement choisis de la correspondance de César. Nous ne croyons pas aisément, avec l’austère Daunou, « qu’il ne puisse y avoir de génie que dans une âme républicaine ». Évidemment, on ne saurait avoir la pensée de justifier ou d’excuser seulement les procédés disciplinaires de l’Empire à l’égard des écrivains. Un homme, si haut qu’on le mette au-dessus des autres hommes et si bas qu’on le salue, mais un homme enfin, s’arrogeant de penser lui seul, comme d’agir, pour tout un peuple ; une armée de subalternes, dressée comme une vieille garde et traitant la littérature comme une chiourme ; cette singulière ambition de faire naître des chefs-d’œuvre au commandement, « l’art d’écrire consacré à la destruction de la pensée et la publicité même aux ténèbres256 », Chénier destitué, Chateaubriand persécuté, Mme de Staël proscrite, convenons qu’il n’y a ni chimère de péril social, ni prétendue nécessité de salut public qui puisse autoriser ces attentats de la force contre la pensée. Mais empressons-nous d’ajouter qu’une pension de 8 000 francs consola Chénier de sa destitution ; que Chateaubriand ressemble fort à un persécuté imaginaire ; et que Mme de Staël a quelque part écrit ce mot curieux, trop rarement cité, « que Bonaparte était un homme que la véritable résistance apaisait, et que ceux qui ont souffert de son despotisme doivent en être accusés autant que lui-même257 ». Ne versons pas dans la déclamation. Quand, pour flétrir les excès de l’arbitraire impérial, on en appelle, comme font quelques-uns, à toute l’énergie d’éloquence, à toute la véhémence d’indignation dont on se sent capable, il n’est pas mauvais, et c’est rendre à chacun sa part, que de se remettre aussitôt en mémoire de tel décret de la Convention portant que « tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté serait fermé, et ses directeurs arrêtés et punis selon la rigueur des lois ». On sait ce que c’était, au mois d’août 1793, que la rigueur des lois.

Car enfin il ne faut pas nous donner à croire, en épaississant à dessein les ombres autour des grotesques de la Révolution, et faisant la pleine lumière sur les ridicules de l’Empire, qu’au lendemain de la Convention, sous le Directoire par exemple, quelque Barras ou quelque Gohier régnant, une littérature nouvelle fût prête à naître, une littérature républicaine, que le régime consulaire ou impérial survenant aurait tout à coup desséchée dans son germe. Hélas ! vers 1795 déjà, les contemporains eux-mêmes étaient vivement frappés, et si profondément humiliés de la décadence littéraire, de la décadence du théâtre surtout, que le Moniteur n’en pouvait trouver le secret que dans « une conspiration de Pitt et de Cobourg », organisée pour l’avilissement de la scène française. On rit beaucoup, et l’on a raison, d’une tragédie de l’académicien Brifaut, — c’était un Don Sanche, — qu’il fallut transporter du jour au lendemain d’Espagne en Assyrie, parce qu’il ne convenait pas à l’Empereur, en ce temps-là, que les choses d’Espagne fussent mises au théâtre. Mais, en vérité, de qui se moque-t-on ici ? car sans doute ce n’était pas la faute de l’Empereur, ni même de la censure, si l’intrigue tragique de Brifaut était assez banale, ses caractères assez effacés, son style assez décoloré pour que ce ne lui fût qu’un jeu de métamorphoser son roi de Léon ou de Castille en un potentat babylonien. Là-dessus, on citera Chénier : « Veut-on que l’art dramatique se soutienne ? Il faut lui donner beaucoup de latitude. » Mais ce n’est pas tout pour voici que d’avoir l’espace libre ouvert, devant soi, l’espace immense ; — et le principal est encore d’avoir des ailes.

C’est une chose assez étonnante que, dans un temps comme dans le nôtre, où l’histoire aspire à devenir au sens propre du mot « une science », elle continue toutefois, du milieu des conditions si nombreuses, et d’un entrelacement si confus, qui toutes sont nécessaires à l’explication des faits, d’en dégager et d’en détourner arbitrairement une seule pour l’élever à la dignité de ce qu’on appelle une cause. Il n’y a pas de causes pour la science, il n’y a que des conditions. Nous admettrons donc volontiers que les rigueurs du régime impérial aient pu contribuer pour une part à la stérilité littéraire de l’époque ; mais prétendre qu’elles en seraient la cause unique et l’explication suffisante, c’est une opinion politique, c’est une manière de purger sa bile, ce n’est pas un jugement littéraire. Une compagnie de grenadiers n’eût-elle jamais chassé de l’orangerie de Saint-Cloud cinq cents législateurs, un pape ne fût-il jamais accouru du Vatican pour couronner dans Notre-Dame un soldat victorieux, nous osons croire qu’Esménard ne fût pas devenu un grand poète, et que Luce de Lancival n’en eût pas eu la tête plus épique.

Nous louerons donc très franchement M. Merlet d’avoir ici gardé la mesure et d’avoir eu le courage, mieux encore, le bon goût, de ne pas vouloir faire avec tant d’autres sa partie dans ce concert de récriminations surannées. Il a très bien vu que d’autres causes avaient préparé la décadence, il l’a dit, et il l’a montré. Qu’il nous permette seulement de lui reprocher de n’avoir pas poussé plus avant la recherche de ces autres causes, et, pour tout dire, de n’y avoir pas consacré quelques-unes de ces pages qu’il donne libéralement à l’énumération des hommes et des œuvres. « Les germes de la décadence, nous dit-il, sont visibles dès le xviiie  siècle, jusque dans ces jolis poètes, dont le style si soigné, si méticuleux, si scrupuleusement grammatical, n’offre sans doute aucune prise à la critique, mais nous inquiète déjà par je ne sais quoi de frêle et de fugitif qui échappe à l’analyse et presque à la perception. » Voilà qui est d’une vérité spirituelle, bien dit et bien senti ; pourquoi seulement n’est-ce qu’une indication ?

Chemin faisant, il est vrai, s’y rattachent nombre de remarques ingénieuses, et quelques-unes d’un grand prix historique. Il est curieux d’apprendre, par exemple, et bon de retenir, que les oripeaux de la phraséologie mythologique, — les flambeaux de l’hymen et les ciseaux de la Parque, les fureurs de Bellone et les balances de Thémis, ou encore l’hydre de la discorde et le timon de l’État, — datent de cette époque. Nos romantiques jadis, et depuis eux certains critiques, ont tellement accrédité l’opinion que ces façons de parler baroques auraient été familières à tous nos écrivains, petits et grands, d’avant 1830, qu’il est utile et même nécessaire de savoir qu’ils se trompaient. L’honnête Boileau nommait un chat un chat ; Molière et Regnard, Voltaire et Diderot ont nommé par leur nom beaucoup de choses qu’ils eussent pu déguiser sans inconvénient. On peut même soutenir que, pour écrire en prose comme en vers, avec exactitude et justesse, avec force quand il le fallait, avec éclat quand on le pouvait, on n’avait pas attendu que l’auteur de Cromwell eût émancipé la langue. Et en fait, cette horreur comique du mot propre date au plus loin du milieu du xviiie  siècle ; elle n’est devenue qu’au commencement du xixe un principe de l’art d’écrire. M. Merlet en cite des exemples amusants ; tels vers de Lalanne appelant un chapon ;

Ce froid célibataire, inhabile au plaisir,
Du luxe de la table infortuné martyr ;

cette périphrase de Lebrun :

Là, je triplais le cercle agile
Du chanvre envolé sous mes pas ;

lisez : je sautais à la corde ; — vingt autres encore. S’il s’est abstenu de moissonner dans Delille, c’est sans doute qu’il aura craint que la récolte ne fût trop abondante. Et cependant, chose singulière, ce même Delille, si longtemps considéré comme le maître dans l’art de ne pas appeler les choses par leur nom, serait l’un des premiers qui fit scandale pour avoir appelé le haricot un haricot, et autres nouveautés, pour le temps, non moins téméraires.

D’où venait cette rhétorique pédantesque et guindée dont la poésie voulut bien se faire humblement l’élève, et dont la critique des Geoffroy, des Hoffmann et tant d’autres se constitua l’impitoyable et l’incorruptible gardienne ?

Il n’est plus guère possible aujourd’hui de le contester : abaissement des caractères, appauvrissement de la pensée, dépérissement du style, tout cela vient du xviiie  siècle, et non pas du xviie  siècle finissant, du xviiie  siècle de Marmontel ou de La Harpe, de Thomas et de Saint-Lambert, mais du xviiie  siècle dans sa gloire, étudié dans ses plus illustres représentants. Nul siècle n’a été plus complètement dénué de poésie : dans Voltaire lui-même, combien trouvera-t-on de vers qui partent du cœur, combien d’émotions vraiment vécues ? Nul siècle n’a été plus complètement dédaigneux des grandes parties de l’art. Ce n’est pas seulement la grande phrase majestueuse du xviie  siècle qu’on brise, et la belle période oratoire que l’on rompt en éclats, de telle sorte que tout ce que le style gagne en clarté superficielle, la pensée le perd en profondeur ; mais l’art lui-même de la composition, l’art d’ordonner un ensemble, d’en équilibrer les parties, il semble qu’on en ait perdu le secret.

Voltaire le premier se montre inhabile aux œuvres de longue haleine. Rien qui soit écrit d’une prose plus alerte et plus propre à l’action, d’un style plus merveilleux de transparence et de facilité que le Siècle de Louis XIV ; mais Gibbon a raison, — car c’est lui qui, je crois, en fit le premier la remarque, — rien qui soit plus mal lié, ni plus faiblement soutenu. Comparez cette suite de chapitres, histoire politique et militaire d’abord, anecdotes, histoire intime de la cour, histoire du gouvernement intérieur, tableau des beaux-arts, histoire des querelles religieuses, tout cela juxtaposé, comme des tableaux dans une galerie, mais non pas composé, d’ailleurs finissant par une plaisanterie d’un goût douteux, sur l’œuvre des missionnaires catholiques en Chine, comme par le mot de la fin d’un journaliste, — comparez ce désordre aimable avec cette belle Histoire des variations des Églises protestantes, et mesurez la distance. Montesquieu, travaillant à son Esprit des lois, entraîné par le plaisir de la recherche, s’abandonne si complètement à la dérive de son sujet, et, dépensant à la perfection du détail tout son esprit avec tout son génie, s’oublie si complètement dans une seule partie de son œuvre, qu’un beau jour le livre de la Grandeur et décadence des Romains se détache de l’ensemble comme un épisode disproportionné, comme un fragment d’architecture admirable, mais dont la grandeur d’exécution écraserait le reste de l’édifice. Buffon écrit un Discours sur le style ; il y vante l’utilité d’un plan, et sans doute c’est pour lui un ingénieux moyen d’être désagréable à Montesquieu ; mais lui-même il apprend l’histoire naturelle en l’écrivant. Suivez-le de 1747 à 1788 : tantôt il ajoute au monument une aile qui n’avait pas de place marquée dans le plan primitif ; tantôt, avec cette longue patience qu’il appelait le génie, il va reprendre l’œuvre jusque dans ses fondements premiers ; et le voilà, dans ses Époques de la nature, refaisant ses trois premiers volumes sur un dessein nouveau. Le seul Jean-Jacques peut-être, avec son intrépidité de logicien et son souffle de déclamateur, a composé l’Émile d’ensemble et son Contrat social d’une haleine, comme on faisait au siècle précédent. Il y a plus ; à mesure que le siècle approche de son terme, les Diderot, les d’Alembert ne savent déjà plus écrire que des pages. Après eux, les Rivarol et les Chamfort ne sauront plus même qu’à peine composer une page ; et tout leur esprit, qui fut d’ailleurs du plus exquis et du plus étincelant, tiendra dans un petit volume de Nouvelles à la main.

De là, nécessairement, l’importance extrême donnée au détail, car c’est dans le détail que chacun met sa marque. Le mal est visible dès la fin du xviie  siècle. « Ascagne est statuaire, dit La Bruyère, Hélion fondeur, Eschine foulon et Cydias bel esprit, c’est sa profession, … il évite uniquement de donner dans le sens des autres et d’être de l’avis de quelqu’un. » C’est de Fontenelle, dit-on, qu’il parlait ainsi ; mais lui-même, La Bruyère, incomparable, inimitable artiste de style, ne court-il pas à la recherche de l’imprévu, du piquant, du singulier dans l’expression et dans la pensée ? Bientôt cette poursuite acharnée devient le labeur unique de l’écrivain. À tout prix, il faut être original ; mais le moyen, si « tout est dit » ? Le moyen ? Il est bien connu des époques de décadence :

Dixeris egregie notum si callida verbum
Reddiderit junctura novum…

Je suis fâché que la leçon soit d’Horace, mais en effet il l’a donnée. L’invention devient purement verbale, et les règles deviennent à mesure plus étroites, parce qu’il faut accomplir le tour de force dans des conditions plus difficiles. Le Commentaire sur Corneille de Voltaire, le Cours de littérature de la Harpe, sont de curieux modèles et très instructifs de cette critique de mots, devenue pour un demi-siècle, jusqu’aux Villemain et jusqu’aux Sainte-Beuve, le dernier mot de la critique. Buffon, voulant louer dignement Rivarol, dira que la traduction du Dante est une « suite de créations », et Rivarol, enchérissant encore, dira bientôt « que quatre vers ou quatre lignes de prose classent un homme presque sans retour ». Aussi ne s’agit-il plus que de rencontrer ces quatre vers ou ces quatre lignes. Un madrigal, une épigramme, un seul alexandrin :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde ;

une boutade : « M. Le Brun a eu l’honneur de passer chez M. Fréron pour lui donner quelque chose », —  je laisse au lecteur le plaisir de deviner ce que c’était que ce quelque chose, — tirent un homme de pair et le désignent bruyamment à la célébrité des salons ou à l’ornement des académies. Et si les poètes rejettent obstinément le mot propre, c’est bien moins encore par principe et par préoccupation de rester nobles que par ambition de trouver une façon singulière de redire des choses déjà dites. On déguise la pensée sous quelques oripeaux bizarres et voyants, on l’habille d’un vêtement inédit comme Jean-Jacques s’habille en Arménien : pour forcer l’attention des oisifs de la grande ville. Ajoutez qu’en même temps la vie sociale, de plus en plus artificielle, achève de déshabituer l’homme du spectacle et du sentiment de la nature. S’il ne manquait que de loups dans les bergeries de Florian, on en prendrait encore volontiers son parti ; mais il y manque de moutons, de chiens et de bergers. Et ainsi, tandis que les prosateurs, maintenant leur attention fixée sur le détail, perdent le sentiment de la ligne, les poètes, qui ne regardent plus au-delà de l’horizon des salons, perdent le sentiment de la couleur.

Ce n’est pas tout : au xviie  siècle, l’art est vraiment une religion ; j’entends — car on pourrait trouver l’expression bien moderne — que les Corneille, les Molière, les La Fontaine, les Boileau, les Racine, s’ils ne font pas de l’art « un sacerdoce », du moins ne vivent que pour l’art. Tel d’entre eux, le « Bonhomme », traverse la vie comme sans se douter qu’il y ait au monde autre chose que d’écrire, à la manière d’un fablier né pour porter des fables, avec cet air d’aimable distraction et ces allures nonchalantes qui lui font pardonner tant de faiblesses. D’autres, comme par exemple Molière, ne vivent pas seulement pour leur art, ils en meurent, appartenant à la race de ceux « qui ne regardent plus l’art comme une chose qui est faite pour le monde, mais le monde, les mœurs, les hommes et la société comme des choses qui sont faites pour l’art ».

Au xviiie  siècle, il n’en est plus ainsi. La scène a changé. La littérature n’est plus seulement un art : c’est une arme. Tout écrivain a calculé que son talent est une force, comme la fortune, comme la naissance, et une force dont il faut savoir se servir. C’est peu de chose, ou plutôt ce n’est rien que de bien faire, il faut réussir, il faut parvenir, et le siècle est pressé. L’homme de lettres, émancipé de la protection du grand seigneur ou du traitant, de l’homme de cour ou de l’homme d’argent, prétend faire figure à son tour, comme eux, et comme eux tenir un personnage dans le monde. Il fait fortune, d’abord : Voltaire entend les affaires comme Pâris-Montmartel ; Beaumarchais les brassera comme Pâris-Duverney. L’un et l’autre s’efforcent de prendre pied dans la politique. Voltaire négocie des alliances, et Beaumarchais renverse un parlement : de jour en jour, leur influence grandit, leur importance augmente. Quand le seigneur de Ferney tient en main son brelan de rois, c’est lui qu’on courtise et qu’on caresse : ce n’est plus lui qui flatte. Un roi de Suède passant à Paris y recevra, comme un insigne honneur, la visite de Rousseau. Les façons deviennent familières jusqu’à l’inconvenance et jusqu’à la grossièreté. Diderot, « conversant entre hommes », avec l’impératrice de Russie, dans la vivacité de la conversation, lui frappe démonstrativement sur la cuisse. La Harpe, si j’en crois une anecdote que raconte Chateaubriand, dînant chez les ministres, quand le menu ne lui convient pas, commande à voix haute une omelette philosophique. Vraiment la littérature est déjà leur moindre souci. C’est un événement politique que le Mariage de Figaro : s’il touche à la littérature, ce n’est que par occasion. En effet, jusqu’aux auteurs dramatiques, ce n’est plus seulement l’ambition de la célébrité qui les travaille et les consume : c’est l’ambition du pouvoir. Être quelqu’un, c’est bien, mais ce n’est plus assez pour l’homme de lettres, il veut encore être quelque chose.

Aussi, quand éclate la Révolution, jettent-ils là leur plume et se précipitent-ils tous dans la politique avec une sorte de fureur aveugle, comme par une porte longtemps assiégée qui céderait sous l’effort et qui livrerait enfin le passage. La veille encore, pour devenir de rien ou de peu ce quelque chose ou ce quelqu’un qu’ils ambitionnaient d’être, il fallait passer par la littérature : il est désormais inutile d’entreprendre cette voie pacifique et trop longue : la politique les conduira plus droit et plus vite au but. Qui s’amuserait maintenant à écrire des Éloges de Fénelon, ou des Panégyriques de saint Louis, mais surtout à raconter les Aventures du chevalier de Faublas ? En vérité, c’est bien de cela qu’il s’agit ! L’abbé Maury gesticule à la tribune de la Constituante, et Louvet sera demain de la Convention. Fabre d’Églantine a oublié le chemin du Théâtre-Français, le Philinte de Molière est membre du Comité de la guerre et des armes : il siège aux côtés de Carnot. Les Robespierre et les Saint-Just renonceront à la morale et à la gravelure pour devenir les législateurs sanglants de la Terreur. Et Barère sera leur porte-voix, Barère, « le troubadour de la guillotine », Bertrand Barère de Vieuzac, gentilhomme gascon, qui n’a plus maintenant que faire de composer pour les Académies de province l’Éloge de Louis XII ou le Panégyrique de Lefranc de Pompignan. Combien d’autres encore ! L’impulsion est donnée : le règne de la littérature est fini ; c’est le règne de la politique et du politicien qui commence. La publicité du journal et de la tribune a remplacé celle du Mercure et de l’Almanach des Muses. Quelle prose ou quelle poésie résisterait à pareille épreuve ?

Aussi quiconque désormais aura confiance en soi, quiconque aspire à se faire au soleil la place qu’il ne tient ni du droit de la naissance, ni du titre de la fortune, suivra-t-il ces exemples, devenus pour l’avenir illustres. Et tous ceux qui, sur la foi de quelque vague pressentiment ou de quelque violent appétit de jouissances, se croiront promis à quelque haute destinée, s’ils ont plus d’amour du pouvoir que de chaleur d’imagination, iront demander la gloire aux œuvres de la politique ; ou la moissonner sur les champs de bataille de la République et de l’Empire, s’ils ont moins de froide ambition calculatrice que de chaleur de cœur.

Encore, si la tragédie révolutionnaire, comme un mauvais drame romantique, n’avait pas versé de l’odieux dans le ridicule. Mais, pour achever ce tableau de la fin d’un siècle, représentez-vous, au lendemain de la Terreur et jusqu’aux jours du Consulat, le trouble jeté dans les esprits et dans les mœurs, le désordre des idées, le renversement des fortunes, le carnaval de toutes les conditions. En bas, toute une foule d’ouvriers sans ouvrage et de rentiers sans rentes grondant la faim, les débris du jacobinisme, et ces portiers dont a parlé Chateaubriand258, grands partisans de feu M. de Robespierre, et regrettant les spectacles de la place Louis XV, « où l’on coupait la tête à des femmes qui avaient le cou blanc comme de la chair de poulet ». Plus haut, tout un peuple grotesque d’agioteurs et de fournisseurs de tout étage, cette société frelatée du Directoire, scandaleusement enrichie, s’essayant à l’art de vivre et se flattant naïvement d’avoir ressuscité les élégances de l’ancien régime, parce qu’elle s’enivre des mêmes vins que jadis les Lauzun et les Fronsac. Au sommet enfin, ces Directeurs, à jamais dignes de la risée de l’histoire, l’un, au matin, donnant ses audiences, habillé d’un justaucorps de satin blanc, culotte blanche, souliers blancs ornés de rosettes bleues, sur l’épaule manteau écarlate259, ou bien encore cet autre, sous son bel habit bleu chamarré d’or, avec son sabre de vermeil, entrant dans les salons, un bras passé négligemment autour de la taille de celle qu’ils appellent « la fée du Luxembourg », vêtue… comme on ne se déshabille pas. Personne d’ailleurs ne croit plus à rien. Quand on joue le Barbier de Séville et que l’acteur prononce les mots : « Jouissons ! car dans trois semaines nous ne serons peut-être plus260 », toute la salle applaudit frénétiquement.

Que si maintenant on considère toutes ces causes réunies et conjurées en quelque sorte, non pas seulement pour la ruine d’une littérature, mais encore pour la décadence d’un grand peuple, il semblera qu’elles suffisent et qu’elles expliquent assez bien la pauvreté littéraire du Consulat et de l’Empire. Il est inutile et même il serait plaisant, s’il n’était injuste, de rendre l’Empereur responsable des inspirations malheureuses de Marie-Joseph Chénier ou de Népomucène Lemercier. Je conviens qu’un trait de satire fait bien dans le discours et qu’il relève agréablement la monotonie d’une étude sur la littérature de l’époque impériale. Cependant je ne croirai jamais qu’en faisant de M. de Fontanes un grand maître de l’Université l’Empereur ait fait éprouver aux lettres une perte si cruelle, et je suis certain que Fontanes a trouvé qu’il y gagnait. Il y aurait lieu plutôt de s’étonner que dans les œuvres si nombreuses, mais pour la plupart si médiocres de cette période, on puisse distinguer et noter déjà tant de gages d’avenir et tant de promesses d’une renaissance prochaine.

Ce serait une erreur, en effet, que de se représenter la plupart des écrivains d’alors, poètes et prosateurs, comme d’étroits, comme de serviles imitateurs du passé. Sans doute les apparences plaident contre eux. Chanter l’Enfance d’Achille, chanter Philippe-Auguste ou Charlemagne à Pavie, cela est vieux comme de chanter Clovis ou la Pucelle. Il semble qu’il y ait des siècles que Luce de Lancival et Parseval-Grandmaison, comme Chapelain lui-même et comme Saint-Sorlin, sont relégués dans la foule obscure de ces auteurs dont tout le monde sait le nom, devenu rare par le ridicule, mais que personne n’a lus. De même au théâtre, ce sont encore, ce sont toujours des Grecs et des Romains, comme si la faveur leur était revenue de plus belle depuis que Talma les joue sous le costume antique : voici des Agamemnon et des Hector, des Tibère et des Cincinnatus, et de beaux jours leur sont encore réservés, puisque le Sylla de M. de Jouy sera l’un des succès littéraires de la Restauration. Dans la comédie, ce sont les Andrieux, les Collin d’Harleville et les Étienne, aimables écrivains dont les noms, tout pâlis qu’ils soient, ne réveillent du moins que d’aimables souvenirs, auxquels il n’a manqué pour demeurer à la scène que la force comique, et pour vivre à la lecture que d’écrire, si j’ose le dire, moins correctement.

Regardez-y cependant de plus près ; ne feuilletez pas seulement, lisez leur consciencieux et spirituel historien. C’est ici le dédommagement, c’est l’heureuse revanche que M. Merlet a prise de la fatigue, sinon de l’ennui, qu’il a dû lui en coûter pour les lire. Ces rapsodes, qui rêvent de donner une épopée à la France, vont découvrir le moyen âge et ramener au grand jour, insensiblement, la chanson de geste et le roman de la Table Ronde. C’est un préfet de l’Empire, infatigable versificateur, le baron Creuzé de Lesser, qui, dans les intervalles de repos que lui laissent les soucis administratifs, remettra la chevalerie, les Amadis et les Roland en honneur. Si Lemercier débute ou du moins s’impose à la renommée par un Agamemnon, il continue par Pinto, mélange équivoque, mais amusant, dit-on, du tragique avec le comique. Dans Christophe Colomb, son audace de novateur ira jusqu’à braver les unités et jusqu’à mettre en scène l’intérieur d’un vaisseau. Ce fut en 1809 comme une première bataille d’Hernani. « Dans la bagarre qui suivit, il y eut un mort et plusieurs blessés. Pour faire représenter la pièce, il fallut la protéger par des baïonnettes261. » Quatre ans plus tard, le Tippoo Sahib de M. de Jouy donnera le double scandale d’un sujet tragique emprunté à des événements presque contemporains et d’une recherche de ce que nous avons depuis appelé la « couleur locale », d’autant plus téméraire que M. de Jouy a vu l’Inde, connu Tippoo Saïb, et même combattu sous ses ordres. Enfin, sur la scène comique, deux hommes d’esprit, qui joignent à une remarquable fécondité d’invention l’expérience consommée du métier d’acteur, Alexandre Duval et Picard, frayent la voie, l’un à la comédie historique, et l’autre non seulement à la comédie bourgeoise, mais à la comédie de mœurs. Le Menuisier de Livonie, la Jeunesse de Henri IV ne paraissent pas indignes de précéder la comédie historique de Dumas ou de Scribe : Mademoiselle de Belle-Isle ou Bertrand et Raton. Si telle comédie de Picard, les Ricochets, par exemple, ou la Petite Ville, qui d’ailleurs se soutient encore assez bien à la scène, était écrite d’un style non pas plus aisé, mais plus incisif et, pour dire le mot, plus brutal, elle ne ferait pas mauvaise figure dans le répertoire contemporain. En tout cas, Picard est l’un des premiers qui aient remis à la scène la satire, non plus d’un ridicule ou d’un défaut, mais d’une condition, de toute une classe sociale, et c’est bien là, si nous ne nous trompons, le propre de la comédie de mœurs : le Demi-monde, les Faux Bonshommes, les Vieux Garçons.

Il serait facile de multiplier les rapprochements. Quand M. Merlet nous parle de la Panhypocrisiade de Népomucène Lemercier et qu’il nous cite parmi les pages qu’on en voudrait sauver « le dialogue de la conscience avec le connétable de Bourbon, la plainte du chêne abattu par des soldats, la dispute de Luther avec le diable, la conversation de Rabelais et de la Raison », ou quand encore il fait défiler rapidement sous nos yeux quelques-uns des personnages de ce poème plus qu’étrange, « la Mort, Tristan l’Ermite, Tibère et saint Bernard, Attila et Copernic, Soliman et Christophe Colomb, La Trémouille et Satan », ne pouvons-nous pas y reconnaître quelque chose de « déjà vu », je ne sais quelle ambitieuse, mais grossière ébauche, indistincte encore et confuse, de la Légende des siècles ? Lebrun Pindare lui-même, cet amant superstitieux de la forme, l’un des premiers qui aient cru que les mots et leur arrangement pouvaient avoir une valeur et des beautés indépendantes de la pensée qu’ils servent à exprimer, n’est pas aussi loin de nous qu’on le croirait d’abord. Et, si Lebrun et Lemercier sont les prédécesseurs naturels de Victor Hugo, voici dans l’autre camp Fontanes et Chênedollé, qui peuvent passer pour des précurseurs de Lamartine. M. Merlet, qui cite beaucoup, et avec raison, car la citation motive le jugement, rappelle ici quelques jolis vers de Chênedollé :

Oh ! combien j’aime à voir par un beau soir d’été
Sur l’onde reproduit ce croissant argenté,
Ce lac aux bords riants, ces cimes élancées
Qui dans ce grand miroir se peignent renversées.
Et l’étoile au front d’or, et son éclat tremblant,
Et l’ombrage incertain du saule vacillant !

Si ce n’est pas encore Lamartine, ce n’est plus au moins Delille ni Saint-Lambert ; ce n’est plus ce vers prosaïque, cette langue abstraite et décolorée de la fin du xviiie  siècle ; mais ce n’est encore ni l’abandon, ni la mélodie, ni le charme du vers de Lamartine. Les épithètes consacrées : « beau soir d’été », « croissant argenté », « bords riants », « cimes élancées », y font tache, et plus d’une expression convenue, plus d’un son y choquent l’oreille désagréablement ; mais l’ensemble y est, et l’accent, l’accent de cette mélancolie que le poète serait si malheureux d’échanger contre ce que le vulgaire appelle le bonheur. Tels vers, telle strophe de Fontanes appelleraient les mêmes remarques :

Ainsi quand d’une fleur nouvelle
Vers le soir l’éclat s’est flétri,
Les airs parfumés autour d’elle
Indiquent la place fidèle
Où le matin elle a fleuri.

Le rythme est harmonieux, le vers élégant, l’expression simple, l’idée même poétique ; seulement il n’y a pas de « parfums » dans la nature, il n’y a que des odeurs, et ce vers : « Indiquent la place fidèle », est évidemment de la prose toute pure. Ce n’est rien, mais ce rien est tout. On dira peut-être que ces passages sont de ceux que l’on choisit tout exprès pour les citer, et que de pareilles inspirations sont rares chez Fontanes comme chez Chênedollé. Qu’importe ? l’avenir est entrevu, la note est donnée ; c’est tout ce que l’on demande à des poètes de transition.

Aussi bien n’était-ce pas le poète qui devait prononcer la parole magique et rompre le cercle étroit d’une tradition à laquelle on obéissait par routine plutôt que par conviction, par impuissance de s’élever contre elle plutôt que par respect. Je ne parle pas des critiques ; les critiques ont été créés pour monter la garde à la porte du temple, et l’incorruptibilité du factionnaire est la première de leurs vertus. Mais évidemment Fontanes, Chênedollé, Lebrun, Lemercier, beaucoup d’autres encore, ont rêvé d’un idéal qu’il ne leur a pas été donné d’atteindre et d’une rénovation qu’ils n’ont pas eu la force d’inaugurer. C’était à la prose, c’était à Mme de Staël et à Chateaubriand que cette gloire était réservée.

Le plan que M. Merlet s’est tracé ne lui a permis, dans un premier volume, que de faire mention en passant de Mme de Staël. De Chateaubriand même, il n’a guère étudié que le Génie du christianisme, pour lequel nous le trouvons sévère. Nous n’empiéterons pas sur ses recherches, et nous n’anticiperons pas sur son jugement à venir ; mais nous pouvons du moins rappeler en quelques mots comment Chateaubriand et Mme de Staël ont donné la forme, la figure et la voix à ces nouveautés que d’autres, autour et au-dessous d’eux, appelaient et pressentaient comme eux ; la part qu’ils ont prise à la renaissance des lettres ; ce qu’ils nous ont enfin légué de vraiment durable et de vraiment fécond.

Il semble que Mme de Staël, formée à l’école du xviiie  siècle, nous ait conservé, par ses ouvrages et par son influence, tout ce qui méritait d’être sauvé du naufrage des idées et de la littérature du xviiie  siècle. Elle a toujours regretté ce temps « où les affaires politiques étaient entre les mains des personnes de la première classe », ces premiers beaux jours de la Révolution naissante, où « toute la vigueur de la liberté nouvelle et toutes les grâces de la politesse ancienne se réunissaient dans les mêmes personnes », enfin où « les plus hautes questions que l’ordre social ait jamais fait naître étaient traitées par les esprits les plus capables de les entendre et de les discuter ». Éclairée par l’expérience de la Révolution, elle a très bien vu qu’en somme, au jour de l’action, dans le partage de l’influence, les écrivains et les publicistes avaient été les dupes de l’événement qu’ils avaient si fort appelé de leurs vœux et hâté de leurs œuvres. « Les esprits violents, dit-elle, se servent des hommes éclairés quand ils veulent triompher du pouvoir établi ; mais lorsqu’il s’agit de se maintenir eux-mêmes, ils s’essayent à témoigner un mépris grossier pour la raison. » Elle a même eu le courage de tirer la conclusion et d’écrire bravement dès 1798 : « Cette Révolution peut à la longue éclairer une plus grande masse d’hommes ; mais pendant plusieurs années la vulgarité du langage, des manières et des opinions doit faire rétrograder à beaucoup d’égards le goût et la raison. » C’est précisément contre cette démocratique vulgarité des manières et des opinions qu’elle n’a pas cessé de lutter, travaillant surtout, autant qu’il était en elle, à reconstituer cette élite, à refaire ce public avide et curieux des choses de l’esprit, qui les encourage précisément et les suscite par cela seul qu’il y prend intérêt.

D’ailleurs elle a gardé du xviiie  siècle la foi dans la raison humaine et la confiance dans le progrès. Elle nous en a transmis l’esprit de recherche, d’universelle curiosité, de prompte et généreuse sympathie. Quand on ne consulte que la chronologie toute seule, on attribue volontiers l’inspiration du livre de l’Allemagne, sinon précisément à l’influence de Chateaubriand, du moins à l’ardeur d’émulation qu’aurait éveillée chez Mme de Staël, si franchement prête à tout comprendre et tout admirer, le succès brayant d’Atala, de René, du Génie du christianisme. C’est la diminuer injustement. Je ne vois pas que ni Chateaubriand, ni les romantiques après lui se soient beaucoup souciés des littératures étrangères. Ils ont pu les vanter, ils ont pu s’en servir ; toutefois ils n’ont guère emprunté de l’Angleterre, de l’Allemagne ou de l’Espagne que des couleurs pour leur palette et des motifs d’inspiration, des effets de style et des procédés de composition. Ils se sont mis, en quelque sorte, à l’abri de Shakespeare et de Byron, de Gœthe et de Schiller pour autoriser par de grands noms leur révolte contre la tradition. Au contraire, il n’y a pas d’arrière-pensée dans l’Allemagne de Mme de Staël. C’est un livre de bonne foi, s’il en fut. C’est l’œuvre surtout d’un grand esprit, qui ne croit pas que ce soit compromettre sa propre originalité que de comprendre les autres et de les trouver originaux. L’Allemagne est le dernier beau livre du xviiie  siècle. Un autre lien rattache encore Mme de Staël au xviiie  siècle : c’est l’esprit d’analyse et la netteté, la précision, la vivacité du style. Et par là elle est en même temps aux origines de la prose contemporaine, la prose historique et politique, agissante et militante, comme Chateaubriand est aux origines de la prose descriptive et de la poésie du xixe  siècle.

Il serait difficile de dire de Chateaubriand quelque chose qui n’en ait pas été dit vingt fois, et bien dit. Peut-être cependant conviendrait-il aujourd’hui de tempérer la sévérité du jugement définitif de Sainte-Beuve. On ne refera pas son livre sur Chateaubriand et son temps, mais on en adoucira l’amertume. Car peu importent les critiques, peu importent même quelques pages vieillies, peu importe surtout la personne de Chateaubriand. On ne lui enlèvera pas l’honneur d’avoir exercé pendant trois générations d’hommes une royauté littéraire qui peut-être n’a de comparable dans notre histoire que celle du seul Voltaire. On ne lui disputera pas la gloire d’avoir été, comme disait spirituellement Théophile Gautier, « le sachem du romantisme » et d’avoir dans le Génie du christianisme « restauré la cathédrale gothique », dans les Natchez « rouvert la grande nature fermée », dans René « d’avoir inventé la mélancolie et la passion moderne262 ». Ce sont là des titres que l’histoire de la littérature française contemporaine se doit à elle-même de ne pas contester. Joignez-y cette invention de génie d’une prose nouvelle, capable de rivaliser avec la poésie non seulement d’éclat et de couleur, mais de nombre et d’harmonie. Buffon, dit-on, n’imaginait pas de plus complet éloge des beaux vers que de les déclarer beaux comme de la belle prose. Sans doute, c’était une raillerie : depuis Chateaubriand, ce pourrait être l’expression de la vérité.

La conclusion, c’est que cette littérature de l’époque impériale ne mérite ni l’oubli, ni le superbe dédain de la critique et de l’histoire. Elle vaut la peine d’être connue. Toute notre littérature contemporaine en vient, et de jour en jour, à mesure que s’éteint le bruit des vieilles querelles, nous voyons plus clairement la liaison et le rapport. Nous sommes plus près de nos pères que nous ne voudrions le croire dans notre ardeur inconsidérée d’être originaux et de ne dater que de nous-mêmes. La meilleure part de notre originalité, c’est encore celle que nous a transmise la tradition. Les qualités dont nous sommes le plus fiers et les défauts dont nous nous montrons le plus orgueilleux, c’est d’héritage que nous les tenons. Beaucoup de choses qu’elle croyait avoir découvertes, l’école de 1830 n’a fait que de les retrouver ; elle a continué beaucoup de choses qu’elle se vantait d’avoir créées. Ainsi jadis les spectateurs de la Révolution croyaient voir commencer sous leurs yeux une époque nouvelle de l’histoire du monde. Hommes et choses y dépassaient la mesure commune de l’histoire et de l’humanité. Cependant, à mesure que l’on étudiait avec plus d’attention et de liberté scientifique le caractère de l’événement, à mesure qu’on en pénétrait mieux le sens et qu’on en regardait plus froidement les suites qui continuaient à se dérouler, on le ramenait à ses vraies proportions, on le rattachait à ses véritables origines, on y reconnaissait la conséquence nécessaire de toute notre histoire nationale, et jusque dans les géants de la Convention on retrouvait des Français de tous les temps, qui n’avaient plus de gigantesque et de surhumain que le piédestal sur lequel nous les avions élevés. Ils redevenaient la descendance légitime de ceux qui les avaient précédés, les ancêtres naturels de ceux qui les ont suivis, et, comme dans une seule maison, leurs haines, leurs actes, leurs espérances à tous étaient marqués au même air de famille. Tant il est vrai que, dans l’histoire des peuples et des hommes, il n’y a vraiment ni interruptions ni recommencements, et que, à mesure que nous nous éloignons davantage du passé, nous nous en rapprochons, en effet, puisque nous le comprenons mieux.

Appendice

I.
La langue et la littérature françaises au moyen âge263

À Monsieur le Directeur de la Revue des langues romanes,

Paris, le 15 mai 1880.

Monsieur,

Il vous paraîtra naturel que mon premier mot soit pour remercier la Revue des langues romanes, moins encore peut-être de la gracieuse hospitalité qu’elle veut bien m’accorder, que de la publicité qu’elle a donnée d’abord au travail de M. Boucherie sur la Littérature française au moyen âge et la Revue des Deux Mondes. Quand, en effet, je fis paraître, dans la Revue des Deux Mondes, au mois de juin 1879, un article sur l’Érudition contemporaine et la littérature française au moyen âge, si quelques personnes voulurent bien m’en témoigner leur satisfaction264, quelques autres ne laissèrent pas de m’en marquer, qui leur étonnement et qui leur indignation. Rien de plus naturel ; et, s’il faut l’avouer, je n’avais pas écrit pour plaire à tout le monde. Mais ce que je ne constatai pas sans surprise, ni même sans quelque dépit, c’est que les philologues se bornaient à imprimer les mots d’ incompétence notoire , d’ ignorance profonde , et d’ étrange aveuglement  : d’ailleurs, de raisons pas l’ombre d’une, et de discussion, pas même un commencement. J’attendais mieux de ces savants hommes. Car enfin, nous autres, purs littérateurs, comme on nous appelle avec une indulgence aiguisée d’un peu de dédain, quand nous disons d’un roman qu’il est mal écrit ou d’une pièce qu’elle est mal faite, nous apportons nos preuves et, consciencieusement, nous tâchons d’en faire voir ou toucher la solidité. Nous pouvons nous tromper ; la question n’est pas là ; mais, quelque jugement que nous prononcions, nous essayons de le motiver. Et c’est pourquoi j’aurais aimé que mes adversaires m’eussent montré quelques traits de mon incompétence, qu’ils m’eussent réduit à confesser la profondeur de mon ignorance, qu’ils m’eussent fait luire enfin, dans les ténèbres de mon aveuglement, un rayon de la pure lumière qui les éclaire. Était-ce trop leur demander ?

Jugez donc, Monsieur, si je suis reconnaissant à M. Boucherie d’avoir bien voulu le premier condescendre à traiter sérieusement une question sérieuse, et que je croyais, au total, avoir pour ma part sérieusement traitée. J’avais donné mes raisons, M. Boucherie m’opposait les siennes. Je vais essayer de lui répondre. Orfèvres que nous sommes l’un et l’autre, il n’est ni probable que je persuade M. Boucherie, ni vraisemblable que M. Boucherie réussisse à me convaincre. Mais nous aurons du moins ainsi formé comme une espèce de dossier de la question, et le public décidera, puisqu’aussi bien, tout érudit qu’il soit de profession, c’est au public que M. Boucherie, comme moi, fait appel.

Je commencerai par la fin, c’est-à-dire que je répondrai d’abord deux mots à la dernière ligne du Post-scriptum de M. Boucherie, relevant dans une Revue d’Allemagne un compte rendu de mon article, où M. Körting me reprochait de faillir au patriotisme, parce que j’avais refusé d’admirer immodérément la Chanson de Roland ; reprenant l’argument à son compte ; et s’écriant : « Est-ce d’outre-Rhin que nous devrions recevoir des leçons de patriotisme ? » Si c’était l’occasion de rire, je répondrais qu’après tout, et d’outre-Rhin, et d’outre-Manche, et d’ailleurs, on peut recevoir des leçons de patriotisme. Si j’écrivais pour la galerie, je prendrais la chose au tragique. Mais j’aime mieux dire tout simplement qu’il ne me paraît pas que le patriotisme ait rien à voir dans la question.

On peut être honnête homme et faire mal les vers,

comme disait Alceste ; on peut être bon patriote aussi, et ne faire pourtant grand cas ni de la Chanson de Roland, ni d’Aliscans, ni de la Chanson d’Antioche. M. Boucherie dira-t-il que j’ai fait moi-même intervenir le patriotisme dans la question ? Il l’a dit : mais il faut qu’alors je me sois mal exprimé. Car, si j’ai dit et si je soutiens qu’il ne faut pas renoncer aux qualités de l’esprit français pour essayer de nous inoculer les qualités de l’esprit allemand, ce n’est qu’en tant et parce que je considère les qualités de l’esprit français comme littérairement supérieures aux qualités de l’esprit allemand. C’est ainsi que, s’il s’était agi de musique, au contraire, — et où d’ailleurs je ne me connais point, — j’avoue que j’eusse parlé tout autrement et sacrifié, sans plus de scrupule, sur la parole des vrais musiciens notre Berlioz à leur Beethoven. C’est encore ainsi que, s’il s’était agi de peinture, j’aurais sacrifié, sans balancer, toute l’école française — depuis Clouet jusques et y compris M. Bastien Lepage — aux grandes écoles italiennes. Et je ne me serais pas cru pour cela plus mauvais patriote. Il ne faut pas brouiller les questions.

I

Je viens maintenant au fond, et, pour bien délimiter le champ de la discussion, je vais suivre pas à pas l’argumentation de M. Boucherie, reprendre une à une les citations qu’il a données de mon article, et répondre aux objections qu’il y a opposées.

En premier lieu, j’avais fait observer que les érudits d’autrefois, — et je ne m’étais point contenté de citer les du Cange ou les Mabillon, mais j’avais nommé par leur nom les Vitet et les Mérimée, les Paulin Paris et les Victor Leclerc, — « ne considéraient pas que ce fût l’effort suprême de l’esprit humain que d’avoir collationné, classé, numéroté les manuscrits de la Chanson de Roland ». Voilà se faire une singulière idée de la tâche des philologues, me répond M. boucherie ! Et vraiment, n’est-ce pas se donner la partie trop belle que de borner ainsi leur œuvre à ce simple travail de lecture et de transcription des textes ! Ai-je dit cela ? Si j’avais cru que la tâche du philologue se réduisit à ce peu de besogne, aurais-je donc parlé de classer et de numéroter les manuscrits ? Car, enfin, qu’est-ce que classer des manuscrits, si ce n’est déterminer leur âge, leur valeur, le degré de confiance qu’il convient d’attribuer à chacun d’eux ? Voici, par exemple, dix ou douze manuscrits de l’Énéide ou de la Chanson de Roland : les classer, qu’est-ce autre chose que les comparer pour chercher dans le nombre le seul bon, ou le meilleur, c’est-à-dire le plus voisin de la rédaction primitive du texte ? Et les numéroter, qu’est-ce donc autre chose que d’établir, par de bonnes raisons, qu’il en est un premier qui doit servir de base, un second qui peut le suppléer, un troisième qui doit le compléter, un quatrième qu’il sera permis de négliger, un cinquième dont il faudra se défier ? Et quand j’écris ces trois mots, maintenant : collationner, classer, numéroter, sont-ce donc trois synonymes, trois à peu près que je mettrais au hasard, dont le second n’ajouterait rien à la signification du premier, ni le troisième rien à la signification du second ? Mais ici, comme un peu plus bas, quand je parle de recension, — et quoiqu’on ait bien mauvaise grâce à se dire de ces sortes de choses à soi-même, — je crois savoir ce que les mots veulent dire, et j’ai d’abord pris soin d’en vérifier la valeur et la portée dans le langage courant de l’érudition contemporaine. Et M. Boucherie le sait comme moi, mieux que moi, de véritables réputations européennes se sont fondées sur de simples recensions de textes. Comment se l’expliquer ? me demandera-t-il. De si grands effets ? une si petite cause ? À quoi je lui réponds que c’est justement parce que je ne me l’explique pas que j’ai cru devoir m’élever contre cette espèce d’engouement. Si je me l’expliquais moi-même, je n’aurais rien ou presque rien à dire. Je vois, oui, je vois très clairement ce que l’on peut dépenser dans ce genre de travaux et de science, de patience et de logique ; mettons aussi de « divination », c’est un mot qui plaît aux érudits ; mais ce que je ne vois pas, et pour de bonnes raisons, c’est que ces facultés méritent ce que l’on mène de tapage autour de ceux qui les possèdent.

En second lieu, j’ai protesté contre cet aphorisme célèbre de Jacob Grimm, « que l’époque littéraire des langues serait celle de leur décadence au point de vue linguistique », et surtout contre cette étonnante formule de M. Max Müller qu’une langue littéraire serait purement et simplement « un monstre ». C’est, dit M. Boucherie, que je n’ai ni su, ni voulu comprendre Max Müller et Jacob Grimm, car ils expriment l’un et l’autre « une vérité incontestable, à savoir qu’il en est des langues comme des plantes que la culture embellit ou améliore pour le plaisir ou l’usage des hommes, mais qui ne valent pas, pour les études générales d’histoire naturelle, celles qui sont livrées à elles-mêmes et à la seule influence des forces physiques ».

C’est dommage qu’il n’y ait rien de spécieux et, partant, de fallacieux comme une comparaison ! M. Boucherie est-il d’abord bien sûr que, « pour les études générales d’histoire naturelle », les plantes livrées à elles-mêmes valent mieux que celles que « la culture embellit ou améliore pour l’usage ou le plaisir des hommes » ? Il serait presque plus facile de soutenir le contraire. Que M. Boucherie relise donc l’Origine des espèces : c’est, je pense, de l’histoire naturelle assez générale ? Sont-ce vraiment les phénomènes de « sélection naturelle » qui ont conduit Darwin à l’hypothèse d’une « sélection artificielle » ? ou si ce sont les phénomènes de la « sélection artificielle » qui lui ont suggéré l’hypothèse d’une « sélection naturelle » ? Mais tout le monde sait aujourd’hui que la grande invention de l’illustre Anglais, c’est précisément d’avoir trouvé dans la sélection artificielle la preuve ou la présomption qui manquait aux partisans de la variabilité indéfinie des espèces, et que ni Buffon, ni Maillet, ni Robinet, ni Lamarck, ni Geoffroy-Saint-Hilaire n’avaient trouvé dans l’étude des espèces « livrées à elles-mêmes ou à la seule influence des forces physiques ».

De plus, pour que cette comparaison, ou toute autre du même genre, eût une apparence de raison, il faudrait avoir préalablement démontré que les plantes sont faites pour être odorées, comme la rose, ou mangées, comme la pomme, en la même manière que les langues sont faites pour être parlées. Il n’y a pas adhérence entre la destination naturelle de la rose ou de la pomme, qu’aussi bien nous ignorons, et l’usage que nous en faisons ou le plaisir que nous en tirons. Rien ne nous garantit, je crois, que la pomme existe à destination de nos tables, ou la rose pour orner des boutonnières et des corsages : Bernardin de Saint-Pierre l’eût seul osé prétendre. Mais je défie M. Max Müller lui-même, et tous les linguistes conjurés avec lui, de me prouver jamais que les langues n’existent pas à destination de traduire la pensée. Après comme avant la comparaison, la question reste donc entière.

Puisque donc M. Boucherie s’est contenté de noter et de plaisanter ma modeste protestation, sans discuter aucune des raisons sur lesquelles je l’appuyais, je répète : 1º que les langues sont faites pour être parlées ; 2º qu’étant faites pour être parlées, elles n’ont ni ne peuvent avoir de commune mesure de leur perfection relative que l’exactitude avec laquelle elles traduisent la pensée ; 3º qu’une langue littéraire est littéraire uniquement en raison de la facilité, de la souplesse, de la grâce ou de la force avec laquelle elle se prête à rendre ce qu’il y a de plus profond ou de plus délicat dans la pensée ; 4º que les langues sont d’autant plus langues, si je puis m’exprimer ainsi, qu’elles sont plus propres à nous fournir le service que nous attendons d’elles ; 5º que placer, enfin, l’époque de leur « décadence linguistique » à l’époque de leur « perfection littéraire », c’est changer le sens des mots ; pis que cela, c’est bouleverser l’histoire ; pis encore, c’est violenter la nature, puisque c’est placer le temps de leur décrépitude au temps de leur maturité.

Je ne nie pas, d’ailleurs, que les études « linguistiques » soient plus faciles sur les langues in fieri que sur des langues faites. Je le nie si peu, que j’ai pris soin de le reconnaître dans l’article même qui provoque ce débat, en propres termes. Mais je nie que la commodité des philologues soit une mesure suffisante et le critérium unique de la perfection des langues. Je veux faire à mon tour une comparaison, nonobstant le danger, et la tirer, aussi moi, de l’histoire naturelle. Il y a dans la science naturelle quantité de questions qui n’ont été résolues, ou même bien posées que de notre temps, par le secours de l’embryogénie. Qui donc cependant a jamais prétendu pour cela que le temps de la naissance fût pour l’être vivant le commencement de sa décadence ? Quelques jansénistes peut-être. Ou que l’homme fait, dans le plein âge de sa maturité, dans la pleine possession de ses forces, fût par rapport à l’embryon « purement et simplement un monstre » ?

M. Boucherie me reproche encore d’avoir dit en termes généraux que la langue de nos ancêtres n’était pas une « langue fixée » : observation sans portée, si je voulais l’en croire, et qui ne reposerait que sur un malentendu. Je pourrais encore ici, peut-être, inviter les linguistes et les philologues à prendre la peine, une fois enfin pour toutes, de déterminer un peu plus étroitement le sens et la portée des mois qu’ils emploient. Voici M. Boucherie qui me reprend d’avoir dit que cette langue du moyen âge n’était pas une langue fixée ; mieux que cela, qui va me démontrer, à sa manière, qu’elle était une langue fixée. Si cependant j’avais prétendu, sans plus, que cette langue, ou toute autre, fût une langue « fixée », M. Boucherie m’aurait répondu par le grand argument des linguistes, qu’une langue n’est jamais « fixée », mais que, comme toute chose et plus que toute chose de ce monde, elle flotte et, pour ainsi dire, ondoie dans un perpétuel devenir.

Il faudrait pourtant s’entendre. Essayons d’y parvenir en discutant l’objection même de M. Boucherie. « Comme cette langue se compose de dialectes différents », j’ai pris « pour de l’irrégularité ce qui n’est que de la diversité », et c’est absolument comme si j’avais dit « que le grec, avec ses dialectes littéraires et ses sous-dialectes locaux », n’était pas en son temps une « langue fixée » ; — ce qu’aux dieux ne plaise que je veuille insinuer ! M. Marius Sepet, déjà, dans la Revue des questions historiques, m’avait opposé cette comparaison. Peut-être M. Boucherie, comme avant lui M. Sepet, a-t-il eu le tort de laisser croire à ses lecteurs que j’aurais ignoré cette diversité des dialectes locaux. Je l’ai cependant mentionnée très expressément, et cela, pour répondre par avance à l’objection qu’on me fait. Que prouve là contre, maintenant, la comparaison ? et puis-je vraiment la prendre au sérieux ? Je trouve dans la Chrestomathie de M. Karl Bartsch une simple fable de l’auteur qu’on désigne sous le nom de Marie de France : le Loup et l’Agneau ; cette fable a trente-huit vers ; je relève dans ces trente-huit vers six diverses manières d’écrire et de prononcer le nom de l’agneau ? Vous me répondez là-dessus que c’est ainsi que, dans la tragédie grecque, le dialogue est attique, par exemple, et le chœur dorien. Et moi, je demande si c’est répondre ? Car d’abord, le dialogue tragique est un genre et le chœur en est un autre, tandis que ma fable est une fable, une seule fable, dont les trente-huit vers sont du même genre, du même ton, de la même mesure. Or, pouvez-vous me montrer dans un chœur de l’Œdipe à Colone le même mot, ayant le même sens, comme je vous le montre ici, s’écrivant de vingt manières différentes ? Mais précisément vous ne me le montrerez pas, et pour cause.

Je vais plus loin à mon tour. Vous avez établi démonstrativement que, dans une fable de trente-huit vers, telle forme du mot est picarde et telle autre normande, telle bourguignonne et telle française. Qu’avez-vous prouvé ? Ni plus ni moins que ce que je soutiens : à savoir qu’il y a eu un temps de confusion et d’indécision de la langue, où toutes les formes luttaient ensemble pour savoir qui vivrait, où les dialectes locaux combattaient pour l’existence et pour la prééminence à venir, où rien ne faisait prévoir, enfin, si la victoire appartiendrait au picard plutôt qu’au bourguignon, au normand plutôt qu’au français. Il y avait donc indétermination, mélange, chaos ; les mots flottaient ; ils n’étaient pas fixés !

Mais la grammaire, dites-vous, la grammaire avait ses lois. Et la preuve, selon M. Boucherie, que la grammaire française avait dès lors ses lois, la preuve, c’est que la grammaire provençale avait les siennes. Je le veux bien ; et après ? la langue des Botocudos a sa grammaire, elle aussi, je pense, et cette grammaire a sans doute ses lois. On nous les donne, du moins, dans les traités de linguistique. Le tout est de savoir si vous entendez une chose ou une autre par ce nom de grammaire, certaines règles élémentaires de position des mots, ou des règles syntactiques, des règles d’articulation de la phrase, des règles qui constituent enfin tout un art d’ordonner la période selon l’effet qu’on veut produire ? Est-on bien sûr qu’en ce sens Villehardouin, Joinville, Froissart même, aient une grammaire ? Et, quand ils en auraient une, avouez au moins qu’elle est bien pauvre de tours en comparaison de la grammaire française classique, de la grammaire du xviie  siècle, de la grammaire de Pascal et de Bossuet. C’est un point que j’établirai quand on le voudra.

Malheureusement on oublie, dans ces questions, que ce qui fixe une langue ce sont les chefs-d’œuvre littéraires de cette langue, et qu’on ne peut pas prendre mesure au-dessous d’eux pour juger de l’état antérieur de cette langue. Telle madone hiératique de Cimabuë serait en vérité fort belle, si Cimabuë n’avait pas été suivi de Giotto, Giotto de Masaccio, Masaccio d’Angelico de Fiesole, Angelico de Pérugin, et Pérugin de Raphaël. Vos Mystères, pareillement, seraient fort beaux, s’ils n’avaient pas été suivis de la tragédie de Jodelle, et la tragédie de Jodelle de la tragédie de Mairet, et la tragédie de Mairet de la tragédie de Rotrou, et la tragédie de Rotrou de la tragédie de Corneille, et la tragédie de Corneille de la tragédie de Racine. Vous oubliez constamment, je devrais dire, peut-être, vous oubliez systématiquement, de parti pris, parce que votre siège est fait, que toutes ces expressions de grossièreté, de barbarie, d’impuissance, sont relatives, et que le tout est de savoir où nous prenons notre modèle de force, de civilisation, de perfection. Or, en tant qu’il s’agit de la langue française, pouvez-vous me disputer le droit de le prendre au xviie  siècle ?

Je pourrais ajouter quelques autres observations. Je pourrais faire observer, par exemple, — revenant toujours à cet aphorisme fondamental que la langue est faite pour traduire la pensée, — que la langue du moyen âge, incapable de l’abstraction, est impuissante à l’expression des idées générales. Mais j’aurais besoin de trop de place, parce que j’aurais besoin de trop d’exemples. Je me borne donc à dire que là où flotte même la forme des mots, là où la grammaire se réduit à quelques règles de position, où manquent à la fois la propriété du terme et l’originalité du tour, il est permis de soutenir qu’une langue n’est pas fixée. Qu’est-ce donc quand, du sein de cette confusion primitive, la langue qui depuis est sortie est le français classique ?

J’avais encore parlé de ces « laisses inégales où le rythme s’en va cahotant, où les consonnes se heurtent et s’entrechoquent avec un bruit de mauvais allemand…… rythme inégal, arbitraire, qui ne donne pas même à l’oreille l’impression d’une prose cadencée ».

Erreurs sur erreurs ! dit M. Boucherie. Mais comment donc ! Eh quoi ! les laisses ne sont pas inégales ? Elles comptent toutes le même nombre de vers ? elles forment toutes autant de couplets de même haleine et de même étendue ? M. Boucherie sait bien que non. Il n’y a donc pas d’erreur sur ce premier point. Quant à ce bruit de « mauvais allemand », ne serait-ce pas M. Boucherie qui fait erreur quand il croit reconnaître à ces mots l’explosion de je ne sais quel patriotisme intempestif ? Mais, tout de même que si j’avais voulu rappeler au lecteur l’idée d’une langue harmonieuse et toute en voyelles, j’aurais nommé l’italienne, tout de même j’ai cité l’allemande, comme la plus gutturale de nos langues européennes. Mettons le bas breton si M. Boucherie le préfère.

Reste donc ce que j’ai dit du rythme, et sur ce point je ne puis m’empêcher de faire une juste querelle à M. Boucherie. Que me répond-il, en effet ? Que « les vers des chansons de gestes… étaient très régulièrement cadencés ». Ai-je prétendu le contraire ? Si peu, que j’ai dit en propres termes : « Jamais l’alexandrin… de Campistron lui-même n’exaspéra l’oreille par une plus impitoyable uniformité que le décasyllabe de l’épopée du moyen âge » ; et que, pour appuyer mon dire, j’ai cité justement là-dessus un couplet d’Aliscans. D’où vient donc ici l’erreur ? non plus mon erreur à moi, mais l’erreur de M. Boucherie. De ce qu’il a plu à M. Boucherie, non seulement d’interrompre la citation avant que de l’avoir complétée, mais encore d’y coudre, comme si c’en était le complément naturel, une phrase qu’il est allé chercher quinze ou vingt pages plus loin. Or, si, dans le premier cas, je prenais le mot de rythme au sens où le prend M. Boucherie, comme synonyme de mesure du vers ; dans le second cas, là où je parle de « rythme inégal et arbitraire », il est évident que je le prends dans un sens plus général, comme synonyme de mesure du couplet et non plus de mesure de vers. Et la preuve, c’est que voici la phrase : « Cette poésie n’avait de la poésie que l’extérieur, la versification et le rythme », et je n’aurais pas mis deux mots si j’avais voulu dire une seule chose.

Avais-je d’ailleurs le droit de prendre le mot dans ce sens ? Évidemment, oui ; car d’abord, bien loin que l’étymologie du mot y répugne, elle me donne raison, le rythme en général n’étant rien de plus « qu’une qualité de discours qui, par le moyen des syllabes accentuées, vient frapper notre oreille à de certains intervalles » : c’est la définition même du dictionnaire de Littré, confirmée d’ailleurs par les exemples qu’il apporte. J’ajouterai qu’en second lieu, dans notre langue, ce qui constitue le rythme, c’est justement la combinaison d’un certain nombre de vers de même mètre ou de mètre différent réunis, cadencés, rythmés en une certaine strophe. Et comme, en pareille matière, les poètes ont peut-être quelque droit d’être écoulés, je rappellerai que c’est là le seul sens du mot de rythme dans le Petit traité de poésie française de M. Théodore de Banville.

II

De ces considérations spéciales, M. Boucherie passe à des considérations littéraires, et ici la discussion me devient, si c’est possible, plus facile encore.

Me sera-t-il permis d’abord de remarquer que, pour un philologue, M. Boucherie fait peut-être un peu beaucoup de phrases. Nos trouvères ont toutes les « qualités naturelles » ; ils ont surtout « cette naïveté absolue qui est le privilège adorable de la première enfance ». — Que d’épithètes ! L’auteur ne paraît pas, ou si par hasard il intervient, c’est avec « l’aisance et le sans-gêne d’enfant gâté qui allaient si bien à notre Alfred de Musset ». — J’en aimerais quelques exemples. Aussi, dans cette poésie du moyen âge, « toutes les passions de l’humanité, toutes ses souffrances, et toutes ses joies ont-elles trouvé leurs interprètes ». Sur quoi M. Boucherie de recommencer cette éternelle analyse de la Chanson de Roland, œuvre digne d’Homère, qui a créé plus d’Achilles que l’Iliade n’a créé d’Alexandres. — Pourquoi ne prendrais-je pas la liberté de renvoyer l’auteur de cette comparaison à un article inséré jadis par M. Gaston Boissier dans la Revue des Deux Mondes ? M. Boissier s’élevait, avec une grande vivacité déjà, contre ces sortes de comparaisons du moyen âge et de l’antique, alors tout récemment mises à la mode par M. Léon Gautier. Et comme il avait raison ! Je dois ajouter pourtant que, comme au total ses conclusions ne laissaient pas d’être favorables aux romanisants, il ne fut pas décrété d’« ignorance ». On le trouva « très compétent », car il louait ; il complimentait, donc il y voyait clair. Mais ne pensez-vous pas avec moi qu’on abuse de la Chanson de Roland ? Roland, et Roland encore, et Roland toujours ! Ne serait-il pas temps enfin que l’enthousiasme des philologues débordât sur les autres textes d’une littérature si riche, si fertile en chefs-d’œuvre ? Et ne laissera-t-on pas un jour ce noble preux dormir dans le repos qu’il avait si bien gagné ?

Aussi bien, que ce soit Roland que l’on prenne pour le chef-d’œuvre de la chanson de geste, ou que ce soit Aliscans ; — qu’à la chanson de geste on joigne le poème d’aventures, Parthonopeus de Blois, Tristan et Yseult, Flore et Blanchefleur ; — item quelques fabliaux bien choisis dans le recueil de M. de Montaiglon, comme cette heureuse invention de Berengier au longcul, ou comme encore cet élégant badinage que je recommande aux délicats : De l’Aveine pour Morel ; — item une demi-douzaine de mystères ; — et par-dessus tout cela cette interminable allégorie du Roman de la Rose, je n’ai qu’un mot à dire, c’est qu’on se paye de la plus dangereuse illusion. Et, comme cette illusion ne serait rien moins que l’absolue négation de tout principe de critique, il faut essayer de la définir.

On retient le thème ou la donnée principale : Roland réunissant et personnifiant en soi « les deux saintes folies de la croix et du glaive », la glorification de la défaite, l’apothéose du courage écrasé sous le nombre ; que sais-je encore ? Puis on fait abstraction du développement, qui est sans mesure ; de la « mécanique littéraire », dont on est forcé de convenir qu’elle est effectivement « enfantine265 » ; des caractères, enfin, dont on est obligé d’avouer qu’ils manquent de « caractéristique266 ». On se représente alors le sujet tel qu’un poète contemporain pourrait aujourd’hui le traiter, aidé de toutes les ressources de quatre siècles bientôt d’expérience littéraire ; on le pare en imagination de toutes les splendeurs, de tout le prestige d’exécution, de tout l’éclat de forme enfin, qu’il n’a pas, mais qu’il eût pu avoir ; et l’on arrive en effet de la sorte à trouver dans l’œuvre, telle qu’elle est là sous nos yeux : 1º ce qu’elle contient ; 2º ce qu’on désire qu’elle contienne ; 3º quelque chose de plus ; — c’est le mirage philologique.

Oh ! assurément, quand on vient de lire la Chanson de Roland, il demeure dans l’esprit le souvenir de quelque chose de grand, mais de vague ; de gigantesque, mais d’indéterminé ; d’aussi généreusement inspiré, si l’on veut, qu’exécuté maladroitement ; et dont la richesse de fond n’a d’égale que la pauvreté de forme. Chapelain aussi, quand il composait sa Pucelle, avait bien l’intention de faire grand, noble et poétique ; c’est seulement dommage que l’exécution ait trahi sa bonne volonté. Ainsi de nos trouvères. Je n’estime pas, avec une certaine école, que les bonnes intentions suffisent en morale, mais je crois pouvoir dire avec certitude qu’en matière d’art et de littérature, elles sont comme si elles n’étaient pas. Quand un sauvage à coups de hache, dans un bloc de bois, se taille une grotesque et monstrueuse idole, encore que le poussah qui sort de ses mains soit pour lui l’image d’un dieu, le poussah n’en est pas moins grotesque ni l’idole moins monstrueuse. Vous ne pouvez pas me demander de saluer un chef-d’œuvre de la sculpture antique dans cette pierre noire qui se dressait à Rome sur l’autel de Cybèle. Vous ne ferez reconnaître à personne un chef-d’œuvre de la peinture moderne dans ces madones byzantines, un peu moins vivantes encore que celles de Cimabuë, que les moines du mont Athos, dit-on, continuent de peindre sur d’éternels fonds d’or. Et puisque vous voulez des exemples modernes, ou plutôt puisque vous me les fournissez vous-même, vous n’obtiendrez jamais, de quiconque sait ce que c’est que d’écrire en vers, qu’il découvre un poète dans l’auteur de la Fille de Roland et des Noces d’Attila.

Là-dessus vous vous rejetterez en vain sur les emprunts que toutes les littératures de l’Europe moderne n’ont pas dédaigné de faire à nos trouvères et conteurs. Littérairement, il n’est pas d’argument plus faible. Vous êtes dupes toujours de la même illusion. Nous avons fourni le fond, et les autres y ont mis la forme ; nous avons donné la toile, et ils ont peint le tableau ; nous avons débité le marbre, et ils ont taillé la statue. Comme si depuis que le monde est monde, l’humanité ne vivait pas à peu près sur le même fonds d’idées, et comme s’il était en littérature un plus mince mérite que celui de l’invention du sujet ! En matière d’art comme de littérature, M. Boucherie semble oublier qu’il n’est en tout que deux formes de l’invention, l’une objective et l’autre subjective, pour parler la langue des philosophes. Les très grands écrivains et les très grands artistes saisissent, arrêtent et fixent pour jamais, dans les moindres détails de leur physionomie, ces types jusqu’alors boitants, ou plutôt jusqu’alors vainement ébauchés par la bonne volonté impuissante de quelques moindres artistes ou quelques moindres écrivains. Les autres, à notre avis, inférieurs déjà d’un degré, font passer, pour ainsi dire, dans ces types une fois consacrés, une expression toute personnelle d’eux-mêmes. Mais les uns et les autres se préoccupent aussi peu que possible de l’invention du fonds. C’est un souci qu’ils abandonnent aux fabricants attitrés de romans feuilletons et de mélodrames judiciaires. Je défierais presque M. Boucherie de me citer un grand artiste qui soit l’inventeur de la donnée que son génie transforme. Qu’il le cherche, et il le cherchera longtemps, — je ne dis pas dans une de nos littératures d’origine latine, je dis dans les littératures d’origine germanique. Ce ne sera sans doute pas l’auteur de Macbeth ? Serait-ce peut-être l’auteur de Faust ? Et c’est pourquoi, sans me soucier davantage des emprunts que l’Italie, par exemple, avait pu faire à nos trouvères, j’ai dit et je répète : « Si vous voulez savoir ce qu’il y eut de littéraire dans cette littérature du moyen âge, ne prenez ni le temps ni la peine d’en apprendre la langue ; ouvrez Rabelais, lisez La Fontaine et relisez Molière. »

C’est ici qu’il me faut protester à nouveau contre cette manière de citer, dont on a pu voir plus haut un premier exemple. M. Boucherie cite cette phrase, mais il l’interpole, et voici comme il la transcrit : « Si vous voulez savoir ce qu’il y eut de littéraire dans cette littérature… vaste fleuve aux flots pressés dont la source est en Allemagne…… ne prenez ni le temps, ni la peine d’en apprendre la langue (!!), etc. » Je ne dirai rien de ces deux points d’exclamation ainsi jetés entre parenthèses, si ce n’est qu’une exclamation n’est peut-être pas un argument, et qu’un philologue devrait laisser aux petits journaux ces procédés de polémique. Mais ce membre de phrase que je souligne, et qu’il plaît à M. Boucherie d’intercaler dans une phrase à laquelle il n’appartient ni n’a jamais appartenu, c’est encore à quinze ou vingt pages plus haut qu’il s’en est allé le chercher. Et pourquoi ? Pour se donner le plaisir et le facile triomphe de me répondre que je me méprends étrangement d’attribuer une origine germanique à nos fabliaux, à nos mystères, à nos poèmes d’aventure. Il est fâcheux, pour la thèse de M. Boucherie, que je n’aie rien dit de semblable. Ce membre de phrase, en effet, que j’ai l’air d’appliquer à toute la littérature du moyen âge, je l’applique uniquement et nommément aux seules chansons de geste. « Si toutes ces grandes chansons de geste sont les flots pressés d’un grand fleuve épique, ce fleuve a sa source en Allemagne. » Voilà la phrase ; et je continue : « L’esprit germanique n’avait pu cependant si complètement triompher de l’esprit gaulois que……  » Or, dans ces limites, j’avais le droit de parler d’une origine germanique de nos chansons.

Il me semble bien entendre, à la vérité, que ne n’est pas l’opinion de M. Boucherie ; mais l’opinion de M. Boucherie ne passe pas encore pour faire loi ; et le fait est qu’entre érudits la question est pendante. Je n’invoquerai pas le témoignage de Gervinus et son Histoire de la poésie allemande, je n’en appellerai qu’aux maîtres de M. Boucherie. « L’épopée du moyen âge, c’est l’esprit germanique dans une forme romane » ; le mot est de M. Gaston Paris ; et, dans la dernière édition de ses Épopées françaises (1878), M. Léon Gautier déclare qu’il continue, pour sa part, de considérer cette formule comme l’expression adéquate de la vérité . Mais M. Boucherie n’avait pas, lui, le droit d’écrire qu’après M. de Bornier « d’autres viendront encore s’abreuver au grand fleuve littéraire, qui est tout nôtre et nullement germanique, quoi qu’on en ait dit par la plus singulière des méprises ». Car, s’il y a méprise, ce sont les maîtres eux-mêmes de M. Boucherie qui la commettent ; et sans doute on accordera qu’elle n’est plus singulière après ce petit éclaircissement, puisque nous sommes trois qui la commettons : M. Gaston Paris, M. Léon Gautier, et, tout fier de tant d’honneur, votre très humble serviteur.

Rétablissons donc et complétons. J’ai dit : « À côté de ce double courant germanique et gaulois, l’un qui porte l’épopée, l’autre le fabliau, il faut signaler ce flot plus pur, selon l’expression de Michelet, qui jaillit du pied de la croix. » Ce sont, si l’arithmétique est une science certaine, trois courants que je distingue. L’un, germanique, a porté la chanson de geste ; l’autre, tout gaulois, a porté le fabliau ; le troisième, tout chrétien, a porté le mystère. Et j’ajoute : Vous retrouverez de nos mystères tout ce qui méritait de survivre, si vous savez l’y chercher, dans notre théâtre classique267 ; — de nos fabliaux, dans Rabelais, La Fontaine, Molière et autres esprits moins grands, mais de même lignée ; — de nos chansons de geste, enfin, dans nos chroniqueurs et dans nos historiens.

Il me reste une dernière citation à relever. Parlant de la rudesse de la langue du moyen âge et la comparant à l’harmonie du grec et du latin, j’avais dit, et ici encore je dois compléter ce que mutile M. Boucherie : « Que l’on ne dise pas que nous aurions la partie belle, à juger ainsi d’une langue dont nous ne connaissons ni ne pouvons connaître l’exacte prononciation. Prononçons-nous donc le latin comme à Rome ? ou mettons-nous sur le grec l’accent des fruitières d’Athènes ? Je défie cependant qu’une oreille, même inexercée, méconnaisse le nombre d’une période cicéronienne ou l’harmonie de vingt vers d’Homère. » Là-dessus, M. Boucherie, évoquant Homère et Cicéron en personne, déclare que, même si c’était M. Legouvé, « le premier lecteur de notre époque », — à ce qu’il croit, — qui déclamât les plus éloquentes tirades de l’orateur romain ou les plus beaux vers de l’Iliade et de l’Odyssée, ni l’orateur ni le poète ne reconnaîtraient leur langue dans la déclamation de M. Legouvé. Je m’en doute ; et c’est ce qu’il me semble que j’avais commencé par déclarer moi-même en propres termes. Ce que dit M. Boucherie, j’avais eu le soin de le dire avant lui. Mais ce que j’ai dit en plus et ce que je soutiens, et ce qu’il ne me paraît pas qu’on puisse me disputer, c’est qu’indépendamment du sens des mots, indépendamment même de la prononciation vraie, il y a des langues euphoniques et des langues cacophoniques. Il y a de pures associations de sons qui caressent l’oreille et il y en a qui la déchirent, et c’est ce que savent les poètes, c’est ce que sait tout écrivain digne de ce nom. Il y a de beaux mots, comme il y a de beaux sons, comme il y a de belles couleurs. Et pour faire appel à l’expérience de tout le monde, je me contenterai de demander quel est le Français qui, sans savoir l’allemand ni l’italien, ne reconnaîtra pas, dès qu’il les entendra parler, que l’allemand est aussi guttural que l’italien est musical. Voilà tout ce que j’ai dit. Vingt vers de la Chanson de Roland, si je les prononce comme ils s’écrivent, m’écorchent l’oreille ; et le début du Pro Murena, que je prononce comme il s’écrit, à la française, ou la péroraison du Pro Marcello, me sonnent à l’ouïe mélodieusement.

III

Suivrai-je maintenant M. Boucherie dans le développement de ses théories littéraires ? Et ne pourrais-je pas dire, dès à présent, que la cause est entendue ? Il est pourtant deux ou trois phrases, à mon tour, que je ne résisterai pas au plaisir de quereller, deux ou trois opinions dont je ne puis m’empêcher de noter la singularité.

M. Boucherie paraît croire que notre littérature aurait décidément besoin d’aller se retremper aux sources du moyen âge, et, dans les eaux abondantes « de ce Nil tout français », puiser de quoi renouveler et rajeunir une inspiration littéraire qui tarit ! Assez et trop longtemps nous aurions vécu de souvenirs et sur le fonds de l’antiquité. Débarrassés par nos romantiques des « Grecs et des Romains », ce serait de notre xviie  siècle maintenant qu’il faudrait travailler à nous émanciper. « Nos grandes époques classiques nous ont donné longtemps ces éléments de la vie intellectuelle. Mais, par l’effet même de la durée, le sol, trop longtemps fouillé, a fini par s’épuiser. » Remontons donc en pleine liberté, désormais, le cours de notre histoire littéraire et payons notre tribut d’hommages aux Rutebœuf et aux Théroulde. Mais pourquoi M. Boucherie, qui soutient cette thèse, me chicanait-il quand je disais que nos philologues ne prétendaient à rien moins qu’à déplacer le centre de notre littérature ? Il me semble que la remarque, pourtant, ne tombait pas précisément à faux.

Laissant ce détail de côté, se peut-il véritablement une idée littérairement plus bizarre que celle de M. Boucherie ? Car, si je le comprends bien, l’histoire d’une littérature, pour M. Boucherie, c’est l’histoire d’un certain nombre de générations d’imitateurs qui se succèdent, et qui tant bien que mal se copient les uns les autres. On donne un premier modèle, et c’est une série d’écoliers qui viennent tour à tour s’appliquer laborieusement à reproduire ce modèle. Et, de fait, c’est peut-être là l’histoire littéraire d’une langue, mais assurément ce n’est pas l’histoire d’une littérature. Que ce soit bien d’ailleurs l’opinion de M. Boucherie, je n’en veux d’autre preuve que le conseil qu’il donne à nos écrivains « de s’imprégner de cette littérature du moyen âge pour en tirer parti plus tard pour la plus grande gloire de notre pays ». C’est ici qu’il donne en exemple le cas de M. de Bornier et le succès frelaté de la Fille de Roland. Il appuie, d’ailleurs ; et, toujours dans le même ordre d’idées, il me demande ce qu’il serait advenu de Rabelais, de La Fontaine et de Molière, « s’ils ne s’étaient inspirés à aucun degré de leurs devanciers du moyen âge ». Ce qu’il en serait advenu ? mais, vraisemblablement, qu’ils se fussent inspirés d’ailleurs, et notamment d’eux-mêmes. Mon admiration pour eux va jusque-là ! Molière a rencontré sur sa route le fabliau du Vilain mire, et il en a tiré le Médecin malgré lui. S’il n’avait pas rencontré le Vilain mire, je n’hésite pas un instant à croire qu’il était, comme on dit, si malin, qu’il eût tiré autre chose de quelque autre chose.

C’est qu’en effet ce fonds dont nous parlions tout à l’heure, ce fonds véritablement humain, toujours à peu près le même, de tout temps, sous toutes les latitudes, il n’est pas constitué, comme semble le croire M. Boucherie, par un fonds de bibliothèque. Il ne consiste pas précisément en un certain nombre d’œuvres, immobilisées à l’état de modèle, et dont on tirerait indéfiniment des copies jusqu’à ce qu’une espèce de miracle vînt faire, ex nihilo, surgir des modèles nouveaux. Ce n’est pas un catalogue de sujets, un recueil de matières à mettre en vers français ou en prose. C’est la vie humaine elle-même ; c’est le spectacle quotidien de l’histoire se déroulant sous nos yeux ; c’est l’homme avec ses sentiments, ses idées et ses passions. Les La Fontaine et les Molière ouvrent les yeux ; ils observent, prennent et reprennent leur bien où ils le trouvent ; et s’ils ne le retrouvent pas quelque part, j’aime à penser qu’ils ne sont pas embarrassés de le chercher et de le trouver ailleurs. Inventer, en littérature, c’est voir et regarder autour de soi ce que tout le monde peut regarder et peut voir, mais c’est le mieux voir ; c’est le voir plus loin, plus profondément ; et c’est être capable de le rendre. Les littératures ne se renouvellent que par l’observation et l’expérience, et il ne suffit pas, quoi qu’en pense M. Boucherie, quand on a épuisé l’imitation possible du xviie  siècle, de se mettre à l’imitation du xiiie .

Est-il besoin d’appuyer plus longtemps sur des vérités aussi simples ou, pour mieux dire, aussi banales ? Et puis, l’avouerai-je ? mais je doute, j’ai lieu de douter que M. Boucherie m’entende. Nous sommes aussi par trop éloignés l’un de l’autre. M. Boucherie n’a-t-il pas écrit cette phrase, à laquelle je suis bien revenu vingt fois avec un étonnement toujours nouveau,

Croyant toujours la voir pour la première fois,

que, « dans le monde littéraire comme dans le monde politique, c’est le nombre qui fait loi », et que c’est à lui « comme aux gros bataillons qu’appartient la dernière victoire » ? Je n’ai point à m’expliquer sur le « monde politique », non plus que sur les « gros bataillons », et les principes de l’art de la guerre ; ce n’est pas mon affaire ; est-ce bien celle de M. Boucherie ? Mais je puis dire au moins que nous autres, purs littérateurs, nous professons justement cette théorie, qui n’est pas neuve, mais qui n’en est pas pour cela moins solide ni moins vraie, qu’en matière d’art et de littérature, le nombre donne toujours et immanquablement raison à ce qui lui ressemble, c’est-à-dire à la médiocrité. Les œuvres mauvaises, absolument mauvaises, le nombre a tout à fait ce qu’il faut de jugement et de bon goût instinctif, sinon précisément pour les condamner, du moins pour passer son chemin quasi sans les apercevoir ; les œuvres supérieures, qui lui imposent quelquefois, l’étonnent et l’irritent plus souvent jusqu’à la fureur ; mais, dans les œuvres médiocres, c’est là, comme dans son élément naturel, qu’il se plonge avec délices. Poser pour principe l’autorité du nombre en littérature, c’est se porter d’un seul bond aux antipodes de la saine critique. Je n’ai besoin de dire à personne, pour le moment, ce que je pense du suffrage universel en politique, mais je crie volontiers sur les toits ce que je pense en littérature. Et c’est pourquoi je répète qu’il me paraît si difficile de m’entendre sur ce point avec M. Boucherie, que j’aime mieux y renoncer.

Je crains encore que nous n’ayons pas tout à fait la même façon de comprendre ou de lire l’histoire. Quand je vois, en effet, M. Boucherie déclarer que « notre nationalité littéraire aurait été le premier élément formateur de cette unité française dont nous sommes si fiers », je ne sais vraiment ni dans quelle histoire imaginaire, ni dans quel historien fantaisiste, ni dans quel recueil ignoré de faits inconnus il a pu prendre le droit de s’exprimer ainsi ? Comme si, de nos jours encore, il y avait une contrée d’Europe où, sous l’unité superficielle du langage administratif, il subsistât à travers les campagnes une plus grande diversité, non seulement de patois vivaces, mais de langues, à vrai dire, vraiment dignes de ce nom. Que M. Boucherie fasse donc l’expérience de mettre en rapport un habitant des environs de Dunkerque avec un naturel des environs de Bayonne, ou un paysan de Saint-Tropez avec un indigène de Rosporden, … et il verra.

Rien de plus naturel que la remarque de M. Körting, le critique allemand, dont j’ai dit un mot au début de cette lettre : « Que les Français considèrent combien, eu Allemagne, l’étude de l’ancienne langue et de l’ancienne littérature germaniques a contribué à entretenir et à fortifier la conscience nationale, et dans quelle large mesure l’Italie est redevable de sa résurrection au zèle avec lequel elle a toujours conservé ses traditions linguistiques et littéraires. » Je dis seulement que la remarque est d’un Allemand, et — de peur que M. Boucherie ne voie dans cette observation une boutade patriotique — j’ajoute aussitôt que les choses, chez nous, se sont passées précisément au rebours. Non seulement notre nationalité, notre unité politique s’est constituée par des moyens exclusivement politiques, — je dirais volontiers d’elle-même, si ce n’était une grande injustice d’oublier la part que nos rois de la troisième race ont prise à sa formation, — mais encore, si le patois roman de l’Île-de-France est devenu la langue française, s’il a triomphé des rivaux qui pouvaient, à titres égaux, lui disputer en ce temps-là la domination de notre littérature à venir, c’est justement à mesure que leur domination s’est étendue, s’est affermie, s’est consolidée sur le territoire entier de l’ancienne Gaule. De sorte que, pour avoir une formule exacte et rigoureusement historique des rapports de notre littérature avec notre politique, il faut commencer par prendre le contre-pied de la formule de M. Boucherie….. J’insisterais et j’aurais beaucoup encore à dire si je ne réfléchissais que l’article de M. Boucherie fut d’abord une conférence, que la phrase que je relève est placée dans sa péroraison, qu’elle n’y fait pas mauvaise figure, et qu’après tout, parce qu’on est philologue, ce n’est pas une raison de s’interdire un mouvement d’éloquence. Il faut bien quelquefois sacrifier aux faux dieux !

Il est temps de terminer une réplique un peu longue, encore que j’aie tâché de la ramener, a ses plus humbles proportions. Qui a tort, qui a raison ? Je crois avoir du moins prouvé qu’avant d’écrire, j’avais pris la peine de réfléchir aux choses que j’allais dire ; — que je n’ai pas commis de si lourdes erreurs que plusieurs philologues notables avaient bien voulu l’insinuer ; — et qu’il n’y avait pas, en somme, une seule des phrases incriminées par M. Boucherie qui ne s’appuyât, à bien y regarder, sur l’autorité de quelque texte ou de quelque philologue ; — c’est assez. Que faudrait-il donc de plus pour avoir le droit de parler « langue et littérature françaises » du moyen âge ? Que j’eusse édité quelque texte ? un mystère ? une chanson de geste ? un recueil de fabliaux ? Je n’en suis pas capable, étant, — car je me reprocherais d’avoir laissé sans réponse la petite insinuation de M. Boucherie, — étant sans doute « trop prudent pour débuter jamais dans cette carrière pleine de faux pas et d’embûches ». Et qui sait, cependant ? ed anch’io ! s’il n’était que ce moyen, je risquerais peut-être l’aventure.

Je n’ai plus, monsieur le Directeur, qu’à vous remercier une fois encore, en finissant, de votre hospitalité très aimable, et à vous prier d’agréer, etc.

II.
Le naturalisme au XVIIe siècle268

Mesdames, Messieurs,

Dans cette causerie sur ce que j’ai cru pouvoir appeler le Naturalisme au xviie  siècle, je m’efforcerai de ne pas être trop ennuyeux, quoiqu’il s’agisse du xviie  siècle, et j’espère, quoiqu’il s’agisse du naturalisme, que je serai convenable. De ces deux intentions, pour réaliser la première, je compte surtout sur votre bienveillance, et quant à la seconde, pour vous rassurer tout d’abord, il me suffira de définir brièvement mon sujet. En effet, sans y chercher autrement malice ni scandale, je ne retiens de ce mot désormais fameux de Naturalisme que sa signification rigoureusement étymologique ; je le prends pour synonyme, tout simplement, de reproduction de la nature et d’imitation fidèle de la réalité par les moyens de l’art ; et je me propose de vous montrer que jamais, à aucune époque de l’histoire de notre littérature, cette imitation ou reproduction n’a été plus constamment le principe et le but même de l’art qu’en plein siècle de Louis XIV. Ou le mot de Naturalisme ne veut rien dire, et on l’applique de travers, et on s’en sert sans le comprendre, ou, s’il convient à quelqu’un, c’est à ceux que l’on vous représente comme les plus emperruqués de nos grands hommes : c’est à Pascal, c’est à Bossuet, c’est à La Bruyère dans la prose — et à Saint-Simon si l’on veut ; c’est, dans la poésie, à La Fontaine, à Molière, à Boileau lui-même et surtout à Racine269.

Vous me direz peut-être que, d’une manière générale, toutes les écoles, dans la littérature comme dans l’art, se proposent pour but cette reproduction de la nature et cette imitation de la vie. C’est précisément ce que je vous demande, en commençant, la permission de contester. Non seulement, en le voulant, on n’arrive pas toujours à imiter la nature ; mais il y a des écoles, de nombreuses écoles, de très grandes écoles qui ne le veulent pas du tout, et qui se proposent pour objet la défiguration, ou la transfiguration, et, d’un seul mot, l’altération de la nature. C’est ce qu’une simple comparaison va vous rendre immédiatement sensible.

Supposons donc que j’aie là, sous les yeux, une feuille de papier blanc, un crayon à la main, et devant moi un modèle vivant. Je le copie. Voici des yeux, un nez, une bouche, un buste, des jambes — le tout approximativement imité. Reprenant alors chacun de ces traits à son tour, j’allonge, par exemple, ce nez, qui ressemblait à tous les nez, en faux nez de carnaval ; cette bouche, qui ressemblait à toutes les bouches, ni grande ni petite, je l’élargis et je la fends jusqu’aux oreilles ; ce ventre, dont la proéminence n’eût pas autrement attiré l’attention, je le grossis, comme disaient nos pères, en façon de bedaine ; ces jambes enfin, je les allonge et je les amincis en pattes d’araignée : j’obtiens de la sorte une caricature. C’est le procédé que suivent toutes les écoles qui travaillent dans le grotesque, et, s’il n’est pas permis de dire que la comédie soit sortie de là tout entière, il n’est pas au moins douteux qu’il ait engendré le vaudeville. — Dans une grande école de peinture, l’école hollandaise, vous savez qu’il y a nombre de maîtres — Brauwer, par exemple, et Jean Steen — dont les effets sont tirés de cette altération systématique de la nature. En littérature également, c’est de là que toute une veine du roman anglais découle, celle qui va de l’auteur des Voyages de Gulliver et du Conte du Tonneau, en passant par Fielding et Smollett, jusqu’à l’auteur de Martin Chuzzlewitt et des Aventures de M. Pickwick.

Revenons à notre modèle. Maintenant, au lieu de m’efforcer, comme tout à l’heure, à grossir les traits et de disproportionner les parties, je les affine, au contraire, et par une série de modifications insensibles, j’achemine le type vers l’élégance et la distinction de son genre. Ce que j’appelle élégance et distinction, en matière d’art plastique, je puis l’appeler, en matière de littérature, raffinement et subtilité. — Personne, je crois, ne me contredira si j’avance que c’est à quoi vise Pétrarque, et d’après lui toute cette grande école de poésie qui s’est inspirée des Rimes. En peinture, et dans un autre temps, on ne peut guère nier que toute cette charmante école du xviiie  siècle — l’école des Watteau, des Pater, des Lancret, des Fragonard — procède évidemment de là.

Mais ce n’est pas tout, et je puis faire subir à mon modèle une troisième transformation. Ce type, en effet, qui était naturel, c’est-à-dire non pas vulgaire, mais enfin de ceux que l’on a chance de rencontrer, que l’on rencontre en effet tous les jours, il est possible d’en modifier les traits par des procédés que les sculpteurs et les peintres connaissent bien, comme d’ailleurs les romanciers et les auteurs dramatiques, de façon à éveiller dans l’esprit du spectateur ou du lecteur des idées de force, de grandeur, de puissance… — C’est ce procédé qu’a pratiqué Michel-Ange en sculpture ; c’est en littérature le procédé du drame espagnol ; et, de nos jours, ç’a été celui des romantiques.

Voilà donc trois écoles qui, comme je vous le disais, ne se servent de la nature que comme d’un moyen pour l’altérer ou la défigurer elle-même. Elles s’en servent parce qu’il faut bien une base, un point d’appui, mais elles ne l’imitent pas ; elles ne la copient que pour l’abandonner aussitôt ; et mieux elles réussissent dans cette espèce d’altération spéciale à chacune d’elles, plus elles obtiennent, chacune en son genre, des effets supérieurs.

Reportez-vous maintenant vers la première moitié du xviie  siècle, c’est-à-dire sous la Régence, plutôt avant qu’après la Fronde, entre 1640 et 1650 à peu près. Quelles sont alors les écoles à la mode, et les genres en faveur ?

En premier lieu, l’école des Burlesques ou des Grotesques : Théophile, Cyrano de Bergerac, Saint-Amant, Scarron, qui est le roi de ce petit empire. Je ne crois pas qu’il y ait lieu d’y insister longuement. Il me suffit de vous montrer que nous ne nous trompons pas en les caractérisant comme nous venons de le faire en quelque sorte par avance, et, pour cela, de vous citer, les termes dont Scarron s’est lui-même servi pour se définir, lui et les siens :

Ils ont pour discours ordinaires
Des termes bas et populaires,
Des proverbes mal appliqués,
Des quolibets mal expliqués,
Des mots tournés en ridicule
Que leur sot esprit accumule
Sans jugement, et sans raison.
[…]
Allusions impertinentes,
Vrai style d’amour de servantes,
Et le patois des paysans,
Refuge des mauvais plaisants,
Équivoques à choses sales,
En un mot, le jargon des balles,
Des crocheteurs et porteurs d’eau……

Le fond répond à la forme, et le plus clair de leur esprit (car ils en ont infiniment), avec le meilleur de leur verve (et ils en ont beaucoup), s’en va, vous le savez, à composer, comme Saint-Amant, des odes Au fromage, ou, comme Scarron, à écrire le Typhon ; tantôt à travestir Virgile, et tantôt à rimer la Rome ridicule.

En second lieu, l’école des Précieux. Ceux-ci visent à l’élégance comme les précédents à la caricature. Seulement, ils ne savent pas encore que la véritable élégance, en fait de langage comme d’habits, consiste pour chacun, selon le mot de Molière, à ressembler à tous ceux qui sont de la même condition ; et la leur, au contraire, consiste essentiellement à vouloir s’en distinguer. De là cette bizarrerie de langage, pour tout dire, ces énigmes qui nous seraient positivement indéchiffrables si l’histoire, par bonheur, ne nous en avait transmis la clef. Savez-vous ce que c’est que « les portes de l’entendement » ? C’est les oreilles. Et « les trônes de la pudeur » ? C’est les joues. Et « l’ameublement de bouche » ? C’est les dents. Et « les écluses du cerveau » ? C’est le nez. J’avoue humblement qu’il y en a qu’après bien du labeur et de la réflexion je n’ai pu réussir à deviner. Ainsi je ne sais pas pourquoi les pieds sont appelés « les chers souffrants », à moins que ce ne fût la mode alors de se chausser un peu juste, et que nos dames en eussent à souffrir. Mais pourquoi le bonnet de coton se nomme « le complice innocent du mensonge », c’est ce que je laisse à deviner à de plus heureux ou de plus habiles que moi.

Notez bien que cette façon de parler n’était pas bornée à quelques rares expressions semées de ci de là dans la conversation, mais, dans certaines ruelles, comme vous le savez par les Précieuses ridicules, elle était vraiment passée en habitude. Je ne répondrais pas que toute précieuse qui voulait demander à sa servante un peigne pour se peigner lui dît : « Ma commune, apportez-moi un dédale que je me délabyrinthe les cheveux » ; mais je ne crois pas, si l’on voulait faire un compliment à une femme, que l’on hésitât à lui dire : « Madame, la plupart de celles qui vous voient vous servent de mouches », c’est-à-dire, en bon français : « L’éclat de la beauté des autres pâlit à côté de la vôtre ». Tout cela d’ailleurs n’empêche pas que, quand le procédé est manié par un véritable artiste, il ne puisse atteindre à de très heureux effets. Voici, par exemple, quelques strophes d’une jolie pièce de Voiture :

Je me meurs tous les jours en adorant Silvie ;
   Mais, dans les maux dont je me sens périr,
       Je suis si content de mourir
Que ce plaisir me redonne la vie.

Quand je songe aux beautés par qui je suis la proie
   De tant d’ennuis qui me vont tourmentant,
       Ma tristesse me rend content
Et fait en moi les effets de la joie.
[…]
Tandis qu’un feu secret me brûle et me dévore,
   J’ai des plaisirs à qui rien n’est égal.
       Et je vois, au fort de mon mal,
Les cieux ouverts dans les yeux que j’adore.

Une divinité de mille attraits pourvue
   Depuis longtemps tient mon cœur dans ses fers,
       Mais tous les maux que j’ai soufferts
N’égalent point le bien de l’avoir vue.

Je le répète, on a beau se souvenir d’Oronte et de Molière, ils sont charmants, ces vers, cette dernière strophe surtout, mais à la condition que l’on ait bien compris le procédé, et en quoi, dès l’origine, il diffère de celui des classiques. C’est en effet le distingué, c’est le rare, c’est l’exquis ici que l’on vise, et conçu comme lettre close pour tous ceux qui ne sont pas initiés ou, mieux encore, pour tous ceux qui ne sont pas de la coterie.

De là aussi toutes ces petites pièces laborieusement improvisées sur le moindre événement de la vie commune : À la louange d’un soulier d’une dame ; À une demoiselle qui avait les manches de sa chemise retroussées et sales ; À Mlle de Bourbon, qui avait pris médecine, etc., etc. Aux madrigaux de Voiture je pourrais joindre les lettres de Balzac. Je ne le ferai pas, — d’abord parce qu’elles sont moins amusantes, et puis parce que cela même, pour une cause assez particulière, tournerait contre mon dessein. Car elles sont emphatiques, ces lettres, s’il en fut, et cependant vous les trouveriez naturelles. Et savez-vous pourquoi ? C’est que justement, depuis Jean-Jacques Rousseau, la prose française est remontée au diapason où elle était au temps de Balzac. Lorsque nous ne faisons pas effort sur nous-mêmes, nous trouvons la prose de Racine un peu maigre, et même parfois la prose de Voltaire. Balzac déclame, mais nous déclamons comme lui, et quelquefois plus que lui.

J’arrive à la troisième école, celle que je me permettrai d’appeler un peu crûment l’école des Emphatiques, et dont le grand Corneille en personne est le plus illustre représentant. On a dit que du sublime au ridicule il n’y aurait qu’un pas ; on en peut tirer, je crois, cette conséquence que du ridicule au sublime il n’y a qu’un pas aussi. C’est un peu le cas de Corneille. Qu’il soit emphatique, je ne vous l’apprendrai pas ; rappelez-vous le début de Cinna :

Impatients désirs d’une illustre vengeance,
À qui la mort d’un père a donné la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment, etc.
[…]

Qu’il soit souvent précieux, je n’en veux d’autre preuve que ces vers fameux de Chimène :

Pleurez, pleurez, mes yeux et fondez-vous en eau !
La moitié de ma vie (c’est-à-dire Rodrigue) a mis l’autre au tombeau (c’est-à-dire mon père),
Et m’oblige à venger, après ce coup funeste,
Celle que je n’ai plus (c’est-à-dire mon père) sur celle qui me reste (c’est-à-dire Rodrigue).

Mais ce ne sont là que des vétilles ; il faut toucher le point capital, et ce point capital, c’est que Corneille, de propos délibéré, travaille, en quelque sorte, hors nature.

Il y a dans Horace une tirade justement célèbre. Nous allons en extraire cinq ou six vers, qui sont fort beaux et qui, de plus, renferment toute la poétique de Corneille :

Le sort, qui de l’honneur nous ouvre la barrière,
Offre à notre constance une illustre matière ;
Il épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et, comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.

Pesez bien ces deux derniers vers. Je le répète, ils sont toute la poétique de Corneille : les héros de Corneille sont toujours des personnages « peu communs », engagés dans des fortunes « peu communes », et qui s’y débattent avec des sentiments « peu communs ». Prenez le Cid, prenez Horace, prenez Polyeucte, prenez Théodore, prenez Rodogune ; prenez surtout les tragédies de sa vieillesse : il n’en est pas une qui ne soit contenue dans cette formule. Est-ce que c’est une aventure commune que celle de Rodrigue, et une situation ordinaire que d’être le meurtrier du père de sa fiancée ? Est-ce que c’est une aventure commune que celle des Horaces, et une situation ordinaire que d’être obligé, pour sauver sa patrie, de tuer le frère de sa femme et le fiancé de sa sœur ? Est-ce que c’est une aventure commune que celle de Polyeucte, et une situation ordinaire que de se faire condamner à mort par son propre beau-père ? Corneille cependant, pour être lui-même et valoir tout son prix, a besoin d’être comme soulevé par la force de ces situations ; il en a tellement besoin que, quand la constitution naturelle du sujet ne les lui fournit pas assez extraordinaires, il se torture pour les y introduire. C’est lui qui a inventé, dans le Cid, de mettre les deux pères, don Diègue et le comte de Gormas, dans la confidence des amours de Rodrigue et de Chimène. C’est lui qui a inventé, dans Horace, de faire d’Horace le mari d’une sœur des Curiaces. C’est lui qui a inventé dans Polyeucte le personnage de Sévère et le roman des premières amours de Pauline.

Hors de l’ordre commun il lui faut des fortunes.

Arrêtons-nous sur cette considération ; les conséquences en sortiront plus tard.

Vous le voyez, messieurs, voilà nos trois écoles. Si j’en avais le temps, je pourrais vous montrer la solidarité qui les unit entre elles, l’espèce d’échange et de communication qui s’établit logiquement entre le grotesque, le précieux et le sublime. Il me suffit que vous reconnaissiez, comme je l’espère, qu’elles ont toutes les trois en commun, non pas précisément l’horreur, mais le dédain de la nature, le mépris du pur naturel, et l’intention bien arrêtée de faire plus comique ou plus tragique, plus amusant ou plus effrayant que la vie.

Je pourrais encore me proposer de rechercher avec vous comment, par quel biais, par quel chemin de traverse et sous l’action de quelles circonstances l’imitation du vrai s’est introduite insensiblement dans cet art. Mais cela nous entraînerait également trop loin, et, laissant là toute recherche des causes pour ne nous occuper que des faits, je vous invite à franchir un intervalle de dix années seulement et à regarder autour de vous avec un peu d’attention.

I

Nous sommes donc aux environs de 1660. Là-bas, à Port-Royal, dans la solitude où il s’est à jamais retiré du monde, Pascal, au jour le jour, dans les courts instants de répit que la maladie lui laisse, écrit ou plutôt griffonne ses Pensées. Se soucie-t-il, celui-là, d’éviter le terme propre, ou se pique-t-il de parler un langage qui ne soit pas celui de tout le monde ? Écoutez-le plutôt :

« C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché les déguisements. Ils ne se sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels, mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes. Ces trognes armées qui n’ont de mains et de forces que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur, environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires. »

Vers le même temps, à Metz, et de loin en loin, dans une église de Paris, vous savez comment parle ce jeune prédicateur qui sera bientôt la gloire de la chaire et de l’éloquence française :

« On le veut baiser (Jésus-Christ), et il donne les lèvres ; on le veut lier, il présente les mains ; on le veut souffleter, il tend les joues ; frapper à coups de bâton, il tend le dos ; … on l’abandonne aux valets et aux soldats, et il s’abandonne encore plus lui-même. Cette face autrefois si majestueuse, qui ravissait en admiration le ciel et la terre, il la présente droite et immobile aux crachats de cette canaille ; on lui arrache les cheveux et la barbe, il ne dit mot, il ne souffle pas ; c’est une pauvre brebis qui se laisse tondre. Venez, venez, camarades, dit cette soldatesque insolente : voilà ce fou dans le corps de garde, qui s’imagine être roi des Juifs ; il faut lui mettre une couronne d’épines. Il la reçoit, et elle ne tient pas assez, il faut l’enfoncer à coups de bâton ; frappez, voilà la tête. »

Messieurs, je vous le demande, n’y a-t-il pas là, comme force d’expression, et, remarquez-le bien, comme force d’expression appliquée à la reproduction du détail réel, de la scène vraie, n’y a-t-il pas là du Naturalisme — dans le sens que nous donnions tout à l’heure à ce mot, — et du plus simple, et du plus vigoureux, et du meilleur ? Au surplus, il n’est pas jusqu’à ce pauvre Boileau qui ne soit lui-même, à ses heures, plus qu’un naturaliste, je veux dire un réaliste, et ma foi ! dans certains endroits, jusqu’à nous faire reculer. Rappelez-vous la satire des Embarras de Paris, rappelez-vous les détails du Repas ridicule :

Deux assiettes suivaient, dont l’une était ornée
D’une langue en ragoût de persil couronnée ;
L’autre d’un godiveau tout brûlé par dehors
Dont un beurre gluant inondait tous les bords…

ou bien encore, dans la satire sur les Femmes :

T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante
Qui veut, vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée
Qui souvent, d’un repas sortant tout enfumée,
Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?…

Et cependant, je n’accorde pas trop d’importance à ces citations, non plus qu’à tant d’autres qu’il serait si facile d’y joindre. C’est que tôt ou tard, et plusieurs fois en sa vie, quiconque a des sensations fortes, une imagination vigoureuse, et un vocabulaire abondant, rencontrera, presque sans le savoir, ce naturalisme ou ce réalisme de l’expression. Mais la grande question est celle-ci : ont-ils eu, tous tant qu’ils sont, l’intention de faire ce qu’ils ont fait, ou ne l’ont-ils fait que par hasard ? Et, comme il y avait chez les autres parti pris d’altérer la nature, y a-t-il chez ceux-ci parti pris de l’imiter ? Les textes répondent, et, si l’on considère la date de chacun d’eux, je ne sache rien de plus éloquent que leur simple rapprochement.

« L’éloquence, dit Pascal en 1660 ou 1661, est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait. » Là-dessus, vous me demanderez peut-être ce qu’il appelle peindre, et peindre le portrait ? Le voici : « Il faut se renfermer le plus qu’il est possible dans le simple naturel, ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. » Et Bossuet, que dit-il, dans ce Panégyrique de saint Paul qui passe pour être, selon les uns, de 1661, et, selon les autres, de 1657 ?

« N’attendez pas de l’apôtre — et, en définissant l’éloquence de saint Paul, ne pouvons-nous pas dire que c’est la sienne propre que Bossuet définit ? — n’attendez pas de l’apôtre, ni qu’il vienne flatter l’oreille par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer l’esprit par de vaines curiosités… Si notre simplicité déplaît aux superbes, qu’ils sachent que nous craignons de leur plaire, que Jésus-Christ dédaigne leur faste insolent et qu’il ne veut être connu que des humbles. Abaissons-nous donc à ces humbles et faisons-leur des prédications dont la bassesse tienne quelque chose de l’humiliation de la Croix. »

M’objecterez-vous peut-être ici que Pascal est un moraliste, et même un moraliste janséniste ? que Bossuet est un prédicateur, et qu’il parle d’abord en prêtre ? Interrogeons donc les purs artistes et, si vous le voulez, Molière en premier lieu.

« Lorsque vous peignez des héros, — dit-il dans la Critique de l’École des femmes, en 1663, et vous vous rappelez que le passage vise directement Corneille, — vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance, et que vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez des hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. »

Voilà pour les emphatiques, et la tragédie de vingt ans auparavant.

La Fontaine, à son tour, dans une lettre à Maucroix, où il lui raconte la première représentation des Fâcheux, en 1661 :

Non ! jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie ;
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore .
Nous avons changé de méthode,
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

Voilà pour les grotesques, et notamment la comédie de Scarron et de ses imitateurs.

Et Racine enfin, en 1665, dans la première préface de son Alexandre, répondant à ses critiques, ou plutôt ne leur répondant pas, comment s’exprime-t-il ?

« C’est assez pour moi que ce qui passe pour une faute auprès de ces esprits qui n’ont lu l’histoire que dans les romans, et qui croient qu’un héros ne doit jamais faire un pas sans la permission de sa maîtresse, a reçu des louanges de ceux qui, étant eux-mêmes de grands héros, ont droit de juger de la vertu de leurs pareils. »

Voilà pour les précieux, et le roman de la Calprenède et de Mlle de Scudéry.

Boileau nous manquerait. Permettez-moi donc d’anticiper de quelques années et, quoiqu’ils datent seulement de 1675, d’ajouter à tous ces témoignages les vers suivants, que j’emprunte à l’Épître à Seignelay.

La simplicité plaît sans étude et sans art.
Tout charme en un enfant, dont la langue sans fard,
À peine du filet encor débarrassée,
Sait d’un air innocent bégayer sa pensée.
Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant :
Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent.
C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime,
Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
Chacun, pris en son air, est agréable en soi.

Jamais, messieurs, dans le temps même où nous sommes, les théoriciens du naturalisme n’ont écrit rien de plus net ni de plus absolu que ce dernier vers :

Chacun, pris en son air, est agréable en soi.

Pour Boileau comme pour nos naturalistes, le problème est déjà de trouver « l’air » de chacun, et de le rendre tel qu’il est, par des moyens qui lui conviennent et qui, autant que possible, ne conviennent qu’à lui.

Ce n’est pas encore assez. L’intention, vous le voyez, est formelle ; naturel et nature, nature et naturel, ces deux mots leur viennent à tous, l’un après l’autre, à la bouche et sous la plume ; mais, pas plus en littérature qu’ailleurs les intentions ne suffisent ; elles y suffisent même moins qu’ailleurs. Aussi s’agit-il de savoir jusqu’à quel point le naturalisme a pénétré dans les œuvres. J’ai réservé pour cette partie les trois grands noms de Molière, de Racine et de La Fontaine. Vous sentez bien, messieurs, que de chacun d’eux je ne puis vous parler que très superficiellement. Je tâcherai du moins que ce que je vous en dirai concoure directement et visiblement à la démonstration.

Chez Molière, indépendamment de cette ressemblance générale que ses comédies présentent avec la vie, et qui éclate quand on les compare surtout avec les comédies de Scarron, Jodelet ou le Maître Valet et Dom Japhet d’Arménie, ou même avec les comédies de Corneille, le point sur lequel j’attirerai votre attention, c’est l’absence, ou si vous aimez mieux, la faiblesse ordinaire des dénouements et, dans leur faiblesse même, l’analogie qu’ils nous offrent avec la réalité. Vous savez ce que l’on a dit de ces dénouements. S’ils sont faibles, ont prétendu certains critiques, c’est qu’à vrai dire, dans la pensée de Molière, ils ne dénouent rien du tout et ne sont de sa part, en quelque sorte, qu’un redoublement d’ironie. Dans la vie réelle, continuent-ils, Arnolphe épouse Agnès, n’en doutez pas, et Tartuffe épouse Marianne, et Alceste épouse Célimène. Il y a de l’au-delà dans la comédie de Molière, et c’est pour nous suggérer la quasi-vision de cet au-delà qu’il nous dénoue si faiblement le Tartuffe ou le Misanthrope. Je crois, messieurs, que ce sont eux qui vont au-delà, — au-delà de la vérité, au-delà de la vraisemblance. Et pour ma part, je suis bien persuadé que si Molière en avait eu le temps, il aurait essayé de donner à ses dénouements la perfection qui leur manque. Mais on peut se demander s’il y eût réussi.

Telle est, en effet, la question. Jusqu’à quel point des dénouements bien faits, c’est-à-dire capables de satisfaire pleinement la curiosité, sont-ils compatibles au théâtre avec le développement naturel d’un caractère vrai ? C’est ici le cas de répéter que dans la vie rien ne se termine, mais tout recommence, et qu’il y a déjà quelque chose de conventionnel, ou même de faux, à vouloir renvoyer le spectateur sur l’impression de quelque chose de définitif et d’achevé. Lorsque votre journal vous raconte un de ces faits-divers qui sont justiciables de la police correctionnelle ou de la cour d’assises, et que le reporter étonné croit devoir ajouter qu’une fois de plus l’invraisemblance de la vie a surpassé en combinaisons imprévues la plus féconde imagination de poète ou de romancier, n’avez-vous pas fait attention au principe de son étonnement ? Il est surpris de voir une histoire finir, et une catastrophe décisive mettre un terme au roman de la vie. Mais alors, s’il en est vraiment ainsi, dans cette solidarité de la faiblesse du dénouement avec les nécessités intérieures de la comédie aussi bien que du roman de caractère, n’est-il pas permis de voir un trait de ressemblance avec la vie ?

Elle éclate bien plus encore, cette même ressemblance, quoique par des traits différents, dans la tragédie de Racine. Entre tant de choses que l’on a dites sur la tragédie de Racine, il en est une tout d’abord contre laquelle je ne puis m’empêcher de protester : c’est que ce qu’il y aurait de réalisme ou de naturalisme dans la tragédie de Racine consisterait en ce qu’elle offre de ressemblance avec les mœurs de la cour de Versailles ou de Fontainebleau. Ainsi, lorsque Mithridate meurt en prononçant les vers que vous savez :

Dans cet embrassement dont la douleur me flatte,
Venez, et recevez l’âme de Mithridate,

ou Phèdre sur ces mots :

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté, on veut que ce soit là le ton de l’usage et, de la part de Racine, l’exacte imitation du langage du temps. J’ose dire qu’il suffit d’avoir lu les lettres de Mme de Sévigné, sans parler de tant d’autres Mémoires ou Correspondances, Retz et Bussy-Rabutin, par exemple, ou Saint-Simon et la duchesse d’Orléans, pour être convaincu que l’on était très éloigné de parler à la cour avec cette pompe et cette préciosité. Ces taches légères, dans Racine, comme aussi bien la mollesse et l’indécision que l’on relève dans le dessin des caractères de ses Pyrrhus et de ses Bajazet, de ses Hippolyte et de ses Xipharès, sont si peu imputables à l’imitation des mœurs de son temps, qu’au contraire elles sont un reste chez lui d’une éducation première qu’il avait faite à l’école de la génération précédente.

On l’a dit avec raison, messieurs, et on ne saurait trop le redire : sans Boileau, qui lui fit connaître sa vraie voie, Racine, très probablement, n’eût été qu’un Quinault supérieur. Et quelle fut cette vraie voie ? Ce fut de tourner le dos à la tragédie de Corneille ou, si vous aimez mieux, de la rabaisser aux proportions de la vie réelle, — je puis presque dire de la vie commune. Les ennemis de Racine ne s’y sont pas trompés. Que disait notamment Fontenelle, le propre neveu de Corneille ? « Les caractères de Corneille sont vrais, quoiqu’ils ne soient pas communs ; les caractères de Racine ne sont vrais que parce qu’ils sont communs. » Et plus loin : « Quelquefois les caractères de Corneille ont quelque chose de faux, à force d’être nobles et singuliers ; souvent ceux de Racine ont quelque chose de bas, à force d’être naturels. » Il dit très bien ; seulement, où il voit la faiblesse de Racine et la supériorité de Corneille, c’est là que nous reconnaissons, sinon la supériorité de Racine, tout au moins la valeur de sa tragédie au point de vue de notre thèse, — et du naturalisme.

Prenez en effet, parmi toutes les pièces de Racine, cette Bérénice que l’on nous donne comme le type de la tragédie classique par excellence. Qu’y a-t-il dans Bérénice ? Dimisit invitus invitam  : Titus, qui aime Bérénice, renvoie malgré elle Bérénice, dont il était aimé. Mais ôtez l’empereur Titus, ôtez Bérénice, ôtez Rome et le reste, réduisez l’intrigue à sa simplicité. Un jeune homme de bonne famille abandonne une jeune fille qu’il a séduite et se décide, après bien des hésitations, à ne pas se marier hors de son monde, comme on dit : voilà tout le sujet. Voulez-vous prendre Andromaque ? voulez-vous prendre Bajazet ? Hermione ou Roxane, ce sont les femmes qui tuent, celles dont vous avez lu ce soir ou dont vous lirez demain matin l’aventure dans votre journal. Pyrrhus recevrait aujourd’hui du vitriol à la figure, et il n’y a pas un sentiment d’Hermione qui ne convînt à la femme qui le lui jetterait. Prenez Britannicus : à combien de foyers bourgeois ne trouverez-vous pas Agrippine assise ? Prenez Mithridate, prenez Phèdre, prenez Iphigénie : là même où la fable imposée par la tradition et l’histoire l’empêche de descendre au dernier détail de l’imitation, vous trouverez cependant le dessin du caractère si conforme à la réalité, que vous ne pourrez absolument pas vous empêcher de vous y reconnaître, ou les vôtres, ou vos voisins.

Oui, en vérité, Fontenelle a raison, les caractères de Racine sont si naturels qu’ils en sont bas ; il oublie seulement d’ajouter qu’ils ne sont bas que par rapport aux caractères de Corneille, lesquels, pour ne pas être communs, sont si souvent singuliers, c’est-à-dire faux. Au surplus, vous noterez que dans le siècle où nous sommes, sur ce caractère du théâtre de Racine, les romantiques, après Fontenelle, ne se sont pas mépris. Qu’est-ce qu’ils détestaient en effet dans le théâtre de Racine, quand ils traitaient le poète, celui-ci de « polisson », et cet autre de « vieille botte éculée » ? C’était ces pièces faites « avec rien », non moins remarquables pour l’absence de toute aventure que pour la délicatesse de l’analyse et la perfection du style. C’était ce style dont l’extrême simplicité, parfois presque voisine de la prose, cache l’art profond à ceux qui ne l’ont pas pratiqué. C’était enfin, car j’en reviens toujours là, ces caractères dont la vérité moyenne, et par cela même universellement humaine, jurait avec la conception romantique de l’extraordinaire, — Hernani, Ruy Blas, les Burgraves et Tragaldabas.

Enfin, si cette ressemblance de l’art avec la vie se marque profondément encore quelque part, n’est-ce pas dans la fable de La Fontaine ? Remarquez-le bien, messieurs : des trois exemples, celui-ci peut-être est le plus caractéristique. On n’a pas assez distingué deux périodes très diverses dans l’histoire littéraire du bonhomme. Il a commencé par être précieux, dans le temps qu’il appartenait à Fouquet, et il est devenu naturaliste sous l’influence de Molière et de Boileau. Avant d’être l’immortel auteur des Fables, il fut celui de tout un volume de petites pièces dans le goût de Voiture et de Sarrazin. Et, tandis que justement, si ses premières œuvres ne sont pas tombées dans l’oubli, c’est tout comme (sauf pour ceux qui font du xviie  siècle leur étude particulière) ; au contraire, les Fables, c’est-à-dire la partie de son œuvre qu’il a exécutée dans ce que nous sommes convenus d’appeler le mode naturaliste, ont survécu pour devenir, avec la comédie de Molière et la tragédie de Racine, ce qu’il y a presque de plus foncièrement national dans l’histoire de notre littérature. Leur grand intérêt, dans la question qui nous occupe, est de servir à montrer dans la littérature du xviie  siècle ce mélange et cette diversité de ton qu’on lui reproche souvent d’avoir impitoyablement proscrite. Mais elle l’a proscrite quand il le fallait, et, quand il le fallait, elle y a eu recours. Qu’est-ce en effet que le Paysan du Danube, sinon le chef-d’œuvre d’une éloquence que Corneille lui-même a rarement dépassée ? Qu’est-ce que les Deux Pigeons, sinon une élégie dont Racine lui-même n’a pas surpassé l’accent de tendresse et d’émotion ? Qu’est-ce que le Meunier, son Fils et l’Âne, sinon, dans toute sa saveur et toute son âpreté, la comédie villageoise ?

Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre ;
Le premier qui les vit de rire s’éclata :
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense…

Poursuivez la lecture :

………………… C’est grand’honte
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage.
— Il n’est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge :
Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez…

Poussez jusqu’au bout :

………………………… Est-ce la mode
Que baudet aille à l’aise, et meunier s’incommode ?
Qui, de l’âne ou du maître, est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers et conservent leur âne !
Nicolas au rebours ! car, quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête, et la chanson le dit.
Beau trio de baudets…

Que veut-on de plus franc, qui soit, dans le fond comme dans la forme, d’un réalisme plus robuste ou d’un naturalisme plus sain ?

Songez là-dessus que de cette vulgarité villageoise à la grande éloquence que je vous rappelais tout à l’heure, que de ces hardis quolibets à cette émotion dont vous savez comme il serait facile de citer les témoignages, le même homme, dans son « ample comédie à cent actes divers », comme il l’appelait lui-même, a rempli tout l’entre-deux. Mais songez aussi que dans cette société tout aristocratique, à ce que l’on dit, et que l’on persiste à nous représenter comme n’ayant goûté dans la littérature et dans l’art que la peinture d’elle-même, de ses mœurs, de ses amusements, de ses préoccupations habituelles, nul auteur n’a peut-être été mieux accueilli, plus admiré de son vivant, plus choyé que celui-ci, et dites-moi si son exemple ne suffirait pas lui seul à renverser tout ce que l’on a échafaudé de théories savantes sur la régularité, la pompe, la noblesse, la majesté de la littérature du xviie  siècle ?

Messieurs, faisons un dernier pas. Non seulement le naturalisme est au fond de toutes ces œuvres, mais je vais plus loin : il est jusque dans la conception de la vie qui s’en dégage. Vous savez que c’est là ce qui juge, pour ainsi dire, en dernier ressort, dans l’histoire, les œuvres et surtout les doctrines. De quelle conception de la vie, de quelle philosophie de l’homme, de quelle morale enfin, si vous l’aimez mieux, celles-ci procèdent-elles donc ? C’est une question à laquelle nous ne pouvons pas nous dispenser de répondre. Qu’est-ce que nous enseignent la fable de La Fontaine, la comédie de Molière, la tragédie de Racine ?

À Dieu ne plaise que je prétende qu’elles n’enseigneraient rien de très moral, mais il faut bien cependant reconnaître que la préoccupation morale proprement dite en est absente. Un homme que nous ne connaissons pas assez, que nous ne lisons pas assez en France, quoi que Sainte-Beuve ait jadis loyalement fait pour nous le faire lire, Alexandre Vinet, remarque finement à ce propos que, si la littérature du xviie  siècle nous apparaît comme essentiellement morale, c’est que nous sommes habitués à y envelopper la prédication écrite ou parlée, Pascal et Nicole, Bossuet et Bourdaloue, Massillon et Fénelon. Il ajoute que plus d’une fois Molière a donné de graves atteintes à la morale. S’il ne le dit pas de La Fontaine, c’est parce que tout le monde le sait et, sans y mettre autrement de pruderie, le regrette pour la gloire de l’auteur des Fables.

Le suivrons-nous jusque-là ? Nous dirons au moins que ce que La Fontaine et Molière nous enseignent de plus élevé comme morale, c’est l’art de gouverner notre vie au mieux de nos intérêts et de notre tranquillité. Dans les conseils qu’ils nous donnent, on ne voit place ni pour le sacrifice ni pour le dévouement. On n’y voit peut-être pas non plus assez de place pour le devoir. Qui suivrait religieusement les avis de Molière et les moralités de La Fontaine risquerait fort de devenir un modèle du parfait égoïste. Remarquez que, comme artistes, je ne les en blâme pas. Au contraire ! Car je crois fermement qu’en art et en littérature, c’est une erreur que de vouloir prêcher la morale. Ou plutôt, avant tout et par-dessus tout, l’artiste a besoin de liberté, c’est-à-dire de ne se voir opposer aucuns principes que ceux qui gouvernent son art même. L’erreur de notre littérature du xviiie  siècle sera de vouloir mettre trop de morale et de prédication dans l’art. L’art n’a pas pour mission de nous apprendre à nous conduire. Mais, ceci dit, il est certain que la littérature du xviie  siècle laisse quelque peu à désirer comme morale, et en voici une preuve que je crois pouvoir tirer de la conversion même de Racine.

Vous savez tous comment Racine, à dater de 1677, a cessé véritablement d’exister pour le théâtre, et comment sa vie depuis lors n’a été qu’un long repentir. On veut que ce soit tout d’un coup le souvenir de sa jeunesse qui se serait réveillé en lui. En effet, à Port-Royal, Racine avait été élevé pieusement. Mais Corneille aussi avait été pieusement élevé, chez les jésuites de Rouen, et sa piété ne l’avait pas abandonné, le grand homme qui, entre deux tragédies, employait ses loisirs à traduire en beaux vers l’Imitation de Jésus-Christ. De quoi donc et pourquoi Racine s’est-il repenti, et non pas Corneille ? Messieurs, c’est que Corneille n’avait pas à se repentir. Rappelez-vous le langage de Rodrigue et celui de Polyeucte :

Ce que j’ai fait alors, j’ai cru le devoir faire…
Je le ferais encor, si j’avais à le faire…

Corneille aurait pu le reprendre à son compte. — Me repentir ? et de quoi ? d’avoir toujours et partout soumis, subordonné, dompté la passion sous la loi du devoir ? Que vous ai-je donc montré dans le Cid ? et dans Horace ? et dans Polyeucte ? Ici, l’amour, l’amour dans toute l’impétuosité de sa première ardeur, fléchissant sous l’obligation du devoir que le fils doit à son père. Là, les plus naturelles et les plus légitimes affections de famille héroïquement sacrifiées au devoir que la patrie réclame. Ailleurs, enfin, Pauline immolant à Polyeucte les restes tout vivants encore d’une passion dont elle a souffert mille morts avant que d’en triompher, et Polyeucte « résignant » Pauline à ce premier amant pour marcher au supplice où son devoir et son Dieu l’appellent. Oui ! de quoi voulez-vous que je me repente ? — Et, en effet, il ne s’est pas repenti.

Mais Racine ? Ah ! Racine, c’est que l’on sort de la représentation de ses pièces heureux, comme disait encore Fontenelle, d’y avoir trouvé les héros et les demi-dieux mêmes si semblables à nous. « L’exemple de l’ivrognerie d’Alexandre a fait plus d’intempérants que celui de sa chasteté n’a fait de continents. » Les faiblesses de Roxane sont une justification des nôtres, et nous avons de la peine à nous en vouloir d’une passion que nous partageons avec les Mithridate. Vous me direz que Phèdre meurt, et Roxane, et tant d’autres. Je le sais bien. En est-il moins vrai que vous ne vous êtes intéressé pendant cinq actes ni à Hippolyte, ni à Aricie, ni à Thésée, ni même à Théramène, et que c’est précisément je ne sais quel regret de voir expirer Phèdre qui achève en quelque sorte et couronne votre plaisir ? Et Roxane ? De quoi s’en faut-il qu’elle ne triomphe ? de l’arrivée d’un noir qui fort à propos revient de Babylone à Byzance avec un ordre de la poignarder. Et s’il n’était pas arrivé ? Mais quand la punition du crime dépend de l’arrivée d’un nègre au fond d’un harem, on peut se demander si c’est là une prédication bien éloquente en faveur de la vertu. La vérité, c’est que Racine, dans Bajazet comme dans Phèdre, imitait la nature, et qu’indifférent comme elle à la valeur des actes, il ne les admirait et ne les jugeait qu’en poète ; — et c’est de quoi Racine s’est repenti.

Ainsi ramenées à leur principe, vous voyez maintenant l’importance particulière que prennent ces citations naturalistes que je vous faisais tout à l’heure passer sous les yeux. Cette liberté de langage et cette propriété de termes que je vous y signalais y valent, je crois, maintenant tout leur prix. La force des mots n’y procéda plus d’une rencontre fortuite, mais bien d’un dessein volontaire et d’un propos délibéré. En voulez-vous d’autres exemples ? Nous n’avons qu’à choisir, et choisir au hasard, dans La Bruyère, dans Boileau toujours, et encore dans Saint-Simon et tant d’autres. Même précision, vous allez le voir, même intention d’exprimer la réalité, même hardiesse, dès qu’il le faut, — je dirai même souvent sans qu’il le faille, c’est-à-dire par pur caprice et fantaisie d’artiste.

« Gnathon…, non content de remplir à une table la première place, occupe lui-même celle de deux autres… Il ne se sert que de ses mains ; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe. S’il enlève un ragoût de dessus la table, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace ; il mange haut et avec grand bruit, il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier, il écure ses dents, et il continue à manger. »

Est-ce là, comme on nous le dit, nommer les choses par les termes les plus généraux, et — à moins que de nous donner, comme un moderne n’y manquerait pas, le menu du repas de Gnathon, avec la manière dont on l’a préparé dans les cuisines — que veut-on de plus réaliste ? Et Boileau ? Et ce fameux portrait du lieutenant criminel Tardieu et de sa femme ?

Mais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre,
Il faut voir du logis sortir ce couple illustre.
Il faut voir le mari, tout poudreux, tout souillé,
Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,
Et de sa robe en vain de pièces rajeunie,
À pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie.
Mais qui pourrait compter le nombre de haillons,
De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,
De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,
Dont la femme, aux bons jours, composait sa parure ?
Décrirai-je ses bas en trente endroits percés ?
Ses souliers grimaçants vingt fois rapetassés ?
Ses coiffes, d’où pendait au bout d’une ficelle
Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle ?

Qu’est-ce qu’un moderne pourrait bien ajouter à ce tableau ? Il est probable qu’il le compléterait, je veux dire qu’il ne nous ferait grâce d’aucune partie du costume que Boileau s’est contenté de dessiner en quelques traits, mais j’ose bien avancer qu’il n’en trouverait pas de plus forts.

Ferai-je appel enfin à Saint-Simon ? Quel portrait voulez-vous que je vous en remette sous les yeux ? Celui du cardinal Dubois ? ou celui du président de Harlay ? Mais plutôt, et pour ne pas vous laisser sous l’impression du réalisme un peu cru de La Bruyère et de Boileau, je me contenterai de ce non moins célèbre portrait de Fénelon.

« … ce grand homme maigre, bien fait, pâle, un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vue qui y ressemblât et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur. Ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était les grâces, la finesse, l’esprit, la décence et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder… »

Et il faut faire effort aussi pour cesser de lire du Saint-Simon. Peut-être même, puisque je viens de le nommer, vous étonnerez-vous que je ne vous en aie pas lu davantage, et que je ne me sois pas plus abondamment servi de tout ce que les Mémoires sembleraient contenir d’exemples à l’appui de la démonstration que j’essaye. C’est qu’à mon avis, messieurs, Saint-Simon n’est pas un naturaliste, ou du moins il ne l’est que dans le détail du style, et nullement au fond. Son appareil optique — admirable, incomparable, mais spécial et individuel s’il en fût — déforme prodigieusement jusqu’aux plus simples réalités. Dans tout portrait que trace Saint-Simon, il y a toujours bien plus de Saint-Simon que de son modèle. Aucune manière de voir ne diffère plus profondément de celle de tout le monde. Saint-Simon ne peint pas d’après nature, mais d’après un modèle que, dans le travail solitaire du cabinet, son imagination a suscité devant ses yeux. Et, pour ne pas aller chercher plus loin, le Dubois ou le Fénelon de l’histoire, le vrai Dubois, le vrai Fénelon je suis convaincu qu’ils différaient autant du Fénelon ou du Dubois de Saint-Simon que le réel diffère du possible, et le naturalisme du romantisme.

II

La démonstration serait boiteuse si je ne vous montrais pas maintenant, par contre-épreuve, aussitôt que tous ces illustres naturalistes ont passé, les écoles d’autrefois qui renaissent, les précieux, les grotesques, les emphatiques, tous leurs adversaires qui se relèvent, bien plus vivants, messieurs, bien moins tués qu’on ne l’enseigne et qu’on ne le croit communément. Molière est mort, Racine a cessé d’écrire ; ni La Bruyère, ni Bossuet, ni La Fontaine, ni Boileau n’ont longtemps encore à vivre ; tout ce qu’ils ont combattu leur succède, les remplace, et va tenir dans l’opinion le rang qu’ils y ont occupé jusqu’à ce que Voltaire arrive, qui lui-même, nous le verrons, reculera plus d’une fois devant ce que ses maîtres ont osé.

Voici d’abord les héritiers de Voiture et de Mlle de Scudéry, les Pradon, les Quinault, Mme et Mlle Deshoulières, les Perrault et les Fontenelle. C’est à ce dernier que j’emprunterai, si vous le voulez bien, une ou deux citations de ses Lettres galantes, et je les lui emprunterai parce qu’elles sont, d’abord, assez jolies, et ensuite parce qu’avec tous les défauts de sa façon d’écrire, Fontenelle, quoique précieux, est un grand esprit :

« Pourquoi vous moquez-vous tant de notre ami le chevalier, sur ce qu’il aime une grisette ? Vous voudriez donc que l’on ne pût entrer dans un cœur que comme on entre dans l’ordre de Malte, en faisant ses preuves ? Pour moi, je trouve deux beaux yeux aussi nobles que le roi, et je ne demande point qu’ils produisent d’autre titre que la vivacité et la douceur. Croyez-vous que je pardonne la laideur d’un visage parce que ce visage-là sera descendu de vingt ducs ?… Non, je vous avoue que je n’aurais pas les sentiments assez élevés pour être amoureux d’un arbre généalogique. »

Figurez-vous Alceste écoutant ce « petit morceau ». Mais vous vous représenterez aisément le marquis de Mascarille débitant cet autre passage au vicomte de Jodelet :

« Est-il vrai, monsieur…, que vous ne croyez plus qu’il y ait de couleurs ? J’ai parlais l’autre jour à Mme de B… Elle étranglerait Descartes si elle le tenait. Aussi faut-il vous avouer que sa philosophie est une vilaine philosophie. Elle enlaidit les dames. Car, s’il n’y a point de teint, que deviendront les lis et les roses de nos belles ? Vous aurez beau dire que les couleurs sont dans les yeux de ceux qui les regardent, et non dans les objets : les dames ne veulent point dépendre des yeux d’autrui pour leur teint ; elles veulent l’avoir en propre. Et, s’il n’y a point de couleur la nuit, M. de M… est donc bien attrapé qui a épousé Mlle de C… sur son beau teint ! Il serait fort fâcheux pour lui de croire tenir le plus beau blanc et le plus bel incarnat du monde, et de ne tenir rien. »

Non ! certainement, on n’est pas plus Voiture, et, si j’ose m’exprimer de la sorte, messieurs, on n’est pas plus hôtel de Rambouillet.

Voici maintenant les grotesques. Leur filiation n’est pas douteuse. Perrault, le fameux Charles Perrault, débute en littérature par une parodie du sixième livre de l’Énéide, c’est-à-dire par imiter Scarron, et, comme l’autre avait composé le Typhon, il compose à son tour les Murs de Troie. Marivaux va lui succéder, à distance de quelques années, qui, lui aussi, débutera par un Télémaque et par une Iliade travestis. De là le genre que, jusqu’en 1697, on ne cessera pas de cultiver sur la scène de la comédie italienne ; et, quand le même Marivaux, dans les chefs-d’œuvre que vous connaissez, l’y aura transformé, le genre passera, sous sa forme primitive, sur les tréteaux du théâtre de la foire, où le vaudeville contemporain et l’opérette le recueilleront pieusement. Oserai-je ici nommer Regnard ? Pourquoi pas ? Car n’est-il pas bien vrai qu’au fond, si Regnard n’était pas le merveilleux artisan de style qu’il est, l’homme qui représente peut-être avec Racine dans le genre tragique, et Voltaire dans le genre familier, la perfection classique de l’art d’écrire en vers, n’est-il pas certain qu’il n’y a rien au théâtre de plus fantaisiste et de plus caricatural en même temps que l’intrigue des Folies amoureuses, si ce n’est encore celle du Légataire universel ?

Enfin, voici les emphatiques à leur tour, et, en tête de de leur troupe, Crébillon, l’auteur d’Atrée et Thyeste ou de Rhadamiste et Zénobie, qu’il suffit de nommer, et sur lequel je n’insisterai pas, mais qu’il fallait nommer, pour que la contre-épreuve fût complète et qu’il vous apparût clairement que les trois écoles qui régnaient au commencement du siècle reprennent, avec le siècle finissant, leur empire momentanément perdu. Non, messieurs, il faut bien l’avouer, au xviie  siècle, ce n’est pas le génie qui a fait école, c’est le talent, et, si le génie n’a pas fait école, je ne crains pas maintenant de le déclarer, c’est parce qu’il prêchait, de conseil et d’exemple, une imitation de la nature trop fidèle et trop rigoureuse, en ce sens qu’une fois que le génie ne fut plus là pour la soutenir, elle devint promptement contradictoire aux habitudes et à la pente de la conversation et de la vie mondaines.

Voltaire et les siens, dans le siècle suivant, en sont un bien curieux exemple. Ils ne comprennent plus, ils ne sentent plus cette simplicité du xviie  siècle. Condorcet trouve des « négligences » et, ajoute-t-il, « trop d’expressions familières et proverbiales » dans la prose de Pascal. Notons nous-mêmes le mot : « familières et proverbiales », c’est-à-dire qui ne sont pas de l’usage des salons. Vous savez que La Harpe, à son tour, n’hésite pas à déclarer Bossuet « médiocre dans le sermon ». Mais tout ce qu’il enlève à Bossuet, dont la rude familiarité le choque, souvenez-vous que c’est pour le donner à Fléchier, le rhéteur, à Massillon, si précieux, dont l’élégance, le nombre et l’harmonie l’enchantent.

Il voit partout chez eux l’ithos et le pathos.

Ai-je besoin de vous rappeler ce qu’ils ont tous dirigé de critiques, et sans en excepter Voltaire, contre le style de Molière ? N’est-ce pas encore lui, Voltaire, qui trouve le style de Racine trop simple, trop voisin de la prose, et dans la tragédie, qu’il veut constamment noble et constamment majestueuse, trop approchant du style de la comédie, c’est-à-dire trop nu, trop familier, trop naturel, trop conforme à la liberté du langage quotidien. « Ce sont des fils de laiton, dit-il, qui servent à enchaîner des diamants. » Et dans son Siècle de Louis XIV, au catalogue des écrivains, rencontrant La Fontaine, qu’il maltraite volontiers, n’oppose-t-il pas ce qu’il appelle nettement des traits de sa « bassesse » à un éloge imprévu de la « pureté de Phèdre », et, pour justifier la préférence qu’il donne à cette pureté sur cette bassesse, ne cite-t-il pas ces deux vers :

Un jour, sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d’un long cou ?

Que Voltaire ait tort, que Voltaire ait raison, ce n’est pas ce que j’examine. Je suis assurément convaincu, pour ma part, qu’il a tort, complètement tort. Mais, en tout cas, ce que vous voyez ici, c’est l’opposition que je vous signalais tout à l’heure. Voltaire lui-même, assez naturaliste, ou assez naturel pour ne pas goûter Fontenelle et en juger sainement, ne l’est pourtant pas assez pour ne pas trouver que Molière, que La Fontaine, que Racine le sont trop.

Il ne me reste plus qu’à tirer de cette étude un peu rapide quelques conclusions, et pour cela, comme vous le prévoyez sans doute, à dégager ce que je viens de dire d’une espèce d’exagération qui nous ferait prendre ces grands hommes pour un peu plus naturalistes qu’ils ne le sont effectivement. Naturalistes, ils le sont bien, et je crois vous l’avoir montré ; mais leur naturalisme est contenu, resserré dans de certaines limites. Ou, si vous l’aimez mieux, dans le temps qu’il obéissait à son impulsion logique et que, comme tous les principes, il tendait à l’extrême de ses propres conséquences, il a rencontré sur son chemin des bornes, et, bien loin d’user inutilement ses forces à les vouloir déraciner, il a compris qu’il y avait tout profit pour l’art même à les respecter.

Boileau d’abord en fut une, — si l’on peut s’exprimer de la sorte, — Boileau, le plus ferme bon sens qu’il y ait eu peut-être dans l’histoire d’aucune littérature, moins enclin que Lessing au paradoxe, moins porté que Johnson au lieu commun ; avec cela le seul critique, à ma connaissance, qui ne se soit jamais ou presque jamais trompé sur la valeur absolue des œuvres de ses contemporains. S’il y a certainement en critique des facultés ou qualités plus brillantes, il y en a peu de plus rares. Savez-vous, — demandait Sainte-Beuve, en un jour de justice, et quand il était éloigné de bien des années déjà de sa première ferveur de romantisme, — savez-vous ce qui a manqué, dès ses débuts, à cette heureuse et féconde génération de 1830, si riche de dons et de promesses, de promesses qu’elle n’a pas toutes tenues, et de dons qu’elle a gaspillés ? Il lui a manqué un Boileau. Oui, ajoutait-il, si Boileau n’avait pas été là, guidant l’un, gourmandant l’autre, retenant Racine, stimulant La Fontaine, La Fontaine aurait vraisemblablement écrit plus de Contes que de Fables, Racine plus d’Alexandre (il disait de Bérénice) que de Britannicus et de Mithridate, Molière lui-même plus de Sganarelle et de Monsieur de Pourceaugnac que de Misanthrope et de Tartuffe. On ne saurait mieux dire, et dans une seule phrase Sainte-Beuve a si bien concentré ce jour-là tout ce que Boileau a exercé d’influence active et salutaire sur ses illustres contemporains, qu’il y aurait impertinence de ma part à le vouloir délayer dans un plus ample commentaire.

Au-dessus de Boileau, me sera-t-il permis de nommer Louis XIV, — et d’en faire l’éloge ? Messieurs, vous savez combien de fois, dans le siècle où nous sommes, on a voulu déposséder Louis XIV de la gloire d’imposer son nom à cette grande époque de notre littérature classique. On n’y réussira pas, car son influence a été certaine. Je ne vous parle point de conseils effectifs, d’indications données à Molière ou de sujets suggérés plus ou moins indirectement à Racine. Cependant vous connaissez l’histoire de Tartuffe, et vous savez l’origine de Bérénice. Je ne fais pas même allusion aux « bienfaits du roi », faveurs ou pensions, protection et sympathie d’en haut manifestement étendue sur Boileau, par exemple. Je parle seulement de cette influence exercée, comme involontairement, par la constitution même d’une cour intelligente et lettrée, c’est-à-dire d’un milieu, puisque c’est le mot à la mode, capable de s’intéresser pour elles-mêmes et pour elles seules aux choses de la littérature et de l’art.

On sait combien souvent, dans ses lettres à Mme de Grignan, Mme de Sévigné prend plaisir à citer ses classiques, car on peut dire qu’ils le sont déjà pour elle, à voir de quel ton elle en parle. On sait moins que des hommes de guerre, comme ce cynique et brillant Luxembourg, dans les dépêches officielles que de la frontière de Flandre ou d’Allemagne il adresse à Louvois, citent à tout coup Molière avec une précision de mémoire qui n’a d’égal que le bonheur ordinaire des applications. Ce sont là les vrais juges, esprits libres autant que cultivés, assez cultivés pour ne pas permettre à l’artiste de dépenser son talent à la représentation des choses qui ne valent pas la peine d’être représentées, assez libres en même temps pour ne s’effaroucher ni des choses ni des mots, dès que les mots sont nécessaires à la conception de l’artiste et qu’il faut aller jusqu’au bout de la peinture du vice ou de la passion pour en tracer le vrai portrait, le portrait vraiment ressemblant.

Or, ne l’oublions pas, c’est Louis XIV qui donne le ton, c’est sur lui que la cour se règle et se compose ; c’est par lui, comme le rappelle Molière dans la Critique de l’École des femmes, que la littérature s’est émancipée de la tutelle pédante des Vadius et des Trissotin, c’est-à-dire des purs gens de lettres ; et c’est lui qui, par un goût naturel qu’il avait pour l’ordre, la décence, la majesté même, si vous le voulez, a contenu dans les bornes du goût le naturalisme qui peut-être aurait été sans cela dans l’excès. On dira qu’il n’aimait guère La Fontaine. Je le conçois sans peine et je ne m’en étonne guère. Le bonhomme poussait un peu loin le naturalisme de la vie privée. Et puis le bonhomme était l’auteur des Fables, mais il était aussi l’auteur des Contes. Les Fables, voilà de vrai, de bon, d’incomparable naturalisme ; les Contes, en voilà de mauvais et, dans son indécence, d’aussi peu naturel qu’il soit possible.

Est-ce tout ? Non, messieurs, pas encore. Il y a des limites aussi que la condition même de chaque genre impose d’elle-même à quiconque s’y exerce. C’est aux Satires de Boileau que j’ai emprunté les vers que je vous ai cités : j’en pouvais emprunter d’autres au Lutrin ; si j’en avais emprunté soit aux Épîtres, soit à l’Art poétique, je ne consens pas seulement à convenir, mais je tiens moi-même à vous faire observer que les citations eussent été marquées d’un tout autre caractère. Pourquoi cela ? Pour cette raison très simple et presque naïve, que Boileau savait que, quand on écrit des Épîtres, ce ne sont pas des Satires, comme, quand on écrit des Satires, ce ne sont pas des Épîtres. Car, si les Satires étaient des Épîtres et si les Épîtres étaient des Satires, quelle raison y aurait-il, messieurs, de distinguer les Satires d’avec les Épîtres et les Épîtres d’avec les Satires ! Pareillement, si la comédie était la tragédie, et que la tragédie fût la comédie, elles ne seraient pas deux genres, mais un seul, une forme unique et indivise de l’art, le drame romantique, si vous le voulez, mais non plus incontestablement la tragédie d’une part, et la comédie de l’autre. Poussez un peu plus avant : tout va se brouiller et se confondre, la peinture avec la sculpture, la musique avec la poésie. Mais alors, si tout ce qui se peint peut indifféremment se sculpter, comme si tout ce qui se traduit par des sons se peut traduire également par des mots, il n’y a plus ni musique, ni poésie, ni sculpture, ni peinture, mais un seul art, un art unique, c’est-à-dire, pour parler plus franc :

Une confusion, une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme.

Si, au contraire, comme nous le croyons, et comme nous voyons qu’on l’a cru de tout temps, chaque art a son domaine, son domaine qui lui soit propre et qui n’appartienne qu’à lui, aussitôt chaque art a ses limites, commence ici, finit là, ne se déploie qu’entre les bornes qui lui sont assignées par la nature des choses : et respecter ces bornes, c’est respecter le principe même de l’art. Nous ne dirons donc pas, avec les naturalistes modernes, que, quand Racine prête à ses Agrippine ou à ses Mithridate un langage d’un ou deux degrés plus noble que la réalité, Racine cesse d’être naturaliste. Nous pourrions dire, au contraire, si nous le voulions, que c’est alors surtout qu’il l’est, car enfin, puisque dans la nature chacun de nous trahit ses origines, ses habitudes, sa condition par son langage, il est permis de croire que les impératrices et les rois à leur tour ne parlent pas tout à fait comme font les marchands en boutique ou les chefs d’industrie. Mais nous dirons tout simplement qu’en anoblissant le langage de ses héros, sans qu’il cesse pour cela d’être humainement intelligible à tous, Racine se conforme aux lois mêmes du genre tragique, dont l’une des conditions est justement cet anoblissement. À plus forte raison, nous ne dirons pas qu’en grossissant les traits d’Harpagon ou de Tartuffe, comme La Bruyère le lui reprochait, Molière cesse pour cela d’être naturaliste ; mais nous dirons que c’est vraiment alors qu’il l’est, puisqu’il accommode Harpagon et Tartuffe à l’optique du théâtre, et que cette optique est telle que, s’il ne les y accommodait pas, Harpagon et Tartuffe, comme on dit, ne passeraient pas la rampe. Le vrai naturalisme ne consiste pas uniquement dans l’imitation de la nature, mais il consiste aussi à se servir des moyens qui conviennent pour faire en quelque façon toucher du doigt au lecteur ou au spectateur la vérité de l’imitation.

Enfin, messieurs, et c’est par où je vais terminer, il faut bien se rendre compte qu’il existe une différence, et une différence profonde entre ce que l’on appelait réalisme jadis, et ce que nous appelons aujourd’hui naturalisme. Quand nos naturalistes contemporains ne nous auraient rendu d’autre service que de nous fournir un mot pour bien marquer cette différence, messieurs, soyez-en convaincus, ce serait déjà beaucoup. Il faut distinguer le naturalisme d’avec le réalisme. Et peu importe si ceux qui emploient ces mots font ou ne font pas la distinction. Elle est nécessaire, et elle est facile à faire, à moins que l’on ne dépouille arbitrairement l’un et l’autre mot du sens qu’il tient de son étymologie. Le réalisme, en effet, n’infiltre que le réel, c’est-à-dire ce qui est saisissable aux sens, et le peu de sentiments qui se peuvent en quelque façon traduire matériellement ; et, s’il est capable de rendre admirablement le dehors, l’aspect extérieur des choses, il est impuissant à pénétrer au-delà de l’écorce. Mais le naturalisme, au contraire, c’est toute la nature, l’intérieure comme l’extérieure, l’invisible comme la visible, et, quand on se prétend naturaliste et que l’on n’exprime pas ce côté de la nature humaine avec autant de vigueur et de précision que l’autre, on ne l’est qu’à demi ; ou plutôt, sans le vouloir et sans le savoir, on ment pour ainsi dire à sa propre profession de foi. Sans avoir fait aucune profession de foi, vu que ce n’en était pas la mode en ce temps-là, c’est ce que nos classiques du xviie  siècle ont admirablement compris. Faites-en l’expérience. Elle est facile, agréable et instructive. Partout où il vous paraîtra qu’ils s’écartent plus ou moins d’une exacte imitation de la nature, vous trouverez qu’ils en ont des raisons et que ces raisons sont tirées, ou de la nécessité de traduire aux yeux quelque sentiment difficilement perceptible, ou de l’obligation, du moment qu’ils adoptaient un genre, de satisfaire aux lois de ce genre.

En d’autres termes encore : il y a deux façons, dans la littérature et dans l’art, de se servir de la nature, des modèles qu’elle nous offre et des moyens qu’elle met comme à notre disposition : l’une, qui est de commencer par les disjoindre en quelque sorte et, après les avoir disjoints, de les recombiner selon l’idée d’une architecture nouvelle ; et l’autre, qui est de les imiter scrupuleusement, selon leur nature, et de n’y ajouter que ce qu’il faut pour y mettre la marque de l’œuvre d’art. La première a plutôt pour objet d’éveiller dans l’âme des spectateurs ou lecteurs un sentiment, une émotion, une pensée déterminés ; la seconde aurait plutôt pour objet d’arracher son secret à la nature et de nous montrer dans les choses ce qui s’y trouve en effet, mais que l’art est seul capable d’en dégager. L’une et l’autre sont également légitimes, puisque l’une et l’autre ont enfanté des chefs-d’œuvre. On peut préférer la première, on peut préférer la seconde ; mais il faut savoir toutes deux les comprendre. Je dis seulement que si les mots ont un sens et que ce sens ne dépende pas du caprice, mais de l’analogie et de l’usage raisonnable, quiconque suit la première de ces deux voies est un idéaliste dans l’art, et réciproquement, quiconque suit la seconde est un naturaliste. Et, s’il y a des naturalistes dans l’histoire de notre littérature, — je crois, messieurs, que je puis terminer en le répétant maintenant avec un peu plus d’assurance qu’au début de cette causerie  — il n’en faut pas douter, ce sont, parmi nos classiques du xviie  siècle, ceux que je vous nommais tout à l’heure, — c’est-à-dire ceux-là mêmes à qui le préjugé régnant serait d’abord le plus tenté d’en disputer le titre.