(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — II. (Fin.) » pp. 63-82
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — II. (Fin.) » pp. 63-82

II. (Fin.)

Les ouvrages de Montesquieu ne sont guère que le résumé philosophique et la reprise idéale de ses lectures : on ne raisonne pas mieux que lui de l’histoire, quand il a fermé le livre où en est le récit. Il en exprime la pensée ; il y met la suite, l’enchaînement, le conseil ; et ce qui fait le beau de son discours, c’est la manière dont il est jeté. Montesquieu s’avance d’un pied ferme, par une suite de réflexions serrées et vives, et dont l’ensemble a l’air grand ; il a le trait prompt, court, et qui porte haut.

Cette façon de voir et de dire était faite pour s’appliquer merveilleusement aux Romains. Pour juger du livre de Considérations qu’il leur a consacré, il y aurait à examiner ce qui a été dit avant lui sur ce sujet, à rendre à Machiavel, à Saint-Évremond, à Saint-Réal, ce qui leur est dû ; et, pour la forme, on aurait à rapprocher du discours historique de Montesquieu le discours même de Bossuet.

La nature de l’esprit de Montesquieu est tellement de raisonner sur l’histoire, qu’il le fait là où il n’y a pas lieu encore et où la base est insuffisante : ainsi pour les commencements de Rome. Avant de tirer une réflexion de ses lectures, il faudrait se demander si les historiens disent vrai ; il y a une critique à faire sur les textes et sur les traditions à demi fabuleuses : Montesquieu ne la fait pas. De ce que Romulus prit, dit-on, le bouclier des Sabins, qui était large, au lieu du petit bouclier argien dont il s’était servi jusqu’alors, Montesquieu en conclut déjà à un certain usage et à une certaine politique des Romains, qui consistait à emprunter successivement des vaincus ce que ceux-ci avaient de meilleur.

Ce n’est qu’à partir d’Annibal et des guerres puniques que la pensée de Montesquieu se déploie à l’aise et qu’il trouve toute sa matière. Le chapitre vi sur la politique des Romains et sur leur conduite dans la soumission des peuples est un chef-d’œuvre où la prudence et la majesté se combinent ; la grande manière commence pour ne plus cesser. En parlant des Romains, la langue de Montesquieu s’est faite comme latine, et elle a un caractère de concision ferme qui la rapproche de la langue de Tacite ou de Salluste. Il nous montre le Sénat, « pendant que les armées consternaient tout », tenant à terre ceux qu’il trouvait abattus. Ce mot, consternaient, est pris ici dans l’acception propre, ce que Montesquieu fait volontiers. Il excelle à retremper ainsi les expressions et à leur redonner toute leur force primitive, ce qui permet à son style d’être court, fort, et d’avoir l’air simple. Il dira encore : « Rien ne servit mieux Rome que le respect qu’elle imprima à la terre. Elle mit d’abord les rois dans le silence et les rendit comme stupides. » Stupides est pris là aussi dans le sens latin et primitif pour signifier la stupeur physique. Et encore : « Des rois qui vivaient dans le faste et dans les délices n’osaient jeter des regards fixes sur le peuple romain. » Je pourrais multiplier ces remarques et montrer comment Montesquieu affecte de rendre leur sens exact et propre à quantité de mots (ajuster, engourdir, etc.), et comment il double leur effet en les appliquant nettement à de grandes choses. Pour marquer que les soldats, à mesure qu’ils faisaient la guerre plus loin de Rome, sentaient s’affaiblir en eux l’esprit du citoyen, il dira : « Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville. » La ville par excellence, Urbs, c’est Rome ; on ne peut dire d’une manière en apparence plus simple une chose plus forte. Si l’on disait que Montesquieu n’y visait pas, on n’en croirait rien. C’est ici seulement qu’il est inférieur comme écrivain à Bossuet, en ce qu’il a une manière, une préméditation constante. Chez Bossuet, la parole grande et simple sort et se répand par un cours naturel, irrésistible, et en déroulant à grands flots ses largeurs, ses audaces ou ses négligences : chez Montesquieu, il y a eu étude, combinaison profonde, effort, comme chez Salluste, pour revenir à une propriété expressive de termes et à une concision mémorable ; comme chez Tacite, pour faire l’image à la fois magnifique et brève, et imprimer à toute sa diction je ne sais quoi de grave et d’auguste.

Il y atteint dans tout ce volume, et, en restant dans son ordre de considérations, il a, à tout moment, de ces expressions à la Bossuet et à la Corneille. Montrant les Romains habiles à isoler les rois qu’ils veulent abattre, à détacher leurs alliés, et à se faire de longue main des amis de toutes parts autour de l’ennemi puissant : « Il semblait, dit-il, qu’ils ne conquissent que pour donner ; mais ils restaient si bien les maîtres que, lorsqu’ils faisaient la guerre à quelque prince, ils l’accablaient, pour ainsi dire, du poids de tout l’univers. »

Nul n’est mieux entré que Montesquieu dans l’idéal du génie romain ; il est, par inclination, favorable au Sénat, et un peu patricien de l’antique République. Il est à remarquer que lui qui a si admirablement parlé d’Alexandre, de Charlemagne. de Trajan et de Marc Aurèle, il est moins généreux au sujet de César ; il n’en parle pas du moins comme de ces autres grands mortels avec une sorte d’enchantement. Il lui en veut encore d’avoir été l’instrument puissant de la grande transformation du monde romain. Montesquieu (si l’on excepte les Lettres persanes) a toujours eu pour le christianisme de belles paroles, et, en avançant, il en a de plus en plus accepté et comme épousé les bienfaits en tout ce qui est de la civilisation et de l’humanité. Pourtant il a pour la nature romaine pure et antérieure à toute action chrétienne, pour la nature romaine stoïque, une prédilection qu’il ne dissimulera pas. Ces suicides des Caton, des Brutus, lui inspirent des réflexions où il entre peut-être quelque idolâtrie classique et quelque prestige : « Il est certain, s’écrie-t-il, que les hommes sont devenus moins libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu’ils n’étaient lorsque, par cette puissance qu’on prenait sur soi-même, on pouvait, à tous les instants, échapper à toute autre puissance. » Il le redira jusque dans L’Esprit des lois, à propos de ce qu’on appelait vertu chez les anciens : « Lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes. »

Montesquieu a deviné bien des choses antiques ou modernes, et de celles même qu’il avait le moins vues de son temps, soit pour les gouvernements libres, soit pour les guerres civiles, soit pour les gouvernements d’empire ; on ferait un extrait piquant de ces sortes de prédictions ou d’allusions prises de ses œuvres. Gardons-nous de cette méthode qui tire à soi un grand esprit et qui le détourne de sa large et propre voie. Mais, au milieu de tout ce qu’a prévu et deviné Montesquieu, il y a une chose qui lui a manqué pour être tout à fait lui-même, et pour achever l’éducation de son génie : il lui a manqué d’avoir vu une révolution. Il ne croyait plus, de nos temps, à des proscriptions possibles ni à des spoliations en masse. Parlant de celles des Romains : « Nous tirons cet avantage, disait-il, de la médiocrité de nos fortunes, qu’elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu’on nous ravisse nos biens. » Montesquieu ne concevait pas qu’il y eût un jour possible, un jour prochain, où le clergé en masse serait dépossédé, où la noblesse le serait en grande partie, où les premières têtes du parlement de Paris monteraient en ordre sur l’échafaud : un 1793, cela ne se devine pas.

À côté de Montesquieu j’ai voulu lire du Machiavel : c’en est la vraie réfutation, ou du moins la vraie correction. Avec Machiavel, on est toujours plus voisin de la corruption naturelle, de la cupidité première ; Machiavel se méfie, et Montesquieu ne se méfie pas. C’est Machiavel qui a dit qu’il y a toujours dans les hommes une disposition vicieuse cachée, qui n’attend que l’occasion pour sortir, et qu’il faut toutes les lois civiles, armées de la force, pour réprimer. Les hommes, selon lui, ne font le bien que quand ils ne peuvent faire autrement : « Mais, dès qu’ils ont le choix et la liberté de commettre le mal avec impunité, ils ne manquent jamais de porter partout la confusion et le désordre. » Machiavel est très persuadé que les hommes ont beau avoir l’air de changer pendant des jurées de régime, qu’au fond ils ne changent pas, et que, certaines occasions se reproduisant, on les retrouve absolument les mêmes. Montesquieu n’est pas assez convaincu de cette vérité. Au début de L’Esprit des lois, il va jusqu’à dire que les premiers hommes supposés sauvages et purement naturels sont avant tout timides et ont besoin de la paix : comme si la cupidité physique, le besoin et la faim, ce sentiment aveugle que toute jeunesse a de sa force, et aussi « cette rage de la domination qui est innée au cœur humain », ne devaient pas engendrer dès l’abord les rixes, et les guerres. Cette critique est fondamentale et porte, selon moi, sur tout L’Esprit des lois. Montesquieu accorde trop non seulement en dehors, mais en secret et dans sa propre pensée, au décorum de la nature humaine. Ce défaut de Montesquieu est infiniment honorable, mais n’en est pas moins très réel. Admirable explicateur et ordonnateur du passé et de ces choses accomplies qui ne tirent plus à conséquence, il est propre à induire en erreur ceux qui le prendraient au mot pour l’avenir. Né sous un gouvernement doux, vivant dans une société éclairée où le souvenir des factions était lointain, et où le despotisme qui les avait réprimées n’était plus présent ou du moins sensible, il accommoda légèrement l’humanité à son désir. Il oublia ce qu’avaient su et ce qu’avaient eu à faire Richelieu ou Louis XIV au début. Il aurait eu besoin, je le répète, d’une révolution (ne fût-ce que d’une Fronde comme en vit Pascal) pour lui rafraîchir l’idée de la réalité humaine, cette idée qui se recouvre si aisément durant les temps calmes et civilisés.

Machiavel, au contraire (ne l’oublions pas dans la comparaison des deux génies), vivait dans un temps et dans un pays où il y avait par jour, pour les individus comme pour les cités, plus de trente manières d’être détruit et de périr. Un tel état de société est fait pour tenir en éveil et pour donner toute la prudence.

Je reviens au livre des Considérations d’où je me suis écarté. Partagé entre les vieux Romains de la résistance et celui qui passa le premier le Rubicon, Montesquieu ne comprend donc pas César au même degré qu’il a fait pour les autres grands hommes ; il ne le suit qu’avec une sorte de regret. Montesquieu a tellement vécu en idée parmi ces Romains, qu’il a sur eux un avis, une impression directe, personnelle, qui se produit parfois d’une manière assez naïve. Parlant du triumvir Lépide sacrifié par Octave : « On est bien aise, s’écrie-t-il, de voir l’humiliation de ce Lépide. C’était le plus méchant citoyen qui fût dans la République… » On est bien aise… Montesquieu, en écrivant, a tout d’un coup de ces petits mots familiers qui lui échappent, et qui dénotent toute son intimité avec ces grands sujets : il entre dans ces chapitres quelque chose du brusque et de l’imprévu de sa conversation. Ainsi sur Alexandre, il dira : « Parlons-en tout à notre aise. » Ainsi encore : « On ne peut jamais quitter les Romains… » Ou bien : « Je ne saurais quitter ce sujet… » Ou bien : « Je prie qu’on fasse un peu d’attention… », etc. J’y vois comme une espèce de geste d’un homme vif qui est plein de son sujet, qui craint en causant d’en laisser échapper quelque chose, et qui prend le bras de celui qui l’écoute. Tel était volontiers Montesquieu.

Quelquefois le geste est plus grand, moins familier ; l’orateur se lève : « C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines… » Et il énumère dans un mouvement digne de Bossuet tout ce travail du peuple romain et du Sénat, tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de triomphes, tant de sagesse et de courage, le tout pour arriver finalement « à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ». Tout ce passage est du Bossuet pur.

Il y a un point capital, pourtant, par lequel Montesquieu se sépare de Bossuet. Tous deux croient à un conseil souverain dans les choses humaines ; mais Bossuet met ce conseil en Dieu et dans la Providence, qui a son secret et son but : Montesquieu le met ailleurs :

Ce n’est pas, dit-il, la fortune qui domine le monde ; on peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent, ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes ; et, si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille : en un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers.

Toute la philosophie de l’histoire de Montesquieu est dans cette parole, et il faut convenir qu’en ce qui concerne les Romains, à voir les choses après coup, il semble avoir raison. Les Romains, en effet, se prêtent merveilleusement à l’application de ce système si enchaîné : on dirait, en vérité, qu’ils sont venus au monde exprès pour que Montesquieu les considérât.

Et pourtant, si l’on ne reporte pas directement, comme fait Bossuet, le conseil et la loi du monde historique au sein de la Providence même, il me semble qu’il est fort difficile et fort périlleux d’y trouver cette suite et cet enchaînement que Montesquieu, après coup, se flatte d’y découvrir ; et Machiavel, sur ce point, me paraît plus sage encore et plus dans le vrai que Montesquieu, en nous rappelant toujours, au milieu de ses réflexions mêmes, combien il entre de hasard, c’est-à-dire de causes à nous inconnues dans l’origine et dans l’accomplissement de ces choses de l’histoire et dans la vie des empires. Là encore il a manqué à Montesquieu de vivre hors de son cabinet et de voir l’histoire se faire devant lui. Il se serait dit alors plus souvent : « À combien peu ont tenu les grandes choses ! » — On rapporte du cardinal Alberoni une critique de Montesquieu qui est dans ce sens :

Il y a de la témérité, disait cet ancien Premier ministre, à chercher les causes de la grandeur et de la décadence des Romains dans la Constitution de leur État. Les événements où la prudence humaine n’eut que la plus petite part sont des époques plutôt que des conséquences.

Le fameux Dialogue de Sylla et d’Eucrate, qui parut quelques années après les Considérations sur les Romains (1745), ne s’en sépare guère : il fut composé pour l’espèce d’Académie des sciences morales et politiques en germe, qui s’assemblait dans un entresol de la place Vendôme, chez l’abbé Alary. Ce Dialogue est beau, mais un peu tendu ; ce n’est pas tout à fait ainsi que des héros et des hommes d’État causent dans leur chambre, même avec des philosophes. Ce Sylla de Montesquieu est un peu un Sylla de tragédie ; il est académique de l’école de David ; il y a du drapé, du nu et des cambrures.

Montesquieu avait soixante ans quand il publia L’Esprit des lois (fin de 1748). Dans les années qui précédèrent, et quand il n’était pas à son château de La Brède, il vivait à Paris, fort répandu dans le grand monde, particulièrement dans le cercle de la duchesse d’Aiguillon, de Mme Du Deffand, et fort désiré partout, fort souhaité ; simple, bonhomme même, payant de sa personne sans chercher à briller.

J’ai eu le bonheur de vivre dans les mêmes sociétés que lui, disait Maupertuis ; j’ai vu, j’ai partagé l’impatience avec laquelle il était toujours attendu, la joie avec laquelle on le voyait arriver. — Et qui n’aimerait, écrivait le chevalier d’Aydie à Mme Du Deffand, qui n’aimerait pas cet homme, ce bonhomme, ce grand homme, original dans ses ouvrages, dans son caractère, dans ses manières, et toujours ou digne d’admiration ou adorable ?

Et le marquis d’Argenson, qui le juge très bien à cette date, disait :

Comme il a infiniment d’esprit, il fait un usage charmant de ce qu’il sait ; mais il met plus d’esprit dans ses livres que dans sa conversation, parce qu’il ne cherche pas à briller et ne s’en donne pas la peine. Il a conservé l’accent gascon qu’il tient de son pays, et trouve en quelque façon au-dessous de lui de s’en corriger. Il ne soigne point son style, qui est bien plus spirituel, et quelquefois même nerveux, qu’il n’est pur.

Et parlant du grand ouvrage que Montesquieu préparait depuis vingt ans, M. d’Argenson ajoutait :

J’en connais déjà quelques morceaux qui, soutenus par la réputation de l’auteur, ne peuvent que l’augmenter ; mais je crains bien que l’ensemble n’y manque, et qu’il n’y ait plus de chapitres agréables à lire, plus d’idées ingénieuses et séduisantes, que de véritables et utiles instructions sur la façon dont on devrait rédiger les lois et les entendre… Je lui connais tout l’esprit possible ; il a acquis les connaissances les plus vastes, tant dans ses voyages que dans ses retraites à la campagne ; mais je prédis encore une fois qu’il ne nous donnera pas le livre qui nous manque, quoique l’on doive trouver dans celui qu’il prépare beaucoup d’idées profondes, de pensées neuves, d’images frappantes, de saillies d’esprit et de génie, et une multitude de faits curieux, dont l’application suppose encore plus de goût que d’étude.

M. d’Argenson ne se trompait pas dans un sens, mais il se trompait dans un autre : le livre de Montesquieu, avec tous ses défauts, allait déjouer les craintes et surpasser les espérances de ses amis mêmes. Il y a des ouvrages qu’il ne faut pas voir de trop près : ce sont des monuments. Le mot de Mme Du Deffand : « Ce n’est pas L’Esprit des lois, c’est de l’esprit sur les lois », est un mot qui pouvait être vrai dans la société particulière de Montesquieu, mais qui cessait de l’être au point de vue du public et du monde. Le public voit les choses plus dans leur ensemble, et quand il y a un souffle supérieur et une haute empreinte dans une œuvre, il suppose à l’auteur de la raison sur tous les points, et il se prête à l’impulsion qu’il en reçoit. C’est de ce même Esprit des lois que le studieux Gibbon disait, en parlant de ses lectures : « Je lisais Grotius et Pufendorf ; … je lisais Barbeyrac ; … je lisais Locke et ses traités ; … mais mes délices, c’était de lire et de relire Montesquieu, dont l’énergie de style et les hardiesses d’hypothèses furent si puissantes pour éveiller et stimuler le génie du siècle. » Et Horace Walpole, parlant de l’ouvrage dans sa nouveauté, écrivait de même : « Je le considère comme le meilleur livre qui ait jamais été écrit, — au moins je n’ai jamais appris la moitié autant de tout ce que j’ai jamais lu. Il y a autant d’esprit que de connaissances pratiques. » Ce dernier point est devenu douteux pour nous : « Il n’y a aucun livre, a dit au contraire un critique anglais moderne, qu’on puisse citer comme ayant autant fait pour la race humaine dans le temps où il parut, et duquel un lecteur de nos jours puisse tirer si peu d’idées positives applicables. » Mais c’est là la destinée de presque tout ouvrage qui a fait marcher l’esprit humain.

Montesquieu, aux abords de sa publication, nous paraît, par sa correspondance, dans toute la douleur et la fatigue extrême de l’enfantement. Il avait passé en dernier lieu presque trois années de suite dans ses terres (1743-1746), travaillant sans relâche. Ses yeux le trahissaient ; il y voyait peu, et son œil le meilleur était affligé d’une cataracte. Son secrétaire et sa fille lui faisaient les lectures qu’il ne pouvait plus faire lui-même : « Je suis accablé de lassitude, écrivait-il (31 mars 1747) ; je compte de me reposer le reste de mes jours. » L’idée d’ajouter à son ouvrage une digression sur l’origine et les révolutions des lois civiles en France, ce qui forme les quatre derniers livres de L’Esprit des lois, ne lui vint que tout à la fin :

J’ai pensé me tuer depuis trois mois, disait-il (28 mars 1748), afin d’achever un morceau que je veux y mettre, qui sera un livre de l’origine et des révolutions de nos lois civiles de France. Cela formera trois heures de lecture ; mais je vous assure que cela m’a coûté tant de travail, que mes cheveux en sont blanchis.

Et l’ouvrage terminé et publié à Genève, il s’écriait : « Mais j’avoue que cet ouvrage a pensé me tuer : je vais me reposer, je ne travaillerai plus. »

Quelque chose de cet effort, si vivement accusé par Montesquieu, a passé dans son ouvrage. Le premier livre qui traite des lois en général, en les prenant dans l’acception la plus étendue, et par rapport à tous les êtres de l’univers, est bien vague ; et, si l’on osait dire, on sent dans ce premier livre un homme embarrassé, de même qu’on sent un homme fatigué et un peu haletant dans les derniers. En tête de son second volume et comme à mi-chemin (la première édition de L’Esprit des lois se fit à Genève en deux volumes), il avait dessein d’abord de placer une Invocation aux Muses selon le mode antique :

Vierges du mont Piérie, entendez-vous le nom que je vous donne ? inspirez-moi ! Je cours une longue carrière ; je suis accablé de tristesse et d’ennui. Mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois, et qui fuit loin de moi. Vous n’êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir.

Mais, si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même : faites qu’on soit instruit et que je n’enseigne pas ; que je réfléchisse, et que je paraisse sentir ; et, lorsque j’annoncerai des choses nouvelles, faites qu’on croie que je ne savais rien, et que vous m’avez tout dit…

Toute cette Invocation est pleine de beauté, et le sentiment de jouissance de la raison, qui y est définie « le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de nos sens », y est élevé jusqu’à la poésie. L’ami de Genève, chargé de faire imprimer l’ouvrage et d’en revoir les épreuves, fit des objections contre cet hymne trop antique jeté dans un ouvrage moderne, et en demanda la suppression ; Montesquieu, après quelque résistance, y consentit.

On n’attend pas que je me donne ici les airs de critiquer L’Esprit des lois : il y faudrait plusieurs volumes et le prendre livre par livre, chapitre par chapitre. Je connais trois réfutations de ce genre : celle de M. de Tracy, car, malgré le titre, c’est une réfutation logique et une rectification plutôt qu’un Commentaire ; celle du fermier général Dupin, qui n’est pas à mépriser15 ; et enfin j’ai vu une autre réfutation manuscrite remarquable par le cardinal de Boisgelin, ancien archevêque d’Aix. On peut arrêter à chaque pas Montesquieu sur ses divisions générales de gouvernement, sur le principe qu’il assigne à chacun d’eux, sur les climats et le degré d’influence qu’il leur attribue, sur les citations de détail dont il a semé son ouvrage. Il arrive souvent qu’il cite inexactement et pour l’effet, comme Chateaubriand le fera plus tard : cela arrive aux hommes d’imagination qui se servent de l’érudition sans pouvoir s’y assujettir ni la maîtriser. On prend, en lisant, une note avec esprit, avec saillie, et ensuite, en composant, on se donne une peine infinie pour faire passer sa route royale par l’endroit de la note illustre ou même quelquefois de l’historiette légère. Montesquieu abuse de ces historiettes de l’Antiquité et des petits exemples équivoques qu’elle lui fournit. Que nous fait à nous, je vous prie, ce que put faire Arribas, roi d’Épire, pour tempérer le gouvernement d’un seul ? Que nous fait telle ou telle mesure de police qu’adoptèrent les Épidamniens, et qu’en peut-on raisonnablement conclure ? Les fréquentes coupures de L’Esprit des lois, le morcellement des chapitres, composés quelquefois d’une seule phrase, annoncent aussi ou un certain embarras d’ordonnance, ou une certaine prétention. Buffon, si opposé à cette manière d’écrire, l’expliquait chez Montesquieu par le physique ; « Le président, disait-il, était presque aveugle, et il était si vif, que la plupart du temps il oubliait ce qu’il voulait dicter, en sorte qu’il était obligé de se resserrer dans le moindre espace possible. » Montesquieu est convenu lui-même qu’en causant, s’il sentait qu’il était écouté, il lui semblait dès lors que toute la question s’évanouissait devant lui. Il avait besoin d’être appuyé d’un interlocuteur : « Quant aux conversations de raisonnement, ajoutait-il, où les sujets sont toujours coupés et recoupés, je m’en tire assez bien. » L’Esprit des lois s’offre bien souvent à nous coupé et recoupé, comme ces conversations dont parle Montesquieu. Tout cela dit, il reste l’œuvre de génie : des chapitres comme ceux d’Alexandre et de Charlemagne consolent de tout. Les chapitres comme ceux de la Constitutionc, et principalement des mœurs politiques de l’Angleterred (livre xix, ch. 27), sont des découvertes dans le monde de l’histoire. On sent à tout moment en Montesquieu un de ces esprits rapides et perçants qui remuent les premiers toute une masse et qui l’éclairent.

J’ai dit le défaut radical que je crois à la politique de Montesquieu : il met la moyenne de l’humanité, considérée dans ses données naturelles, un peu plus haut qu’elle n’est. Ce n’est pas mal qu’un législateur pousse les hommes, fût-ce même moyennant un peu d’illusion, à toutes leurs facultés et à toute leur vertu ; mais il doit savoir au-dedans à quelles conditions cela est possible et prendre ses précautions en conséquence. Non seulement Montesquieu n’avertit pas assez son lecteur, mais il ne s’avertit pas assez lui-même. En peignant si en beau le gouvernement des Anglais, qu’il avait pourtant vu de près avec ses ombres, il ne paraît pas s’être demandé de quel effet ces tableaux seraient en France. Il ne voulait certainement pas la ruine de la monarchie même de Louis XV ; il la considérait comme tempérée par les parlements et réformable en elle-même : « Je n’ai point naturellement, disait-il, l’esprit désapprobateur » ; tant il était loin de l’avoir révolutionnaire. Bien loin en cela de Jean-Jacques, il voulait que chacun, après l’avoir lu, eût « de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois » ; et pourtant il ne s’est nulle part inquiété du résultat de la comparaison qu’il présentait aux imaginations de ses compatriotes. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu paraît trop oublier que les hommes, les Français restent tels qu’il les a vus et peints dans les Lettres persanes, et, bien qu’il parle continuellement, et avec une conviction vertueuse, de gouvernement modéré, il ne se dit pas assez tout bas que cette modération n’est pas de ces qualités qui se transplantent.

On citera de Montesquieu, sans doute, tel chapitre où il avertit le législateur en France qu’il ne faut pas tout corriger, et combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation16 ; il rapproche les Français des Athéniens, et fait entendre qu’avec les qualités et les défauts, ils doivent rester ce qu’ils sont. Mais là encore Montesquieu fait comme un Athénien qui, sans le vouloir, aurait si bien parlé de Lacédémone à Athènes, qu’il aurait beau dire ensuite à ses compatriotes : Ne l’imitez pas ! c’est à qui prendra bientôt à l’envi la mode de Lycurgue.

Quand on a beaucoup lu Montesquieu et qu’on est Français, une tentation vous prend : « Il semble, a dit de lui un critique sagace17, enseigner l’art de faire des empires ; on croit rapprendre en l’écoutant ; et, toutes les fois qu’on le lit, on est tenté d’en construire un. » Montesquieu ne dit pas assez à ceux qui le lisent : « Pour considérer l’histoire avec cette réflexion et avec cette suite, et pour en raisonner si à l’aise et de si haut, vous n’êtes pas, je ne suis pas moi-même un homme d’État. » Le premier mot et le dernier de L’Esprit des lois devrait être : « La politique ne s’apprend point par les livres. »

Que nous tous, esprits qui formons le commun du monde, nous tombions dans ces erreurs et dans ces oublis d’où nous ne sommes tirés que rudement ensuite par l’expérience, rien de plus naturel et de plus simple : mais que le législateur et le génie qui s’est levé comme notre guide y soit jusqu’à un certain point tombé lui-même, ou qu’il n’ait point paru se douter qu’on y pût tomber, là est le côté faible et une sorte d’imprudence. Jean-Jacques Rousseau, qui ne craint pas une révolution, ne sera que hardi et téméraire : mais Montesquieu, qui n’en veut pas, est-il prévoyant ?

Prenons L’Esprit des lois pour ce qu’il est, pour une œuvre de pensée et de civilisation. Ce qu’il y a de beau chez Montesquieu, c’est l’homme derrière le livre, Il ne faut pas demander à ce livre plus de méthode, plus de suite, plus de précis et de positif dans le détail, plus de sobriété dans l’érudition et dans l’imagination, plus de conseils pratiques qu’il n’y en a en réalité ; il faut y voir le caractère de modération, de patriotisme et d’humanité que l’auteur a porté dans toutes les belles parties, et qu’il a revêtu de mainte parole magnanime. Il a de ces mots qui, transportés ailleurs, illustrent la matière. C’est bien en ce sens qu’il a eu raison de parler de la majesté de son sujet et d’ajouter : « Je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. » Partout, à ces beaux endroits si souvent cités, on sent l’homme qui désire la liberté véritable, la véritable vertu du citoyen, toutes choses dont il n’avait vu nulle part l’image parfaite chez les modernes, et dont il achevait de se former l’idée dans l’étude du cabinet et devant les bustes des anciens.

L’Esprit des lois est un livre qui n’a plus guère d’autre usage que ce noble usage perpétuel de porter l’esprit dans la haute sphère historique et de faire naître une foule de belles discussions. Dans l’habitude et dans l’ordre des gouvernements libres et modérés, on continuerait d’y trouver des inspirations générales et des textes mémorables. Quant à des oracles, ceux qui les aiment peuvent les y chercher. Le cercle des choses humaines, qui a tant de tours et de retours, et duquel on ne peut jamais dire qu’il est clos et terminé, a semblé déjà bien des fois donner tort ou raison à Montesquieu. Bien habile et bien confiant serait celui qui y verrait la confirmation d’un certain ordre annoncé par lui, et non l’éternelle vicissitude.

L’Esprit des lois, à peine publié, excita de grandes clameurs qui n’étaient que le signal de la révolution qu’il allait produire dans les idées. Le succès d’abord ne se décida que parmi l’élite des esprits. « J’entends, disait l’illustre auteur, quelques frelons qui bourdonnent autour de moi ; mais, si les abeilles y cueillent un peu de miel, cela me suffit. » Montesquieu vécut six années encore : il était vieilli avant le temps. Il disait un jour à Suard jeune et à d’autres qui l’écoutaient : « Je suis fini, moi ; j’ai brûlé toutes mes cartouches ; toutes mes bougies sont éteintes. » — Il écrivait vers le même temps cette pensée d’une mélancolie haute et sereine :

J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit, j’en suis devenu incapable ; mes lectures m’ont affaibli les yeux, et il me semble que ce qui me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

On peut se faire quelque idée de la conversation de Montesquieu : dans une Défense qu’il daigna faire de L’Esprit des lois et où il répondait à la gazette janséniste (car il était des plus sensibles à la critique), il y a, vers la fin, une page très animée, qui nous représente assez bien, au dire de d’Alembert, ce qu’il était en causant. Sa manière de causer était vive, fréquente, saccadée et figurée. Marmontel a remarqué qu’il attendait volontiers que la balle lui vînt, pour la prendre au bond ; il avait naturellement du trait. Parlant des critiques étroits qui s’attaquent à un grand ouvrage par des chicanes d’école et des scrupules de secte :

Cette manière de critiquer, disait-il, est la chose du monde la plus capable de borner l’étendue et de diminuer la somme du génie national… Rien n’étouffe plus la doctrine que de mettre à toutes les choses une robe de docteur… Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire, quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal… On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot : « Prenez garde de tomber ! Vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » — Va-t-on prendre l’essor, ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force et de la vie, on vous l’ôte à coups d’épingle. Vous élevez-vous un peu, voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toise, lèvent la tête, et vous crient de descendre pour vous mesurer. Courez-vous dans votre carrière, ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin.

Ajoutez-y ce léger accent gascon qu’il avait conservé, et vous croirez entendre Montesquieu. Il semble aussi, dans ce feu roulant d’images, qu’on lise du Montaigne.

Son maintien modeste et libre, a dit de Montesquieu un contemporain18, ressemblait à sa conversation. Sa taille était bien proportionnée. Quoiqu’il eût perdu presque entièrement un œil, et que l’autre eût toujours été très faible, on ne s’en apercevait point ; sa physionomie réunissait la douceur et la sublimité.

Sa figure maigre et longue, élégante, a bien le type du pays où il est né, le type bordelais ; son profil bien dessiné est d’un beau caractère et semble fait pour la médaille.

Montesquieu, dans le monde, ne se laissait pas aller aux coteries qui devenaient impérieuses ; on a retenu sur lui les jugements de Mme Geoffrin et de la duchesse de Chaulnes, c’est-à-dire de deux femmes qui aimaient assez à tirer parti de ceux qu’elles voyaient et à en jouer à leur gré. Mme Geoffrin peignait Montesquieu comme un homme distrait, « ne connaissant pas le nom de ses gens, ayant un carrosse qui faisait le bruit d’un fiacre, etc. ». Mme de Chaulnes disait : « Cet homme venait faire son livre dans la société ; il retenait tout ce qui s’y rapportait ; il ne parlait qu’aux étrangers dont il croyait tirer quelque chose d’utile. » Elle disait encore : « À quoi cela est-il bon, un génie ? » Montesquieu a répondu à toutes deux, quand il a dit dans ses Pensées : « J’aime les maisons où je puis me tirer d’affaire avec mon esprit de tous les jours. » Voilà pour la duchesse de Chaulnes. Et encore (ceci est pour Mme Geoffrin) : « Je n’ai pas été fâché de passer pour distrait ; cela m’a fait hasarder bien des négligences qui m’auraient embarrassé. »

Cet esprit supérieur et qui, sans le vouloir, a donné naissance ou prétexte à cette quantité de demi-Montesquieu qui sont si tranchants d’ordinaire et si suffisants, était, lui, la modestie même :

Hommes modestes, s’écriait-il dans les Lettres persanes, venez, que je vous embrasse ! vous faites la douceur et le charme de la vie, Vous croyez que vous n’avez rien, et moi je vous dis que vous avez tout. Vous pensez que vous n’humiliez personne, et vous humiliez tout le monde ; et, quand je vous compare dans mon idée avec ces hommes absolus que je vois partout, je les précipite de leur tribunal, et je les mets à vos pieds.

Il avait la bonhomie de croire qu’il avait négligé de faire la fortune de son nom et l’illustration de sa maison : « J’avoue, disait-il, que j’ai trop de vanité pour souhaiter que mes enfants fassent un jour une grande fortune ; ce ne serait qu’à force de raison qu’ils pourraient soutenir l’idée de moi ; ils auraient besoin de toute leur vertu pour m’avouer. » Ainsi il croyait, par exemple, que si l’un de ses enfants devenait ministre, chancelier, ou quelque chose de tel, ce serait un embarras à un personnage si considérable que d’avoir un père ou un aïeul comme lui qui n’aurait fait que des livres, Ceci même est un excès de modestie ou un reste de préjugé qu’on a peine à comprendre.

Montesquieu mourut à Paris le 10 février 1755. Les circonstances de sa fin et les obsessions qui la signalèrent ont été souvent racontées. Ce qu’on sait moins, c’est que son convoi funéraire se fit sans presque personne ; Diderot (au rapport de Grimm) est, de tous les gens de lettres, le seul qui s’y soit trouvé. Le xviiie  siècle, qui allait marcher bientôt avec ensemble et prosélytisme comme un seul homme, et qui se donnera tout entier son rendez-vous final aux funérailles solennelles de Buffon (avril 1788), n’était pas encore enrôlé ni même debout à la date où mourut Montesquieu.